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BELLA ET ROGER BELBÉOCH
1993
TCHERNOBYL UNE CATASTROPHE
Quelques éléments pour un bilan
Pour les responsables français l'essentiel était de minimiser l'impact de l'accident. Le territoire français devait à tout
prix être protégé des retombées radioactives. Le communiqué de presse du 6 mai 1986 du ministère de l'Agriculture
indique « Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl. » Quand la distance ne fut plus suffisante, c'est un
anticyclone providentiel qui protégea la France et bloqua le nuage radioactif aux frontières. Les communiqués quotidiens du SCPRI sont intéressants à suivre : la situation est tout à fait normale et, au bout de quelques jours, redevient normale sans avoir traversé de phase anormale.
ROGER BELBÉOCH, physicien, a travaillé dans un laboratoire universitaire de recherche ; il est l'auteur de l'article « Société nucléaire » dans l'encyclopédie philosophique universelle des PUF.
BELLA BELBÉOCH est également physicienne. Elle a travaillé au Commissariat à l'énergie atomique.
TABLE DES MATIÈRES
I. LES PRÉMICES D'UNE SOCIÉTÉ NUCLÉAIRE
De Hiroshima à Tchernobyl ......................................................................5
Les experts, les médias et Tchernobyl ......................................................7
Un spectacle : Tchernobyl sur scène .......................................................10
L'effet Tchernobyl : l'irradiation aggrave la morbidité ............................12
La radiophobie, un nouveau concept pour une gestion
économique des situations postaccidentelle ............................................14
Le complot international ............. ............................................................17
La gestion de la crise en URSS ...............................................................19
- La pénurie, solution miracle
- Une solution à la française
- L'indépendance des Républiques
- Quelle efficacité peuvent avoir les décisions des Républiques ?
Mais Tchernobyl ce n'est pas chez nous ! ................................................21
- A Tchernobyl, c'était un réacteur typiquement soviétique
- La bureaucratie soviétique responsable
- L'avenir réduit aux dimensions d'un jeu vidéo
II. LA CHRONIQUE D'UNE CATASTROPHE NUCLÉAIRE
Avant 1986 : L'industrie nucléaire soviétiquevue par nos experts ..........24
Avril 1986 : La catastrophe ......................................................................26
Août 1986 : La conférence de Vienne, un premier bilan ........................27
- Les effets aigus des fortes doses d'irradiation
- Les évacuations
- Les estimations pour l'ensemble de la population
1987-1988 : La remise en cause de l'estimation initiale..........................30
1988 : Le suicide de Legassov ................................................................32
1989 : Les nouvelles d'URSS...................................................................34
Des régions sont contaminées à plus de 200 km de Tchernobyl
- La presse soviétique révèle la situation en Ukraine et en Biélorussie
- Les cartes de contamination en Biélorussie : les Zones sous contrôles
- Les problèmes agricoles
De nouvelles évacuations s'imposent ......................................................38
En Biélorussie : les premiers programmes d'évacuation d'octobre 1989
- En Ukraine : les Zones de limitation de cueillette
- En Fédération de Russie : tout va bien.?
Données récentes sur la contamination ...................................................41
- La contamination par le césium 137
- La contamination par le strontium 90
2
- La contamination par le plutonium
- Les particules chaudes
Les mesures préconisées par les République.............................................44
- En Biélorussie
- En Ukraine
- En Fédération de Russie (RSFSR)
La crise ouverte par Tchernobyl : la gestion à moyen terme ...................49
- La notion de limite de dose « acceptable »
- Les critères d'évacuation : « 35 rem en 70 ans »
- La position des scientifiques biélorusses
- L a position des experts de l'OMS
Vers la normalisation : le nouveau concept .............................................52
Le sarcophage ..........................................................................................54
III. TENTATIVE DE BILAN DE LA CATASTROPHE DE TCHERNOBYL
Mai 1991 : Pour l'AIEA, Tchernobyl est une affaire classée ...................57
.
Un bilan du désastre .................................................................................59
- Le bilan d'après les estimations officielles de l' UNSCEAR
- Le bilan pour les 135 000 évacués de 1986
- Le bilan pour les liquidateurs
- Le bilan pour les 75 millions d'habitants d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie pris en compte dans le rapport
de 1986….
L'énergie nucléaire ou l'avènement de la mort statistique ........................61
Tchernobyl 1993 ......................................................................................62
- Le sarcophage à l'ombre de l'abri
- La mer Noire n'échappera pas à la contamination
- La fermeture de la centrale de Tchernobyl
- Les experts français ont découvert l'herbe qui peut nettoyer les territoires contaminés
- Le « syndicat » et la gestion des accidents nucléaires futurs
- Le stress et la santé des liquidateurs
- La contamination des territoires
- Les évacuations récentes
- Les problèmes de santé, une simple affaire de radiophobie ?
- Alerte : nombreux cas de cancers de la thyroïde chez les enfants en Biélorussie
- Les insubmersibles reviennent
- Conclusion
Témoignages .............................................................................................71
Glossaire....................................................................................................75
Sigles ........................................................................................................78
3
I
LES PRÉMICES
D'UNE SOCIÉTÉ NUCLÉAIRE
4
DE HIROSHIMA À TCHERNOBYL
Avril 1986 : un accident dans la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine. Était-ce un simple accident de
même nature que ceux qui ont émaillé l'histoire de la société industrielle et qui ne laissèrent de trace que dans les
familles des victimes ? C'est bien comme cela que Tchernobyl fut présenté, mais, quelques années après, cette vision
ne résiste pas à la réalité. Il ne fait plus de doute maintenant qu'il s'agit là d'une catastrophe bien particulière.
Tchernobyl inaugure une ère et ouvre des perspectives vraiment modernes aux catastrophes de notre société industrielle. Depuis quelques années, on a pu assister à un accroissement considérable de l'ampleur des accidents industriels(1), et l'on peut s'attendre à quelques « progrès » importants dans le domaine de la chimie. 1. L'accident de l'usine de l'Union Carbide, à Bhopal (Inde), en décemAvec l'industrie nucléaire, les accidents indus- bre 1984, peut servir de référence pour l'industrie chimique. Une fuite
triels prennent de nouvelles dimensions à la fois d'un gaz servant à la fabrication de pesticides entraîna la mort « certidans l'espace et dans le temps. La gestion des fiée » de 2 850 personnes. Plusieurs centaines de morts suivirent. Près
situations accidentelles et postaccidentelles ne de 500 000 personnes furent affectées par le nuage toxique.
Pour l'industrie des combustibles, on peut citer les explosions et
peut se faire qu'avec l'intervention de l'État, non
incendies
dans un centre de stockage de gaz liquéfié (propane), en
seulement techniquement, mais aussi socialenovembre
1984, à Ixhuatepec au Mexique : officiellement plus de 500
ment. L'État doit mettre en place les moyens qui
disparus
dans
les flammes, probablement beaucoup plus, environ 7 000
lui paraissent nécessaires pour assurer la gestion
blessés.
sociale des catastrophes nucléaires. L'expérience
L'interférence accidentelle des industries chimiques et nucléaires,
de Tchernobyl a dû être particulièrement intéresl'introduction
des sites nucléaires civils parmi les objectifs militaires de
sante en ce sens.
guerres
conventionnelles
ouvrent certaines perspectives à la production
L'accident a toujours fait partie des productions de l'industrie, mais jusqu'à présent il n'était des catastrophes. Les actes de terrorisme sont très rarement évoqués à
qu'un sous-produit dont la consommation propos des dangers nucléaires. En 1986 et 1987, des revues scientifidemeurait locale. L'ère nucléaire fait passer cette ques (Nature, Science, New Scientist) y consacrèrent quelques pages
production du stade artisanal au stade véritable- dans le cadre du terrorisme vis-à-vis des technologies avancées. Un
ment moderne, et sa consommation au niveau texte sur ce sujet fut présenté au Conseil de l'Europe au cours d'une
audition parlementaire (Paul L. Leventhal et Milton M. Hoenig, Nuclear
d'une consommation de masse.
L'énergie nucléaire se manifesta publique- Installation and Potential Risks. The Hidden Danger : Risks of Nuclear
ment pour la première fois le 6 août 1945 (à cette Terrorism). Certains auteurs de romans policiers ont traité le problème
époque, on utilisait généralement l'expression « du terrorisme nucléaire avec beaucoup de pertinence. Par exemple
énergie atomique ») : destruction à peu près com- Michael Maltravers, dans La Maladie de Chooz (Série noire, Gallimard,
plète et instantanée d'une ville, Hiroshima. La 1966), décrit des terroristes répandant des déchets nucléaires dans les
performance fut répétée trois jours plus tard sur villes et la façon dont le pouvoir entend gérer une telle crise. Ce texte a
Nagasaki avec le même succès, confirmant la été écrit avant que les programmes nucléaires aient pris des dimensions
fiabilité de cette nouvelle source d'énergie. Si la industrielles. Frederick D. Huebner, dans La Cité des pluies de sang
surprise fut grande dans l'opinion publique, (Série Noire, Gallimard, 1987), traite un acte de malveillance terroriste
parmi les savants il n'en fut rien car ils envisa- dans une centrale, par une séquence de défauts provoqués en mode
geaient ce développement scientifique depuis commun, type d'accident particulièrement redouté des experts en sûreté
1939. Contrairement à ce qui a été écrit plusieurs nucléaire. Enfin, signalons que la revue les Annales des Mines a consaannées plus tard, ces destructions de masse ne cré son numéro d'octobre-novembre 1986 aux « Risques technologiques
traumatisèrent ni le milieu scientifique ni l'opi- majeurs », l'introduction fut confiée à un général !
nion publique. Elles furent perçues comme le
2. La seule voix discordante fut celle d'Albert Camus dans l'éditorial de
début d'une ère nouvelle, l'« âge atomique ». Le
Combat le 8 août 1945 : « Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de
mercredi 8 août 1945, on put lire à la une du jourchose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert
nal Le Monde : « Une révolution scientifique :
que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de
Les Américains lancent leur première bombe
déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet,
atomique sur le japon. » L'unanimité fut assez
au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes, que n'importe
parfaite dans l'ensemble de la presse. L'ampleur
quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une
du désastre, ces êtres vivants qui, en quelques
bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains,
millionièmes de seconde, furent « sublimés » et
anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir,
ne laissèrent qu'une ombre sur les murs, loin de
le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guer(2)
déclencher horreur et indignation , fut reçue
riers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de
comme la preuve objective d'un avenir radieux
la bombe atomique. [...] Il est permis de penser qu'il y a quelque indépour une humanité qui allait enfin être débarrascence à célébrer une découverte qui se met d'abord au service de la plus
sée à tout jamais des contraintes du travail. La
formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des
matière se révélait source inépuisable d'énergie,
siècles. » Ces positions lui valurent, quelques jours plus tard, de violenqu'il serait possible d'utiliser partout sans limite,
tes critiques.
sans effort, sans danger. D'invraisemblables pro-
5
jets étaient présentés sérieusement comme à
notre portée dans un avenir très proche. Le
délire scientiste n'a plus jamais atteint de tels
sommets. Hiroshima devait ouvrir à l'humanité
une ère de liberté. Les explosions sur le japon
furent glorifiées et bénies par tout ce que l'establishment scientifique avait de disponible : à
l'époque cela s'appelait « les savants ». La mobilisation fut spontanée pour nous initier à cet
avenir que les prix Nobel du « Projet
Manhattan » nous avaient soigneusement préparé. On entrait dans la modernité libératrice.
Tchernobyl, c'est la malédiction. Encore une
fois, l'establishment scientifique (cela s'appelle
maintenant « les experts ») s'est spontanément
mobilisé. Il ne s'agit plus de révéler l'avenir,
mais de camoufler l'ampleur du désastre et les
perspectives sombres qu'on peut attendre de
cette modernité née en 1945. Il y a danger, car
cette nouvelle manifestation spectaculaire de
l'énergie nucléaire pourrait être source de
réflexion et de révision sur notre société et son
avenir. À défaut de confirmer cet avenir radieux
que les savants promettaient en 1945, nos
experts tentent de nous montrer que, si catastrophe il y a, ils sont, en fin de compte, capables de
la gérer socialement, dans la mesure où l'on ne
se préoccupe pas de la protection des individus
et où ceux-ci acceptent de se laisser gérer au
nom de la protection de la société. Pour les
experts, cet avenir « radiant » que Tchernobyl
nous laisse entrevoir serait inéluctable, le prix à
payer à la modernité. On nous présente cette
catastrophe comme « inacceptable » (sous-entendu : pour les individus), mais parfaitement «
tolérable pour la société »(3), devant ainsi être
acceptée. En somme, curieusement, la survie de
la société serait conditionnée par la mort par
irradiation des individus. On est loin de l'hymne
à la joie qui accueillit les bombardements
atomiques de 1945.
Hiroshima célébrait l'ouverture sur la
modernité, mais entraînait une profonde division du monde scientifico-technique. La compétition scientifique participait largement à la coupure du monde et à la guerre froide entre l'Ouest
et l'Est. Tchernobyl ferme ce monde moderne né
en 1945, met fin aux illusions mystico-scientifiques. Mais, cette fois, cela se fait dans la réconciliation
internationale
des
experts
(4)
scientifiques . Loin de mettre en cause le pouvoir qu'ils se sont assurés dans la société, la
catastrophe nucléaire leur permet de se constituer en un corps unifié international aux pouvoirs encore renforcés. C'est au moment où les
experts scientifiques ne peuvent plus rien promettre d'autre que la gestion des catastrophes
que leur pouvoir s'installe d'une façon inéluctable.
6
Pour France-Soir, l'ère nouvelle fut inaugurée le 16 juillet 1945, date
de l'essai de la première bombe atomique. Il titre le 8 novembre 1945 «
Le 16 juillet 1945 à Alamogordo, par une nuit d'orage, le monde est entré
dans une ère nouvelle ». L'article se poursuit ainsi : « L'espèce humaine
a réussi à passer un âge nouveau : l'âge atomique. »
Ce même journal titrait un article le 9 août 1945 : « L'emploi de la
bombe atomique ouvre des horizons illimités. »
Le 10 août 1945, après la destruction de Nagasaki, France-Soir
confiait ses colonnes à « un prince, académicien français et prix Nobel de
physique » qui titrait son article : « L'homme pourra demain tirer plus
d'énergie de quelques grammes de matière désintégrée que de la houille, de l'eau et du pétrole, par le prince Louis de Broglie, de l'Académie
française. »
Le 8 août 1945, le journal Libération titrait en première page : « La
nouvelle découverte peut bouleverser le monde. [...] Charbon, essence,
électricité ne seraient bientôt plus que des souvenirs.»
L'Humanité du 8 août 1945 titre en première page : « La bombe atomique a son histoire depuis 1938, dans tous les pays des savants s'employaient à cette tâche immense : libérer l'énergie nucléaire. Les travaux
du professeur Frédéric Joliot-Curie ont été un appoint énorme dans la
réalisation de cette prodigieuse conquête de la science. »
Les journaux mentionnent à de nombreuses reprises la part jouée par
la France dans cette prodigieuse découverte. Ainsi on trouve dans le
Figaro du 9 août 1945 un communiqué de l'AFP : « Paimpol 8 août - M.
Joliot-Curie fait de Paimpol la communication suivante : L'emploi de
l'énergie atomique et de la bombe atomique a son origine dans les découvertes et les travaux effectués au Collège de France par MM. Joliot-Curie,
Halban et Kowarski en 1939 et 1940. Des communications ont été faites
et des brevets pris à cette époque. »
Un de ces brevets porte sur les « Perfectionnements aux charges
explosives », brevet d'invention n°971-324, « demandé le 4 mai 1939 à
15 h 35 min à Paris ». Cependant, personne n'osa réclamer au gouvernement américain des royalties, bien que finalement on affirmât que la destruction de Hiroshima était couverte par un brevet français ! Seul un bénéfice moral était attendu en exigeant que l'opinion mondiale reconnût la
contribution française aux massacres d'Hiroshima et de Nagasaki.
Le livre de Géraud Jouve, Voici l'âge atomique, publié aux Éditions
Franc-Tireur au début de 1946, décrit bien les mythes et les phantasmes
de cette époque. C'est un des rares textes de cette époque qui laisse
entrevoir quelques-uns des problèmes que devait poser l'usage de l'énergie nucléaire (le danger du rayonnement, les rejets des installations, les
difficultés du stockage des déchets, etc.).
3. Ces propos ont été tenus par Morris Rosen, directeur de la division de
la sûreté nucléaire à l'Agence internationale de l'énergie atomique, au
cours de l'audition parlementaire du Conseil de l'Europe tenue les 8 et 9
janvier 1987 à Paris sur les accidents nucléaires. Un compte rendu de
cette réunion a été fait dans la Gazette Nucléaire n°84/85 de janvier 1988.
4. Ainsi, le journal Sovietskaya Bieloroussia du dimanche 1er juillet 1989
publie une interview du professeur Pierre Pellerin, le grand maître de la
radioprotection en France. À la remarque : « L'accident de Tchernobyl a
compromis la confiance dans la sécurité des centrales atomiques », il
réplique : « Oui, c'est vrai. Mais je crois que cet accident n'a pas eu que
des conséquences négatives mais qu'il a eu aussi des conséquences
positives. Comme résultat positif je pense qu'on peut noter l'élargissement des contacts internationaux dans le domaine de l'énergie
nucléaire.» Ainsi, les cancers radio-induits par la catastrophe ne seront
pas inutiles, ils auront permis de réunifier le corps des scientifiques
experts.
LES EXPERTS, LES MÉDIAS
ET TCHERNOBYL
Pendant les quelques jours qui suivirent l'accident, ce fut, en première page des journaux, l'horreur de la mort
par irradiation aiguë pour ces héros d'un type nouveau qui avaient été envoyés en intervention rapprochée. Leur
ignorance des effets des fortes doses de rayonnement a beaucoup facilité la tâche de ceux qui eurent à gérer la situation. Il sera probablement plus difficile de trouver des héros lors des prochains accidents, et cela nécessitera certaines mesures pour susciter ce genre de volontariat.
Pour les journaux, il fallait établir le bilan avec précision, comme cela se fait habituellement après chaque catastrophe. La discussion, pendant des jours, porta sur 30 ou 32 morts. Ces morts, suite des effets aigus des très fortes
irradiations, étaient atroces, mais le bilan bien rassurant. Plus faible qu'un accident d'avion. Quelques héros pouvaient suffire à circonscrire le sinistre. On n'imaginait pas qu'il faudrait par la suite des centaines de milliers de «
liquidateurs » pour nettoyer le site. Personne ne peut encore prévoir s'il sera possible de terminer cette liquidation.
Le sarcophage devait mettre une fin au réacteur en détresse en l'emprisonnant pour toujours. Moins de cinq ans
après, il donne de graves soucis. Tout serait à recommencer, mais personne ne voit de solution définitive. Aucune
victime ne fut dénombrée parmi la population qui, à aucun moment, nous a-t-on dit, ne courut un quelconque danger. Il fallut, cependant, évacuer rapidement les 135 000 personnes qui vivaient sur 3 000 kilomètres carrés autour
du site nucléaire. La contradiction ne gêna guère. Les médias, au lieu d'y consacrer un peu d'attention, préférèrent
s'extasier devant l'efficacité des autorités soviétiques. Les experts louèrent cette bureaucratie toute-puissante qui
pouvait mettre en œuvre des solutions efficaces, sans être gênée par des comportements « irrationnels » du pouvoir
politique ou des populations. Bien sûr, il fallait aussi blâmer très fort cette bureaucratie soviétique qui était à l'origine de la catastrophe par ses multiples négligences. On pouvait croire qu'il y avait là une attitude contradictoire de
la part de nos experts. En fait, ce n'était qu'une apparence. En France, nous n'avons pas à craindre des négligences,
que ce soit dans la conception, la construction, ou la gestion. La compétence et le sérieux, chez nous, sont hors de
question, mais nos experts n'ont pas encore ce pouvoir sans réserve dont jouit la techno-bureaucratie soviétique et
qui est si utile en cas de crise. Par ailleurs, ces techniciens soviétiques, s'ils étaient mis à l'école de nos experts pour
parfaire leur formation, ne poseraient plus de problèmes car ils disposent chez eux d'une structure particulièrement
efficace. C'était, bien sûr, avant la déliquescence du pouvoir central et la disparition de ses structures.
Les médias, plus habitués à la réécriture des communiqués officiels qu'aux analyses originales, ne se soucièrent
guère des contradictions. La population, inquiète du développement de l'énergie nucléaire française, ne voit pas comment il est possible d'y changer quelque chose compte tenu du blocage des institutions (politiques, syndicales, juridiques, etc.). Elle ne pouvait que désirer être rassurée. L'enseignement de Tchernobyl qu'on voulut lui faire accepter se résumait à quelques idées simples :
1. La technique (science et technologie) n'était pas en cause.
2. Les problèmes résultaient de mauvais choix faits par une bureaucratie et des instances techniques subalternes
insuffisamment compétentes.
3. Grâce à l'intervention rapide et efficace des dirigeants à haut niveau de compétence, à qui on assura les pleins
pouvoirs, la gestion fut remarquable.
4. Ce fut l'occasion de montrer combien le génie humain peut être efficace quand cela est nécessaire.
5. C'est l'accident le plus grave que l'on peut imaginer et son impact humain se résume à une trentaine de morts.
6. Pour arriver à ce résultat, il faut, bien sûr, que la population soit docile et se plie sans discussion aux directives
des experts.
On insista beaucoup sur les erreurs fantastiques que les opérateurs commirent et qui, plus que les erreurs de conception, expliqueraient l'origine de l'accident. À cette occasion, on put s'apercevoir de l'évolution qui venait d'avoir
lieu en URSS. À aucun moment le sabotage ne fut invoqué. L'erreur humaine fut mise en avant. L'erreur humaine
est pour nos sociétés libérales ce que le sabotage fut pour les sociétés totalitaires ! Mais l'héroïsme, le dévouement,
l'esprit d'initiative des premiers liquidateurs, encadrés, bien sûr, par des chefs compétents, ont permis de limiter
considérablement les conséquences possibles des erreurs humaines. Ces thèmes ont été largement utilisés par les
autorités scientifiques, du moins au début. On les trouve bien développés dans le film Les Deux Couleurs du temps,
monté par la télévision de Kiev à partir des images prises pendant l'accident : en somme, un hymne au travail et l'occasion pour des hommes véritables de se réaliser, version pérestroïkiste du vieil hymne au travail de la période stalinienne !
Un mois après l'accident, la presse française faisait le bilan de l'accident. Le Monde du 31 mai 1986 le résumait
ainsi : « Plus de trente morts, environ 7 000 irradiés, plus de 150 000 personnes évacuées. [...] Le bilan de Tchernobyl
ne s'oubliera pas de sitôt. » En somme, un bilan relativement modeste pour un événement inoubliable. Évidemment
on ne signalait ni ce qui attendait les 7 000 irradiés, ni que les évacués ne reviendraient plus chez eux. Avec un tel
bilan, le terme de catastrophe ne semblait pas des plus appropriés.
Après l'été 1986, les commentaires s'espacèrent. Le point final concluant les enseignements de Tchernobyl peut
7
se trouver dans Le Monde du 28 août 1986 citant M. Rosen, le directeur de la sûreté nucléaire de l'AIEA (Agence
internationale de l'énergie atomique), qui déclare à la conférence de Vienne d'août 1986 : « Même s'il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une source d'énergie intéressante. » Signalons que
l'AIEA est une agence issue de l'Organisation des Nations Unies, après la guerre (donc dans les perspectives ouvertes par Hiroshima), pour promouvoir l'énergie nucléaire dans le monde. Il ne faut donc pas oublier que chaque fois
que cette Agence intervient dans les questions nucléaires, c'est à un promoteur qu'on a affaire !
Un bref rappel historique : le 31 mars 1979, quelques jours après le début de l'accident de Three Mile Island aux
États-Unis, au moment où les techniciens se demandaient comment la situation du réacteur en détresse allait évoluer, si la bulle d'hydrogène qu'ils avaient détectée allait exploser, au moment où le gouverneur de l'État de
Pennsylvanie s'interrogeait pour savoir s'il devait faire évacuer la population, Le Monde titrait son éditorial « Le
pépin ». Dans un raccourci saisissant, l'éditorialiste du Monde plaçait cet accident nucléaire dans la lignée des accidents occasionnés par les sources d'énergie : « Les moulins à vent ont bien dû emporter quelques têtes... » Mais : «
Avec le nucléaire, il s'agit d'autre chose. Née avec la guerre dans le creuset affreux d'Hiroshima, la force atomique
continue d'être entourée du halo psychologique le plus inquiétant. » On a vu comment Le Monde du 8 août 1945
traita sans guère d'inquiétude Hiroshima. Quant à Three Mile Island, la liquidation du réacteur, plus de dix ans après
l'accident, est loin d'être terminée et les experts ont bien du mal à trouver un endroit pour y déposer ce qu'il en reste.
On apprit, plusieurs années après, que l'accident de Three Mile Island fut un « mishap », comme disent les
Américains, un raté. À moins d'une heure près, la fusion du cœur aurait pu être totale. Tchernobyl n'aurait alors été
qu'un remake !
Revenons à Tchernobyl. Pendant longtemps les journalistes focalisèrent leur attention sur le site interdit, sur le
sarcophage, symbole de l'efficacité gestionnaire de la bureaucratie nucléaire. Pour les Soviétiques, c'était dédramatisant. Si des étrangers se déplaçaient dans la « zone interdite », le danger ne devait pas être extraordinaire. Pour les
journalistes, c'était le reportage dangereux. Et puis on a eu des photos de délégations étrangères dégustant des
concombres produits (en serre) sur une terre très fortement contaminée, suivant des techniques sophistiquées dont
les Soviétiques avaient le secret. On aurait pu se croire revenu au temps des prouesses lyssenkistes et des tomates
dans le grand Nord ! Mais, sur les visiteurs, cela semblait marcher. Il aurait dû être évident que, dans une zone vidée
de ses habitants, les problèmes sanitaires devaient être relativement mineurs ! Ils se posaient pour ceux qui travaillaient à « nettoyer » le site, les « liquidateurs », mais leurs conditions de travail n'excitaient guère la curiosité des
visiteurs. Aucun journaliste ne s'intéressa à leur sort : seraient-ils suivis médicalement, comment seraient-ils éventuellement pris en charge, quelles doses de rayonnement recevaient-ils, quels critères étaient retenus pour la radioprotection, était-il tenu compte correctement de la contamination interne qu'ils devaient subir, etc. ?
En 1990, pour le quatrième anniversaire, la presse française découvrit que les problèmes les plus graves n'étaient
pas sur le site, mais à des distances allant jusqu'à des centaines de kilomètres du réacteur, et concernaient des centaines de milliers de personnes. Pourtant, cela faisait longtemps que la presse soviétique avait révélé une situation
alarmante en Ukraine et en Biélorussie. Dans le monde de la modernité, les informations circulent vite lorsqu'elles
ne sont pas verrouillées. Le verrouillage s'impose naturellement lorsque les informations sont importantes.
Lorsqu'elles sont vides de contenu informatif, elles bénéficient des techniques modernes de la communication. Si,
dans le cas de la catastrophe de Tchernobyl, il y a eu manifestement rétention d'information (pour ne pas dire désinformation), ce fut bien plus le fait de la censure exercée par le monde occidental que d'une volonté délibérée des
Soviétiques d'escamoter les problèmes. Malgré le pouvoir central, les journalistes soviétiques ont publié des informations, en particulier les Nouvelles de Moscou, informations qui n'ont pas été reprises ou commentées par leurs
collègues français. Progressivement, les nouvelles finirent par se propager et les visites se multiplièrent, d'abord en
Ukraine puis en Biélorussie. Mais les territoires contaminés de la République fédérative de Russie n'ont guère attiré
l'attention des professionnels de l'information.
Le témoignage de Michel Chevalet(5), chef du service scientifique à TF 1, est intéressant à signaler. Il explique
comment l'événement Tchernobyl a pris les journalistes au dépourvu, incapables qu'ils étaient de « traiter » les informations qu'ils recevaient. « Dans ce cas-là toutes les lignes téléphoniques sont saturées et les responsables sont pratiquement impossibles à joindre. Heureusement en l'occurrence, l'un d'entre eux a eu l'excellent réflexe de prendre les
devants et de m'appeler lui-même, c'est François Cogné, le directeur de l'IPSN. Nous avons travaillé ensemble afin
d'essayer d'échafauder notre information. Et, pendant plusieurs jours, à propos de Tchernobyl, notre collaboration a
été permanente. » L'IPSN (Institut de protection et de sûreté nucléaire) faisait partie du Commissariat à l'énergie atomique. Ainsi ce chef du service scientifique d'une chaîne de télévision nous apprend que toutes les informations que
cette chaîne diffusa pendant la crise de Tchernobyl furent en fait élaborées, contrôlées par les autorités. Une situation analogue s'est retrouvée quelques années plus tard, pendant la guerre du Golfe. Toutes les informations diffusées sur la guerre provenaient des services de l'armée, les journalistes se bornant à réécrire les communiqués suivant
le style des organes qui les employaient. Devant les conséquences désastreuses pour la crédibilité de leur activité,
certains journalistes finirent par protester. Pour Tchernobyl, c'est volontairement et spontanément que la plupart des
journalistes se sont tournés vers les autorités officielles.
Certains responsables qui avaient en charge
la promotion de l'énergie nucléaire en France 5. « Les difficultés de l'information à chaud », in Revue Générale
avaient déjà réfléchi à cette question de l'infor- Nucléaire, n°3, mai-juin, 1986.
8
mation. Ainsi, on trouve, dans une intervention d'André Giraud, ministre de l'Industrie (il avait été auparavant administrateur général du CEA, il fut ensuite ministre des Armées), à l'Académie des sciences, le lundi 15 octobre 1979,
« A propos de l'Information Nucléaire, une préoccupation constante : l'information », quelques indications précises.
Ce qu'il appelle « la bonne méthode », c'est qu'« il faut que ce soient les responsables eux-mêmes qui, le moment
voulu, donnent les informations nécessaires ». Pour « l'information accessible au grand public, l'objectif c'est dans
ce cas que le grand public non spécialiste soit à même de se faire une opinion à partir d'informations relativement
digérées et élaborées [souligné par nous] ». Il fait remarquer que « le problème est difficile, et compliqué encore par
le climat passionnel et les frayeurs irrationnelles qui entourent la question nucléaire ». On voit qu'à l'occasion d'un
problème grave posé par l'énergie nucléaire le « responsable » et le « journaliste » ont trouvé spontanément « la
bonne méthode ». Pour ceux qui doivent participer à la gestion des crises nucléaires, il est clair qu'un accident majeur
se définit non pas par ses conséquences objectives (sur lesquelles il y a peu de prise), mais par ses conséquences
médiatiques. Ainsi, gérer un accident majeur, c'est essentiellement gérer ses conséquences médiatiques. Beaucoup
d'efforts sont consacrés à ces problèmes, ce qui ouvre des débouchés intéressants pour des chercheurs en sciences
sociales, en communication, en psychologie des masses, etc.
Il est curieux de constater que la catastrophe de Tchernobyl a permis à l'Occident de découvrir que la pollution
chimique avait atteint un niveau invraisemblable en Union soviétique et dans les pays de l'Est. Cela relativise les
conséquences de Tchernobyl. Les images et les descriptions dramatiques de la situation écologique sont beaucoup
plus spectaculaires. La pollution radioactive ne peut pas produire de belles images et un cancer radio-induit qui ne
s'exprimera que dans 10 à 30 ans sur une personne non identifiable n'a rien de spectaculaire. Comment se fait-il
qu'une situation écologique aussi lamentable, aussi variée, aussi étendue n'ait attiré l'attention d'aucun maître de l'information avant avril 1986 ? Pourtant de nombreux journalistes occidentaux voyageaient bien en URSS et dans les
pays de l'Est. Il est certain que la situation écologique est particulièrement lamentable en de nombreuses régions. Y
remédier demande d'énormes moyens qui n'existent pas. Ceux qui ont à gérer les Républiques doivent en tenir
compte et ces pollutions chimiques ont des effets immédiatement visibles. Elles risquent d'occulter la pollution
radioactive, beaucoup plus perverse avec ses effets essentiels à long terme. Là encore il y a une forte résonance entre
des intérêts politiques locaux ou centraux en URSS et les intérêts des Occidentaux heureux de montrer que la mauvaise gestion de l'industrie nucléaire soviétique n'est pas un hasard, mais procède d'une indifférence de la bureaucratie à l'égard de l'environnement. Depuis Tchernobyl, les médias occidentaux nous dressent un inventaire complet
des désastres écologiques en URSS, désastres qui bien souvent ont leur origine dans un passé lointain.
Ce n'est que récemment que nos médias ont découvert la catastrophe de Kychtym (rebaptisé Tchéliabinsk) survenue dans l'Oural en 1957. Pourtant c'est en 1979 que le biologiste dissident soviétique Jaurès Medvedev fait paraître en Angleterre Nuclear Disaster in the Urals (Ed. Angus et Robertson). Il y analyse en détail tous les documents
scientifiques disponibles mettant en évidence ce désastre et son livre est traduit partout dès sa parution, sauf en
France. La traduction française a été publiée en 1988 (Editions Isoète, Cherbourg). Lorsque dans la presse française
le désastre de Kychtym est évoqué il n'est jamais fait référence à cet ouvrage et aucune interview de Jaurès
Medvedev n'a été faite. Il a fallu que les autorités russes reconnaissent officiellement que l'événement avait eu lieu
pour que celui-ci existe pour la presse malgré les preuves disponibles depuis longtemps. En somme la réalité n'existe
que lorsqu'elle a été reconnue officiellement comme telle !
Nos responsables sont à l'école de Tchernobyl. Ce qui se passe dans les régions contaminées est bien plus
instructif que toutes les simulations effectuées sur ordinateur. Nos dirigeants doivent suivre avec intérêt le résultat
des tentatives qui sont faites pour calmer la population. Cela doit pouvoir les aider à déterminer leur stratégie de gestion des crises auxquelles ils peuvent avoir à faire face dans le futur. Les experts soviétiques, en faisant ouvertement
appel à l'aide occidentale en matière de sûreté, ont beaucoup facilité la tâche des experts occidentaux. Il s'agissait là
d'une assistance mutuelle. Reconnaître comme référence la sûreté occidentale, c'était reconnaître que l'industrie
nucléaire occidentale ne présentait pas de danger et que la compétence des experts occidentaux pouvait rendre l'industrie soviétique sans danger, en espérant ainsi mettre le nucléaire soviétique à l'abri des critiques populaires.
