Les Musées des Autres, du Trocadéro au Musée de l`Homme
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Les Musées des Autres, du Trocadéro au Musée de l`Homme
Les Musées des Autres, du Trocadéro au Musée de l’Homme Benoı̂t De L’Estoile To cite this version: Benoı̂t De L’Estoile. Les Musées des Autres, du Trocadéro au Musée de l’Homme. Sarah Froning. France and its Others: New Museums, New Identities/ La France et ses Autres: Nouveaux Musées, Nouvelles Identités, Jun 2006, Paris, France. Chicago Center in Paris, vol.3, p.944-961, 2007. <hal-00361609> HAL Id: hal-00361609 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00361609 Submitted on 16 Feb 2009 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. 1 Benoît de L'Estoile Du Musée de l'Homme au quai Branly : les transformations des musées des Autres en France1 Summary The Quai Branly Museum is devoted to “the non-Western arts and cultures.” The very definition of the museum is laid down in contrast to a point of reference that is characterized as Western, and contemporary. This museum is thus a classic museum of the Other – at the same time similar to and different from previous museums of the Other, in particular the Musée de l’Homme. Because it emphasizes the aesthetic dimension above others, the Musée du Quai Branly epitomizes the end of the ethnologists’ monopoly on interpretation regarding objects and artifacts that belong to the Other. It also illustrates some paradoxes the ways France deals with her colonial past. Pour contribuer à la réflexion sur la façon dont les musées construisent et mettent en scène les identités en France, je partirai de la création du musée du Quai Branly, ouvert en juin 2006. Remarquons d’abord le caractère très politique des discours qui entourent aujourd'hui en France la création des musées, que ce soit pour le Musée du quai Branly, la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration, dont l’ouverture est prévue en 2007, ou le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) en construction à Marseille, ou encore le futur Département des Arts Islamiques au Louvre. Le Musée du quai Branly se veut ainsi un geste politique, qui entend affirmer une nouvelle image de la France. Selon le président de la République (jusqu’en mai 2007), Jacques Chirac, directement à l’origine du projet : « en ces temps de violence, d’arrogance, d’intolérance et de fanatisme, le Musée du Quai Branly sera une nouvelle manifestation de la foi de la France dans les vertus de la diversité et du dialogue des cultures », prolongeant l’ouverture en 2000 des salles du Louvre consacrées aux sculptures d’Afrique, Amérique, Asie, et Océanie.2 Dans cette perspective, il s’agit de réparer une injustice historique : consacrer aux « arts premiers » un nouveau musée, ce serait les reconnaître pleinement, et à travers eux, les civilisations non-occidentales dont ils constituent l’expression par excellence. Toute création d’institution s’accompagne d’un discours inaugural, qui insiste sur l’effet de rupture, tout en revendiquant une généalogie. Dans le cas du Musée du quai Branly, la 1 Ce texte reprend mon intervention de juin 2006, avant l’ouverture du Musée du quai Branly. Je remercie le Centre de l’Université de Chicago à Paris et Sarah Froning de m’avoir invité à participer à cette réflexion sur les transformations actuelles du paysage muséal. Faute de place, mon propos a ici un caractère sommaire ; pour une analyse plus argumentée, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le goût des Autres. De l’exposition coloniale aux Arts premiers (Flamarion, 2007). 2 Discours de J. Chirac aux participants à la rencontre internationale des communautés amérindiennes, juin 2004. 2 généalogie revendiquée est celle des artistes qui, au début du XXe siècle, ont « découvert » l’art africain, puis océanien. Une rupture est marquée par la décision de bâtir un nouveau temple voué aux « arts premiers » plutôt que de s’installer dans l’ancien Palais permanent des Colonies, bâti pour l’Exposition coloniale de 1931,3 qui abrita le Musée des Arts africains et océaniens jusqu’en 2003, ou au Trocadéro, reconstruit pour accueillir le musée de l’Homme en 1938. Cette double rupture est symboliquement une façon de tourner la page, rejetant à la fois un passé colonial devenu encombrant et une définition disciplinaire du musée. Loin d’une vaine polémique, je voudrais ici suggérer que cette rhétorique de la rupture, si elle correspond à des inflexions significatives, masque aussi des continuités. J’aborderai ces questions en empruntant à la fois à une anthropologie politique appuyée sur l’histoire et à la sociologie des professions. Musées de soi, musées des Autres Le Musée du quai Branly est donc consacré « à l’art et aux