Columbia University vend sa marque à l`étranger

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Columbia University vend sa marque à l`étranger
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Un
été
dans
lundi 23 juillet 2012
Les fabriques de l’excellence (1/5) Les reporters de « La Croix » se sont immergés dans cinq
des plus grandes universités du monde. Premier volet à Columbia (États-Unis), au cœur de New York
Columbia University
vend sa marque à l’étranger
O
NEW YORK
De notre envoyé spécial
WILLIE DAVIS / NYT-REDUX-REA
n entre à Columbia
University par une
large grille ouverte
au milieu de la
116e rue, au croisement avec Broadway. Une double
allée d’arbres débouche sur une esplanade de pelouses.
À gauche, un temple de style néogrec,
siège du « principal » de l’université. À
droite, une bibliothèque massive à colonnades. Dans New York, le campus de
Columbia est le plus grand espace privé
ouvert au public. Plus haut dans Manhattan, à la 168e rue, on peut trouver l’université de médecine. Encore plus haut,
sur la même ligne de métro, à la 218e rue,
les étudiants bénéficient d’installations
sportives. Columbia est l’une des huit
grandes universités de la côte Est des
États-Unis qui forment l’Ivy League (1).
Elles attirent l’excellence des étudiants et
des chercheurs mondiaux. Soulaymane
Kachani est l’un d’eux. Il est vice-doyen
de la faculté d’ingénieurs. Au départ, il a
été un produit de l’excellence française.
Marocain d’origine, il a fait ses classes
préparatoires au lycée Louis-le-Grand à
Paris avant d’intégrer l’École centrale,
puis de poursuivre par un doctorat au
Massachusetts institute of technology
(MIT). « Nous vivons dans un monde ultra-compétitif. Hier, le génie français a créé
les centrales nucléaires et a contribué à la Le bâtiment principal de l’Université Columbia. Une année d’enseignement coûte 60 000 dollars (48 000 €) à chaque étudiant.
fusée Ariane. À l’époque, il suffisait d’être
ingénieur. Aujourd’hui, pour être à la
familles », explique Soulaymane Kachani. centre de recherche en neurosciences a été été acquises dans un cycle secondaire amépointe, il est de plus en plus nécessaire
Une année d’enseignement à Columbia construit grâce à eux. »
ricain de niveau faible », estime un étud’entreprendre un doctorat.
coûte 60 000 dollars (48 000 €) à l’étudiant.
La force de frappe financière de Colum- diant de Polytechnique qui a passé un an
Trop de diplômés français
Des bourses privées sont disponibles bia est impressionnante. Elle permet d’ache- à Columbia. Nina, étudiante à Normale,
Ici, le principe
considèrent encore que l’appour certains élèves : ceux qui en ont ter les meilleurs équipements et de séduire finit un échange avec l’université amériprentissage du savoir s’arrête pédagogique
besoin, mais aussi les plus brillants que les meilleurs professeurs. « La réputation caine. Elle observe que « les étudiants, ici,
à la préparation aux grandes n’est pas
les universités se disputent. « Trouver des est ce qui est le plus cher aux yeux des pro- ont un rapport beaucoup plus désacralisé
écoles », estime-t-il.
ressources est un vrai problème. Si nous fesseurs. Ce qu’ils nous demandent est de les avec le texte. Ils peuvent oser dire qu’ils
de
donner
Soulaymane Kachani paren trouvions plus, nous pourrions lancer aider à faciliter leurs recherches, à accroître “love” (aiment) Merleau-Ponty. Les disc o u r t l e m o n d e p o u r des compétences des projets fabuleux » résume le principal la renommée de l’université », résume Sou- cussions en cours sont plus libres et plus
« vendre » Columbia, avec techniques
de Columbia, John Coatsworth, depuis laymane Kachani.
nombreuses. Les âges et les parcours des
un slogan : « un campus de
son confortable bureau au style très
En revanche, le niveau des étudiants étudiants sont plus variés qu’en France.
pour un emploi.
anglo-saxon. « 12 % seulement de nos impressionne moins ceux qui viennent de Les professeurs me paraissent beaucoup
l’Ivy League au cœur de New
York ». Il revient d’une tourressources proviennent des revenus de grandes écoles françaises comme Poly- plus cléments dans leur notation. Je n’ai
née de huit pays d’Asie en deux semaines.