9
UN SPECTACLE :
TCHERNOBYL SUR SCÈNE
La mise en spectacle de la catastrophe ne peut qu'escamoter l'ampleur réelle du désastre. On exhibe en France
des « enfants de Tchernobyl ». Qui sont-ils ? D'où viennent-ils ? Qu'importe, ils n'ont pas trop mauvaise mine et un
peu de lait frais, de fruits, de vitamines naturelles vont les retaper et effacer les conséquences néfastes de la radiophobie qui pousse les parents à les priver de produits frais qu'ils supposent être contaminés ! Encore une fois le frisson, l'espoir et la bonne conscience. Des animateurs d'organisations caritatives peuvent aider le CEA à faire la mise
en scène. Il peut y avoir des coproductions internationales. On transporte aux États-Unis un des héros qui a piloté
les hélicoptères dans le nuage radioactif au-dessus du brasier nucléaire. Il est leucémique(6). De la moelle sera prélevée dans une petite ville de France. Il faut faire vite. De gros moyens sont mis en œuvre pour que cette moelle salvatrice arrive à temps. Le monde occidental fait la preuve de son efficacité et la solidarité internationale a triomphé.
Oui, mais, quelques semaines après, ce pilote meurt. Les spécialistes savent que les greffes de moelle n'ont quasiment aucune chance de succès. Les experts soviétiques, dans leur rapport d'août 1986 à Vienne, l'ont clairement dit.
Cette opération mise en scène par l'expertise scientifique fait évidemment partie de cette gestion médiati- 6. En gros titre sur toute la page du Parisien (28-29 avril 1990) :
« Solidarité / Les médecins n'avaient que 24 heures pour sauver le
que des crises que nous avons mentionnée.
La réalité de la catastrophe nucléaire ne peut pas pilote irradié / Scénario d'urgence et gros moyens pour l'opération
se mettre en spectacle. Elle répand des produits de la dernière chance : c'est une formidable solidarité internatioradioactifs sur de vastes territoires. Des gens sont irra- nale pour sauver le pilote soviétique. / Dix mille kilomètres entre le
diés par les nuages radioactifs et par les dépôts au sol, donneur et le receveur »
Une carte détaillait l'itinéraire.
ils sont contaminés par l'air, l'eau, la nourriture. Des
À la mi-juin, les journaux annonçaient, dans de courts entrefiindividus qui ne sont pas encore conçus seront à leur
lets,
que le pilote de Tchernobyl était dans un état critique à la suite
tour contaminés par l'air, l'eau, la nourriture. Des gens
(7)
d'une
infection pulmonaire qui devait être mortelle.
vont mourir de cancers . Des enfants seront atteints
(8)
de retards mentaux graves . L'augmentation du far- 7. D'après les observations faites sur les survivants d'Hiroshima et
deau génétique s'exprimera dans toutes les généra- de Nagasaki, les leucémies radio-induites apparaissent à partir de
tions à venir par des avortements spontanés, par de la 2e année qui suit l'irradiation. Après la 10e année, la quasi-totamultiples malformations à la naissance. Irradier des lité des leucémies (mortelles) radio-induites s'est « exprimée ». Ce
individus, c'est condamner à mort un certain nombre pilote leucémique que les experts ont mis en spectacle n'est certaid'entre eux, c'est un véritable homicide, mais d'un nement pas le seul parmi les irradiés. L'inventaire des leucémies
type particulier : le crime est commis mais les victi- chez les premiers intervenants n'a pas été publié. Il n'a d'ailleurs
mes ne mourront de cancers que bien plus tard. On ne certainement pas été fait et ce n'est pas nos experts si soucieux de
pourra jamais les identifier individuellement car les la santé qui se permettraient de faire pression sur leurs collègues
cancers radio-induits sont identiques aux cancers soviétiques pour qu'un tel inventaire fût fait correctement.
« naturels ». Dès qu'il y a irradiation les dégâts sont
Les cancers radio-induits autres que la leucémie ne se déveinscrits dans les cellules des victimes mais ils ne s'ex- loppent notablement qu'après la 10e année qui suit l'irradiation
primeront qu'après un long temps de latence.
d'une population. L'excès annuel de mortalité par ces cancers,
La contamination des territoires demeurera long- après cette période de latence, croît d'une façon continue avec le
temps. Elle continue et continuera à exposer les temps. Le facteur de risque de mortalité par cancer radio-induit est
populations au rayonnement. On pourrait évidemment beaucoup plus élevé pour les enfants ayant moins de dix ans au
atténuer le désastre en évacuant ces territoires. Mais moment de l'irradiation.
ils sont vastes et cela coûterait trop cher au pouvoir
soviétique (ou au pouvoir des républiques indépen- 8. La Commission internationale de protection radiologique (CIPR),
dantes). De plus cela porterait une atteinte grave à la dans sa publication 49 de juillet 1986, fait une analyse détaillée des
sérénité de nos populations. Il y a une communauté risques liés à l'irradiation des fœtus in utero. Dans sa déclaration
d'intérêts entre l'URSS et les pays occidentaux nucléa- de Côme, en 1987, la CIPR attire l'attention sur le risque de retard
mental grave pour les enfants ayant été irradiés in utero. Pour la
risés.
Commission,
cet effet est sans seuil : « La CIPR a publié un docuUn futur cancéreux n'a rien de spectaculaire et ne
ment
important
estimant à zéro une dose seuil de causalité de ces
peut intéresser nos médias surtout quand il n'est pas
durant
les
8 à 15 premières semaines de grossesse. »
effets
(9)
possible de l'identifier. Où est la catastrophe ? Elle
Le
concept
de retard mental grave a été défini par la
est dans ces morts à venir. On peut essayer de les
Commission
internationale
de protection radiologique : « Il implique
dénombrer. Pour les effets génétiques dans l'ensemble
des générations à venir il y a trop peu de données fia- un individu qui ne peut pas formuler des phrases simples, ne peut
bles pour tenter d'en évaluer l'importance. Il est pro- effectuer des calculs arithmétiques simples, ne peut prendre soin
bable que les experts sont déjà au travail afin de déter- de lui-même, est placé dans une institution » (CIPR 49, P. 37).
miner si les situations postaccidentelles peuvent être,
socialement, facilement gérables. Il est important 9. Bella Belbéoch, « Où est la catastrophe ? », in Écologie n°372,
pour eux de savoir si la population est capable de per- juin 1986.
10
cevoir les dégâts qu'elle subit. Si elle n'a pas les moyens de s'apercevoir du crime, une gestion douce et « démocratique » est peut-être suffisante. Si elle prend conscience de ce qu'on lui impose, alors il faudra envisager des mesures plus dures pour assurer la paix sociale, c'est-à-dire la tranquillité des coupables.
Dans tous les cas les statistiques de mortalité deviennent un matériau stratégique qu'il ne convient pas de divulguer hors des milieux d'experts « responsables ». Il n'est pas nécessaire que des traités internationaux soient signés
pour que cette clause soit scrupuleusement respectée par tous les États.
Tchernobyl sur scène ne doit pas être uniquement dramatique. Ainsi une agence de tourisme de Kiev (Kievtourist) envisage des excursions sur le thème : « Les sites radioactifs d'Ukraine, visitez la cité morte de Tchernobyl,
contemplez le sarcophage ». Pour 75 roubles, les touristes pourraient traverser le village fantôme de Tchernobyl et
celui de Kopatchi où sont enterrés des déchets radioactifs. Ils pourraient aussi avoir une vue imprenable sur la centrale de Tchernobyl et sur le sarcophage. Enfin, un contrôle de radioactivité serait prévu en fin de parcours(10).
Et puis il faut un peu d'art. Tchernobyl aura son pin's de qualité. Le grand couturier Pierre Cardin doit créer une
médaille-bijou en platine, en or, en argent et en bronze qui sera vendue par souscription, en petit nombre, au profit
du programme « Unesco - Tchernobyl ». Le couturier a reçu le titre « d'ambassadeur honoraire de l'Unesco » pour
l'aide à Tchernobyl, le 11 février 1991, à Paris, à l'Espace Pierre Cardin, des mains du directeur général de l'Unesco.
10. D'après le correspondant du New York Times en Ukraine (New
York Times, 4 février 1991), une dépêche AFP du 3 février 1991
rapportant une information de la Komsomolskaïa Pravda.
11
L'EFFET TCHERNOBYL :
L'IRRADIATION AGGRAVE LA MORBIDITÉ
Les effets biologiques des fortes doses de rayonnement ne soulevèrent guère de polémique. Il s'agit d'effets
déterministes dont la nature et la gravité dépendent directement des doses reçues et assez peu des individus.
Pour les faibles doses de rayonnement, certains effets biologiques sont officiellement reconnus par les
experts internationaux. Ce ne sont pas des effets immédiats mais des effets différés dans le temps : des cancers pour
les irradiés eux-mêmes, des malformations génétiques pour leurs descendants. Ces effets sont dits « stochastiques »
ou aléatoires car ils dépendent très fortement des individus irradiés, d'une façon non prédictible. La gravité des effets
cancérigènes ne dépend pas des doses reçues, car il s'agit des cancers mortels, mais la probabilité d'expression des
cancers en dépend. En d'autres termes, cela signifie que le risque de voir se développer un cancer radio-induit dépend
de la dose reçue.
Certains experts avançaient qu'il existait un seuil en dessous duquel le rayonnement n'avait aucun effet. Cela
était bien commode pour l'industrie nucléaire, qui affirmait pouvoir maintenir travailleurs et populations en dessous
de ce seuil par la mise en œuvre de règles de sécurité. La protection sanitaire était ainsi l'affaire des ingénieurs de
cette industrie. Il n'est pas surprenant de constater que les plus farouches partisans du seuil se trouvaient chez les
experts les plus proches de l'industrie nucléaire. Certains allaient même jusqu'à affirmer qu'en dessous de ce seuil le
rayonnement était bénéfique et réduisait les risques de cancers. Depuis quelque temps cette théorie est revenue à la
mode sous le terme savant d'« hormésis ».
L'hypothèse du seuil se fondait sur le fait qu'aux faibles doses l'effet cancérigène est faible, donc difficile à
mettre en évidence avec une bonne confiance statistique (signe objectif d'une bonne conscience), à moins de pouvoir disposer de données très précises sur une cohorte très importante. Mais on ne tenait pas compte du fait que de
la même façon, pour les mêmes raisons, il n'était pas possible de mettre en évidence l'existence d'un seuil. Cependant
les résultats de certaines études, comme celles reliant cancers des enfants et irradiation in utero des fœtus lors des
diagnostics par rayons X sur les femmes enceintes(11), étaient incompatibles avec l'existence d'un seuil. Ces études
étaient systématiquement rejetées par les experts des commissions officielles de radioprotection. La polémique sur
ce sujet fut très vive et elle n'a pas été des plus sereines. Il ne s'agissait pas simplement d'une affaire scientifique
dont on pouvait débattre d'une façon académique. L'enjeu économique était considérable et c'était le problème de
l'acceptabilité (ou de l'inacceptabilité) de l'énergie nucléaire qui était en cause.
Depuis quelque temps la polémique sur la question du seuil s'est fortement atténuée. Officiellement l'hypothèse
du seuil n'est plus mise en avant sauf lorsque les experts s'expriment dans les médias. Est-ce un hasard si c'est parmi
les experts médicaux du pays le plus nucléarisé du monde, la France, que l'on trouve les plus farouches défenseurs
de l'existence d'un seuil en dessous duquel le rayonnement n'a aucun effet sur les humains et le moins d'études
épidémiologiques (pour ne pas dire aucune) sur les effets cancérigènes des faibles doses de rayonnement.
Le deuxième sujet de polémique a porté sur l'importance de l'effet cancérigène : combien pouvait-on attendre de
cancers mortels lorsqu'une population donnée était soumise à une dose de rayonnement connue ? Cette grandeur était
caractérisée par le « facteur de risque cancérigène ». L'étude officiellement retenue comme valable était le suivi de
mortalité des survivants japonais des bombardements atomiques de 1945. D'après cette étude ce facteur de risque
était faible. L'étude faite à partir de 1977 sur les travailleurs du centre nucléaire de Hanford (USA) donnait des
valeurs beaucoup plus élevées. Elle ne fut jamais prise en compte. Cependant, à partir de 1980, de nombreux avatars s'abattirent sur l'étude officielle concernant les survivants(12). Finalement, après diverses révisions et en utilisant le bilan de mortalité effectué sur une période plus longue, les résultats donnaient un facteur de risque cancérigène 14 fois plus élevé que le précédent. Adopté tel quel comme fondement de la radioprotection, ce facteur de risque serait extrêmement pénalisant pour l'industrie nucléaire. Les experts officiels introduisent, sans pouvoir s'appuyer sur une base expérimentale, des coefficients de
réduction qui permettent de maintenir l'effet cancéri- 11. Les premières communications datent de 1956 :
gène dans des limites raisonnables(13). Mais une réviStewart A.M., Webb J., Giles D. and Hewitt D. (1956) «
sion à la hausse était inéluctable et a dû être effectuée : Preliminary communication : Malignant disease in childhood and
officiellement, en 1990, le facteur de risque cancéri- diagnostic irradiation in utero» Lancet, i i, 447. L'étude est connue
gène du rayonnement a été multiplié par 4 par rapport sous le nom de « Oxford Survey ». Un registre des cancers est
aux estimations de 1977 qui servaient de référence.
ouvert depuis les années 50 en Angleterre, en Écosse et au pays
On admettait que les faibles doses de rayonne- de Galles. Tous les enfants de moins de 15 ans qui meurent de
ment ne pouvaient avoir d'effets sur la mortalité pour cancer et de leucémie sont répertoriés, leurs parents sont systédes maladies autres que les cancers et qu'il ne pouvait matiquement interviewés et tous les paramètres permettant une
y avoir de conséquences sur la morbidité (incidence étude épidémiologique sont enregistrés.
des maladies). L'épidémiologiste anglaise Alice 12. Roger Belbéoch, « Le système international de radioprotection
Stewart, au début des années 80, d'après les données est fondé sur des données fausses », in Santé et Rayonnement,
accessibles(14) sur les survivants japonais, avait mis Éd. GSIEN/ CRII-Rad., janvier 1988.
en évidence un excès de mortalité par maladies infec-
12
tieuses dont il n'était pas tenu compte(15). Cet effet se produisait pour des doses très élevées. Il serait dû à une
atteinte de la moelle osseuse conduisant à un affaiblissement du système immunitaire. À partir de ce résultat, il était
possible d'admettre que si, au-dessus d'un certain niveau de rayonnement, l'affaiblissement du système immunitaire
pouvait conduire à des issues fatales pour certaines maladies infectieuses, on pouvait s'attendre pour des doses plus
faibles à un accroissement de l'incidence des maladies infectieuses non fatales. Le suivi des survivants japonais
ayant exclu les problèmes de morbidité, il n'est pas possible à partir de cette étude de conclure sur ce dernier point.
D'autre part le recensement des survivants japonais d'Hiroshima et de Nagasaki n'ayant commencé qu'en 1950, les
effets à court terme n'ont pas pu être observés.
Ainsi, pour les officiels, les conséquences d'un accident nucléaire grave se résumaient de la sorte : à court terme,
un nombre assez petit de personnes fortement irradiées, et, à long terme, un excès de mortalité par cancers détectable seulement par des statistiques de mortalité.
Tchernobyl a bouleversé complètement ces vues. La population avait assez rapidement constaté que la situation
n'était pas normale. Elle avait vu que les animaux étaient affectés car il apparaissait des naissances monstrueuses en
nombre anormalement élevé. Puis les problèmes ont surgi dans la population elle-même. Ainsi, trois ans après le
désastre, on observa sur les territoires contaminés, loin du site, en Biélorussie et en Ukraine, une aggravation de la
morbidité sous des formes quasi épidémiques, en particulier pour les maladies thyroïdiennes chez les enfants, pour
les maladies infectieuses et les maladies du sang. L'effet était suffisamment important pour que la population se rendît compte directement, sans l'aide d'experts en statistique, que sa situation sanitaire était tout à fait anormale. Il
n'était pas possible de cacher aux gens que leur santé avait subi des dommages à la suite de la contamination radioactive de leur territoire. Ils sont alors intervenus directement dans le débat par des manifestations publiques. 13. Les normes officielles de radioprotection pour les travailleurs
Ceci a sûrement contribué à la prise de position assez de l'industrie nucléaire et la population sont fondées sur l'imporradicale de nombreux scientifiques biélorusses et tance des effets cancérigènes du rayonnement, dont le facteur de
ukrainiens, ce qui contraste avec le conformisme risque est la mesure. Lorsque les études reconnues comme valahabituel, voire la servilité, des milieux scientifiques. bles par les experts officiels montrent que ce facteur augmente, la
Les autorités devaient envisager des mesures logique voudrait que les limites de dose déclarées comme accepconcrètes de protection et des nouvelles évacuations tables soient révisées à la baisse. Cela mettrait en difficulté grave
bien plus massives que l'évacuation initiale de 1986. l'industrie nucléaire. On invente donc des coefficients de réduction
La gestion postaccidentelle devenait particulièrement de ce facteur de risque cancérigène au fur et à mesure que celuidélicate par cette irruption inattendue des personnes ci augmente. Ainsi les experts déclarent que, pour les survivants
directement affectées par les retombées radioactives. japonais dont le suivi de mortalité fournit actuellement les bases
Comment expliquer cette situation nouvelle ? scientifiques pour évaluer le facteur de risque, le rayonnement a
Tout d'abord, il n'est pas possible, nous l'avons vu, de été reçu au cours d'un flash très court et que cela aggrave l'effet
s'appuyer sur l'étude des survivants japonais pour par rapport aux situations où la même dose est délivrée par des
déclarer qu'un tel effet est a priori impossible. irradiations chroniques à faible débit. Aucune étude expérimentale
Cependant un tel effet semble peu compatible avec les n'existe pour étayer cette hypothèse. La CIPR a pris un coefficient
évaluations faites par les experts soviétiques des de réduction égal à 2, ce qui est suffisant pour maintenir les nordoses de rayonnement que les populations ont reçues mes à un niveau acceptable pour l'industrie nucléaire. Le Comité
et recevront dans l'avenir. On peut avancer trois hypo- scientifique des Nations unies sur les effets de rayonnements atomiques (UNSCEAR), beaucoup plus prévoyant pour l'avenir au cas
thèses :
1. Les doses reçues par la population ont été for- où de nouveaux résultats surviendraient, quant à lui propose un
coefficient de réduction compris entre 2 et 10. Cela assure un avetement sous-évaluées.
2. Outre l'irradiation externe directe, une partie nir assez stable pour les normes, indépendant des observations
importante des doses reçues provient de la contamina- qui pourront être faites sur les survivants japonais.
tion interne par les radioéléments ingérés et inhalés. 14. Le suivi des survivants japonais est assuré par une fondation
On suppose qu'à dose équivalente une contamination américano-japonaise, la RERF (Radiation Effects Research
interne a le même effet qu'une irradiation par des Foundation = Fondation pour la recherche sur les effets des radiasources externes, mais il n'y a pas de données expéri- tions), basée à Hiroshima. Son financement est assuré conjointementales pour étayer cette hypothèse. Tchernobyl est ment par les gouvernements japonais et américain. Les données
la première « expérience » de contamination interne collectées sont la propriété de la fondation et pendant longtemps
d'une vaste population par un cocktail de dizaines de elles ne furent pas accessibles à des chercheurs indépendants. Ce
radionucléides. De plus il est impossible d'évaluer n'est qu'assez récemment que la fondation a rendu publiques les
avec précision l'ampleur de la contamination dans les données de base de l'étude.
premières semaines ayant suivi la catastrophe.
3. Enfin, on ne peut exclure a priori un effet de 15. Alice Stewart, « Effets sur la santé de l'irradiation par des doses
synergie de la contamination radioactive avec d'autres faibles », in Gazette Nucléaire, n°56/57, décembre 1983.
polluants.
13
LA RADIOPHOBIE, UN NOUVEAU CONCEPT
POUR UNE GESTION ÉCONOMIQUE
DES SITUATIONS POSTACCIDENTELLES
Les premières manifestations de morbidité anormale dans les régions contaminées furent interprétées comme
une « somatisation de la radiophobie ». Ainsi, Roger Cans dans Le Monde du 25 mai 1988, de retour d'un voyage
d'accompagnement d'experts français à Kiev, décrit la situation sanitaire : « Mais on ne se contente pas de mettre en
fiche les patients et de comptabiliser leurs globules rouges, leurs lymphocytes et leurs plaquettes. On s'efforce aussi
de traiter les anxieux qui somatisent, qui éprouvent des douleurs intestinales(16), qui ont des cauchemars la nuit et
les "radiophobes", symptôme nouveau en URSS où, traditionnellement, l'atome faisait partie des bienfaits du progrès. Les anxieux sont traités dans des services de psychothérapie où l'on pratique des bains aux herbes, des projections de films avec musique douce et diffusion de parfums. » En somme, la thérapie consisterait à une mise 16. Il est bien connu que la peur déclenche chez certains des proen fiches et à une cure psychiatrique, douce précise-t- blèmes intestinaux !
on, pour qu'on ne soit pas tenté de faire des rapproche17. Cette intervention est rapportée dans Actualité soviétique du 24
ments fâcheux avec des pratiques anciennes...
Le scientifique soviétique Dimitri Popov, dans le janvier 1990.
En somme, la seule aide qui serait efficace d'après ce scientifiquotidien Industrie socialiste, résume ainsi la situation : « La population locale n'a besoin d'aucun soin que serait un envoi massif de divans. Pour les psychiatres, il serait
sans doute possible d'en trouver sur place, la fin de la répression
particulier, si ce n'est d'une psychothérapie(17). »
psychiatrique en URSS a dû en libérer un certain nombre pour de
Quelques exemples de manifestations de radio- nouvelles tâches.
phobie :
- L'augmentation des affections pulmonaires est
officiellement reconnue. Elle serait due au fait que les
gens ne veulent plus passer de radios, d'où une augmentation importante de tuberculose.
- L'augmentation des cancers de la cavité buccale
est reconnue officiellement. La cause en serait les
caries dentaires. Aucune indication n'est donnée sur
cette augmentation curieuse des caries dentaires.
D'autre part, c'est la première fois qu'on relie cancer
de la bouche et caries dentaires...
- Les affections thyroïdiennes officiellement
reconnues seraient dues à une attention plus grande de
la part des médecins pour la thyroïde, à cause de la
phobie de l'iode.
- Les anémies ou autres affections, reconnues
officiellement, seraient le résultat d'un manque de
vitamines, les gens ne mangeant plus de fruits et de
légumes frais. Aucune indication n'est fournie sur leur
alimentation de remplacement. Etc.
La radiophobie comme cause des problèmes
actuellement observés est largement mise en avant par
les experts internationaux qui viennent ainsi en aide
au pouvoir central.
Dans Nucleonics Week (journal professionnel
américain de l'industrie nucléaire) du 1er février 1990,
on trouve ceci :
« D'après le professeur Albrecht Kellerer de
l'Université de Wurzbourg, aucun des problèmes de
santé observés chez les gens habitant dans les régions
d'Ukraine, de Biélorussie et de la Fédération de
Russie, contaminés en avril 1986 par le désastre
nucléaire de Tchernobyl, ne sont la conséquence
directe du rayonnement. »
Il a déclaré à Nucleonics Week, à la fin d'une mission de dix jours pour étudier la situation sanitaire
14
18. S. T. Belyayev, V. F. Demin, « Les conséquences à long terme
de Tchernobyl, les contre-mesures et leur efficacité », Actes de la
conférence internationale sur Les Accidents nucléaires et le futur
de l'énergie. Leçons tirées de Tchernobyl, 15, 16 et 17 avril 1991,
Paris.
Ce colloque très officiel était organisé par la Société française
d'énergie nucléaire et la Société soviétique d'énergie nucléaire.
Spartak Belyayev est le directeur adjoint de l'Institut Kurchatov de
l'énergie atomique et Vladimir Demin est chef de laboratoire du
même institut. C'est Belyayev qui a développé, pour le compte du
pouvoir central soviétique, le nouveau concept qui permet de limiter considérablement le nombre des personnes à évacuer des territoires contaminés. Leur intervention au colloque de Paris, à propos de la santé publique, indique :
« L'examen clinique général de la population dans les régions
contaminées a révélé un nombre croissant (comparé à 1986) de
maladies et de désordres divers par rapport à l'état de santé normal, tels que :
- maladies de la circulation et du sang, du système respiratoire, et d'autres organes ;
- maladies nerveuses ;
- tumeurs malignes, etc.
En d'autres termes, une augmentation du nombre de presque
toutes les maladies qui sont connues par le personnel médical est
observée dans les régions contaminées. [...]
Les causes possibles de l'augmentation constatée des maladies sont
- D'ordre méthodique :
le dépistage considérablement amélioré de la population, permettant une détection plus précoce des maladies ;
l'ignorance de possibles changements démographiques.
- D'ordre concret :
un changement de mode de vie et d'habitudes alimentaires ;
des tensions psychologiques et une anxiété se traduisant par des
symptômes physiques affectant la santé ;
les effets de l'exposition aux rayonnements. »
pour le compte de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, que ces problèmes de santé proviennent de l'anxiété et de
conceptions erronées sur l'origine de beaucoup de maladies. « Ce qui n'était pas attendu, c'est la conception totalement erronée, pas seulement dans la population, mais aussi chez la plupart des autorités et, ce qui est pire, parmi la
profession médicale, des causes de détérioration de la santé. Ils pensent tous que les conditions sanitaires sont dues
aux effets du rayonnement. » Il poursuit en dénonçant les mesures de protection trop importantes qui sont prises, ce
qui conduit les populations à penser qu'il y a des dangers réels pour la santé. Pour lui tout cela relève de la psychiatrie.
Il est intéressant de noter que les premières manifestations de l'aggravation de la morbidité dans les territoires
contaminés furent tout simplement niées par les autorités soviétiques. Cette tactique ne résista pas aux faits. Il fallut reconnaître qu'il y avait de réels problèmes de santé. La cause en fut attribuée à la radiophobie, la crainte du
rayonnement créatrice de stress à l'origine de tous les maux. Ce concept de radiophobie fut repris avec force par les
experts officiels internationaux. Jusqu'à présent aucune étude n'a été publiée qui apporterait, sur des bases épidémiologiques fiables, la preuve que les populations biélorusse et ukrainienne seraient atteintes de radiophobie galopante.
D'ailleurs aucune instance scientifique ne semble désireuse de vouloir entreprendre de telles études. La conviction
des experts tient lieu de preuve. Après avoir abondamment utilisé la radiophobie, les experts soviétiques doivent être
beaucoup plus prudents lorsqu'ils interviennent chez eux. Ils vont même parfois jusqu'à reconnaître en dernière
hypothèse que le rayonnement pourrait causer certains troubles(18). L'AIEA elle-même doit faire preuve de plus de
prudence car ses experts envoyés sur place ont constaté que l'usage du terme de radiophobie « exacerbait les problèmes de crédibilité auxquels les autorités soviétiques devaient faire face(19) ». L'Agence de Vienne préfère revenir à
la tactique initiale et nier en bloc toute anomalie de morbidité.
Il était évident que le pouvoir central soviétique aurait des difficultés énormes à gérer la situation s'il ne tenait
compte, pour ses critères, que de la protection sanitaire des individus. Les critères socio-économiques sont prépondérants, mais il est difficile de développer ces considérations devant des populations qui devront souffrir des
conséquences de la catastrophe dont la responsabilité incombe largement à ceux qui se sont chargés de gérer la situation. Les experts de la Croix-Rouge, du Croissant-Rouge, de l'AIEA, de l'OMS aident le pouvoir central à camoufler les problèmes et à faire croire que ses décisions sont prises sur des critères uniquement sanitaires. Mais la population en Ukraine et en Biélorussie n'a pas été dupe et a jugé très sévèrement ces experts occidentaux complices du
pouvoir central. Voici comment Youri Chtcherbak, député et scientifique ukrainien, a analysé et jugé l'ingérence des
experts occidentaux :
« Leur position m'est apparue comme une position sectaire, on pourrait même dire comme celle d'un groupe
mafieux. C'est pour éviter que la peur gagne le peuple français qu'ils tiennent ici des propos optimistes. Le Pr
Pellerin nous a fait des offres de services pour accroître le nombre de médecins dans les régions à problèmes. Nous
pensons qu'il nous faut des médecins indépendants et non des médecins qui, disons, ont travaillé toute leur vie avec
ces espèces de compagnies atomiques et qui, toute leur vie, ont touché des bulletins de paye atomiques. »
Ce texte a été publié à Kiev, le 27 janvier 1990.
Ce n'est pas un hasard si la cible principale que Chtcherbak a prise est le Français Pierre Pellerin.
Pour les experts occidentaux, il n'y aurait dans les territoires contaminés que des problèmes psychologiques. Les
responsables de cette situation seraient les autorités soviétiques qui auraient pris des mesures de protection trop
importantes, voire inutiles, affolant ainsi les populations. Cette façon d'analyser les conséquences d'un 19. New Chernobyl Law Causes Concern, Nuclear Engineering
accident nucléaire majeur n'est pas nouvelle. Lors- International, juillet 1991 : « Le concept de radiophobie inventé par
qu'on admet a priori que le rayonnement ne présente les autorités soviétiques pour décrire ce qu'elles considéraient
quasiment aucun danger pour la santé, il est logique comme un comportement irrationnel causé par la crainte des faide penser que toute mesure importante prise pour bles doses de rayonnement fut condamné d'une façon catégorique
assurer la sûreté d'une installation nucléaire ou la pro- par ceux qui participèrent à l'étude de l'AIEA et devrait être jeté
tection sanitaire de la population est l'expression de dans les poubelles de l'histoire de la radioprotection. L'usage de ce
l'anxiété des responsables, anxiété qui se propagera terme a exacerbé les problèmes de crédibilité auxquels les autoridans la population. Toute mesure de protection a donc tés soviétiques doivent faire face. »
un effet pervers.
Ainsi le Professeur P. Pellerin, directeur du 20. P. Pellerin et J.-P. Moroni, « Installations nucléaires et protecService central de protection contre les rayonnements tion de l'environnement », Annales des Mines, janvier 1974.
ionisants (ministère de la Santé) et son adjoint J.-P. 21. « Recommandation de la Commission du 6 mai 1986 adressée
Moroni recommandaient en 1974 de « ne pas dévelop- aux États membres concernant la coordination des mesures natioper de façon excessive les mesures de sécurité dans nales prises à l'égard des produits agricoles suite aux retombées
les installations nucléaires afin qu'elles ne provoquent radioactives provenant d'Union soviétique », journal officiel des
pas une anxiété injustifiée(20) ». C'est probablement à Communautés européennes du 7 mai 1986 ;
partir de tels principes que ces responsables ont
- Règlement (CEE) n°1707-86 du Conseil du 30 mai 1986 (J. O.
refusé, en 1986, de mettre en application en France les des C.E. du 31 mai 1986) ;
recommandations et les règlements de la Commission
- Règlement (CEE) n°1762/86 de la Commission du 5 juin 1986
des communautés européennes(21) concernant les (J. O. des C.E. du 6 juin 1986).
normes de contamination radioactive des aliments.
15
L'Organisation mondiale de la santé, dès 1958, avait attiré l'attention des experts en énergie nucléaire sur les
« questions de santé mentale » auxquelles ils allaient être confrontés(22).
22. « Questions de santé mentale que pose l'utilisation de l'énergie atomique à des fins pacifiques », rapport d'un groupe d'étude,
Organisation mondiale de la santé, Rapport technique n°151, 1958. [Le Pr Maurice Tubiana fit partie de ce groupe d'étude.]
En voici quelques extraits significatifs : « Il est naturel de penser que l'apparition d'une source d'énergie aux possibilités aussi
immenses est de nature à susciter des réactions psychologiques profondes, dont certaines devront sans doute être considérées
comme plus ou moins pathologiques » (pp. 4-5).
« Il semble donc confirmé que l'avènement de l'ère atomique a placé l'humanité devant certains problèmes de santé mentale »
(p. 6).
« À considérer les risques réels, il semble que ces centrales [atomiques] puissent fort bien être installées dans des régions à
population dense [...]. Cependant, la tendance générale a été d'implanter ces usines dans des régions à peuplement dispersé, à
une assez grande distance des centres importants. [...] Cette politique d'implantation lointaine des usines atomiques ne pourraitelle pas avoir pour conséquence, au cas où il existerait dans la psychologie des masses un seuil critique, d'augmenter l'anxiété
du public plutôt que de l'atténuer ? » (p. 22). (Si les atomistes soviétiques avaient suivi les conseils de l'OMS, il n'y aurait pas eu
de centrale de Tchernobyl à 130 km de Kiev, mais à Kiev même, et c'est plus de 3 millions d'habitants qu'il aurait fallu évacuer en
moins de 24 heures !)
Le groupe d'experts de l'OMS propose quelques solutions :
« Il peut même être dangereux, dans ce cas [effets des rayonnements sur le système nerveux de l'embryon], de diffuser des
faits tenus pour certains » (p. 42).
« C'est seulement avec l'être humain au stade de l'enfance et en employant des méthodes d'éducation très différentes de celles qui caractérisent la plupart des civilisations, qu'on pourra obtenir une modification à l'échelle de tout un peuple » (p. 44).
Au chapitre « Politique à suivre en cas d'accidents et de dangers imprévus », il est dit : « Il y aurait lieu de fonder sur des principes nouveaux la politique à suivre en ce qui concerne les accidents et les dangers imprévus qui peuvent survenir dans les usines atomiques. [...] Deux écueils sont à éviter : d'une part, éveiller l'anxiété par la publicité et, d'autre part, imposer des précautions en dépit des déclarations officielles assurant que les risques sont négligeables » (p. 48).
Il est clair qu'il faudra protéger le public contre des anxiétés et des craintes excessives [...] Il faudra faire appel à un personnel spécialement entraîné » (p. 53).
Enfin, citons la résolution adoptée par le Conseil exécutif de la Fédération mondiale pour la santé mentale à sa 25e session
(Londres, février 1957) pour être transmise à l'Organisation mondiale de la santé « La Fédération mondiale pour la santé mentale prie notamment l'OMS de consacrer toute l'attention voulue aux facteurs mentaux et sociaux qui sont appelés à revêtir une
grande importance du point de vue de l'ensemble des responsabilités qui incomberont à l'OMS [souligné par nous] au sujet de
l'utilisation de l'énergie atomique à des fins pacifiques. »
La façon dont l'OMS intervient dans la gestion postaccidentelle en Ukraine et en Biélorussie montre que cette organisation a
bien entendu ce message.
16
LE COMPLOT INTERNATIONAL
« Il faut s'attendre dans les jours qui viennent à un complot international des experts officiels pour minimiser au
maximum l'évaluation des victimes que causera cette catastrophe.
La poursuite des programmes civils et militaires impose à l'ensemble des États une complicité tacite qui dépasse
les conflits idéologiques ou économiques. Les organismes internationaux de la Santé, en principe indépendants des
États mais strictement contrôlés par les grandes puissances, pourront servir d'organes de liaison entre celles-ci tout
en maintenant une apparence d'objectivité et de neutralité.
