Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous

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Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous
Andreff, Wladimir. Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous-estime? la
«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
POURQUOI LE COUT DES JEUX OLYMPIQUES EST-IL TOUJOURS
SOUS-ESTIME? LA «MALEDICTION DU VAINQUEUR DE
L’ENCHERE» (WINNER’S CURSE)
WLADIMIR ANDREFF1
Professeur émérite à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne
Président d’honneur de la International Association of Sport Economists et de la European
Sports Economics Associaition
Membre d’honneur de la European Association for Comparative Economic Studies, ancien
président de l’Association Française de Science Economique (2007-08).
Fecha recepción: junio de 2012
Fecha aceptación: octubre de 2012
JEL: L83.
INTRODUCTION
Une question récurrente se pose aux villes candidates à accueillir et à organiser les
Jeux Olympiques (J.O.). Pourquoi les promesses affichées pendant la candidature
en matière d’impact économique et/ou de bénéfice social finissent-elles pratiquement
toujours par ne pas être tenues ou pas au niveau annoncé? Et donc pourquoi à
l’euphorie initiale d’une candidature olympique succède une déception postolympique quand ce n’est pas un déficit à payer par les contribuables? Pendant 30
ans après les J.O. de Montréal, 24 ans après les J.O. d’hiver de Grenoble et ainsi de
suite.
Une notion connue dans de la théorie des enchères, «la malédiction du vainqueur de
l’enchère» (en anglais: winner’s curse) fournit une explication assez convaincante
des causes profondes de la déception du gagnant de l’enchère due à des coûts plus
élevés qu’initialement prévu. Cet écart entre coûts anticipés ex ante et coûts
observés ex post est inhérent au processus d’enchères lui-même. Il faut donc étudier
le processus de candidature d’une ville et d’attribution des J.O. en présence d’autres
candidats2, i.e. le processus de sélection de l’un des candidats par un organisme
central mondial, le Comité International Olympique (CIO). Parmi les trois variantes de
la winner’s curse existant dans la littérature, on retient ici celle qui s’applique à la
sélection d’un projet (d’une ville) par un décideur centralisé et bureaucratique,
autrement dit à l’aide d’un processus de sélection non marchand. Le CIO est un
1
Une version un peu différente de ce texte a été présentée au Séminaire DESPORT qui s’est tenu à
l’Université Pierre Mendès France de Grenoble le 8 avril 2011. Une troisième version plus courte
existe en anglais (Andreff, 2012).
2
Une condition de réalisation de la winner’s curse est qu’il y ait plus d’un candidat à l’attribution face à
la situation de monopole du CIO décrite ci-après. S’il n’y avait qu’une seule ville candidate pour
chaque édition des J.O., on serait en situation de monopole bilatéral non marchand dans laquelle on
sait, depuis Edgeworth (diagramme de), que l’issue des négociations et la transaction seraient
strictement déterminées par les rapports de force bruts (pouvoir de marchandage) respectifs du CIO
et de la ville candidate unique.
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organisme mondial d’allocation d’évènements sportifs mondiaux, les J.O., car même
si les rivalités en son sein sont très réelles, elles ne sont pas de l’ordre de la
concurrence sur un marché. A proprement parler, le CIO ne vend pas l’organisation
d’un évènement sportif sur un véritable marché où se forme un prix.L’analyse
présentée dans cet article s’applique certainement à d’autres évènements sportifs
mondiaux tels le Mondial de football, les championnats et les coupes du monde des
différents sports et, par extension, certains évènements sportifs internationaux plus
régionaux (Euro de football, etc.) Dans ce premier travail sur la winner’s curse, on
concentre l’attention sur les J.O.
On définit les séquences temporelles suivantes. En t-3, la ville envisage de se lancer
dans la course à l’attribution des Jeux. En t-2, elle se porte candidate, en t-1 les Jeux
lui sont attribués par le CIO, en t se situe la cérémonie d’ouverture des Jeux, en t+1
survient la cérémonie de clôture des Jeux, en t+2 prend fin l’habituelle récession
économique post-olympique après le «boom» qui atteint son maximum pendant le
déroulement des Jeux, en t+3 on date la fin de tous les effets économiques et
sociaux des Jeux, fin des paiements du déficit par les contribuables et/ou fin des
bénéfices tirés par les habitants des infrastructures non sportives créées à l’occasion
des Jeux. D’où :
• t-3 à t-2 : phase de préparation à la candidature; pour simplifier, on fait
l’hypothèse qu’elle ne comporte aucun coût, même si parfois est déjà réalisée
une étude d’impact;
• t-2 à t-1 : phase de candidature; elle comporte des coûts encore limités,
notamment une étude d’impact ou plus rarement une analyse coût/avantage de
l’accueil des Jeux, avant que l’attribution ne soit pas prononcée; on néglige ces
coûts dans la suite;
• t-1 à t: phase d’investissement et d’organisation des Jeux où sont réalisées la
plupart des dépenses olympiques ainsi que des investissements en équipements
sportifs et en infrastructures non sportives, le plus souvent avec des révisions en
hausse; ce sont les coûts majeurs que nous prenons en compte;
• t à t+1 : phase de déroulement des Jeux où se concrétisent l’essentiel des
revenus tangibles tirés des Jeux (et parfois encore quelques surcoûts inattendus);
• t+1 à t+2 : la fin des Jeux entraîne un ralentissement de l’activité économique
locale (récession post-olympique), qui peut durer de quelques mois à un an, en
dépit de quelques revenus post-olympiques tangibles (tourisme post-olympique
sur les sites olympiques) et d’effets intangibles (bénéfices et coûts sociaux);
• t+2 à t+3 : effets à long terme tangibles (couverture du déficit, usage et entretien
des équipements sportifs et non sportifs) et intangibles (satisfaction de la
population locale, amélioration de l’image de la ville, meilleur climat social, autres
bénéfices sociaux et coûts sociaux)3.
A de rares exceptions près, aucune étude d’impact économique ou incluant les
coûts/bénéfices sociaux n’est réalisée ex post, après t+1, pour la plupart des
évènements sportifs mondiaux, notamment les J.O. Les analyses coûts/avantages
(au sens de bénéfices sociaux) sont assez rares pour l’instant car elles donnent en
général une image beaucoup moins favorable des effets économiques des
évènements sportifs. Pour l’un des rares évènements sportifs mondiaux où l’on
3
A part t à t+1 qui dure 15 jours et t+1 à t+2 qui dépasse rarement un an, chacune des autres
séquences s’étend sur plusieurs années.
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dispose d’une étude d’impact ex ante à la méthodologie peu explicitée (ESSEC,
2007), d’une étude d’impact ex post à méthodologie rigoureuse et élaborée, puis
d’un bilan coûts/avantages ex post (Barget & Gouguet, 2010): l’accueil de la Coupe
du Monde de rugby 2007 en France. On relève :
• impact économique ex ante : 8 milliards €,
• impact économique ex post : 539 millions €,
• bénéfice social net (avantages moins coûts) : 113 millions €.
Les économistes soulignent à juste titre les erreurs et les biais que comportent les
études d’impact économique, en particulier les études ex ante, et privilégient
l’analyse avantages/coûts (Baade & Matheson, 2001; Barget & Gouguet, 2007 &
2010; Crompton, 1995; Johnson et al., 2001; Késenne, 2005; Matheson, 2009;
Porter, 1999; Walker & Mondello, 2007). Ils ont des doutes au sujet des retombées
économiques mirobolantes présentées aux médias et au public et réévaluent les
effets d’annonce en baisse avec une méthodologie plus rigoureuse. Un fort
scepticisme entoure les études d’impact économique des J.O. dans notre profession.
Cependant, aucun économiste n’a songé jusqu’à présent à expliquer la surestimation
des retombées économiques et la sous-estimation systématique des coûts des
évènements sportifs par la winner’s curse.
Les commentaires sceptiques des économistes sont rarement suivis d’effet, ni
entendus par les décideurs et les commanditaires qui, inlassablement, font réaliser
des études d’impact économique ex ante, spécialement entre t-2 et t-1. En effet, les
décideurs dans les villes candidates sont infiniment désireux d’obtenir une étude qui
démontre un impact économique positif de l’accueil des Jeux pour leur cité et sont
prêts à payer le prix fort à un prestigieux bureau d’études pour cela. Ce que sachant,
le bureau d’études fournira volontiers une étude majorant plus ou moins
artificiellement (ou méthodologiquement) l’impact positif réel à attendre, condition
pour obtenir à nouveau un contrat d’étude avec une prochaine ville candidate ici ou
là. En s’intéressant, à juste raison, à la faible qualité méthodologique des études
d’impact réalisées, les économistes touchent donc un point sensible, mais perçoivent
rarement une cause fondamentale de la sous-estimation systématique des coûts
(même avec la meilleure méthodologie du monde), car elle tient aux modalités du
processus de candidature puis d’attribution des évènements sportifs mondiaux qui,
en s’articulant, créent la winner’s curse dont l’existence garantit que les coûts réels
seront supérieurs aux coûts anticipés. Cet aspect peu étudié amène donc à travailler
sur la comparaison entre la phase de candidature et la phase
d’investissement/organisation des évènements sportifs mondiaux. Est-ce à dire que
les études d’impact sont totalement inutiles et les analyses coûts/avantages d’une
utilité très partielle? Puisque le seul résultat vraiment certain est connu d’avance: le
dépassement des coûts. Certainement pas, mais il faut savoir qu’elles sont l’un des
enjeux du processus de sélection des villes candidates en situation d’asymétrie
d’information, dont les villes cherchent à tirer parti vis-à-vis du CIO, mais dont elles
sont les premières «victimes maudites» lorsque l’évènement sportif mondial leur est
attribué.
