10 000 morts évitables chaque année en France

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10 000 morts évitables chaque année en France
10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL Mars 2010 Préambule caricatural L’hôpital, un endroit dangereux ? Je suis le Professeur Bistouri, chirurgien, et j’ai eu la surprise de rencontrer récemment trois jeunes ingénieurs du Corps des Mines qui m’ont questionné sur la manière dont les risques liés aux soins étaient gérés dans mon service1. Je leur ai donc naturellement expliqué pourquoi les multiples démarches de gestion des risques développées ces dernières années étaient plus contre‐productives qu’autre chose. Février 2007 Un rapport ASN‐IGAS explique comment s’est produit l’accident qui a conduit au surdosage de 23 malades irradiés pour cancer de la prostate à l’hôpital d’Épinal, entre le 6 mai 2004 et le 1er août 2005. Pour commencer, l’administration semble ignorer que gérer des risques est en réalité mon quotidien : le « primum non nocere », la pesée systématique de la balance bénéfices‐
risques pour chaque patient, voilà le cœur de mon travail. Les erreurs idiotes que l’on nous présente (opérer la jambe droite plutôt que la gauche, le bras plutôt que la cuisse…) me paraissent hautement improbables. 24 décembre 2008 Le petit Ilyès, 3 ans, meurt à l’hôpital Saint‐Vincent‐de‐Paul : un mauvais produit lui a été administré. Je ne comprends donc pas l’utilité des matrices de criticité et autres pyramides d’Heinrich, ou encore des 18 systèmes de vigilances auxquels on vient d’ajouter un système de déclaration des « événements indésirables » dont l’objectif et l’objet sont obscurs. Pour nous aider localement à tirer le meilleur de ces différents systèmes, on nous a adjoint dans les établissements de santé des gestionnaires de risques, des ingénieurs certainement compétents en gestion des risques mais qui ne connaissent pas le métier et sont perçus par la plupart comme l’Œil de Moscou. Ils nous demandent de déclarer nos événements indésirables, mais personne n’a envie de tendre la joue pour se faire battre en leur déclarant des erreurs qui seront peut‐être rapportées à la direction. Pour autant je me prête parfois au jeu de la gestion des risques, car cela me rapporte de l’argent : si je déclare trois presqu’accidents à ma société savante et que je vais à une journée de conférence consacrée à la sécurité des soins par an, la sécurité sociale me paie la moitié de ma prime d’assurance, soit jusqu’à 17 000 euros par an. Pour finir, je n’ai pas de temps à perdre dans ces démarches multiples : mon service est déjà encombré de suffisamment de problèmes de personnel et de patients à traiter ! 1
2 janvier 2009 Louis‐Joseph, un nourrisson de 6 mois, meurt à l’hôpital Necker, victime d’un surdosage médicamenteux. 19 février 2009 Une femme de 64 ans, hospitalisée au Centre Léon‐
Bérard de Lyon pour une tumeur au sein gauche, est amputée du sein droit : in fine, ce sont les deux seins qui sont amputés. 29 septembre 2009 Une jeune femme de 29 ans, victime d’une inversion de soluté, succombe à un arrêt cardiaque à l'issue d'un don de plasma réalisé à Lyon. 17 mars 2010 20 ans après les faits et à l’issue de 12 années d’instruction, le jugement dans l'affaire des infections nosocomiales à la Clinique du Sport (Paris) est rendu.
Cette note est le résultat de rencontres avec de nombreux acteurs de la gestion des risques médicaux : institutionnels, juristes, assureurs, médecins, soignants, directeurs d’établissement, gestionnaires de risques, associations, universitaires... A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL QUEL EST LE PROBLÈME ? 11 janvier 2009 : Philippe Juvin, chef du service des urgences de l’hôpital Beaujon, lance un pavé dans la mare. Selon cet anesthésiste réanimateur, les erreurs médicales seraient à l'origine « de 300 000 à 500 000 événements indésirables graves et surtout de pas moins de 10 000 morts par an en France». Ces chiffres sont confirmés deux jours après par Roselyne Bachelot. Pour mieux visualiser l’ampleur des dégâts, utilisons une comparaison concrète : cela fait 192 morts par semaine, soit un crash d’A320 hebdomadaire. 18 décembre 2009 : chaque année, un chirurgien sur deux est mis en cause, titre Le Figaro. Est‐ce à dire que tous nos chirurgiens connaîtront un jour la prison, ou que plus personne ne voudra bientôt être chirurgien ? Non. La pénalisation de la médecine est une illusion créée et entretenue par les médias. En réalité, le nombre d’affaires d’accidents médicaux jugées au pénal n’est pas en augmentation. En revanche, la judiciarisation civile est une réalité et les primes d’assurance des médecins s’en ressentent. L’attitude compassionnelle des juges, conjuguée à une inflation indemnitaire, a en effet abouti à une augmentation en flèche des primes d’assurance de responsabilité civile et au retrait du marché de plusieurs assureurs. C’est dans ce contexte qu’est né en 2002 l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, qui prend en charge l’indemnisation des victimes d’aléa thérapeutique au‐
delà de 25% d’incapacité permanente partielle. L’attitude compassionnelle des juges a été vivement critiquée par les assureurs, qui ont dénoncé une dérive dangereusement inflationniste. Du côté des juges et des avocats, on fait valoir au contraire que la jurisprudence n'a fait que combler un vide laissé par le Civil ou pénal ? législateur, vide d'ailleurs comblé par la loi du 4 mars Quand un avocat défend des patients, 2002 relative aux droits des malades. Le juge ne faisait il est souvent partisan d’aller au civil : ainsi que répondre à la tendance de victimisation la probabilité d’obtenir condamnation actuelle de la société, qui tend de plus en plus à faire et réparation y sera en général valoir ses droits. Il est difficile de trancher dans ce débat, meilleure, car les principes de droit mais il faut garder en tête que la justice est humaine, et pénal sont plus restrictifs. Par que les affaires de responsabilité médicale sont certes exemple, le concept de perte de des affaires techniques mais également et surtout des chance donne droit à indemnisation affaires éminemment humaines. La douleur des victimes au civil, tandis qu’une relaxe serait y est palpable. Ainsi en est‐il de cette mère qui, cinq ans prononcée au pénal. De plus, la après la mort de son fils, laisse exploser sa colère et sa procédure pénale est plus longue, et souffrance à l'audience, lorsqu'elle entend et voit pour très codifiée. la première fois le médecin responsable de la mort de son enfant. Mais comment peut‐on opérer du mauvais côté ou administrer le mauvais médicament ? Prenons un exemple réel, tiré de l’ouvrage Chirurgien au bord de la crise de nerfs, du Professeur Laurent Sedel. Il y explique comment il lui est arrivé d’opérer un patient du mauvais côté, risque « improbable et inexcusable » qui lui est néanmoins arrivé une fois dans sa carrière. Avant l’opération, le Professeur Sedel revoit toujours ses patients la veille pour vérifier avec eux le site opératoire. Il le fait comme d’habitude pour ce patient‐là. Et pourtant, une fois l’épaule ouverte le lendemain au bloc, il se rend compte qu’il a ouvert l’épaule valide. Comment cela est‐il arrivé ? Toutes les barrières de sécurité censées empêcher ce genre d’événement sont tombées une à une : au niveau du service, le bon site opératoire est rasé par l’infirmière, le patient étant éveillé. Le patient est ensuite endormi et transféré au bloc opératoire. Là, la panseuse vérifie le côté du rasage, et observe une incohérence entre le côté rasé et la radio (dont la signalétique était en fait erronée). Elle prend alors l’initiative de raser et préparer l’autre côté pour l’opération, sans chercher à en discuter avec l’infirmière du service. Puis on installe l'opéré, sans que l'interne regarde l'observation. Le professeur Sedel arrive pour cette opération très en retard et dans une grande précipitation à 2 10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? l’issue d’une opération non planifiée et particulièrement éprouvante, et il opère mécaniquement le côté préparé par la panseuse. Ce n’est qu’à l’ouverture qu’il se rend compte de son erreur. Le modèle de Reason permet d’illustrer les cascades de défaillances qui surviennent dans les systèmes complexes. Ce modèle, et son application, sont déjà mis en pratique depuis longtemps dans l’aviation civile, domaine très en avance en matière de gestion des risques par rapport au milieu médical2. Le modèle de Reason est constitué de plaques empilées, chacune symbolisant
un niveau de sécurité du système. Ces plaques comportent des trous qui
symbolisent leurs points faibles. Les défauts de conception ou de gestion du
système qui portent le nom de défaillances latentes favorisent les erreurs ou
les déviances des acteurs de première ligne, appelées défaillances patentes.
