ÉTUDE COMPARATIVE des ÉPREUVES d`EXPLICATION DE

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ÉTUDE COMPARATIVE des ÉPREUVES d`EXPLICATION DE
CENTRE NATIONAL D’ENSEIGNEMENT À DISTANCE
INSTITUT DE VANVES
ÉTUDE COMPARATIVE des ÉPREUVES
d’EXPLICATION DE TEXTE
et de
COMMENTAIRE STYLISTIQUE
au CAPES EXTERNE DE LETTRES
Gilbert Py
-2006CNED - Etude comparative ET/commentaire stylistique
1
À partir d’un extrait des Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade, de
Jean-Jacques ROUSSEAU, ce document vise à vous montrer les points communs et
surtout les différences entre une explication de texte littéraire (étude linéaire du texte) et
l’étude stylistique (étude du fonctionnement formel du texte).
Textes officiels sur ces deux épreuves
Nous vous encourageons à lire et relire les conseils méthodologiques fournis par le Cned sur
ces deux épreuves ainsi que les rapports de jurys dont les versions les plus récentes sont
disponibles sur Internet à l’adresse suivante :
http://www.education.gouv.fr/siac/siac2/jury/default.htm
Le texte
1
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à
parcourir l'
île en herborisant à droite et à gauche, m'
asseyant tantôt dans les réduits les plus
riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour
parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'
œil du lac et de ses rivages couronnés d'
un
5
côté par des montagnes prochaines et de l'
autre élargis en riches et fertiles plaines dans
lesquelles la vue s'
étendait jusqu'
aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'
île et j'
allais volontiers m'
asseoir
au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'
agitation de
l'
eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une
10 rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'
en fusse aperçu. Le flux et
reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon
oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et
suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser.
De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'
instabilité des choses de ce
offrait l'
image : mais bientôt ces impressions légères
15 monde dont la surface des eaux m'
s'
effaçaient dans l'
uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun
concours actif de mon âme ne laissait pas de m'
attacher au point qu'
appelé par l'
heure et par
le signal convenu je ne pouvais m'
arracher de là sans effort.
CNED - Etude comparative ET/commentaire stylistique
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EXPLICATION DE TEXTE
INTRODUCTION
Situation du texte :
Peu avant sa mort le 2 juillet 1778, Rousseau nous confie dans la Première promenade qu’il
reprend « la suite de l’examen sévère et sincère » des Confessions, dans un toute autre
optique : n’ayant «plus rien à espérer », il n’écrit plus que pour lui-même «Mon but... est de
me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions». La Cinquième
Promenade reprend précisément l’évocation de son séjour en 1765 à l’île Saint-Pierre qui
achevait avec une certaine angoisse le dernier livre des Confessions. Mais la tonalité poétique
et musicale de cette Promenade montre que Rousseau a gagné une sérénité que lui apporte le
sentiment de l’existence et le bonheur intérieur comme en témoigne sa confidence après la
description heureuse de l’île : « Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma
vie et tellement heureux qu’il m’eût suffi durant toute mon existence sans laisser naître en moi
un seul instant dans mon âme le désir d’un autre état». Rousseau raconte alors ses occupations
: l’herborisation et les travaux des champs, la navigation et les promenades au gré de ses
rêveries ; le soir il redescendait au bord de l’eau pour s’abandonner à une sorte
d’enchantement extatique qu’il essaie de faire partager à son lecteur par un style «nouveau»
qui se voulait, selon le premier jet des Confessions, assez « naturel » pour exprimer à la fois le
«souvenir de l’impression reçue et (le) sentiment présent» (Pléiade, O.C.I, pp. 1153-1154).
Projet de lecture
Il s’agit d’un texte autobiographique particulier puisque l’auteur nous a prévenus dès la
Première promenade avoir congédié tout autre lecteur que lui-même : cette lecture lui
«rappellera la douceur (qu’il) goûte à les écrire et, faisant renaître pour (lui) le temps passé
doublera pour ainsi dire (son) existence». Il nous faut donc montrer comment l’auteur recrée
les émotions éprouvées sept ans auparavant, ses promenades et ses rêveries au bord du lac, au
moyen d’un «langage nouveau» qui met en harmonie le paysage observé et les impressions
ressenties et que d’aucuns qualifient de « prose poétique».
Mouvement général du texte.
Cet extrait, qui se situe au milieu de la Cinquième Promenade, comprend deux paragraphes :
Le premier paragraphe évoque les promenades herborisantes de Rousseau l’après-midi
dans l’île.
Le deuxième paragraphe nous fait partager ses rêveries, le soir, au bord du lac. Une
phrase d’introduction campe le décor (1.12 -14). Deux phrases décrivent la naissance
et le développement de la rêverie jusqu’à l’extase (1.14-24). Une dernière partie, plus
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heurtée, évoque l’intrusion de la réflexion (1.24-27), puis le retour à la béatitude
rompu par l’appel à la réalité (1.27-32).
Les deux paragraphes sont initiés par des temporelles en anaphore. On assiste à une montée
de l’émotion sensible par l’ampleur des paragraphes. A chaque fois, la conjonction «quand»
ouvre l’acte de l’énonciation correspondant au pacte autobiographique authentifié par
l’emploi de la 1ère personne, tantôt pronom personnel sujet, tantôt complément ou par le
déterminant possessif pour souligner la présence de l’auteur, narrateur et personnage du récit.
Ces temporelles déclenchent le processus poétisé de la mémoire porté par des verbes à
l’imparfait dont la valeur temporelle plonge le lecteur dans une durée illimitée.
