Le temps vécu dans Mrs Dalloway III Vieillir Mrs Dalloway est un

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Le temps vécu dans Mrs Dalloway III Vieillir Mrs Dalloway est un
Le temps vécu dans Mrs Dalloway III
Vieillir
Mrs Dalloway est un roman sur le vieillissement, ce qui est rare. Les principaux protagonistes sont
cinquantenaires (mais continuent d’être beaux, d’avoir des passions… comme des héros de roman).
1. Réflexions sur l’âge des personnages
Clarissa et Peter Walsh ont la cinquantaine, ainsi que la plupart des personnages principaux, qui sont de leur
génération. Ce sont des gens encore dans la force de l’âge, mais déjà vieillissants, comme Richard Dalloway
qui se sent devenir vieux, dans la torpeur postprandiale qui le saisit après le déjeuner chez Lady Bruton (p.
211).
* Clarissa
On apprend d’abord l’âge de l’héroïne par le point de vue de son voisin de Westminster, Scrope Purvis, qui
la voit sortir de chez elle : « elle avait quelque chose d’un oiseau, […] avec une légèreté, une vivacité, bien
qu’elle ait plus de cinquante ans, et qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie. » (p. 62). On apprend un
peu plus loin que son cœur a été affaibli par la grippe espagnole (id.). Puis Clarissa elle-même donne
précisément son âge : 52 ans, en pensant au retour prochain de Peter : « Que penserait-il, se demanda-t-elle,
lors de son retour ? / Qu’elle avait vieilli ? , etc. » (p. 107)
Clarissa analyse à travers son héroïne ce que c’est de vieillir. Voir les pensées de Clarissa à propos de
Millicent Bruton : « Mais elle craignait le temps lui-même… » jusqu’à la fin du § (p. 98). Vieillir, c’est
sentir se resserrer jusqu’à disparaître le champ des possibles et sentir diminuer le sentiment d’exaltation qui
nous porte vers l’avenir.
* Peter
Peter Walsh est obsédé par son âge, parce qu’à 53 ans, il n’a pas de situation, et qu’il a la hantise d’être un
raté : Voir le moment d’introspection où, sortant de chez Clarissa, il se promène dans les rues de Londres, p.
122 sq. : De retour d’Inde, il est confronté à la question du vieillissement, parce qu’il se rend compte que,
comparé à Richard Dalloway (p. 125), il a raté sa vie : il n’a pas de situation. C’est un moment de crise
existentielle : « Qu’est-ce ? Où suis-je ? Et pourquoi, après tout, fait-on ce qu’on fait ? se demanda-t-il, le
divorce lui apparaissant comme une absurdité. » (p. 127-128) Mais contre ce moment de dépression, il réagit
par un sursaut vitaliste (« Il y a des années que je ne me suis pas senti aussi jeune ! », p. 128), qui le conduit
à s’amuser à suivre une jolie femme dans la rue (p. 128-130).
Peter Walsh refuse de vieillir : « Car il n’était pas vieux ; sa vie n’était pas terminée ; loin de là. Il avait tout
juste la cinquantaine. » (p. 116). Il est fasciné par les jeunes gens, s’identifie à eux : lui il était là, plus jeune
que jamais ; enviant aux jeunes gens leur saison d’été et tout ce qui va avec » (p. 277). Ainsi, il veut se
remarier avec une femme qui a 24 ans (Daisy). Il se comporte en jeune homme, quand il s’amuse à suivre
une femme dans la rue ou lorsqu’il se montre si séducteur alors qu’il dîne seul au restaurant de l’hôtel. Mais
sa méditation sur le passé, dans Regent’s Park, le conduit à mieux accepter son âge en constatant les
bénéfices du vieillissement : « L’avantage de vieillir, se disait-il, etc. » jusqu’à « de ne pas penser une seule
fois à Daisy »
(p. 165)
2. Importance de la jeunesse
Elizabeth, 17 ans, fascine tout le monde par sa beauté. Elle finit par abandonner celle qui incarne la laideur,
physique (son mackintosh) et morale, miss Kilman (40 ans). Celle-ci est désespérément amoureuse de sa
pupille, qu’elle voit avec déchirement s’éloigner puis l’abandonner dans le salon de thé du magasin Army &
Navy Store « Miss Kilman ne pouvait pas la laisser partir ! Cette jeunesse, radieuse de beauté, cette jeune
fille qu’elle aimait de toute son âme ! » (p. 235) Elisabeth s’enfuit comme un animal farouche (p. 236),
laissant Doris Kilman à sa solitude : « Elizabeth était partie. La beauté était partie, et la jeunesse. » (p. 237)
Lady Rosseter pense la même chose en observant la fille de Clarissa lors de la soirée : « C’est vrai que les
jeunes gens sont beaux » (p. 319).