cultures des civilisations non occidentales », selon les termes de Germain Viatte, directeur du projet muséologique. Ainsi la définition même du musée se fait par contraste avec un point de référence désigné comme occidental et, implicitement, contemporain. Il s’agit donc typiquement d’un Musée des Autres. On peut en effet répartir les musées, et particulièrement les musées d’anthropologie et d’histoire, en deux catégories du point de vue de leur rapport à l’identité : les musées de soi et les musées des Autres. La situation en quelque sorte normale, et de loin la plus fréquente, est celle d’un « musée de soi ». Le musée expose les trésors d’une communauté, que celle-ci soit municipale, provinciale, régionale ou nationale. Sous ses diverses formes, le « musée de soi » répond à la question « Qui sommes-nous ? », en s’adressant à la fois au visiteur extérieur et à la « communauté » elle-même, que le musée vise d’ailleurs souvent à renforcer, voire à constituer. Ainsi les musées dits de société ont souvent été porteurs de projets d’affirmation d’une identité locale, tels le Musée alsacien à Strasbourg, créé sous la domination allemande par des francophiles revendiquant une identité alsacienne propre, le musée des Pays de Seine et Marne à Saint-Cyr sur Morin, musée départemental héritier d’une collection d’objets « briards » récoltés par des folkloristes de l’entre-deux-guerres, ou encore l’écomusée de la Grande Lande à Marquèze, crée 3 Cf. B. de L’Estoile, « Des races non pas inférieures, mais différentes : de l’Exposition Coloniale au Musée de l’Homme », in Claude Blanckaert (dir.), Politiques de l’anthropologie : pratiques et discours en France (1860-1940), L’Harmattan, 2001, p.391-473. 3 par Georges-Henri Rivière pour évoquer la transformation de l’économie et du paysage des Landes de Gascogne à partir du Second empire. Tous sont des musées de soi qui renvoient à un Nous incarné dans le musée par divers objets hérités du passé provenant du territoire de la communauté en question. Les musées d’anthropologie peuvent eux aussi être des « musées de soi » : c’est le cas de l’extraordinaire Musée national d’anthropologie à Mexico, comme le souligne l’inscription qui figure au-dessus de l’entrée : « Les peuples puisent dans la grandeur de leur passé valeur et confiance devant l’avenir. Mexicain, contemple toi dans le miroir de cette grandeur. Eprouve ici, étranger, l’unité de la destinée humaine ». Son directeur, Felipe Solis, décrit la « Pierre du Soleil » aztèque comme « l’autel de la nation mexicaine », et les familles mexicaines s’y pressent le dimanche pour communier autour des origines de la nation. La notion d’un « musée des Autres » est beaucoup plus étrange. Elle renvoie précisément à ceux qui sont définis comme « autres », par opposition à Nous. Le « musée des Autres » expose les « choses des Autres » ; des objets qui ont pour caractéristique principale d’être exotiques au sens propre, c'est-à-dire d’être originaires d’un lieu lointain, et d’avoir été rapportés « chez nous » par ceux qui s’étaient rendu « chez les Autres » pour divers motifs : expéditions militaires, missions, commerce, explorations, administration, voyage. La forme sans doute la plus fréquente de musée des autres a été le musée d’ethnographie. Le principe de base du musée ethnographique, tel qu’il se met en place dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans le sillage du musée d’histoire naturelle, était en effet de présenter sur un mode encyclopédique la diversité des races et des cultures humaines, conçue sur le modèle de la diversité des espèces. C’est pour une large part dans les musées que l’anthropologie s’est constituée en discipline, au e XIX siècle, autour de la préoccupation d’identifier et de classer ces objets venus d’ailleurs, et, plus largement, de résoudre les problèmes intellectuels posés par la rencontre de mondes différents. 4 Les musées consacrés à l’ethnographie mais aussi aux arts « non-occidentaux », diversement qualifiés de « premiers », « primitifs » ou « tribaux » sont des musées des Autres. En exposant leurs objets, ils proposent une réponse à la question : « Qui sont les Autres ? » Le musée d’ethnographie exotique était aussi souvent le musée d’un Nous colonial ou missionnaire, lieu d’appropriation des objets des autres, au sens à la fois matériel et cognitif. 4 . Voir notamment Nélia Dias, Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro, 1879-1908 : anthropologie et muséologie en France, Presses du CNRS, 1991 ; G.W. Stocking, Jr. (dir.), Objects and Others: Essays on Museums and Material Culture, Washington DC, University of Wisconsin Press, Coombes, 1985. 