Après avoir présenté brièvement trois variantes de la winner’s curse (1), puis avoir
adapté l’une d’elles au processus centralisé d’attribution des J.O. en situation
d’asymétrie d’information (2), on montre quels pourraient être des indicateurs
empiriques de l’existence de la winner’s curse, en insistant sur la difficulté à mobiliser
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les informations nécessaires à renseigner ces indicateurs (3). On présente pour finir
quelques indices préliminaires laissant supposer l’existence d’une winner’s curse
dans les J.O. pour lesquels l’information a pu être mobilisée (4).
1. LA «MALEDICTION DU VAINQUEUR DE L’ENCHERE» : TROIS VARIANTES
Commençons par saisir à l’aide de brefs exemples l’enjeu de la «malédiction du
vainqueur de l’enchère» (winner’s curse). Lorsque Londres s’est vue attribuer les
J.O. 2012 en juillet 2005, son dossier de candidature promettait un coût de
réalisation du projet de 2,4 milliards £. Fin 2008, ce coût avait au moins quadruplé
(9.4 milliards £)4. Des articles de presse ont suggéré que les promoteurs de la
candidature de Londres ont délibérément sous-estimé la facture des J.O. pour les
obtenir et que cette facture a été volontairement minorée en négligeant la TVA (taxe
à la valeur ajoutée), le budget des Paralympiques et une partie des coûts de
sécurité. Le dossier de candidature ne mentionnait pas la création d’un nouveau
fonds en 2008 pour provisionner la hausse des coûts des J.O. La malédiction d’avoir
remporté les Jeux contre Paris 2012 (winner’s curse) s’abat depuis lors sur Londres
et ses habitants.5 Pour l’heure, le seul moyen de conclure que cela valait la peine
d’accueillir les J.O. 2012 à Londres a été de tenir compte de (supposés) effets
intangibles, telle la fierté nationale et locale d’avoir accueilli les Jeux, par la méthode
d’évaluation contingente donnant un consentement à payer positif des non résidents
à Londres (Walton et al., 2008). Pour les J.O. d’hiver de Sotchi, au moment où la ville
les a obtenu en juin 2007, elle annonçait un budget de 8,5 milliards $. Depuis lors, le
budget n’a cessé de croître. En août 2010, le budget était déjà à 12,8 milliards $ (une
hausse de 51% en 3 ans), soit environ le coût cumulé des Jeux de Nagano 1998,
Salt Lake City 2002 et Turin 2006 réunis.
Dans le même sens, lors de la clôture des J.O. de Montréal, les contribuables ont
découvert qu’ils auraient à payer des taxes locales spéciales pour couvrir le déficit et
ceci pendant 30 ans. Après le désastre financier de Montréal, le nombre de villes
candidates s’est réduit et il fut proclamé à partir de ceux de Los Angeles 2004 que,
désormais, «les Jeux paieront les Jeux». Le nombre des villes candidates est
remonté renforçant à nouveau la winner’s curse. Le nouveau slogan fut pris au pied
de la lettre aux J.O. d’Albertville 1992 qui se soldèrent néanmoins par un déficit6 de
285 millions F.
Un dernier aspect lié à la winner’s curse est que l’on ne parvient pas à bien expliquer
à l’aide de variables classiques (économiques, localisation, climat, etc.) le choix de la
ville candidate remportant l’enchère. Feddersen et al. (2008) ont modélisé la
probabilité d’une ville de gagner sa campagne de candidature à partir de l’échantillon
4
Andrew Zimbalist m’a signalé avoir vu des chiffres allant jusqu’à 20 milliards $ en 2010.
Au-delà de la winner’s curse, Londres 2012 doit aussi faire face à l’impact de la crise économique et
financière. Par exemple, un gros problème est de trouver à financer le village olympique qui devait
l’être par des sponsors privés, dont certains ont fait faillite entre temps, notamment Nortel (qui devait
apporter 45 millions €) mis en faillite en janvier 2009 (Andreff, 2009). Ce n’est pas ce fait exceptionnel
(crise) qui est étudié ici.
6
Déficit annoncé quant à son existence, sinon son montant, dans une étude ex ante (Andreff, 1991).
Un tel effet d’annonce est très rare dans la littérature. Imaginez-vous aller dire au maire de Londres –
qui vous aurait payé une étude d’impact – qu’il vallait mieux laisser tomber sa candidature pour 2012
pour cause de futur déficit !
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des 48 candidatures aux Jeux d’été de 1992 à 2002. Les deux variables qui sortent
les plus significatives de la régression statistique sont la distance entre les sites des
compétitions et le village olympique et la température locale, comme si le CIO ne se
préoccupait pas de la dimension économique et financière des Jeux. D’ailleurs, le
modèle explique à 100% les candidatures qui ont échoué et à 50% celles qui ont
abouti à l’obtention des Jeux. N’y aurait-il pas de la winner’s curse là dessous?
1.1. La malédiction du gagnant: “tu as payé trop cher pour ce que tu as
obtenu”
La notion de winner’s curse apparaît pour la première fois dans la littérature
économique en 1971 bien que la réalité du phénomène soit probablement très
antérieure en économie de marché et plus encore dans les économies centralement
planifiées (ECP). L’hypothèse fut d’abord avancée par Capen et al. (1971) pour
expliquer le faible retour sur investissement des entreprises qui ont remporté des
appels d’offres par enchères pour obtenir l’exploitation d’une source de gaz ou de
pétrole. L’impression est qu’elles ont payé le bail trop cher par rapport aux revenus à
attendre de l’exploitation (Gilley et al., 1986); en langage courant, “elles se sont fait
avoir” (traduction possible de “to be cursed”). Autrement dit, le prix issu de ce
processus d’enchères n’était pas le prix d’équilibre du marché. De même, les
enchères organisées pour prendre le contrôle de banques en faillite en économie de
marché débouchent souvent sur la winner’s curse (Gilberto & Varaiya, 1989).
A chaque fois il est observé que dans un processus d’enchère dont l’objet a une
valeur incertaine mais qui, en fin de compte (et d’enchère), est la même pour tous les
candidats, gagnant et perdants, le gagnant de l’enchère est celui qui a le plus
surestimé la valeur de l’objet et ainsi remporté l’enchère en surenchérissant sur tous
ses concurrents. Les participants à l’enchère ne sont pas conscients de cette
possibilité et «vraisemblablement se font avoir» (are likely to be cursed) ; c’est en
particulier le cas du gagnant de l’enchère qui “paie trop cher pour l’objet qu’il obtient”.
Ainsi quand la winner’s curse se concrétise, le gagnant de l’enchère est perdant d’un
point de vue financier: son ultime surenchère dépasse la valeur réelle de l’objet
remporté et sa firme perd de l’argent (Thaler, 1994). C’est un cas typique de
sélection adverse dont le résultat est que l’enchère produit un retour sur
investissement infranormal ou même négatif, contrairement à tous les
enseignements de la théorie du choix rationnel des investissements.
Un parallèle avec l’attribution des J.O. est possible. Le CIO, en lançant un appel à
candidature et en fixant des délais pour la réception puis l’évaluation de dossiers de
candidature, est dans une situation comparable à l’émetteur d’un appel d’offres pour
la concession d’un gisement gazier ou pétrolier. Personne ne connaît a priori la réelle
valeur marchande du fait d’être désigné comme ville d’accueil des J.O., pas même,
et surtout pas le CIO. Le problème du CIO est seulement de trouver une ville
désireuse d’accueillir les Jeux et de les organiser au mieux («au mieux disant» ex
ante); il a donc intérêt à la surenchère entre les villes candidates car il est
bénéficiaire de la winner’s curse. Les villes candidates sont dans les conditions
décrites ci-dessus: si elles veulent avoir la moindre chance d’obtenir les Jeux, elles
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ont tout intérêt à surenchérir sur les autres candidats jusqu’à la date7 de l’attribution
(du vote des membres du CIO). Si on fait l’hypothèse8 que le CIO choisit le meilleur
projet d’un point de vue économique pour lui, la ville qui remporte l’enchère «se fait
avoir»: elle paie très (trop) cher en investissement pour avoir les Jeux au plus grand
bénéfice du CIO qui obtient le projet le plus grandiose et, en tout cas, le plus coûteux
(mais qu’il ne paie pas à son coût). La sélection adverse a joué, on a presque
toujours les Jeux les plus chers possibles. Plus la ville candidate a minoré ses coûts
affichés pour l’emporter plus la winner’s curse se matérialise par des coûts plus
élevés par rapport à ceux anticipés lors de la candidature et plus le risque de déficit
de l’évènement sportif mondial est élevé.
