Syndromes aériens 1
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Syndromes aériens 1
THÉÂTRE • Syndromes aériens 1 par Christophe Martin Ce monologue de Chistophe Martin, jeune auteur dramatique (qui a déjà écrit pas moins de six pièces depuis 1994, toutes mises en scène ou en espace dans la région parisienne), a été créé aux rencontres de La Cartoucherie à Paris en juin 1998 et porté par Tariq Bettahar, pour qui le texte a été écrit. Ce jeune comédien formé aux ateliers du Théâtre des Quartiers d’Ivry a déjà joué sous la direction de plusieurs metteurs en scène. Complété par un autre texte “Syndromes aériens 2” et la présence de la comédienne Lila Redouane, Syndromes aérien sera un spectacle mise en scène par Didier Ruiz dans un sécor constitué de photos projetées de Nadia Benchallal. Du 19 au 28 février 1999 au Plateau 31 à Gentilly (Production : La Compagnie des Hommes) Ne fais rien, ne crois en rien, ne veux rien, ne suis rien, ne sens rien. Si, si, sens cette odeur de poissons pourris, même ici, elle poursuit. Hume l'air, viens ici parce que les odeurs de parfums sucrés, de crèmes bronzantes remplissent les narines, nettoient la tête, font gonfler le... et oublie le temps d'un relent l'odeur de poissons pourris. Ici, regarde sans voir, sens sans ressentir. Regarde les filles pendant des heures, scrute la mer, l'horizon, repère les filles à leurs ombres, passe temps à les imaginer sous leurs... Reste jusqu'à la nuit tombante, jusqu'à ce que ne puisse plus rien distinguer. Regagne alors lentement le deux pièces familial, le plus lentement possible, sans faire remarquer. Pense à journée, aux nombres de filles qu'ai vu, les note sur un petit carnet. C'est de plus en plus long, il faut rester longtemps maintenant si on veut voir plus qu'un visage, apercevoir des cheveux, des bras, des jambes. Il y a une dizaine d'années, 192 L'ACTUALITE LITTERAIRE c'était autre chose, on ne savait pas où donner de la tête. Quand on voit une fille sous ses..., on a le temps de s'imaginer plein de choses. On s'imagine comment est la fille sous ses..., un joli petit minois, un petit sourire, une mèche rebelle et on se fait le film, pars en voyage avec elle, la suis partout, imagine tous ses gestes, l'accompagne jusque dans ses moindres recoins. Mais l'odeur de poissons pourris ramène à la... Ne fais rien, car faire quelque chose ici est beaucoup trop dangereux, ne demande rien, qu'on laisse tranquille. Si on vient demander ce que sais, ce qu'ai vu, ce qu'ai entendu, sais rien, ai rien vu, ai rien entendu, aime trop le soleil. Le soleil. Oncle avait ramené cette cassette de la... et grand-mère l'adorait avant qu'elle ne devienne sourde. C'est la seule à ne pas trembler dans la maison à cause des bruits d'explosion. C'est un cas grand-mère. Déjà, père dit qu'il ne sait plus si c'est sa mère ou sa grand-mère. Pendant la..., il est parti dans le maquis. Il s'est fait prisonnier et il est resté huit ans en prison. Quand il est revenu, il n'y avait plus qu'une femme à la maison, il n'a jamais su si c'était sa mère ou sa grand-mère. A avis, c'est plutôt sa grand-mère, en tout cas elle l'appelle fils, et c'est la seule à l'engueuler. Avant quand elle était moins sourde, dès qu'il y avait une explosion, un feu d'artifice ou un pétard, elle voulait toujours aller chercher sa kalach comme elle disait et descendre dans la rue. Mais père l'a vendue, la kalach, sinon, elle aurait fait un carton. Avant les filles passaient ici comme des vagues pour aller à l'université, gaies, rieuses, parfumées et légèrement vêtues. Ne suis jamais allé à la fac, suis autodidacte, suis autodidacte et aime beaucoup les autos mais n'ai pas permis de conduire. Un jour, on a chopé une mercédès, on a fait un tour avec avant de la brûler. Grande classe, ça changeait de la 4L d'oncle, oncle, Ahmed, celui qu'était dans l'administration. Ai