Aristote lorsqu`il nous parle de la tragédie dans sa

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Aristote lorsqu`il nous parle de la tragédie dans sa
Aristote lorsqu’il nous parle de la tragédie dans sa célèbre Poétique au IVème siècle
avant JC, nous dit que « les évènements y sont joués par des personnages et non racontés
dans un récit ». C’est bien là tout l’enjeu du théâtre, d’arriver à mettre en scène, à
représenter les évènements et surtout les sentiments… Edmond Rostand, dramaturge du
XIXème siècle n’hésite pas à faire sien ce problème. Sa pièce de théâtre Cyrano de Bergerac
a été publiée en 1897. Elle raconte l’histoire de Cyrano, homme valeureux et grand poète,
mais que la taille de son nez complexe énormément. Il aide un jeune homme à la grande
beauté, Christian à séduire Roxane dont il est lui-même également amoureux, mais en
secret. Il écrit des lettres en son nom, jusqu’à venir parler à sa place sous le balcon de
Roxane, afin de changer leur relation épistolaire en relation sensuelle. Le texte étudié
constitue la scène 10 de l’Acte III. C’est la fameuse scène de séduction sous le balcon. Sur
scène sont présents Cyrano, qui parle en masquant sa voix à Roxane sur le balcon. Christian
est à côté de Cyrano. Le dialogue est essentiellement mené par Cyrano, qui fait là une
preuve de son talent de poète.
Nous allons voir dans quelle mesure ce texte constitue un mélange de sentiments et
d’émotions complexe.
Pour ceci, nous verrons dans une première partie la stratégie de séduction menée par
Cyrano. Puis, dans une seconde partie, nous verrons le mélange des registres comique et
pathétique.
Cyrano est affublé d’un nez qui selon lui le rend inapte à séduire une femme.
Cependant il a des qualités de poète qu’il va mettre au service de Christian, beau jeune
homme, mais muet face aux femmes. Nous allons nous intéresser à la façon dont Cyrano,
dans cet extrait, mène sa stratégie de séduction face à Roxane. En effet, il veut la convaincre
d’accepter un baiser.
Cyrano se montre particulièrement habile et subtil. En effet, il sait que si Roxane craint
l’expression physique de l’amour, elle est à l’inverse très sensible à la beauté des mots et à la
littérature. Il va donc chercher à lui montrer qu’un baiser n’est pas très différent d’un poème
d’amour.
Cyrano a pris la mesure de la pudeur de la jeune fille. En effet, on peut relever la métonymie
« votre lèvre ne l’ose » où Roxane est représentée par une partie d’elle-même, ses lèvres,
lieu privilégié de la parole mais aussi du baiser. D’entrée il la place donc dans cette
ambiguïté entre parole et sensualité, afin de la conduire peu à peu au baiser.
Pour ceci, il utilise ensuite la métaphore du secret « c’est un secret qui prend la bouche pour
oreille ». Le baiser est comparé à un secret, en effet, les deux sont un échange intime, qui
nécessitent de la confiance dans le couple. Or, le secret appartient à l’univers du langage,
univers que Roxane connaît et maîtrise. C’est donc une manière pour Cyrano de lui montrer
que le baiser est également un acte de confiance, et que cela ne s’éloigne pas tant de la
parole…
Par ailleurs, il utilise une deuxième métaphore faisant appel à l’univers des mots. En effet,
on peut relever « un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer » au vers 14. Le baiser est
comparé à un point qu’on mettrait sur le verbe aimer. En effet, de la même façon que le
point vient parachever la calligraphie du mot, le baiser est l’aboutissement de la relation
amoureuse. C’est une façon pour Cyrano de montrer à Roxane qu’ayant accepté les
déclarations d’amour de Christian ,elle n’a plus qu’à achever leur relation en acceptant qu’il
l’embrasse. Et là encore la référence aux mots, à l’écriture maintient subtilement Roxane
dans cet univers rassurant de la littérature.
Plus encore, Cyrano va plonger Roxane en plein roman d’aventures amoureuses. En effet,
lorsqu’il s’exclame « J’eus comme Buckingham des souffrances muettes / J’adore comme lui
la reine que vous êtes », il fait référence au roman d’Alexandre Dumas Les trois
Mousquetaires. Ainsi il développe une métaphore dans laquelle il se compare au duc anglais,
et compare Roxane à la reine de France. Il transforme donc Roxane en héroïne romanesque,
et lui montre qu’accepter un baiser serait en parfaite adéquation avec cet imaginaire
romantique. Ce dernier argument est d’ailleurs celui qui va achever la résistance de Roxane,
puisqu’elle l’invite à monter la rejoindre.