1.2. La malédiction du gagnant: «se faire avoir sur les marchés financiers et de
l’occasion»
Quarante ans après l’article de Capen et al., la littérature sur la winner’s curse s’est
énormément développée pour une raison très simple: le concept a trouvé à
s’appliquer aux marchés financiers qui représentent aujourd’hui la quasi-totalité de
ses applications (Kagel & Levin, 2002). Ceci vaut en particulier pour la sousestimation du cours d’introduction en bourse d’une société par actions (Rock, 1986;
Levis, 1990), phénomène général, mais qui a été particulièrement remarqué au cours
des privatisations par ventes d’actifs sur les nouveaux marchés boursiers des
économies en transition post-communistes (Andreff, 2000, 2003 & 2005). Il en est de
même pour le prix sous-estimé résultant de différents types d’enchères: sous
scellées (fermées), à l’anglaise, au premier prix, à l’aveugle, ainsi que des jeux de
marchandage bilatéral. Il s’agit d’exemples très techniques et spécialisés, qu’on ne
peut transposer au cas des enchères entre villes candidates à l’accueil des J.O.
On peut aussi rencontrer la winner’s curse sur le marché des voitures d’occasion, la
valeur d’un «rossignol»9 (lemon) est en effet incertaine et inconnue des acheteurs
potentiels. Akerlof (1970) a montré que le marché conduit alors à une sélection
adverse en asymétrie d’information entre le vendeur qui sait exactement à quel point
son véhicule est un rossignol et l’acheteur qui ne peut le déceler. Il y a même un
exemple d’application de la winner’s curse au marché des joueurs professionnels de
baseball expérimentés qui bénéficient du statut de joueur autonome - free agent
(Cassing & Douglas, 1980) qui ne révèlent que leurs qualités, pas leurs défauts, à
leurs futurs employeurs. Contrairement aux joueurs nouveaux entrant sur la rookie
draft après évaluation par des experts, les joueurs autonomes sont, en quelque
sorte, des joueurs d’occasion qui se vendent eux-mêmes; les employeurs peuvent
dont «se faire avoir» sur leur valeur. Dans toutes ces situations, l’emporter contre
des concurrents qui poursuivent la même stratégie de surenchère implique de
surestimer la vraie valeur des actifs, des baux, des véhicules d’occasion ou du talent
des joueurs autonomes. Cette surestimation conditionne le fait de remporter
l’enchère: vous gagnez l’enchère et vous perdez de l’argent. Peu transposables à
7
Le fait que la sélection des villes candidates se fasse désormais en deux étapes, d’abord entre
plusieurs villes d’un même pays, puis entre les «qualifiés» de quelques pays ne change rien à l’affaire;
ceci dédouble la winner’s curse et accentue son effet de minoration du coût affiché par rapport au coût
réel.
8
Plus loin, on lève cette hypothèse en introduisant des facteurs moins économiques influençant la
décision du CIO tels le marchandage (bargaining), le lobbying et, éventuellement, la corruption.
9
Véhicule d’occasion en mauvais état non immédiatement décelable.
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l’attribution d’un évènement sportif par enchères, ces exemples ne seront pas
retenus dans ce qui suit.
1.3. La malédiction du gagnant lors de l’attribution de fonds d’investissement
centralisés
Dans le cadre du plan quinquennal des ECP, chaque année des fonds
d’investissement étaient alloués aux entreprises d’Etat lors d’enchères ouvertes par
l’administration centrale, afin qu’elles puissent réaliser leurs investissements. Ce
n’était évidemment pas un processus marchand, mais une sorte d’appel à soumettre
des projets, mis en rivalité, l’autorité centrale étant supposée attribuer les fonds aux
meilleurs projets.
En Yougoslavie jusqu’en 1956, l’Institut Fédéral de Planification ouvrait une enchère
pour les fonds d’investissement à allouer dans l’année, collectait des projets remis
par les entreprises autogérées et arbitrait en faveur des projets à la fois les plus
efficients et les plus conformes aux objectifs du plan (Neuberger, 1956). Les
entreprises porteuses de ces projets se voyaient répartir entre elles l’enveloppe
globale du fonds national d’investissement. En URSS, le fonds national
d’investissement était centralement réparti par le planificateur (Gosplan) entre les
ministères sectoriels (chacun ayant tutelle sur une branche de l’industrie) à charge
pour chacun d’eux d’allouer une fraction de son fonds d’investissement sectoriel
entre les entreprises placées sous sa tutelle. Le ministère annonçait le montant de
l’enveloppe globale de fonds à répartir et appelait les entreprises à soumettre les
meilleurs projets possibles, se réservant de sélectionner les plus efficaces (Dyker,
1983). Les critères d’efficacité utilisés en URSS jusqu’aux années 1960 étaient très
discutables du point de vue de la rationalité économique (Andreff, 1993). Après les
réformes des années 1960, les critères de choix des investissements se sont
rapprochés de ceux ayant cours pour les investissements des entreprises publiques
en économie de marché. Pour chaque projet d’investissement k, il convient de
calculer son bénéfice actualisé Bk (sa rentabilité sociale sur la durée de vie du
projet), soit :
Bk =
∑
t =0
Rkt − C kt
(1 + a )t
où Rkt désigne les revenus tirés de l’investissement pendant toute sa durée de vie
(de t = 0 à N), Ckt tous les coûts de l’investissement (Ckt = C0 + Ct + Cft, avec C0 le
coût de l’investissement initial, Ct le coût des tranches suivantes de l’investissement
dans le cas d’un investissement pluriannuel et Cft le coût de fonctionnement de
l’investissement pendant sa durée de vie) et a le taux d’actualisation choisi par le
planificateur. En présence de projets rivaux soumis par les entreprises, les
ministères sectoriels auraient dû normalement suivre la double règle de sélection:
• règle 1: choisir un projet k si et seulement si Bk 0 (pour tout k);
• règle 2 : en présence de n projets rentables, choisir le projet 1, puis 2, puis 3,
etc., jusqu’à épuisement de l’enveloppe financière du fonds d’investissement si :
B1 > B2 > B3 > … > Bn.
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Si cette enveloppe ne permettait de financer que les trois premiers projets, en
attribuant les fonds aux entreprises porteuses des projets 1, 2 et 3, le ministère les
aurait alloués de la façon la plus socialement rentable. Aucun biais de sélection
adverse. Pour chaque entreprise, une fois son fonds d’investissement reçu, la
réalisation de cet investissement (donc les coûts, les revenus et les productions
afférents) devenait la base de son plan annuel, à exécuter impérativement à l’époque
soviétique.
Dans la réalité, l’allocation des fonds d’investissement ne fonctionnait pas
exactement comme il vient d’être décrit théoriquement en raison d’une situation
d’asymétrie d’information. Chaque direction d’entreprise connaissait bien son
équipement, sa technologie, la qualité et la productivité de sa main-d’œuvre, sa
capacité de production et donc ses coûts réels et ses délais de réalisation possibles
d’un investissement moyennant l’allocation d’un montant de fonds donné. En
revanche, le ministère sectoriel n’en avait qu’une idée approximative, vague ou pas
d’idée du tout. Dans cette situation, afin d’augmenter ses chances de se voir allouer
des fonds d’investissement, chaque entreprise avait tout intérêt à ne pas révéler la
grandeur de ses variables internes susmentionnées (non transparence de
l’information créant un contexte d’aléa moral) et à «tricher»10 par rapport à la réalité
de ses coûts, de ses délais de réalisation et des revenus attendus de
l’investissement. Il est démontré que cette «tricherie» était systématique dans les
ECP (Kornaï, 1980; Dyker, 1983; Andreff, 1993) et prenait les formes suivantes:
• l’entreprise k déclarait dans son projet d’investissement envoyé au ministère un
coût de réalisation – et de fonctionnement – de l’investissement ck et non pas le
coût réel Ck, avec évidemment ck < Ck (pour tout k) afin d’augmenter ses
chances d’obtenir des fonds du ministère;
• l’entreprise k annonçait un délai de réalisation extrêmement bref, très optimiste,
voire totalement irréaliste; les économies soviétiques restent à tout jamais
célèbres pour la permanence de leurs chantiers inachevés (investissements qui
n’ont pas été réalisés dans les délais et n’ont pas ensuite reçu les rallonges de
fonds d’investissement qui auraient permis d’achever ces chantiers) ;
• accessoirement l’entreprise k surestimait le retour à attendre de son
investissement: rk > Rk ; . la conséquence évidente de la sous-estimation des
coûts et de la surestimation des revenus anticipés est que la rentabilité sociale
affichée par l’entreprise k pour son projet d’investissement était supérieure à sa
rentabilité sociale réelle : bk > Bk.
Cette stratégie étant conduite par toutes les entreprises placées sous sa tutelle, le
ministère central se trouvait dans une situation de choix embarrassante, proche de
l’impossibilité de décider rationnellement. Cette situation d’indécision face à une
myriade de projets mirobolants poussait les ministères à gonfler leurs fonds
d’investissement en début de plan quinquennal (Bauer, 1978) et à engendrer un
cycle d’investissement typique des ECP, avec beaucoup moins de projets financés
en fin de plan quinquennal. Tous les projets soumis au ministère étaient mirobolants,
présentant une extraordinaire rentabilité sociale, à des coûts dérisoires et dont
l’achèvement était promis à très brève échéance. La règle de choix n°1 énoncée cidessus n’éliminait aucun projet et la règle n° 2, appliquée dans la limite du fonds
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Pour faire bref et imagé. En termes académiques: biaiser, distordre et/ou manipuler l’information
transmise aux autorités de tutelle (ministères sectoriels).