Une ou plusieurs défaillances latentes favorisent la survenue d’erreurs mais
elles peuvent être récupérées ou atténuées par une défense efficace. En
revanche, quand les trous s’alignent aux trois niveaux, la propagation n’est
pas freinée et on risque un accident grave. Ce retard du domaine médical est d’autant plus perçu comme inacceptable que la société civile est de plus en plus intolérante au risque. Le caractère diffus de ce risque, voire invisible du fait des freins qui handicapent son évaluation, le rend difficile à chiffrer. Dans ce contexte, l’Etat s’est efforcé de prendre les choses en main en règlementant à outrance et de façon parfois discutable, mais aussi en impulsant quelques démarches qui nous semblent porteuses d’avenir. Le challenge aujourd’hui reste de mobiliser les acteurs de terrain et de les convaincre de la place centrale qu’ils ont à jouer dans ces démarches. L’évaluation du succès de cette politique reste difficile à mesurer, les pouvoirs publics français restant extrêmement frileux sur ce point. La France apparaît ainsi comme en retard dans ce domaine, malgré un système de santé considéré par l’OMS comme le meilleur du monde. Les pouvoirs publics d’une part, et les établissements de santé d’autre part, ont donc chacun de leur côté des progrès certains à effectuer dans le domaine de la sécurité des soins. COMMENT APPRÉHENDER L’INVISIBLE ? Sait‐on vraiment ce qui se passe dans les hôpitaux ? Il est très difficile de savoir précisément le nombre d’accidents médicaux qui ont lieu chaque année dans les hôpitaux français, pour la bonne raison qu’ils ne sont pas recensés. Les estimations de 10 000 morts se basent sur les chiffres calculés aux États‐Unis ainsi que sur l’Étude nationale sur les événements indésirables liés aux soins Causes principales d’Événements indésirables
(ÉNÉIS), menée en 2004. graves (ÉIG), déterminées via l’enquête ÉNÉIS. Comment signaler les événements indésirables ? Les circuits de signalement en vigueur en France sont multiples : hémo‐, bio‐, matério‐, pharmaco‐, cosméto‐, réacto‐vigilances, circuit de déclaration des infections nosocomiales, dispositif de déclaration des ÉIG (en cours d’expérimentation)… Ces nombreux dispositifs ont tendance à se transformer en un empilement de systèmes qui ne communiquent pas ou peu entre eux, dont 2
Le risque de catastrophe y est ainsi évalué à 1 pour 1 000 000, contre 1 pour 1 000 dans le domaine médical (Amalberti R et al, Ann Inter. Med 2005; 142: 756‐64) 3 A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL l’objectif est peu visible et le maniement peu aisé, ce qui décourage le déclarant. Cela est particulièrement vrai pour l’expérimentation de la déclaration des ÉIG, qui ne tient pas ses promesses. Cela est sans doute lié au fait qu’avant de mettre en place un système de déclaration, il faut clairement en définir l’objectif, afin que le système soit compris et utilisé par les professionnels. Il faut en particulier choisir entre deux objectifs : –
une boucle longue, qui permet de faire de la veille et de l'alerte (type vigilance). Si l’on souhaite utiliser ce genre de boucle pour recueillir tous les types d’événements indésirables, ce travail de veille nécessite d’y consacrer les moyens techniques et humains adéquats, afin que la boucle puisse réellement être bouclée. Sinon, le système risque d’exploser. Ainsi, le système mis en place en 2003 en Grande‐Bretagne reçoit plus de 300 000 déclarations d’événements indésirables chaque trimestre, et émet régulièrement des alertes, recommandations, boites à outils. Pour ce faire, le National Reporting and Learning Service de la National Patient Safety Agency emploie 65 personnes à temps plein. À plus petite échelle, ce type de boucle longue est particulièrement adapté à des systèmes très standardisés où le nombre d’événements à considérer n’est pas trop élevé. Ainsi en est‐il du circuit du sang, très réglementé. La boucle nationale du circuit d’hémovigilance permet ainsi de faire remonter les événements et de faire redescendre d’éventuelles recommandations. –
une boucle courte, visant à améliorer localement l’organisation interne des établissements de santé. En effet, beaucoup de dysfonctionnements trouvent leur explication dans le contexte local de l'établissement. Cette boucle courte devrait passer par la structure de gestion des risques de l’établissement et être accompagnée d’une culture non punitive de l'erreur. L'expérimentation de déclaration des ÉIG actuellement en cours dans cinq régions souffre ainsi de l’absence d'objectif clairement défini : les deux personnes de la structure régionale d’appui à la gestion des risques dédiées à l’accompagnement des soignants, ainsi que l’obligation d’analyse de l’ÉIG avant de le déclarer semblent plaider pour un objectif de boucle locale, tandis que le pilotage du dispositif par l’InVS et le discours du ministère semblent indiquer un objectif de veille, voire de boucle longue via des échanges d’information entre l’InVS et la Haute Autorité de Santé (HAS), seule instance qui pourrait émettre des recommandations sur la base de l’analyse de ces ÉIG. Pour simplifier l’ensemble de ces dispositifs et les rendre plus incitatifs et efficaces, on pourrait imaginer un système de recueil centralisé et simplifié de l’information, alimenté à la fois par les gestionnaires de risques et les vigilants des établissements, qui feraient le tri entre ce qui nécessite une réaction du pouvoir central (vigilances, systèmes très standardisés) et doit donc passer par une boucle longue et ce qui peut rester en local, relevant plus de facteurs organisationnels ou humains internes à la structure considérée. Les structures régionales d’appui à la qualité des soins pourraient faciliter le partage d’expériences entre les établissements. Un tel système nécessiterait une déclaration spontanée au gestionnaire de risques de l’établissement de la part de ceux qui ont commis l’erreur. Mais est‐ce envisageable ? Connaître ou punir les erreurs ? Les freins à la déclaration sont nombreux en France. On peut citer, entre autres, la peur de la sanction, la crainte de poursuites judiciaires, la culture de la faute personnelle, du « pas vu pas pris », le manque de culture de sécurité et l’ergonomie déficiente des systèmes de signalements. La situation est différente aux États‐Unis, où la culture de sécurité est plus ancienne. Ainsi, plus de 25 États ont fait de la déclaration des never events (voir cadre ci‐après) une obligation règlementaire : on peut trouver sur les sites des systèmes de santé des États des rapports sur la survenue de ces événements, et sur le site des hôpitaux une page recensant ceux qui ont eu lieu chez eux. Par ailleurs la Joint Commission, l’organisme de certification des établissements, encourage les hôpitaux à lui déclarer les never events. Plus de 60% des never events lui sont ainsi déclarés volontairement par les établissements, le reste l’étant par les médias, les patients et leur famille, les employés. 