notre portefeuille d’actifs. La proportion technique ou Normale supérieure. Présenté jamais vu un travail évalué plus bas que
À chaque étape, son emploi du temps
est de 30 % à 40 % pour l’Université Har- par Columbia comme sa « marque de fa- B, dans une échelle de A à F. » Côté procomprend un petit déjeuner avec des
vard. Les frais de scolarité perçus auprès brique », le tronc commun de matières fesseurs, Souleymane Kachani compare
anciens de Columbia, les « alumni », pour
de nos étudiants couvrent 40 % de notre générales des deux premières années du les deux systèmes pédagogiques. « En
récolter des fonds, des présentations aux
budget. La contribution annuelle de nos cycle des « undergraduates » est plutôt « un France, la sélection par les mathématiques
alumni est de 500 millions de dollars. Le rattrapage des connaissances qui n’ont pas est toujours prépondérante. Aux ppp
étudiants d’universités locales triées sur
le volet – certains seront invités à un cocktail –, des dîners avec des « jeunes anciens », à qui Soulaymane Kachani donnera des nouvelles du campus. « À la
différence des grandes écoles d’ingénieurs
PPLe cycle pour les « graduates » est de deux
abritent 10 millions de livres. La plupart
françaises, nous devons, aux États-Unis,
années. 40 % sont des étudiants étrangers.
sont ouvertes 24 heures sur 24.
trouver nos propres ressources, notamment
27 000 étudiants
PPL’université est composée de trois
PPColumbia est au 7e rang dans le classement
auprès des “alumni”. Du coup, nous avons
collèges pour les « undergraduates » : le
« de Shanghaï » des universités mondiales.
et 10 millions de livres
une démarche plus agressive, plus créative
PP27 000 étudiants suivent un enseignement
PPElle est 18e rang au classement
collège de Columbia, l’école d’ingénieurs
et plus à l’écoute des entreprises. »
à Columbia dont 8 000 « undergraduates »,
Times higher education.
et l’école des études générales, qui peut
Le problème n’est pas de trouver des
PPLes huit universités privées du nord-est
qui sont recrutés après le cycle secondaire.
accueillir des étudiants plus âgés.
candidats pour le cycle des « graduates »
PPLe cycle « undergraduate » est de quatre
PPColumbia compte 13 écoles
des États-Unis, membres de l’Ivy League,
(masters). Columbia croule sous les deannées. Chaque semestre, l’étudiant suivra
pour les « graduates », déjà titulaires
sont : Brown à Providence, Columbia et
mandes de l’étranger. « Les candidatures
quatre ou cinq matières différentes. Les deux
d’un « bachelor » (licence) dont quatre
Cornell à New York, Dartmouth à Hanover,
augmentent de 20 % à 40 % chaque année.
premières années, il devra choisir ses cours dans de médecine et une de journalisme.
Harvard à Cambridge, Pennsylvania à
Environ, la moitié de ces postulants vienPPColumbia totalise 22 bibliothèques qui
Philadelphie, Princeton, Yale à New Haven.
le tronc commun de matières obligatoires.
nent de Chine. Ils sont financés par leurs
repères
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portrait
Un jeune chercheur convoité
27 000 étudiants suivent des cours à Columbia, dont 8 000 recrutés après le cycle secondaire.
ppp États-Unis, le système favorise la
créativité, l’esprit d’initiative et l’ambition. »
À Columbia, le principe pédagogique
n’est pas de donner des compétences
techniques pour un emploi. « Les étudiants
acquièrent ici la flexibilité qui leur permettra de répondre aux changements,
explique John Coatsworth. Dans leur vie
professionnelle, les étudiants seront obligés
de se réinventer, à un moment ou à un
autre. Il ne suffit pas de transmettre de
simples compétences professionnelles. Elles
seront vite obsolètes. Il s’agit de donner
une éducation qui permette d’appréhender
la modernité, d’être optimiste et de trouver
de nouveaux chemins. Nos étudiants ne
sont pas du tout anxieux. Je trouve plutôt
qu’ils sont particulièrement heureux ici. »
Cela dit, l’exigence est importante. Pour
chaque citation, les élèves doivent mentionner son origine exacte, à la page près.
Les professeurs doivent, en début d’année,
produire un « syllabus ». « Pour enseigner,
on m’a demandé le plan détaillé des
14 séances que je dois assurer et la bibliographie que les étudiants sont censés lire
avant mon cours, semaine par semaine.