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Andreff, Wladimir. Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous-estime? la
«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
d’investissement sectoriel disponible, éliminait des projets tout à fait extraordinaires
ou mirobolants (en apparence du moins). Cette situation engendrait inéluctablement
la sélection adverse de projets finalement peu efficaces ou inefficaces et donnait lieu
à des pratiques de marchandage, de lobbying, voire de corruption avérée de la part
des entreprises à l’égard des fonctionnaires du ministère chargés d’allouer les fonds
d’investissement.
Dans la mesure où les entreprises trichaient beaucoup plus par sous-estimation des
coûts et des délais que par surestimation de leurs objectifs de production et de
revenus, et pour simplifier, on raisonner ici seulement sur les coûts. En réponse à
son enchère, le ministère reçoit des projets tels que : c1 < c2 < c3 < … < ck <
… < cn. S’il choisit les trois premiers, il peut très bien avoir choisi les trois projets
les moins efficaces ou, du moins, il n’est pas certain du tout d’avoir choisi les trois les
plus efficaces. Imaginons d’abord que tous les projets ont en réalité exactement le
même coût effectif C*. Cela signifie tout simplement que c1 = C1 – C* est le projet
dont l’entreprise a le plus sous-estimé son coût affiché par rapport au coût réel, c2 =
C2 – C* est le deuxième projet le plus sous-estimé en coûts, et cn = Cn – C* est celui
dont le coût est le moins sous-estimé. C’est pourtant ce dernier projet qui n’a aucune
chance de recevoir des fonds pour sa réalisation alors que les premiers projets, les
plus probablement financés par le ministère, ont les coûts les plus sous-estimés et
sont donc les moins véritablement réalisables aux coûts et dans les délais affichés.
Sélection adverse.
Si on lève l’hypothèse que tous les projets ont un coût identique C*, mais ont des
coûts différents, tout dépend alors de la relation entre les coûts effectifs et les coûts
annoncés c1 < c2 < c3 < … < ck < … < cn, c’est-à-dire du degré de sousestimation des coûts propre à chaque projet. Imaginons que les coûts réels soient
tels que C1 < C2 < C3 < … < Ck < …Cn, alors le risque de sélection adverse est
difficile à préciser mais il est proche de son minimum. En revanche, le risque est
élevé de choisir des projets inefficaces si C1, C2 ou C3, les coûts réels sont tels que
B1, B2 et B3 < 0, malgré des b1, b2 et b3 > 0 affichés dans les réponses des
entreprises à l’enchère. Maintenant, si les coûts réels sont tels que Cn < … < Ck < …
< C3 < C2 < C1, la sélection adverse est à son maximum. Les projets choisis sont
systématiquement les plus inefficaces, mais affichés comme les meilleurs. Ceci
correspond à l’hypothèse où, plus une entreprise soumet à financement un projet
peu efficace et plus elle sous-estime (masque, triche) ses coûts réels. Cette
hypothèse était la plus réaliste dans l’économie soviétique, mais elle reste plausible
dans les économies de marché car les entreprises présentant des projets
d’investissement moins bons ont intérêt à tricher plus que les concurrents (à sousestimer plus qu’eux les coûts et les délais et à surestimer plus qu’eux les revenus
attendus du projet).
Ainsi, lorsqu’un organisme centralisé en situation de monopole d’allocation de fonds
utilise pour les attribuer à des candidats (entreprises) un processus d’enchère par
appel à projets rivaux, la sélection adverse est extrêmement probable. D’où la
winner’s curse. Le ministère «se fait avoir», il attribue les fonds d’investissement aux
projets les moins efficaces et il s’en apercevra lorsque les entreprises bénéficiaires
des fonds se révèleront incapables de réaliser leurs projets aux coûts et dans les
délais annoncés. D’une certaine façon, l’entreprise d’Etat bénéficiaire de l’allocation
des fonds «se fait avoir» aussi: en trichant, elle propose un projet irréalisable que, en
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«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
pratique, elle ne parviendra pas à réaliser dans les délais et aux coûts prévus (mais
intégrés dans son plan annuel). Dans le système soviétique, une entreprise ne
réalisant pas correctement son plan était passible de sanctions (suppressions des
primes, des décorations, blâmes, pire sous Staline). Pour les éviter, l’entreprise
complétait sa tricherie sur l’information par d’autres pratiques (Andreff, 1993), dites
«comportements stratégiques» dans la théorie économique standard.
En difficulté pour achever son plan annuel d’investissement dans les délais, une
entreprise cherchait à obtenir une rallonge au fonds d’investissement obtenu en
début d’année mais qui était insuffisant du fait de la sous-estimation des coûts et des
délais de réalisation du projet. Pour cela elle entamait un marchandage (bargaining)
avec son autorité de tutelle visant à obtenir une révision de son plan: rallonge de
fonds, attribution de moyens supplémentaires (inputs physiques, main-d’œuvre),
réduction en baisse des objectifs à réaliser y compris la construction partielle de son
projet, i.e. l’inachèvement du chantier d’investissement, et ainsi de suite. Les
grandes entreprises soviétiques avaient même mis au point une stratégie s’appuyant
sur des tolkatchis (littéralement des «pousseurs» de dossiers de demande de
moyens vers les ministères). Il s’agit d’employés de l’entreprise qui résidaient à
Moscou et démarchaient les ministères de tutelle pour demander des rallonges de
moyens et de fonds d’investissement et des révisions en baisse des objectifs
planifiés à réaliser. En un mot, la variante soviétique du lobbying. Devenu quasiment
une institution (informelle) de l’économie soviétique, le tolkatch était le sous-produit
direct de la winner’s curse. S’étant fait avoir, par sa propre stratégie de sousestimation des coûts, l’entreprise essayait par des pressions, ou en se rappelant à
l’attention des autorités centralisées, de se faire attribuer des moyens
supplémentaires de réaliser effectivement son projet d’investissement.
Les tolkatchis étaient en général dotés, par leur directeur d’entreprise, d’une caisse
noire leur permettant d’«acheter» les fonctionnaires des ministères en leur verser
des pots de vin (bribes) pour qu’ils satisfassent la demande de rallonge de moyens
de l’entreprise, pour qu’elle soit traitée avant celle des entreprises rivales (qui se sont
également «fait avoir» lors de l’enchère) et pour faire avancer son dossier de
demande quand il s’était perdu dans les méandres kafkaïens du ministère. En bref,
les entreprises corrompaient les fonctionnaires chargés de décider de l’attribution
des fonds nécessaires à réaliser leurs projets d’investissement.
Ainsi, une entreprise victime de la winner’s curse, face à un organe centralisé
d’attribution des fonds d’investissement est très fortement incitée à - ou souvent elle
n’a pas d’autre issue que de - marchander, faire pression et corrompre. Bargaining,
lobbying, bribery étaient devenus les maîtres mots des pratiques les plus courantes
du monde des affaires dans les ECP soviétiques. Elles pourraient bien être
devenues monnaie courante dans le processus de sélection parmi les villes
candidates à l’accueil des J.O. si la winner’s curse y était à l’œuvre.
2. LA PROCEDURE D’ATTRIBUTION CENTRALISEE DES J.O. EN ASYMETRIE
D’INFORMATION
L’analogie entre la winner’s curse qui affectait l’allocation des fonds d’investissement
en ECP et celle qui touche l’attribution des J.O. à une ville candidate n’est pas une
identité terme à terme. Le mécanisme de sélection parmi les villes candidates est un
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«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
processus d’enchère non marchand amorcé par un organisme centralisé, le CIO, qui
provoque pratiquement les mêmes effets. Notons dès le départ une différence. Dans
l’ECP, l’organe centralisé proposait des fonds pour réaliser une tâche, lançait un
appel d’offre à des projets candidats à ces fonds et, en fin d’enchère, attribuait des
fonds. Pour les J.O., le CIO annonce une tâche à réaliser, accueillir et organiser les
prochains Jeux, puis fait appel à des projets qui sont candidats non pas à des fonds
du CIO mais à réaliser un montage financier couvrant le coût des nombreux
investissements nécessaires pour l’accueil des J.O. et, en fin d’enchère, il attribue
les Jeux au projet affiché le plus intéressant. Le fait que ce ne soit pas des fonds qui
sont directement attribués par le CIO mais le statut de ville organisatrice des Jeux
n’élimine ni ne réduit le risque de winner’s curse. Ce risque est peut-être plus élevé
que dans les ECP car les enjeux, et donc l’incitation à tricher sur l’information, sont
sans commune mesure: pour une ville, obtenir les Jeux, c’est s’engager dans toute
une série d’investissements sur une durée de 5 à 7 ans, et bénéficier du label
«organisateur des J.O.» lui confère une capacité unique de mobiliser des fonds. Les
montants en jeu sont aussi sans commune mesure: on compte en milliards de dollars
pour l’organisation des J.O., on comptait en millions de roubles, parfois moins, pour
les investissements des entreprises en ECP.
Dans le processus d’enchère, le CIO est-il comparable à un planificateur central (ou
à un ministère sectoriel allouant des fonds)? Commençons par la version faible du
planificateur central déduite par Oskar Lange (1937) du modèle de commissaire
priseur de Walras. Ce dernier annonce un système de prix, les entreprises de
l’économie planifiée après avoir effectué leur calcul économique (maximisation du
profit sous contraintes de ressources) lui renvoient des quantités (de production et
d’inputs). Si les quantités demandées comme inputs ne s’égalisent pas aux
productions offertes, le planificateur révise les prix, les entreprises refont leurs
calculs et renvoient des quantités au planificateur central. Ces itérations se
poursuivent jusqu’à atteindre l’égalité des quantités offertes et demandées aux prix
d’équilibre11. L’enchère ouverte pour l’attribution des J.O. diffère de ce modèle parce
que le CIO n’émet aucun prix au départ. Ensuite, il ne cherche pas à réaliser un
équilibre général offre/demande et prix/quantités à la Walras.
