LE PREMIER SLOW Auteur : Georges Cloud

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LE PREMIER SLOW Auteur : Georges Cloud
LE PREMIER SLOW
Auteur : Georges Cloud
- Tu te souviens du premier bal ?
- Le premier bal ?
Il se redressa sur son fauteuil, gardant toujours la main de la femme dans la sienne.
- C’était il y a si longtemps ! J’ai l’impression qu’un demi-siècle est passé depuis… Mais
j’exagère un peu.
- Non, tu n’as pas si tort que cela.
Elle lui sourit franchement, ses yeux verts pétillants avec malice.
- Les temps ont bien changé en tout cas, assura l’homme à ses côtés en fronçant les sourcils,
tout à coup soucieux. A l’époque, on savait s’amuser ! Et profiter des bonnes choses de la vie.
Un bal, ce n’était pas tous les samedis soirs, mais le plus souvent uniquement pour fêter la
Saint-Jean ou la fête nationale. Et puis tout le monde était présent, à part tes parents, eux qui
ne sortaient jamais.
Il lui tourna le dos pour contempler le reste de la pièce : un lit médicalisé, un
déambulateur et une grosse commode occupaient le reste de l’espace. Un instant, il sembla
troublé par cet aménagement, puis soudain, un autre souvenir se saisit de lui.
- Et le jeune Marcelleau ! Qu’est-ce qu’il devient, tu le sais ? L’autre jour j’ai croisé Antoine,
le professeur de sciences naturelles au lycée de notre petite, vois-tu. Il m’a raconté tout de go
que Marcelleau avait été repéré par un producteur de cinéma pendant sa tournée de boulanger
dans les villages voisins. Sa mère raconte à qui veut l’entendre qu’il va devenir le nouveau
Jean-Paul Belmondo.
Un petit rire l’anima un moment, ses frêles épaules tressautant dans sa chemise
devenue trop grande pour lui.
- J’aime autant te dire que le jour où Marcelleau se retrouvera en tête d’affiche…
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Mais une vilaine toux l’arrêta net. Il voulut porter sa main droite à sa bouche, avant de
se rendre compte que celle-ci était recroquevillée sur elle-même et qu’il était incapable de
bouger un seul de ses doigts. La femme se rendit compte de la frayeur qui devait l’animer
alors et serra fort l’unique main valide qu’il restait au vieil homme pour le rappeler à elle.
- Et le bal de 1959 ? Le bal de l’été 1959, tu te souviens ?
Le vieillard la regarda sans la voir, son regard semblait porter beaucoup plus loin.
Après un moment, son visage s’éclaira comme s’il avait perdu vingt années.
- Nous avions dix-neuf ans, commença-t-il. C’était la pleine saison des amours pour nous et
nos camarades.
Il lança un regard complice à sa compagne, suivit d’un sourire, puis d’un soupir.
- Je me rappelle la réaction de tous les copains quand ils t’ont vue arriver. Ils étaient ébahis !
Ce n’était pas souvent que la fille du notaire venait assister à un bal du village. Tout le monde
disait que tu te pensais trop bien pour cela. Mais moi je savais bien que c’était faux.
Il hocha la tête pour approuver ses propres propos.
- J’étais le seul à savoir. J’étais le seul à te comprendre alors même que je ne te connaissais
pas… Oh, je savais qui tu étais bien sûr, pour t’avoir observée bien souvent à l’école, mais je
ne savais pas à quel point tu allais devenir importante à mes yeux.
- Tu savais dès le début que tu étais amoureux, compléta la femme à ses côtés.
- Pas dès le début, la corrigea-t-il en souriant, ses yeux bleus pétillants dans leurs orbites, ses
épais sourcils blancs se soulevant comme pour accentuer la suite. Mais dès notre premier
slow.
En lui serrant tendrement la main dans la sienne, ses yeux rougis papillonnèrent.
- Je ne savais pas danser le slow. Je ne savais pas danser du tout ! On dit que c’est l’homme
qui doit guider sa cavalière en dansant, mais c’est toi qui m’as guidé, et tu as continué à me
guider jusqu’à aujourd'hui.
Son interlocutrice baissa son regard sur leurs mains enlacées et avala sa salive avec
difficulté. En relevant ses yeux embués, le vert de ses iris paraissait s’effacer.
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- Et tu vas continuer encore et encore, parce qu’on n’a pas fini de vieillir, ma pauvre amie.