4 10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? Depuis 2008, certaines complications provoquées par la survenue de never events ne sont plus remboursées par les programmes Medicare et Medicaid. Des événements inacceptables La liste des never events a été dressée par le National Quality Forum américain en 2002. Il s’agit de 28 événements qui ne devraient jamais survenir parce qu’ils sont inacceptables, graves, parfaitement identifiés, et potentiellement évitables. Il s’agit par exemple d’erreurs de côté d’intervention ou de patient, de décès après la chute d’un lit ou d’un brancard, d’oubli chirurgical de corps étranger, ou encore de transfusion de sang incompatible. Si l’on veut prévenir les erreurs ou les accidents, la question à poser n’est pas : « Qui est responsable ? », mais : « Pourquoi l’accident est‐il survenu ? ». Cette démarche est manifestement mieux ancrée dans les mentalités aux États‐Unis qu’en France. La déclaration d’Événements porteurs de risques à la HAS dans le cadre du mécanisme d’accréditation, ainsi que l’analyse d’incidents dans des cellules de retour d’expérience dans les établissements sont une première étape vers la compréhension et l’adoption de cette démarche, qui pourra peut‐être déboucher plus tard sur une culture de signalement plus transparente. QUE FAIT LA PUISSANCE PUBLIQUE POUR LUTTER CONTRE CES RISQUES ? Avant de s’appesantir sur les mesures pléthoriques qu’a prises l’État pour lutter contre les risques liés aux soins, il convient de s’interroger sur les raisons qui l’ont conduit à agir en ce sens. Nous identifions essentiellement deux causes racines. –
La première, de nature sociétale, correspond au rejet catégorique de la notion de risque par la population, qui vit bercée dans l’illusion du « risque zéro », et qui attend du gouvernement qu’il mette tout en œuvre pour la protéger contre les risques auxquels elle se sent exposée. Les moyens – dénoncés par certains comme exorbitants – déployés pour la politique de prévention contre la grippe A, justifiés par une interprétation poussée à l’extrême du principe de précaution, constituent une autre illustration de cet état d’esprit qui semble avoir gagné toutes les sphères décisionnelles de notre pays en matière de gestion des risques sanitaires. –
La seconde raison tient au « traumatisme de l’État » généré par le scandale du sang contaminé. Dans le cadre des procédures pénales relatives à cette affaire, la juge d’instruction a mis en examen du moindre chargé de mission jusqu’au directeur de cabinet du ministre. En réponse à ces recherches de responsabilité pénale, vécues dans la douleur, la réaction naturelle de l’État est de « se couvrir ». C’est ainsi que se sont multipliées les réformes créant des agences de sécurité sanitaire ; c’est ainsi qu’est devenue folle la machine à légiférer et à réglementer tous azimuts en matière sanitaire (« j’écris donc j’agis ») ; et c’est ainsi que s’est bâtie une usine à gaz de textes et de dispositifs de gestion des risques. Il ne serait toutefois pas honnête de présenter la politique nationale sous un angle uniquement négatif, car parmi la batterie de mesures prises par l’État, certaines semblent prometteuses. Les dispositifs coercitifs classiques sont peu efficaces. Un des moyens classiques dont dispose l’État pour agir sur la société est de réglementer et de faire appliquer cette réglementation au moyen de contrôles. Le secteur sanitaire n’est, en la matière, pas en reste puisqu’il est l’objet d’un tiers du volume de la réglementation française prise ces dernières années ! Certains professionnels parlent même de « harcèlement textuel ». Outre le problème fortement discuté de la pertinence et de l’applicabilité de cette abondante réglementation, élaborée par des fonctionnaires souvent accusés d’être déconnectés du terrain, il nous semble que la vraie question pour l’État est de savoir s’il est en mesure de contrôler l’application de ces textes. De l’avis général, la réponse est non. À l’exception de l’Autorité de sûreté nucléaire, qui édicte la 5 A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL réglementation en matière de radioprotection des patients et en contrôle l’application sur le terrain de manière pragmatique, les services déconcentrés de l’État ne sont pas à même de vérifier de quelque manière que ce soit la mise en œuvre de l’ensemble des prescriptions réglementaires en vigueur. Malgré cela, l’État continue de réglementer, parfois abondamment. Or, la réglementation est un mécanisme à « rendements décroissants », et les gains marginaux que l’on peut attendre aujourd’hui de nouveaux textes réglementaires nous semblent très faibles. Aussi nous semblerait‐il raisonnable de ne recourir au levier réglementaire que pour prescrire les obligations majeures, et d’utiliser d’autres moyens moins coercitifs dès lors que l’on veut agir sur des aspects plus spécifiques. À ce titre, la création de la Haute Autorité de Santé (HAS), ainsi que les mécanismes que celle‐ci a mis en œuvre, semblent indiquer qu’un changement de cap prometteur a été opéré. Le recours au pair renforce la légitimité de l’action. La HAS est une autorité publique indépendante et est donc relativement en retrait du pouvoir réglementaire et de ses mécanismes décisionnels. De fait, la HAS s’est positionnée sur un créneau sensiblement différent de celui traditionnellement choisi par l’administration sanitaire. Ainsi, la HAS ne réglemente pas, elle préconise des bonnes pratiques ; elle n’inspecte pas les établissements, elle leur délivre des labels de certification ; elle ne fait La certification et l’accréditation appel à des inspecteurs, elle passe par des experts Les mécanismes de certification des visiteurs ; elle ne dresse pas un procès‐verbal, elle établissements de santé, ou rend ses conclusions accessibles au grand public… Si d’accréditation des professionnels de cette approche a l’avantage de renforcer la relation santé, font tous deux appel à la logique de confiance avec les professionnels de santé, qui de « pairs » : la certification au travers est à notre sens une condition nécessaire au succès des experts visiteurs, et l’accréditation en de dispositifs impliquant des personnels médicaux, il s’appuyant sur la compétence des reste à la HAS un long chemin à parcourir pour sociétés savantes des différentes passer d’une approche encore considérée comme administrative à une approche véritablement spécialités médicales. clinique. Par ailleurs, il semblerait profitable de pousser plus loin encore la logique de pairs, comme cela a été fait dans l’industrie nucléaire par exemple. On pourrait ainsi envisager un dispositif d’ « examen par les