Inversons le modèle précédent, ce qui serait une sorte de planificateur ‘Marshallien’
(au sens d’Alfred Marshall) qui fut naguère modélisé par Malinvaud (1956), Manove
(1971) et de façon plus opérationnelle pour la planification en Hongrie (Kornaï &
Liptak, 1965). Le principe est alors que le planificateur annonce des quantités à
produire et des inputs à allouer et demande aux entreprises de répondre par des
annonces de prix avec convergence vers l’équilibre après un certain nombre
d’itérations – théorème du point selle. On se rapproche ici du processus d’enchère
du CIO. Celui-ci envoie bien des quantités à produire, d’une certaine façon, à savoir
un assortiment déterminé (non négociable) d’équipements sportifs qui devront être
opérationnels à l’ouverture des Jeux. On y ajoute, même s’il ne s’agit pas de normes
quantitatives explicites, un certain nombre d’infrastructures non sportives: de
transport, de télécommunications, d’aménagement urbain, etc. En retour, le CIO
reçoit-il des prix en provenance des villes candidates? Pas vraiment, il reçoit des
dossiers de candidature qui comportent à la fois des quantités (équipements sportifs,
autres infrastructures) et des prix (coût de ces investissements et budget du comité
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Pour une modélisation du processus d’itération: Andreff (1993).
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«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
local d’organisation des Jeux). Pour aller plus loin, il faut s’interroger sur les objectifs
respectifs du CIO et des villes candidates.
L’existence même du CIO est justifiée par quatre responsabilités ou objectifs, dont
l’un est explicitement d’élire tous les quatre ans une ville chargée d’organiser les
Jeux d’été et les Jeux d’hiver et de superviser ensuite son COJO – Comité (local)
d’organisation des Jeux Olympiques (Chappelet & Kübler-Mabbott, 2008). Cet
objectif correspond-il à une maximisation sous contrainte comme dans les modèles
de planification? Sous contrainte certainement: la contrainte est que la ville candidate
fournisse tous les équipements requis et s’engage sur un budget d’organisation, la
ville élue ne le sera qu’à cette condition minimale. Y a-t-il d’autres conditions qui
maximisent la fonction-objectif du CIO? Certainement la meilleure qualité possible
des Jeux, ce qui inclut une garantie de bon fonctionnement des compétitions (qualité
des équipements sportifs, distance sites des épreuves/village olympique, etc.), une
qualité d’accueil (village olympique, transport), de sécurité, d’animation (cérémonies
d’ouverture et de clôture), de médiatisation (qualité des télécommunications), et
aujourd’hui la qualité environnementale, selon les 20 chapitres que contient le
dossier de candidature. Si le CIO maximise quoique ce soit, c’est la qualité du projet
qui devrait laisser de chaque édition des Jeux une image grandiose, une couverture
médiatique sans précédent, un souvenir inoubliable et une marque indélébile dans le
paysage de la ville hôte. Pour obtenir le projet le plus grandiose et mirobolant, le CIO
a intérêt à laisser jouer la surenchère entre les villes candidates, voire à la susciter,
ce qu’il fit après la candidature unique de Los Angeles en 1984.
Tableau 1: Coût ex ante comparé de la ville olympique sélectionnée
Jeux d'été 2012: coûts affichés
Londres
New York
Total: 18,25M$
Total: 10,68M$
Investissement:7,59M$ Investiss.:15,79M$
Opération: 3,09M$
Opération: 2,46M$
Moscou
Total: 11,86M$
Investissement:10,07M$
Opération: 1,79M$
Jeux d'été 2016
Chicago
Total: 3,3M$
Investissement: 2,6M$
Opération: 0,7M$
Tokyo
Total: 4,07M$
Investissement:2,11M$
Opération: 1,96M$
Madrid
Total: 3,64M$
Investissement:1,64M$
Opération: 2M$
Paris
Total: 8,87M$
Investissement:6,21M$
Opération: 2,66M$
Madrid
Total: 4,18M$
Investissement: 2,35M$
Opération: 1,83M$
Rio de Janeiro
Total: 9,53M$
Investiss.:7,6M$
Opération: 1,93M$
Sources: presse.
Je n’ai pas mentionné volontairement le coût des Jeux comme l’un des arguments de
la fonction-objectif du CIO, au sens de projet le «mieux disant» ou de minimisation
des coûts. En premier lieu, il est plus que probable que ce n’est pas un critère décisif
dans le vote des 104 membres du CIO. En outre, un critère de coût minimal entre,
jusqu’à un certain point, en conflit avec la maximisation de la qualité mirifique des
Jeux. La meilleure preuve en est que le vote du CIO a beaucoup plus souvent
sélectionné le projet de candidature le plus cher et pratiquement jamais le moins
cher. Le Tableau 1 montre, pour Londres 2012 et Rio de Janeiro 2016, que le projet
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olympique le plus coûteux est choisi; le CIO ne cherche pas vraiment à minimiser les
coûts des J.O., ce qui maintient la porte ouverte à la surenchère entre projets
mirobolants. Ce qui prouve à la fois une sélection adverse d’un point de vue
économique et que le mécanisme de la winner’s curse est à l’œuvre. L’examen des
coûts et de leur dépassement est un repère assuré de la winner’s curse.
La fonction-objectif des villes candidates est simple, il s’agit de se voir attribuer
l’organisation des Jeux. Chaque ville doit donc proposer des quantités fixées
(équipements sportifs) et des quantités variables (infrastructures non sportives) en
faisant valoir (ou croire à) l’excellence de leur qualité, puisque la ville sera ou non
sélectionnée sur cet aspect du dossier. Avant Montréal 1976, le coût
d’investissement et le budget d’organisation n’avaient à la limite pas beaucoup
d’importance. Depuis lors, et après la démonstration par Los Angeles 1984 que des
Jeux pouvaient ne pas être déficitaires, le coût des J.O. est devenu plus significatif
dans le dossier de candidature, mais pas le principal critère de décision, précisément
à cause de la winner’s curse12. Les villes candidates ont donc intérêt à maximiser (et
à mettre l’accent sur) les aspects qualitatifs de leur dossier, d’où la tendance à
présenter des projets mirobolants. Après 1984, elles ont eu intérêt à y intégrer des
coûts paraissant raisonnables, voire faibles, par rapport à la qualité inouïe de leur
projet. Le seul moyen de concilier un projet mirobolant avec des coûts qui ne soient
pas exorbitants est de tricher, explicitement ou implicitement, i.e. de communiquer et
de remplir le dossier de candidature sur la base de coûts sous-estimés de diverses
manières (le plus souvent par omission: de la TVA, des Paralympiques, etc.). Les
villes candidates ont intérêt, par divers moyens, à surenchérir à la hausse sur la
qualité de leur dossier de candidature et à la baisse sur les coûts affichés de leur
projet. On retrouve une stratégie comparable à celle des entreprises rivales pour
l’attribution de fonds d’investissement en économie planifiée, à cela près que les
villes ici cherchent à se faire attribuer l’organisation des Jeux qui sera la condition
préalable, voire unique, pour mobiliser ensuite des financements massifs au prétexte
d’organiser les J.O. Ce faisant les villes rivales satisfont à l’objectif prioritaire du CIO
qui est d’avoir à choisir entre des projets mirobolants d’organisation des prochains
Jeux, éventuellement avec des coûts raisonnables (dans le discours des
responsables du CIO, pas toujours dans le vote de ses membres).
L’analogie ne peut pas être exactement étendue aux délais de réalisation. Ils étaient
impératifs, mais non respectés, dans la planification soviétique. Ils sont impératifs et
incontournables dans le cas des J.O. – on ne peut commencer les épreuves dans un
chantier inachevé du stade olympique, mais les inquiétudes récurrentes du CIO au
sujet du retard des chantiers olympiques fournissent une variable de contrôle. Les
révisions du projet olympique en cours d’exécution, par rapport à ce qui figure dans
le dossier de candidature, est une autre variable de contrôle. Les retards de
construction engendrent en général des surcoûts pour finir dans les délais et
certaines révisions du projet olympique sont en hausse (révélant la sous-estimation
des coûts), d’autres en baisse (abandon d’une construction). L’obtention de rallonges
financières, en général de subventions publiques additionnelles par rapport au projet
12
Chappelet et Kübler-Mabbott soutiennent même que le résultat du vote (le choix de la ville
sélectionnée) a été plusieurs fois (pour les Jeux de 1996, 1998, 2006, 2012 et 2014) une totale
surprise eu égard à la qualité des dossiers de candidature. Ceci pour ouvrir la voie à leur analyse du
lobbying, du vote sous influence et de la corruption.
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de départ, est aussi un révélateur de la winner’s curse. Le déficit du COJO (ou un
excédent financier inférieur à celui annoncé dans le dossier de candidature) ou une
détérioration du budget de la ville candidate couverte par la création d’un impôt postolympique sont une sanction possible de la winner’s curse. Etant donné toutes ces
conséquences de l’obtention des Jeux, on comprend que les villes candidates ne
lésinent pas plus sur les moyens que les anciennes entreprises soviétiques et
n’hésitent pas à se lancer dans le lobbying ou la corruption des décideurs de
l’attribution – i.e. des membres du CIO moins intègres ou plus cupides que les
autres.