ÉTUDE LINÉAIRE
1. - Premier paragraphe
Le premier paragraphe ne comprend qu’une seule phrase dont le rythme et le
mouvement suggèrent la liberté et la diversité des occupations de Rousseau. Un
mouvement ascendant court correspond à la proposition temporelle ; un mouvement
descendant tout en longueur et en circonvolutions conduit la principale comme si Rousseau
voulait nous introduire dans les méandres de son inconscient et faire revivre un passé
édénique. Il se dégage une impression de sérénité et de bonheur, toute agitation ayant été
délibérément proscrite.
Dans la temporelle, Rousseau avait d’abord écrit : «Quand la pluie et le vent... »,
mais c’est volontairement, et par une négative, qu’il se retire de toute agitation du lac pour se
livrer à son passe-temps favori : la promenade et l’herborisation. Cette impression de liberté et
de variété dans les occupations de l’auteur est rendue, dans l’acte de l’énonciation même, par
les embrayeurs qui portent le mouvement de la principale et ancrent la situation dans l’espace
« à droite et à gauche », « d’un côté... de l’autre »), et dans le temps (« tantôt... tantôt »). Ces
embrayeurs, corrélés avec les pronoms personnels et les déterminants possessifs de la
première personne, l’emploi de l’imparfait et du participe présent, nous installent dans la
durée revécue de la conscience de Rousseau, au sens bergsonien du terme.
Le parallélisme, l’équilibre, l’harmonie de la construction et l’élargissement du rythme
traduisent cette évocation onirique : le panorama se déploie en un vaste mouvement
d’expansion circulaire. La vue (« le coup d’oeil ») se pose d’abord sur le lac et ses rivages
(premier plan), elle se porte ensuite sur « les montagnes prochaines » (deuxième plan) puis
sur les «riches et fertiles plaines» (troisième plan) et enfin sur montagnes bleuâtres plus
éloignées qui la bornaient (quatrième plan). Le rythme exprime ce déploiement du regard :
après le mouvement ascendant court de la temporelle qui situe les circonstances, le
mouvement descendant de la principale, descente en cascade, ralenti par les deux participes
présents (« en herborisant ... m’asseyant ... ») et le balancement binaire (« à droite et à
gauche» - « tantôt ... tantôt — d’un côté ... de l’autre ... ». L’allongement rythmique
correspond à l’élargissement du panorama que suggère l’emploi de l’expression : « parcourir
des yeux le superbe et ravissant coup d’oeil du lac et de ses rivages (notez le balancement
binaire)
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couronnés d’un côté par des montagnes prochaines (13 syllabes)
et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines (14 syllabes)
dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la
bornaient» (élargissement du mouvement par expansion adjectivale et relatives
postposées du ON, 25 syllabes).
Les éléments de régularité, la cadence de la phrase et l’ampleur de son déploiement confèrent
à ce paragraphe une impression de paix intérieure en harmonie avec la contemplation du
paysage.
Le vocabulaire employé est vague, général et refuse tout pittoresque : le lac et ses rivages, les
montagnes, les plaines. Les adjectifs n’apportent aucune précision, si ce n’est l’expansion du
terme général «rivage» qui nous donne les informations minimales, mais nécessaires pour
faire appel à notre imagination : le lac avec des « montagnes prochaines» qui le surplombent
(le participe passé «couronnés» évoque une certaine majesté) ; des plaines qualifiées de «
riches et fertiles », bordées au loin par des montagnes.
Aucune indication, aucun repère topographique ne nous permet de situer le lac de Bienne, le
Jura proche, les Alpes bernoises plus loin. L’élargissement du paysage nous est suggéré dans
le cadre limité de ce passé édénique : «les montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient
», Au-delà de ces « bornes » qui circonscrivent dans le temps et dans l’espace l’état de
bonheur, l’adjectif « bleuâtre », rajouté à la première rédaction, fait peser une menace.
Rousseau se présente assis «tantôt dans les réduits» (au sens latin du terme « qui est à
l’écart», une cabane, un coin retiré, une niche dans les rochers), « tantôt sur les terrasses et les
tertres» (termes géographiques généraux pour désigner un terrain, un espace en gradins ou
une petite éminence isolée au sommet aplati). Le paysage de montagne escarpé est absent, les
adjectifs « riants » et « solitaires » pour caractériser les réduits où il s’abrite suggèrent l’état
d’esprit de Rousseau dont la passivité est soulignée par l’emploi du participe présent et de
l’infinitif, modes non personnels et non temporels «herborisant.., m’asseyant », « pour y rêver
de mon aise.., pour parcourir des yeux... ». Le Moi finit par se fondre dans le paysage il n’est
plus que des « yeux» qui parcourent « le... coup d’oeil du lac et de ses rivages». Même le
rêve, que la finale (« pour y rêver ») présente comme un acte volontaire, fait place ainsi à une
sorte d’état second où le Moi est comme suspendu dans l’évocation du passé. Le verbe
«rêver» prend son sens étymologique de « laisser vagabonder son esprit». Rousseau se trouve
alors dans la situation originelle de «l’homme de la nature... (qui) jouit de lui-même et de son
existence », thème avancé dans le Discours sur l’inégalité, dans le 2ème Dialogue et développé
dans la suite de cette Promenade (Voir OC I, Pléiade, p1046 et qqs et la n. 2 de la p. 1046).