Les enfants sont grands maintenant, notre petite vient d’avoir dix-huit ans.
Les lèvres de la femme paraissaient hésiter entre la tristesse et la joie, se tordant en
une mimique incertaine. Un large sourire prit finalement place.
- Tu me survivras, je le sais, poursuivit l’homme. Tu as toujours été la plus forte de nous
deux. Tu as porté nos trois grands garçons, des bébés gros comme ça quand ils sont nés. La
petite dernière, tu n’as même pas dû la sentir passer. Tu ne m’as pas laissé le temps d’arriver à
l’hôpital pour être à tes côtés. Une petite fille ! C’est pour ça que tu me survivras, parce que tu
dois encore être mère pour un temps.
Les sourcils de son interlocutrice se froncèrent et ses yeux se plissèrent en entendant
cela. Elle souriait toujours, mais d’un sourire amer. Elle savait quelque chose que le vieil
homme ignorait.
- Ce matin encore, en allant au travail, l’apprenti charpentier m’a demandé la main de notre
petite. Je l’ai pris sur le ton de la plaisanterie, mais laisse-moi te dire, ce n’est pas demain la
veille que ma petite épousera un apprenti charpentier…
Un léger rire s’échappa des lèvres de la femme alors qu’elle faisait rouler contre son
pouce la bague qu’elle portait à l’annulaire de sa main gauche.
- Oh, je sais ce que tu vas me dire ! Que toi-même tu as épousé un apprenti menuisier, mais ce
n’est pas la même chose. J’étais prêt à être un mari et un père exemplaire.
- Oui, tu l’étais, approuva la femme.
Elle n’était pas vieille, mais d’un âge mûr. On ne pouvait le deviner qu’en observant
ses mains, qui avaient desséché avec le temps, alors que son visage était resté jeune et ses
yeux verts d’un vif surprenant.
Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit, laissant entrer une jeune fille vêtue d’une
blouse et d’un pantalon d’un même blanc immaculé.
- Bonjour Monsieur Lambert ! Comment allez-vous aujourd'hui ? entonna-t-elle d’un air
jovial.
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Monsieur Lambert fronça ses sourcils broussailleux, la bouche en rond, hésitant entre
lui rendre le bonjour et lui demander qui elle était. L’auxiliaire de vie entreprenait alors de
tirer les draps du lit et de les plier à la va-vite sous son bras. Elle battit ensuite les oreillers
avant de ramasser le plateau-déjeuner posé sur la commode et de se diriger vers la porte.
- Madame Millet, je voulais encore une fois, commença-t-elle en ajustant le tas de draps sous
son bras, vous présenter mes sincères condoléances. Vous savez… Madame Lambert nous
manquera à tous beaucoup.
Madame Millet accueillit les sympathies avec un léger hochement de la tête et un
sourire de politesse. L’auxiliaire de vie la dévisagea un instant, avant de s’exclamer :
- Vous savez, vous avez exactement les mêmes yeux que votre mère ! Mais j’imagine qu’on
doit souvent vous le dire.
Madame Millet sourit et se tourna vers le vieil homme toujours assis sur son fauteuil.
Le regard de celui-ci était fixé sur le mur du fond, comme s’il essayait d’y déceler une tache,
une anomalie. Ses lèvres étaient pincées, dessinant une ligne blanche sur sa figure ridée. Il ne
prêtait pas attention à ce qu’il se passait autour de lui, c’était comme s’il vivait une toute autre
vie. Lentement, il sentit qu’on l’observait et plongea son regard dans celui de la femme.
Aussitôt, ses lèvres s’ouvrirent, les rides de son front se détendirent et une expression de
gratitude infinie sembla se peindre sur son visage. La femme lui offrit un tendre sourire avant
de se retourner vers son interlocutrice.
- Oui, répondit-elle. Tout le temps.
Une fois l’auxiliaire de vie partie, Madame Millet enfila son manteau et saisit son sac
à main. Elle s’accroupit devant le fauteuil du vieil homme qui la regardait amoureusement.
- Nous serons toujours ensemble, lui dit-il.
- Oui, toujours.
Elle l’embrassa sur les deux joues, l’étreignit une seconde, puis se releva.
- Je t’aime. Prends soin de toi.
Elle ouvrit la porte et passa de l’autre côté.
- A bientôt, papa.
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