pairs » de nature purement privée (c’est‐à‐dire sans intervention publique, que ce soit par le ministère ou la HAS) sur la base de référentiels établis par les sociétés savantes. Cet examen rentrerait dans un niveau de détail clinique spécialisé et élevé, et le produit final en serait un rapport non public contenant un ensemble de recommandations. Ce serait‐là une façon de parachever l’approche d’évaluation par les pairs, si chère au corps médical. Mais un tel projet n’est pas du ressort de l’État et son initiative ne peut être prise que par les acteurs privés ; nous y reviendrons plus loin. À quoi la gestion des risques ressemble‐t‐elle au plus près du terrain ? En 2004, le ministère de la santé a pris une circulaire contenant des recommandations pour la mise en place de structures internes de gestion des risques au sein des établissements de santé. En 2008, une grande enquête à portée nationale a été lancée pour réaliser un état des lieux sur la mise en œuvre des dispositions de la circulaire. Il apparaît ainsi que, dans la majorité des établissements ayant répondu, la mise en place d’une structure interne de gestion des risques n’en est qu’au stade du lancement : un gestionnaire de risques a bien été nommé formellement, des systèmes de signalement ont parfois été établis, mais les missions de ces structures restent vagues et souvent théoriques. Il reste un long chemin à parcourir pour professionnaliser l’action du gestionnaire, pour sensibiliser les personnels et les impliquer dans des démarches de qualité et de sécurité engagées. 6 10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? Une question de leadership Nos observations nous ont permis de souligner que le leadership d’un gestionnaire de risques constitue un facteur central de la réussite des démarches engagées. L’exemple d’un établissement dans lequel la directrice de la qualité avait été auparavant directrice des soins du même établissement, et qui jouissait ainsi d’une forte crédibilité (alliée à un tempérament naturellement charismatique), en est un exemple parlant. À cet égard, l’observation du terrain peut mettre en évidence d’importantes disparités. Il est des cas dans lesquels le qualiticien, gestionnaire de risques désigné, travaille isolément, rédige des pavés de procédures formelles qui n’auront pour seul mérite que celui d’exister (ou de satisfaire à certaines exigences de la HAS), et produit de superbes graphiques reflétant des statistiques dont le sens échappera à la majorité des professionnels concernés. À l’inverse, d’autres établissements ont su mettre en place des structures plus efficaces dans lesquelles qualiticiens et professionnels de santé travaillent de concert, avec le partage des rôles suivant : le qualiticien donne le cadre, le professionnel de santé le contenu. Pour qu’une politique de procédures soit véritablement utile, il apparaît en effet nécessaire que celles‐ci soient en nombre limité, et que les professionnels de santé se les soient appropriées, d’où l’intérêt de les impliquer dans leur élaboration. L’intérêt d’une petite structure d’aide à l’accompagnement de l’amélioration de la performance des établissements. Reconnaissant son incapacité à agir efficacement en matière de qualité et d’organisation hospitalières, le ministère de la santé a créé en 2003 une petite structure publique originale : la Mission nationale d’évaluation et d’audit hospitaliers (MEAH, aujourd’hui regroupée au sein de l’Agence nationale l’appui à la performance, ANAP), qui fonctionne en mode projet avec un recours massif aux consultants pour accompagner les établissements qu’elle appuie. Plutôt que de se limiter à prescrire aux établissements des dispositions organisationnelles (ou même à les leur préconiser sous forme de guides de bonnes pratiques), l’approche est ici d’accompagner physiquement les établissements dans la mise en œuvre des démarches. C’est ainsi que le cabinet Air France Consulting a réussi à insuffler dans de nombreux établissements de santé des méthodes de travail nées dans l’industrie aéronautique, telles que les cellules de retour d’expérience (CREX). À la surprise des professionnels de santé, cette action a été couronnée de succès tant en termes d’appropriation par les équipes que d’efficacité. L’idée qui se cache derrière ces CREX est en réalité proche de la maïeutique : on donne les moyens aux équipes d’accoucher elles‐mêmes des mesures d’amélioration organisationnelles. Cette approche nous apparaît en cela très prometteuse, mais elle soulève d’importants problèmes (notamment financiers) de déploiement à l’échelle du territoire national. LA PUISSANCE PUBLIQUE PEUT‐ELLE COMPTER SUR LES INITIATIVES PRIVÉES ? Les acteurs privés susceptibles de jouer un rôle dans la gestion des risques nous semblent être : les compagnies d’assurance, les associations d’établissements de santé, les associations de patients, les sociétés savantes, ainsi que toute combinaison entre ces acteurs. On reproche souvent à l’État ses velléités hégémoniques et sa propension à vouloir tout régler du haut de ses ministères et à concentrer l’ensemble des pouvoirs ; en d’autres termes, à ne pas laisser de place aux initiatives des acteurs privés. Mais est‐
ce le caractère tentaculaire de l’État qui étouffe les initiatives privées, ou bien l’État ne fait‐il qu’occuper un vide laissé par les acteurs privés ? Sans qu’il soit vraiment besoin de statuer sur l’origine de la poule et de l’œuf, on ne peut que constater le trop grand déséquilibre entre l’action publique et l’action d’origine privée en matière de qualité hospitalière en France. 7 A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL Une perception ambivalente du rôle des assureurs. Les assureurs ont tout d’abord le mérite de disposer de données et de statistiques tout à fait précieuses en matière de sinistralité médicale. Par ailleurs, certaines compagnies d’assurance, comme la Société hospitalière d’assurances mutuelles (SHAM), ont mis en place des pratiques de souscription professionnalisée et individualisée. Ainsi, une équipe dédiée de la SHAM réalise des visites de risque, discute avec les acteurs, observe les pratiques, ce qui permet d’adapter la prime. En effet, l’équipe émet des recommandations qui, si elles sont mises en œuvre par l’établissement, ouvrent droit à un bonus de 5%. La pratique montre que ces recommandations sont le plus souvent suivies, ce qui atteste du rôle utile que peuvent jouer les assureurs. Ces propos sont toutefois à nuancer par le fait que, d’une part, la SHAM est quasiment seule à mettre en œuvre ce type de pratiques et que, d’autre part, le caractère incitatif d’un bonus plafonné à 5% demeure limité. Par ailleurs, il convient de garder à l’esprit que le risque constitue le gagne‐pain même des assureurs et que l’assurance demeure une activité souvent