L`incendie du Tunnel sous la Manche.

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L`incendie du Tunnel sous la Manche.
Jean-Claude Déranlot
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L’INCENDIE DU TUNNEL SOUS LA MANCHE
Publié dans les Annales des Mines, RESPONSABILITÉ & ENVIRONNEMENT, n°6, avril 1997.
Ce numéro de RÉALITÉS INDUSTRIELLES est totalement consacré à Eurotunnel, voir :
http://www.annales.org/re/1997/re04-97.html
Des effets des oppositions et du manque de précision
Cas probablement unique dans l'histoire des transports modernes, le projet Eurotunnel
a toujours été l'objet d'attaques concernant la sécurité. Cette hostilité, qui n'était
probablement pas toujours innocente, a perturbé la prise en compte sereine des vrais
problèmes dans une structure de projet ligotée par un contrat de construction dans
lequel la sécurité n'était pas définie en termes de finalités. Construire un système de
transport suppose de construire un système sûr. Eurotunnel est en grande partie basé
sur un premier projet qui date des années 1970. Il a été conçu, puis construit, dans les
années 1980-1990 pour une exploitation qui couvrira largement la première partie du
XXIe siècle. Quelles références d'acceptabilité fallait-il prendre en matière de
sécurité ?
Des polémiques se sont ainsi rapidement instaurées afin de savoir si les mesures de
sécurité étaient exagérées, qui, d'Eurotunnel ou du Comité de Sécurité, était
responsable du coût attribué à la sécurité ou encore qui, d'Eurotunnel ou de TML, devait
en supporter les « surcoûts ».
Je crois me souvenir qu'une des premières notes que j'ai signées à Eurotunnel - la
première peut-être - signalait la nécessité de définir des objectifs de sécurité et une
méthodologie pour s'assurer qu'ils étaient atteints. Cette exigence concernait aussi
bien les navettes touristes que les navettes poids lourds et l'ensemble du système. Mais
le contrat était signé, il n'y avait plus de place pour les questions gênantes et les
trouble-fête.
Des arguments de poids
Comment transporter les poids lourds ? Pour des raisons liées à la capacité de transport
- diminution du poids de la structure - il avait été décidé de construire des wagons à
structure dénommée successivement « ouverte », « semi-ouverte », puis « semifermée ». L'importance du débat sur la terminologie n'échappera pas au lecteur : la
dernière expression est censée donner une meilleure image de la sécurité. La
communication est un mal perfide quand elle rend difficile la simple formulation d'un
problème qui doit être débattu au-delà des limites d'une entreprise ou d'une
organisation. La question essentielle, ici, est l'impact de la décision d'ouverture des
wagons sur le concept même de sécurité. Toute réponse repose donc sur la description
de scenarii d'incendie, dont le développement est essentiellement influencé par le
rapport entre la surface des ouvertures et la surface totale de la structure.
Diminuer le poids, c'est aussi diminuer le coût. Les navettes touristes avaient coûté trop
cher, il n'en serait pas de même pour les navettes poids lourds ! Au cours d'un audit dit
« de sécurité », un consultant n'hésite donc pas à écrire dans une synthèse de quelques
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lignes que le choix fait par Eurotunnel devrait permettre de diminuer de manière très
significative le budget d'achat du matériel roulant.
Tout s'est passé comme s'il était possible de juger du bien-fondé des exigences de
sécurité sans répondre au préalable à la question du niveau de risque acceptable. En fait,
ce sujet n'a jamais été vraiment débattu sur la place publique, au-delà d'affirmations
plus ou moins étayées. Il faudrait, aujourd'hui, expliquer comment il s'est déroulé au
sein de la structure « hypercomplexe » du projet afin d'en tirer des enseignements.
La force trompeuse des probabilités faibles
Assumer la responsabilité d'une « fonction sécurité » est toujours une mission difficile.
Une des tendances contre lesquelles il fallait lutter à l'époque concernait le recours aux
statistiques et aux probabilités pour minimiser la perception du risque. Mais le feu est
un événement indésirable toujours possible et qui doit donc être pris en compte. Les
statistiques ne peuvent rien y changer.