Cela change la manière d’enseigner, quand,
en face de vous, les étudiants se sont déjà
documentés sur le sujet », explique Alessia
Lefébure, directrice du programme Alliance à Columbia. Auparavant, elle a
passé dix ans en Asie pour Sciences-Po,
dont cinq ans en Chine. Elle constate que
là-bas, « les étudiants faisaient constam-
ment référence aux universités de l’Ivy
League. Ils voulaient tous venir ici. » Pour
elle, qui construit les accords entre Columbia et plusieurs universités françaises,
« l’international est au cœur du parcours
d’excellence d’un étudiant : les questions
qu’il aura à régler dans sa vie professionnelle seront globales ».
Columbia exploite sa marque à travers
le monde. Elle a créé des « centres globaux », pour consolider ses activités de
recherche à Pékin, Bombay, Paris, Amman,
Istanbul, Nairobi, Santiago du Chili. Elle
développe des programmes pour des
cadres dirigeants
du monde entier. « Les âges et les
Des dirigeants d’entreprises chinoises parcours des étudiants
pourront suivre une sont plus variés
formation de Co- qu’en France. »
lumbia, comprenant deux semaines à Pékin et une à New
York. Il leur en coûtera 21 000 €. Ils viendront s’ajouter à la cagnotte de l’université
pour construire Manhattanville, un nouveau site de l’université destiné à la recherche, installé quelques centaines de
mètres plus haut, à la 129e rue.
Pierre COCHEZ
(1) La « ligue du lierre », allusion au lierre qui poussent
sur leurs murs, symbole de leur ancienneté.
Demain :
Tsinghua, creuset des élites chinoises.
Chaitanya est un gagnant du système
universitaire, ce qui ne l’emDoctorant en physique appliquée
pêche pas d’être critique. « La sélection
Il est un de ces jeunes chercheurs à l’entrée dans les universités de l’Ivy
que les meilleures universités du league reste opaque. La rumeur dit
monde s’arrachent. Originaire de que les enfants des donateurs des unil’Inde, où il retourne chaque année, il versités ont des facilités pour y entrer.
a grandi dans le New Jersey, à côté de Que le recrutement donne lieu à un
Columbia. « J’ai eu de la chance, car savant dosage entre hommes et
mon domicile était proche d’une école femmes, Blancs et Noirs. Un ami d’ensecondaire parmi les dix meilleures des fance était extrêmement brillant en
États-Unis. » Il
cours, bon vioa ensuite passé
loniste, excelun double dilent tennisplôme d’ingéman. Il a été
sur liste d’atnieur au sein du
tente à Harprestigieux California Instivard et immétute of Technodiatement
accepté au
logy (Caltech).
M I T. P o u r Il en a coûté à
ses parents
quoi cette dif200 000 dollars
férence ? Est-ce
(160 000 €)
parce que Harpour les quatre
vard craignait
années de scoqu’il demande
larité. « Ils ont
une bourse
un emploi dépour financer
cent. D epuis
ses études ? »
ma naissance,
Ici, à Columcomme tous les
bia, il apprécie
parents inla diversité
diens, ils écod’origine des
nomisaient
étudiants, la
p o u r m e s Chaitanya Rastogi, originaire de l’Inde,
qualité excepétudes. » Chai- reste réservé sur le modèle américain.
tionnelle des
tanya a ensuite
professeurs inété recruté par une banque pour dé- vités, et la ville de New York. Il est cevelopper des systèmes de « high fre- pendant réservé sur le modèle amériquency trading », ces transactions cain. « Les États-Unis ont développé un
boursières de microsecondes utilisées système d’assistanat généralisé. Le pays
par les salles de marchés. « Ils nous a réussi à vivre au-dessus de ses moyens,
aiment, nous les ingénieurs, dit-il en en s’endettant gratuitement par des prêts
s o u r i a n t . I l s m e p r o p o s a i e n t à taux d’intérêt plancher. Ici, tout le
300 000 dollars (240 000 €) par an. J’y monde veut être une star. Si je ne le suis
suis resté dix semaines. C’était très pas, ce sera la faute du gouvernement… »
ennuyeux et j’avais l’impression de Il est en tout cas certain que Chaitanya
voler mon argent. Je ne me sentais pas prend le chemin du succès. Pour l’insassez mis au défi. » Ici, à Columbia, tant, il va rejoindre son groupe d’amis
c’est la réputation mondiale de son – tous âgés d’environ 25 ans – à Londres
directeur de recherches qui l’a attiré assister aux Jeux olympiques, invités
dans cette équipe d’une dizaine de par un ami qui travaille dans une
chercheurs. Il y restera cinq à six ans, banque d’affaires de la City.
rétribué.