4 Le musée comme affirmation de l’universalisme pluraliste Je passe ici sur la succession des musées des Autres en France, pour revenir sur le Musée de l'Homme, contre lequel s’est explicitement défini le Musée du quai Branly, de même que le Musée d’ethnographie du Trocadéro avait servi de contre-modèle au Musée de l'Homme. Paradoxalement, le projet du nouveau musée de mettre en valeur la diversité des cultures par le biais de l’art est pourtant par certains aspects proche de celui des créateurs du Musée de l'Homme. Regardons ainsi ce que dit l’anthropologue Jacques Soustelle en 1938, au moment de l’inauguration du Musée de l'Homme, dont il était alors directeur-adjoint, évoquant comme un fait accompli la transformation des formes de la sensibilité qui permettait d’apprécier un art jusque là méconnu : Le premier choc provoqué en Europe par la connaissance, par la révélation de l’art précolombien et des arts dits « primitifs » appartient déjà au passé. (…) L’élargissement du goût est un fait acquis. Déjà les milieux plus ou moins fermés d’amateurs d’art exotique ne sont plus les seuls à apprécier la sculpture nègre ou les basreliefs mayas. Les réflexions que l’on entend devant les vitrines du Musée de l'Homme prouvent que la sensibilité du public s’est assouplie, qu’elle est prête à accueillir ce que naguère elle eût repoussé d’emblée. 5 Soustelle relie cette transformation du goût à un changement encore plus radical dans la façon de concevoir la place de la civilisation occidentale par rapport aux autres. Rompant avec le modèle évolutionniste, le musée de l’Homme affirmait que la notion de civilisation doit désormais être employée au pluriel. Une vision simpliste de l’univers colonial, faisant abstraction de ses contradictions, peut laisser penser que le nouvel humanisme dont est porteur le Musée de l'Homme l’oppose au colonialisme. Il participe au contraire pleinement de l’affirmation d’un humanisme colonial qui se veut à la fois pleinement universel, au sens où il entend prendre en compte toute l’humanité,6 et qui est en même temps fondé sur le postulat de « la variété des cultures et de leurs expressions ». Loin d’être « anti-colonial » comme on l’a parfois décrit, le Musée de l'Homme est plutôt un des lieux où s’affirme un nouvel humanisme colonial, dont un principe cardinal est la reconnaissance, au sens à la fois politique et cognitif du terme, de ce qu’on peut appeler un « pluralisme culturel » .7 5 J. Soustelle, « Le Musée de l'Homme a ouvert ses portes », Beaux-arts, 15 juillet 1938. 6 Ce qui permet au Musée de l’Homme de se revendiquer comme universel, c’est qu’il ne se limite pas à la seule « humanité coloniale », mais abrite aussi des objets des sociétés européennes ou américaines. 7 Voir mon article « Rationalizing colonial domination? Anthropology and Native Policy in French-ruled Africa » réunies dans Benoît de L’Estoile, Federico Neiburg et Lygia Sigaud (dir.) Empires, Nations and Natives : Anthropology and State- 5 Le nom même de Musée de l'Homme contient une revendication humaniste, qui est aussi politique. Ce double sens apparaît dans une lettre de Rivet à Léon Blum, indiquant que le nouveau Musée constitue « un établissement indispensable pour l'étude de l'homme et, à un point de vue plus réaliste, pour l'étude de nos populations coloniales, condition essentielle d'une politique humaine dans nos territoires d'outremer ». La thématique d’une « politique humaine », par opposition à une politique dictée par les seuls intérêts économiques, rassemble au-delà des frontières politiques entre droite et gauche nombre de réformateurs coloniaux.8 Ainsi, ce que manifeste le musée de l’Homme, c’est que l’Homme devient à la fois objet de politique et objet de connaissance. La conviction de nombre de ces réformistes coloniaux, partisans de substituer à une politique d’exploitation économique des colonies une « politique humaine », est que la prise en compte des différences permettra une coexistence harmonieuse au sein d’un empire colonial bienveillant et tolérant. Jugée d’après les critères d’aujourd'hui, une telle utopie peut apparaître au mieux paternaliste, au pire comme une hypocrisie contredite par la réalité de la domination coloniale. Pourtant, elle porte en germes les idéaux d’un dialogue pacifique des cultures, tels qu’ils seront exprimés dans l’après-guerre par exemple par l’UNESCO.9 Les années Trente sont encadrées par deux expositions internationales, coloniale en 1931, « universelle » en 1937, qui revendiquent pour Paris le statut de capitale du monde.10 Le souci de manifester tout à la fois la grandeur de l’empire et la valeur universelle du message de la France se traduit d’une façon tangible dans l’érection du temple qu’est le musée de l’Homme. Ce qu’incarne le musée de l’Homme pour ses créateurs, c’est précisément le projet d’une modernité occidentale