Si les experts officiels internationaux arrivent à "démontrer" que finalement cette catastrophe n'a été qu'un incident, on ne comprendra plus leur affolement et il faudra admettre leur incompétence totale en matière de gestion des
problèmes nucléaires, ce qui n'est guère plus rassurant.
Ce que les "responsables" occidentaux reprochent finalement à leurs collègues soviétiques, c'est de ne pas leur
avoir fait confiance. Ils étaient eux aussi capables d'étouffer toute information véritable comme le montre leur
silence absolu après la catastrophe de Kychtym(23). »
Nous avons écrit ce texte le 1er mai 1986. Ce qui se passe actuellement dans les milieux d'experts n'a donc rien
de surprenant.
L'ampleur de l'accident était évidente dès le début des événements. Les scientifiques chargés de la gestion de la
crise devaient bien avoir quelques bonnes raisons pour faire évacuer, sans espoir de retour, 135 000 personnes en
quelques jours, en les obligeant à laisser toutes leurs affaires sur place. Ces premières mesures montraient bien la
gravité de cet accident, faisant la preuve flagrante que l'industrie nucléaire pouvait générer des catastrophes, contrairement à ce qu'en avaient dit ses promoteurs. Les responsables scientifiques des programmes nucléaires risquaient d'être mis en accusation. De plus, il apparut très rapidement que les experts scientifiques du pouvoir central
soviétique avaient des difficultés à maîtriser la situation. Leurs propos rassurants ne faisaient qu'exciter la méfiance
des populations. Cette méfiance risquait fort de s'étendre dans le monde occidental d'une façon épidémique. La
menace était sérieuse et la solidarité s'est déployée spontanément comme s'il s'agissait de parents en difficulté dans
une grande famille unie par de puissants intérêts. S'attaquer à un membre de la famille compromet la famille dans
son ensemble, et le soutien doit être total et inconditionnel.
La complicité des experts occidentaux, scientifiques, techniciens, médecins, sociologues, spécialistes en actions
humanitaires fut sans réserve pour aider le pouvoir central à « gérer » la situation de crise, sociale, économique, politique, conséquence de l'accident. Il était nécessaire de convaincre les gens vivant dans les zones contaminées qu'ils
n'avaient rien à craindre pour leur santé. Ceux qu'on envoyait « liquider » les conséquences de la catastrophe, sur le
site même de Tchernobyl ne devaient pas s'interroger sur les doses de rayonnement qu'ils recevaient ou allaient recevoir. Le redémarrage rapide des réacteurs non endommagés de la centrale fournirait la preuve qu'on n'avait pas à
craindre l'énergie nucléaire. Ce serait le signe du retour de la situation à la normale. Enfin, personne ne devait douter que seule la région des 30 km autour du réacteur avait été contaminée. Laissés sans aide, les experts soviétiques
allaient à l'échec.
En fait, les problèmes de contamination sont beaucoup plus importants que ne le laisse supposer l'existence d'une
zone interdite de 30 km de rayon. Il y a toujours aujourd'hui en Biélorussie des zones situées à 200 km de Tchernobyl
qui sont plus contaminées que la zone interdite et qui auraient dû complètement être évacuées. Tenir compte des problèmes humains et garantir à tous les individus, en Ukraine, en Biélorussie et en Russie, la liberté de refuser de vivre
dans des conditions qu'ils jugent inacceptables pour eux et pour leur descendance aurait obligé le pouvoir soviétique central à effectuer des évacuations massives et à en assumer les coûts sociaux et économiques. Au moment où
on semble se réjouir de l'apparition de libertés à l'Est, nos représentants, eux, sont intervenus ouvertement et publiquement afin de justifier ceux qui, en Ukraine, en Biélorussie et en Russie, veulent empêcher les gens d'avoir la
liberté de choisir leur lieu de résidence pour assurer une meilleure protection de leur santé et de celle de leurs
enfants. Ces pratiques cyniques montrent aussi comment nos experts envisagent d'appliquer la démocratie en cas
d'accident nucléaire en France.
Pendant longtemps nos experts furent les fournisseurs, pour ne pas dire les producteurs, prioritaires des informations. Ils niaient tout simplement la catastrophe, réduisant le bilan à une trentaine de victimes. Mais il n'était pas possible d'escamoter les évacuations massives, et le non-retour des populations chez elles était manifestement la preuve
de l'échec total des techniques de décontamination des sols. Comme la réalité de la catastrophe ne pouvait être niée,
les discours changèrent : Tchernobyl avait bien été une catastrophe majeure, mais ses conséquences objectives
étaient mineures. Le mot catastrophe ne devait avoir qu'un effet incantatoire pour éviter d'y regarder de plus près.
Lorsque les premiers témoignages arrivèrent, ils furent interprétés comme une « somatisation de la radiophobie ».
Nous avons vu précédemment comment nos experts peaufinèrent le concept de radiophobie. Comme ils doivent
abandonner ce concept, c'est maintenant le temps des études
épidémiologiques que l'on confie à des chercheurs « indé- 23. Bella Belbéoch, « Le complot international », in Écolopendants » comme ceux de l'« Institut » de protection et de gie, n°371, mai 1986.
sûreté nucléaire. Un Institut, cela fait sérieux, surtout quand
17
on évite de mentionner qu'il ne s'agit que d'un service du Commissariat à l'énergie atomique, le promoteur de l'énergie nucléaire en France. L'Organisation mondiale de la santé prêtera son concours à l'Agence de Vienne comme elle
s'est engagée à le faire(24). Là encore on est en pays de connaissance, c'est au titre d'expert de l'OMS que le Pr
Pellerin, le directeur du SCPRI, est intervenu en Biélorussie en juin 1989(25).
Quant aux exploitants des centrales nucléaires de tous les pays, ils s'aperçurent rapidement du danger qu'il
y avait en cas d'accident à agir en ordre dispersé. En 1987, ils créèrent un véritable syndicat des exploitants nucléaires. L'association mondiale des exploitants nucléaires (en anglais, WANO : World Association of Nuclear Operators)
représente les exploitants de 31 pays producteurs d'électricité nucléaire. Les adhérents de ce syndicat se communiqueront tous les détails concernant des événements anormaux de leurs installations, à travers un réseau international
informatisé. WANO a été constitué sur le modèle d'une organisation déjà existante aux État-Unis : L'Institut des
exploitations nucléaires (en anglais, INPO : Institute of
par l'OMS à l'AIEA n'a rien de surpreNuclear Power Opérations), qui fut créé par les exploitants 24. L'aide apportée
e Assemblée mondiale de la santé approuvait,
nant.
La
12
américains en réponse à l'accident sur le réacteur de Three
Mile Island de mars 1979. WANO a ouvert des centres à le 28 mai 1959, l'accord entre l'Agence internationale de
Paris, Tokyo, Atlanta, Moscou. Un bureau à Londres doit l'énergie atomique et l'Organisation mondiale de la santé.
coordonner le réseau. Ainsi, en cas de rejet intempestif de Le premier paragraphe de l'article 1 de cet accord stipule :
« L'Agence internationale de l'énergie atomique et
radioactivité dans l'atmosphère, tous les exploitants nucléail'Organisation
mondiale de la santé conviennent que, en
res pourront être immédiatement prévenus et développer
vue
de
faciliter
la réalisation des objectifs définis dans leurs
leur stratégie médiatique, évitant ainsi des dérapages inconactes
constitutionnels,
dans le cadre général établi par la
trôlés dans les informations comme cela a été le cas en
Charte
des
Nations
unies,
elles agiront en coopération
(26)
1986
. La « famille » des experts scientifiques peut
étroite
»
[souligné
par
nous].
maintenant s'appuyer sur un véritable « syndicat » !
Signalons que la tâche essentielle fixée à l'AIEA par
Il est possible que cette situation ne satisfasse pas
l'Organisation
des Nations unies est la promotion de l'induspleinement les responsables politiques mais, si elle existe,
leur crainte ne s'exprime guère. Une exception cependant M. trie nucléaire au niveau international.
Clinton Davis, alors membre de la Commission des commu- 25. Lors d'une session de l'Académie des sciences de
nautés européennes, responsable de l'environnement, à la Biélorussie tenue à Minsk au sujet des normes de radioprosécurité nucléaire et aux transports, déclarait en 1987 : « Les tection en situation postaccidentelle, P. Pellerin et deux
experts ne doivent pas seulement calmer et rassurer mais autres experts de l'OMS (dont D. Beninson, le président de
aussi fournir des informations objectives et complètes. Les la Commission internationale de protection radiologique et
déclarations faites au cours de l'audition et visant à minimi- personnage important de l'industrie nucléaire en Argentine)
ser la gravité de Tchernobyl constituent une approche dan- ont recommandé des critères d'intervention 2 à 3 fois plus
gereuse qui n'apaisera pas les craintes que suscite dans le élevés que ceux préconisés par le pouvoir central soviétipublic l'énergie nucléaire. [...] Il importe que les opinions que et que critiquaient les scientifiques biélorusses et ukraides experts soient subordonnées aux jugements des hommes niens. L'enjeu de ce débat concernait l'évacuation de la
politiques qui, en démocratie, ont des comptes à rendre au population de certaines zones très contaminées.
public. » Il est vrai que le reproche essentiel que ce respon26. Audition parlementaire sur les accidents nucléaires :
sable adresse aux experts pour leurs propos lénifiants ne
protection de la population et de son environnement (Paris,
concerne peut-être que leur inefficacité pour calmer les
8-9 janvier 1987), recueil de documents, Strasbourg 1987.
craintes de la population.
18
LA GESTION DE LA CRISE EN URSS
La pénurie, solution miracle
aux problèmes sanitaires de la catastrophe
Aujourd'hui, en Ukraine, en Biélorussie et dans la région de Briansk en Russie, la situation sanitaire est particulièrement dramatique. Elle exigerait, si l'on ne tenait compte que de critères humanitaires, une évacuation rapide
de centaines de milliers de personnes. Mais les contraintes économiques sont particulièrement sévères. Comment
évacuer et reloger tous ceux qui vivent dans des régions à risque ? Comment fournir à la population une nourriture
non contaminée, baptisée « propre », laissant entendre que la contamination radioactive n'est qu'une saleté parmi
d'autres ? Comment est-il possible de produire une telle nourriture « propre » sur des terrains « sales » ? Comment
compenser le déficit alimentaire si l'on doit renoncer à cultiver des sols contaminés ? Comment gérer une telle situation ? La bureaucratie soviétique a tenté de camoufler l'étendue de la contamination en la répartissant sur toute
l'URSS. Cela ne changera guère le nombre de cancers radio-induits, mais le bilan sera plus difficile à établir car il
devra s'appuyer sur des statistiques beaucoup plus vastes. En somme un régime autoritaire inventait une gestion
démocratique des catastrophes ! La pénurie que connaît actuellement l'ensemble de l'URSS en matière d'alimentation peut aider à résoudre ces problèmes. Une population qui a énormément de mal à se procurer de la nourriture
pour survivre ne peut pas être très exigeante sur la qualité, d'autant plus que la contamination des aliments n'en affectera pas la saveur. Qu'elle soit « propre » ou « sale » lui importera peu pourvu qu'elle puisse être mangée. La pénurie généralisée de nourriture serait peut-être la solution élégante pour gérer d'une façon pacifique les crises nucléaires !
Une solution à la française
Depuis Tchernobyl, les autorités soviétiques ont des difficultés auprès des autres centres nucléaires. Les populations refusent l'implantation de nouvelles centrales dans leur région. Une solution à la française est envisagée pour
vaincre les réticences locales : distribuer de l'argent. Le procédé a largement été utilisé avec succès par EDF. Ainsi
en janvier 1991, la décision a été prise en URSS de charger le ministère de l'industrie nucléaire d'inclure, dans les
coûts de construction des nouvelles centrales, une somme supplémentaire correspondant à 10 % des investissements
pour des projets sociaux autour des sites, dans un rayon de 30 km : construction de maisons d'habitation individuelles avec chauffage, eau courante, tout-à-l'égout pour les travailleurs nucléaires, camps de santé pour les enfants d'âge
scolaire et préscolaire, centres médicaux de diagnostic pour la population. Enfin, à partir du 1er janvier 1991, il a
été décidé d'accorder à la population vivant dans un rayon de 30 km des centres nucléaires existants une réduction
de 50 % sur les dépenses pour l'électricité à usage domestique.
L'indépendance des Républiques
favorise-t-elle la gestion correcte de la crise ? (27)
Tant qu'il existait un pouvoir central ayant encore un semblant de réalité, les responsables locaux aux prises avec
leurs populations pouvaient se montrer radicaux et intransigeants, exiger des réparations de la part de ce pouvoir
central soviétique responsable de la situation. À partir du moment où l'indépendance des Républiques implique
qu'elles doivent résoudre elles-mêmes les problèmes locaux,
la situation est très différente, et cela d'autant plus que de 27. L'exemple de l'Arménie est caractéristique. Les deux
multiples problèmes, tous quasiment insolubles, surgissent réacteurs nucléaires situés près d'Erévan furent mis à l'ard'un seul coup. Les républiques d'Ukraine et de Biélorussie rêt au début de 1989 après le tremblement de terre. Cette
ne peuvent manifestement pas y faire face financièrement. mesure faisait partie des revendications du mouvement
Comment vont-elles réagir ? Il est certain que le nouveau national arménien. Une étude fut demandée à la firme franpouvoir russe qui se met en place n'a guère l'intention d'as- çaise Framatome pour le démantèlement de la centrale.
sumer les responsabilités qui incombaient à l'ancien pouvoir Devant la pénurie d'électricité dans le Sud-Caucase, les
dirigeants arméniens ont révisé leur attitude. Le contrat
soviétique.
Le parlement ukrainien demande l'arrêt des réacteurs de avec Framatome a été modifié : l'étude portera sur la remise
Tchernobyl, mais tant que des mesures concrètes (finan- en route de la centrale nucléaire. Un référendum devrait
cières) ne sont pas prises, l'arrêt à une date donnée n'est être organisé avant la décision finale. Tout dépendra donc
qu'un vœu pieux. La mise en arrêt d'un réacteur ne consiste de la réaction populaire devant les intentions du gouvernepas à éteindre les lumières, couper le courant, l'eau, fermer ment arménien. Mars 1993 : la remise en route a été déciles portes et partir. C'est une opération coûteuse exigeant de dée par le Parlement arménien, il n'y a pas eu de référenla main-d'œuvre et du matériel. Mal faite, elle peut avoir des dum populaire.
19
conséquences sanitaires non négligeables. Et puis, où seront stockés les déchets de démantèlement ? Une opération
de ce type sur trois gros réacteurs serait une première mondiale. Qui en serait chargé ? Qui en assurerait le financement ? Ces problèmes ne semblent pas encore avoir été abordés d'une façon concrète par les autorités ukrainiennes.
Quelle efficacité peuvent avoir les décisions des Républiques ?
Nous verrons plus loin que les instances dirigeantes des Républiques ont pris des mesures, ont promulgué
des lois pour tenter de gérer la crise. Comment savoir s'il ne s'agit que de décisions bureaucratiques qui peuvent être
d'autant plus radicales qu'elles n'ont aucune chance d'être appliquées ? Il est peu vraisemblable que toutes ces décisions puissent beaucoup changer la réalité quotidienne de la population. Cependant, il est important de mentionner
toute cette activité bureaucratique car elle est issue d'une analyse de la situation à laquelle aucun bureaucrate ne peut
échapper. C'est dans ce sens qu'il faut probablement interpréter certains textes qui seront présentés plus loin : plus
comme le reflet d'exigences populaires que comme des décisions que les autorités ont la ferme intention de faire
entrer dans la réalité.
Les mouvements écologistes, comme le Monde vert en Ukraine, sur lesquels les nationalistes se sont
appuyés dans leur lutte pour l'indépendance, ont été très critiques à l'égard des problèmes de l'énergie nucléaire. Il
est à craindre que leur participation au pouvoir indépendant qui vient de prendre naissance atténue sensiblement
leurs préoccupations et leurs critiques. L'arrêt définitif de tous les réacteurs du centre de Tchernobyl a été prévu pour
1993. L'absence de solution de rechange pour la production d'électricité rend cet arrêt très problématique, même si
la population s'inquiète de la multiplication des incidents sur les réacteurs qui pourraient être les signes précurseurs
d'accidents graves. La prise en compte des pollutions chimiques risque de faire passer les craintes d'une catastrophe
nucléaire au second plan. Le séduisant radicalisme écologique pourrait fort bien s'édulcorer au nom d'une gestion
économico-sociale « réaliste », et cela aux dépens de la protection des individus, qui au départ était le fondement de
son intervention dans le monde politique. Tout dépendra en fin de compte de la pression des populations.
20
MAIS TCHERNOBYL
CE N'EST PAS CHEZ NOUS !
A Tchernobyl, c'était un réacteur typiquement soviétique
Nos experts devaient à tout prix éviter qu'un amalgame ne fût fait avec nos réacteurs. Les réacteurs soviétiques
(RBMK) pouvaient être instables dans certaines conditions. Les nôtres (PWR), eux, sont intrinsèquement stables.
C'était passer sous silence notre Superphénix qui peut lui aussi partir en « excursion » nucléaire, façon de parler
d'une explosion nucléaire. C'était aussi négliger le fait que les PWR pourraient être instables si certaines hétérogénéités se produisaient dans le cœur du réacteur(28). Quant à nos enceintes de confinement (qui n'existent pas sur nos
vieux réacteurs « graphite-gaz » encore en exploitation), résisteraient-elles à une explosion d'hydrogène, possible
dans le cas d'une fusion du cœur ? On nous demande d'y croire, c'est-à-dire de faire confiance aux modèles mathématiques chargés de faire la preuve de leur solidité. Enfin, la tenue du « plancher » du bâtiment du réacteur est
loin d'être évidente. En cas de fusion totale du cœur, le magma en fusion qui en résulte peut percer la dalle de béton
et atteindre la nappe phréatique sous-jacente, provoquant une énorme explosion de vapeur (c'est le « syndrome chinois »).
La bureaucratie soviétique responsable
Cet argument permettait de protéger les scientifiques soviétiques, du moins ceux de haut rang : de bons concepteurs, mais n'ayant à leur disposition que de piètres réalisateurs soumis aux décisions des bureaucrates. Bien sûr,
chez nous les « savants » sont libres. Ils échappent à la coupe du pouvoir. Leur haute moralité est une garantie de
notre sécurité. C'est oublier un peu vite que les « savants » dont on parle beaucoup sont justement toujours d'accord
et quoi qu'il arrive avec le pouvoir. C'est ignorer la réalité quotidienne vécue dans les laboratoires, le carriérisme, la
recherche de contrats juteux avec l'industrie (et avec l'armée), l'orchestration médiatique particulièrement appréciée.
La hiérarchie, qu'elle soit technique ou administrative, a une horreur viscérale des complications techniques qui bouleversent la gestion. C'est particulièrement vrai à EDF et chez ses fournisseurs de gros équipements. Plaire à la hiérarchie est pour les techniciens la condition de leur survie. La « culture de la sûreté » que l'inspecteur général pour
la sûreté à EDF aimerait voir se développer parmi les cadres(29) est malheureusement incompatible avec le culte
des kilowattheures et une carrière sans problèmes.
Faire porter toute la responsabilité à la bureaucratie soviétique, c'est utiliser d'une façon très perverse la catastrophe de Tchernobyl, créer un faire-valoir pour ceux qui peuvent être responsables d'une catastrophe d'ampleur
identique chez nous.
L'avenir réduit aux dimensions d'un vulgaire jeu vidéo
Probabilité, probable, peu probable, très peu probable,
ce sont les termes qui pleuvent quand on évoque l'accident
majeur nucléaire. Les accidents graves relèvent d'une
« approche probabiliste(30) »
Quelle valeur attacher à cette approche probabiliste ? On
peut citer un texte de trois responsables de la sûreté en
France : « Plus les événements sont improbables, plus grande est l'incertitude sur le calcul de leur probabilité, de sorte
que ce calcul lui-même n'a plus grande signification. [...] En
France, nous n'accordons guère de crédit aux calculs probabilistes pour classer les accidents graves, car nous estimons
que l'estimation de ces valeurs très faibles ne repose pas sur
une assise scientifique suffisante. Nous préférons nous en
tenir à la notion d'événement "concevable" ou "plausible",
au sens du jugement de l'ingénieur. » Cela a été écrit en
février 1986 par F. Cogné, directeur de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (CEA), J. Bussac, chef du département d'analyse de sûreté de l'IPSN, et J. Pelcé, son
adjoint(31). La conception de la sûreté est la suivante : les
experts effectuent des calculs de probabilité d'occurrence
d'accidents graves (catastrophe). Bien que sans valeur scientifique, il en est tenu compte : si la probabilité est très faible,
28. Certains experts américains à la suite de Tchernobyl se
posèrent des questions. Ils mentionnèrent que, partant du
principe que les réacteurs de type PWR étaient stables en
cas de perte totale de refroidissement, les études de neutronique avaient peut-être été négligées. En clair, cela signifiait que tous les scénarios possibles d'instabilité (explosion) accidentelle n'avaient pas été recherchés.
29. « La qualité des hommes, leurs comportements individuels et collectifs, leurs pratiques de travail et plus généralement leur "culture" ne paraissent pas globalement adaptés à l'enjeu, et ceci à tous les niveaux de responsabilité et
en particulier à celui de la hiérarchie et des "managers". [...]
L'objectif fixé par le directeur général, à savoir une
amélioration significative du niveau de sûreté de nos centrales, ne pourra à mon avis avoir quelques chances d'être
atteint que si des progrès notables sont faits dans la qualité
des hommes à tous les niveaux, leur motivation, leur
"Culture de Sûreté", progrès qui exigent naturellement des
progrès dans les organisations et les relations de travail »
(extrait du rapport de synthèse « La sûreté nucléaire à EDF
à fin 1989 », de Pierre Tanguy, inspecteur général pour la
sûreté nucléaire). Ce rapport était destiné à l'origine à
demeurer interne pour être discuté entre « chefs » (c'est
sous ce titre que sont nommés les destinataires du rapport
sur la liste de diffusion).
21
on ne dimensionne pas l'équipement pour y faire face (trop pénalisant), mais, comme ces événements sont possibles,
il sera mis en place des procédures dites « ultimes ». Si les 4 premières ultimes (de U1 à U4) ont échoué, l'ultime
dernière U5 est adoptée. Elle vise à « décomprimer l'enceinte à travers un système de filtration "rustique" en cas de
montée en pression dangereuse à l'intérieur du bâtiment du réacteur(31). » L'équipement est peu coûteux car très «
rustique » (nom donné à ce filtre par l'inventeur lui-même), son efficacité est loin d'être évidente (en dehors d'un
effet psychologique rassurant sur la population), il n'a été adopté qu'en France. Les procédures ultimes ne sont pas
automatiques, elles exigent des autorisations de divers organismes. Tout ce circuit de décisions ne peut qu'être lent. Les 30. L'évaluation probabiliste des risques nucléaires :
« L'approche probabiliste de la sûreté nucléaire fut
procédures ultimes, dans tous les cas de figures, n'apportent
développée
pour réduire les contraintes d'une conception
aucun remède aux événements catastrophiques à déroulestrictement
déterministe
qui aurait exigé la prise en compte
ment rapide, comme « notamment des modes a et g de rupde
tout
événement
physiquement
possible pour le dimenture de l'enceinte consécutifs à une explosion de vapeur ou
(31)
à une explosion d'hydrogène »
, événements déclarés « sionnement des installations. L'adoption d'une sûreté proimprobables », c'est-à-dire très peu probables mais possibles babiliste permettait de réduire des exigences fort coûteuet « plausibles ». En 1988, Pierre Tanguy, inspecteur général ses, voire impossibles à satisfaire, tout en garantissant une
de la sûreté et la sécurité nucléaire à EDF, a déclaré au cours protection suffisante. De toute façon certains événements
d'un colloque : « Nous faisons tout ce que nous pouvons particulièrement graves ne pouvaient être pris en compte,
pour prévenir l'accident grave, nous espérons ne pas en aucune parade n'existant pour les gérer correctement (ils
avoir, mais nous ne pouvons pas garantir qu'il ne se pro- sont dits "hors dimensionnement"). Leur probabilité d'occurduira pas. On ne peut exclure que dans les dix ou vingt ans rence fut calculée. Les accidents qui en résultaient étaient
à venir un accident nucléaire civil grave se produise dans déclarés "très peu probables" et évacués des préoccupal'une de nos installations(32). » Dans sa conférence, l'ins- tions des constructeurs. Le "peu probable" fut assez rapidepecteur général ne donne guère de détails sur la gravité de ment assimilé à "l'impossible".
La conception probabiliste fut étendue à un grand nomces accidents graves pour lesquels il ne peut rien garantir.
bre
d'accidents industriels et aux catastrophes naturelles.
Quand on parle de probabilité, c'est qu'il s'agit d'évéDans
l'échelle ainsi établie, l'énergie nucléaire apparaissait
nements possibles. L'impossible n'entre pas dans le champ
anodine
et les frayeurs issues de l'irrationalité populaire
des probabilités. Bien évidemment, un calcul probabiliste ne
injustifiées.
De nombreuses critiques furent faites à la
prend en compte que les événements que l'on prévoit, l'imprévu en est exclu. Les experts en sûreté nucléaire peuvent- méthodologie de la sûreté probabiliste, mais les promoteurs
ils garantir qu'ils ont identifié toutes les séquences d'événe- nucléaires n'en tinrent pas compte et d'énormes moyens de
ments pouvant aboutir à une catastrophe ? Dans le texte cité propagande furent mis en œuvre pour vaincre la méfiance
plus haut(31), il est dit : « Par rapport à un scénario donné, de la population. Le consensus n'a finalement été obtenu
on peut presque toujours en imaginer un autre qui soit pire qu'au prix d'une importante campagne publicitaire à laquelle
en supposant une défaillance supplémentaire. » Le nombre les institutions médicales ont apporté leur aide. » Roger
de séquences d'événements étant infini, donner une probabi- Belbéoch, « Société nucléaire », dans l'Encyclopédie
lité n'a guère de sens. En fin de compte l'approche probabi- philosophique universelle, les notions philosophiques, tome
II, PUF, août 1990.
liste n'a qu'une valeur incantatoire.
Les probabilités ont leur origine dans une théorie des
jeux. Quand on voit l'importance des conséquences de cer- 31. J. Bussac, F. Cogné, J. Pelcé, « Approche française en
tains accidents nucléaires, leurs effets possibles sur les géné- matière d'accidents graves et de problématique du terme
rations à venir, il semble assez immoral de s'en remettre à source », International Topical Meeting on thermal reactor
une théorie des jeux dont la conclusion énoncée d'une façon safety, San Diego, 2-6 février 1986.
triviale est : il y a une chance que ça se passe bien mais on 32. Pierre Tanguy, « La maîtrise des risques nucléaires »,
ne peut pas garantir que ça ne se passe pas mal. L'approche Actes du Colloque Nucléaire-Santé-Sécurité, Montauban,
probabiliste relève d'une mentalité de joueur, de flambeur à 21-22-23 janvier 1988.
la recherche d'une martingale.
22
II
LA CHRONIQUE
D'UNE CATASTROPHE NUCLÉAIRE
23
AVANT 1986 :
L'INDUSTRIE NUCLÉAIRE SOVIÉTIQUE
VUE PAR NOS EXPERTS
Lorsque les promoteurs occidentaux de l'industrie nucléaire en vantaient la fiabilité, l'URSS n'était pas mise à
part. Aucune critique n'était faite quant à ses options technologiques, la qualité de ses réalisations, la gestion des centrales nucléaires. Le développement de l'énergie nucléaire en URSS était pour les Occidentaux, surtout pour la
France, un véritable modèle. La centralisation du pouvoir économique permettait la prise de décisions rationnelles.
L'accident de Three Mile Island en 1979, bien que considéré comme un accident raté, porta un coup fatal à l'industrie nucléaire américaine déjà fortement ébranlée pour des raisons de rentabilité économique. La répercussion fut
faible en France et nulle en URSS.
Les experts occidentaux enviaient particulièrement leurs collègues soviétiques, pour qui l'absence totale d'opinion publique était la source d'une tranquillité absolue. L'indépendance des sources d'informations, aussi faible
qu'elle fût en France, était perçue comme un frein particulièrement regrettable. Ainsi un spécialiste du CEA, de
retour d'un « Séminaire international sur la conception, la construction et l'essai des emballages destinés au transport des matières radioactives » (AIEA, Vienne, 23-27 août 1976), note dans son compte rendu de mission (17 septembre 1976), parmi les principales conclusions d'une table ronde : « À la question posée à un spécialiste de l'URSS
de savoir comment réagit le public dans son pays, celui-ci répond qu'en URSS on n'a pas de problème d'opinion
publique, car le public écoute beaucoup mieux les scientifiques que dans les autres pays et les journalistes russes ne
sont pas tentés par l'emploi du sensationnel quotidien. »
Dans la revue de presse du 13 août 1976 faite par le CEA, on trouve : « Financial Times du 12 août : le programme énergétique du COMECON : priorité au nucléaire. Au moment où la Grande-Bretagne remet en question son
programme national, L'Europe de l'Est a franchi un pas décisif dans l'ère nucléaire. Sous l'impulsion des soviétiques,
les nations du COMECON se sont lancées dans la construction massive de centrales nucléaires : plusieurs douzaines qui doivent produire plus de la moitié de leur électricité à la fin du siècle. Parmi les facteurs qui ont contribué à
l'expansion du nucléaire, il faut citer l'avance technologique des Soviétiques (c'est eux qui ont mis en service le premier breeder [surgénérateur] en 73). Enfin ils sont moins gênés qu'à l'Ouest par les "lobbies" environnementalistes.
»
La haute technicité nucléaire de l'URSS était très souvent mentionnée. Dans la revue Scoop Energie de la direction de l'équipement d'EDF, du 1er juillet 1977, la signature d'un accord de coopération nucléaire entre la France et
l'URSS était ainsi commentée : « La coopération franco-soviétique ne se réduit pas à des échanges de dossiers : des
réunions communes ont lieu plusieurs fois par an sur des sujets techniques tels que la corrosion et la sûreté. [...] La
coopération franco-soviétique dans le domaine de l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire tire son efficacité de
trois grandes raisons :
- Les deux pays possèdent dans ce domaine des niveaux techniques comparables.
- L'un et l'autre comptent beaucoup sur l'énergie nucléaire [...]
- Enfin, les deux pays estiment qu'il est indispensable de construire des surgénérateurs si l'on veut utiliser l'énergie nucléaire sur une grande échelle. »
La Revue Générale Nucléaire de décembre 1977(33) consacre un article à « L'énergie nucléaire en Union soviétique». En voici la conclusion : « Le développement de l'énergie nucléaire en Union soviétique, basé sur trois filières
différentes, apparaît comme l'un des plus équilibrés et des plus importants dans le monde. Commencé très tôt, il
débouche actuellement dans l'ère industrielle avec de gros moyens de base. [...] Enfin, si l'on ajoute à ce bilan ses
succès dans le domaine de la fusion, on peut conclure que l'Union soviétique a en main les atouts qui devraient lui
garantir un bel avenir nucléaire [souligné par nous]. »
Quelques mois avant la catastrophe de Tchernobyl, au cours d'un colloque tenu à Paris, le 14 août 1985, à l'occasion du 40e anniversaire de la création du CEA, M. Vendryès, un responsable du CEA, évoqua dans son allocution
l'énergie nucléaire soviétique : « Je voudrais également souligner le cas de l'URSS où depuis quelques 33. J. Gourdon (Ingénieur au CEA, CEN Cadarache), « L'énergie
années les applications énergétiques du nucléaire ont nucléaire en Union soviétique », RGN 1977, n°6, décembre. Cet
acquis, dans les plans du Gouvernement, une place article analyse le développement de l'énergie nucléaire en URSS :
prioritaire dont elles ne bénéficiaient pas auparavant. « on peut encore trouver d'autres explications [en dehors d'arguIl faut s'attendre en Russie d'Europe et dans les pays ments économiques] au développement de l'énergie nucléaire en
satellites de l'Est européen à un grand développement Union soviétique. On peut citer le fait que les sciences sont pousquantitatif des programmes nucléaires civils et paral- sées à un haut degré de développement pour des raisons à la fois
lèlement à un progrès qualitatif du niveau technologi- idéologiques, industrielles et militaires, ce qui a permis d'assurer
que, qui se rapprochera des normes occidentales. d'excellentes bases dans le domaine nucléaire. » L'auteur rappelle
Retournant pour un instant mes propos de tout à « que la première centrale nucléaire industrielle est soviétique »,
l'heure, je ne puis imaginer que le nucléaire civil qu'elle « a divergé en 1954 à Obninsk », alors que « la première
puisse n'occuper qu'un rôle secondaire, sinon margi- centrale française en France fut G 1 à Marcoule en 1956 ».
24
nal, dans un grand nombre de pays de l'Ouest, alors
qu'il connaîtrait à l'Est une expansion considérable. »
Cependant cette admiration pour l'industrie
nucléaire soviétique ne semble pas avoir été sans
réserves. La technologie soviétique devait encore,
d'après lui, réaliser quelques progrès qualitatifs pour
être au niveau des normes occidentales. Mais il n'est
pas question d'exiger de l'URSS l'adoption rapide de
ces normes.
Un peu plus loin dans son allocution, il exprime
quelques craintes pour l'avenir de l'industrie
nucléaire. Il est plus soucieux du fait qu'une catastrophe pourrait stopper net le développement de cette
industrie que des conséquences, « des dommages »,
sur les populations : « Ces précisions supposent que
ne survienne aucun accident très grave, qui provoquerait des dommages bien supérieurs à ceux de Three
Mile Island, lesquels, en définitive, ont été bien circonscrits. Sans qu'on puisse l'exclure absolument, sa
probabilité est rendue extrêmement faible par les
mesures très vigilantes de sûreté qui sont prises à tous
les stades. »
Aucune critique, aucune exigence quant aux normes de sûreté et à leur respect, le principe de noningérence devait être scrupuleusement respecté. La
France a toujours refusé l'instauration de normes
internationales communes à tous les pays pour la
sûreté des réacteurs et les rejets des effluents radioactifs(34).
M. Vendryès craignait qu'un accident grave ne
compromît le développement de l'énergie nucléaire.
L'accident a eu lieu, sa gravité a été reconnue, mais
cela ne semble pas avoir beaucoup affecté les programmes électronucléaires, du moins en France.