passé plus de temps à la sortie de la fac que n'importe quel étudiant, leur parlais pas, aurai pu mais ne sais pas quoi leur dire, les regarde et c'est tout. Parfois elles souriaient en passant à côté, certaines frôlaient mais disais rien. Dis jamais rien, encore moins aujourd'hui qu'hier. D'abord, n'ai rien à dire, n'ai pas d'avis, n'ai pas d'idées. Préfère regarder les filles. Depuis qu'a les paraboles, tous les premiers samedis du mois, on se mate Canal plus. La première fois qu'ai vu ça, ai halluciné, ne savais pas que ça existait, ça a même écœ uré. Enfin bon, à chaque fois, arrange pour le voir. En attendant que marie, ce qui risque de prendre du temps vu situation, qu'ai pas d'appartement. Pourtant, n'ai pas envie d'être comme cousin, encore... à 37 ans. Comment pourrais rencontrer des filles, les filles elles passent devant, elles s'arrêtent pas, peut-être devrais les siffler, mais suis trop... Rien faire, c'est devise, regarder sans voir, entendre sans écouter. On est huit dans la famille sans compter la grand-mère, qu'est sans âge, l'increvable l'appelle. Comme on a deux pièces et vu que suis l'aîné, on dort tous les enfants dans le salon, les parents dans la chambre, la grand-mère dans la cuisine, et des fois quand ça gueule un peu trop, vais dans les chiottes sur le 2 L'ACTUALITE LITTERAIRE palier, ça pue un peu mais suis tranquille, peux faire petites affaires, il faut simplement que fasse gaffe à pas faire pisser dessus, ça arrive souvent avec la grand-mère. Comme c'est insupportable, ne suis à la maison que pour bouffer, quand il y a à bouffer et dormir, quand c'est possible. On ne peut plus ne rien faire tranquille. Avant avais quelques copains avec..., comme... Maintenant, on est moins nombreux, suis souvent tout seul. Dors souvent dans les chiottes et passe la journée dans les rues, ai l'impression de puer la pisse ou le poisson pourri ou les deux. Alors, parfume. En plus comme de l'eau, on en a tous les trois jours et qu'aime pas trop aller au hammam des hommes, parfume. Aime laver mais tout seul, pas avec les autres, vais au hammam quand sais qu'il n'y a personne. Suis capable de ruiner pour en trouver un, un parfum. Enfin, comme n'ai rien, ne ruine pas beaucoup. Les ai toujours avec. Celui-là, le met plutôt le matin. Celui-là l'après-midi et celui-là le soir. En ce moment essaye de perfectionner dans les langues étrangères, français et anglais, aimerai bien sortir, aller en France, aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie. Oncle, Ahmed, il ne parle aucune langue, veux dire correctement, il baragouine un mélange d'arabe, de berbère et de français, il arrive à se faire comprendre. Pourtant il a été à l'école, au moment ou on apprenait par cœ ur les versets du Coran. Ai toujours eu la mémoire courte, ai jamais réussi à en mettre un dans la tête. Il paraît que c'est pour ça qu'ai pas réussi à l'école. Ne sais pas ce que vais devenir ici. Demande pas grand-chose, travail, femme, logement. Voulais être pilote de ligne avant, ai toujours rêvé de piloter un avion. Sais que ce ne sera jamais possible mais quand prendrais l'avion, serais libre, serais heureux. N'aime pas la mer, suis malade en bateau, aime bien me baigner, pas les bateaux. Ils ont eu la belle vie, avant. Oncle, Ahmed, qui était fonctionnaire, il se demandait tous les matins comment il allait occcuper sa journée au boulot, ils étaient dix pour le boulot d'une personne et c'était toujours la même personne qui faisait le boulot. Quand l'usine a brûlé, il s'est retrouvé à la porte, ça l'a pas dépaysé, il avait plus sa paye en fin de mois mais ça ne faisait pas une grande différence. Des fois, au hammam, mais ai refusé, c'est pas genre, aime trop les filles. Ça y va au hammam, c'est chaud. On a peut-être les plus belles femmes du monde, on peut le penser vu qu'on ne les voit pas