Parmi les phrases entendues : « un camion, ça ne brûle pas » (sic), puis, cet argument,
très vite épuisé : « de toute façon, on verra le feu », « ça ne sera pas si grave »... D'où,
un jour, l'idée de mettre des voitures passagers à l'arrière et au milieu du train pour
faciliter l'exploitation. Cette idée fut immédiatement combattue avec force. Ses
défenseurs ont, fort heureusement, été contraints de battre en retraite.
Les probabilités interviennent pour évaluer le risque, comparer des options de
conception et d'exploitation ou des systèmes de transport entre eux. Le passage des
statistiques aux probabilités doit naturellement se faire avec la plus grande prudence,
en veillant à la qualité et à la représentativité des échantillons. Or Eurotunnel n'est pas
un système de même nature que ceux du nucléaire, de l'aéronautique ou du spatial. Où
trouve-t-on une définition du « système Eurotunnel » ? Sur quelles bases factuelles
pouvait-on évaluer des probabilités ?
Ce qui importe, c'est de situer l'occurrence des événements redoutés par rapport à la
vie du système et à la durée de la concession. En effet, les probabilités – dont
l’incertitude n’est jamais communiquée – est souvent difficilement compréhensible par le
public.
Comme le montre très bien l'exemple des centrales nucléaires, communiquer sur ce
thème n'est pas chose facile. Admettre l'éventualité de victimes, c'est dire que le
système n'est pas sûr. Parler de risque nul, c'est adopter la politique de l'autruche pour
la satisfaction de tous.
Les hypothèses sur les causes du sinistre influencent également les probabilités selon
que l'on prend en compte ou non les malveillances, thème qui mériterait à lui seul un
développement important qui sortirait du cadre de cet article.
Une priorité absolue au sein d'un conflit de logiques et de cultures
La sécurité des personnes prime toujours sur la sécurité des biens et des installations,
même si les deux sont intimement liées. Ce qui importe pour la sécurité des navettes
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poids lourds, c'est de mettre en sécurité les passagers et les équipages du train sinistré
et ceux des autres trains engagés dans le tunnel. La stratégie adoptée consiste à sortir
les trains sinistrés du tunnel.
Il y a de bonnes raisons à cela, mais ce n'est pas toujours possible car l'immobilisation
du train peut être la conséquence d'événements indépendants du feu comme de ses
effets, en particulier sur la caténaire ; ce que les faits ont malheureusement confirmé.
Ce dernier point m'a toujours paru le plus critique. L'argument suivant lequel le
mouvement évite une rupture de la caténaire par effet thermique, ignore que le train en
feu peut s'arrêter, ou rouler extrêmement lentement, pour des raisons sans rapport
avec l'existence du foyer mais, plus grave encore, pour des raisons provoquées par ce
foyer. En situation d'urgence, la probabilité d'une telle perturbation est augmentée par
le stress des opérateurs, même supposés bien formés et entraînés. Dans le feu du mois
de novembre, l'arrêt aurait été provoqué par une alarme concernant les stabilisateurs
utilisés lors du chargement, ce qu'aurait pu et dû identifier une bonne analyse sécurité
du système.
La sécurité ferroviaire repose essentiellement sur le principe du « fail safe » : si un
incident se produit, les trains sont arrêtés. Ils sont ainsi mis dans un état sûr puisque
l'accident est lié au mouvement. Nous voyons apparaître un conflit avec la logique choisie
par la sécurité incendie qui impose une sortie à tout prix du convoi.
Faut-il alors modifier les règles de fonctionnement de la signalisation ferroviaire ? Le
simple fait de poser la question fait pâlir d'inquiétude les spécialistes de la question :
toute modification nuirait à la fiabilité du système en cause au détriment de... la
sécurité.
Nous ne sommes pas dans le cadre d'une sécurité réglementaire et normative, mais dans
celui de la sécurité d'un système complexe qui ne relève ni du savoir-faire des sociétés
de génie civil, ni même de celui du monde ferroviaire traditionnel... Les impératifs
d'organisation de la fonction sécurité se heurtent alors aux cultures. L'aptitude à
traiter la sécurité de manière globale ne peut plus reposer sur la seule revendication
d'une compétence technique pointue dans un domaine spécialisé.