34. Roger Belbéoch, « Nucléaire et Santé, pour une France
nucléaire nationale... et socialiste », Masse critique, mensuel de la
coordination nationale antinucléaire, janvier 1984. Cet article commentait les déclarations de l'administrateur général du CEA,
Gérard Renon, à la 27e conférence générale de l'Agence internationale de l'Énergie atomique à Vienne (1983). Ce haut responsable français y déclarait : « Il revient à chaque pays, en fonction de
sa philosophie propre, de définir ses règles de sûreté et leurs
modalités d'application. La coopération internationale ne saurait se
substituer au pouvoir normatif qui relève des seuls États. » La
sûreté se réduisait à un problème philosophique que chacun devait
traiter en pleine indépendance suivant ses propres traditions et ses
propres intérêts économiques. Dans l'article mentionné, il était dit
« La constitution d'un comité international de surveillance de la
sûreté des installations nucléaires est dans la logique de la société
nucléaire. Le danger des accidents graves ne s'arrête pas aux
frontières. Gravelines concerne autant l'Angleterre ou la Belgique
que la France. L'usine de retraitement de Windscale est un danger
aussi pour la Belgique, le Danemark, l'Allemagne et pas seulement
pour l'Angleterre. Superphénix concerne autant la Suisse que la
France... » Bien sûr, les plus pessimistes, à cette époque, n'imaginaient pas que la menace nucléaire pouvait aller jusqu'à 2 000 km.
Dans l'article, il était rappelé que cette position nationaliste sur la
sûreté nucléaire avait été une constante : « Le 12 juin 1974, à
Düsseldorf, le délégué général du CEA, M. André Giraud, qui fut
ensuite ministre de l'Industrie, puis enfin ministre des Armées,
déclarait devant le cercle franco-allemand : "Il importe que nous
mettions au point nos propres critères de sûreté afin d'éviter que la
généralisation de critères, au demeurant mal adaptés à nos problèmes, ouvre des voies préférentielles à des techniques non européennes." » Les normes de sûreté devaient être adaptées afin
d'assurer la protection économique de l'industrie nucléaire.
25
AVRIL 1986 : LA CATASTROPHE
Dès les premières informations en provenance de Suède(35), il était évident qu'il ne s'agissait pas d'un simple
incident mais d'une véritable catastrophe qui allait porter très loin. La plupart des experts occidentaux analysèrent la
situation dans ce sens. Les experts français (du moins ceux qui s'exprimèrent publiquement) firent exception. Ainsi
une dépêche de l'AFP du 28 avril 1986 (AFP-5BII) précise : « Souhaitant garder une certaine réserve de prudence
face aux événements actuels, un représentant du service [le SCPRI : Service central de protection contre les rayonnements ionisants] a toutefois indiqué lundi soir [le 28 avril] à l'AFP qu'une élévation de la radioactivité, comme
celle constatée sur la Scandinavie pouvait avoir des origines diverses et que la Baltique, lieu d'un "accident nucléaire
sur une centrale soviétique", est tout de même éloignée de la Scandinavie, et le régime des vents défavorable. Selon
une autre source, le remplacement du combustible du cœur d'un réacteur nucléaire, ou un incident nucléaire sur une
base militaire, peut provoquer une élévation sensible de la radioactivité dans les régions voisines. » En somme, pour
les experts français, il s'agissait d'un incident banal sans conséquences. Un communiqué de l'AFP, publié deux minutes après celui que nous venons de citer, précise : « La centrale nucléaire de Tchernobyl, près de Kiev, où s'est produit un accident qui a fait des victimes, selon l'agence Tass... »
Pour les responsables français l'essentiel était de minimiser l'impact de l'accident. Le territoire français devait à
tout prix être protégé des retombées radioactives. Le communiqué de presse du 6 mai 1986 du ministère de l'Agriculture indique : « Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement [souligné par nous] épargné
par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl. Le ministère de l'Agriculture dispose des résultats recueillis par le Service central de protection des [sic] rayonnements ionisants. » Le lapsus du ministère de l'Agriculture est assez significatif: le SCPRI doit assurer « la protection des rayonnements ionisants » et non pas la protection contre les rayonnements.
Quand la distance ne fut plus suffisante, c'est un anticyclone providentiel qui protégea la France et bloqua le
nuage radioactif aux frontières.
Les communiqués quotidiens du SCPRI sont intéressants à suivre : la situation est tout à fait normale et, au bout
de quelques jours, redevient normale sans avoir traversé de phase anormale.
Après un certain temps, il ne fut plus possible de camoufler que la France avait aussi été touchée. L'opinion publique s'en émut. Les journalistes, qui avaient pendant des jours accepté les communiqués du SCPRI sans broncher,
accusèrent ce service et son directeur le Pr P. Pellerin. Mais la presse sérieuse se chargea de calmer les inquiétudes.
Ainsi Le Monde du 20 juin 1986 publie un éditorial: « Peurs
et rigueurs allemandes », qui commence ainsi « Décidément, 35. La catastrophe fut révélée par le chef d'une centrale
depuis qu'ils ont fait courir à l'Europe le plus grand danger nucléaire suédoise qui, constatant une augmentation notade son histoire, les Allemands ont bien changé. Ils ont dés- ble de la radioactivité dans les bâtiments, fit évacuer les
ormais horreur du risque, et les voici saisis d'une sorte de employés. Il crut qu'une fuite importante venait de se prospleen que l'on croyait, comme le mot, plutôt britannique. duire sur son réacteur. Puis il s'aperçut que la radioactivité
Même si les Verts n'ont pas fait un triomphe aux élections de ne provenait pas de l'intérieur des bâtiments, mais de l'extéBasse-Saxe, la peur des centrales à atomes fugueurs tour- rieur. Il prévint alors d'autres chefs de centrale et l'informamente nos voisins. Il est assez surprenant que dans cette tion diffusa très vite à travers le monde. La confirmation par
grande puissance industrielle moderne l'opinion soit presque les autorités soviétiques vint quelques jours plus tard, mais
unanime dans son désir de "sortir du nucléaire" après un en fin de compte elle n'était pas absolument nécessaire
accident qui, si grave soit-il, n'a pas été une terrifiante catas- pour savoir qu'il s'agissait d'une véritable catastrophe
trophe et ne devrait pas amener à jeter le bébé avec l'eau du nucléaire.
bain. »
26
AOÛT 1986 :
LA CONFÉRENCE DE VIENNE,
UN PREMIER BILAN
L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) organisait en août 1986 une conférence internationale
d'experts scientifiques pour analyser l'accident de Tchernobyl. Deux cent quarante journalistes ont assisté aux travaux. La France, le pays le plus nucléarisé, était représentée par trois journalistes (deux quotidiens nationaux, Le
Monde et Libération, et une agence de presse, l'AFP). La chaîne française de télévision qui devait couvrir l'événement est arrivée à Vienne une heure après la séance finale, et même après la conférence de clôture.
Les séances de travail eurent lieu à huis clos. Il ne fallait pas « inhiber les discussions », déclarait M. Rosen, le
directeur de la division de la sûreté nucléaire de l'AIEA. La presse dut se contenter chaque jour de deux conférences de presse des experts soviétiques, toujours flanqués de leurs collègues occidentaux. Les journalistes ne semblent
pas avoir protesté contre cette restriction de l'accès direct à l'information.
Les experts soviétiques présentèrent un rapport détaillé à la conférence(36). Dans leur introduction, ils définissent clairement les perspectives post-Tchernobyl : « On ne saurait envisager l'avenir de l'économie mondiale sans
l'énergie nucléaire. » La plupart des intervenants soulignèrent ce point. Dans son allocution d'ouverture de la conférence, Hans Blix, le directeur général de l'AIEA, considère que l'énergie nucléaire a passé le point de non-retour.
Pour Rudolf Rometsch, chef de l'organisme suisse s'occupant des déchets radioactifs, qui présidait la séance d'ouverture, il n'y a pas de civilisation et de vie qui soient totalement exemptes de tout risque d'accident. Quant à
Legassov, le chef de la délégation soviétique, dans son discours d'ouverture, il précisa que l'URSS accordait une
large priorité à l'énergie nucléaire, sans laquelle il ne serait pas possible d'assurer le développement du pays. Les experts soviétiques, 36. « USSR State Committee on the utilisation of
estimait-il, étaient convaincus que malgré sa gravité, l'accident de Atomic energy : The accident at the Chernobyl'
Tchernobyl ne pouvait stopper le développement de l'industrie nuclear power plant and its conséquences,
nucléaire. Abordant les causes et les conséquences de l'accident, Information compiled for the IAEA Expert' Meeting
25-29 August 1986, Vienna » (Comité d'État de
Legassov insista sur quelques points :
l'URSS pour l'utilisation de l'énergie nucléaire : l'ac- Les procédures avaient été mal établies.
cident survenu à la centrale nucléaire de
- L'improbable était possible.
- Les exploitants ne surent pas apprécier correctement l'impor- Tchernobyl et ses conséquences, Documentation
établie pour la réunion d'experts de l'AIEA, 25-29
tance de l'accident et son impact radiologique.
août 1986, Vienne). Ce rapport comportait 371
- La ville de Pripyat a été évacuée trop tardivement.
Finalement la responsabilité de l'accident incombait essentiellement au personnel de la centrale. L'argument du Pr Abagyan, directeur de l'Institut des centrales nucléaires (URSS), mérite d'être mentionné. Pour lui la cause fondamentale aurait été que le personnel
avait perdu tout sens du danger par suite des excellentes qualités de
la centrale. En somme, la responsabilité des concepteurs se résumerait au fait qu'ils avaient réalisé une centrale de trop bonne qualité !
Le problème qui suscita le plus de discussions au cours de la
conférence fut celui de l'effet à long terme des faibles doses de
rayonnement sur les populations. Les premières estimations soviétiques sur le nombre de morts par cancers radio-induits furent fortement critiquées par les délégations occidentales.
Le bilan sanitaire des Soviétiques était présenté dans l'annexe 7
de leur rapport. Le rapport principal fut traduit en français et assez
largement diffusé dans les diverses administrations. Par contre, l'annexe 7 ne fut pas traduite et ne fut pas diffusée. Il fut très rapidement impossible de l'obtenir à l'AIEA, épuisée, elle ne fut pas rééditée. Il y a eu là un véritable acte de censure de la part des autorités
occidentales sur un rapport scientifique qui ne leur convenait pas.
L'annexe 7 médico-biologique du rapport soviétique comportait quatre sujets principaux :
1. Les effets aigus sur les personnes très fortement irradiées.
2. Les doses reçues par la population.
3. L'organisation des examens médicaux pour la population.
4. Le programme à long terme pour le suivi médical de la
population.
pages. II était signé par 23 experts soviétiques.
Des dossiers sur Tchernobyl : nous avons publié
un certain nombre de textes concernant la gestion
postaccidentelle de la catastrophe dans La Gazette
Nucléaire (publication du Groupement de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire,
GSIEN, 2, rue François-Villon, 91400 Orsay).
n°73/74 de nov./déc. 1986 : « Tchernobyl : un
premier bilan pour la santé » (analyse de l'annexe 7
du rapport des experts soviétiques d'août 1986).
n°78/79 de juin 1987 : « Tchernobyl, suite... et
pas fin » (un dossier sur la gestion de la crise par
les autorités sanitaires françaises).
n°88/89 de juin 1988 : « Tchernobyl encore et
toujours » (commentaires sur un rapport du CEA
sur la contamination de la vallée du Var).
n°96/97 de juillet 1989 : « Tchernobyl trois ans
après » (La situation radiologique, les problèmes
agricoles, sanitaires, etc.).
n°100 de mars 1990 : « Gestion post
Tchernobyl en URSS » (De nouvelles évacuations
s'imposent).
n°109/110 de juin 1991 : « 1986-1991:
Tchernobyl encore » (Le point cinq ans après, la
contamination du sol et de l'eau - La santé - Les
liquidateurs - Vers la normalisation).
Seuls les deux premiers thèmes étaient réellement traités d'une façon détaillée.
27
1. Les effets aigus des fortes doses d'irradiation
La première partie de l'annexe donne des détails sur les mesures effectuées sur les malades très fortement irradiés ainsi que sur les soins apportés. En ce qui concerne les greffes de moelle sur les personnes très fortement irradiées (doses supérieures à 600 rem) les conclusions sont très pessimistes :
« Dans les accidents de rayonnement, la proportion des malades pour lesquels une greffe allogène de moelle
osseuse est absolument indiquée et pour lesquels ce traitement serait sûrement bénéfique est très faible. »
Pour des doses de l'ordre de 600 à 800 rem, « une greffe peut prendre, mais cette greffe aura toujours un effet
négatif en terme de thérapeutique et même mettra la vie du malade en danger par suite d'un fort risque d'un développement de maladies secondaires ».
Des experts français ont avancé, comme solution possible, la pratique d'autogreffes de moelle prélevée avant les
accidents sur les individus susceptibles d'être irradiés pendant leur intervention sur les réacteurs en détresse. Cette
solution a peut-être un intérêt théorique mais on voit mal les modalités de son application pratique dans les centres
nucléaires où l'on demanderait aux futurs irradiés de confier un peu de leur moelle à un frigidaire pour qu'ils aient
une chance de survie en cas d'accident.
2. Les évacuations
La zone assez rapidement évacuée d'après le rapport s'étendait sur 30 km autour du réacteur avec une
population de 135 000 habitants. Le rapport soviétique donne une estimation des doses reçues par les habitants avant
leur évacuation, 12 rem en moyenne(37), 50 rem et plus pour plusieurs milliers d'entre eux. Ces estimations ne tiennent compte que de l'irradiation externe et négligent la contamination interne par inhalation et ingestion. La
radioactivité bêta mesurée dans l'air à Pripyat était très élevée (15 000 becquerels/m3). Cela ne tient compte ni du
plutonium, le plus redoutable des radiotoxiques, ni du strontium 90. Il est donc évident que les doses de rayonnement réellement absorbées par ces populations ont été beaucoup plus élevées et que les évacuations n'ont pas été
menées assez rapidement.
3. Les estimations pour l'ensemble de la population
Le rapport donne une estimation de la dose collective que recevront durant leur vie les 75 millions d'habitants
d'Ukraine, de Biélorussie et de Russie les plus touchés par l'accident (environ 250 millions de rem x homme). Pour
évaluer les conséquences de cette dose, les Soviétiques utilisaient le facteur de risque cancérigène recommandé par
la Commission internationale de protection radiologique (publication 26 de la CIPR, 1977). Ils prévoyaient ainsi
pour les décennies à venir environ 40 000 cancers radio-induits mortels, ce qui conférait à l'accident de Tchernobyl
le caractère d'une catastrophe industrielle sans précédent(31).
Cette valeur était inacceptable pour les experts occidentaux, les représentants français étant parmi les plus virulents
des opposants. On a pu dire que pendant plusieurs jours l'estimation de l'effet cancérigène à long terme de la catastrophe de Tchernobyl a donné lieu à une véritable négociation Est-Ouest. Le problème était délicat à résoudre. 37. A titre indicatif, signalons que les japonais qui à
Déclarer qu'il n'y aurait aucune victime dans la population Hiroshima et à Nagasaki ont survécu aux explosions et qui
n'aurait pas été crédible pour une catastrophe. De nombreux ont été recensés en 1950 ont reçu en moyenne une dose
experts occidentaux proposèrent une réduction d'un de 20 rem (d'après Edward P. Radford « Récent Evidence
facteur 10 sur des bases qui ne furent pas explicitées : 4 000 of Radiation-Induced Cancer in the Japanese Atomic
victimes faisaient de Tchernobyl une catastrophe plus meur- Bomb », dans Radiation and Health, John Wiley and Sons,
trière que Bhopal, mais demeurant quand même dans des 1987.)
limites considérées comme raisonnables. Les responsables
français à la conférence préféraient, eux, qu'aucun bilan ne
38. Depuis 1990, la CIPR a révisé le facteur de risque canfût établi et que ce problème ne fût pas évoqué.
cérigène à la hausse. Dans sa publication 60 de novembre
En fait, les experts occidentaux exigeaient de la délé1990, la Commission recommande d'adopter la valeur de
gation soviétique une véritable autocritique publique pour
500 cancers mortels pour une dose collective de 1 million
effacer l'effet déplorable que pouvait avoir leur estimation
de rem X homme au lieu des 125 recommandés en 1977.
initiale.
Avec les mêmes hypothèses que celles du rapport soviétiLe rapport mentionnait que l'estimation des excès de
que, cela conduit à 160 000 cancers mortels radio-induits
cancers mortels ne tenait pas compte du strontium 90, faute
produits par l'accident.
de connaître de façon fiable le cycle de ce radioélément. Les
28
experts soviétiques précisaient qu'après quelques années (c'est-à-dire maintenant) le strontium 90 pourrait être une
composante non négligeable de la contamination radioactive. D'autres radioéléments étaient négligés, le ruthénium 106 et le cérium 144 par exemple, bien que relâchés en quantité notable. Enfin, il n'était pas tenu compte de
la contamination par le plutonium, qui ne s'est pas limitée aux abords immédiats du réacteur. Le plutonium est le
plus dangereux de tous les radioéléments. A cette époque on n'avait pas réalisé l'importance de la contamination par
les « particules chaudes ».
29
1987-1988 :
LA REMISE EN CAUSE
DE L'ESTIMATION INITIALE
L'évaluation du nombre de victimes à long terme est déterminée à partir de la dose engagée sur la vie. C'est pour
un individu la dose de rayonnement qu'il recevrait en vivant 70 ans dans les conditions résultant de la contamination considérée. Elle s'exprime en rem ou en sievert. Ce n'est pas une donnée immédiate que l'on peut mesurer, mais
le résultat d'un calcul qui va dépendre des modèles choisis pour décrire l'évolution des divers radionucléides pris en
compte : les transferts dans la nourriture, le mode d'alimentation (autosubsistance totale ou partielle), le transfert
chez les humains, le métabolisme des divers radioéléments (en tenant compte de l'âge), les effets du rayonnement
sur l'organisme humain et la spécificité de certains groupes à risque (fœtus, enfants en bas âge, vieillards, personnes
de santé fragile...). Bien sûr, il serait prudent de tenir compte de la synergie possible avec d'autres agents agressifs
(nitrates, pesticides, polluants chimiques variés...). Pour obtenir l'effet global sur une population il faut effectuer ces
calculs pour tous les individus qui la composent en tenant compte de leur spécificité. Il s'agit de la dose collective,
elle s'exprime en rem x homme ou en sievert x homme. Les marges d'erreur de tels calculs sont considérables, les
résultats dépendent des hypothèses qui sont adoptées à chaque étape des calculs, et c'est le pouvoir central qui est
maître d'œuvre pour ces calculs.
Pour être crédible, la révision du bilan à la baisse devait venir des experts soviétiques eux-mêmes. Elle fut amorcée pendant la conférence d'août 1986 et précisée par la suite.
En mai 1987, au cours d'une conférence patronnée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à Copenhague,
un expert soviétique, A. Moïsseev, remettait en cause l'évaluation initiale. La raison essentielle avancée pour justifier la révision en baisse était que depuis un an les spécialistes soviétiques avaient pris connaissance de faits nouveaux qui montraient que les mesures préventives, mises en place rapidement après l'accident et sur une grande
échelle, avaient conduit à une bien meilleure situation que celle qu'ils pouvaient envisager en 1986, les aliments étant
moins contaminés que prévu. Moïsseev réduisait la dose collective d'un facteur voisin de 12 (la dose engagée
moyenne individuelle passait de 3,3 rem à 0,27 rem) et l'excès de cancers mortels radio-induits passait à 2 850. Il
devait cependant reconnaître qu'une quantité importante de lait dépassait notablement les normes. Mais, selon lui,
ce lait avait été retiré de la consommation et « envoyé pour retraitement » (c'est l'expression qu'il utilise). Il ne donne
aucune explication sur ce qu'il entendait par « retraitement ». Il est vraisemblable que cela signifiait envoi de ce lait
contaminé dans les régions éloignées, moins touchées par les retombées radioactives. Cela pouvait éventuellement
réduire les doses dans les régions fortement contaminées mais en augmentant les doses ailleurs(39). Si on admet qu'il
n'y a pas de seuil de dose en dessous duquel il n'y a strictement aucun effet cancérigène (hypothèse maintenant
admise par la CIPR), le résultat global exprimé en nombre total de morts demeure inchangé. Ce point n'a certainement pas échappé à Moïsseev, car il remet en cause le modèle sans seuil qui avait été adopté dans le rapport initial.
En septembre 1987, deux experts soviétiques, L.A.
Iline et O.A. Pavlovski, présentaient à l'Agence de Vienne 39. En 1987 des mesures faites par un laboratoire indépenun rapport beaucoup plus détaillé que celui de Moïsseev. Il dant (CRII-Rad) sur du lait en poudre en provenance
s'agissait là d'une véritable autocritique car ces personnages d'Arménie indiquait une forte contamination en césium
avaient signé le rapport de 1986. Curieusement, ils décou- (13 200 becquerels/kilo). En 1990, d'autres mesures étaient
vraient au bout d'un an les critères qui avaient été à la base faites. Le communiqué du 3 mai 1990 de la CRII-Rad précide la gestion de la crise. À la lecture de leur rapport on ne sait : « La CRII-Rad avait déjà eu l'occasion d'observer en
comprenait pas du tout pourquoi il avait fallu évacuer très 1987 (cf. Libération du 4 novembre 1987) des niveaux de
rapidement 135 000 personnes et surtout pourquoi elles contamination très importants dans les laits en poudre venn'avaient pas été autorisées à rentrer chez elles. Pour ces dus en Arménie. Aussi, des écologistes et des membres de
experts la décision d'évacuation avait été prise par les auto- comité de base arméniens ont demandé à la CRII-Rad
rités uniquement pour des raisons psychologiques, ce qui est d'analyser une série d'échantillons prélevés après le tremétrange car les gens ignoraient les dangers du rayonnement. blement de terre, en décembre 1989 et février 1990. [...] Si
les échantillons provenant d'Arménie ne révélaient pas de
Il avait fallu les forcer à partir et les empêcher de revenir.
Iline et Pavlovski ont réduit d'un facteur 10 la dose contamination notable, en revanche les produits alimentaiengagée estimée, ce qui revient à réduire d'autant le nombre res analysés (thés, laits) étaient presque tous contaminés,
de victimes attendues (cancers et défauts génétiques). Cette certains à des niveaux élevés. Tous ces aliments sont des
révision donnait entière satisfaction aux exigences occiden- produits d'importation. »
tales formulées à Vienne en août 1986.
40. M. F. Mingot (directeur de l'Institut de l'environnement et
Parallèlement, les experts occidentaux s'activaient de la protection radiologique d'Espagne), « Effets à moyen
eux aussi. En janvier 1987, quatre mois après la conférence et long terme de la radioactivité sur l'environnement natude Vienne, au cours de l'audition parlementaire européenne rel », Recueil de documents de l'audition parlementaire sur
à Paris, la réduction de la contamination interne par un fac- les accidents nucléaires : protection de la population et de
teur 7 était considérée comme acquise(40).
son environnement (Paris, 8-9 janvier 1987).
En 1988, l'UNSCEAR (Comité scientifique des Na-
30
tions unies sur les effets des rayonnements atomiques(41) 41. L'UNSCEAR a été créé lors de l'assemblée générale
présente son estimation(42) : la dose engagée collective des Nations unies de 1955. Il est constitué des représentotale pour l'ensemble de l'hémisphère Nord serait de 60 mil- tants de 21 pays désignés par les gouvernements. Pour la
lions de rem x homme dont 53 % (soit 32 millions de rem x France on y trouve des personnes employées par le CEA
homme) pour les pays européens et 36 % pour l'URSS (soit ou l'EDF, et le professeur Pellerin. Pour l'URSS on trouve
22 millions de rem x homme, c'est-à-dire un facteur de entre autres Iline et Moïsseev. Lorsque divers comités
réduction d'environ 10). Cette évaluation, depuis 1988, sert d'experts internationaux présentent leur propre estimation,
de référence à tous les experts officiels. Le rapport soviéti- il s'agit en réalité du même groupe de gens.
que d'août 1986 n'est plus jamais mentionné, même pour en
faire une critique. Tout se passe comme s'il n'avait pas 42. UNSCEAR, « 1988 Report to the Général Assembly,
existé. L'évaluation adoptée ne se présente donc pas comme with Annexes », Annexe D (p. 343).
Remarque : le rem utilisé dans ce texte est l'ancienne
une révision à la baisse d'une estimation qui pourrait être
traumatisante pour la population, mais comme une évalua- unité. L'unité en usage parmi les experts est maintenant le
tion définitive à partir de toutes les données collectées sievert (Sv) qui vaut 100 rem.
depuis l'accident, tant en URSS que dans les pays occidentaux. Pourtant, à ce moment, l'information n'était pas encore totalement homogénéisée. Ainsi A. Gouskova, signataire du rapport d'août 1986, continue à utiliser son estimation de l'excès de cancers mortels 0,3 %, ce qui en valeur
absolue donne 28 500, valeur incompatible avec la dose engagée officiellement reconnue.
31
1988 :
LE SUICIDE DE LEGASSOV
Valeri Legassov, physico-chimiste membre de l'Académie des sciences de l'URSS, fut parmi les initiateurs et les
concepteurs du programme nucléaire soviétique. Il participa à la Commission gouvernementale qui fut envoyée sur
place moins de vingt-quatre heures après le début de l'accident. Il dirigea l'équipe scientifique et technique qui eut
la charge de la gestion de l'accident sur le site. Il cosigna le rapport d'août 1986 et il était à la tête de la délégation
soviétique à Vienne. Il a été, même après l'accident de Tchernobyl, un propagandiste zélé de l'énergie nucléaire. Il
se suicide le 27 avril 1988 en laissant un « testament » qui sera publié le 20 mai 1988 dans la Pravda.
Le testament de Legassov est particulièrement important. Il montre clairement que la gestion immédiate de la
crise a été loin d'être aussi efficace que ce qui a été affirmé au départ. Il y a là des éléments solides pour une révision à la hausse du bilan initial. Les déclarations de Legassov démentent d'une façon catégorique les propos rassurants des experts soviétiques, acceptés dans les milieux occidentaux, sur la grande efficacité des mesures prises pour
gérer la crise. Legassov analyse d'une façon très critique la façon dont les organismes officiels ont depuis longtemps
traité les problèmes de sûreté nucléaire. Ce n'est pas là une simple condamnation de la gestion bureaucratique de
l'industrie nucléaire, car l'indifférence portée par les scientifiques aux problèmes de sûreté est aussi dénoncée. L'analyse de Legassov dépasse largement le cadre restreint de l'Union soviétique. Ses interventions après l'accident, sur
les problèmes de sûreté, ont indisposé bien des gens de l'establishment nucléaire. C'est probablement la raison pour
laquelle au printemps 1987 il ne fut pas choisi pour diriger l'Institut Kurchatov de l'énergie atomique soviétique. Ses
tentatives pour modifier les pratiques du monde nucléaire furent un échec, et le choix de la date de son suicide, jour
anniversaire du désastre de Tchernobyl, a valeur de symbole.
Voici quelques extraits de son testament sur la situation à Tchernobyl pendant l'accident.
À propos de l'évacuation de la ville de Pripyat : « Cette nouvelle qui se répandit de bouche à oreille, par voie
d'affiches et "à la criée" dans les cours intérieures des maisons, n'atteignit pas tout le monde si bien que le 27 au
matin, on voyait encore, dans les rues de la ville, des mères promenant leurs enfants en landau, de petits enfants en
train de jouer et tous les signes extérieurs d'une journée dominicale sans histoire. »
Concernant le personnel de la centrale, il note : « Nous avons trouvé des gens disposés à faire tout ce qu'on leur
demandait dans n'importe quelles conditions. Mais quant à savoir que faire dans la situation donnée, comment planifier et organiser le travail, sur ces points précis, ni les responsables de la centrale ni les dirigeants du ministère de
l'Énergie n'avaient une idée de la suite logique à donner aux opérations. »
Quant à l'hygiène : « Faisaient défaut les équipements élémentaires en matière d'hygiène, du moins pendant les
premiers jours. Ainsi, alors que les édifices dans la ville de Pripyat étaient déjà passablement contaminés, les 27, 28
et 29 avril, on continuait d'y acheminer des vivres - saucissons, concombres, bouteilles de pepsi-cola et jus de fruit
- en posant le tout dans des locaux où les gens se servaient à mains nues. »
Les officiels avaient-ils conscience de la gravité de la situation ? « Le 2 mai, [...] après avoir écouté nos exposés, [...] ils prirent conscience de la situation, comprirent qu'il ne s'agissait pas ici d'un incident local mais d'un accident de grande envergure qui aurait des séquelles pendant très longtemps. »
La population était-elle consciente des dangers, était-elle informée ? « Il n'y avait aucune publication susceptible d'être distribuée rapidement parmi la population et de fournir des renseignements sur les doses plus ou moins
inoffensives pour l'homme, sur les doses d'irradiation très dangereuses, sur la façon de se comporter dans des zones
de danger d'irradiation accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires sur la manière d'effectuer des
mesures, sur les objets à mesurer, sur la consommation de fruits et de légumes, etc. »
Il est clair d'après ce témoignage qu'il n'existait aucun plan de gestion d'un accident nucléaire. Comment, dans
ces conditions, justifier la réduction de l'évaluation des doses reçues par l'efficacité des mesures de prévention ?
La deuxième partie du testament traite d'une façon générale du développement de l'énergie nucléaire en URSS.
« Les informations dont je disposais me faisaient penser que tout n'allait pas pour le mieux dans le développement
de l'énergie nucléaire [...] La routine s'installa peu à peu, routine dans le travail et aussi dans les solutions apportées
aux problèmes. Je me rendais compte de tout cela mais il était difficile pour moi de m'en mêler, mes déclarations
générales à ce sujet étant fort mal reçues dans la mesure où toute tentative d'un non-spécialiste visant à faire connaître ses conceptions sur le travail des organismes scientifiques était jugée inadmissible. [...] C'est ainsi que vit le jour
une génération d'ingénieurs qui, certes, étaient qualifiés dans leur travail mais qui manquaient d'esprit critique envers
les équipements et les systèmes garantissant leur sécurité. »
Cette constatation est à rapprocher de celle de Pierre Tanguy sur l'absence de « culture de sûreté » chez le personnel d'EDF(29). La violation des règles de sûreté au nom de la « productivité du travail » que Legassov mentionne
est finalement de même nature que le culte du kilowatt-heure à EDF.
Les preuves d'anomalies dans la gestion des centres nucléaires étaient flagrantes : « Ceux qui eurent l'occasion
de se rendre sur les chantiers de centrales nucléaires furent choqués par la désinvolture tolérée sur les lieux, désinvolture inadmissible compte tenu de la nature des travaux. Nous savions toutes ces choses, que nous considérions
comme de simples incidents isolés. » La responsabilité des scientifiques, y compris la sienne propre, est mise en
32
avant : « A cette époque je ne me rendais pas très bien compte des dangers. J'éprouvais, certes, de vagues inquiétudes, mais il y avait là tant de "grosses têtes", tant de géants, tant de gens expérimentés que j'avais l'impression qu'ils
ne pouvaient commettre quoi que ce soit de fâcheux. » Quant à la mentalité des chefs de centrale, il donne un exemple : « Un directeur de la centrale [Tchernobyl] alla même jusqu'à dire un jour : "Mais pourquoi vous en faire ? Un
réacteur nucléaire, c'est comme un samovar". » En France les réacteurs sont à eau sous pression et les chefs de centrale ont souvent dit : « Un réacteur c'est comme une cocotte-minute. »
On voit que l'organisation bureaucratique n'est pas suffisante pour expliquer l'accident. L'insouciance par
rapport aux dangers, l'absolue confiance dans la technologie à tous les niveaux hiérarchiques, des académiciens, des
directeurs d'institut, des concepteurs, des constructeurs, des chefs de centrale, etc., sont certainement des éléments
majeurs. Et de ce point de vue il y a des analogies avec la situation en France.
29. « La qualité des hommes, leurs comportements individuels et collectifs, leurs pratiques de travail et plus généralement leur
"culture" ne paraissent pas globalement adaptés à l'enjeu, et ceci à tous les niveaux de responsabilité et en particulier à celui de
la hiérarchie et des "managers". [...] L'objectif fixé par le directeur général, à savoir une amélioration significative du niveau de
sûreté de nos centrales, ne pourra à mon avis avoir quelques chances d'être atteint que si des progrès notables sont faits dans
la qualité des hommes à tous les niveaux, leur motivation, leur "Culture de Sûreté", progrès qui exigent naturellement des progrès dans les organisations et les relations de travail » (extrait du rapport de synthèse « La sûreté nucléaire à EDF à fin 1989 »,
de Pierre Tanguy, inspecteur général pour la sûreté nucléaire). Ce rapport était destiné à l'origine à demeurer interne pour être
discuté entre « chefs » (c'est sous ce titre que sont nommés les destinataires du rapport sur la liste de diffusion).
33
1989 : LES NOUVELLES D'URSS.
DES RÉGIONS SONT CONTAMINÉES
A PLUS DE 200 KM DE TCHERNOBYL
La presse soviétique révèle la situation
en Ukraine et en Biélorussie
Des articles parus en 1989 dans la presse soviétique apportaient des nouvelles particulièrement inquiétantes. Le
19 février 1989, Vladimir Kolinko décrivait dans les Nouvelles de Moscou la situation dans les villages du district
de Naroditchi, en Ukraine, situés à des distances comprises entre 50 et 90 km du réacteur de Tchernobyl, bien en
dehors de la zone évacuée en 1986. Cet article, sous le titre « Les séquelles », était disponible en France dans l'édition française des Nouvelles de Moscou. Il n'eut aucun écho dans nos médias. Le journaliste soviétique faisait état :
- d'anomalies monstrueuses à la naissance d'animaux de ferme (porcelets, veaux...) ;
- d'un accroissement des affections thyroïdiennes chez les enfants : la moitié des enfants du district de Naroditchi
avaient des problèmes thyroïdiens ;
- de nombreux cancers des lèvres et de la cavité buccale ;
- de l'aggravation de maladies chroniques parmi la population ainsi que de convalescences difficiles après les interventions chirurgicales.
Il indique que les femmes s'inquiètent : « S'il n'y a pas de danger pourquoi nous déconseille-t-on d'avoir des enfants ? »
La contamination dans certains villages est importante et le débit de dose de rayonnement très élevé, signe de
dépôts radioactifs sur le sol. Le vent disperse la poussière radioactive. Il est recommandé aux paysans d'équiper leurs
tracteurs de cabines étanches, de ne pas utiliser les cendres de bois comme engrais, de laver les bûches avant de les
brûler...
De la nourriture non contaminée (lait, viande) est apportée dans les villages les plus touchés, chaque habitant
perçoit une allocation quotidienne de 1 rouble ainsi qu'un complément de salaire de 25 % pour acheter cette nourriture. Mais les approvisionnements sont très insuffisants.