trop. Vu qu'il n'y a pas grand-chose à faire dehors, le soir, rentre chez... De toute façon, la ruse, c'est de passer inaperçu. Avoue que dans le domaine, ne suis pas mal, il faut essayer de se fondre dans le paysage. Le mieux, c'est d'être toujours au même endroit. Selon les heures de la journée et la période de l'année, suis au même endroit, un peu comme un arbre, et comme parle à personne, ne vend pas de cigarettes, on ne remarque même pas, et aime bien. Rêve c'est d'être invisible pour pouvoir se promener partout, manger là où il y a la meilleure nourriture, aller chez les gens, voir comment ils vivent, suivre les filles chez elles, les regarder quand elles prennent leurs douches, et 3 L'ACTUALITE LITTERAIRE retourner aux hammans des femmes. Pour se les..., le problème serait le même, où alors il faudrait rentrer dans leurs rêves. Le soir suis dans mes chiottes, médite, recopie petit carnet sur un grand cahier et regarde où en sont parfums. Suis chez... et il est tellement tôt, n'ai tellement pas envie de dormir, écoute, écoute les bruits de l'immeuble, les cris, les râles, les pleurs des bébés, parfois des rires, la musique, la télé et puis plus rien. Tue le temps comme peux. Suis un mort en puissance. Sais que ça peut arriver d'une minute à l'autre. Ne suis rien et même en étant rien, c'est pas facile. Pourrais choisir comment voudrais mourir. C'est très facile de mourir. Pourrais mourir alors que n'ai jamais menacé personne, jamais parlé, jamais porté une arme, jamais acheté de journal. En fait fais le mort, fais comme si étais mort, c'est le seul moyen de vivre. On est les seuls à pouvoir rester des heures au soleil sans rien faire, devant une route, dans une rue, contre un arbre, sur une dune. Ça, c'est un baume après-rasage mais laisse pousser la moustache. Ça passe partout, c'est traditionnel. Ça devient compliqué de trouver des rasoirs. Rase en cachette, c'est de plus en plus dur, car ai la même lame depuis un an. Ne suis jamais laissé poussé la barbe. En plus elle pousse mal. Et puis les filles, elles aiment pas trop. Fais attention à ne pas couper car il n'y a pas d'alcool. Déteste voir les plaies, le sang. Quand étais petit, bras est passé dans une vitre, n'ai rien senti mais quand ai vu le sang qui coulait, suis évanoui. Depuis, la vue du sang met mal à l'aise. Ai jamais aimé les boucheries, le sang qui coule, les abats. Aime l'odeur de la viande grillée. Souviens qu'il y a quelques années, on arrivait encore à manger de la viande. Souviens pas goût de la viande. Souviens odeur, sens cette odeur parfois au coin d'une rue, dans les quartiers chics. Reste là à sentir, à demander qu'est-ce que c'est comme plat. Ai toujours une petite bouteille de parfum vide et essaye de capturer les bonnes odeurs, mais ça ne marche pas. Pour enfermer les odeurs, il faut les transformer en liquide ou en gaz. Le seul endroit où on pouvait se défouler avant, c'était le stade. Tous les vendredis après-midi, on pouvait gueuler et fumer tranquille. Personne ne faisait... C'était assez drôle car des fois on passait le temps à gueuler des slogans, on ne s'occupait même pas du match. Mais le foot ça ne marche plus très bien. Ne vais plus au match. C'est moins bien. Il n'y a que des hommes. Après les matchs, on se retrouvait tous pour écouter de la musique, maintenant c'est fini, trop dangereux aussi la musique. Avant emmenais poste avec, cassettes. Maintenant, il est caché dans les chiottes, écoute de la musique quand réussis à récupérer des piles, mais il ne sort plus des chiottes. Adorais baigner à poil avant. Faisais ça que la nuit parce que ça faisait, c'était la liberté. Des fois, rêve que vis à poil. Les médocs qui marchent bien, ce sont les tranquillisants. Tout le monde en utilise, pour dormir, pour se réveiller, pour aller au travail, pour travailler. Ne vais plus baigner la nuit, ne vais