P. Co.
D. R.
Andy KROPA / REDUX-REA
Chaitanya Rastogi
En quatre ans, des étudiants diplômés de Sciences-Po et de Columbia
ddLa filière permet de partager
sa scolarité entre New York et Paris.
NEW YORK
De notre envoyé spécial
« C’était un visionnaire », lance Peter
Awn, pour qualifier l’ancien directeur de
Sciences-Po, décédé en avril dernier, alors
qu’il venait lui rendre visite. Le doyen du
Collège des études générales de Columbia
avait lancé, l’an dernier, avec son confrère
Richard Descoings, un programme de
double diplôme entre les deux écoles. Peter Awn résume ainsi un sentiment partagé
à Columbia, Oxford ou Polytechnique. Le
directeur de Sciences-Po avait su imposer
son école dans la compétition internationale. « Sciences-Po a une excellente réputation en Norvège. Notre ministre des affaires
étrangères en est diplômé », souligne par
exemple le franco-norvégien Axel Fougner,
l’un des cinq premiers étudiants qui ont
bénéficié de ce double diplôme. Il a effectué les deux premières années à l’antenne
de Sciences-Po à Menton et continue ses
deux dernières années à Columbia. Une
bourse privée l’aide à payer les 60 000 dollars (48 000 €) de frais de scolarité annuels
à New York. C’est aussi le cas de Chloé Berrebi, étudiante de la deuxième promotion
de ce bi-diplôme. « Mes
ont pris un prêt
Chaque professeur parents
pour mes frais de scolaa obligation, une
rité. Ils le paient pour
l’instant et je prendrai le
fois par semaine,
relais quand je travaillede se rendre
rai. » À Paris, Chloé vidisponible durant
vait chez ses parents. Ici,
elle doit aussi se loger,
deux heures
se nourrir, et les « livres
pour recevoir
sont beaucoup plus
individuellement
chers ». Le premier semestre, Chloé a suivi à
les étudiants
Columbia trois cours
qui le souhaitent.
d’économie et deux
cours d’histoire « car cela m’intéressait de
connaître le point de vue américain sur
notre histoire de France ». « Ce double diplôme m’a permis de m’orienter plus tôt vers
l’économie. Ici, les cours d’économétrie me
donnent les outils mathématiques pour faire
de la recherche » précise Chloé. Pour intégrer cette formation, Axel, comme Chloé,
a dû présenter un dossier comprenant une
mention TB au bac, 15 de moyenne à
Sciences-Po, un essai biographique de
2 000 mots – « ce n’est pas facile comme
exercice de parler de soi à 21 ans », note
Chloé –, un examen en anglais, des bulletins scolaires de Sciences-Po traduits en
anglais.
À Columbia, les étudiants ont en
moyenne six heures de cours par jour et
doivent rendre plusieurs exercices ou essais
par semaine. « Ici, la pédagogie est complètement différente. À Sciences-Po, on suit un
chemin, avec une rédaction en deux parties
et deux sous-parties. À Columbia, l’écriture
est plus libre. Ils veulent connaître nos idées
à nous. Alors qu’à Sciences-Po, on ne peut
pas dire n’importe quoi », analyse Chloé.
Chaque semaine, les étudiants ont un programme de lectures, dont ils doivent rendre
compte par écrit à un professeur assistant.
Chaque professeur a obligation, une fois
par semaine, de se rendre disponible durant
deux heures pour recevoir individuellement
les étudiants qui le souhaitent.
À côté de leurs études, Axel fait partie
d’un groupe de théâtre et Chloé prend des
cours de yoga. Ils habitent des logements
appartenant à l’université. Chloé habite
dans un immeuble, où les 27 locataires
fonctionnent en food co-op (coopérative
alimentaire). « Nous partageons la nourriture. On élit des responsables qui gèrent le
budget commun. Chacun fait, à tour de
rôle, la cuisine pour l’ensemble de l’immeuble. J’ai été élu directeur financier de la
co-op pour le semestre prochain. »
P. CO.