caractérisée par un nouvel humanisme, conçu comme un universalisme pluriel. En 1938, Jacques Soustelle, devenu directeur adjoint, souligne en ce sens le rôle de premier plan que peut jouer le Musée de l'Homme « dans cette diffusion de valeurs culturelles inhabituelles » : Sa leçon permanente est celle-ci : il n’y a pas une civilisation, mais des civilisations. Pas de civilisation à son tour qui ne se reflète en quelque invention plastique, en quelque objet matériel que l’homme a façonné, peint, modelé, comme il a voulu modeler et façonner son making, Duke University Press, 2005. Cf.aussi "From the Colonial Exhibition to the Museum of Man. An alternative genealogy of French anthropology". Social anthropology/Anthropologie Sociale, déc. 2003, pp.59-79 8 Ainsi, au sein de la Ligue des Droits de l’Homme l’emportent en 1931 les partisans d’une « colonisation de progrès ». 9 Dont le petit livre de Claude Lévi-Strauss, Races et histoire (1950), est une défense et illustration. 10 Le projet était de bâtir le Musée de l'Homme pour l’exposition universelle de 1937. Les travaux de démolition de l’ancien Trocadéro commencent dès 1935 ; suite au gel des crédits par le Sénat, le musée sera finalement inauguré en 1938, après l’exposition. 6 corps. (…) Notre conviction, en tout cas, est qu’en faisant strictement œuvre de savants, nous aurons pu en même temps rendre quelques services aux artistes et à tous ceux qu’intéresse la variété des cultures et de leurs expressions. Il n’est peut-être pas mauvais pour nous, hommes d’occident et du XXe siècle, de nous rappeler de temps à autre l’existence et les travaux des hommes d’autrefois et d’ailleurs. » 11 Il me semble que ce que Soustelle suggère ici, c’est que la mise en scène de l’altérité que réalise le musée de l’Homme dessine en même temps une image du Nous qui correspond aussi à un projet éthique et politique : ce qui définirait dans cette perspective les occidentaux du e XX siècle, c’est la prise de conscience de la pluralité des civilisations, fondement d’une nouvelle conscience de soi. Le Musée de l'Homme apparaît ainsi comme un instrument à la fois de relativisation et d’affirmation de la civilisation occidentale. C’est précisément en tant qu’il est un monument à la différence que le Musée de l'Homme est un monument à l’empire. Le chatoiement de la diversité des cultures, à travers les objets et les œuvres d’art est la métonymie d’un empire unissant harmonieusement les diverses civilisations. Le musée du quai Branly, réalisation spectaculaire chargée de proclamer aux yeux du monde le message d’une France guidant les nations sur la voie d’un nouvel universalisme élargi à toute l’humanité, s’inscrit dans cette lignée. L’expropriation des ethnologues hors de l’art primitif Pour comprendre la violence des accusations réciproques entre esthètes et ethnologues autour de la création du Musée du quai Branly,12 les outils de la sociologie des professions sont utiles. On peut interpréter les diverses interventions polémiques comme autant de coups dans une lutte pour la définition du « domaine de compétence » des différents spécialistes appartenant à des professions en concurrence pour la suprématie dans une sphère d’expertise donnée.13 Rarement peut-être un lieu s’est autant identifié à un savoir. A la fois manifeste, laboratoire et école, le Musée de l'Homme a en effet incarné une nouvelle Science de l’homme, l’ethnologie, au 11 Soustelle, 1938, op. cit. 12 cf. par exemple André Langaney. « L’idée d’un musée des Arts premiers ou primitifs est fondamentalement raciste. », Libération, 18 juin 1997. 13 C’est ainsi que je traduis la notion de jurisdiction, développée par Andrew Abbott. Voir notamment Andrew Abbott. The system of professions. An essay on the Division of Expert Labor. University of Chicago Press, 1988. 7 double sens où il se voulait à la fois le temple et le principal outil de celle-ci, du point de vue tant de la production que de la transmission du savoir. Le cas français contraste fortement avec ce qui se passe dans le reste du monde, où le rôle des musées décline en anthropologie dans l’entre-deux-guerres.14 En France, au contraire, le musée est dans les années 1930 le lieu privilégié d’affirmation d’une nouvelle discipline, l’ethnologie, et un des principaux supports de son institutionnalisation. Définissant en 1936 « ce qu’est l’ethnologie », Rivet indique que cette conception nouvelle « s’affirme en France d’une façon matérielle par la création d’un Musée de l’Homme où les races, les civilisations et les langues seront étudiées parallèlement et solidairement ». 