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La traversée éblouissante des années de jeunesse marque toute une vie, d’où la persistance du passé, de
l’enfance et surtout de la jeunesse à travers les souvenirs : le groupe des amis de Bourton (Clarissa, Peter,
Sally Seton) a toujours présents à l’esprit, vifs et agissants, les souvenirs de leurs vingt ans. Ainsi Clarissa se
souvient-elle avec acuité de la première fois où elle a vu Sally Seton (« Elle était assise par terre, etc. », p.
101) et des sentiments intenses qu’elle éprouvait en sa présence, du temps de leur jeunesse (p. 102-106).
Clarissa s’étonne de la persistance dans la mémoire de certains souvenirs, comme la phrase prononcée par
Peter Walsh alors qu’elle contemplait le paysage : « Songeuse au milieu des légumes ? […] et puis, alors
que des milliers de choses avaient disparu à jamais, c’est tellement bizarre, une phrase comme celle-ci à
propos de choux. » (p. 62)
Peter Walsh lui-même vit dans une grande proximité avec ses souvenirs de jeunesse, car ce qu’il a vécu à
vingt ans, lors des étés passés à Bourton chez le père de Clarissa, Mr Parry, l’a marqué à vie. Il s’étonne luimême de ma netteté de certains souvenirs qu’il a conservés de cette époque, par exemple celui du jardin où
il se promenait la nuit avec Sally : « il revoyait Sally arrachant une rose […] (c’est fou la netteté avec
laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années) » (p. 160)
3. Figures de la vieillesse
Il y a aussi différentes figures du grand âge :
- Mrs Bruton qui incarne l’esprit martial de l’Angleterre éternelle ;
- Lady Bexborough, dont Clarissa admire le stoïcisme et la manière de se tenir droite.
- La vieille Mrs Helena Parry, la tante de Clarissa, qui a plus de 80 ans, un œil de verre, et que Peter Walsh
croyait morte.
- Une invitée excentrique de la soirée chez les Dalloway : « cette créature évanescente, phosphorescente,
vagabonde, la vieille Mrs Hilbery, qui tendait les mains vers le brasier de son rire (une plaisanterie à propos
du Duc et de la Duchesse), rire qui, quand elle l’avait entendu de l’autre côté de la pièce, l’avait rassurée
quant à quelque chose qui la tracassait souvent […] : la certitude que nous avons de mourir un jour. » (p.
296)
Ces figures de vieilles personnes (surtout des femmes) droites comme des i incarnent comme un défi lancé
au temps et à la fatalité du vieillissement : la possibilité de ne pas courber l’échine, de ne pas s’affaisser sous
le fardeau des années.
Parmi ces figures de vieilles femmes, il faut mettre à part la voisine anonyme que Mrs Dalloway voit de sa
fenêtre et qui symbolise la possibilité de résister au temps, d’habiter le temps (« la vieille dame d’en face »,
p. 228-229). Cette vieille dame incarne aux yeux de Clarissa quelque chose de solennel : ce qu’il y a de
sacré dans l’existence temporelle — « c’est cela le miracle, c’est là qu’est le mystère » (p. 230) — et que
travestit la religion. Ce personnage symbolique réapparaît à la fin du roman, lorsque Clarissa s’est retirée
seule dans le petit salon, après avoir appris le suicide de Septimus (p. 309) : face à cette irruption de la mort
dans sa soirée, l’apparition de la vieille dame et le regard qu’elle échange avec Clarissa fonctionnent comme
un symbole, exorcisant la menace de la mort introduite chez elle par le sinistre couple Bradshaw.
4. Le mystère de la continuité de l’identité individuelle
L’étrangeté du temps qui passe, tel qu’il est vécu de l’intérieur par l’individu, consiste en ceci qu’on se sent
à la fois changer et rester le même. Les différents âges de la vie ne se succèdent pas vraiment, ils sont
imbriqués les uns dans les autres comme les instants de la « durée réelle » selon Bergson : « Elle se sentait
très jeune ; et en même temps, incroyablement âgée. » (p. 68)
On change mais on ne change pas : le vieillissement est une expérience paradoxale, parce qu’il laisse
inchangé le noyau de la personnalité tel qu’il s’est formé au début de l’âge adulte :
« Quand on était jeune, disait Peter, on était trop passionné pour connaître les gens. Maintenant qu’on était
vieux, cinquante-deux ans pour être précis (Sally avait cinquante-cinq ans, de corps, dit-elle, mais son cœur
était celui d’une jeune fille de vingt ans) ; disons, maintenant qu’on avait atteint la maturité, on pouvait
observer, on pouvait comprendre, et on ne perdait pas pour autant le pouvoir de ressentir, disait-il. » (p. 319320).