2. – Second paragraphe
Le second paragraphe poursuit la description des occupations de Rousseau à l’île de SaintPierre. La reprise en anaphore de «quand» établit un lien thématique avec le paragraphe
précédent, détermine, comme une clé musicale, la tonalité poétique de ce morceau et module
le thème de la « rêverie».
Le mot «rêverie» est évoqué dès le prélude de la 1ère phrase qui annonce le cadre (le soir, au
bord du lac) et la facture poétique de ce paragraphe. Rousseau est présenté assis le soir
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méditant au bord du lac : la littérature et l’iconographie romantiques développeront
amplement ce thème. Le caractère poétique de ce passage est souligné à la fois par le
vocabulaire employé qui appartient à la langue noble et suggère le décor évoqué
précédemment (« les cimes du lac.., quelque asile caché... »), et par l’intonation et le rythme
de la phrase :
un mouvement ascendant court : «Quand le soir approchait» (6 syllabes, un
hémistiche ; 2 accents toniques)
un mouvement descendant ample en 2 temps :
-
une 1ère proposition principale «je descendais des cimes de l’île//» (9 syllabes, 3
accents toniques),
-
une 2ème proposition indépendante coordonnée dont le rythme d’abord isochrone de
l’alexandrin « et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac!» (4 accents toniques),
s’achève par une mélodie plus heurtée et évoque la houle du lac : « sur la grève/ (3
syllabes, 1 accent tonique), dans quelque asile caché//» (7 syllabes, 2 accents
toniques).
Après cette première phrase d’ouverture, le paragraphe se déploie en 3 phrases à peu près
symétriques et d’égale longueur dont la prosodie rappelle un poème en prose au sens où
l’entend Baudelaire.
La seconde phrase (1. 12-18) se déploie en deux temps coupés par la pause du point
virgule. Elle était directement rattachée à la phrase d’introduction dans la première
rédaction comme pour montrer que la rêverie prend appui sur l’impression que le paysage
exerce sur Rousseau. L’adverbe de lieu «là», détaché par un point-virgule, marque
nettement que la rêverie est déclenchée par les sensations visuelles et surtout auditives « le
bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens» (1.15). On sait que dans la lignée
de l’empirisme de Locke, Rousseau attribue à l’exercice des sens l’émergence de la
pensée, à commencer par celle de notre existence : « J’existe puisque j’ai des sensations »,
précise le Vicaire savoyard, et le Livre II de l’Emile veille particulièrement à l’éducation
des sens. Le mot « agitation», répété, remplace « le mouvement» de la première rédaction,
pour mieux montrer la correspondance entre l’interne et l’externe (cf. OC I, Pléiade, p.
1045, n.1) comme le suggérait déjà le participe passé « agité» pour caractériser le lac au
paragraphe précédent. Rousseau se décrit dans un état réceptif ; il récuse toute agitation de
l’âme pour se «plonger» (la métaphore est suggestive) «dans une rêverie délicieuse»
(1.16-l 7) ; l’adjectif indique bien que la rêverie est d’abord un plaisir sensuel dont la
longueur et la langueur sont rendues par la relative complétée par une consécutive
négative « sans que je m’en fusse aperçu ». Marcel Raymond sans son édition des Œuvres
complètes de la Pléiade attire notre attention sur l’expression « fixant mes sens» ajoutée en
surcharge.
On notera le rythme même de la phrase (d’abord 3 groupes) rythmiques binaires, puis
élargissement par 2 groupes amples de 13 syllabes qui mettent en valeur la donnée
essentielle : la « rêverie délicieuse », enfin rétrécissement (9+8). On relèvera aussi le jeu des
sonorités (le son S souligne le rôle des sens « fixant mes sens et chassant... délicieuse...
souvent sans que je m’en fusse aperçu »), la fonction des participes présents dont les
désinences nasalisées reprises dans le cours de la phrase ralentissent la prosodie de l’énoncé,
l’emploi de sujets inanimés et concrets (« le bruit des vagues et l’agitation de l’eau »), alors
que l’auteur narrateur est représenté une seule fois par «je» dans la consécutive négative, une
fois par le pronom personnel atone (« me surprenait ») et deux fois par le déterminant
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possessif. Le lecteur participe à la naissance d’une forme d’extase définie par le dictionnaire
Robert comme « l’état dans lequel une personne se trouve comme transportée hors de soi et
du monde sensible avec le sentiment de s’unir à quelque objet transcendant ». Le participe
présent «chassant» (1.16) prend alors tout son sens : il s’agit de faire le vide en soi, d’atteindre
une sorte d’état second que certains qualifient d’état hypnotique.
La prosodie de la phrase suivante (1. 18-24) montre la plénitude de cette extase par le
balancement régulier des groupes rythmiques, l’évocation auditive et visuelle du
mouvement de l’eau en correspondance avec le «mouvement interne» de la conscience.