15 C’est cette double dimension de synthèse intellectuelle et de fusion institutionnelle que manifeste le nom choisi pour le nouveau musée. Ainsi, le Musée de l'Homme établit fermement le monopole interprétatif des ethnologues. Ceux-ci jouissaient donc d’un quasi-monopole : en tant que spécialistes des « primitifs », ils étaient aussi logiquement spécialistes des « arts primitifs » ; ils contrôlaient à la fois les objets euxmêmes à travers les musées, et le discours savant, laissant aux collectionneurs le discours de la jouissance. Cette spécialisation leur était reconnue par le monde de l’art. Ainsi René Huyghe, professeur au Collège de France après avoir été conservateur en chef du Louvre, fait appel pour l’art primitif aux ethnologues dans l’ambitieuse synthèse qu’il dirige en 1957 de, qui entend « présenter le dernier état de la question », en mobilisant les « plus érudits spécialistes de France et de l’étranger .16 [citation non fermée – reformuler cette phrase, à laquelle il manque des éléments] Architecture novatrice, mythes anciens Le Musée du quai Branly se veut un « nouveau musée, profondément moderne », que doit symboliser son architecture audacieuse. Selon la déclaration d’intention de l’architecte Jean Nouvel, repris dans les publications récemment diffusées par le Musée du quai Branly : « Tout est fait pour provoquer l'éclosion de l'émotion portée par l'objet premier. (…) C'est un lieu marqué par les symboles de la forêt, du fleuve, et les obsessions de la mort et de l'oubli. (…) C'est un endroit chargé, habité, celui où dialoguent les esprits 14 J. Jamin, « Objets trouvés des paradis perdus : à propos de la mission Dakar-Djibouti », in Collections passion, musée d’Ethnographie, Neuchâtel, 1982, p. 69-100. 15 . « Ce qu’est l’ethnologie », L’Espèce humaine, l’Encyclopédie française, Comité de l’encyclopédie et librairie Larousse, Paris, 1936. 16 L’art et l’homme, 3 volumes, Larousse, 1957. 8 ancestraux des hommes qui, découvrant la condition humaine, inventaient dieux et croyances. » Jean Nouvel souhaite que les éléments fonctionnels « disparaissent de notre vue et de notre conscience, qu'ils s'effacent devant les objets sacrés pour autoriser la communion ». Il prend le contre-pied des principes de l’architecture moderniste : l’orthogonalité, la rationalité, le béton, le fonctionnel, cèdent le pas au mystère, au bois naturel, à l’ambiance exotique et colorée. Ainsi, conclut Nouvel, « le jardin parisien devient un bois sacré et le musée se dissout dans ses profondeurs. » Le musée évoque ainsi certains des grands mythes de l’archéologie exotique : Angkor au milieu des jungles ou les cités mayas recouvertes par la forêt. le thème de la découverte est constamment utilisé. Ainsi, les visiteurs « gravissent la rampe comme on remonte un cours d’eau, en découvrant de nouveaux espaces au détour d’une courbe ». Le projet architectural qui se veut « profondément moderne » véhicule donc une conception ancienne de l’altérité, en écho au Conrad de Cœur des Ténèbres (1899) ou au Rameau d’Or de James Frazer (1898) : le primitif, censé être plus proche des origines de l’humanité, joue le rôle d’Autre de la Raison et de la modernité. Alors même qu’il affirme vouloir présenter la diversité culturelle, le musée incarne dans sa conception même la croyance primitiviste, depuis longtemps remise en cause par les anthropologues, que ces sociétés auraient plus en commun entre elles qu’avec la nôtre. L’expression « arts premiers » a certes été écartée du nom du musée, suite aux contestations de ceux qui la dénonçaient comme un simple avatar du terme « primitif », aujourd'hui jugé offensant. Cependant, le mythe primitiviste reste au fondement du nouveau musée. Si ce projet peut marcher (et tout laisse penser que le musée aura un succès considérable), c’est qu’il rencontre des échos auprès des visiteurs, dont beaucoup partagent ce mythe. Évoquant l’image de « peuples de la nature » vivant en harmonie avec leur environnement, cette nouvelle version du mythe du Bon sauvage est en affinité avec les mythologies diffuses des classes moyennes urbaines, mêlant sensibilité écologique, rêve d’échapper à la civilisation industrielle, et attraits d’un sacré éclectique aux couleurs New Age, qu’on trouve résumées sur des sites internet aux noms évocateurs comme Terra Sacra, Chamane.org ou Paroles de Nature. Le Musée du quai Branly se trouve donc au moment d’ouvrir dans une situation paradoxale : pour affirmer une position universaliste, son architecture proclame avec force une image de l’Autre exotique, essentialiste, anhistorique, vision qui pour correspondre à un mythe très puissant dans nos sociétés, n’en est pas moins obsolète. En réalité, on peut se demander si ce n’est pas le projet même d’un « musée des Autres » qui est aujourd'hui devenu problématique. Ce qui fait percevoir les arts ou les peuples dits 9 « premiers » comme un ensemble significatif, ce n’est