commerciale. Le rôle des assureurs dans les mécanismes de gestion des risques est donc une question toujours délicate. Afin de s’affranchir de ce statut d’assureur parfois mal perçu, une société a eu l’idée ingénieuse de se donner l’apparence d’une association. C’est ainsi qu’a été créée La prévention médicale à l’initiative du Sou médical (aujourd’hui la MACSF), de la Confédération des syndicats médicaux français et de la Confédération nationale des syndicats dentaires. Cette association a pour missions de sensibiliser les professionnels, de promouvoir des démarches qualité, d’apporter une assistance et de dispenser de la formation continue sur les risques liés aux soins. C’est un exemple intéressant de la façon dont peuvent s’organiser divers acteurs privés pour agir dans un but partagé. L’intérêt de l’action collective des établissements de santé. Nos travaux de recherche nous ont amenés à entrer en contact avec une association d’établissements de santé qui agit à l’échelle régionale en matière d’organisation, de qualité et de culture de sécurité : le Comité de coordination de l’évaluation clinique et de la qualité en Aquitaine (CCECQA). La création du CCECQA en 1996 est une histoire de pionniers : un terrain, une volonté politique et surtout des hommes ; il entre en cela dans la catégorie des initiatives privées. Le CCECQA coordonne des projets régionaux définis en fonction des priorités des établissements, concernant par exemple la prévention des erreurs liées à l’identification des patients, ou l’amélioration de l’organisation du circuit du médicament ; il s’appuie pour cela sur une unité de dix professionnels à temps plein (médecins, infirmières, biostatisticiens, secrétaires). Il ne plane, à notre sens, aucun doute quant à l’utilité d’une telle structure, qui rassemble aujourd’hui plus de soixante‐quinze établissements publics ou privés aquitains, et qui a constitué depuis sa création un modèle pour huit autres régions. Toutefois, il convient de rappeler que l’association a pour principal financeur l’État, et que la réforme actuellement en cours de l’organisation des services déconcentrés ouvre la voie à une éventuelle absorption du CCECQA par l’Agence régionale de santé, ce qui susciterait bien des résistances sur le terrain. Le risque serait en effet de perdre les avantages liés au statut privé de l’association, notamment la flexibilité, l’absence de lien avec la tutelle et, de là, la forte proximité avec les établissements. Le rôle encore trop timide des sociétés savantes. Les sociétés savantes jouissent d’une forte légitimité auprès des praticiens ; il s’agit‐là d’un atout précieux qui devrait être davantage exploité. Nous avons vu, au travers des actions de la HAS, que celle‐ci s’appuie sur l’expertise et la proximité des sociétés savantes pour mettre en œuvre le dispositif d’accréditation des professionnels de santé. Il faut également rappeler que l’accréditation est l’émanation d’un mécanisme créé par les sociétés savantes de spécialités médicales à forts risques, afin de trouver une solution à l’augmentation des primes d’assurances. Cela montre que les sociétés savantes sont capables de porter des projets importants quand les enjeux financiers sont de 8 10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? taille. Le reproche qui peut leur être fait est que, à de rares exceptions près, elles n’en prennent pas spontanément l’initiative et ne se montrent pas particulièrement actives. Nous mettons ici le doigt sur la question plus générale de la faiblesse des organisations professionnelles françaises, que ce soit en encadrement ou en ressources financières, et qui n’est probablement pas sans lien avec la forte tradition interventionniste de l’État. Dans un paragraphe antérieur, nous avons fait la proposition d’un dispositif d’« examen par les pairs » impliquant les sociétés savantes. Mais sans véritable changement culturel de ces dernières, il est peu probable que celles‐ci prennent d’elles‐mêmes l’initiative de mettre en œuvre un tel projet. Cela serait pourtant une condition nécessaire à un retrait partiel des tentacules de l’État dans les questions de qualité et de sécurité médicales, retrait qui semble pourtant souhaité par le corps médical. COMMENT REMETTRE LES ACTEURS AU CŒUR DE LA DÉMARCHE ? Comment susciter l’adhésion dans nos hôpitaux ? La sécurité du patient passe avant tout par les acteurs de première ligne – les médecins, les infirmiers et autres soignants, les pharmaciens. Eux seuls ont la clé qui permet d’expliquer les failles à l’origine d’événements indésirables. Comme dans l’univers industriel, une gestion des risques qui s’appuie sur cette connaissance du terrain y trouve un terreau fertile, que ce soit pour détecter les problèmes, y apporter des solutions, ou encore importer dans les services des démarches extérieures. Certains établissements font ainsi participer activement, et avec succès, le corps infirmier à la mise en place d’outils d’amélioration de la sécurité des soins. Certains obstacles classiques doivent cependant être surmontés : le manque de temps et de moyens, le scepticisme quant aux résultats potentiels, la crainte de mettre en cause sa responsabilité... La meilleure réponse qu’on puisse y apporter consiste sans doute en un travail de fond pour forger une culture commune de sécurité parmi les professionnels de santé, afin de trouver de nouvelles pistes d’intérêt à agir. Une des voies à emprunter pourrait être la reconnaissance que tire une profession à risque de sa propension à réduire ce risque. Ainsi, un des piliers sur lesquels la spécialité anesthésie‐
réanimation a construit sa légitimité est l’obtention de résultats exemplaires en matière de réduction des risques anesthésiques (cf. cadre ci‐contre). Et si la fierté des chirurgiens de demain était de ne plus faire aucune erreur de site opératoire ? Et si le corps infirmier, aujourd’hui déjà respectueux des protocoles et sensibilisé à l’amélioration des soins, pouvait se targuer demain, conjointement aux pharmaciens hospitaliers, d’avoir diminué drastiquement le nombre de mauvaises administrations de médicaments ? Le risque anesthésique, un ovni ? Le risque anesthésique mortel a été divisé par 10 en vingt ans : il était d'un décès pour 13 000 actes d'anesthésie en 1980, contre un décès pour 140 000 actes en 2003. C’est en grande partie sur la protection « péri‐opératoire » que les anesthésistes ont construit leur légitimité. Cette spécialité médicale a certes bénéficié de multiples conquêtes techniques, beaucoup de personnes lui attribuent au surplus une réelle culture de l’équipe et de la sécurité, qui viendrait contraster avec la culture d’artisans dont témoignent la plupart des médecins. Autre obstacle central : la structure bicéphale des établissements, qui repose sur le partage des pouvoirs entre administrateurs et professionnels de santé. Même si on espère une ouverture plus prononcée chez les nouvelles générations hospitalières, ces deux populations n’ont pas les mêmes façons de penser : l’une est gestionnaire tandis que l’autre est artisane. On ne peut donc pas s’adresser à un établissement de santé comme à un seul homme. C’est pourquoi il est primordial de différencier les messages de gestion des risques, en touchant chacun sur ses préoccupations quotidiennes, et de faire porter ces messages par les bons interlocuteurs : 9 A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL –
Le médecin se dévoue à la santé de ses patients. Pour cela, il pèse continuellement la balance bénéfices‐risques de ses actes. Néanmoins, il a tendance à méconnaître malgré lui les risques organisationnels et humains liés aux soins, porteurs d’échec : « suis‐je réellement capable de me tromper de côté à opérer ? » Le vecteur à préconiser est donc une sensibilisation culturelle au facteur humain, ainsi qu’une dédramatisation de l’erreur. Pour faire passer ce message – d’autant plus délicat qu’il pourrait être interprété comme une accusation –, l’interlocuteur le plus légitime reste sans doute un confrère. Les institutions les plus à même de proposer ce contact seraient alors la HAS ou les Sociétés Savantes. –
L’administrateur se concentre sur l’efficience de l’organisation. Pour cela, il effectue régulièrement des arbitrages pour gérer au mieux l’offre de soins de l’établissement. Cependant, même si la sécurité du patient est une préoccupation majeure, elle a encore du mal à peser dans ces arbitrages : « puis‐je vraiment débourser 10 000€ par an au prétexte de changer l’emballage du médicament A, qui ressemble aujourd’hui furieusement à l’emballage du médicament Z, infiniment plus dangereux que A ? » Le vecteur à préconiser est donc l’affirmation de la nécessité de son engagement en matière de sécurité, via l’affichage clair de cette priorité et des moyens qui lui sont alloués. La meilleure façon de faire passer ce message est encore de le faire porter par la tutelle des établissements – les Agences régionales de santé – qui ont désormais un spectre assez large pour adopter cette attitude responsabilisante. L'amélioration de la sécurité passe par
un travail conjoint des gestionnaires et
des soignants. L’acronyme PDCA
reprend les initiales des 4 phases Plan‐
Do‐Check‐Act qui composent la « roue »
de l’amélioration continue de la qualité.
Il est important à nos yeux de segmenter la politique de gestion des risques liés aux soins, car les messages importants sont transmis d’autant plus efficacement qu’ils viennent des autorités légitimes de chacun. Un nouveau rôle pour le pouvoir central. Cette segmentation de l’action de gestion des risques est alors une bonne nouvelle pour le pouvoir central de l’État. En déconcentrant son autorité à l’échelon local, et en légitimant les institutions à sensibilité soignante pour gérer le volet clinique de la gestion des risques, il peut se consacrer à une gestion des risques globaux, qui nécessitent un véritable portage politique d’envergure nationale. En voici deux exemples : –
Le conditionnement des médicaments : dans une optique de réduction du risque à la source, on attend de l’État (et en particulier de l’Afssaps3) qu’il incite davantage les industries pharmaceutiques à différencier leurs conditionnements, dont la similitude aboutit parfois à des drames suite à des inversions de médicaments. –
La réorganisation de la carte hospitalière : même si nos concitoyens attachent beaucoup d’importance à la proximité qu’offrent les hôpitaux locaux, on ne compte plus les rapports et études qui affirment que les opérations les plus lourdes qui y sont effectuées présentent un niveau de sécurité bien inférieur à celui qu’on trouve dans un centre hospitalier sinon plus gros, du moins davantage rompu à ce type d’opération4. Cela s’appuie sur le principe très simple selon lequel « on ne fait bien que ce qu’on fait tous les jours », et on peut légitimement espérer que les puissances publiques tranchent enfin ces polémiques locales au nom de la sécurité des soins. 3
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Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé On cite par exemple le rapport du Sénateur Alain Milon (L’avenir de la chirurgie en France, 2008) ainsi que deux récentes études de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Questions d’économie de la santé n° 135 ‐ Septembre 2008 ; Questions d’économie de la santé n° 149 ‐ Décembre 2009). 10 10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? AURAIT‐ON PEUR DE MESURER LA SÉCURITÉ DES SOINS ? La délégation de la gestion des risques évoquée ci‐dessus implique un contrôle de l’efficacité des dispositifs mis en place. On retrouve ainsi le Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens avec son annexe Sécurité du patient, ou encore le Contrat de bon usage des médicaments, qui sont des contrats de confiance conclus entre les pouvoirs publics et les gestionnaires d’établissements de santé. Bien que des sanctions financières soient envisagées en cas de non‐respect des engagements, le caractère réellement incitatif de ces contrats n’est aujourd’hui pas encore évident. D’autre part, le projet COMPAQH5 a atteint une vitesse de croisière qui lui permet de proposer chaque année une poignée d’indicateurs validés : cette année, cinq indicateurs chiffrés ayant trait aux dossiers du patient viennent compléter la batterie existante de cinq indicateurs, qui évaluent la lutte menée dans chaque établissement contre les infections nosocomiales. Par ailleurs, les rapports des visites de certification des établissements de santé effectués par les experts‐visiteurs de la HAS sont rendus publics, non seulement sous leur forme brute mais aussi sous une forme synthétique et visuelle. Toutes ces mesures de la performance, qui sont aujourd’hui accessibles sur Internet et qui seront demain également affichées dans chaque établissement, concourent à une prise de conscience certaine de la part des directeurs d’établissements : soucieux de maintenir l’image de leur établissement, surtout lorsqu’elle est excellente, ils n’hésitent pas à dédier de plus en plus de ressources humaines à la qualité. Cela dit, à l’exception de l’indice SARM6 qui reflète l’écologie microbienne de l’établissement, tous ces indicateurs sont des indicateurs de moyens, et non de résultats. Et il est vrai qu’on est frileux en France lorsqu’il s’agit de mesurer la sécurité des soins. Bien entendu, avancer l’idée d’indicateurs de résultats en matière de santé fait hurler tous ceux qui annoncent l’apparition d’effets pervers pour satisfaire ces indicateurs : on imagine déjà nos chirurgiens amputer à tour de bras toutes les jambes à opérer, au prétexte de ne pas risquer l’infection du membre traumatisé. Mais ne serait‐ce pas renier le sérieux de nos professionnels de santé, qui ont prêté le serment d’Hippocrate ? Cette réponse peut sembler naïve, mais il nous paraît improbable que nos médecins adoptent des comportements déviants au lieu de chercher à avertir, comme cela est déjà le cas avec l’indice SARM, ceux qui prendraient sans pincettes les résultats d’indicateurs. En outre, il serait dommage de se cacher derrière les 5