Un dernier point crucial dans la genèse de la winner’s curse est l’asymétrie
d’information. La ville candidate connaît le moindre détail de son projet. Elle peut
donc aisément communiquer de façon à mettre en valeur certains aspects de celuici, surtout sa qualité supposée, et en en laissant d’autres dans l’ombre, en particulier
les coûts, mais aussi les problèmes de sécurité, des externalités négatives ou les
possibles effets d’éviction. D’où la commande d’une étude d’impact qui valorisera les
premiers et estompera les seconds. Le CIO n’a évidemment pas les moyens de
contrôler tout cela n’y d’obtenir une information très détaillée sur l’exactitude des
coûts réels, des externalités, etc. Les visites de représentants du CIO sur les sites
olympiques ne peuvent compenser totalement cette asymétrie d’information, d’autant
qu’après celles-ci les membres du CIO «ne sont pas réputés prendre en compte les
recommandations techniques et se focalisent sur leur jugement personnel et
politique des candidatures» (Chappelet & Kübler-Mabbott, 2008) en fonction duquel
ils votent.
3. LES INDICATEURS STATISTIQUES DE LA WINNER’S CURSE
On peut déduire de l’analyse précédente une batterie d’indicateurs permettant de
repérer l’existence de la winner’s curse résultant du processus d’enchère pour
l’attribution des J.O. Le premier est un indicateur de coût, exactement de
dépassement du coût initialement affiché. On le formule ainsi: il y a de la winner’s
curse quand ct-1 < Ct (éventuellement ct-1 < Ct+3).
Etant donné que sur une durée de 5 à 7 ans ou plus, il y a de l’inflation et que les
révisions de coût sont nominales, dont la date exacte n’est pas toujours précisée, on
accepte comme preuve d’existence de la winner’s curse toute différence des coûts
réels ex post par rapport aux coûts affichés ex ante de 30% ou plus (en nominal).
Les données à trouver sont donc les coûts annoncés dans le dossier de candidature
en t-1, les coûts réels au moment des Jeux Ct et, quand l’information est disponible,
les coûts jusqu’à l’épuisement des effets des Jeux en Ct+3. Toute annonce de
dépassement ou de révision en hausse des coûts peut aussi renseigner cet
indicateur.
Une remarque importante s’impose concernant cet indicateur et la plupart des
suivants. Le coût affiché en t-1 est officiel et peut-être observé dans des documents
officiels de la ville candidate ou du CIO. Disons qu’ils sont incontestables en tant que
coûts affichés ex ante. La recherche des coûts réels ex post en t et a fortiori en t+3
est beaucoup plus délicate et malaisée. Une ville qui a accueilli les Jeux n’a pas
intérêt à dévoiler qu’ils ont coûté beaucoup plus qu’il n’était annoncé au départ. Or
plus le temps passe à partir de t et plus la facture réelle s’alourdit, comme effet de la
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winner’s curse. Les coûts réels ne figurent pas toujours dans des documents officiels
et ne font parfois l’objet d’aucune diffusion officielle. Le chercheur est alors amené à
collecter des chiffres publiés dans la presse ou dans d’autres sources non officielles.
Un deuxième indicateur de la winner’s curse, quand on n’a pas de données sur le
coût ex post ou de confirmation de la hausse de celui-ci, est le constat de révisions
intervenant dans le projet olympique entre t-1 et t. Par exemple, la construction d’un
édifice qui ne figurait pas dans le dossier de candidature est un indice certain de
sous-estimation initiale du coût au même titre que la révision en hausse des
dépenses pour l’un des équipements sportifs entre t-1 et t. Quant à la suppression
d’une construction prévue dans le dossier de candidature, elle est aussi significative
de la sous-estimation initiale: celle-ci ayant pour effet une montée régulière de la
facture après t-1, un moyen d’y faire face pour la ville est de supprimer tel ou tel
édifice du projet olympique, si elle n’a pas obtenu une rallonge pour le financer.
Le troisième indicateur que l’on peut retenir est un délai de réalisation supérieur à
celui qui est mentionné dans le dossier de candidature. Il se traduit simplement par
un retard apparent de telle ou telle construction et à un rush dans les dernières
semaines avant les Jeux pour achever le chantier inachevé – exactement comme
dans le cycle d’investissement des économies planifiées (Bauer, 1978). Ce rush final
rend l’investissement plus coûteux que s’il avait été terminé dans les délais.
Lorsque les trois indicateurs précédents ne peuvent être renseignés, ou si l’on
souhaite trouver d’autres confirmations de l’existence de la winner’s curse, quelques
autres variables peuvent être utilisées comme approximations. Elles sont moins
significatives que les trois premiers indicateurs:
• Une rallonge de fonds publics ou une subvention publique obtenue pour le projet
olympique en provenance du budget de la ville, de la région ou de l’Etat entre t-1
et t.
• L’augmentation du déficit budgétaire et/ou de l’endettement public de la ville pour
financer le projet olympique, ou la transformation d’un excédent financier affiché
ex ante en un déficit réel ex post.
• Un nombre de spectateurs étrangers à la région et à la ville olympique en t
nettement inférieur à celui qui était attendu en t-1.
• Un impact économique réel ex post nettement inférieur à l’impact annoncé dans
l’étude ex ante, comparaison difficile si les méthodologies des deux études
d’impact sont différentes et rarement possible car il existe peu d’études ex post.
Il reste deux indices très qualitatifs qui peuvent venir confirmer l’existence de la
winner’s curse: a/ il apparaît à une ville candidate que, pour devancer ses rivales,
elle doit faire du lobbying auprès des électeurs, les membres du CIO, et elle passe à
l’acte; b/ l’incertitude ex ante du résultat du vote, et la perception que tel membre du
CIO est moins désintéressé financièrement que sa cooptation au sein du CIO ne le
laisse supposer, peut conduire à franchir le pas du pot de vin et de la corruption.
Cependant, il faut considérer que le lobbying et la corruption, en tant que tels, ne
sont pas des indicateurs totalement décisifs pour conclure à la winner’s curse. Le
lobbying et la corruption existent avant diverses décisions importantes en économie,
y compris dans d’autres circonstances de l’activité sportive - matches truqués, paris
sportifs, etc. (Hill, 2010) – que l’attribution d’un grand évènement sportif. Le repérage
d’un processus de lobbying, très effectif pour les J.O. d’été 2012 (de Rendinger,
2006) ne garantit pas l’existence de la winner’s curse, s’il ne vient pas en
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«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
complément d’un dépassement des coûts, d’un retard dans les délais et des autres
indices suggérés ci-dessus. Il en va de même pour la corruption lorsqu’elle est
avérée.
4. QUELQUES INDICES PRELIMINAIRES EN FAVEUR DE L’HYPOTHESE D’UNE
WINNER’S CURSE
Pour confirmer l’hypothèse de la winner’s curse, on a rassemblé dans le Tableau 1
quelques indications relativement aisées à rassembler pour les J.O d’été et d’hiver.
La recherche d’indices de la winner’s curse a porté sur tous les Jeux d’été depuis
Munich 1972 et les Jeux d’hiver depuis Lake Placid 1980. Aucun repérage n’est
possible faute de données pour Moscou 1980 et l’information n’est pas suffisante
dans Tihi (1983) pour Sarajevo 1984. Il n’y a aucun indice de la winner’s curse pour
Los Angeles 1984, ce qui est normal puisqu’il n’y a pas eu d’enchère dans ce cas de
candidature unique. Il est également difficile de trouver des informations comparant
coût ex ante et coût ex post pour Munich 1972, Lake Placid 1980 et Vancouver 2010.
En revanche, la winner’s curse affecte déjà visiblement Londres 201213 et Sotchi
2014.
Sans commenter les Tableaux 2 et 3 ligne à ligne, il s’en dégage une tendance très
nette à ce que les coûts ex post soient supérieurs aux coûts ex ante. Ceci est plus
particulièrement vérifié pour les coûts d’investissement. La winner’s curse est
beaucoup plus provoquée par la sous-estimation du coût des investissements
olympiques et des infrastructures non sportives. Avec l’impact des investissements et
des infrastructures sur le coût total, celui-ci est fortement dépassé par rapport à son
estimation initiale. La sous-estimation du coût d’opération des COJO est moins
ample et pas systématique. Si on se donne un critère de dépassement de coût
nominal de 30%, la winner’s curse est avérée pour Montréal 1976, Séoul 1988,
Calgary 1988, Barcelone 1992, Athènes 2004, Turin 2006, Beijing 2008, Londres
2012 et Sotchi 2014. L’hypothèse est rejetée avec le critère de 30% pour Albertville
1992, Lillehammer 1994 et Nagano 1998, mais les dépassements de coût sont
néanmoins sensibles. Atlanta 1996 et jusqu’à un certain point Sydney 2000 semblent
avoir moins (ou pas) nettement sous-estimés le coût d’accueil des J.O. L’observation
des indicateurs complémentaires est utile. Une étude récente (Flyvbjerg & Stewart,
2012), réalisée selon une méthodologie très prudente n’incluant pas les coûts
d’infrastructure des Jeux, montre qu’il y a eu un dépassement des coûts
d’organisation et d’équipements sportifs pour tous les J.O. pour lesquels les données
officielles permettent de le mesurer (Tableau 4).