Cette remarque pose aussi celle de la prise en charge des études de sécurité entre le
concessionnaire, le constructeur et les fabricants de matériels ferroviaires ou de
systèmes de détection dont la définition exige une vision globale des problèmes. Faut-il
rappeler qu'une détection n'a de valeur que si elle est associée à une réaction dont
l'efficacité est démontrée ? Cette démonstration n'est pas purement technique, elle
est organisationnelle, elle tient compte du facteur humain. Le temps y est un paramètre
essentiel.
Sortir, ici comme ailleurs...
La volonté de sortir les trains sinistrés avec leurs passagers est le fruit d'une
expérience malheureuse : l'arrêt d'un train de nuit dans un tunnel à la suite d'un feu
avait provoqué la mort de nombreux passagers par asphyxie. Un autre argument joue
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également en faveur de cette option : il est plus facile de combattre un sinistre à
l'extérieur qu'à l'intérieur d'un tunnel.
Au Japon, le tunnel de Seikan est plus long et plus profond que le tunnel sous la Manche,
mais sans tunnel de service. On y trouve deux gares intermédiaires qui accueillent les
trains en difficulté. Les trois sections du tunnel ont ainsi une longueur équivalente à
celle des grands tunnels déjà en service. Il s'agit donc d'une forme de transposition du
retour d'expérience.
Dans le cas d'Eurotunnel, il y a sur toute la longueur de l’ouvrage, un tunnel de service
qui sert de refuge aux passagers et qui permet l'arrivée des secours en mettant à leur
disposition des moyens de lutte contre le feu à proximité immédiate des lieux du
sinistre. Partant des hypothèses que la sortie n'est pas certaine et qu'un foyer
augmente en puissance avec le temps, ne serait-il pas préférable de s'arrêter lorsque le
niveau de l'incendie permet encore l'évacuation dans de bonnes conditions ? La présence
des rameaux de communication tous les 375 mètres offre de très bonnes conditions
d'évacuation vers le tunnel de service et ceci est d'autant plus vrai que le nombre de
passagers est limité. Ne faut-il pas en profiter ?
Le concept des navettes poids lourds est différent de celui des navettes touristes, les
risques sont différents : pourquoi vouloir adopter la même stratégie ?
À la recherche d'une issue de secours
Pour trouver une bonne solution, il faut imaginer librement, dans un esprit de
brainstorming. C'est ainsi que des solutions avaient été imaginées. Par exemple :
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o
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Séparer la voiture passagers et la locomotive avant arrêt de la rame, afin de
profiter de l'inertie et de rattraper une section de caténaire alimentée (solution
« western » vite éliminée). En cas d'arrêt prématuré du couple locomotivevoitures passagers, l'évacuation est plus facile.
Transporter une réserve d'eau et un système de déversement par wagon,
comparable à des sprinklers. Inconvénient : transporter un poids inutile ;
avantage : l'intervention est possible sans arrêter le train.
Plus réaliste : équiper chaque wagon d'un déversoir alimenté par une colonne
sèche qui court le long de la rame. Les pompiers alimentent la colonne sèche par
des points disponibles sur chaque wagon, les déversoirs sont rendus opérationnels
sous l'effet de la chaleur. Une telle option exige naturellement une stratégie
d'arrêt du train en cas de feu.
Que fera-t-on de l'expérience du 18 novembre 1996 ?
L'incendie du 18 novembre 1996 doit être l'occasion de poser des questions, non pas sur
la seule sécurité d'Eurotunnel, mais plus généralement sur la sécurité des transports
souterrains et sur leurs références d'acceptabilité. C'est essentiel pour sortir du débat
qu'offre la grande presse à travers des titres qui égarent la réflexion en l'absence
d'informations pertinentes permettant à chacun de faire sa propre analyse.
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Ce feu ne pouvait pas me laisser indifférent. En qualité de « responsable sécurité »
(safety manager), j'avais naturellement eu à maintes reprises l'occasion d'aborder le
délicat sujet du transport des poids lourds. Que de souvenirs à faire revivre pour ouvrir
un vrai débat sur la sécurité d'Eurotunnel, un système de transport « comme les
autres » ! Ce serait un sujet autrement plus intéressant que les interminables
accusations lancées contre un comité de sécurité qui aurait trop d'exigences ou contre
un exploitant qui ne serait pas assez vigilant.
Jean-Claude Déranlot
Consultant
JCD CONSEIL
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