Cyrano est donc un habile poète, plein de
Mais Cyrano ne se contente pas de rassurer Roxane, il lui fait aussi la promesse d’un
échange amoureux unique, d’un plaisir sublime de l’âme et du corps au travers du baiser.
Cyrano montre tout d’abord à Roxanne qu’elle s’est déjà laissée entraîner sur le chemin de
l’émotion, qui est le chemin naturel vers la sensualité. En effet, on peut relever à la fin de sa
première tirade « du sourire au soupir, et du soupir aux larmes ! […] Des larmes au baiser il
n’y a qu’un frisson ». On note une répétition qui provoque également un effet de gradation.
En effet, Cyrano montre que Roxane est déjà allée très loin dans les émotions, et que le
baiser n’est que la dernière étape de cette évolution.
Afin de la choyer, de lui montrer combien il l’aime, il la baigne dans un univers d’amour et de
sensualité, avec le champ lexical de l’amour que nous pouvons relever tout au long de ses
répliques « baiser », « badinage », « soupir », « serment », « promesse », « aveu »,
« aimer », « secret », « bouche », « communion ». Il cherche à l’attendrir, la plonger dans un
univers d’amour.
Cyrano emploie ensuite une série de métaphores pour parler du baiser, métaphores qui vont
former ensemble un réseau lexical des sensations. On peut ainsi relever « un secret qui
prend la bouche pour oreille », où le baiser ferait appel à l’ouïe, « un bruit d’abeille », encore
une référence à l’ouïe, « un goût de fleur », référence au sens du goût, « une façon d’un peu
se respirer le cœur », appel à l’odorat cette fois, même s’il est symbolique, et évidemment,
le sens du toucher contenu dans le baiser. Réunissant presque tous les sens, le baiser est
donc une expérience sensuelle extraordinaire, la promesse d’un plaisir inouï.
Enfin, Cyrano montre à Roxane que le baiser va dépasser la dimension cosmique pour
prendre une dimension spirituelle, devenir une véritable fusion amoureuse. En effet, on peut
dans un premier temps relever un champ lexical de la confiance « serment », « promesse »,
« aveu », « secret », qui nous montre à quel point le baiser est un échange intime entre deux
amants. Et cette intimité prend une dimension spirituelle avec ce vocabulaire presque
religieux « instant d’infini », « communion », « âme », « cœur ».
Cyrano fait à Roxane la promesse d’un moment merveilleux grâce au baiser. Aboutissement
de l’émotion amoureuse, il sera un moment de bouleversement sensuel, prenant même une
ampleur fusionnelle entre les deux amants.
Cyrano mène une stratégie de séduction extrêmement poétique et efficace. Il sait
rassurer Roxane, partir de ses goûts littéraires, l’amener insensiblement à considérer le
baiser comme un moment littéraire et romanesque tel qu’elle pourrait le souhaiter. De plus
il lui fait des promesses d’amour fantastiques, qui ne peuvent que la convaincre, ce qui a
d’ailleurs lieu.
Cette scène d’amour, de séduction, n’est cependant pas univoque. En effet, la
situation complexe des personnages permet à l’auteur de mettre en place une multitude
d’émotions chez les personnages et donc chez les spectateurs. Ainsi, cette scène mêle à la
fois registres pathétique et comique.
La présence des deux hommes sous le balcon de Roxane et le jeu de double fauxsemblant mené par Cyrano (il fait semblant d’être Christian devant Roxane, et fait semblant
de rester indifférent à Roxane devant Christian) est source de comique, notamment par les
jeux de contraste entre les différents discours.
La première note comique est apportée par l’aparté de Cyrano en réponse à la réplique de
Roxane « Et tu es / Beau comme lui ». Cyrano soudainement, alors qu’il s’était laissé
emporter par son jeu de séduction retombe, « dégrisé » nous dit la didascalie, et commente
« C’est vrai, je suis beau, j’oubliais ». Le comique est présent dans cette retombée lyrique
soudaine, ainsi que dans l’ironie contenue dans ce commentaire. Il s’agit d’une antiphrase,
Cyrano dit le contraire de ce qu’il pense puisqu’il se considère comme laid, voire repoussant.