13
Un rapport du National Audit Office de 2011 considère que le COJO cherche à sous-estimer ses
coûts et à surestimer des revenus ; il estime le coût des Jeux à 10,7 milliards € dont 88% en
équipements sportifs et en infrastructures non sportives (Henaff, 2012). En ne prenant pas en compte
les coûts d’infrastructure, une estimation très prudente évalue le dépassement des coûts à 101% pour
les J.O. de Londres (Flyvbjerg & Stewart, 2012).
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Andreff, Wladimir. Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous-estime? la
«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
Tableau 2: Coût ex ante et ex post des Jeux Olympiques d'été
Ville, année
ct-1: coût ex ante
(Nb de candidats)
Ct: coût ex post
Munich 1972
(4 candidats)
Coût total: 2705m$
Coût d'investissement: 1757$m00
Coût d'opération COJO: 656$m00
Montréal 1976
(3 candidats)
Coût d'investissement: 549.5$m00
Coût d'investissement: 3395.6$m00
Coût d'opération COJO: 476$m00
Coût du stade olympique: 172m$
Moscou 1980
(2 candidats)
Coût total: 3.7M$
Coût d'opération: 2M$
Coût d'investissement: 1,7M$
Coût après t
Opération: 1592m$
Stade olymp.:
1000m$
Coût total: 9M$
Los Angeles 1984 Pas d'engagement sur les coûts
Coût total: 1592m$
Coût d' opération COJO: 546m$
Séoul 1988
(2 candidats)
Coût total: 3.1M$
Coût d'investissement: 3450m$
Coût d'opération COJO: 664$m00
Coût d'investissement: 4063$m00
Coût extra: 2M$
Barcelone 1992
(6 candidats)
Coût d'investissement en:
1985: 13MF; 1988: 23,5MF
1990: 35,5MF; 1992: 41,5MF
Coût d'opération COJO: 1670m$
Coût d'investissement: 10134$m00
Coût total: 9.3M$
dette: 6.1M$
Atlanta 1996
(6 candidats)
Coût total en 1990: 2021m$
Coût d'investissement: 1324$m00
Coût d'opération: 1346$m00
Sydney 2000
(5 candidats)
Coût total en 1994: 3428m$
Coût d'investissement: 2500m$
Coût d'opération COJO: 1463m$
New South Wales Invt: 1220m$
Coût d'investissement: 2601$m00
Coût d'opération COJO: 2434$m00
New South Wales Invt: 1249m$
Athènes 2004
(5 candidats)
Coût d'opération COJO: 2162$m00
Coût total: 4.6M€
Coût d'opération COJO: 2404$m00
Coût total: 6M€ (juin 2004)
Beijing 2008
Coût d'investissement: 1600$m00
Coût d'investissement: 2170$m00
(5 candidats)
Coût d'invest en 2006: 2800m$
Coût d'opération COJO: 786$m00
Coût stade olympique: 300m€
Coût total: 2.2M€ (1.9M$) 2004
2.4M$ en 2006
Londres 2012
(5 candidats)
Coût d'opération COJO: 1793m00$
Coût total: 6.6M$
Coût d'opération COJO: 1458$m00
Coût d'infrastructure: 35.6M$
Coût total: 9.6M€
Coût d'invest:
13.5M€
Infrastructure:
€29M€
Coût stade olympique: 380m€
Coût total:43 à 45M$
Coût total: 3.4M£ en 2005;
Coût total en 2011: 19M$ (11.6M£)
3674m£ fin 2005; 9.3M£ en 2007
10.0M£ en 2009
Coût investissement 2005: 2664m£
en 2006: 15.0M€
Coût opération COJO 2005:1010m£
en 2006: 1900m€
m: millions; M: milliards; $m00: en millions de dollars 2000; dollars australiens pour Sydney; F: francs
français.
Sources: Andreff & Nys (2002), Auf der Maur (1976), Barget & Gouguet (2010), Gouguet & Nys
(1993).
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Andreff, Wladimir. Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous-estime? la
«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
Tableau 3: Coût ex ante et ex post des Jeux Olympiques d'hiver
Ville, année
ct-1: coût ex ante
(Nb de candidats)
Ct: coût ex post
Coût après t
Lake Placid 1980
(2 candidats)
Coût d'opération COJO: 47m$
Coût d'investissement: 129m$
Coût d'opération COJO: 96m$
déficit olymp: 8.5m$
Sarajevo 1984
(3 candidats)
Coût d'opération COJO: 17.6m$
Coût d'opération COJO: 20.2m$
Coût d'investissement: 15.1m$
Calgary 1988
(3 candidats)
Coût total initial: 500m$Can
Coût total: 1000m$Can
Coût d'opération COJO: 636m$
Albertville 1992
(7 candidats)
Coût total initial: 2933mF
en 1987: 3160mF; 1991: 11487mF
dont coût d'opération: 3233mF;
équipements sportifs: 714mF
Coût total: 12MF
infrastructures: 8630mF
Coût d'hébergement: 289mF
infrastructures: 7800mF
Coût d'hébergement: 575mF
sportifs: 286mF
Lillehammer 1994 Coût total en 1988: 1511m$
(4 candidats)
Coût total: 1700m$
déficit olymp:343m$
Nagano 1998
(5 candidats)
Coût total: 875m$
dette: 11M$
Salt Lake City
Coût d'opération: 400m$ en 1989;
2002(4 candidats) 1996: 1000m$; 1998: 1300m$
Coût d'opération: 1.9M$
déficit olymp:168m$
Turin 2006
(6 candidats)
Coût d'investissement: 3.5M€
Coût d'opération COJO: 660m$
Coût d'investissement: 13M€
Coût d'opération COJO: 1357m$
déficit olymp: 38m$
Vancouver 2010
(3 candidats)
Coût d'opération COJO: 846m$
Coût d'opération COJO: 1269m$
Coût d'investissement: 1.31M€
déficit olymp: 37m$
Sotchi 2014
(3 candidats)
Coût total initial: 8.4M$
2007: 12M$; 2010: 33M$
Coût total en 1992: 450m$
Coût d'opération COJO: 4200mF
équipements sportifs: 5755mF
déficit olymp: 60m$
(F285m)
Coût extra équipt s
m: millions; M: milliards; $m00: millions de dollars 2000; dollars australiens pour Sydney; F: francs
français; Y:yen.
Sources: Andreff & Nys (2002), Barget & Gouguet (2010), Burton & O'Reilly (2009), Chappelet (2002),
Elberse et al. (2007), Jeanrenaud (1999), Solberg (2008), Tihi (2003), Zimbalist (2010 & 2011), COJO,
presse.
Les traces de révision du projet olympique en cours de réalisation sont assez
nombreuses. La plus mémorable et la plus coûteuse est certainement celle du toit du
stade olympique de Montréal (Auf der Maur, 1976), achevé en 1985, neuf ans après
les Jeux, à un coût six fois supérieur. La transformation du vélodrome en Biodôme a
coûté 1,5 milliards $ ex post. A Albertville, le coût du tremplin de saut de Courchevel
a été révisé de 60 à 120 millions F, la piste de bobsleigh de La Plagne de 70 à 230
millions F. Une somme de 613 millions F d’équipements collectifs de transport a été
supprimée du budget du COJO d’Albertville. A Sydney, la démolition de deux
tribunes du stade de Homebush Bay a représenté un coût ex post supplémentaire. A
Pékin, la simplification du «nid d’oiseau» du stade olympique a permis d’économiser
50% de l’acier. Le projet de piscine olympique, jugé suréquipé, a été revu en baisse.
A Vancouver, le budget lié à la sécurité a été multiplié par 7 entre 2003 et 2010,
passant de 110 millions € à 770 millions €. Le coût du stade olympique de Londres a
été révisé plusieurs fois en hausse, de 280 à 355 millions £; les infrastructures ont
été revues en hausse de 106 millions £. Le parc olympique a été réévalué de 900
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«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
millions £ sur un coût de 3,3 milliards £. La station de ski de Rosa Khutor est venue
s’ajouter au projet de Sotchi, financée il est vrai par Interros, holding de l’oligarque
Vladimir Potanine.
Tableau 4 - Estimation du dépassement des coûts sportifs* des Jeux Olympiques,
1968-2012
Jeux Olympiques d'été
Ville, année
Jeux Olympiques d'hiver
% de dépassement
Ville, année
des coûts sportifs
Londres 2012
101
% de dépassement
des coûts sportifs
Vancouver 2010
17
Beijing 2008
4
Turin 2006
82
Athènes 2004
60
Salt Lake City 2002
29
Sydney 2000
90
Nagano 1998
56
Atlanta 1996
147
Lillehammer 1994
277
Barcelone 1992
417
Albertville 1992
135
Montréal
796
Calgary 1988
59
Sarajevo 1984
173
Lake Placid 1980
321
Grenoble 1968
201
Source: Flyvbjerg & Stewart (2012).
Les retards pris dans la réalisation de certains équipements sont monnaie courante.