V. Kolinko terminait ainsi son article : « On parle beaucoup de l'État de droit qu'on est censé construire, mais
pourquoi les habitants du district de Naroditchi sont-ils voués au rôle humiliant de quémandeurs, alors qu'ils
devraient avoir le droit d'exiger une compensation complète de leurs pertes des administrations qui en sont responsables, sans parler de leur droit d'avoir une information exhaustive sur la santé de la population et sur l'état des terres ? »
Les informations en provenance d'URSS se multiplièrent, mais la presse française est demeurée indifférente.
En Biélorussie la situation aussi était très critique. Manifestement les autorités locales devaient faire face à des
conditions totalement imprévues dans les plans de gestion à moyen et long termes des conséquences de la catastrophe. Un exemple entre autres : à l'hôpital de Khoïniki le service des affections respiratoires a été quintuplé et cela
s'avère insuffisant. V. Kovalev, président du Conseil des ministres de Biélorussie, résumait dans la Pravda du 11
février 1988 la situation comme suit : « On n'a pas réussi à remettre le djinn radioactif dans sa bouteille. » La situation est telle que les autorités politiques et médicales sont obligées de faire des réunions publiques comme celle qui
s'est tenue à Minsk en Biélorussie le 2 février 1989, au Palais de la culture où les cartes de contamination ont été
rendues publiques. Les responsables locaux du Parti communiste semblent désemparés et critiquent les experts de
Moscou. La santé des enfants s'est dégradée dans les zones contaminées.
Les cartes de contamination de Biélorussie :
les zones sous contrôle
Les cartes exposées en public à Minsk et publiées dans le journal Sovietskaya Bieloroussia du 9 février 1989
montrent des territoires où la population est soumise à un contrôle sanitaire.
Deux types de zones ont été définis selon le niveau de contamination du sol en césium 137 et la nature du
contrôle.
Les zones très contaminées, appelées zones « sous contrôle permanent » strict, correspondent à des niveaux de
contamination du sol supérieurs à 15 curies au km2. Elles sont enclavées dans des zones moins contaminées, dites
« sous contrôle périodique », où la contamination est comprise entre 5 et 15 curies au km2 (Ci/km2).
Ces territoires concernent deux grandes régions géographiques.
- Une première bande proche de Pripyat est orientée est-ouest sur environ 160 km et atteint 50 km du nord au
sud. Elle s'étend en Ukraine vers le sud, mais cette partie ne figure pas sur la carte. Cette bande prolonge la fraction de territoire biélorusse située dans la zone évacuée en avril-mai 1986, ainsi que celle dont la population a été
évacuée entre juin et août 1986, adjacente à la zone d'exclusion initiale. Ainsi on voit que les évacuations se pour-
34
suivirent jusqu'en août 1986 bien après la première vague du début mai et au-delà des 30 km annoncés.
- Une deuxième bande entre Gomel et Kritchev (à l'est de Moghilev) est orientée nord-sud, sur environ 160 km
et atteint 130 km d'est en ouest dans sa partie la plus large (cette bande s'étend à l'est en république de Russie vers
Briansk, mais cette partie ne figure pas sur la carte publiée en Biélorussie). Des zones sous contrôle permanent se
trouvent ainsi à plus de 250 km de Tchernobyl.
Les Zones sous contrôle permanent, strict, comprennent 415 agglomérations des régions (oblast) de Gomel et de
Moghilev où vivent 103 000 habitants dont la santé est « sous contrôle permanent». Mais il n'est pas possible de
savoir ce que cela signifie. En principe, de la nourriture non contaminée (« propre ») doit être fournie à la population.
Les Zones sous contrôle périodique comprennent 637 localités où vivent 206 000 personnes. La nourriture y est
en principe surveillée. Les contrôles sanitaires sont moins fréquents.
Les cartes ne mentionnaient comme contaminées que les régions où la contamination surfacique dépassait 5
curies par km2, ce qui est déjà important. À titre de comparaison signalons qu'en Grande-Bretagne l'abattage des
moutons est encore interdit aujourd'hui dans certaines régions où la contamination surfacique n'atteint pas 0,5 curies
par km2, car la contamination de la viande y est supérieure aux normes alimentaires européennes instituées après
Tchernobyl.
Ces cartes étaient incomplètes : on n'y trouvait pas les points chauds tels que ceux situés près de la frontière
polonaise voisins de Brest (alors que certains villages figureront dans les listes prioritaires d'évacuation qui seront
établies par la suite). Ces cartes ne concernaient que la contamination par le césium 137 (Cs 137).
Zones sous contrôle de la partie biélorusse proche de Tchernobyl,
région administrative de Gomel
(Sovietskaya Bieloroussia, 9 février 1989)
zone sous contrôle permanent, strict
zone sous contrôle périodique
zone évacuée en juin-août 1986 (18 700 habitants de 75 localités). Zone transférée à la réserve écologique d'État de Polésie.
zone fermée, la plus contaminée. 4 400 personnes évacuées de 20 localités. Le
périmètre est clôturé et surveillé. Devenue réserve écologique d'État de Polésie.
35
Les taches de contamination en Biélorussie par le césium 137 :
dans la région administrative (oblast) de Moghilev, éloignée de
Tchernobyl.
Distance Gomel-Tchernobyl : 135 km.
zones sous contrôle périodique :
de 5 à 15 Ci/km2 (185 000 à 555 000 Bq/m2)
zones sous contrôle permanent, plus de 15 Ci/km2
(555 000 à 1 480 000 Bq/m2)
supérieure à 40 Ci/km2. Ces zones ont été évacuées courant 1990-1991.
(A Malinovka et Tchoudiane, la contamination atteint 140 Ci/km2).
(D'après Sovietskaya Bieloroussia, 9 février et 21 juillet 1989).
Les problèmes agricoles
L'Ukraine est traditionnellement considérée comme le grenier à blé de l'URSS. Quant à la Biélorussie, une de ses
spécialités est l'élevage, et elle est considérée comme grande productrice de lait et de viande. Dans l'interview à la
Pravda déjà citée, V. Kovalev indique que 20 % des terres exploitées sont contaminées. Les informations provenant
des journaux biélorusses montrent que les préoccupations affichées par les responsables locaux, ceux des régions de
Gomel et de Moghilev en particulier, contrastent avec l'optimisme des experts de Moscou.
La production agricole se poursuit sur les terrains contaminés, mais aucune indication n'est fournie sur les
niveaux de contamination de la nourriture « sale » ainsi obtenue. Dans son interview qui se voulait rassurante, le
président du Conseil de Biélorussie formulait néanmoins l'espoir qu'on le libérât de la nécessité de produire du blé
[contaminé].
La décontamination a été un échec, de l'aveu même de nombreux experts officiels. Enlever une couche suffisamment épaisse de terre (ou l'enfouir) conduit à un terrain stérile. Le Pr Youri Izraël (directeur de l'Institut d'hydro
météorologie d'URSS), dans Sovietskaya Bieloroussia du 14 mars 1989, reconnaît : « Nous avons observé plusieurs
fois que par migration des radionucléides, le niveau de contamination reprenait rapidement sa valeur initiale. » Le
Pr Iline, responsable central de la radioprotection, précise « De plus, on a supposé qu'avec l'aide d'un certain nombre de mesures on pouvait abaisser les niveaux de doses, ce qui devait permettre de vivre dans la zone. Mais nos
espoirs concernant la décontamination ne se sont pas réalisés. » Le président de la commission chargée de la liquidation des conséquences de l'accident du Bureau du Comité central du P.C. de Biélorussie, membre du Conseil des
ministres de Biélorussie, B. G. Evtoukh, après avoir rappelé l'ampleur des travaux entrepris dans la zone de contrôle
36
permanent (100 000 personnes), indique « Nous avons constaté que la désactivation [décontamination] industrielle
ne donne pas les résultats escomptés. La migration permanente des radionucléides empêche l'abaissement du niveau
de radioactivité et à cause de cela nous sommes amenés à réfléchir sérieusement sur les mesures prioritaires qui permettraient de rendre la décontamination industrielle plus efficace. »
Ainsi dès 1988, il est évident pour les autorités locales que la situation en Ukraine et en Biélorussie est des plus
inquiétantes. La population vivant sur les territoires contaminés en a pris conscience et manifeste fermement son
mécontentement. D'après les informations fournies par la presse soviétique dans les premiers mois de 1989, il est
clair que les officiels doivent s'expliquer en public, et leurs discours sont bien différents de ceux qu'ils tiennent
devant leurs collègues occidentaux dans les colloques internationaux. Pendant longtemps les experts occidentaux,
avec à leurs trousses les journalistes, se bornaient à visiter la zone interdite alors que les véritables problèmes étaient
à plus de 200 km, en Biélorussie. Le plan de liquidation des conséquences de Tchernobyl a manifestement échoué.
Il est probable que cela a contribué au désespoir de Legassov qui l'a conduit au suicide.
37
DE NOUVELLES ÉVACUATIONS S'IMPOSENT
La catastrophe de Tchernobyl est une première mondiale. Il n'était pas prévu qu'il serait nécessaire, après un accident nucléaire, de faire vivre en permanence des habitants dans des zones fortement contaminées, bien après le passage du nuage radioactif. Dans le pire des cas on pensait que confinement et évacuation n'affecteraient que les populations proches du réacteur accidenté, uniquement dans la phase d'urgence durant les quelques jours suivant l'accident. L'optimisme que les experts officiels affichaient en 1986-1987(43) a été démenti par les faits.
Dès 1986, des normes provisoires d'admissibilité ont été fixées par le Comité national de radioprotection
d'URSS; les limites de dose établies prennent théoriquement en compte l'irradiation externe par le panache initial et
les dépôts permanents du sol, ainsi que l'irradiation interne par inhalation et ingestion de radionucléides(44).
Il est apparu que le maintien des habitants dans des zones fortement contaminées pouvait leur faire atteindre ces
limites et qu'il fallait donc envisager leur évacuation, certains villages étant situés à des centaines de kilomètres de
Tchernobyl.
Il est normal que des conflits aient surgi entre les gouvernements des Républiques et le pouvoir central de
l'URSS qui cherchait à réduire l'ampleur des évacuations. Les scientifiques des Républiques s'opposaient fortement
aux experts du pouvoir central. La situation est même plus complexe si l'on en croit V. Platonov, président de l'Académie des sciences de Biélorussie, qui indiquera dans les
Izvestia du 26 mars 1990 la nécessité pour les scientifiques
43. Une dépêche AFP du 16 janvier 1987 titrait : « La situade se battre sur deux fronts, contre le pouvoir central et
tion à Tchernobyl, selon les dirigeants de l'AIEA : trois diricontre le gouvernement de la République, qui « est d'une
geants de l'AIEA ont dressé vendredi à Moscou un tableau
servilité étonnante » [vis-à-vis du pouvoir central].
optimiste de la situation dans la région de Tchernobyl, où
Les lois relatives à la gestion des conséquences de
une partie de la population évacuée pourra revenir cette
Tchernobyl établies par le pouvoir central ont à chaque fois
année cependant que l'activité reprend à la centrale
été modifiées pour tenir compte, du moins en apparence, des
nucléaire ukrainienne accidentée le 26 avril. La zone située
arguments des scientifiques des Républiques. Nous verrons
entre 10 et 30 km autour de la centrale pourra commencer
que, si elles ont finalement peu altéré les plans initiaux du
à être repeuplée de ses habitants cette année, a indiqué
pouvoir central, elles ont par contre notablement réduit l'imdans une conférence de presse Hans Blix, directeur généportance des programmes républicains en ce qui concerne le
ral de l'AIEA, qui vient de passer une semaine avec deux de
nombre de personnes à évacuer et à « réimplanter » ailleurs.
ses adjoints, MM. Morris Rosen et Léonard Konstantinov. »
C'est dans cette optique qu'il nous a paru intéressant d'inséOn voit là le niveau de clairvoyance dont ont fait preuve
rer les mesures préconisées par les Républiques avant
les responsables de l'AIEA. En 1991 on ne parle plus de
d'aborder le dossier proprement dit de la gestion à moyen
repeupler la zone évacuée. Les personnes qui travaillent
terme de la crise.
sur le site sont logées à 65 km au nord-est de Tchernobyl à
La récente accession des Républiques à l'indépendance
Slavoutitch, une ville construite sur un territoire contaminé,
va encore modifier la donne en les confrontant directement
au milieu d'une forêt qui pose des problèmes car on y
au manque de moyens financiers et techniques. Cinq années
trouve des taches assez fortement contaminées. Des traont été irrémédiablement perdues qui auraient permis, si on
vaux sont envisagés pour protéger la ville par une ceinture
les avait évacués, d'alléger les conditions de vie des habidécontaminée.
tants de zones contaminées et de mieux les protéger. Il est à
craindre que seul un programme minimal soit effectivement
44. Les limites de dose étaient fixées à 10 rem pour 1986,
réalisé, d'autant plus que les experts occidentaux affirment 3 rem pour 1987 et 2,5 rem pour 1988 et 1989. Des normes
qu'il n'y a pas lieu de procéder à des évacuations.
de contamination de la nourriture ont été édictées mais de
De plus on ne peut exclure que la « Realpolitik » ne la nourriture contaminée au-delà des normes était en vente
fasse changer d'avis les scientifiques ayant accédé à des res- à Moscou même, comme le montrent des analyses effecponsabilités nouvelles au sein des gouvernements répu- tuées par le SCPRI (La Gazette Nucléaire n°84/85, p. 26,
blicains. La pression de l'opinion publique reste détermi- janvier 1988).
nante dans la politique qui sera désormais suivie.
En Biélorussie :
les premiers programmes d'évacuation d'octobre 1989
Les évacuations initiales de 1986 ont concerné environ 25 000 personnes de la région proche de Tchernobyl. On
apprendra que plus d'un millier de personnes ont été évacuées encore en décembre 1986 de 12 villages près de
Braguine. La zone évacuée s'étend jusqu'à 50 km de Tchernobyl.
En 1989 on considère que 40 000 km2, l'équivalent d'environ 10 % du territoire français, dont 16 300 km2 de
terres agricoles, sont contaminés.
En février 1989, le Dr Bouriak, du ministère de la Santé de Biélorussie, indiquait que « plus de 520 000
Biélorusses subissent à des degrés divers la contamination par les radionucléides ». Plus tard, en mars 1990, l'am-
38
bassadeur de Biélorussie, dans un appel à l'ONU pour obtenir une aide internationale, indiquera que 2,2 millions de
personnes, soit 20 % de la population, sont concernés.
Il s'agit désormais d'évacuer de nombreux villages, dont certains sont situés à 250 km de Tchernobyl.
Le plan d'évacuation adopté lors de la douzième session du Parlement de Biélorussie, fin octobre 1989, concerne jusqu'en 1995 118 300 habitants de 526 localités (données extraites du journal Sovietskaya Bieloroussia). Le programme comporte trois étapes dont les budgets ne sont pas tous engagés.
En première priorité (1990-1991), il s'agit de l'évacuation de plus de 17 000 personnes vivant dans 112 localités.
En deuxième priorité (1991-1992), il s'agit de l'évacuation de plus de 4 600 habitants vivant dans 62 localités.
La troisième priorité (1992-1995) concerne l'évacuation de plus de 96 500 habitants de 352 localités.
En somme, il s'agissait d'évacuer tous les habitants des Zones sous contrôle permanent.
Pour l'année 1990, n'était assurée financièrement que l'évacuation de 11 700 habitants des zones très fortement
contaminées (au-dessus de 40 Ci/km2). L'évacuation complète des 118 000 habitants des zones sous contrôle permanent nécessite un budget que la Biélorussie ne peut assurer seule.
En Ukraine : les Zones de limitation de cueillette
Les révélations du journaliste V. Kolinko ont sans aucun doute accéléré les décisions prises par le gouvernement
ukrainien courant 1989 d'évacuer 12 villages du district de Naroditchi et 2 du district de Polyeskoye. L'évacuation
d'un de ces villages est montrée dans un des documentaires réalisés par le cinéaste de Kiev, G. Chkliarevski.
Zones de limitation de cueillette
(champignons, baies sauvages, etc.)
cueillette interdite (pêche interdite dans le réservoir de Kiev)
cueillette autorisée mais avec contrôle obligatoire de la radioactivité
Ukraine : d'après la Pravda d'Ukraine (5 juillet 1989).
Biélorussie : d'après Zviazda (20 mai 1990).
Russie : pas d'informations.
Briansk-Moscou : 350 km.
39
En juillet 1989 est publiée, à deux reprises (5 et 15 juillet) dans la Pravda d'Ukraine, une carte concernant les
zones de limitation de cueillette des baies sauvages et plantes médicinales, du ramassage des champignons et autres
productions des forêts(45).
Outre une zone où la cueillette est rigoureusement interdite, qui couvre environ 9 000 km2, la carte montre un territoire où la cueillette est autorisée, mais où l'on doit faire
contrôler la radioactivité des produits récoltés. Il s'agit d'une
bande qui s'étend de part et d'autre de Kiev sur environ 600
km d'est en ouest et 100 km du nord au sud.
L'ensemble du territoire ukrainien soumis à réglementation couvre donc plus du dixième de la superficie de la
France...
A signaler que, même là où la cueillette est autorisée sans
limitation aucune, pêche et chasse par contre sont soumises
à un contrôle obligatoire de la radioactivité. Les modalités
pratiques de ces contrôles obligatoires ne sont pas indiquées.
En Biélorussie, les informations paraîtront plus tard...
45. La norme indiquée est de 1 850 Bq/kg pour les champignons et fruits frais et de 11 100 pour les produits séchés.
Pour la viande et le poisson, 1 850 Bq/kg. Rappelons que
ces valeurs sont plus élevées que la norme postaccidentelle
fixée par la CEE à 1 250 Bq/kg. Celle régissant actuellement les échanges est de 600 Bq/kg pour les aliments
autres que le lait et de 370 Bq/kg pour les produits laitiers.
Il est précisé dans la Pravda d'Ukraine que, dans la
zone où le ramassage de baies et champignons est interdit,
« il est également interdit de ramasser des aiguilles de pin »
[qui servent à produire de la poudre vitaminée]. « Les pâturages ne doivent s'effectuer que si la hauteur de l'herbe
dépasse 10 cm. Lorsque la contamination surfacique est
supérieure à 15 Ci/km2 l'abattage du bois n'est autorisé
qu'en hiver quand il y a de la neige. L'utilisation du bois tant
pour le chauffage que pour la résine est interdite. Il est interdit de faire paître le bétail destiné à la production laitière et
à la production de viande. Le foin n'est autorisé que pour les
chevaux de trait. Il est interdit d'utiliser la bouse comme
engrais. »
En Fédération de Russie : tout va bien ?
La tache de contamination entre Moghilev et Gomel en territoire biélorusse se prolonge en Fédération de Russie (RSFSR) vers Briansk. La Pravda du 20 mars 1989 a donné les cartes de contamination pour des activités surfaciques supérieures à 15 curies/km2, et la région de Briansk y figurait. D'après Youri Izraël, du Comité d'État à l'hydrométéorologie, les territoires concernent en Russie 2 000 km2 et correspondent à des zones sous contrôle permanent. Il n'y a par contre aucune indication sur la superficie des zones sous contrôle périodique ni sur le nombre de
personnes habitant dans les régions contaminées. Il est frappant de constater l'absence complète d'information provenant de la région de Briansk courant 1989, en dehors des sources officielles qui nient toute incidence de la radioactivité sur les habitants. Ou bien la population n'a pas encore pris conscience des problèmes ou bien la censure efficace a réussi à bloquer les informations(46). Les experts occidentaux n'ont guère été curieux. La situation réelle à
Briansk et au-delà, vers Orel et Toula, est importante à connaître. En effet, Briansk est sur le trajet TchernobylMoscou, à environ 350 km de Moscou. Une contamination
importante à Briansk serait le signe que Moscou a été pro- 46. Une information de la BBC en date du 17 septembre
bablement plus touchée que ce qui a été officiellement dit. 1989 indiquait qu'il avait été prévu d'évacuer 11 villages du
Compte tenu de l'importance de la population dans la région sud-ouest de la région de Briansk et ensuite 13 autres, mais
de Moscou, cela pourrait contribuer à alourdir le bilan à long la décision a été suspendue pour d'obscures raisons...
terme de la catastrophe.
40
DONNÉES RÉCENTES
SUR LA CONTAMINATION
La contamination par le césium 137
Les dernières cartes de contamination ont été publiées en septembre 1990 par la revue Naouka i Jizn, n°9 (1990)
(Science et Vie) concernant la partie européenne de l'URSS. Ce sont ces cartes qui ont été distribuées aux participants du Congrès de Paris(18) des sociétés française et soviétique de l'énergie nucléaire en avril 1991. La mise à jour
a été effectuée sous les auspices du Comité de l'hydrométéorologie d'URSS, et les commentaires accompagnant ces
cartes reprennent de larges passages de l'article du directeur du Comité de l'hydrométéorologie d'URSS, Youri Izraël,
publié par la Pravda le 20 mars 1989. Entre Briansk et Toula, une large bande contaminée entre 1 et 15 Ci/km2
s'étale sur environ 350 km.
Des données existent désormais pour quelques villes. Ainsi une carte détaillée de la contamination de la ville de
Kiev a été publiée par le journal Kiev-Soir (1er octobre 1990). Y sont répertoriées un grand nombre de zones contaminées entre 1 et 2 Ci/km2 en Cs 137, avec des enclaves de 2 à 3 Ci/km2 et plus.
La ville de Gomel serait contaminée entre 1 à 5 Ci/km2, avec quelques taches atteignant 7 Ci/km2 (Sovietskaya
Bieloroussia, 7 novembre 1990). Des taches ont été récemment détectées dans la station balnéaire de Sotchi, à plus de 47. Izvestia du 9 février 1991, d'après Actualité Soviétique,
avril 1991.
1 000 km de Tchernobyl(47).
À partir des données officielles sur l'ensemble des trois Républiques(18) :
- Environ 240 000 personnes vivent sur des zones à plus de 15 Ci/km2 dont 44 % en Biélorussie, 20 % en Ukraine,
36 % en RSFSR.
- Plus de 820 000 personnes vivent sur des zones à plus de 5 Ci/km2 dont 45 % en Biélorussie, 31 % en Ukraine,
24 % en RSFSR.
Près de 2,2 millions de Biélorusses vivent sur des territoires contaminés à plus de 1 Ci/km2, environ 20 % de
la population. Nous ne connaissons pas le nombre d'habitants sur les zones 1 à 5 Ci/km2 en Ukraine et RSFSR.
L'ensemble doit représenter environ 2 millions d'habitants. En tout près de 4,5 millions d'habitants sont directement
concernés.
En ce qui concerne les terres agricoles, en Biélorussie 20 % des terres sont contaminées et 2 500 km2 ont déjà
été mis hors cultures. Cette superficie devrait prochainement s'élever à 5 000 km2.
Pour l'ensemble des trois Républiques, la superficie contaminée à des niveaux supérieurs à 1 Ci/km2 représente
plus de 100 000 km2, le cinquième de la superficie de la France.
La zone interdite évacuée en 1986 n'est pas un cercle de 30 km de rayon. Elle s'étend en Biélorussie jusqu'à 50 km
du réacteur (carte AIEA publiée par Zh. Medvedev in Nucl. Eng. Int., avril 1991; Gazette Nucléaire n°96/97 et
100) - Le niveau de contamination en Ci 137 est repris de Naouka i Jizn, septembre 1990.
41
La contamination par le strontium 90 (48) (49)
Région proche de Tchernobyl :
;
La contamination supérieure à 3 Ci/km2 en
strontium 90 (Sr 90) est concentrée dans la zone des
30 km, mais couvre également une région au nord et
nord-ouest de Tchernobyl, jusqu'à plus de 45 km de
Tchernobyl, là où des villages (18 700 personnes en
tout) ont été évacués seulement entre juin et août
1986. De petites enclaves à 3 Ci/km2 existent cependant en dehors de la région évacuée, certaines étant
même à l'extérieur des zones sous contrôle.
48. D'après Sovietskaya Bieloroussia, 20 avril 1990.
49. Le strontium 90 est un radioélément dont les propriétés chimiques sont voisines de celles du calcium. Il se fixe donc facilement
sur les surfaces osseuses et endommage la moelle sanguino-formatrice. Une fois fixé sur les os, le strontium 90 y reste assez longtemps. En 18 ans, la moitié seulement de ce qui a été initialement
fixé est éliminé. Comme il s'agit ici d'une contamination chronique,
la charge corporelle en strontium 90 pour les habitants qui vivent
sur ces territoires contaminés est loin d'avoir atteint son état d'équilibre et devrait augmenter jusqu'à la fin de leur vie s'ils continuent
à absorber des aliments contaminés. L'augmentation des maladies
du sang, dont les leucémies, observées actuellement en
Biélorussie au Centre d'hématologie infantile de Minsk, pourrait
être liée à la présence du strontium 90 qui se surajoute à l'action
des autres radionucléides et à l'irradiation externe. Le strontium 90
est un émetteur bêta pur qui ne peut être mis en évidence qu'avec
un équipement spécial. Il n'est pas détectable par des radiamètres
d'usage courant.
Régions lointaines :
Des taches de contamination de 2 à 3 Ci/km2 et
enclavées dans des zones à contamination plus faible
1-2 Ci/km2 sont trouvées dans des secteurs très fortement contaminés en Cs 137 (plus de 40 Ci/km2),
comme c'est le cas aux environs de Gomel et Vietka
(Vietka est à 160 km de Tchernobyl et à 24 km au
nord-est de Gomel).
De multiples petites taches 1-2 Ci/km2 sont éparpillées de part et d'autre de la frontière séparant la Biélorussie de la Fédération de Russie, le long d'un axe parallèle
à la direction Gomel-Slavgorod. Les lignes d'isoactivité surfacique sont indiquées, variant entre 0,15 et 0,7 Ci/km2,
couvrant une région qui est par ailleurs contaminée en Cs 137 entre 5 et 15 Ci/km2.
Contamination par le strontium 90
Le niveau de contamination en strontium 90 est repris de Naouka i Jizn, septembre 1990.
La contamination par le plutonium (50)
D'après la carte publiée par Sovietskaya Bieloroussia
(20 avril 1990), le territoire contaminé au-dessus de 0,1
Ci/km2 est entièrement contenu dans la zone d'exclusion initiale des 30 km, à l'exception d'une petite bande située entre
cette zone et le bourg de Polyeskoye, qui n'aurait été évacué
qu'à l'été 1989. Cependant la contamination n'est pas nulle en
dehors de cette zone. En particulier de nombreuses « particules chaudes » renferment du plutonium (Pu).
42
50. La mesure du plutonium exige des équipements extrêmement complexes que très peu de laboratoires (généralement contrôlés par les États) possèdent. Le coût des mesures est très élevé et des contrôles systématiques sont hors
des moyens financiers des associations indépendantes.
Les dents des enfants sont de bons bio-indicateurs pour le
plutonium (et pour le strontium). Aucune information officielle, soviétique ou occidentale, n'existe sur ce sujet.
Les « particules chaudes »
Outre les rejets de gaz rares et de radionucléides volatils (iode, césium, tellure), il y a eu des émissions de poussières très radioactives, particules dites « chaudes », qui sont des fragments de combustible, expulsés par l'explosion
du cœur et l'incendie de graphite (température atteinte de 2 000 à 3 500°C). Du point de vue de leur composition,
ces particules dont la matrice est de l'oxyde d'uranium (UO2) renferment du cérium 144, du zirconium et du niobium 95..., du strontium 90, des émetteurs alpha transuraniens dont le plutonium (Pu 238, 239, 240). D'autres
« particules chaudes », ne renfermant pas d'émetteurs alpha, proviennent de la recondensation de radioéléments rendus volatils par la température élevée. La dimension des particules est variable, de l'ordre du micron à des dizaines,
voire des centaines de microns.
Il a été indiqué (Kérékès, Budapest) qu'on trouve des particules chaudes sur toute la Biélorussie. Ce point a été
confirmé par Pétryayev (Minsk) qui a principalement étudié trois polygones représentatifs des régions contaminées
de Biélorussie. Au sud de la région de Gomel, il y a au sol de 1
51. Des renseignements précis concernant les particuà 10 particules chaudes par cm2.
La question concernant l'importance radiologique des par- les chaudes ont été fournis par E. Petryayev lors du
ticules chaudes est évidemment posée par le risque lié à leur séminaire organisé par la Commission des
inhalation, surtout pour celles renfermant des émetteurs alpha Communautés européennes à Luxembourg (1-5 octobre
(transuraniens). Or les autopsies effectuées par Petryayev mon- 1990) sur la « Comparaison de l'impact sur l'environnetrent la présence de particules chaudes dans les tissus pulmo- ment des rejets lors de trois accidents nucléaires
majeurs : Kychtym, Windscale, Tchernobyl ».
naires dans 70 % des cas(51).
43
LES MESURES PRÉCONISÉES
PAR LES RÉPUBLIQUES
En Biélorussie
Le Parlement biélorusse avait invité M. Gorbatchev lors de sa session de juin 1990 alors qu'il traitait des mesures
urgentes à prendre pour aider les personnes subissant des détriments suite à la catastrophe de Tchernobyl. M.
Gorbatchev n'est pas venu et cela a été mal perçu par la population, d'autant plus que le gouvernement central n'a
versé que 3 milliards de roubles au lieu du minimum nécessaire de 17 milliards prévus pour la décontamination et
l'évacuation des habitants des zones très contaminées. M. Gorbatchev a essayé de se rattraper en février 1991.
S'adressant au Parlement de Biélorussie le 26 février, il a déclaré qu'allait être élaborée une loi sur la protection
sociale des citoyens ayant subi des préjudices suite à la catastrophe de Tchernobyl : « Le maximum va être fait pour
assurer les moyens sociaux et les dédommagements matériels aux personnes ayant pris part à l'élimination des
conséquences de la catastrophe de Tchernobyl et à ceux qui résident temporairement dans les territoires contaminés. »
Il est instructif de suivre les préoccupations du pouvoir politique des différentes Républiques suite à la catastrophe de Tchernobyl. Nous présenterons « les décisions du Soviet suprême de Biélorussie sur les mesures d'accélération du programme d'État concernant la liquidation des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl » prises à
la fin juillet 1990, publiées dans Sovietskaya Bieloroussia du 4 août 1990, et dont le préambule comporte : « ... La
République socialiste soviétique de Biélorussie est déclarée zone de catastrophe nationale... Elle soutient la décision
du Soviet suprême d'Ukraine d'exiger du gouvernement d'URSS la fermeture de la centrale de Tchernobyl, au plus
tard en 1992. » Le style est assez langue de bois et pour en faciliter la lecture nous avons regroupé différents articles de ces « décisions » sous quelques rubriques.
- Les évacuations
En ce qui concerne la décision d'évacuation des habitants des zones contaminées et afin de trouver des solutions
aux problèmes qui en découlent, le Conseil des ministres de Biélorussie aura le pouvoir de mobiliser les ressources
de la population et la puissance industrielle (indépendamment des attributions ministérielles) en établissant un système d'intéressement économique pour les participants (système de primes, exonérations fiscales, etc.)... Les soviets
locaux doivent créer des commissions municipales aux pouvoirs exceptionnels pour résoudre les problèmes liés à
l'évacuation... 20 % des logements construits en 1990-1991 doivent être attribués à des personnes évacuées des
régions contaminées et les pertes subies de ce fait par les différents organismes qui assurent la construction doivent
être compensées en 1992.
Il faut terminer vers 1991 l'évacuation des personnes qui habitent sur les territoires pollués à plus de 15 Ci/km2,
trouver les crédits en 1991 pour les travaux nécessités par la construction de 15 000 appartements dont 6 000 dans
la ville de Minsk. On ne doit décider d'évacuer vers Minsk que les retraités dont les enfants résident d'une façon permanente dans cette ville, les invalides et les familles qui comprennent des invalides, ainsi que les personnes âgées
sans famille.
- La production agricole
Il faut créer un système de contrôle des niveaux de radioactivité des produits alimentaires qui soit public, indépendant des services départementaux.
Il faut arrêter en 1991 la production de produits alimentaires dont la contamination est supérieure aux normes
admissibles, indépendamment des niveaux de contamination surfacique des territoires agricoles [on peut produire
un lait « sale » même sur des territoires contaminés entre 1 et 5 Ci/km2].
Il faut interdire après 1990 l'utilisation des productions obtenues sur les territoires contaminés, sauf autorisation
de la commission sanitaire de l'Académie des sciences agricoles.
Il faut réaliser en 1990-1991 l'étude détaillée de la contamination en radionucléides des terres agricoles. Les terres sur lesquelles il est impossible d'obtenir des productions « propres » doivent être exclues du cycle agricole.
Il faut réduire le plan de 1990 de production de viande de 100 000 tonnes et de produits laitiers de 650 000 tonnes [il s'agit de la production que la République de Biélorussie fournit aux organismes centraux d'URSS et autres
Républiques].
- La production industrielle
Il faut prévoir la réduction du plan de production des tracteurs, automobiles, pièces détachées... Tous ces matériels doivent être envoyés dans les régions sinistrées.
Les pertes qui en résultent pour les organismes producteurs doivent être compensées par les moyens financiers
accordés à la lutte pour l'élimination des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl.
Le Gouvernement de la République et les commissions du Soviet suprême doivent élaborer un plan permettant de
44
dispenser d'impôts les entreprises dont les activités sont orientées vers la lutte pour la liquidation des conséquences
de la catastrophe de Tchernobyl.
- Les zones contaminées entre 1 et 5 Ci/km2 [Rappelons qu'elles concernent environ 1,8 million de personnes
en Biélorussie.]
Il faut instaurer à partir du 1er août 1990 une prime de 15 roubles par personne et par mois pour les habitants
des territoires contaminés entre 1 et 5 Ci/km2.
Il faut élaborer, au cours du mois, un système de privilèges et d'avantages matériels pour les médecins et infirmiers, les instituteurs, les services de police et autres catégories de spécialistes qui travaillent dans les territoires
contaminés à plus de 1 Ci/km2 afin de les attirer dans ces régions pour protéger les populations victimes de la contamination et leur assurer une vie normale.
- Protection sanitaire
Créer une Commission nationale pour la protection de la population contre les radiations.
Créer un organisme chargé du contrôle de l'enfouissement des déchets et de celui des animaux [contaminés].
Établir un programme national de prévention des conséquences génétiques sur la population suite à la catastrophe
de Tchernobyl.
Prendre toutes les mesures pour répondre aux exigences de la population concernant les vitamines et les médicaments.
Établir un programme spécial « Les enfants de Tchernobyl » et un projet de législation concernant la protection
sociale des enfants.
Réaliser un ensemble d'accords avec les organes syndicaux, les komsomols, etc., concernant certains sanatoriums,
maisons de repos... afin que la population ayant subi la contamination radioactive puisse y effectuer des cures.