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Chacun des principaux protagonistes éprouve pour soi-même et pour ses proches (du moins les gens de son
âge, ses "conscrits") ce paradoxe du temps qui passe et transforme les personnes tout en les laissant
identiques à elles-mêmes :
- Peter Walsh, de retour des Indes après cinq ans d’absence, trouve que Clarissa a vieilli, alors qu’elle trouve
qu’il n’a pas changé du tout : « il n’avait pas changé d’un iota » ; « Semblable à lui-même, toujours le
même », rapporte-t-elle à son mari (p. 218). Mais c’est l’effet de l’attachement de Clarissa pour Peter ; car
Sally, elle, au cours de la soirée, en discutant avec lui se dit : « […] il avait changé. Il était un peu flétri » (p.
312).
- L’histoire personnelle de Septimus Warren Smith (comment il s’est installé à Londres, a été amoureux de
sa professeur de littérature, est devenu employé de bureau, s’est engagé à la guerre…) illustre l’idée qu’on
change, moralement et physiquement, tout en restant le même. Cf. p. 172 : « Logeant derrière Euston Road,
il avait eu des expériences, et d’autres encore, etc. » jusqu’à la fin du §. La transformation physique et
morale de la personne est comparée à la croissance d’une plante : on ne peut pas l’observer, juste la
constater, comme le jardinier qui ouvre sa serre et découvrant qu’une plante a fleuri ne peut que dire : « Elle
a fleuri. » (p. 172) A son retour de la guerre, le changement de personnalité de Septimus se révèle à travers
la lecture : lorsqu’il reprend Shakespeare (et Dante et Eschyle), il n’y découvre plus rien d’autre que
l’expression d’un profond dégoût de l’humanité.
- Sally Setton devenue Lady Rosseter a complètement changé, mais a gardé pourtant quelque chose de sa
personnalité excentrique de jeune fille. Voir p. 155, les pensées de Peter Walsh qui se reportent vers elle :
« Voyons, qui avait fait ça ? » jusqu’à la fin du §. Sally a conservé son tempérament (elle écrit « une lettre
pleine d’élan » où elle parle d’hortensias bleus) tout en devenant une personne toute différente de ce qu’elle
était, selon une transformation complètement inattendue : « la dernière personne au monde qu’on aurait pu
imaginer épousant un homme riche […] » (p. 155) Voir la scène de son arrivée inattendue à la soirée de
Clarissa, p. 289-290 (à partir de « "Clarissa !" Cette voix ! C’était Sally Seton ! » jusqu’à « tout illuminée du
plaisir de revoir le passé. ») Le portrait de Sally est fait du point de vue de Clarissa, p. 303-304, qui souligne
la transformation imprévue de la jeune fille rebelle, à qui on promettait un destin hors du commun (« elle
deviendrait peintre, écrivain » en Lady Rosseter : « Au lieu de quoi, elle avait épousé, à la surprise générale,
un homme chauve à la boutonnière fleurie qui possédait, disait-on, des filatures de coton à Manchester. Et
elle avait cinq fils ! » (p. 304) D’ailleurs, elle reconnaît elle-même qu’elle n’est plus la même que du temps
de sa jeunesse : « elle avait vieilli, l’après-midi même elle était allée à Eton, voir ses fils qui avaient les
oreillons » (p. 314).
Le temps possède une unité qui est celle de la « continuité d’une vie » (cf. texte de Merleau-Ponty), par
laquelle l’instant présent d’une conscience est fondé sur tous ses instants passés et se projette aussi, par
l’intentionnalité, vers le futur. Telle est l’idée qui affleure à l’esprit de Maisie Jonhson lorsqu’elle croise
Septimus et Rezia dans Regent’s park : « […] elle était toute retournée d’avoir vu ce couple sur ces chaises ;
[…] si bien que lorsqu’elle serait très vieille elle s’en souviendrait, etc. » (p. 92)
* Le stade du miroir
Le mystère de cette identité individuelle qui se maintient à travers le changement et fait qu’on reste le même
tout en se transformant (physiquement et moralement) d’instant en instant, qui est unie quoique formée
d’éléments disparates et incompatibles, – ce mystère est éprouvé par plusieurs personnages du roman au
moment où ils se regardent eux-mêmes dans une glace :
- Voir le passage où Clarissa, retirée seule dans sa chambre, pense à son âge, regimbe contre la vieillesse qui
vient et regarde son visage dans un miroir : « Déposant sa broche…Mais où était donc sa robe ? (p. 107-108)
- Peter, sortant de chez Clarissa, aperçoit sa propre silhouette « reflétée dans la baie vitrée d’un fabricant
d’automobiles de Victoria Street » (p. 123) et pense au rôle qu’il a joué lors de son séjour en Inde.