L’élargissement final met en valeur les groupes verbaux dont les sujets sont justement ces
impressions sensorielles (le flux et le reflux... son bruit continu...). La fréquence des
groupes binaires crée une sorte de balancement hypnotique porté, dans l’intonation, par les
pauses plus ou moins appuyées des conjonctions de coordination :
« Le flux» et le reflux de cette eau/ (9 syllabes — notez la rime intérieure et la
redondance)
son bruit continu mais renflé par intervalles/ (5+7=12)
frappant sans relâche mes oreilles et mes yeux/ (11)
suppléaient aux mouvements internes
que la rêverie éteignait en moi//(8 + 10=18)
et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence/
sans prendre la peine de penser// (8)
L’extension progressive des groupes rythmiques jusqu’au milieu de la phrase met en valeur le
thème central de la rêverie (il n’y a pas de pause de la voix à la jonction de la proposition
relative déterminative). Le rétrécissement en deux temps de la seconde principale coordonnée,
suggère une dilatation, puis un endormissement de la conscience. Cette impression est
renforcée par la forme négative de la clausule dont on peut souligner l’emploi archaïque
(«sans + infinitif » au lieu de « sans que + subjonctif» qui aurait réintroduit le «je» « sans que
je prenne la peine de penser »). La conscience vide de toute pensée, Rousseau, se trouve alors
dans l’état de l’homme originel décrit dans ce Discours sur l’inégalité (1ère partie, OC. t. ITT,
pp. 134 et qqs) : l’homme primitif, « circonscrit » à la satisfaction de ses besoins naturels,
trouve le bonheur dans le sentiment actuel de son existence « Son âme que rien n’agite, se
livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir, quelque
prochain qu’il puisse être, et ses projets bornés comme ses vues, s’étendent à peine jusqu’à la
fin de la journée » (p144).
La dernière phrase (1. 24-32) complète, non sans ambiguïté, la définition de la notion de
rêverie, tant cet exercice d’introspection est délicat par la sincérité de la démarche qui
analyse, en voulant l’expliciter, la complexité de la vie psychique. Dans le premier paragraphe
le mot « rêve» impliquait le vagabondage de l’esprit, une forme d’errance vague de la
conscience. Dans le second paragraphe le terme « rêverie» se substituait à celui de « rêve»
pour suggérer un engourdissement de l’esprit livré au seul sentiment de l’existence (voir OCI
p. 1046, n. 2). La phrase finale nous indique que cette rêverie est accompagnée par alternance
(« de temps à autre ») d’une « réflexion» qualifiée de « faible et courte» : elle dure peu et
s’exprime d’une manière rapide. Sa position de sujet inversé du verbe « naître » suggère une
intrusion dans la conscience. Le thème de la réflexion, essentiellement d’ordre philosophique
et moral que Rousseau développe dans les pages suivantes de cette Cinquième Promenade,
porte « sur l’instabilité des choses de monde » (1.25), variante de « l’instabilité de choses
humaines. » Mais Rousseau le minimise ici par le déterminant indéfini « quelque» et par la
banalité de la métaphore («dont la surface des eaux m’offraient l’image» (1.26-27)
Précisons que la rêverie extase naît d’une impression des sens : la fixation de « la surface des
eaux » (1.26), « l’uniformité du mouvement continu... » qui le «berçait» (1.28- 29)
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provoquent chez lui un état assimilé à l’hypnose : l’âme est inactive, «attachée» à ce point de
fixation ; il ne peut « (s’) arracher de là sans effort » (le terme et très fort) pour revenir au
temps réel selon un appel prévu à une «heure» donnée par un « signal convenu ».
Il nous faut cependant noter une certaine ambivalence dans l’analyse de cet état second où le
Moi, livré à l’effet de la sensation, abolit toute perception du monde extérieur pour se livrer à
la spontanéité de la rêverie et de la réflexion, ambivalence suggérée par le fonctionnement
même de l’énonciation en deux phases bien distinctes :
Un premier énoncé parfaitement linéaire ne laisse aucune ambiguïté dans l’interprétation :
Rousseau définit les circonstances de sa réflexion (« de temps à autre»), sa qualité (« faible et
courte»), son objet (« sur l’instabilité des choses de ce monde »), son origine (« dont la
surface des eaux m’offraient l’image »).
Le deuxième énoncé est plus complexe ; il s’oppose au premier par la portée rythmique du
«mais» adversatif renforcé par l’adverbe de temps « bientôt ». Cet embrayeur, qui projette à
nouveau la conscience dans le futur immédiat de l’espace mental où se déroule le
fonctionnement de la mémoire, prélude aux variations mélodiques de l’énoncé :
Une mélodie montante ample met en valeur les deux relatives. La coordination par
«qui» établit une rupture dans le rythme de la deuxième relative, elle-même
interrompue par l’incise du groupe circonstanciel. Elle atteint son acmé — ce
mouvement ascensionnel de l’énoncé qui traduit l’envolée de la conscience dans la
rêverie — et culmine dans un premier temps sur le verbe bercer (Rousseau avait
d’abord écrit « du sentiment qui me dominait », mais la notion d’un «mouvement
continu qui le berçait» fait comprendre le mécanisme mental de la rêverie) ; puis, dans
un deuxième temps, plus large et plus heurté, sur le mot « âme ».
La mélodie descendante plus courte correspond au déroulement de la consécutive
introduite par «au point que» : l’état de rêverie a atteint son intensité maximum. La
chute de la phrase est comme suspendue par la parenthèse de l’apposition, pour
montrer le déchirement de ce retour à la réalité ; déchirement évoqué par l’emploi
suggestif du groupe verbal «je ne pouvais m’arracher» suivi de deux compléments
circonstanciels : « de là/(le lieu) sans effort// (la manière)» qui ralentissent le rythme.