Le spectateur rit de cette auto-dérision.
Par ailleurs, Christian, amoureux transi, mais un peu benêt provoque également le rire du
spectateur dans son échange avec Cyrano. Alors que Roxane lui dit de monter, le voilà qui
hésite soudainement. Cyrano va alors répéter par quatre fois le verbe à l’impératif
« Monte » pour essayer de lui faire comprendre qu’il n’est plus temps de tergiverser. Cela
crée un comique de répétition, on sent l’exaspération croissante de Cyrano face à tant de
niaiserie, et le rire du spectateur croit d’autant à chaque fois.
De plus, à cette répétition s’ajoute la métaphore « animal ». Christian est qualifié d’animal
par Cyrano, puisqu’il est penaud et balourd comme un animal, pas du tout l’image qu’on
attendrait d’un séducteur. Cette image est grotesque, d’autant plus dans le contraste qu’elle
provoque avec d’une part le discours lyrique tenu par Cyrano depuis le début de la scène, et
d’autre part avec l’émoi de Roxane qui de son côté répète les phrases si belles de Cyrano. Le
spectateur est donc amusé par cette superposition innattendue.
La scène comporte donc un caractère comique grâce à certaines répliques en complet
décalage avec la scène de séduction qui se joue.
Mais Rostand, en habile dramaturge, fait passer son spectateur par toute la palette des
émotions. De l’émotion lyrique et amoureuse dans lequel il l’a plongé, au rire, il va
maintenant l’amener à la pitié, pitié pour Cyrano, le séducteur masqué, qui cache ses
sentiments, que pourtant on devine tellement leur force transparaît.
Ainsi, le spectateur devine que Cyrano est réellement amoureux de Roxane, et que ce qu’il
fait passer pour un jeu poétique lui permet en fait d’exprimer ses véritables sentiments. En
effet, dans la métaphore avec les héros de Dumas, Cyrano oublie soudainement qui il est
supposé représenter, la didascalie nous dit qu’il parle en « s’exaltant », participe présent qui
montre combien son discours devient passionné. Et là il évoque ses réels sentiments, cachés
sous le mode de la comparaison « Comme lui je suis triste et fidèle ». Le spectateur sent
donc que son amour est bien sincère, même s’il affirme le contraire à Christian. De même, la
réplique ironique dont nous avons étudié le caractère comique ci-dessus comporte
également une petite note pathétique de la part de cet homme qui parle si bien, mais est si
laid.
C’est la fin de la scène qui éveille le plus la pitié chez le spectateur. En effet, on peut relever
l’onomatopée « Aïe » qui traduit la souffrance de Cyrano. La ponctuation de sa dernière
réplique, trois fois exclamative traduit également la force de l’émotion ressentie par le
personnage.
De plus, Cyrano utilise une métaphore pour se désigner, « baiser, festin d’amour dont je suis
le Lazare ». Après avoir si bien parlé, après avoir su émouvoir le cœur de Roxane, il n’est que
spectateur de l’aboutissement, spectateur de ce baiser tant chanté. Il se compare donc à
Lazare, personnage biblique qui vivait des miettes d’un homme riche. Lui Cyrano ne peut
qu’admirer le baiser échangé par Roxane et Christian, lui qui rêverait pourtant de recueillir
ce moment d’amour. Le spectateur ressent ainsi de la compassion pour le personnage si
noble dans sa douleur.
Cette scène est donc très riche, puisqu’elle sait mêler habilement registres pathétique
et comique, grâce à la superposition des discours, et surtout à la verve de Cyrano.
L’enjeu du théâtre est ainsi de réussir à mettre en scène, à donner vie à des
personnages, des sentiments, sans le recours au récit. Edmond Rostand, dramaturge
virtuose construit ainsi une scène mêlant rhétorique amoureuse pleine d’émotion et de
sensibilité, avec un caractère comique au rire très efficace, et un intense sentiment de pitié
envers le personnage principal, Cyrano.
Il s’agit là d’une application magistrale de la théorie de Hugo qui, dans la préface de
Cromwell, réclame que le drame romantique, de la même façon que l’homme est multiple,
avec ses parts d’ombre et de lumière, soit lui aussi multiple, mélangeant les divers registres.
On peut ainsi rapprocher cette scène des célèbres vers d’Hernani, où à l’histoire amoureuse
se mêlent des vers dont le comique a scandalisé leur époque, et d’autres qui font toujours
pleurer les générations de spectateur.