nullement une essence commune, ou un enracinement commun dans le « sacré » ou la Nature, mais un point de vue primitiviste, qui s’est constitué dans l’histoire des relations de l’Europe avec les autres mondes, et a marqué aussi bien l’anthropologie que le goût esthétique. Une redéfinition de la frontière entre Nous et les Autres : l’impensé colonial Au-delà du Musée du quai Branly, c’est l’ensemble du paysage muséal qui est transformé. Comment la recomposition en cours du paysage muséal français, marquée par la réaffirmation de la mission civique et politique de ces institutions, affecte-t-elle la distinction entre musée de Soi et musée des Autres que j’ai proposée? Le couple Musée de l'Homme/ Musée des Arts et Traditions Populaires (ATP) correspondait à l’affirmation d’un double Nous : d’une part, un Nous inclusif, à l’échelle de l’humanité, affirmant, en particulier contre les théories nazies de la race, l’existence de caractères universels de l’espèce humaine, par delà les différences. D’autre part, la séparation institutionnelle entre les ATP, consacrés à la France traditionnelle et populaire, et le Musée de l'Homme, qui recueillait les objets de l’ensemble des autres sociétés, établissait de fait une distinction entre un Nous national, et les Autres. Aujourd'hui, si le Musée de l'Homme rénové se voit confirmé dans la mission cosmologique de définir la place de l’espèce humaine dans l’univers, dans le prolongement de la Grande galerie de l’Évolution du Jardin des Plantes, la redistribution des collections ethnographiques entre les nouveaux musées dessine de nouvelles frontières identitaires. La création du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) incarne la tentative d’affirmer un Nous euro-méditerranéen,17 tandis que l’exclusion des collections européennes du Musée du quai Branly établit de fait, quelles que soient les intentions de leurs initiateurs, une nouvelle démarcation entre un Nous européen et des Autres noneuropéens. Après avoir été, dans un premier temps, promis à un musée des Arts décoratifs du e XX siècle, le palais de la Porte Dorée doit bientôt abriter la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration, qui sera partiellement un musée même si elle n’en porte pas le nom. Au risque de simplifier, l’ambition de ce projet au caractère très politique – il a été accéléré après l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour aux élections présidentielles de 2002 – est de montrer les 17 Affirmation qui prend des sens différents en fonction des contextes politiques, national ou local à Marseille. 10 diverses façons dont « les Autres » (les étrangers immigrés) intègrent progressivement un « Nous » national.18 Un des aspects de cette recomposition du paysage muséal est l’absence d’un musée consacré à la colonisation, rendue plus frappante par l’ouverture récente en Grande Bretagne d’un musée centré sur ce thème. La réflexion sur l’héritage colonial est en effet au cœur du British Empire & Commonwealth Museum de Bristol, inauguré en 2002. Son objectif explicite est d’évoquer une histoire partagée, fût-ce dans le conflit. Le musée présente à la fois la Grande-Bretagne contemporaine et l’ensemble des pays qui composent le Commonwealth comme étant les produits d’une histoire commune. Il entend « montrer comment l’empire s’est transformé dans le Commonwealth et la Grande-Bretagne multiculturelle moderne ». Le musée entend construire un nouveau Nous, qui précisément dépasse l’altérité. 19 D’après un document qui définit officiellement la position du musée : Le principe directeur est de permettre aux gens, quelle que soit leur croyance ou leur origine, un accès à une histoire partagée unique. Il s’agit de les rendre capables de donner un sens à ce qu’ils sont et d’où ils viennent, afin de se mouvoir avec confiance dans le futur. Il est une tentative d’invoquer une notion plus claire d’identité individuelle et collective. 20 Par définition, l’accent n’est plus sur l’altérité, mais sur la relation, qui peut prendre des formes conflictuelles. L’exposition permanente L’Empire et Nous s’efforce de poser un regard sans fard sur l’expérience coloniale. Le parcours débute avec le navigateur italien Giovanni Cabotto (appelé par les anglophones John Cabot), qui partit en 1497 du port de Bristol pour découvrir l’Amérique du Nord. Au XVIII e siècle, Bristol devient le principal port britannique actif dans la traite des esclaves, et le lieu d’importation du sucre et du rhum des Caraïbes. Le panneau « Sucre et esclaves » explique ainsi que « les marchands de Bristol ont vendu quatre millions d’Africains en esclavage ». La section intitulée « Conflit et contrôle » pose le problème de la représentation des mondes coloniaux et de leur mise en ordre cognitive et esthétique : elle présente ainsi un vaste tableau représentant le défilé (durbar) organisé en 1903 à Delhi par le vice-roi des Indes, Lord Curzon, pour fêter l’accession au trône de George V. À côté, un panneau est consacré à 18 Alors qu’en anthropologie, les musées disciplinaires (Musée de l'Homme et Musée national des Arts et Traditions Populaires) disparaissent, il est frappant que la nouvelle Cité porte le nom d’une sous-discipline, l’histoire de l’immigration. Au moment où je parle, on compte seulement des historiens dans son conseil scientifique. 