La conclusion doit reprendre les éléments de l’explication en les ordonnant pour faire
apparaître la signification du texte, dont il nous faut souligner le caractère
autobiographique, non seulement par l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage,
mais par le processus même de la mémoire qui installe le lecteur dans une résurgence
embellie, onirique du passé, un étirement de la durée (le séjour à l’île de Saint-Pierre avec
tous les soucis matériels évoqués dans le Livre XII des Confessions devient deux années
de bonheur ineffable), une intensité si forte des sensations et des émotions retrouvées
qu’elles atteignent une forme d’extase où la conscience se fond dans la communication du
monde réel et du monde imaginaire et se déploie en « une rêverie délicieuse ». Comme
nous dit Jean Starobinski, « Peu importe l’exactitude de la réminiscence. Que ralentisse et
s’amplifie le souvenir, qu’il se confonde avec le sentiment actuel jusqu’à ne plus s’en
distinguer, Rousseau veut peindre son âme en nous racontant l’histoire de sa vie ; mais ce
qui compte par-dessus tout, c’est l’émotion d’une conscience laissant le passé émerger et
se représenter en elle ».
Pour que cette démarche autobiographique restitue dans son authenticité la vie affective
de ce passé reconstruit par l’acte de l’écriture, Rousseau fait appel à ce « langage aussi
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nouveau que (son) projet » (OC. I, p. 1153, déjà cité) auquel il aspirait au moment où il se
lance dans « l’entreprise » des Confessions.
Ce style « inégal et naturel», qu’on a souvent comparé à un poème en prose, parvient à
recréer, chez le lecteur toutes les fluctuations de la conscience, à lui faire partager ces
moments d’extase par la magie de sa prosodie, par les variations mélodiques, la
modulation musicale de ses groupes rythmiques et des sonorités, par le pouvoir suggestif
d’un réseau lexical qui tantôt fait appel à la langue noble de la poésie classique, tantôt à un
lexique exprimant la joie, le bonheur. Rousseau qui atteint peu avant sa mort une sérénité,
une plénitude de la pensée et du coeur a acquis une maîtrise de l’écriture qui lui permet de
réaliser, comme le revendiquera Baudelaire dans sa dédicace des Poèmes en prose à
Arsène Houssaye, ce « miracle d’une prose poétique, musicale..., assez souple et assez
heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux soubresauts de la
conscience».
Mais ce n’est pas seulement « les ondulations de la rêverie » que Rousseau nous fait
partager dans cet extrait de la 5ème Promenade, c’est aussi une réflexion sur cette rêverie
extase qui le place, par le sentiment de l’existence qui en est le couronnement, dans l’état
de l’homme primitif, de l’homme naturel, dont il nous dit, dans le 3ème Dialogue, être le
seul représentant (OC. I, p. 936). On assiste alors à un dédoublement du Moi, significatif
de l’écriture autobiographique des Rêveries.
Le Moi de 1765, à l’île de Saint-Pierre, dont l’auteur narrateur fait revivre la
rêverie extase par la magie du style, et en restitue les émotions.
Le Moi de 1777 qui médite sur le sentiment de l’existence.
Ce Moi actuel de l’auteur philosophe s’impose encore plus nettement dans la suite et fin
de cette 5ème Promenade. Les commentaires nombreux n’ont pas suffisamment mis en
évidence cette polyphonie du style qui alterne selon les objectifs de ce pacte d’écriture.
Tantôt le style de cette Promenade a la facture d’un poème en prose; tantôt il a la
précision d’une dissertation morale.
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ÉTUDE STYLISTIQUE
Introduction
Commencées pendant l’hiver 1776 — 1777 et interrompues par la mort de Rousseau en
juillet 1778, Les Rêveries du promeneur solitaire appartiennent au genre autobiographique
dont Rousseau a été l’un des initiateurs. Mais, à la différence des Confessions, il s’agit
d’une oeuvre posthume que Rousseau dit ne pas avoir destinée à la publication. Les
Rêveries révèlent donc un rapport différent à l’autobiographie que nous allons étudier,
avant d’analyser le fonctionnement de la description qu’il fait du lac de Bienne et le
caractère poétique de ce passage.
1. - Les marques de l’autobiographie
Ce texte ressortit à l’énonciation du discours telle que la définit Benvéniste dans les
Problèmes de linguistique générale. Mais les éléments qui réfléchissent l’acte
d’énonciation, à la différence des Confessions, renvoient au renoncement ou à la passivité
du Moi.
Ces embrayeurs sont d’abord les pronoms personnels et les adjectifs possessifs de la
première personne, mais le pronom sujet (« je ») n’est employé que cinq fois alors que le
pronom complément est deux fois plus nombreux (neuf fois l’atone «me», une fois le
tonique «moi») et que les possessifs («mon», «mes») sont employés sept fois. Ces
marques de la personne identifient le locuteur narrateur comme objet passif plutôt que
comme sujet de l’action, tandis qu’aucune marque de la deuxième personne ne désigne un
allocutaire, alors que celui-ci est témoin pris à partie dans les Confessions. Le texte des
Rêveries présente donc une forme d’autobiographie qui ne fonctionne pas selon le pacte
défini par Philippe Lejeune.
Cette impression de passivité du locuteur est renforcée dans l’emploi des verbes : sur
trente-deux verbes, treize n’ont pas de valeur temporelle (huit infinitifs et cinq participes
présents ou gérondifs). Quant aux dix-neuf verbes employés à l’imparfait de l’indicatif,
cinq seulement ont le locuteur comme sujet. L’imparfait situe les événements passés par
rapport à l’instant où Rousseau narrateur les décrits (présent de l’énonciation). C’est donc
un jaillissement de la mémoire caractéristique de l’autobiographie. La valeur aspectuelle,
non accompli et sécant, perçoit le procès de l’intérieur et n’est pas délimitée par des
bornes précises.