plus baigner à poil. Rêve, c'est tout. 4 L'ACTUALITE LITTERAIRE Putain d'odeur qui tient, ai beau parfumer à longueur de journée, ai toujours cette putain d'odeur qui colle à la peau. Ne supporte pas cette odeur, odeur de pisse, de poisson pourri, de merde. Faut qu'aére, le corps, la tête, faut aérer. Ai envie d'être transparent, d'être rien, de passer inaperçu, alors que déjà ne suis rien, ne fais rien, n'ai pas l'intention, voudrais mettre la tête sous terre, planquer, cacher, tranquille mais ne peux pas passer du soleil et de voir les gens, les filles. Avant, allais à la plage en bus voir les touristes mais il n'y en a plus maintenant. Regardais pendant des heures les blondes, leur peau claire, blanche, transparente et voulais avoir la même peau claire mais étais toujours bronzé. Elle passaient des heures sur la plage et passais les mêmes heures à les regarder. Ne voulais pas manquer quand elles arrivaient et quand elles repartaient. Quand vont revenir les touristes ? Même la mer pue le poisson pourri, la merde et la pisse, même la mer ne lave plus toutes les impuretés. Méfie de tout le monde, amis, d'ailleurs en ai plus, cousins, frères, sœ urs, père et même mère. Grand-mère est devenu sourde, mais normal, avec toutes les explosions qu'elle a entendu. Dès qu'elle voit qu'il y a une manif dans la rue, elle veut y aller, elle prend son haïk et hop elle descend, dès qu'il faut aller ouvrir sa gueule, elle y va. Mais son énergie fait plaisir à voir, dès qu'elle voit un uniforme, elle tape dessus. Tiens être vieux, c'est ce qu'il y a de mieux. Dire que les gens ici se sont toujours plaint, ils se disaient que demain serait meilleur. Maintenant, c'est le contraire. Tout le monde regrette le temps passé. Suis capable de rester pendant des heures dans la rue. Suis capable de regarder la mer pendant des heures. Suis capable de rester des heures et des heures sans rien faire. Suis capable de rester contre un mur des heures durant. Ne fais rien, feignante, fais mine, mine de rien. Parle pas. Ne dis rien pendant des heures. Pour dire quoi ? Ai rien à dire. Aime bien ne pas penser mais simplement regarder et oublier que suis là, être avec les autres. Voudrai n'avoir plus d'attaches. Pourquoi reviens encore manger et dormir chez... ? Suis trop feignant pour trouver de la nourriture ou un endroit pour dormir. Où pourrais aller ? Pas d'argent, rien. Contente de vivre, de regarder, de parfumer, d'écrire sur carnet puis sur grand cahier le nombre de filles qu'ai vu et comment elles étaient. Aime bien l'odeur de la peinture fraîche, de la colle, de l'encre, des crayons, ai toujours ce marqueur avec..., il ne marche plus mais il y a toujours l'odeur. De temps en temps, récupère de la colle et le soir dans les chiottes, plane un peu, endors en sentant. Dis que ne recommencerais pas mais c'est comme le ça de Canal plus, y retourne toujours. Ne fais pas la prière car ça ennuie de répèter toujours les mêmes choses, ne comprends pas ce qu'ils disent, ne crois que ce que vois. Toujours père, mère disent de faire la prière, d'aller à la mosquée, fais semblant de faire la prière et vais jamais à la mosquée. 5 L'ACTUALITE LITTERAIRE Voudrais bien prendre la main d'une fille, rien que la main, et la tenir longtemps dans la..., la garder toujours, sentir sa peau contre la..., là, sentir son odeur. Ecoute les murmures de la ville. Parfois, la ville gronde, la ville tempête, la ville explose, la ville ne rigole plus comme avant, elle se cache pour rire, elle pleure au grand jour. La ville vit cachée et meurt au grand jour. Suis son odeur, plane au dessus d'elle, la regarde de haut, reste dans les airs, aérien, aérien. Dans la rue, sens souvent la poudre, la fumée, sens la mort, sens le sang, approche, approche mais ne veux pas voir, ne veux pas voir, ai peur, ai peur. • 6 Zineb Labid L'ACTUALITE LITTERAIRE 8