L’identité individuelle est une prison dont on peut s’évader brièvement, comme le fait Peter au moment où il
décide de suivre une femme dans la rue : « s’évadant (seulement, bien sûr, pour une heure ou deux) de ce
qui le faisait être lui et pas un autre, et se sentant comme un enfant qui quitte la maison, etc. » (p. 128)
- Doris Kilman, sortant du grand magasin après qu’Elisabeth l’a quittée, s’aperçoit dans une glace, avec sa
laideur pathétique (physique et morale : c’est une personne haineuse, envieuse, aigrie) qui provoque sa
solitude : « elle avançait en tanguant, et se surprit soudain, tanguant avec son chapeau de travers, rouge et
congestionnée, en pied dans une glace. » (p. 237)
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4. Entremêlement du passé et du présent
Moi dans le passé et moi dans le présent ne sont pas séparés, parce que ce qui traverse ma conscience à
l’instant présent éveille le souvenir d’expériences passées. Voir par exemple la scène des retrouvailles entre
Clarissa et Peter, p. 111-122 : pendant dialogue, chacun des deux interlocuteurs retrouve à part soi des
souvenirs de leur passé commun (ils ont failli se marier ensemble), à tel point que le passé et le présent en
viennent à certains instants à se superposer : « Bien sûr, maintenant, il est charmant, se dit Clarissa, etc. » (p.
113 sq.)
Autre exemple, lorsque Mrs Dalloway sort de chez elle, dans l’incipit du roman, pour aller acheter des
fleurs, elle se souvient de sensations identiques à l’époque de sa jeunesse : « La bouffée de plaisir ! le
plongeon ! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, etc. » (p. 61) Avant de connaître l’âge
du personnage (on l’apprendra à la page suivante), on connaît, à travers ses souvenirs, ce qu’elle éprouvait
quand elle avait dix-huit ans.
Il y a quelque chose, dans l’identité individuelle, qui échappe au passage du temps. L’enfant persiste dans
l’adulte jusqu’à la fin de sa vie : « Car elle était une enfant, etc. » jusqu’à la fin du § (p. 115) (passage
important). Cette persistance du passé dans l’inconscient se manifeste dans le rêve de Lady Bruton, une
dame de soixante-deux ans qui, lorsqu’elle s’endort après le déjeuner, retrouve les sensations de sonenfance
à la campagne (p. 208-209).
La passion est une de ces expériences humaines qui s’élève au-dessus du temps. Les sentiments entre
Clarissa et Peter sont toujours aussi vifs que lorsqu’ils avaient vingt ans. Le roman est un roman d’amour
contrarié entre Peter et Clarissa. Dès les premières pages, Clarissa repense sans arrêt à Peter, avec des
sentiments contradictoires : elle ressasse les manifestations de leur mésentente (par exemple, ils ne jugent
pas Hugh Witbread de la même façon) tout en se sentant profondément proche de lui : « il pouvait être
impossible ; mais quel adorable compagnon de promenade c’eût été par un jour comme aujourd’hui. » (p.
66) et le § qui commence au bas de la page 66 : « Car ils pouvaient bien se trouver séparés, etc. » Clarissa a
même le sentiment que leur complicité durera au-delà de la mort : « elle survivrait, Peter survivrait, ils
vivraient l’un dans l’autre » (p. 69)
Tout le roman trace les deux lignes parallèles de leurs pensées secrètement amoureuses : chacun pense
beaucoup à l’autre, à leur passé commun, à l’échec de leur relation (ils auraient pu se marier mais ne l’ont
pas fait). Lors de la soirée finale, Peter observe Clarissa d’un regard admiratif, avec la ferveur d’une passion
intacte (quoiqu’il s’en défende) : « Et voilà Clarissa qui escortait son Premier Ministre, etc. » jusqu’à
« (Mais maintenant il n’était plus amoureux.) » (p. 293-294)
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