19 Il faut souligner qu’il s’agit d’un musée privé, qui n’a pas obtenu de d’appui de la part des pouvoirs publics britanniques. 20 « What is the British Empire & Commonwealth Museum », document interne du musée (ca 2002). 11 « Nommer et exiger : enquêtes et collecte d’impôts dans l’empire ». Un autre panneau, consacré aux guerres coloniales, juxtapose le récit du chirurgien de l’expédition punitive du Bénin et le témoignage d’un vétéran Ndebele ayant participé aux guerres contre les Britanniques (1893-1896). Différentes facettes de l’univers colonial sont évoquées. La section « Bonnes intentions. Éducation et médecine en Afrique » évoque le décalage entre projets et réalisations dans ce domaine, tandis qu’une autre, « L’empire de Dieu », présente des images de propagande produites par les missionnaires. La section consacrées aux « Identités : de la colonie à la nation » présente divers objets, notamment le T-shirt « White Australia has a Black History », réalisé en 1988 par des militants aborigènes à l’occasion du bicentenaire de l’installation des premiers colons européens. Enfin, le musée rappelle à quel point le mode de vie britannique a été largement constitué par l’empire, du thé au mango chutney. À l’aide de témoignages enregistrés, le musée de Bristol fait littéralement entendre les voix des divers acteurs : familles de colons, missionnaires, domestiques ou soldats originaires de l’empire ayant participé aux guerres mondiales. Il s’efforce de faire percevoir la multiplicité des vies qui se sont entre-tissées dans l’empire, afin de donner un éclairage sur le monde contemporain. Les différents aspects de l’empire, et les diverses façons dont ils ont été perçus, sont ainsi mis en scène d’une façon créative et originale, qui ne recule ni devant l’évocation des aspects les plus tragiques de l’expérience coloniale, ni devant le rappel de la complexité des situations, et qui affronte la question des héritages coloniaux tant en Grande-Bretagne que dans les pays autrefois inclus dans l’empire. Sur le mur de la dernière salle figure une inscription en grandes lettres : « L’héritage de l’empire est évident dans la société multiraciale d’aujourd’hui. » Sur un grand écran est projetée une série de témoignages d’immigration en Grande-Bretagne de la part d’hommes et de femmes issus de l’ancien empire. 21 La continuité entre passé et présent est ainsi mise en scène à travers des trajectoires singulières. 22 Par contraste, de ce côté-ci de la Manche, alors que dans les années 1930 le musée du Trocadéro et le musée de la France d’Outre-mer se présentaient explicitement comme des musées coloniaux, le passé colonial est devenu un point aveugle des musées nationaux. Le Musée 21. « A Personal Journey : Reflections on Life in the Colonies and Immigration in Britain ». [ (Titre de la partie de l’exposition) 22. En outre, le projet « Archives d’histoire du Commonwealth », basé au musée, collecte les souvenirs et les témoignages et « travaille avec cette section de la communauté pour développer une trace significative de leur passé ». Le musée affirme l’intention d’« aider les groupes de minorités ethniques qui sont venus en Grande-Bretagne d’autres pays du Commonwealth à accéder à des matériaux associés à leur patrimoine culturel ». 12 du quai Branly et la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration veulent affirmer une rupture avec la période coloniale, le premier par une architecture nouvelle, la seconde en réinvestissant l’ancien Palais des Colonies pour en faire un monument célébrant les apports de l’immigration à la construction de la Nation. Si l’histoire de l’immigration est pour une part importante liée à celle de l’empire colonial, il est pourtant réducteur de confondre héritage colonial et immigration. La question coloniale se trouve ainsi soit reléguée dans les réserves du Musée du quai Branly,23 soit noyée dans la thématique plus globale de l’immigration à la Porte Dorée. Conclusion : un héritage contradictoire Pour conclure, si l’on compare Musée de l'Homme et Musée du quai Branly, apparaissent à la fois des continuités et des transformations. Du côté des continuités, par delà la fin de l’empire colonial, ces