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La check list au bloc opératoire : quel impact ? La publication début 2009 de l’étude de Haynes et al. dans le New England Journal of Medicine vient apporter des données scientifiques édifiantes sur l’utilisation de la check list au bloc opératoire. Expérimentée dans 8 établissements à travers le globe, elle a conduit à une réduction de près de moitié de la mortalité post‐bloc. Qui aurait prédit de tels résultats pour une procédure aussi simple ? Aussi l’application de cette check list est‐elle supportée par l’OMS, et devenue obligatoire en France le 1er janvier dernier. Cependant, à la question de savoir si l’évaluation de l'efficacité de la check list en France est prévue, on en reste à la simple déclaration d’intention comme en témoignent ces propos recueillis auprès de la HAS par la revue Responsabilité, n°36, décembre 2009 : « Plusieurs indicateurs sont envisagés pour mesurer l’efficacité de la check‐list : un indicateur général tout d’abord, avec une sorte de "carte de France" recensant les établissements qui utilisent la check‐list, qui ne l’utilisent que partiellement, ou qui ne l’utilisent pas du tout. Ensuite, au niveau des établissements, on souhaite mener une étude plus fine sur l’utilisation de cet outil, et, in fine, sur son impact sur la mortalité et la morbidité, mais sur ce dernier point, il s’avèrera sûrement difficile d’obtenir des résultats. » Coordination pour la mesure de la performance et l’amélioration de la qualité hospitalière. Le Staphylococcus aureus résistant à la méticilline est une bactérie fréquemment en cause dans les infections nosocomiales. 11 A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL disparités entre les établissements pour ne rien faire, et ainsi continuer de laisser aux magazines le loisir de répondre seuls au besoin qu’a notre population de pouvoir évaluer les établissements de santé (cf. encadré ci‐après). Est‐il sain de laisser la société prendre ces classements pour argent comptant, comme s’il s’agissait de résultats reconnus, alors que leur objectivité scientifique est sans doute bien plus critiquable que tout indicateur de résultat consciencieusement mis en place ? Le CHU de Dijon, champion de France de la chirurgie de la cataracte ? 15 septembre 2009 Monsieur DURAND, 65 ans, habitant Dijon, se voit conseiller une opération de la cataracte par son médecin généraliste. Celui‐ci lui indique deux établissements dijonnais pour effectuer ce geste : le CHU ou la Clinique Ste‐Marthe. 17 septembre 2009 Le Point ‐ Hôpitaux, le palmarès 2009 vient de paraître. M. DURAND y découvre que le CHU du Dijon est le champion de France de la cataracte, avec une note de 18,64/20 : il va demander à se faire opérer chez le champion ! 26 novembre 2009 Le Nouvel Observateur ‐ Hôpitaux, Cliniques, le classement national 2010 vient de paraître. En ouvrant la page dédiée à la chirurgie de la cataracte, M. DURAND est surpris de ne pas retrouver le CHU de Dijon aux avant‐postes ; et pour cause, il est classé en dernière position du tableau, c’est à dire à la 65e place (avec tout de même un honorable 17,6/20) ! Quant à la Clinique Ste‐Marthe, elle est en 34e place avec une note de 18,2/20. Tout cela laisse M. DURAND songeur... Il rappellera son médecin pour changer d’endroit. 10 décembre 2009 L’Express ‐ palmarès 2010 des hôpitaux les plus sûrs vient de paraître. M. DURAND se fait opérer demain à la Clinique Ste‐Marthe. Bien que ne pouvant plus changer le lieu de son opération, il feuillette ce numéro de L’Express, qui présente le score agrégé de lutte contre les infections nosocomiales : CHU Dijon – B – 84,5 ; Clinique Ste‐Marthe – B – 77,3. M. DURAND préfère ne plus y réfléchir : de toute façon il ne restera qu’une seule journée à la clinique, pas le temps d’y attraper une saloperie nosocomiale ! Heureusement que M. DURAND ne sait pas que la principale source de complication suite à une chirurgie de la cataracte, c’est l’infection (nosocomiale)... Comment améliorer ce qu’on ne mesure pas ? De plus, introduire davantage d’indicateurs de résultats viendrait servir efficacement la gestion des risques liés aux soins, selon le vieil adage selon lequel « il n’y a que ce qui se mesure qui peut être amélioré ». À ce titre, un récent rapport de l’IGAS7 déplorait l’absence en France d’un indicateur de mortalité, une pratique anglo‐saxonne à laquelle le Président de la République s’est déclaré favorable le 22 septembre 2008 « afin que chaque établissement analyse avec attention les causes des accidents liés aux soins prodigués en son sein ». L’hôpital a en effet besoin d’une gestion scientifique de l’erreur – affranchie du volet dramatique déjà tant relayé par les médias – pour orienter et cibler son action, et en évaluer les effets. N’est‐il pas éclairant de savoir qu’environ 15 erreurs de côté sont réalisées chaque année en France ? N’est‐il pas utile de suivre mensuellement le nombre de chutes qui arrivent dans son service, ou encore le nombre d’incidents transfusionnels ? Certains gestionnaires de risques que nous avons rencontrés seraient ainsi très largement preneurs de toute possibilité de se comparer au niveau régional ou national. Enfin se pose la question de l’évaluation de la performance des professionnels de santé, qui exercent une profession à risques. En dépit de son évocation dans quatre lois, une ordonnance, dix décrets, cinq arrêtés et une décision publiée au Journal Officiel8, le mécanisme d’Évaluation des pratiques 7
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Inspection générale des affaires sociales RM2009‐124P Données recensées sur le portail Réglementation relative au dispositif d’EPP de la HAS. Les textes majeurs sont la Loi n° 2004‐810 du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie, le Décret n° 2005‐346 du 14 avril 2005 relatif à l’évaluation des 12 10 000 MORTS ÉVITABLES CHAQUE ANNÉE EN FRANCE : FAUT‐IL AVOIR PEUR DE L’HÔPITAL ? professionnelles n’a jamais été finalisé. Le mécanisme de Développement professionnel continu, qui doit venir le remplacer dans les mois qui viennent, aura‐t‐il davantage d’effet ? LA FRANCE SERAIT‐ELLE EN RETARD ? Le Rapport sur la santé dans le monde de l’OMS (2000) classait la France comme le meilleur pays au monde en matière de soins de santé. Les Français partagent en grande partie cet avis, et le sondage CSA de janvier 2009 vient même confirmer que 78% des Français ont confiance dans le fonctionnement des hôpitaux publics. Pourtant, en matière de sécurité des soins, ne dit‐on pas que les initiatives sont toujours anglo‐saxonnes9 ? Certes, la France fait partie des pionniers de la lutte contre les infections nosocomiales, comme en témoigne la forte adhésion de ses établissements de santé au programme SAVE LIVES: Clean Your Hands de l’OMS (1859 établissements, ce qui propulse la France en tête des pays participants). Cependant, lorsqu’il s’agit d’autres risques liés aux soins, l’initiative vient d’ailleurs : –