Le projet urbain d’Albertville est resté inachevé. Le retard dans la préparation du parc
du Centenaire à Atlanta a exigé des emplois en heures supplémentaires et engendré
un surcoût. A Athènes, de nombreux chantiers ont pris du retard, en particulier le
tram, le périphérique et le train suburbain vers l’aéroport. En janvier 2004, un seul (le
gymnase de Nikaia) des 33 sites sportifs était prêt. Plusieurs sites olympiques de
Londres ont pris du retard, notamment Wembley, car le COJO rencontre des
difficultés pour programmer toutes les installations prévues dans le dossier de
candidature.
Par conséquent, les rallonges budgétaires et les subventions obtenues en cours de
réalisation ne sont pas rares. Montréal a reçu 1 milliard $ de subventions publiques.
Albertville a obtenu une rallonge financière de l’Etat en novembre 1987 couvrant un
quart du budget du COJO, puis une nouvelle rallonge de 210 millions F en juillet
1992 après les Jeux. Sydney a reçu des aides publiques et des subventions au
moins jusqu’en 2004. A Sydney, le centre équestre international reçoit une
subvention de fonctionnement de 760.000€ par an et le parc olympique de Blacktown
735.000€ par an. La ville d’Athènes n’a cessé d’augmenter ses emprunts publics
pendant la préparation des Jeux, l’accueil des J.O. étant partiellement à l’origine de
la dette publique grecque actuelle. Le gouvernement italien a accordé une
subvention de 170 millions € en 2005 pour combler un déficit apparu dès 2004 dans
le budget du COJO de Turin.
Le déficit du COJO n’est pas toujours la règle, car les dépenses excédentaires sont
transférées vers le budget de la ville d’accueil par le biais des rallonges budgétaires
et des subventions non prévues au départ. Des déficits du COJO ont cependant été
enregistrés à Munich 1972, Montréal 1976 (1 milliard $ canadiens), Lake Placid
1980, Albertville 1992, Lillehammer 1994, Sydney 2000, Athènes 2004 (résultat
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Andreff, Wladimir. Pourquoi le cout des jeux olympiques est-il toujours sous-estime? la
«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
d’exploitation jamais publié), Turin 2006 et un léger déficit à Atlanta 1996. Il y eu des
doutes exprimés au sujet de l’excédent ex post affiché par Séoul 1988, notamment
en raison des subventions publiques obtenues, il fut d’ailleurs révisé en baisse
(Preuss, 2004). Le même argument vaut pour l’excédent affiché par Barcelone,
largement subventionnée par ailleurs. Quant au déficit de Lake Placid, il fut
immédiatement couvert par une aide exceptionnelle de l’Etat de New York.
La dette de Montréal a été payée directement par les contribuables montréalais pour
280 millions $ canadiens, via une surtaxe, et 760 millions $ canadiens pris en charge
par la province du Québec grâce à une taxe spéciale sur le tabac. Le fonctionnement
des équipements olympiques montréalais a dégagé un déficit de 20 millions $ par an
depuis 35 ans. L’endettement de la ville de Barcelone a atteint 395 milliards de
pesetas ou 1,2 milliard €, selon les estimations, payé par les contribuables. Le déficit
du COJO d’Albertville a atteint 285 millions F. La dette d’Albertville s’est élevée à
11.000F par habitant et pour la financer la taxe d’habitation a augmenté de 40%.
Plusieurs communes de la vallée olympique de la Tarentaise se sont aussi
endettées: Pralognan, Brides les Bains, Macôt et Les Saisies, ainsi que Courchevel.
La dette des Jeux de Sydney est finalement de 121 millions €. La Nouvelle Galles du
Sud paie 26,8 millions € par an pour l’exploitation des sites olympiques. Le Stadium
Australia n’a pu être financé en Bourse comme prévu, le Superdome et le centre
nautique dégagent chaque année un déficit d’exploitation. Il est estimé que les
contribuables grecs paieront le déficit des Jeux au moins jusqu’en 2030 et que les
J.O. ne sont pas pour rien dans l’envolée du déficit budgétaire de l’Etat au-dessus de
3% du PIB.
Du côté des recettes, une source de la winner’s curse, bien moins fréquente que du
côté des coûts, peut consister en une surestimation ex ante du nombre de
spectateurs, en particulier des spectateurs étrangers à la ville et à la région
olympiques. Ainsi à Albertville, la totalité des 800.000 tickets n’a pas été vendue Un
quart des billets n’ont pas trouvé preneurs à Atlanta. Le nombre de visiteurs à
Sydney 2000 a été inférieur aux prévisions (Preuss, 2004).
Soulignons que l’absence de lobbying et de corruption serait un bon contrefactuel de
la winner’s curse. Mais le lobbying semble être devenu une stratégie quasiment
inévitable pour remporter l’enchère olympique. Le coût du lobbying de Sydney pour
l’emporter sur Pékin pour les Jeux de 2000 est estimé à 2,5 millions F d’honoraires
versés. Pékin s’est engagé, avant le vote pour l’attribution des J.O. 2008, à
construire dix stades dans les pays africains dont sont originaires certains membres
du CIO. Londres a adopté une tactique agressive de marketing et de lobbying dont
l’efficacité est souvent considérée comme le déterminant de l’obtention des Jeux
2012. De Rendinger (2006) décrit les séquences de la «technologie» du lobbying:
hunting puis farming puis convincing puis closing puis controlling et indique qu’elles
ne furent pas aussi strictement suivies dans la promotion du dossier de Paris 2012.
De plus, Londres a opportunément proposé 15 millions £ pour aider les sportifs des
pays pauvres si elle était choisie pour accueillir les Jeux. Au point que certains se
demandent si le CIO n’est pas lui-même une sorte de lobby14.
14
S. Cypel, Londres l’a emporté grâce à un lobbying efficace auprès du CIO, sensible à ses
promesses, Le Monde, 8 juillet 2005.
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«malediction du vainqueur de l’enchere» (winner’s curse).
Quant à la corruption, le rapport Sheridan publié en 1999 a établi que Sydney a
versé des pots de vin pour devenir la ville hôte des Jeux 2000. En septembre 1993, à
la veille du vote, le comité olympique australien a offert une somme de 300.000F à
deux membres du CIO représentant le Kenya et l’Ouganda. L’attribution des Jeux de
Salt Lake City a atteint un sommet de la corruption (Maennig, 2002 & 2005), au point
que la procédure d’attribution a été amendée. La mise au jour de la corruption a
débouché sur une réforme du CIO (Chappelet & Kübler-Mabbott, 2008) et sur
l’exclusion de plusieurs membres du CIO tels Augustin Arroyo (Equateur), Zein elAbdin Gadir (Soudan), Sergio Santander Fantini (Chili), Jean-Claude Ganga
(Congo), Lamine Keita (Mali) et Paul Wallwork (Samoa) en 1999, tandis que le
tristement célèbre Kim Un-yong (Corée du Sud), ancien vice président du CIO, reçut
un blâme en 1999 puis, après avoir subi de fortes pressions, démissionna en 2005.
En fait, des versements illicites s’étaient déjà produits dès 1991 quand Nagano avait
été préféré à Salt Lake City pour les Jeux de 1998. A la même époque des soupçons
ont pesé sur Robert Helmick, ancien président de la Fédération internationale de
natation et grand artisan de l’attribution des Jeux à Atlanta 1996. Selon Chappelet et
Kübler-Mabbott la victoire de Séoul sur Nagoya pour les Jeux de 1988 doit aussi
quelque chose aux faveurs concédées à des membres du CIO.
Pour finir sur une note un peu moins pessimiste, le CIO a entrepris de lutter contre la
sous-estimation du coût des J.O. à partir de l’attribution des Jeux 2018, mais on a vu
que Rio de Janeiro, la ville la plus chère, a gagné. Le CIO exige désormais que le
financement de chaque investissement soit assuré. Les calculs doivent être réalisés
à la fois en monnaie locale et en dollars. Le CIO demande à chaque ville candidate
de fournir une estimation réaliste des frais divers et imprévus. Est-ce suffisant pour
mettre fin à la winner’s curse? Probablement pas, puisque ces mesures ne
s’attaquent pas à sa source, l’attribution par enchère.
5. CONCLUSION
Il n’est pas possible de prouver que la winner’s curse apparaît à l’issue des enchères
d’attribution de tous les J.O. d’été et d’hiver. Il faut exclure le cas (Los Angeles) où il
n’y a pas eu d’enchères faute de candidats concurrents. Néanmoins, on trouve un
indice fort, le dépassement récurrent des coûts, surtout d’investissement, que la
winner’s curse est à l’œuvre dans treize des quinze J.O. observés. Pour les deux
autres, il y a des présomptions quand on se reporte à certains des indicateurs
complémentaires du dépassement des coûts. De tels résultats conduisent à poser la
question de savoir s’il ne conviendrait pas de mettre fin à l’attribution par enchère de
l’organisation des Jeux à une ville candidate parmi des concurrentes. Une solution
simple existe pour éviter l’enchère et la winner’s curse : fixer une fois pour toute une
localisation unique pour accueillir les J.O. d’été et une autre pour les J.O. d’hiver. Il
est pourtant peu probable que le CIO s’y résigne car, d’une part, cela diminuerait
considérablement les budgets des Jeux et, d’autre part, cela mettrait fin à un
«business» mondial profitable que ceux, nombreux qui y gagnent de l’argent
s’empresseraient de défendre. A l’heure de la mondialisation économique du sport
(Andreff, 2012b), l’adoption de cette solution économiquement la plus rationnelle
paraît improbable.
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