musées des Autres incarnent la revendication d’un universalisme pluraliste qui constituerait en quelque sorte l’apport de la France au monde. En même temps, la façon dont ce message est exprimé se transforme : alors que le Musée de l'Homme était un musée d’ethnologie avec une sensibilité artistique, le Musée du quai Branly est aujourd'hui un musée d’art avec une touche d’anthropologie.24 Le changement massif est l’expropriation des anthropologues du discours sur les arts dits primitifs. Le discours des arts premiers semble donc s’être imposé sur celui de l’ethnologie. Le monopole du discours sur les objets des Autres que celle-ci avait réussi à établir au milieu du XXe siècle, incarné par le Musée de l'Homme, a été mis en pièces. On retrouve aujourd'hui dans le débat public en France l’héritage contradictoire du double universalisme mis en place dans les années 1930 : contradiction entre l’universalisme pluraliste que proclame l’érection du Musée du quai Branly, et l’universalisme assimilationniste, qui s’exprime à travers l’idée que les populations immigrées venues de l’ancien empire doivent se conformer à une « identité nationale » et le refus concomitant du « multiculturalisme », condamné sous le terme de « communautarisme », c'est-à-dire de la possibilité que l’identité d’un individu soit définie par son appartenance à une communauté de culture. Alors que la diversité culturelle est valorisée dans la perspective de l’universalisme pluraliste, un certain nombre de marqueurs 23 Il est significatif que, comme le souligne Nanette Snoep, les collections coloniales héritées de l’ancien musée de la France d’outre-mer, conservées par le MAAO, aient été les dernières à rejoindre, après de longues hésitations, le Musée du quai Branly, sous le nom euphémisé de « collection historique », et soient totalement absentes de la présentation du Plateau. 24 L’anthropologie se retrouve sur une mezzanine du musée, au titre d’un complément d’information ethnologique aux œuvres. La question reste ouverte de savoir si les anthropologues auront la capacité de reconquérir partiellement ce terrain, ce qui dépend en partie d’eux-mêmes. 13 identitaires de la différence sont au contraire disqualifiés en étant renvoyés du côté du religieux, et considérés comme des obstacles à une intégration qui reprend les traits essentiels de l’assimilation. Le débat sur le voile tel qu’il s’est développé en France a constitué de ce point de vue un paroxysme, en reprenant des thématiques coloniales, en particulier dans la focalisation autour du statut des femmes, et particulièrement du traitement du corps féminin, comme marque par excellence de la civilisation ou de la barbarie.25 Ainsi, tout se passe comme si l’universalisme pluraliste était mobilisé à usage externe, en particulier autour d’une défense de la « diversité culturelle » contre une mondialisation ayant les traits de l’American way of life, mais devenait une menace au sein de l’espace politique national, sous la forme honnie du « communautarisme » qui mettrait en danger une identité française définie par l’attachement à un certain nombre de valeurs communes et marquée extérieurement par l’adhésion aux « mœurs et coutumes » françaises.26 Le sens d’un musée n’est pas défini seulement par le projet de ses concepteurs ou par son architecture, mais aussi par ce qu’en font ses visiteurs, ses usagers. Ce que l’on peut souhaiter de mieux au Musée du quai Branly est de n’être ni un musée des Autres, ni un musée de soi, mais de devenir un musée de la mise en relation entre nous et les autres, qui incorpore la réflexivité comme condition d’accès à autrui. Cette réflexivité prend nécessairement une forme historique, précisément parce que l’expérience de la relation aux autres est nécessairement médiatisée par l’histoire. Ce musée n’aurait pas pour ambition de « montrer » les arts ou les cultures des Autres, mais plutôt d’interroger de façon critique les processus de construction de l’altérité, dans le passé et aujourd'hui. Ecole normale supérieure, Paris/ IRIS (CNRS-EHESS-CERMES) 25 La question du voile dans le cadre scolaire est très complexe, et je n’entends pas ici trancher sur le fond un débat qui met en jeu des arguments parfois très élaborés. Ce qui est frappant, c’est à quel point certains des arguments utilisés dans la presse étaient formulés dans des termes extrêmement proches du discours colonial. 26 Remarquons en passant que l’existence de telles contradictions suffit à mettre en garde contre la tentation pourtant commune d’établir une correspondance directe entre une « idéologie étatique » et un programme muséal, en faisant abstraction des tensions entre des sous-groupes et des intérêts diversifiés au sein de cet univers complexe qu’on appelle l’État.