Les modalités d’énonciation marquent l’attitude de l’énonciateur. Elles se traduisent
par les types de phrase assertifs. L’emploi de la négation accentue encore cette
impression de passivité du locuteur: (1.1 : «Quand le lac agité ne me permettait pas la
navigation ») ; (1.18 : « sans que je m’en fusse aperçu») ; (1,23 « sans prendre la peine de
penser») (1.29 « sans aucun concours») ; (1.31 : « je ne pouvais m’arracher») ; (1.32 «
sans effort »). On pourrait ajouter la valeur passive de la forme pronominale : (1.3 «
m’asseyant ») ; (1.10 «la vue s’étendait »), (1.13 : « j’allais m’asseoir ») ; (1. 27 : « ces
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impressions légères s’effaçaient ») ; (1. 30 «ne laissait pas de m’attacher» ; (1.32 «je ne
pouvais m’arracher »).
2. - La focalisation interne structure la scène
Outre l’expression de la personne qui caractérise l’attitude passive du locuteurnarrateur- personnage, d’autres éléments ancrent la situation de l’énonciation en
référence à l’espace (hic) et au temps (nunc)1 . Par rapport à ces trois éléments (moi, ici,
maintenant) s’organise l’ensemble de la description. Tout un système spatio-temporel
cadre le point de vue du locuteur (focalisation interne). Le texte comprend deux
paragraphes initiés par des temporelles en anaphore. A chaque fois, la conjonction
«quand» ouvre l’acte de l’énonciation. Ces temporelles déclenchent le processus poétisé
de la mémoire porté par des verbes à l’imparfait dont la valeur temporelle plonge le
lecteur dans une durée illimitée. Un ensemble de connecteurs temporels et spatiaux balise
le texte.
-
Les indications sur le temps s’expriment par une chronologie linéaire : «je passais
mon après midi Gn C.C. de temps (1.2) — le soir approchait (1.12) — la nuit me
surprenait (1.17-18) (deux GN sujets). Mais cette linéarité est rompue par la
réitération des habitudes qui fige le temps. Les adverbes. (tantôt ... tantôt), le GN
CC de temps (De temps à autre) soulignent l’alternance répétitive de son
programme quotidien. La seule indication précise (« l’heure et le signal convenu »)
le ramène à la réalité.
-
Les indications spatiales sont nombreuses, le plus souvent portées par des GV qui
suggèrent un mouvement, une action, une occupation du locuteur.
Ainsi dans le premier paragraphe : «parcourir l’île» (1.2) — « en herborisant à droite et à
gauche » - « m’asseyant ... dans les réduits ... sur les terrasses et les tertres... » - «parcourir
des yeux le ... coup d’oeil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté, et de l’autre la vue
s’étendait jusqu’aux montagnes prochaines ... ». Tout un jeu de prépositions et de
locutions adverbiales («à droite à gauche» - « d’un côté de l’autre ») concourt à cette
impression de va-et-vient continuel. Notons que dans le deuxième paragraphe, les
indications spatiales ne concernent que la première phrase. Les prépositions situent dans
l’espace les verbes d’action qui définissent les occupations du locuteur. «je descendais des
cimes de l’île et j’allais m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché»
(1.12-13). L’averti de lieu « Là » déclenche le mécanisme de la rêverie.
La rareté des déictiques dans le texte est significative de l’imprécision de la description
qui refuse tout pittoresque. Le point de vue de l’auteur se confond avec celui du narrateur
personnage. Le texte fait revivre ses émotions et exprime ses réflexions, conformément au
processus de focalisation que nous avons signalé. Cette stratégie mobilise deux grandes
masses de réseaux lexicaux étroitement imbriqués pour décrire d’une part le décor et les
circonstances extérieures, et exprimer d’autre part les impressions et les états d’âme du
narrateur.
-
1
Le décor est campé dans le premier paragraphe. Le choix des substantifs, vague et
général (les réduits, les terrasses, les tertres, les rivages, les montagnes, les plaines)
Voir M. Arrivé, F. Cadet, M. Galmiche, La Grammaire d’aujourd’hui , Paris, Flammarion, 1986,p.254-255
CNED - Etude comparative ET/commentaire stylistique
11
n’apporte aucune précision topographique si ce n’est l’indication qu’il s’agit d’une île
(1.2) dans un lac (1.1 et 7). Dépourvu de pittoresque, la description vaut d’abord pour
les impressions suggérées par l’emploi emphatique des adjectifs : « les réduits les plus
riants et les plus solitaires» (1.4); «le superbe et ravissant coup d’oeil sur le lac»
(1.7-8). Les adjectifs n’apportent aucune précision, si ce n’est l’expansion du terme
général « rivage» qui nous donne les informations minimales, mais nécessaires pour
faire appel à notre imagination. Dans le deuxième paragraphe le décor reste tout aussi
abstrait et général : les cimes, le bord du lac, la grève, l’asile caché, l’eau (répété deux
fois).