.
.
.
.
.
- L'information
Introduire dans les programmes scolaires, les écoles techniques et l'Université, l'étude de l'influence des radiations ionisantes sur l'organisme humain, sur les règles de comportement et les mesures à prendre dans les territoires contaminés.
Le Conseil des ministres et les députés des soviets locaux doivent fournir une information complète à la population, concernant la situation radiologique et écologique.
Le Gouvernement de la République doit mettre au point la publication d'un hebdomadaire concernant ce problème.
- Les relations [tendues] avec le pouvoir central et la souveraineté
. Au cas où le gouvernement soviétique tarde à fournir à la République les moyens de réaliser le programme de lutte
pour la liquidation des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, le gouvernement biélorusse peut arrêter le versement des impôts au budget de l'URSS.
Le Conseil des ministres de Biélorussie a le droit de stopper sur le territoire de la République l'application des décisions administratives du Gouvernement central d'URSS au cas où elles empêcheraient la réalisation du programme
(de lutte pour la liquidation...).
Le Conseil des ministres de Biélorussie doit former une commission spéciale afin de déterminer les pertes économiques subies par la République suite à Tchernobyl.
Il faut préciser le concept de souveraineté économique de la Biélorussie liée à la nécessité de compensation de la
part du gouvernement d'URSS suite aux pertes économiques liées à la catastrophe.
Il faut exiger le reversement des moyens financiers que le ministère de l'Énergie atomique de l'URSS a versé sur
le compte n°904. [Il y a eu un scandale au sujet des collectes effectuées en URSS après Tchernobyl car les fonds collectés auraient été consacrés aux travaux sur le site même de la centrale de Tchernobyl au lieu d'être attribués aux
collectivités les plus affectées par la radioactivité. Nous ignorons s'il s'agit de ce problème.]
Pour compenser les pertes du territoire agricole contaminé, demander une compensation pour l'amélioration des
terres et des techniques agricoles au XIIIe plan quinquennal d'un montant de 2,5 milliards de roubles, dont 1,8 milliard pour les travaux de construction...
.
.
.
.
.
Il paraît évident que ces décisions du Soviet suprême de Biélorussie n'ont qu'un usage de propagande médiatique. On ne voit guère comment le gouvernement de la République aurait les moyens de les appliquer. De plus, la
disparition récente du pouvoir central de l'URSS enlève tout sens à la plupart des articles de ces « décisions ».
En Ukraine
D'après le projet de loi de janvier 1991 du Parlement ukrainien sur le statut du territoire ayant subi la contamination radioactive, adopté en février 1991 :
45
Définition des territoires contaminés
« Les territoires, dans le cadre de la République d'Ukraine, ayant subi la contamination radioactive suite à l'accident de Tchernobyl sont ceux où la contamination permanente de l'environnement est la suivante. Pour les isotopes de césium, strontium, plutonium :
Cs : supérieure à 1,0 Ci/km2
Sr : supérieure à 0,15 Ci/km2
Pu : supérieure à 0,01 Ci/km2
mais également les territoires où la dose d'irradiation d'un individu peut dépasser de 0,1 rem/an (1 mSv/an), le
niveau de rayonnement naturel qui existait au même endroit avant l'accident, ce qui porte atteinte à la vie et à la santé
des gens, à l'état normal du système écologique, crée des difficultés dans l'activité agricole et industrielle, y compris
dans la production de produits « propres » et exige l'application de moyens spéciaux pour lutter contre les conséquences de l'accident (art. 1, chapitre I).
DIFFÉRENTS TYPES DE ZONES :
Outre la zone d'exclusion initiale ayant entraîné l'évacuation des populations en 1986, on distinguera :
- La zone d'évacuation obligatoire inconditionnelle ;
- La zone d'évacuation dite « garantie » ;
- La zone sous contrôle radioécologique ;
- La zone sans mesures spéciales (territoires considérés comme non contaminés).
1. ZONE D'ÉVACUATION OBLIGATOIRE (INCONDITIONNELLE)
a. Définition
« Ce sont les territoires ayant subi une pollution radioactive intense par les radionucléides à longue durée de
vie avec un niveau de contamination du sol :
en Cs 137 supérieur à 15 Ci/km2
ou en Sr 90 supérieur à 3 Ci/km2
ou en Pu supérieur à 0,1 Ci/km2
où la dose d'irradiation d'un individu peut dépasser 0,5 rem/an (5 millisievert par an, 5 mSv/an) » (art. 2, chapitre I).
Du point de vue agricole, « ces terres sont considérées comme dangereuses : l'habitation permanente des populations est impossible et on ne peut pas obtenir de produits agricoles dont les niveaux de contamination correspondent
aux normes de la République.
Ces terres sont exclues du cycle agricole ; elles sont confisquées à leurs propriétaires et exploitants » (art. 3,
chapitre I).
b. Activités dans cette zone et également dans la Zone d'exclusion de 1986 :
« Le but de la législation dans ces deux zones est de créer des conditions empêchant la migration des radionucléides en dehors de ces zones, de limiter les équivalents de dose d'irradiation tant individuels que collectifs pour les
personnes participant aux travaux qu'il est indispensable d'effectuer sur ces territoires » (art. 10, chapitre II).
c. Activités interdites
« Sont interdites :
l'habitation permanente de la population ;
l'activité économique dans le but d'obtenir une production destinée à la vente ;
la présence de personnes n'ayant pas un permis spécial ;
l'exportation en dehors de ces zones, de terre, d'argile, de sable, de tourbe, de bois, de produits agricoles destinés
à la nourriture du bétail, de plantes médicinales, de champignons, de baies et autres fruits sauvages des forêts à l'exception des échantillons nécessaires aux études scientifiques ;
l'exportation en dehors de la zone de véhicules et d'outillages, de matériaux de construction, d'objets à usage
domestique et autres, sans avoir au préalable une autorisation spéciale des services de contrôle dosimétrique ;
le pâturage du bétail, la perturbation de l'environnement du milieu sauvage, la chasse et la pêche (même sportive),
le passage des animaux, le transport du bois par voies d'eau, le transit au travers de la zone par tous moyens de transport. L'accès à la zone est effectué uniquement à travers des points de contrôle et avec un permis spécial ;
toute forme d'activité contrevenant à la réglementation concernant la radioprotection» (art. 11, chapitre II).
.
.
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.
.
.
d. Activités permises dans la Zone d'exclusion et d'évacuation obligatoire :
« liées à l'exploitation de la centrale de Tchernobyl jusqu'à sa fermeture et les activités technologiques liées aux
blocs-réacteurs jusqu'à leur démantèlement ;
46
propres à assurer une situation sûre [au niveau de la sécurité] du bloc réacteur n°4 [celui qui a explosé] ;
destinées à empêcher la migration des radionucléides hors la zone ;
liées à la surveillance permanente de la situation radiologique dans l'environnement naturel, au maintien sur le territoire d'un état sanitaire approprié avec une protection contre les incendies, au traitement et à l'enfouissement des
déchets radioactifs de basse et moyenne activité selon des procédés conformes aux normes et aux connaissances
actuelles, à l'application de méthodes biologiques permettant d'assurer la fixation des radionucléides... » (art. 12,
chapitre II).
II. ZONE D'ÉVACUATION DITE « GARANTIE »
a. Définition
« Cette zone consiste en des territoires où la contamination en Cs 137 est comprise entre 5 et 15 Ci/km2, où la
dose d'irradiation d'un individu peut dépasser 0,1 rem/an (1 mSv/an) » (art. 2, chapitre I).
b. Utilisation des terres
« Les terres situées dans la zone d'évacuation garantie sont considérées comme polluées par la radioactivité et
donc leur usage est réglementé par le Conseil des ministres d'Ukraine. Si d'après les conditions économiques et écologiques l'usage de ces terres est considéré comme impossible, elles sont considérées comme dangereuses du point
de vue des radiations. Les propriétaires et les utilisateurs de ces terres ont droit à des compensations pour leur production si elle ne correspond pas aux normes concernant les radionucléides et s'ils ont bien effectué les mesures
[agrochimiques] spéciales nécessaires pour provoquer la baisse de la contamination en radionucléides de leur production » (art. 15, chapitre 3).
c. Activités interdites dans la Zone
. « La construction d'entreprises nouvelles, l'extension et la reconstruction d'entreprises existantes qui ne sont pas
directement liées aux activités de radioécologie et de radioprotection de la population ;
. toute forme d'activité pouvant provoquer le transport de produits radioactifs et la migration secondaire du territoire... » (art. 16, chapitre III).
d. Mesures préconisées pour abaisser les risques de maladies pour la population des Zones d'évacuation garantie
« En vue de diminuer le risque de maladies dans ces zones, on garantit l'évacuation par étapes de la population
avec une compensation complète ;
on procède au changement d'orientation des productions [locales] en vue d'obtenir une production écologiquement
"propre" ;
un contrôle dosimétrique permanent est effectué concernant la contamination des sols, l'eau, l'air, les produits alimentaires, les produits comestibles des forêts, le bois, les matières premières utilisées par la chimie, mais aussi les
habitats et les entreprises ;
on prend toutes les mesures pour apporter à la population en quantité suffisante tous les médicaments nécessaires
ainsi que les produits alimentaires "propres" et aussi les produits qui favorisent l'élimination des substances radioactives hors de l'organisme ;
un contrôle sanitaire annuel de toute la population sera effectué dans les dispensaires afin de détecter les maladies
oncologiques à un stade précoce et toutes autres maladies ;
pour la population de ces zones ont été instaurés certains privilèges et des compensations selon la loi régissant le
"Statut des citoyens sinistrés suite à la catastrophe de Tchernobyl" et d'autres actes de législation sont en cours [...] »
(art. 17, chapitre III).
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III. ZONE SOUS CONTRÔLE RADIOÉCOLOGIQUE
a. Définition
« Cette zone consiste en des territoires où la contamination en Cs 137 est comprise entre 1 et 5 Ci/km2 et où
l'excédent de dose d'irradiation par rapport au niveau de rayonnement naturel avant l'accident et au rayonnement
médical ne doit pas dépasser 0,1 rem/an (1 mSv/an) » (art. 24, chapitre I).
b. Mesures obligatoires à prendre dans ces Zones
« Un contrôle médical régulier des habitants ainsi que des mesures sanitaires et prophylactiques sont effectués :
contrôle dosimétrique systématique de la production agricole
surveillance de la contamination de l'eau, du sol, de l'atmosphère
une série de mesures agrochimiques et agrotechniques d'amélioration des terres et autres afin d'abaisser la concentration en radionucléides dans tous les produits agricoles » (art. 19, chapitre IV).
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c. Activités interdites
« La construction d'entreprises nouvelles, l'extension et la reconstruction des entreprises en activité ayant une
influence nocive sur l'environnement à l'exception des cas où ces travaux ont pour but d'abaisser cette influence
négative :
tout type d'activité qui peut provoquer l'accroissement du niveau de pollution radioactive [...] » (art. 20, chapitre
IV).
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IV. ZONES SANS MESURES SPÉCIALES
« Ce sont les territoires où la pollution radioactive du sol en Cs, Sr et Pu est respectivement inférieure à 1
Ci/km2, 0,15 Ci/km2, 0,01 Ci/km2.
Ils sont considérés comme utilisables pour l'habitation et l'agriculture sans introduction de limitation du point
de vue des rayonnements et sans qu'il soit nécessaire de prendre des mesures spéciales» (art. 2, chapitre I).
Le chapitre V du projet de loi décrit le contrôle de la législation dans les zones ayant subi la contamination
radioactive (rôle des soviets locaux, organismes d'État, etc.). Ainsi la surveillance radiologique du territoire, les travaux méthodologiques et la coordination des travaux sont confiés au service ukrainien de l'hydrométéorologie ;
celle des terres au ministère de l'Agriculture, etc.
Le contrôle radiologique du niveau de pollution des véhicules et les problèmes liés aux autorisations pour leur
déplacement hors de la zone d'exclusion et de la zone d'évacuation inconditionnelle sont confiés aux services du
ministère de l'Intérieur d'Ukraine. Les décisions concernant les problèmes liés aux permis d'exportation des objets
domestiques, des outillages et des matériaux de construction en dehors des territoires pollués par les radionucléides
dont on envisage l'évacuation de la population sont confiés au Comité d'État de la République d'Ukraine de protection de la population contre les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl (cela afin d'éviter la migration secondaire de la radioactivité) [...]
En Fédération de Russie (RSFSR)
Comme nous l'avons indiqué précédemment, pendant longtemps les autorités officielles ont nié que la contamination radioactive puisse affecter la population. Pourtant, dès octobre 1989, des reportages ont fait état de problèmes sanitaires soulevés tant par les vétérinaires que par les médecins. En février 1990, l'Institut de recherche radiologique de Léningrad (dirigé par Ramzaïev, membre de la Commission internationale de protection radiologique)
répond que ces problèmes sont dus à la radiophobie et à l'avitaminose car les gens ne mangent plus leurs légumes.
Le suivi vétérinaire est important car les animaux sont de bons bio-indicateurs sanitaires qu'on ne peut taxer de
radiophobes : fécondité (et donc taux d'avortements spontanés), mortalité, malformations à la naissance, etc. Cela
n'a pas inquiété Ramzaïev, or en novembre 1991, au cours de la « Résolution du Soviet suprême de la RSFSR sur
le programme d'élimination des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl 1990-1995 », a été décidée la formation d'une commission d'enquête « chargée d'instruire le dossier des officiels qui ont caché les informations sur les
conséquences de l'accident de Tchernobyl dans un certain nombre de régions (oblast) de la Fédération de Russie et
de leur faire rendre compte de leur action incorrecte ou leur inaction dans l'élimination des conséquences du désastre au cours des années 1986-1990 » (art. 1).
Il est indiqué que « du temps a été irrémédiablement perdu et que la solution à de nombreux problèmes, en particulier l'évacuation des habitants de zones dangereuses pour la santé (environ 110 000 personnes dans la seule
région administrative de Briansk), a été retardée d'une façon injustifiée. Ces habitants n'ont pas été approvisionnés
en nourriture propre d'une façon suffisante, les soins médicaux et les services publics n'ont pas été assurés de façon
satisfaisante ».
Des tensions sociales sont apparues dans les régions contaminées à cause du retard apporté à prendre les mesures nécessaires et une perte de confiance dans les autorités locales et centrales en est résultée dans une partie de
la population.
« Il est injustifié de reporter jusqu'en 1995 l'évacuation des habitants vivant sur des territoires contaminés à plus
de 15 Ci/km2, aussi le Parlement demande à ce que l'évacuation et la réimplantation en zone non contaminée des
habitants se fassent au plus tard en 1991. »
« Un programme spécial concernant les enfants doit être entrepris sous le nom "Les enfants de Tchernobyl" afin
de limiter et réduire au maximum les effets néfastes sur la jeune génération [...] Une loi spéciale doit fixer le statut
légal des victimes du désastre sous l'intitulé "Sur les droits des citoyens ayant souffert de la tragédie de Tchernobyl"
(art. 4). »
La production agricole contaminée doit être bannie de même que celle de la viande. Le Conseil des ministres
doit étudier la possibilité d'utiliser les terres contaminées à d'autres fins économiques et reconvertir l'activité économique sur ces territoires (art. 5) (Extraits, Sovietskaya Roussia, 2 novembre 1990).
Dans la tourmente actuelle, ces problèmes semblent avoir disparu...
48
LA CRISE OUVERTE PAR TCHERNOBYL :
LA GESTION A MOYEN TERME
Nous avons vu que dès octobre 1989 le Parlement biélorusse a programmé des évacuations. Encore faut-il que
ces décisions soient entérinées par le pouvoir central. Le Comité national de radioprotection soviétique dirigé par le
Pr L. Iline a prévu dès 1988 la gestion du moyen terme. Elle consiste à codifier les conditions de vie dans les régions
contaminées. Les normes de contamination de la nourriture, elles, concernent l'ensemble de l'URSS. Nous n'avons
aucune information sur la façon dont ces normes sont respectées si ce n'est que les quelques prélèvements de nourriture analysés d'une façon indépendante (lait en Arménie et thé en Géorgie(39) » ont montré un dépassement de ces
normes. Dans les zones très contaminées il est impossible de consommer la nourriture produite localement. Il a été
nécessaire d'envisager d'évacuer les habitants. La gestion de la crise implique de fixer des critères d'« acceptabilité »
pour déterminer les conditions d'évacuation ou les conditions de vie « sûre », sans danger dans les zones contaminées.
La notion de limite de dose « acceptable »
Il est maintenant officiellement admis par les experts internationaux qu'il n'y a pas de seuil en dessous duquel
le rayonnement n'a strictement aucun effet. Les dernières
recommandations de la Commission internationale de pro- 52. ICRP Publication 60, 1990 Recommandations of the
tection radiologique(52) sont très claires sur ce point (articles International Commission on Radiological Protection,
21, 62, 68, 69, 100). L'article 100 précise : « Les effets sto- adopted by the Commission in november 1990,
chastiques [cancers et effets génétiques] ne peuvent pas être Pergamon Press.
complètement évités car en ce qui les concerne on ne peut 53. De multiples problèmes se posent pour la fixation de
invoquer l'existence d'un seuil. » Lorsque la Commission veut limites. Doit-on protéger les individus ou la société dans
préciser le but de la radioprotection, elle dit : « Ce but ne peut son ensemble sur des critères socio-économiques ?
pas être atteint sur la seule base de concepts scientifiques » Doit-on tenir compte des individus les plus sensibles ?
(art. 15). Elle reconnaît que les limites « ont nécessairement un Qui aurait moralement le droit de représenter les génécaractère subjectif » (article 150). Comme « On ne peut pas rations futures ? Bien sûr, il s'agit là de problèmes théosupposer l'existence d'un seuil [...] le choix de limites ne peut riques car nulle part il n'est question de laisser les popupas être fondé sur des considérations de santé » (article 123). lations fixer elles-mêmes les limites de dose « acceptaOn voit d'après ces textes rédigés par des experts officiel- bles », ni même simplement d'en débattre, que ce soit
lement reconnus que la fixation de limites de dose implique dans les régimes démocratiques ou les régimes autoriinévitablement de considérer comme acceptable un certain taires.
détriment, c'est-à-dire en clair un certain nombre de morts par
cancers parmi la population(53).
La position des autorités de radioprotection d’URSS concernant les critères d'évacuation :
« 35 rem en 70 ans »
Le critère à la base des décisions d'évacuation ou du maintien sur place est énoncé sous la forme « 35 rem en 70
ans ». Il a force de loi en URSS depuis le 1er janvier 1990 (on ignore ce que cela veut dire concrètement). C'est la
dose engagée à partir d'avril 1986 au cours d'une vie pendant 70 ans. Les autorités sanitaires décident qu'une telle
dose est « acceptable » par la population. Par contre, au-dessus de 35 rem on doit évacuer. Néanmoins, comme le
dit le Pr Iline, président du Comité de radioprotection d'URSS : « 35 rem ce n'est pas un niveau de dose dont le
dépassement entraîne quelque conséquence sanitaire mais c'est un niveau de prise de décision » (basé sur une analyse coût/bénéfice). Les autorités centrales responsables des calculs affirment que ces 35 rem ne seront pas dépassés pour des gens vivant sur des terres dont la contamination surfacique est inférieure à une certaine valeur (40 curies
au km2). Cependant le transfert de la radioactivité du sol vers les plantes, le niveau de contamination du lait, dépendent des conditions locales. Il ne semble donc pas rationnel de fixer une limite uniforme à partir du seul critère de
contamination surfacique du sol. Les conceptions d'Iline, le responsable suprême du pouvoir central, peuvent se
résumer de la façon suivante : si les calculs que je fais montrent qu'en un lieu déterminé la dose cumulée sur une vie
peut dépasser 35 rem (compte tenu des travaux de décontamination agro-techniques, etc.), alors la décision d'évacuation est prise. Dans le cas contraire on retourne à une vie normale, on supprime les normes de limitation concernant la contamination de la nourriture locale.
Ainsi du lait qui était « sale » au 31 décembre 1989 peut être devenu propre le 1er janvier 1990 et être consommé
sans restriction. Les habitants cessent alors de recevoir du lait « propre ».
Le Pr Iline a beaucoup insisté sur le fait que cette norme de 35 rem en 70 ans (ce qui fait une moyenne annuelle
de 0,5 rem par an) était conforme aux recommandations internationales.
Les désaccords sur ce sujet entre experts moscovites et scientifiques biélorusses sont apparus publiquement lors
49
des débats de mars 1989. Une autre session spéciale consacrée à « 35 rem en 70 ans » s'est tenue à Minsk début
juillet à l'Académie des sciences de Biélorussie, séance à laquelle ont été invités trois délégués de l'Organisation
mondiale de la santé (OMS). Le compte-rendu de cette séance figure dans Sovietskaya Bieloroussia du 11 juillet
1989.
La position des scientifiques biélorusses
D'une façon générale, ils ont demandé à ce que les habitants ne soient pas maintenus dans des endroits où on
ne peut pas obtenir de nourriture « propre ». Comme l'a dit A. V. Stepanenko, vice-président de l'Académie des sciences de Biélorussie, les habitants devraient obtenir toute l'information sur les niveaux de contamination et les risques
associés et devraient pouvoir opter pour l'évacuation.
En ce qui concerne les normes recommandées par les instances internationales sur lesquelles s'appuierait le Pr
Iline, les scientifiques biélorusses indiquent que sur 70 ans la dose limite recommandée par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) n'est pas de 35 rem mais de 7 rem. Cela est exact. En effet, depuis la déclaration de Paris de 1985, la CIPR considère que la limite principale annuelle est de 1 millisievert (0,1 rem) ; qu'il est
admissible d'utiliser une limite subsidiaire de dose de 5 mSv par an (0,5 rem) pendant quelques années, à condition
que l'équivalent de dose efficace annuel (rayonnement externe et contamination interne) moyenné sur une vie ne
dépasse pas 1 mSv par an, ce qui en 70 ans correspond à une dose cumulée de 70 mSv, soit 7 rem comme l'indiquent
les Biélorusses. L'Organisation mondiale de la santé a adopté la même limite annuelle au cours d'une réunion d'experts en novembre 1987(54). Les nouvelles recommandations de la CIPR de novembre 1990 (CIPR 60) sont encore
plus contraignantes car la limite de dose admissible est fixée
à 0,5 rem pour toute période de 5 ans. Insistons sur le fait 54. Nuclear Accidents - Harmonization of the Public Health
que selon la CIPR la limite de dose ne doit pas être considé- Response - Report on a WHO meeting, Geneva 10-13 nov.
rée comme une limite entre le non-dangereux et le dange- 1987 », EURO Reports and Studies 110.
reux (article 124).
Les scientifiques biélorusses indiquent par ailleurs qu'il est complètement artificiel d'avoir une seule limite de dose
pour les adultes, les femmes enceintes, les enfants, les malades. Remarquons que là encore ce point de vue est
conforme à l'esprit de la CIPR.
Certains scientifiques ont fait remarquer :
- que le critère du Pr Iline présuppose que l'on connaisse tous les effets des radiations alors que les études menées
depuis 1986 montrent que les phénomènes observés sont beaucoup plus complexes que ce qu'avaient prévus les
experts ;
- qu'il peut y avoir synergie (action combinée) des radionucléides et d'autres polluants chimiques, pesticides,
nitrates, etc. ;
- que le Pr Iline ne tient compte dans ses calculs que du césium. Qu'en est-il du strontium 90, du plutonium, des
particules chaudes ?
- que le patrimoine génétique est menacé.
La position des experts de l'OMS
Selon Sovietskaya Bieloroussia du 11 juillet 1989, l'OMS a envoyé un groupe d'experts à la demande du
gouvernement d'URSS afin d'examiner la possibilité d'appliquer des normes de radioprotection à la population
vivant dans des districts à niveaux élevés de contamination radioactive suite à l'accident de Tchernobyl. La délégation comprenait trois experts, le Pr P. Pellerin, le Dr P. J. Waight de la Commission spécialisée sur les questions du
rayonnement de l'OMS et le Dr D. Beninson, l'actuel président de la CIPR (et également l'un des responsables de
l'énergie nucléaire en Argentine).
Ces trois experts ont déclaré que le critère des « 35 rem en 70 ans » était conservatif (prudent), qu'il assure que
les risques pour la santé d'un individu ne seront pas grands par rapport aux autres risques encourus durant la vie ;
ils ont affirmé qu'au-dessous de 35 rem il ne pouvait pas y avoir synergie entre radiations et d'autres facteurs, mais
surtout ils ont indiqué que si on leur avait demandé d'établir la limite de dose (concernant le critère de résidence
sans danger) ce n'est pas 35 rem qu'ils auraient choisi mais 2 à 3 fois plus.
L'argument « 2 à 3 fois 35 rem » a largement été repris par B. G. Evtoukh, président de la commission chargée
de la liquidation en Biélorussie des conséquences de l'accident de Tchernobyl, membre du Conseil des ministres, lors
de son discours du 28 juillet 1989 à la XIe session du soviet de Biélorussie afin de convaincre les députés que 35
rem ce n'était pas dangereux.
Ainsi P. Pellerin, haut fonctionnaire du ministère français de la Santé, est intervenu publiquement pour recommander des normes 2 à 3 fois supérieures à celles définies par la législation française. En France, la limite maximale
réglementaire est définie par l'article 17 du décret n°88-521 du 18 avril 1988, elle est de 0,5 rem par an. Cette limite
est 5 fois supérieure à celle recommandée depuis 1985 par la Commission internationale de protection radiologique.
A cette occasion cinq associations ont, dans une lettre, interpellé le ministre de la Santé, qui n'a fourni jusqu'à présent aucune réponse(55).
50
55. Cette lettre était datée du 5 mars 1990 :
« Monsieur le Ministre,
Notre démarche est motivée par les interventions de M. Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les
rayonnements ionisants (SCPRI) dépendant de votre Ministère, dans le cadre d'une mission d'experts de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), fin juin-début juillet 1989 en Biélorussie et en Ukraine.
Lors d'une session consacrée aux normes de radioprotection postaccidentelles à l'Académie des sciences de Biélorussie à
Minsk, M. Pellerin et les deux autres membres de la mission de l'OMS ont pris position dans une polémique opposant le pouvoir central soviétique aux scientifiques biélorussiens sur la question du seuil de radioactivité au-delà duquel il est préférable
d'évacuer les populations. Le document concernant cette prise de position a été rapporté dans le journal Sovietskaya
Bieloroussia du 11/07/89. Le passage sur lequel nous voulons attirer votre attention est le suivant :
« Dans l'hypothèse où on leur aurait demandé de fixer la limite de dose cumulée durant la vie, les experts ont dit qu'ils se
seraient prononcés en faveur d’une limite de dose de 2 à 3 fois 35 rem. »
Ainsi, M. P. Pellerin a recommandé des limites d'intervention allant de 70 à 105 rem pour la dose engagée cumulée sur une
vie de 70 ans, soit une dose moyenne annuelle de 1 rem (10 millisieverts) à 1,5 rem (15 millisieverts).
Or le décret n°88-521 du 18 avril 1988 spécifie au chapitre II, « Limites concernant les personnes du public », que :
Article 17. « L'équivalent de dose maximal reçue en profondeur au cours d'une année ne doit pas dépasser 5 millisieverts »
[o,5 rem] ;
Article 9. « Afin d'assurer dans les meilleures conditions le respect des limites d'exposition aux rayonnements définies dans
le présent décret, le niveau à partir duquel les mesures de la radioactivité doivent être prises en compte sur le plan sanitaire est
fixé par le Ministre chargé de la Santé. »
Dans le même article il est précisé que le SCPRI « contrôle l'observation des prescriptions réglementaires de radioprotection. ».
M. P. Pellerin, fonctionnaire du ministère de la Santé chargé de contrôler l'exécution du décret du 18 avril 1988, a donc publiquement recommandé des limites jusqu'à trois fois plus élevées que la limite réglementaire française. Au cours d'interviews qu'il
a accordées à des journalistes, comme celui de Kiev-Soir (19/06/89), il s'est présenté comme le responsable des problèmes de
radioprotection du ministère de la Santé de la République française.
Cette attitude pose questions :
1. Est-ce sur votre ordre que ce fonctionnaire préconise des limites hors réglementation ?
2. Si oui, sont-ce là les limites que vous utiliseriez en cas de situation postaccidentelle en France ?
Dès lors il serait important que vous réaffirmiez publiquement votre volonté d'appliquer strictement la réglementation française
définie dans vos décrets et que vous interveniez fermement auprès de vos fonctionnaires pour qu'ils la respectent.
Nous profitons de cette lettre pour vous signaler que la législation française n'est pas conforme aux recommandations de la
Commission internationale de protection radiologique (CIPR) qui, depuis 1985, recommande comme limite principale d'acceptabilité 1 millisievert par an (0,1 rem/an), recommandation réitérée en 1987 lors de la réunion de Côme et adoptée par l'OMS en
1988.
Nous vous informons que cette lettre et l'éventuelle réponse que vous voudrez bien y donner seront présentées à la presse
le lundi 9 avril 1990. Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de notre haute considération. »
Ce texte était signé par les présidents de cinq associations : le GSIEN, la CRII-Rad, Ecoropa-France, Savoir, Bulle Bleue.
51
VERS LA NORMALISATION :
LE NOUVEAU CONCEPT
Le concept de 35 rem sur une vie pour décider des « réimplantations » a soulevé une opposition importante de
la part des scientifiques biélorusses et ukrainiens, y compris au niveau le plus élevé des académies des sciences. Le
Pr Iline a été amené à adresser, le 14 septembre 1989, une pétition à M. Gorbatchev, signée par 92 scientifiques, dans
laquelle la raison essentielle de son refus à accepter la dose-vie de 7 rem est bien exprimée : « La dose-vie de 7 rem
ou 10 rem a déjà été atteinte ou sera atteinte dans un proche avenir pour la plupart des agglomérations des territoires soumis au contrôle permanent » et il ajoute qu'il faudrait évacuer près d'un million d'habitants. Une Commission
présidée par l'académicien S. Belyayev a été chargée d'étudier le dossier.
D'après l'interview de V. Goubanov (président chargé de l'élimination des conséquences de l'accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl), accordée à l'agence Novosti (Bulletin du Bureau d'Information Soviétique, avril
1991), on se proposait en 1990 de transférer en 2 ans 140 000 personnes : tous les habitants des zones contaminées
à plus de 40 Ci/km2 devaient être évacués ainsi que, si elles le désiraient, les familles de zones moins contaminées,
mais comportant des enfants, des femmes enceintes ou des personnes en mauvaise santé. On est loin du million d'habitants qu'il aurait fallu évacuer si dès la fin de la phase d'urgence en 1986 une dose-vie de 7 rem avait été adoptée
pour gérer la crise à moyen terme et long terme.
Un nouveau « concept » qui, pour les autorités centrales soviétiques, devrait régir les conditions de vie dans les
régions affectées par la catastrophe de Tchernobyl a été présenté à Paris lors du colloque organisé conjointement par
les sociétés française et soviétique d'énergie nucléaire sur les accidents nucléaires et le futur de l'énergie (15-17 avril
1991). Il s'agit d'un document préparé par le groupe de travail présidé par l'académicien S. Belyayev. Le nouveau
« concept » a été adopté en mai 1991.
Alors que, depuis le 1er janvier 1990, les niveaux d'intervention nécessités par les contre-mesures mises en place
suite à la catastrophe étaient régis par une limite supérieure de dose, la « dose-vie » de 35 rem, on estime que la
situation actuelle nécessite d'autres mesures. Ainsi le nouveau « concept » élabore les critères déterminant les contremesures à adopter aujourd'hui.
Concrètement, désormais on suppose que toutes les contre-mesures entreprises jusqu'à maintenant et qui visaient
à limiter la dose-vie à une valeur inférieure à 35 rem ont été couronnées de succès ! Il n'est plus nécessaire d'avoir
une limite supérieure pour la « dose-vie » : la limite de 35 rem ne sera plus atteinte par personne. Voilà en gros le
raisonnement simpliste d'Iline et al. On ne tient plus compte des doses reçues jusqu'à présent (et contre lesquelles
on ne peut rien). En somme, du passé ils font table rase. Ainsi grâce à l'efficacité des mesures qui ont été prises pour
réduire les doses reçues par la population, aucune autre « réimplantation » massive obligatoire n'est justifiée en
dehors de celles prévues pour 1990-1992 et qui devraient être en cours.
On peut considérer que la 2e phase de gestion de la crise postaccidentelle ayant succédé à la phase d'urgence est
terminée. Désormais commence la phase de « normalisation » de la vie quotidienne qui nécessite la fixation d'un
niveau inférieur d'intervention qui, s'il est vérifié, ne nécessite plus aucune restriction dans la vie quotidienne.
Le niveau inférieur d'intervention (1 mSv/an)
L'excédent de dose admissible (par rapport au rayonnement naturel et anthropogénique d'une localité donnée)
des populations exposées aux retombées de Tchernobyl est fixé ainsi : l'équivalent de dose efficace moyen annuel
ne doit pas dépasser 1 mSv/an (0,1 rem/an) pour 1991 et les années suivantes.
« Pour les niveaux inférieurs ou égaux à 1 mSv, les conditions de vie et de travail des populations ne nécessitent aucune restriction. On appliquera les mesures sanitaires et d'hygiène habituelles, en vigueur dans les régions non
contaminées d'URSS. » (Document élaboré par le groupe de travail présidé par S. Belyayev, Paris, avril 1991.)
Niveau intermédiaire d'intervention (5 mSv/an)
« A un niveau supérieur à 1 mSv/an, les mesures suivantes sont prises :
- si cela s'avère nécessaire, surveillance radiologique de l'environnement et de la nourriture ;
- décontamination et autres mesures pour diminuer la contamination radioactive de l'air, de l'eau, du sol ;
- mesures agrotechniques pour réduire la teneur en radionucléides de la production ;
- réduction des doses d'exposition médicale par examens de radiodiagnostic par rayons X, etc.
Cet ensemble de mesures de protection doit tendre à la réduction continue de l'exposition aux rayonnements et
du niveau de contamination tandis que s'opère un allégement des restrictions qui grèvent la vie quotidienne et les
fonctions vitales. »
Ces mesures appellent quelques commentaires de notre part :
Point 1 : sur quels critères jugera-t-on nécessaire une surveillance radiologique lorsqu'on aura décidé d'après les
calculs qu'il ne peut plus y avoir de problème ?
52
Point 2 : la décontamination radioactive sur le terrain a été jusqu'à présent un échec d'après les responsables euxmêmes, comment pourrait-elle être efficace dans le futur ?
Point 3 : la réduction de la contamination des aliments par des mesures agrotechniques n'a pas été possible en
dehors de quelques cas particuliers traités en laboratoire.
Seules semblent efficaces l'alimentation « propre » du bétail avant abattage ce qui réduit la contamination de la
viande de boucherie, et la transformation du lait contaminé en beurre moins contaminé.