Les études scientifiques : l’étude française ÉNÉIS arrive 6 ans après le rapport américain To Err is Human qui dénonce déjà en 1999 des dizaines de milliers de décès évitables. –
Les campagnes de sensibilisation : c’est aux États‐Unis qu’on a publié en 2002 la liste scandalisante des never events. Depuis, de grandes campagnes ont été lancées pour prévenir les événements indésirables, telles que « 100 000 vies » aux États‐Unis, « Soins de santé plus sécuritaires maintenant! » au Canada, « Ensemble, améliorons la prestation sécuritaire des soins de santé » au Québec, ou encore le projet « Révélation ouverte » en Australie. –
Les systèmes de déclaration d’événements indésirables liés aux soins : réputés indispensables à la construction d’une culture de sécurité, ils fleurissent dans la plupart des pays développés : au Royaume‐Uni (National Reporting and Learning Service), aux États‐Unis (Sentinel Event Statistics), au Danemark (Dansk Patient‐Sikkerheds‐Database)... –
La certification des établissements de santé : la HAS ne certifie les établissements de santé que depuis 1999, tandis que son homologue américain – la Joint Commission – mène cette démarche depuis 1954. Il faut cependant souligner que, en s’inspirant en particulier du modèle nord‐
américain, la HAS rattrape rapidement son retard, avec une version de certification V2010 qui tend à se rapprocher de la démarche de la Joint Commission, de plus en plus centrée sur le terrain et l’évaluation des pratiques cliniques. –
Les systèmes d’indemnisation : en Nouvelle‐Zélande, au Danemark ou en Suède, on a développé depuis plusieurs années des systèmes performants d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux. Ils ont évacué l’action en justice pénale, d’où un apaisement des relations entre les victimes et leurs médecins. Bien entendu, on ne doit pas perdre de vue qu’aucun des moyens énumérés ci‐dessus ne s’est révélé être la solution miracle en matière de sécurité des soins. Certains dénigrent même la certification des établissements de santé américains puisqu’elle ouvre droit au remboursement des soins par les assurances privées, d’où un fort risque de dérive : il faut être accrédité coûte que coûte ! Toutefois, efficaces ou non, ces outils démontrent l’existence d’une prise de conscience des risques liés aux soins dans les pays où ils sont exhibés : connaître les risques et vouloir les combattre sont déjà deux étapes essentielles vers leur éradication ! pratiques professionnelles, et l’Arrêté du 13 juillet 2006 portant homologation des règles de validation de la formation médicale continue. 9
Une des explications d’ailleurs souvent avancée pour expliquer ce retard de la France réside en la quasi‐gratuité des soins : puisqu’on n’apprécie réellement que ce que l’on paye, on revendique la qualité des soins avec d’autant plus de ferveur qu’on finance ceux‐ci directement... 13 A. DOZIÈRES – P. PERDIGUIER – D. RUEL CONCLUSION LA GESTION DES RISQUES LIÉS AUX SOINS : POURQUOI LA GREFFE FINIRA PAR PRENDRE… Largement influencés par le message que véhiculent les médias, on pourrait croire que personne ne fait quoi que ce soit pour prévenir les risques liés aux soins. Or, c’est une source de mortalité deux fois plus importante que les transports en France : pas moins de 10 000 vies sont sacrifiées chaque année à cause d’emballages trompeurs, de matériel défaillant, de prescriptions mal administrées, de stérilisations insuffisantes, d’erreurs de diagnostic... Mais en y regardant de plus près, on découvre un foisonnement d’initiatives de gestion des risques, mises en œuvre par un État perturbé par les nouvelles attentes sociétales du « zéro risque » et par le traumatisme qu’a durablement occasionné l’affaire du sang contaminé dans les mentalités des fonctionnaires. Étatiques pour la plupart, privées dans une bien moindre mesure, ces démarches ont cependant un défaut commun – leur frilosité – qui traduit leur manque d’ambition ou de moyens disponibles. À croire que l’insécurité du patient est une fatalité qui ferait partie du paysage hospitalier ! Pour appuyer cette vision, un rapide calcul nous rassérène facilement : 100 000 événements indésirables graves évitables par an nous laissent tout de même encore 99% de chances d’être bien soignés ! Mais cette idée ne rassure pas nos voisins occidentaux, chez qui on multiplie les études, les campagnes de communication ou encore, arme ultime, les mécanismes de publicité de ces événements qui ne devraient jamais arriver. Faudra‐t‐il recourir à ces méthodes musclées pour obtenir une véritable prise de responsabilité des établissements de santé et des acteurs qui y évoluent ? Contrôler par les pairs, mesurer et rendre publics les résultats : de tels mécanismes de régulation par transparence10 permettraient sans doute de retrouver le chemin du pragmatisme en matière de lutte pour la sécurité du patient... En effet, avec une société d’autant plus revendicatrice de ses droits qu’elle est bercée par un principe de précaution galvaudé, les hôpitaux ne pourront pas continuer éternellement à se soustraire à leurs obligations de prévention des risques liés aux soins. L’impact sur leur image en serait catastrophique, et la désaffection de leur « patientèle » ainsi encourue ferait fondre leurs revenus comme neige au soleil, en raison des mécanismes de tarification à l’activité récemment déployés. À l’heure où les établissements de santé se cherchent – entre la réforme de leur gouvernance, des services déconcentrés qui exercent leur tutelle, et de leur mode de tarification –, l’amélioration de la sécurité du patient ne serait‐elle pas l’occasion inespérée de mobiliser les troupes autour de leur objectif ultime, martelé par les juges dès l’arrêt Mercier du 20 Mai 1936 : « donner des soins […] consciencieux et attentifs » ? Il y a clairement du travail, mais pour peu qu’on ose mesurer le chemin à parcourir et y consacrer de l’énergie et des moyens, notre système de santé pourrait non seulement se targuer d’être le plus égalitaire, mais encore le plus sûr au monde ! 10
Ce type de régulation est souvent appelé « régulation par coup de projecteur » ou « sunshine regulation ». 14 

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