-
L’isotopie de l’eau favorise les mélanges sensoriels visuels et auditifs (« mon oreille et
mes yeux », 1. 20-21). On peut appeler synesthésie cette fusion des sens. Le narrateur
associe l’ouïe et la vue concentrées sur les mouvements de l’eau. Elles se fixent
d’abord sur « le bruit des vagues » (sensation auditive), et « l’agitation de l’eau »
(sensation visuelle) ; puis sur « le flux et le reflux de cette eau » (sensation visuelle),
son « bruit continu » (sensation auditive), pour se fondre « dans l’uniformité du
mouvement continu » (1. 18). Cette fusion des sens exprime en surimpression
l’agitation de l’esprit « aux mouvements de l’eau» correspondent «les mouvements
internes (1. 21). Le mot agitation est du reste employé trois fois, d’abord sous la
forme adjective au début du texte pour donner le tempo «Quand le lac agité ...», puis
dans le deuxième paragraphe, à très court intervalle, sous la forme nominale :
«l’agitation de l’eau » (1. 15) « ... et chassant de mon âme toute autre agitation (1.
16)». L’emploi répété et rapproché d’«agitation» traduit l’interaction entre la nature et
l’état d’âme.
-
Notons l’emploi peu fréquent de termes philosophiques ou psychologiques à part
les termes généraux « âme » (1. 16 et 30), « rêverie » (1. 17 et 21), « mouvements
internes », « le plaisir de mon existence » (1.23), « impressions légères » (1. 27) ; tous
concentrés dans la deuxième moitié du dernier paragraphe. Le verbe penser est
présenté sous la forme négative (« sans prendre la peine de penser ») et le mot
réflexion est minimisé par les deux adjectifs « courte et faible» qui le précèdent et par
la banalité de la formule « sur l’instabilité des choses de ce monde ». Pour décrire les
effets psychologiques de la rêverie, le narrateur emploie des verbes avec valeurs
imagées, métaphoriques ou allégoriques « le bruit…et l’agitation de l’eau fixant mes
sens» et la chassant de mon âme…la plongeaient », « la rêverie éteignait en moi », « la
surface des mots m’offraient l’image », « l’uniformité.., qui me berçait ne laissait pas
de m’attacher... ».
-
En fait le texte personnifie la nature que ce soit par le procédé de la catachrèse (« les
réduits les plus riants et les plus solitaires » - « quelque asile caché ») ou celui de
l’allégorie (« la nuit me surprenait ») déjà mentionnés. Il est significatif que dans le
deuxième paragraphe la seconde et la troisième phrase, après une brève indication
circonstancielle, commencent par un sujet qui renvoie aux éléments naturels (« le bruit
des vagues », « le flux et le reflux ») et pour les deux dernières par des éléments
mentaux (« quelque... réflexion », « ces impressions légères »). Ce fonctionnement
lexical et syntaxique ne caractérise pas seulement la passivité du narrateur personnage
; il témoigne de la recherche d’un style poétique
CNED - Etude comparative ET/commentaire stylistique
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3.- Une prose poétique.
Le texte a les caractéristiques d’un poème en prose (le genre sera défini par Baudelaire) non
seulement par sa construction qui rappelle des strophes ou des couplets, mais par les effets
rythmiques et sonores de chacune de ses phrases.
Cet extrait ne constitue qu’une séquence au milieu de la Cinquième Promenade. Cependant sa
construction en deux paragraphes révèle une unité qui révèle plus de celle d’un poème ou
d’une symphonie que d’une analyse psychologique. Chacun d’eux s’ouvre sur le même phrasé
mélodique qui lance la dynamique expressive de ses phrases (accents mélodiques, pauses,
rythmes). : « Quand le lac agité/... » - «quand le soir approchait/... ». On notera l’acmé des
périodes (mouvement ascendant court), les éléments de régularité et la cadence majeure
récurrente. Le premier paragraphe ne comprend qu’une seule phrase portée par le rythme de la
période et par le jeu des sonorités. Le second paragraphe comprend cinq phrases qui se
déploient comme des couplets. L’expansion progressive des groupes rythmiques, l’ampleur de
plus en plus grande du déploiement des phrases donnent l’impression de fondre le moi dans la
nature.
Toutes les phrases suivent la même harmonie en vue d’un effet sonore et rythmique. On
note la fréquence des groupes binaires.
-
La longue phrase cadencée du premier paragraphe est construite sur un double
balancement de la période qui entrelace les groupes binaires
en herborisant (1) à droite et à gauche (2)
m’asseyant (1)7
tantôt + GN ccl + pour + infinitif.(3)
tantôt + GN ccl + pour + infinitif (3)
pour parcourir des yeux le superbe et ravissant (4) coup d’œil
du lac et de ses rivages (4) (construction par masses binaires)
couronnés (5) d’un côté (6) par des montagnes prochaines
et de l’autre (6) élargis (5) en riches et fertiles (7) plaines
(notons le chiasme du 5)
dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes
bleuâtres plus éloignées qui la bornaient (élargissement
final)
-
De même, les phrases du second paragraphe comprennent un grand nombre de groupes
binaires «je descendais ... et j’allais... » - « le bruit des vagues et l’agitation de l’eau,
fixant mes sens et chassant de mon âme ... » - « le flux et le reflux de cette eau, son bruit
continu mais renflé ... mon oreille et mes yeux ... suppléaient ... et suffisaient ... » - « De
temps à autre ... quelque courte et faible réflexion» « l’uniformité du mouvement qui me
berçait et qui ... ne laissait pas ... au point qu’appelé par l’heure et par le signal ... ». Ces
rythmes binaires, dont nous avons souligné l’expansion progressive, suggèrent le va-etvient de l’eau et créent une espèce de phénomène hypnotique.
CNED - Etude comparative ET/commentaire stylistique
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Les rythmes et les sonorités participent â cet effet. On a vu que le premier paragraphe ne
comprend qu’une seule phrase scandée par les groupes rythmiques (voir son analyse dans
l’explication de texte p. 2 et 3).