Point 4 : réduire les examens radiologiques pour radiodiagnostic revient à réduire la protection sanitaire. Signalons là une incohérence ; l'accroissement des maladies pulmonaires observé sur les territoires contaminés a été attribué par les officiels à la radiophobie : les habitants des zones contaminées craignant les rayonnements refuseraient
massivement les examens radiologiques. Les officiels eux-mêmes seraient-ils atteints de radiophobie ?
Cette politique du « on efface tout et on continue », s'oppose directement aux décisions prises par les Républiques. Dans la confusion qui règne en URSS, il est difficile d'avoir la moindre idée sur ce qui va se passer effectivement.
53
LE SARCOPHAGE
Deux explosions ont détruit le réacteur. La première est une explosion nucléaire équivalente à environ 250 kg
de TNT (56), la seconde une explosion d'hydrogène. Toutes les superstructures ont été détruites, le cœur en fusion
mis à nu. Pour limiter les émissions radioactives dans l'atmosphère, le cœur fut enfoui sous une masse de sable, d'argile (agissant comme filtre), de carbure de bore (absorbant de neutrons pour éviter une nouvelle explosion
nucléaire), de dolomie (carbonate de calcium et de magnésium pour absorber l'énergie) et de plomb (en fondant il
servait de liant). Le sous-sol du réacteur causa beaucoup de soucis aux experts(57). La masse en fusion (le corium)
constituée par le cœur et tout ce qui était tombé dedans désagrégeait le béton du plancher et menaçait de tomber dans
la piscine située sous le réacteur. Le risque d'une explosion de vapeur était à craindre. Certains intervenants furent
sacrifiés pour résoudre le problème. Enfin le sarcophage fut bâti autour du réacteur en ruine (200 m par 100 m au
sol, 50 m de haut).
Les doses de rayonnement reçues par ceux qui effectuèrent ces travaux furent certainement très importantes, et
les valeurs déclarées officiellement ne sont pas vraisemblables. Ce travail colossal a été honoré comme il se doit. En
final une équipe fut envoyée au sommet pour y planter un drapeau rouge pendant qu'au sol on applaudissait(58).
Le sarcophage devait contenir d'une façon sûre le cœur du réacteur, il devait durer très longtemps. Legassov qui
dirigeait les opérations techniques sur le site, interrogé en 1987, à la question: « Combien de temps ce sarcophage
existera-t-il ? », répond : « En principe, des centaines d'années. Nos descendants trouveront peut-être (si, bien sûr,
la nécessité s'en fait sentir) le moyen de transporter son contenu ailleurs ou de le neutraliser entièrement. » Plus tard
les experts furent plus modestes et estimèrent qu'il pourrait durer une trentaine d'années. Aujourd'hui, d'après
Alexandar Borovoy de l'Institut Kurchatov de Moscou, on prévoit un relâchement intense de poussières radioactives dans 5 à 7 ans si rien n'est fait(59).
Le sarcophage n'est pas étanche, il est percé d'un grand nombre de trous (estimé à 140), le plus gros a une section de 10 m2. Ils servent aux scientifiques pour étudier ce qui se passe à l'intérieur du tombeau. Les robots ayant
montré leur incapacité (leur électronique résiste mal au rayonnement), on y envoie des hommes pour certains travaux.
Enfin, la chaleur dégagée est très importante et une ventilation est nécessaire. L'air est rejeté à l'extérieur à travers des filtres pour retenir les poussières(60).
La situation actuelle du sarcophage préoccupe beaucoup les scientifiques soviétiques. Ils demandent de l'aide à
leurs collègues occidentaux. Sous l'effet de la chaleur et du rayonnement, le béton se désagrège (sur une surface estimée à 1 000 m2, des fissures apparaissent. On voit que le choix du terme sarcophage avait valeur de symbole (cf.
l'enthousiasme initial de Legassov), mais, avec le temps, il s'est avéré incorrect. En effet, il vient du latin sarcophages, « qui mange, détruit les chairs ». A l'origine il désignait « la pierre des tombeaux antiques qui, dans les croyances, détruisait les cadavres non incinérés » (Petit Robert). A Tchernobyl c'est le cadavre qui « détruit » son tombeau !
Plusieurs dangers ont été identifiés. Pour l'ensemble du site, une inondation majeure pourrait remettre en circulation la radioactivité de tous les déchets qui ont été enfouis. Dans la région, le risque d'une telle inondation est
de 1 fois tous les 5 à 10 ans(61).
Pour le sarcophage lui-même plusieurs dangers sont redoutés. Le toit est supporté par des poutres qui prennent
appui sur l'ancienne cage de ventilation du réacteur détruit. La stabilité de cet assemblage ne peut être garantie d'une
façon absolue. De plus, le couvercle du réacteur pourrait s'effondrer. Cette masse de 2 000 tonnes a été soulevée par
l'explosion initiale et se trouve maintenant en position verticale, son maintien en équilibre ne semble pas assuré. Sa
chute entraînerait une remise en suspension d'une grande quantité de poussières qui sortiraient dans l'atmosphère.
En tombant sur les débris du cœur, il en changerait la configuration. Plus compact, le cœur pourrait devenir « critique » (explosif). La probabilité de recriticité est faible d'après les experts, mais personne n'en exclut totalement la
possibilité.
D'une façon unanime tous les experts pensent qu'il faut faire quelque chose mais personne encore n'a proposé la
bonne solution (si elle existe).
Deux solutions fantaisistes ont été décrites :
1. La « Colline verte » : verser du ciment sur le site et recouvrir le tout d'un tumulus couvert d'herbe. Cette solution serait la moins coûteuse mais on craint qu'en absence de refroidissement par une ventilation il pourrait y avoir
de graves problèmes.
2. La « Pelouse verte » : démanteler totalement la centrale, enlever toute la radioactivité (à mettre dans un autre
endroit sûr), niveler le terrain et semer de l'herbe. C'est une solution chère qui nécessite une technologie qui n'existe
pas pour se débarrasser de la quantité considérable de déchets radioactifs.
D'autres solutions plus réalistes ont été proposées, telles que remplir le sarcophage d'une matière plastique pour
tout fixer à l'intérieur (mais où trouver un plastique qui résisterait longtemps à la chaleur et au rayonnement
intense ?), reconstruire un second sarcophage autour du premier. Il n'est pas absolument nécessaire que cette seconde
enceinte soit éternelle. En somme, une solution genre poupées russes ne serait pas à rejeter a priori.
Le professeur Georgei Churavaro qui présidait un séminaire international sur les problèmes du sarcophage, à
54
Helsinki en 1991, a déclaré que le Soviet suprême de l'URSS avait « donné son accord pour lancer un concours
international pour résoudre les problèmes concernant l'avenir de Tchernobyl-4, dont les conséquences pourraient se
faire sentir hors de l'URSS. Toute solution valable retenue serait pour son auteur la source de reconnaissance sociale
et de rémunération financière »(59). Le montant du prix qui récompenserait le vainqueur de ce concours d'un nouveau genre n'a pas été indiqué.
56. L'accident de Tchernobyl, Rapport IPSN 2/86 révision 3, Institut de protection et de sûreté nucléaire, Commissariat à l'énergie atomique, octobre 1986.
57. Les craintes étaient parfaitement justifiées. Les sondages effectués récemment au moyen d'une centaine de trous percés
dans le réacteur ont montré qu'en certains endroits des débris du cœur en fusion avaient traversé jusqu'à 2 mètres de béton dans
la dalle située sous le réacteur.
58. Cette scène a été filmée par la télévision de Kiev et présentée dans le film Les Deux Couleurs du temps.
59. Nuclear Engineering International, septembre 1991.
60. Il y a déjà fort longtemps que l'efficacité des filtres a été mise en doute pour la rétention des poussières contenant du plutonium. Le rayonnement alpha fragmente les poussières et, quand elles sont suffisamment fines, elles ne sont plus retenues par le
filtre et entraînent du plutonium à l'extérieur.
61. D'après Pierre Tanguy, inspecteur général de la sûreté à EDF, rapporté dans Nucleonics Week du 21 juin 1990.
55
III
TENTATIVE DE BILAN
DE LA CATASTROPHE DE TCHERNOBYL
56
MAI 1991 : POUR L'AGENCE INTERNATIONALE
DE L'ÉNERGIE ATOMIQUE (AIEA),
TCHERNOBYL EST UNE AFFAIRE CLASSÉE
Depuis le début de l'accident, l'AIEA a joué le jeu de l'apaisement et le soutien aux autorités centrales soviétiques. Cette attitude est parfaitement conforme aux buts de l'Agence : promouvoir dans le monde l'énergie nucléaire.
Il est évident que si Tchernobyl a été une terrible catastrophe, cela peut remettre en cause l'acceptabilité de l'énergie
nucléaire. Ce serait contraire au postulat fondateur de l'AIEA. Toute l'activité de ses experts s'est orientée vers la
banalisation de l'accident. Personne ne semble trouver anormal que ces promoteurs se soient chargés à la fois des
problèmes de sûreté des réacteurs et de l'évaluation de l'impact sanitaire de l'accident. Le conflit d'intérêt n'a jamais
été évoqué pour l'AIEA.
D'autres événements ont mis en évidence le peu de fiabilité que l'on peut accorder à cette agence dans ses évaluations. Par exemple : pendant la guerre du Golfe, la capacité de l'Irak d'avoir ou de pouvoir développer un armement nucléaire fut un sujet d'inquiétude. Or, le 12 avril 1990, les inspecteurs de l'AIEA, après une visite de cinq jours
des installations nucléaires irakiennes, se contentèrent d'une inspection de routine. Rien d'anormal à signaler(62).
Après l'invasion du Koweit en août 1990, l'AIEA déclara qu'elle n'envisageait pas de nouvelles mesures de garantie. En principe, les inspections de l'AIEA ne concernent que les installations déclarées par les pays signataires du
Traité de non prolifération (l'Irak est parmi les signataires). Quatre pays, dont la Grande-Bretagne (la France n'était
pas concernée car elle n'est pas signataire du Traité) ont demandé à l'AIEA d'effectuer une visite additionnelle surprise des installations nucléaires irakiennes. Cette procédure est inscrite dans le Traité, mais l'Agence n'en a jamais
fait aucune et n'a pas cru bon d'en faire une en Irak(63). Il était pourtant évident qu'il y avait des problèmes inquiétants. Après la fin de la guerre, les autorités américaines se décidèrent à intervenir. Elles utilisèrent l'Agence de
Vienne comme couverture. La CIA indiquant ce qu'il fallait trouver et où, les experts de l'AIEA découvrirent ce qui
n'était finalement un secret que pour les experts. Cette affaire montre bien les limites que l'AIEA s'est toujours imposées : mettre en évidence qu'un acheteur éventuel de technologie nucléaire pouvait en profiter pour fabriquer des
engins nucléaires, nuisait au commerce nucléaire et au développement international de l'énergie nucléaire. On voit
par cet exemple ce qu'il faut entendre lorsque l'AIEA se dit indépendante.
En octobre 1989 le gouvernement de l'URSS demandait formellement à l'AIEA de procéder à une évaluation des
concepts utilisés pour la gestion de la crise dans les
territoires contaminés ainsi que de l'efficacité des 62. Nucleonics Week, 19 avril 1990.
mesures prises concernant la santé de la population. 63. New Scientist, 24 novembre 1990.
L'AIEA proposa d'entreprendre une réévaluation de la
64. En fait il s'agissait d'un groupement d'organisations,
situation radiologique en Ukraine, Biélorussie et
essentiellement l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le
Russie à l'aide d'une équipe multinationale(64). Un
Comité scientifique des Nations unies sur les effets des rayonnecomité consultatif international de 21 membres fut
ments atomiques (UNSCEAR), la Commission des Communautés
chargé de contrôler le projet et de préparer le rapport
européennes, coordonné par l'AIEA. En réalité sous des casquet(65)
définitif
. Le représentant de la France était R.
tes diverses on retrouve les mêmes personnages.
Coulon du CEA.
Le rapport final fut présenté en mai 1991 au cours 65. La vice-présidence de ce comité de contrôle était assurée par
d'une conférence de l'AIEA à Vienne(66). Les rayon- M. Rosen (AIEA), dont nous avons déjà parlé. Citons encore quelnements n'ont eu aucun effet sur la santé de la popu- ques phrases de ce personnage qui montrent dans quel esprit les
lation, telle fut la conclusion des experts. Les repré- responsables de l'AIEA travaillent :
« Le groupe consultatif [de l'AIEA] demeure convaincu que, si
sentants de la Biélorussie et de l'Ukraine qui assistaient à la conférence exprimèrent leur désaccord sur les principes de sécurité établis sont respectés et si le personnel
cette conclusion et critiquèrent le travail réalisé(67). possède les connaissances voulues, l'énergie nucléaire, dans son
Dans son introduction, le rapport mentionne que état actuel, constitue une source d'énergie acceptable et profitable.
le gouvernement de l'URSS avait déjà bénéficié de Bien que l'accident de Tchernobyl ait été spectaculaire et doive
l'assistance de l'OMS en juin 1989. Dans ses conclu- avoir des conséquences de grande portée, l'échelle n'en a pas
sions, l'OMS indiquait : « Des scientifiques qui ne dépassé celle des désastres d'autre type qui continuent de se prosont pas bien au courant des effets du rayonnement duire du fait de la nature ou de l'homme. » (audition parlementaire
ont attribué divers effets biologiques et de santé à l'ir- européenne sur les accidents nucléaires, Paris 8-9 janvier 1987).
radiation... Attribuer ces effets au rayonnement non
66. « The International Chernobyl Project - An overview seulement accroît la pression psychologique dans la
Assessment of Radiological Consequences and Evaluation of
population et provoque des problèmes de santé causés
Protection Measures - Report by an International Advisory
par le stress additionnel, mais aussi sape la confiance
Committee. », may 1991.
vis-à-vis des spécialistes compétents en rayonnement. » Cette critique visait les scientifiques biélorus- 67. Les représentants de la Russie ne se manifestèrent pas d'une
ses et ukrainiens qui avaient pris part aux débats sur façon critique lors de la conférence.
les critères d'évacuation.
57
Le rapport de l'AIEA mentionne qu'il « n'était pas nécessaire d'entreprendre une évaluation d'ensemble totalement nouvelle de la situation », car cela avait déjà été fait. Il est évident que la demande du Gouvernement soviétique à l'AIEA était due au fait que les conclusions des divers experts occidentaux qui s'étaient manifestés en URSS
avaient été très mal reçues à la fois par les scientifiques des Républiques et par la population puisqu'il s'agissait en
fait de justifier la limitation des évacuations.
Le rapport donne quelques précisions intéressantes.
1. En tête des conclusions générales le leitmotiv habituel : aucun trouble de santé directement lié au rayonnement, des troubles de santé significatifs non liés au rayonnement.
2. La plupart des données examinées par les experts ont été fournies par les officiels soviétiques : « les données
officielles qui furent examinées n'indiquaient pas d'accroissement sensible de l'incidence des leucémies et des cancers ».
3. Une curieuse constatation à propos des anomalies génétiques : les données soviétiques indiquent une mortalité infantile et périnatale relativement élevée, pour toutes les régions contaminées ou non. Cette mortalité élevée
existait déjà avant l'accident et « semble en décroissance ». Cette constatation n'a pas suscité la méfiance des experts
envers les données médicales officielles collationnées par le pouvoir central. Il n'y a pourtant pas si longtemps, les
spécialistes occidentaux n'accordaient guère de crédibilité aux données statistiques soviétiques considérées comme
relevant plus de l'idéologie que d'une activité scientifique.
4. Certaines mesures furent effectuées sous le contrôle de la France (contrôle de dosimétrie et de contamination
interne) par le SCPRI, dont le directeur, le Pr P. Pellerin, n'est plus guère crédible en France.
5. Selon l'AIEA les mesures prises pendant l'accident furent correctes et conformes aux directives internationales admises. Ce point est en contradiction avec ce qui a été largement développé par ailleurs : l'insouciance vis-à-vis
des problèmes de sûreté, l'incompétence du personnel nucléaire, l'impréparation pour faire face à une crise, etc.
6. Les mesures prises pour protéger la population contre les effets à long terme furent « excessives ». Là encore,
la contradiction est flagrante avec les multiples déclarations occidentales sur l'indifférence des autorités soviétiques
devant les problèmes écologiques et leurs conséquences sanitaires. Les experts estiment que c'est pour diminuer
l'anxiété et les stress dans la population que les autorités prirent leurs décisions, alors que les populations étaient
manifestement totalement ignorantes des effets du rayonnement sur la santé.
7. À aucun moment le rapport ne met en doute l'application réelle des décisions prises par le pouvoir central
concernant les normes pour la nourriture, comme si elles avaient été scrupuleusement respectées alors que la bureaucratie soviétique est habituellement présentée comme notoirement inefficace et fonctionnant à vide.
8. « En utilisant la dose engagée pour la vie comme critère d'évacuation, il n'est pas correct de tenir compte des
doses passées. » Cet énoncé pose un problème de logique qui semble avoir échappé aux experts : on discute en 1991
des évacuations ; il n'est pas correct de prendre en compte les doses reçues entre 1986 et 1991 puisqu'elles sont passées et qu'on ne peut rien faire pour les réduire ou en réduire les conséquences sanitaires. Mais si ces évacuations
avaient été envisagées en 1986, ces doses qui maintenant sont du domaine du passé auraient été du domaine du futur
et il aurait été possible de les éviter. Ainsi ce concept du « faisons table rase du passé » a deux avantages :
a. il occulte la responsabilité des autorités dans le retard pris pour envisager des évacuations ;
b. il relaxe considérablement les critères, ce qui soulage les finances.
9. Le rapport constate que les mesures prises pour décontaminer les régions « ont été modérément efficaces »,
euphémisme qui permet de camoufler qu'elles ont été totalement inefficaces.
10. Le problème de la contamination de l'eau à Kiev est évoqué, mais aucune précision n'est donnée. D'une façon
générale, depuis 1986, il n'est pas possible d'avoir des informations sur les niveaux de contamination radioactive de
l'eau à Kiev pendant les premières semaines qui suivirent l'accident. C'est pourtant un des paramètres essentiels pour
établir le bilan à long terme sur une importante population urbaine dont les captages en eau potable peuvent être
directement contaminés par une catastrophe nucléaire. Ce n'est certainement pas un hasard si cette donnée est systématiquement escamotée à la fois par les officiels soviétiques et par les experts occidentaux.
11. Pour les experts, les normes internationales qui sont à la base des limites de contamination acceptable pour
les aliments ne doivent pas être considérées comme des normes d'intervention, mais comme des normes à utiliser
pour diminuer les niveaux d'irradiation. En fonctionnement normal, ces limites n'ont guère de chance d'être atteintes et, en cas d'accident, elles ne sont pas à prendre en compte. Curieuse logique des experts.
12. Le rapport constate que les évacuations causèrent beaucoup de dégâts psychologiques. Les experts estiment
qu'au lieu d'envisager des évacuations il aurait été plus bénéfique de relaxer les tolérances pour la nourriture. La
situation aurait paru normale et la population aurait vécu tranquillement dans l'ignorance de tout danger pour sa santé
future.
Ce rapport décrit bien comment les experts occidentaux entendent gérer une catastrophe nucléaire dans leurs
pays.
58
UN BILAN DU DÉSASTRE
« Quand une nation ou une industrie décide de poursuivre un programme qui coûte des vies, je considère qu'elles sont parvenues à une conclusion concernant la valeur d'une vie humaine(68). »
Jusqu'à maintenant on a beaucoup parlé des quelques victimes des très fortes irradiations que certains durent recevoir pour réduire l'ampleur du désastre. On a aussi parlé des effets de morbidité dont souffrent les populations vivant
sur des terrains contaminés. Mais ce n'est peut-être là que la partie visible de l'iceberg. Le plus dur est encore à venir.
Il s'agit des effets différés : les cancers et les défauts génétiques. Pour ces derniers nous ne ferons pas d'estimations,
les données les concernant n'étant guère fiables, mais
ils ne sont pas pour autant négligeables et vont affec- 68. Karl Z. Morgan « ICRP Risk Estimates - an Alternative View »,
Radiation and Health, John Wiley, 1987. Ce texte a été traduit en
ter les générations futures.
Pour estimer l'excès de cancers mortels qui seront français : « Les estimations du risque par la CIPR - Un autre point
dus à la catastrophe de Tchernobyl, il est nécessaire de vue », dans Santé et Rayonnement, édité par le GSIEN et la
tout d'abord de fixer le facteur de risque cancérigène CRII-Rad, janvier 1988.
et ensuite de connaître la dose engagée collective.
69. Dale L. Preston et Donald A. Pierce, The Effect of Changes in
En ce qui concerne le facteur de risque nous Dosimetry on Cancer Mortality Risk Estimates in the Atomic Bomb
considérons deux valeurs extrêmes. La valeur mini- Survivors, Radiation Effect Research Foundation - Technical
male est celle officiellement admise par la CIPR report TR 9-87 - Août 1987.
depuis 1990 : 500 cancers mortels supplémentaires
pour 1 million de rem x homme de dose engagée (ou 70. Thomas F. Mancuso, Alice M. Stewart and George W. Kneale,
10 000 sievert x homme). Pour la valeur haute, nous « Radiation Exposures of Hanford Workers Dying from Cancer and
prendrons la valeur brute (sans corrections), établie à Other Causes », Health Physics, vol. 33 n°5, pp. 369-384, 1977.
partir du suivi de mortalité des survivants japonais
George W. Kneale, Thomas F. Mancuso, Alice M. Stewart, «
(intitulé ci-dessous RERF 1987)(69) : 1 740 cancers Hanford radiation study III : a cohort of the cancer risks from radimortels supplémentaires pour une dose engagée de ation to workers at Hanford (1944-77 deaths) by the method of
1 million de rem x homme. Cette valeur n'est pas la regression models in life tables », British Journal of Industrial
plus élevée de toutes les estimations proposées pour le Medicine, vol. 38, pp. 156-166, 1981.
facteur de risque cancérigène. L'étude du suivi de
R. Belbéoch, B. Belbéoch et D. Lalanne, « Effets des faibles
mortalité de l'usine nucléaire de Hanford (USA) par doses de rayonnement », GSIEN, fiche technique n°34,
Mancuso, Stewart et Kneale conduit à une valeur 2 à février 1978.
3 fois plus élevée(70). Ainsi ce que nous donnons ici
comme valeur haute du bilan pourrait être aussi assez
sous-estimée.
1. Le bilan
d'après les estimations officielles de l'UNSCEAR(42)
Nous avons vu comment la dose collective initialement estimée a été réduite pour aboutir à la valeur officialisée
par l'UNSCEAR : 60 millions de rem x homme, dont 53 % pour les pays européens et 36 % pour l'URSS. L'UNSCEAR ne s'est pas intéressé aux différents groupes à risque : les intervenants, les liquidateurs, les évacués de 1986.
La dose collective estimée par l'UNSCEAR conduit à l'excès de mortalité par cancers suivant :
URSS
Europe hors URSS
Population mondiale
CIPR 1990
10 800
15 900
30 000
RERF 1987
37 600
55 300
104 400
Les réductions effectuées sur les doses collectives ne sont pas justifiées. Tous les témoignages montrent que les
autorités n'étaient pas prêtes pour faire face à une telle catastrophe et qu'elles n'ont pas pu mettre en place des mesures efficaces pour protéger la population.
En utilisant des doses collectives plus vraisemblables on obtient, pour les différents groupes à risque, les bilans
suivants :
2. Le bilan pour les 135 000 évacués de 1986
L'annexe 7 du rapport de 1986 leur affectait une dose moyenne externe de 11,9 rem et ne comprenait pas la
59
contribution de la contamination interne. Le nombre de cancers mortels qu'on peut prévoir suivant l'hypothèse retenue pour le facteur de risque est alors :
CIPR 1990
RERF 1987
800
2 800
La prise en compte de la contamination interne subie par cette population ne peut qu'alourdir ce bilan.
3. Le bilan pour les liquidateurs
Ceux qui sont intervenus sur le réacteur en détresse dans la première phase de l'accident ont certainement reçu
des doses élevées. S'ils ont survécu aux effets à court terme, leur risque n'a pas été annulé pour autant. Le risque cancérigène à long terme demeure, et d'une façon très importante car les doses reçues ont été fortes. Ainsi ceux qui
auraient reçu des doses de 150 à 200 rem auront, en dehors des problèmes de santé liés à l'affaiblissement de leur
système immunologique, un risque de cancer mortel 3 à 4 fois plus élevé que le risque naturel.
Pour ceux qui sont intervenus ultérieurement, les liquidateurs, les doses reçues sont moins fortes. Les diverses
informations disponibles permettent d'évaluer à environ 600 000 au moins le nombre de décontaminateurs qui se
sont relayés jusqu'à présent sur le site. Deux hypothèses ont été retenues pour la dose individuelle moyenne reçue :
- 5 rem (valeur officielle) ;
- 25 rem (valeur plausible d'autant plus qu'il faut tenir compte de la forte contamination interne par les poussières).
Avec ces deux valeurs le nombre des morts serait :
CIPR 1990
RERF 1987
5 rem
1 500
5 220
25 rem
7 500
26 100
Pour être complet, il faudrait aussi inclure dans le bilan l'excès de mortalité par cancer parmi ceux qui, pendant
des années encore, vont intervenir sur le site. Personne parmi les officiels n'a jusqu'à présent fourni d'indications sur
ce point.
4. Le bilan pour les 75 millions d'habitants d’Ukraine,
de Biélorussie et de Russie
pris en compte dans l'annexe 7 du rapport de 1986
La dose moyenne engagée sur 70 ans a été évaluée à 3,3 rem par les experts soviétiques en 1986, correspondant
à une dose engagée collective d'environ 250 millions de rem x homme. Cela donne les valeurs suivantes pour le
nombre possible de cancers mortels à venir :
CIPR 1990
RERF 1987
125 000
430 000
A ces bilans il faut ajouter les cancers radio-induits dans le reste de l'URSS et sur l'ensemble de l'hémisphère
Nord. Pour les régions très lointaines de Tchernobyl, la contamination radioactive ainsi que la dose engagée individuelle sont plus faibles, mais elles concernent par contre des populations beaucoup plus importantes et le bilan est
loin d'être négligeable même s'il est difficile à établir.
Ces évaluations concernent l'excès de mortalité par des cancers radio-induits. On peut estimer que les cancers
non fatals seront à peu près en nombre égal.
Ainsi, ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui souffriront des conséquences de Tchernobyl. On
voit là ce qui fait de cet accident industriel une véritable catastrophe d'un type nouveau.
60
L'ÉNERGIE NUCLÉAIRE
OU L'AVÈNEMENT DE LA MORT
STATISTIQUE(71)
Les cancers n'apparaîtront pour la plupart que dans plusieurs années. Mais les dégâts ont déjà été commis dans
les cellules humaines et ne s'exprimeront que plus tard. Des dégâts cellulaires continueront à se produire chez les
personnes vivant sur des territoires contaminés et chez leurs descendants.
Les leucémies radio-induites apparaissent beaucoup plus rapidement que les autres cancers, pour la plupart entre
la 2e et la 10e années qui suivent les irradiations. Elles représentent environ 10 % de l'ensemble des cancers induits.
Comme elles sont naturellement assez rares (en France la mortalité par leucémie est environ 3 % de la mortalité pour
l'ensemble des cancers), leur excès pourrait être plus facilement et plus rapidement mis en évidence. Elles devraient
servir de bio-indicateurs, car à partir des leucémies radio-induites on pourrait obtenir une bonne estimation des
autres cancers qui devraient se développer ultérieurement. On comprend bien pourquoi il est important pour les officiels de nier l'existence de leucémies en excès, justifiant ainsi la non-nécessité d'une étude précise.
Pour les autorités sanitaires, tout excès de cancers dus au rayonnement est considéré comme négligeable s'il est
faible comparé aux cancers qui se développent naturellement. Ainsi, même l'évaluation haute que nous avons faite
serait pour eux totalement négligeable. En effet, la mortalité par cancers naturels sera d'environ 20 000 pour les 135
000 évacués de 1986, 90 000 pour les liquidateurs, 11 millions pour les 75 millions pris en compte pour l'Ukraine,
la Biélorussie et la Russie. Pour ces autorités, « négligeable » a un sens strictement social. Le fait qu'il s'agit d'individus dont la mort sera le résultat du fonctionnement catastrophique d'une installation nucléaire ne les concerne pas.
Karl Morgan à propos de l'effet cancérigène des retombées des tests de bombes nucléaires écrit : « C'est comme si
l'on disait à une mère dont l'enfant se meurt de cancer induit par les radiations de ne pas se faire de mauvais sang
parce que 30 millions d'autres personnes dans la zone humide des USA mourront naturellement de cancers(68). »
Les cancers radio-induits ne seront pas directement perçus. Un cancéreux, même s'il a été bien irradié, ne pourra
pas dire que son cancer est dû à cette irradiation. Il n'y aura pas de preuve formelle mais une simple présomption.
En toute logique, on devrait dire, par effet de corollaire, que pour tout cancéreux même faiblement irradié il existe
une présomption que son cancer a été radio-induit. Les cancers radio-induits ne relèvent pas d'un déterminisme strict.
Seules des statistiques(71) très sophistiquées peuvent éventuellement les mettre en évidence, à condition que les
individus aient été « correctement » fichés et qu'on puisse les retrouver à tout moment jusqu'à leur mort. Ce ne serait
qu'après plus d'un demi-siècle (si on veut connaître les dégâts sur les descendants il faudra attendre bien plus longtemps) que l'on connaîtrait le risque que la catastrophe a fait subir aux individus. Quand on aura pris la mesure de
l'ampleur du crime, victimes et coupables auront disparu...
Les futurs cancéreux des territoires contaminés ne pourront pas affirmer avec une certitude absolue qu'ils sont
des victimes de Tchernobyl. La catastrophe nucléaire a des effets particulièrement vicieux. Elle peut nous atteindre
profondément sans pour autant qu'on puisse en prendre conscience. Nous sommes réduits, dans le meilleur des cas,
à une donnée statistique, propriété de l'État. Notre propre mort et celle de nos amis nous échappent mais pour les
promoteurs de L'énergie nucléaire tout cela n'est que phantasme et imagination en délire. Pourtant, cette mort, bien
que statistique, n'en est pas moins réelle.
Septembre 1991.
71. R. Belbéoch, « Le risque nucléaire et la santé » Pratiques ou les cahiers de médecine utopique, revue du syndicat de la médecine générale n°45, fév.-mars 1981, chapitre III, « La mort statistique », pp. 28-31.
72. Statistique : latin moderne statisticus [XVIIe] « relatif à l'État », probablement d'après l'italien statista « homme d'État ». Étude
méthodique des faits sociaux, par des procédés numériques (classements, dénombrements, inventaires chiffrés, recensements)
destinée à renseigner et aider les gouvernements (d'après le Petit Robert).
61
TCHERNOBYL 1993
Il y a sept ans, Tchernobyl. Depuis 1991 l'URSS a explosé, les Républiques ont proclamé leur indépendance. Le
pouvoir central qui gérait la crise nucléaire depuis 1986 a disparu. C'est maintenant aux organismes nationaux de
faire accepter aux populations les conséquences de la catastrophe car ils n'ont pas les moyens de gérer la situation
d'une autre façon. Ils ne peuvent pas dire au peuple que la catastrophe s'est déjà imprimée dans ses cellules, que la
contamination continuera ses dégâts. Seules les populations assumeront finalement les coûts de la catastrophe, maladies diverses, cancers, et, pour leurs descendants, maladies génétiques. Tout cela était prévisible et nous en avons
analysé certaines modalités. Les informations depuis deux ans confirment et renforcent notre analyse. Le bilan sera
lourd et tout le problème de la gestion de la crise pour les politiques et les technocrates c'est de savoir comment le
camoufler.
La situation dans les Républiques contaminées est exemplaire. Il serait aberrant de penser qu'il s'agit là d'un cas
très particulier. Si les « responsables » (a priori non coupables) du monde occidental sont empressés à aider les hommes de pouvoir à l'Est, c'est que pour eux il y a là un champ d'expérience pour la gestion future des accidents nucléaires.
Les Français ne sont pas les derniers dans cette course à l'aide. Par exemple, si les élus du conseil régional du
Nord-Pas-de-Calais veulent jumeler leur région avec celle de Moghilev, c'est peut-être pour faire oublier qu'ils ont
chez eux la centrale nucléaire la plus puissante d'Europe (Gravelines).
Toutes les actions de charité que l'on voit se développer en France vis-à-vis des enfants de Tchernobyl évitent
de parler des coupables. Ces pauvres enfants ne sont que des victimes du destin. Un accident catastrophique chez
nous ne serait pour ces charitables personnes qu'un coup du destin sans responsables et sans coupables.
Dénoncer chez nous ceux qui proclament l'absence absolue de danger du nucléaire occidental, la maîtrise complète de la technologie nucléaire par nos experts, l'impossibilité des catastrophes majeures, l'innocuité totale du
rayonnement, c'est peut-être la façon la plus efficace d'aider ceux, qui, à l'Est, tentent de combattre les nouvelles
bureaucraties pour rendre le bilan un peu moins lourd et pour éviter de nouvelles catastrophes.
Le sarcophage à l'ombre de l'abri
Le sarcophage continue à se corroder et à se désagréger.
Il n'est plus question maintenant de construire un nouveau sarcophage autour de l'ancien mais un « nouvel abri ».
Telle est l'expression officielle adoptée désormais par le gouvernement ukrainien et les experts.
Le concours international lancé par le gouvernement ukrainien pour trouver une solution à la dégradation du sarcophage a été prolongé jusqu'au 26 avril, date anniversaire de la catastrophe. Il s'agit d'une opération bien plus
médiatique que technique.
Les industriels occidentaux tournent autour de Tchernobyl comme « des abeilles dans un pot de miel », disent
les Américains qui sont exclus des retombées financières de la catastrophe. Mais qui va payer ? Le gouvernement
ukrainien en est incapable. On n'a pas entendu dire que l'actuel gouvernement russe prendrait en charge quelque
conséquence que ce soit de Tchernobyl hors de son territoire. Le cahier des charges des travaux à effectuer est des
plus flous et se résume à une seule préoccupation : éviter qu'une quantité importante de radioactivité ne s'échappe
du sarcophage ce qui conduirait à une contamination menaçante pour Kiev et son alimentation en eau, ou du moins
laisser croire que cette menace est maîtrisable grâce à la technologie occidentale.
La construction de l'« abri » intéresse bien évidemment les marchands de béton. Le coût évalué par une firme
française serait compris entre 300 et 600 millions de francs. Le gouvernement français a soutenu la candidature de
Bouyghes et le chantier lui avait même été attribué par les autorités ukrainiennes.