Le rythme du deuxième paragraphe suit les états d’âme du locuteur : dans un premier temps
(1. 12-24) après une phase d’introduction, trois phrases, de masse sensiblement égale, suivent
la montée de l’extase. Un deuxième mouvement introduisant l’intrusion de la réflexion (1.2432) exprime le retour pénible de la conscience.
Une première phrase (1. 12-14) d’introduction avec le mouvement ascendant court de la
temporelle (6 syllabes, un hémistiche) et le mouvement descendant ample de la principale en
deux temps:
-
une 1ère proposition principale «je descendais des cimes de l’île//» (9 syllabes, 3 accents
toniques),
-
une 2èmeproposition indépendante coordonnée dont le rythme d’abord isochrone de
l’alexandrin — «et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac/» (4 accents toniques) —
s’achève par une mélodie plus heurtée et évoque la houle du lac : « sur la grève/ (3
syllabes, 1 accent tonique).
Dans quelque asile caché//» (7 syllabes, 2 accents toniques).
On notera le double mouvement de la deuxième phrase (1.14-18) : d’abord élargissement,
deux groupes amples de 13 syllabes qui mettent en valeur la donnée essentielle : la « rêverie
délicieuse », enfin rétrécissement (9 + 8).
Le rythme de la phrase suivante (1. 19-24) est symétrique de la phrase précédente
(élargissement, puis rétrécissement)
« Le flux et le reflux de cette eau/ (9 syllabes)
son bruit continu/, mais renflé par intervalles/ (5 + 7 = 12)
frappant sans relâche mes oreilles et mes yeux// (11)
suppléaient aux mouvements internes/ (8)
que la rêverie/ éteignait en moi// (5 + 5)
et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence/ (15)
sans prendre la peine de penser// (8)»
Le mouvement final (1.24-32) comprend le même schéma, mais le mouvement ample de la
première partie est suspendu sur le mot « image» (signe typographique des deux points). La
deuxième partie introduit une rupture dans ce schéma exprimée par la locution conjonctive
«au point que ».
« Mais bientôt (2)
ces impressions légères s’effaçaient (10)
dans l’uniformité du mouvement continu (13)
qui me berçait (4)
et qui (2) ne laissait pas de m’attacher (8)
/ sans aucun concours actif de mon âme (10)
au point que (3)
appelé par l’heure et le signal convenu (13)
je ne pouvais m’arracher de là sans effort (12)»
Le mouvement de la principale s’amplifie et culmine sur les deux relatives dont les groupes
sont disproportionnés : la première comprend 4 syllabes, la seconde est coupée par un lourd
groupe circonstanciel (2 + 10 + 8). Le mouvement de la subordonnée, lancé par la locution
CNED - Etude comparative ET/commentaire stylistique
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conjonctive qui marque à la fois un sommet et une rupture (« au point que ») est lourd et
embarrassé (3+ 13+ 12) pour traduire l’«effort» du retour à la réalité.
Un texte musical par le jeu des sonorités. Ainsi, entre autres, on peut relever :
-
L’entrecroisement des allitérations en R et en S alternant avec les assonances en I et en
AN du premier paragraphe «agité ... la navigation je passais mon après-midi à parcourir
l’île en herborisant… m’asseyant . . dans les réduits les plus riants. . . sur les terrasses et
les tertres pour y parcourir le superbe et ravissant… rivages couronnés etc. ».
-
Les allitérations en S qui soulignent le rôle des sens dans le second paragraphe « soir,
descendais, cimes, m’asseoir, fixant mes sens et chassant... délicieuse.., souvent sans que
je m’en fusse aperçu », alternant avec l’assonance lourdes nasalisée (AN) reprise dans le
cours de la phrase qui ralentit la prosodie de l’énoncé mêlée avec les sonorités claires et
aiguës des voyelles («cimes, fixant, rêverie délicieuse/fusse aperçu. ») pour évoquer le
bruit de l’eau.
-
Les échos sonores en parallèles ou en miroir «Quand le soir approchait... m’asseoir... Le
flux et le reflux.., renflé par intervalles frappant sans relâche.., j’allais au bord du lac sur
la grève... ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau... L’uniformité du mouvement
continu qui me berçait... »
Conclusion
Pour «rendre compte des modifications de (son) âme et de leurs successions» (Première
Promenade) et restituer dans son authenticité la vie affective de ce passé reconstruit par l’acte
de l’écriture, Rousseau fait appel à ce « langage aussi nouveau que (son) projet» (OC. I, p.1
153, déjà cité) auquel il aspirait au moment où il se lance dans «l’entreprise» des Confessions.
Ce style «inégal et naturel», qu’on a souvent comparé à un poème en prose, parvient à recréer,
chez le lecteur toutes les fluctuations de la conscience, à lui faire partager ces moments
d’extase par la magie de sa prosodie, par les variations mélodiques, la modulation musicale de
ses groupes rythmiques et des sonorités, par le pouvoir suggestif d’un réseau lexical qui tantôt
fait appel à la langue noble de la poésie classique, tantôt à un lexique exprimant la joie, le
bonheur. Rousseau qui atteint peu avant sa mort une sérénité, une plénitude de la pensée et du
coeur a acquis une maîtrise de l’écriture qui lui permet de réaliser, comme le revendiquera
Baudelaire dans sa dédicace des Poèmes en prose à Arsène Houssaye, ce «miracle d’une
prose poétique, musicale..., assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements
lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience».
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