Une autre solution a été envisagée, le démantèlement total. Le coût en serait encore plus élevé, 1 milliard de
francs sur 20 ans. De plus, il faudrait inventer au préalable les moyens à mettre en œuvre et les matériaux nécessaires.
Entre ces deux solutions extrêmes on parle aussi de remplir le sarcophage, non plus cette fois d'une matière plastique, mais d'un béton léger à base d'alumine. Tous ces projets ne tiennent guère compte de la situation réelle et cela
inquiète les spécialistes en sûreté nucléaire qui craignent une solution prise à la légère alors qu'une préexpertise
minutieuse qu'ils évaluent à plus de 10 millions de francs est indispensable.
La mer Noire n'échappera pas
à la contamination
Toute la radioactivité accumulée sur le site de Tchernobyl commence à contaminer les nappes souterraines. Pour
stopper la contamination de la rivière Pripyat des travaux importants ont été réalisés dès mai 1986 : construction de
62
digues et d'un mur souterrain pour empêcher les eaux provenant de la zone proche du réacteur d'atteindre la rivière.
Plus d'une centaine de barrages de filtrage ont été construits sur l'ensemble des rivières pour éviter la migration des
radionucléides vers le lac réservoir de Kiev. Le résultat est un échec car, pendant les crues, les sédiments contaminés passent par-dessus les barrages et se redéposent en aval. Certains barrages ont dû être détruits car ils perturbaient
trop fortement le niveau des eaux des rivières. Le Pripyat est pratiquement perdu et tous les cours d'eau de la région
transportent des limons contaminés vers le Dniepr et donc vers la mer Noire via le réservoir de Kiev. Ces informations alarmantes furent données par le directeur du laboratoire agricole de Polésie A. Volkov et publiées dans les
Izvestia du 26 mars 1990 mais restèrent sans écho.
Désormais la contamination du bassin hydrographique fait partie des préoccupations du gouvernement ukrainien. Le ministre des Affaires de Tchernobyl a exprimé récemment ses inquiétudes concernant la contamination possible des nappes phréatiques par les quelques 800 dépôts sauvages situés à proximité du réacteur. En avril-mai 1986,
il fallait parer au plus pressé et on s'est débarrassé sans précautions spéciales de toutes sortes de matériaux radioactifs qui rendaient impossible l'approche du réacteur en détresse. « C'est un problème sérieux » dit le ministre(1). Mais
d'après Jaurès Medvedev le lessivage du site par les eaux de pluie a déjà contaminé les eaux souterraines(2). Le
ministre admet que les eaux du Dniepr qui alimentent en eau potable plus de 32 millions de personnes en Ukraine
« ont été considérablement contaminées(1) ».
Ainsi, la mer Noire où se jette le Dniepr n'a guère de chance d'échapper à la contamination.
Depuis l'indépendance, il ne semble pas que le gouvernement ukrainien ait réclamé auprès de Moscou les données concernant la contamination de l'eau « potable » de Kiev pendant les semaines qui ont suivi la catastrophe.
Pourtant il est certain que la contamination a été notable. Elle a touché une zone urbaine de 3 millions d'ha- 1. Nucleonics Week, 7 mai 1992.
bitants et est une des composantes majeures pour établir le bilan de l'excès de mortalité à long terme par 2. Zh. Medvedev, Nuclear Engineering International, avril 1991.
cancers de cette population. Le contentieux entre
l'Ukraine et la Russie est lourd mais assez étrange- 3. « Dans ce contexte de haute turbulence, la mise en relation - la
ment Tchernobyl ne fait pas partie du contentieux offi- communication - devient un facteur stratégique de première imporciel entre les deux pays. Ceci n'est paradoxal qu'en tance. Communications internes aux organismes concernés,
apparence. Débattre publiquement de ce genre de pro- communications entre organisations, communications vers le
blème avec les gens concernés déclencherait des « tur- public à travers les médias (ou par voie directe dans les cas d'urbulences », et la maîtrise des turbulents est une néces- gence extrême) : l'expérience montre la nécessité de maîtriser ces
multiples lignes d'information »,
sité de la gestion des accidents majeurs(3).
Patrick Lagadec, (Laboratoire d'économétrie de l'École
Tchernobyl bouleverse bien des concepts : c'est le
Polytechnique),
« Stratégie de communication en situation de
cadavre qui dévore son sarcophage, les digues sont
crise
»,
Annales
des
Mines, oct.-nov. 1986.
bâties en sous-sol pour protéger les rivières, et main(Remarque
:
«
maîtriser
» signifie « se rendre maître de ».)
tenant c'est à l'extérieur de l'« abri » que les gens
espèrent être protégés !
La fermeture de la centrale de Tchernobyl
Les trois réacteurs de la centrale de Tchernobyl, remis en marche après la catastrophe qui a détruit le réacteur
n°4, ont connu de nombreux incidents. Les incendies ont été fréquents. Celui du 11 octobre 1991 a totalement démoli
la salle des machines du réacteur n°2 et réduit le toit du bâtiment à l'état de débris. Pour arriver à un tel résultat un
incendie s'apparente plutôt à une explosion mais le terme est tabou. Le réacteur n°2 a été mis définitivement hors
service.
Les réacteurs n°1 et 3 ont été arrêtés en mars 1992 pour des réparations rendues nécessaires après l'accident de
Sosnovy Bor, en Russie, sur un réacteur identique.
Le 25 mai 1992, le gouvernement ukrainien demandait le démantèlement immédiat de l'ensemble des réacteurs
de Tchernobyl. En juillet, le Président Léonide Kravtchouk passait outre et décidait de faire réparer les réacteurs 1
et 3 afin de les remettre en fonctionnement. L'Académie des Sciences approuva cette décision.
Le réacteur n°3 redémarra après sept mois d'arrêt en octobre 1992. Le Président Kravtchouk ne tint pas compte
de la protestation des experts de la CEE, qui, inquiets, exigeaient l'arrêt des réacteurs. Des réparations importantes
retardèrent le redémarrage du réacteur jusqu'à la mi-décembre 1992. Il fallut remplacer sur les deux réacteurs 3 400
vannes et améliorer la protection contre les incendies. Cela n'empêcha pas le réacteur n°3 de réussir assez rapidement un doublé : deux incendies en 48 heures, bien sûr sans gravité, car ne ravageant que des bâtiments annexes.
Tous ces incendies et incidents divers sont les symptômes d'un matériel peu fiable et d'une gestion incapable d'assurer un minimum de sûreté(4).
Les deux réacteurs qui demeurent encore en fonctionnement à Tchernobyl devraient légalement être définitivement arrêtés en 1993 mais les représentants de l'establishment nucléaire espèrent ne procéder à cette mise à
l'arrêt que bien plus tard.
Le Parlement ukrainien a clairement exprimé sa position pour la fermeture définitive de la centrale de
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Tchernobyl. Cependant les députés n'ont jamais proposé de plan précis pour le démantèlement des réacteurs, ni indiqué les moyens à mettre en œuvre. Rien n'a changé depuis l'indépendance. Le démantèlement de 3 réacteurs en plus
de la charge que représente le réacteur détruit par la catastrophe, est une opération d'une ampleur considérable qui
demande des moyens énormes (techniques, humains, financiers). Exiger la fermeture du site sans aborder explicitement ces problèmes ressemble fort à une opération
politico-médiatique sans grand impact sur les organis- 4. Nucleonics Week du 14 mai 1992 rapporte les impressions de
mes réels du pouvoir mais destinée à calmer l'inquié- Lord Walter Marshall, le président du syndicat international des
tude des populations. En somme, chacune des compo- exploitants nucléaires (WANO), sur l'ambiance qui règne sur le site
santes du système politique jouerait sa partition dans de Tchernobyl. « Les personnels font la navette par train depuis la
ville nouvelle construite pour eux à Slavoutitch jusqu'à la centrale
la « maîtrise des turbulences ».
Au-delà de cette question de la fermeture défini- nucléaire qui paraît pratiquement abandonnée et d'où il n'est pas
tive du site de Tchernobyl, c'est le moratoire nucléaire possible de s'échapper pour une marche dans la campagne. [...] La
qui est remis en cause en Ukraine. Il a été imposé en plupart des employés sont très, très déprimés ; ils ne font pas
1990 pour cinq ans par le parlement ukrainien. Trois grand-chose et je soupçonne qu'ils n'effectuent pas les travaux de
réacteurs de 1000 mégawatts sont quasiment prêts à maintenance qu'ils devraient faire, affirme Marshall. »
être raccordés au réseau. Leur construction s'est poursuivie normalement malgré le moratoire. Pour forcer 5. En signant des contrats prioritaires d'exportation d'électricité,
la décision, le consortium de l'énergie nucléaire EDF menace la France de pénurie en cas de pannes sérieuses sur
(Ukratomenergoprom) fait le chantage à la « pompe à ses réacteurs. Cela lui permet d'accroître encore son parc
devises ». Il a signé des contrats d'exportation d'élec- nucléaire de quelques unités malgré une très forte surcapacité de
.
tricité que manifestement les centrales nucléaires production.
existantes ou celles à charbon ne peuvent assurer.
C'est la technique EDF qui est transposée en 6. Cette situation semble nécessaire au développement de l'industrie nucléaire : totale indépendance pour les décisions, absence de
Ukraine(5).
Le consortium de l'énergie nucléaire fonctionne responsabilité en cas de problèmes majeurs. EDF en a réalisé la
d'une façon quasi indépendante, sans contrainte poli- version « démocratique », le consortium ukrainien, lui, se place
tique ou financière(6). C'est un véritable Etat auto- dans une version « bureaucratique ». Mais les principes sont sennome n'ayant de compte à rendre à personne et n'ayant siblement les mêmes.
pas à envisager d'assumer les conséquences de ses
décisions en cas de catastrophe.
7. En France, il a été créé auprès des Assemblées un « Office
Le comité parlementaire qui avait été créé en 1986 parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologia décidé en 1992 d'étendre ses compétences de sur- ques ». Cela ne change guère les structures réelles du pouvoir
veillance à toutes les questions concernant l'énergie concernant les programmes technologiques mais le personnel polinucléaire. Il y a peu de chances que cela puisse abou- tique espère, par là, donner l'illusion que les représentants élus de
tir à un contrôle sérieux du consortium(7). La « cul- la nation ont un contrôle efficace de la situation ; les populations
ture de la sûreté » ne pèse pas lourd devant le « réa- peuvent leur faire confiance et il n'est pas nécessaire qu'elles interlisme politique ». Pour les chefs des centrales ukrai- viennent directement. C'est une des composantes de la « maîtrise
niennes, avoir peur d'une nouvelle catastrophe ne des turbulences ».
serait faire preuve que d'« un romantisme qui n'a plus
8. Le Monde, 14-15 février 1993.
cours(8) ».
Les experts français ont découvert l'herbe qui peut nettoyer les territoires contaminés !
Des chercheurs de l'IPSN (Institut de protection et sûreté nucléaire, dont la maison mère est le CEA) ont découvert une plante dont les racines piègent efficacement les radioéléments(9). Après un désastre nucléaire, la décontamination d'un territoire est donc assez simple : on engazonne le territoire et on découpe la tranche de sol sur
quelques centimètres, celle qui contient les racines.
Pour un cercle de 30 km de rayon (la zone interdite de Tchernobyl) et une épaisseur de 5 cm, cela représente un
volume de terre d'environ 140 millions de m3. Il suffit alors de retraiter cette masse d'herbe et de terre (et en plus
probablement, quelques objets divers dont les cailloux) pour en extraire les radioéléments. Cela représente une belle
usine ! Bien sûr il faut engazonner rapidement après l'accident pour éviter que les radioéléments s'enfoncent dans le
sol. Il ne faut pas travailler la terre. Il faut inventer une machine qui puisse découper proprement cette fine couche
de terre sans faire trop de poussières sinon la radioactivité se redisperserait. Simple, disent les chercheurs : on vaporise sur le sol un produit qui, en se polymérisant, fait un film plastique protecteur.
En somme, la solution idéale pour gérer les catastrophes futures serait de transformer en golfs engazonnés avec
cette herbe les territoires qui pourraient être exposés à une contamination radioactive autour de chaque site nucléaire.
Cela présente tous les avantages : absence d'obstacles
pour décaper le sol, une terre bien travaillée exempte 9. Le Figaro du 17 septembre 1992, Nucleonics Week du 24 sepde cailloux, etc. Ces chercheurs n'ont cependant pas tembre 1992, Le Monde du 30 septembre 1992, Libération du 10
novembre 1992, etc.
été jusqu'à proposer cette solution bien pratique !
64
Le « syndicat » et la gestion des accidents nucléaires futurs
Le WANO, « syndicat » des exploitants nucléaires, a été créé après la catastrophe de Tchernobyl. Il regroupe
l'ensemble des exploitants afin de mieux gérer la circulation des informations en cas d'accident. Quelques événements récents permettent d'en voir le fonctionnement et la finalité.
Le 24 mars 1992 un accident avec rejets radioactifs à l'extérieur du site s'est produit sur un des quatre réacteurs
de la centrale de Sosnovy Bor en Russie près de Saint-Pétersbourg(10). La contamination a atteint la Finlande, la
Suède, l'Estonie. Les gouvernements ont protesté bien sûr, mais aucune valeur numérique n'a été publiée dans les
communiqués de presse. Dans ces conditions il n'a pas été possible d'évaluer l'importance de l'accident et de ses
conséquences radiologiques. L'Agence internationale de l'énergie atomique ne semble pas avoir joué de rôle dans la
gestion de l'accident, se contentant de publier des communiqués rassurants bien qu'elle ait indiqué par ailleurs que
« l'agence ne [disposait] d'aucune information sur le taux de radioactivité mesuré » (communiqué AFP) et « qu'elle
attendait de plus amples informations [de la part des autorités russes] » (communiqué Reuter).
Entre le 22 et 23 septembre 1992, trois incendies se déclarent dans la centrale bulgare de Kosloduy(11). Une
catastrophe est évitée de justesse. Le WANO dispose sur place d'une équipe permanente d'ingénieurs. Les responsables de la CEE n'apprennent l'événement que deux semaines plus tard. Ils se plaignent auprès du chef de la mission du WANO (un ingénieur EDF) qui réplique pour se justifier : « Je suis là pour aider les Bulgares à faire tourner leurs réacteurs, pas pour jouer les espions. »
Sur ces deux exemples on voit comment ce 10. Roger Belbéoch, « A propos de Sosnovy Bor » (« d'après les
« syndicat », organisme privé indépendant qui n'a de communiqués de presse », La Gazette Nucléaire n°119/120, août
comptes à rendre à aucune autorité responsable, 1992).
nationale, communautaire ou internationale, envisage la circulation des informations en cas d'accident. 11. Libération du 27 octobre 1992.
Le stress et la santé des liquidateurs
Les responsables de l'Institut de biophysique de Moscou et du Centre de médecine radiologique de Kiev sont
obligés d'admettre que les « liquidateurs » ont un profil de morbidité très particulier, décrit comme une « hypertension des mécanismes d'adaptation » favorisant l'accélération du vieillissement, l'augmentation du risque pour le système cardiovasculaire et le système nerveux central. On observe aussi une augmentation des maladies du système
digestif et du système locomoteur(12).
En somme, les liquidateurs sont stressés, pas seulement du point de vue psychique comme on nous le dit toujours, mais aussi du point de vue de leurs mécanismes d'adaptation qui, apparemment, sont déréglés.
On peut dès lors s'étonner de l'insistance avec laquelle les responsables sanitaires rejettent violemment toute
nouvelle tendant à prouver qu'il y a déjà un excès de morts parmi les liquidateurs(13). Pourtant, au cours d'un séminaire international il a été dit : « les effets différés de petites doses [sic] de rayonnement reçues par le personnel
travaillant dans la zone des 30 km ne conduiront pas à
des cancers mais à des dommages sur la santé dont le 12. K. K. Douchoutine. Actes du séminaire international :
résultat sera une baisse de l'aptitude au travail et un « Estimation comparée de l'impact sur l'environnement des radionucléides libérés lors de trois accidents nucléaires, Kychtym,
raccourcissement de l'espérance de vie(12). »
Nous nous sommes peut-être lourdement trompés Windscale, Tchernobyl », p. 787. Luxembourg, 1-5 octobre 1990.
en évaluant les excès de mortalité par les cancers 13. Ilya Likhtaryov : « Le nombre de morts, 6 à 8 000, parmi 130 à
radio-induits chez les liquidateurs. Il est possible 180 000 liquidateurs est normal et analogue à celui qui serait
qu'un grand nombre d'entre eux meurent par suite d'un observé dans une population de contrôle [n'ayant pas été irra« raccourcissement de l'espérance de vie » avant que diée] », Nucleonics Week, 7 mai 1992.
les cancers n'aient eu le temps de s'exprimer...
La contamination des territoires
A partir des données publiées par le pouvoir central(14) nous avions indiqué qu'environ 4,5 millions de personnes vivaient dans les trois Républiques sur des territoires contaminés.
D'après des données plus récentes il apparaît que cette estimation est trop faible(15)(16). Le nombre de personnes concernées en Ukraine serait deux fois plus élevé que celui établi par Moscou, en tout 2,5 millions de personnes. Par ailleurs en Fédération de Russie près de 2,5 millions d'habitants de 15 régions sont enregistrés comme vivant
dans des zones contaminées par Tchernobyl. Avec les 2,2 millions de Biélorusses cela fait donc plus de 7 millions
de personnes pour les trois Républiques.
Tout ceci suppose qu'on fasse confiance aux données officielles et surtout que l'on ne tienne compte que des territoires considérés légalement comme contaminés (contamination surfacique en césium 137 supérieure à 1 Ci/km2).
Mais en dehors de ces territoires la contamination n'est pas nulle et sans danger.
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En Ukraine la superficie contaminée est de 50 000 km2 (5 millions d'hectares) dont 30 000 km2 de terres cultivées et 20 000 km2 de forêts. En Biélorussie 40 000 km2. Pour ces deux Républiques la contamination (supérieure
à 1 Ci/ km2) couvre 16 % de la surface de la France.
Les cartes de limitation de cueillette des champignons sont instructives car elles débordent les zones considérées comme non contaminées. Si nous nous intéressons aux champignons ce n'est pas seulement parce que là-bas les
champignons sont très prisés et de consommation plus courante que chez nous, mais c'est aussi parce que les champignons sont des indicateurs très sensibles de la contamination radioactive.
En Biélorussie la cueillette des espèces connues pour concentrer les radionucléides est particulièrement balisée
pour chacune des six régions par les chercheurs de l'Institut de botanique expérimentale. Une première carte a été
publiée dans les journaux en mai 1990, (schématisée p. 37). Un an plus tard d'autres recommandations sont énoncées(17) : certains champignons dits « accumulateurs » sont interdits de cueillette sur toute la République. Même
sur des sols considérés comme « normaux » car faiblement contaminés par rapport au niveau légal (de 5 à 10 fois
moins), ces champignons dépassent les normes
« admissibles » de contamination en vigueur dans la 14. S.T. Belyayev, V. F. Demin « Les conséquences à long terme
République. Comme ces normes ont été abaissées des contre-mesures et leur efficacité », Actes de la conférence
entre 1990 et 1991, on pouvait penser que c'est cette internationale sur les accidents nucléaires et le futur de l'énergie.
sévérité des normes qui les rendait incomestibles. En Leçons tirées de Tchernobyl, Paris, 15, 16 et 17 avril 1991. (Cf.
fait il n'en est rien, il aurait fallu interdire ces cham- supra note 18.)
pignons bien avant.
Il n'est pas évident que la population connaisse 15. Andri Boulgakov, expert auprès de la commission ukrainienne
bien toutes les subtilités mycologiques développées chargée de la catastrophe de Tchernobyl. Communication personnelle.
par les scientifiques.
On ne parle en général que de la contamination
par le césium 137 et très peu du strontium 90. Ce ne 16. Nucleonics Week, 7 mai 1992.
sont pas les seules sources d'exposition. En
Biélorussie méridionale (région de Gomel) il est 17. D'après le journal Minsk-Soir, 26 août 1991. Information
signalé que les travaux agricoles remettent en suspen- communiquée au GSIEN par A. Villain (scientifique du Secours
sion dans l'air des particules de plutonium déposées populaire en mission en Biélorussie).
sur le sol. Il en résulte des concentrations dans l'air 18. L. A. Chunikin et al. « Concentration du plutonium au cours des
supérieures aux normes, même quand le niveau de travaux agricoles », Symposium international sur les particules
contamination surfacique est considéré comme « nor- chaudes, Znojno, Tchécoslovaquie, 12-16 octobre 1992.
mal(18) ».
Les évacuations récentes
Peu d'informations ont été données récemment concernant les « réimplantations ».
D'après le ministère ukrainien des Affaires de Tchernobyl à Kiev, au 9 mars 1993 le nombre total de personnes transférées depuis 1989 serait de 98 000. Ce chiffre correspond sensiblement à l'ensemble des habitants vivant
sur des zones contaminées à plus de 15 Ci/km2 en césium 137 si on se fie aux renseignements obtenus(15) et qu'il
fallait évacuer obligatoirement d'après la loi de février 1991. Il est certain que des habitants de zones moins contaminées ont tenu à bénéficier des possibilités de transfert volontaire garanties par la loi, mais nous ignorons leur
nombre et les conditions de ces transferts.
Il a donc fallu évacuer trois à sept ans après Tchernobyl le même nombre d'habitants qu'au lendemain de la
catastrophe.
En Biélorussie l'évacuation des zones les plus contaminées s'est achevée au cours de l'année 1991(19). Environ
22 000 habitants de 174 localités. Cela incluait les villages où les terres agricoles sont contaminées à plus de
40 Ci/km2 (voir les cartes) ainsi que les villages où la vie socio-économique devenait difficile par suite du transfert
d'autres localités. Comment en effet continuer à vivre quand, aux alentours, disparaissent pour cause d'évacuation,
école, dispensaire, magasins, poste, etc.
D'après le programme élaboré en 1989 tous les habitants des zones sous contrôle permanent (96 500 personnes)
devaient être évacués jusqu'en 1995. Un transfert partiel a été réalisé des zones où il est impossible d'obtenir des produits « propres » ; des familles avec des enfants de moins de 15 ans ont aussi été évacuées.
C'est en Biélorussie que la situation est la plus critique car les niveaux annuels d'exposition peuvent atteindre
5 mSv même actuellement dans certaines zones. D'après le statut élaboré par la république de Biélorussie les terres
trop contaminées sont mises hors d'exploitation. Des privilèges sont accordés aux habitants (réduction d'impôts,
allocations, etc.).
Pour ces zones, l'Institut de recherche scientifique de la médecine des radiations du ministère de la Santé et le
Comité central de la Croix-Rouge de Biélorussie, ont élaboré des recommandations très précises d'hygiène dans le
but d'abaisser la charge corporelle en radionucléides : conseils pour avoir une nourriture équilibrée avec des vitamines, indications sur la façon de préparer la viande, etc. Certains conseils sont surprenants : il est indiqué que les pro-
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duits de la mer, tels les calamars et les algues, favorisent la résistance de l'organisme à la radioactivité. Est-ce facile
de se procurer des calamars en Biélorussie ?
Il faut bien sûr éviter de fumer et de consommer de l'alcool, dormir suffisamment : « Une organisation rationnelle du travail, du mode de vie, du repos et de la nourriture apparaît comme une condition obligatoire pour la prévention de l'influence nuisible des conséquences radioactives de la tragédie de Tchernobyl(19). »
Nous ignorons le nombre de personnes concernées par ces recommandations. On peut supposer qu'il s'agit des
dizaines de milliers d'habitants non encore évacués.
Quant à la Fédération de Russie où 110 000 personnes auraient dû être évacuées de la région de Briansk d'après
une résolution du Soviet suprême de novembre 1990, les décisions ne s'y prennent que très lentement. Ce n'est que
le 25 décembre 1992 que le gouvernement de la Fédération de Russie a défini le statut des habitants des territoires
contaminés(20). L'évacuation est obligatoire là où la contamination en césium 137 dépasse 40 Ci/km2 (les habitants
n'ont donc pas déjà été évacués) et où l'équivalent de dose efficace peut dépasser annuellement 5 mSv. Ailleurs, où
la contamination est plus basse, les habitants ont le droit de déménager dans une autre région.
Les recommandations qui sont faites aujourd'hui aux habitants de la Fédération de Russie sur l'utilisation du
bois, la cueillette des baies et des champignons, etc., sont banales pour les Ukrainiens et les Biélorusses depuis trois
et même quatre ans.
Les responsables de la gestion postaccidentelle 19. Des valeurs précises provenant du soviet de Moghilev ont été
ont laissé des centaines de milliers de gens vivre sur communiquées au GSIEN par A. Villain. Ces valeurs recoupent
des territoires qui sont considérés actuellement celles du programme défini par le gouvernement biélorusse en juilcomme dangereux. La santé de ces habitants aurait été let-octobre 1989 (voir la Gazette Nucléaire n°100, mars 1990).
beaucoup mieux protégée s'ils avaient été évacués dès
Recommandations « pour la population vivant sur le territoire
1986. Tous ces retards accumulés par le pouvoir cen- contaminé par les radionucléides (Institut de recherche scientifique
tral soviétique et finalement acceptés par les nou- de la médecine des radiations du ministère de la santé Biélarus,
veaux pouvoirs indépendants, s'apparentent à de véri- Comité central de la Croix Rouge Biélarus) ».
tables crimes car ils conduisent à augmenter le nombre de personnes qui seront condamnées à mourir de 20. Rossiskaya Gazieta, 2 février 1993.
cancers radio-induits.
Les problèmes de santé,
une simple affaire de radiophobie ?
Il a finalement été admis, même par les autorités du pouvoir central(14) que l'augmentation de morbidité était
bien réelle en Ukraine et en Biélorussie. Les systèmes de régulation endocrinien, immunitaire, cardiovasculaire sont
perturbés. On observe un accroissement des affections de la peau, des maladies auto-immunes, des maladies infectieuses. Les pathologies chroniques naso-pharyngées ont été décuplées en Biélorussie surtout chez les enfants. Nombreux sont les cas d'anémie. Une augmentation de l'incidence des leucémies est rapportée. Les problèmes thyroïdiens
graves se soldent désormais par l'apparition des cancers de la thyroïde.
On ne peut plus parler de radiophobie. Les analyses de sang des habitants des zones sous contrôle montrent la
présence de divers radionucléides(15). Les autopsies effectuées en Biélorussie révèlent des radionucléides dans différents organes. Outre le césium 137 on trouve aussi du plutonium et du strontium 90 chez les habitants des régions
de Gomel et de Moghilev et cette charge ne diminue pas au cours du temps ce qui implique une contamination chronique par la nourriture et par inhalation(21).
Le nombre de nouveaux-nés avec une anomalie
du système nerveux central est en augmentation et ces 21. E. Konoplya, communication au séminaire tenu à Luxembourg,
défauts sont aussi responsables d'avortements sponta- 5 octobre 1990. Gazette Nucléaire n°109/110, juin 1991, p. 8.
nés(15). Un programme spécial de surveillance des
nouveaux-nés et de diagnostic prénatal a été instauré.
Alerte : nombreux cas de cancer de la thyroïde
cher les enfants en Biélorussie (Biélarus)
Deux lettres publiées dans la revue scientifique britannique Nature en septembre 1992(22) ont fait des remous
dans les milieux médicaux et scientifiques liés à la radioprotection. Elles faisaient état d'une fréquence anormalement élevée de cancers de la thyroïde apparus depuis 1986 chez les enfants en Biélorussie et qui pouvait être due
à Tchernobyl. Or, l'apparition de ces cancers n'était
22. Bella Belbéoch, « En Biélorussie : cancers de la thyroïde chez
attendue qu'au bout de 8 à 10 ans.
La publication est inhabituelle car elle comporte les enfants », Galette Nucléaire n°119/120, août 1992.
Nature, 3 sept. 1992, vol. 359, p. 21-22.
deux parties :
67
- une lettre de médecins biélorusses rapportant leurs observations,
- une lettre de cinq médecins en mission en Biélorussie sous les auspices de l'office européen de l'OMS et du
gouvernement suisse, qui confirme les résultats de leurs collègues biélorusses.
En somme, il a fallu l'aval de scientifiques occidentaux réputés pour que soient rendues crédibles les données
rapportées par les médecins de Biélorussie. Pour ces derniers, l'augmentation de la fréquence des cancers de la thyroïde chez les enfants, survenant dans les quelques années suivant l'exposition aux isotopes d'iode radioactif, bien
qu'inattendue n'en est pas moins réelle.
Leur conclusion : « Nous pensons que la seule explication réaliste pour cette augmentation de la fréquence des
cancers de la thyroïde est qu'elle est une conséquence directe de l'accident à Tchernobyl. »
Les médecins occidentaux confirment dans leur lettre les données de leurs collègues. En voici quelques
extraits :
« Nous pensons qu'une amélioration du dépistage ne peut qu'avoir joué un rôle mineur dans l'incidence enregistrée des cancers de la thyroïde. La proportion de nodules réséqués [enlevés chirurgicalement] qui sont cancéreux est élevée et c'est un type de tumeur agressif. Le rapport entre le nombre de
cancers de la thyroïde des enfants et celui des adultes a augmenté d'une façon dramatique, bien qu'il y
ait actuellement des signes d'augmentation de l'incidence des cancers de la thyroïde chez des patients
de plus de 15 ans. La fréquence observée excède de beaucoup l'incidence naturelle de cette maladie chez
les enfants de moins de 15 ans qui est d'environ 1 cas par an par million d'enfants. Dans la région administrative de Gomel (population totale : 2,5 millions), région de Biélarus qui a reçu les plus fortes retombées de Tchernobyl, l'incidence a été de 80 pour 1991 et les 6 premiers mois de 1992. »
[...] L'effet combiné du niveau élevé de rayonnement par les retombées radioactives et du nombre
important de personnes exposées peu de temps après l'émission du panache font de Tchernobyl un événement sans précédent. Aux îles Marshall, bien que les doses aient été probablement comparables, le
nombre de personnes exposées a été beaucoup plus faible de plusieurs ordres de grandeur. Dans le cas
de l'accident de Windscale (maintenant Sellafield) le nombre de personnes exposées a été important
mais les doses ont été plus faibles et aucune étude adéquate des effets à long terme de la thyroïde n'a
encore été rapportée. D'autres études sur les retombées des tests de bombes et accidents nucléaires
(comme celui de Three Mile Island) n'ont pas conduit à des résultats concluants. Une relation étroite
entre la dose de rayonnement et l'incidence des cancers a été fournie par l'étude des survivants japonais
des bombes atomiques mais le rayonnement reçu était essentiellement externe et la contribution des
retombées est incertaine.
Nous pensons que l'expérience vécue en Biélarus suggère que les conséquences des effets carcinogènes des retombées radioactives sur la thyroïde humaine, particulièrement celle des fœtus et des jeunes enfants, sont beaucoup plus élevées que ce que l'on pensait auparavant. »
La lettre des médecins en mission en Biélorussie contredit manifestement les publications de l'Agence de
Vienne qui concluent inexorablement que la catastrophe de Tchernobyl n'a eu aucune conséquence sanitaire en
Biélorussie, Ukraine et Russie. C'est la première fois que des experts occidentaux apportent leur aide aux médecins
de l'ex-URSS. Cette aide est particulièrement précieuse car la pression est très forte, venant de partout, pour camoufler la réalité(23).
Le nombre élevé de cancers de la thyroïde déjà 23. Des médecins occidentaux désirent collaborer avec des méderecensés en Biélorussie alors qu'on se trouve au début cins biélorusses et ukrainiens, mais il n'est pas évident qu'ils
de l'expression de cette maladie, reflète vraisembla- n'aient pas les a priori de certains responsables de médecine
blement l'étendue de l'irradiation : des centaines de nucléaire. Dans le cadre d'un article sur les enfants de Tchernobyl
milliers d'enfants et d'adultes, voire des millions, ont (300 enfants ont été reçus dans la région Nord durant l'été) et sous
reçu des doses élevées à la thyroïde. C'est une « expé- le titre « "Les enfants de Tchernobyl ne sont pas malades des
rimentation à grande échelle ». Comme l'indiquent les radiations", affirment le Pr Vergnes et le Dr Coequit, responsables
auteurs : « Les études des effets de l'irradiation de Médecine Nucléaire à l'hôpital B à Lille. [... ] » le Pr Vergnes se
externe sur la thyroïde des habitants des îles Marshall déclare prêt au cours de l'interview à aider à la création d'un nouet des survivants japonais des bombes atomiques, sug- veau dispensaire à Kiev afin de rassurer les familles et « prouver
gèrent que l'incidence du cancer de la thyroïde en qu'il ne se passe rien [...] en sachant très bien qu'on ne trouvera
Biélarus sera accrue pendant de nombreuses années. » pas de causes radiopathologiques ». Plus loin il poursuit « il n'y a
Les cancers de la thyroïde chez les enfants sont, plus aucune équipe qui fasse des recherches sur les conséquennormalement, relativement rares tout comme les leu- ces sanitaires de Tchernobyl du point de vue radiologique (effet
cémies. Tout excès de ces cancers est donc une pré- des radiations). On sait que les doses ont été trop faibles ». Nord
somption très forte d'une importante exposition au Éclair, 13 août 1992.
rayonnement. Cette irradiation ne s'est pas limitée à la
C'était trois semaines avant la parution de l'article de
thyroïde, tous les organes ont dû être atteints et d'au- Nature ! Il est inquiétant de savoir que ce professeur assure la restres types de cancers ont dû être radio-induits non seu- ponsabilité de l'enseignement de la médecine nucléaire pour toute
lement chez les enfants mais aussi chez les adultes. la région Nord. Connait-il les fondements de la méthode expériMais l'excès de ces cancers sera beaucoup plus diffi- mentale préconisée par Claude Bernard ? On peut en douter.
68
cile à mettre en évidence car leur temps de latence est plus élevé et ils s'ajouteront à des cancers naturellement plus
fréquents. Ce n'est pas parce qu'ils seront difficiles à mettre en évidence statistiquement qu'ils n'en seront pas réellement mortels.
Les cancers de la thyroïde chez les enfants, doivent, comme les leucémies, être considérés comme des bio-indicateurs précoces de l'impact sanitaire de l'accident nucléaire permettant d'apporter des précisions au bilan général.
Les insubmersibles reviennent
Durant les mois qui ont suivi la catastrophe, c'est à qui tenait les propos les plus violents en Ukraine pour dénoncer l'affreux ministre de la Santé, Anatoli Romanenko. Il avait caché l'étendue du désastre et ses conséquences sanitaires. Il fut limogé, mais on ne met pas un tel personnage au chômage. Il fut aussitôt nommé à Kiev, directeur du
centre de recherche de médecine radiologique. Il est ainsi devenu le responsable en chef du conseil interministériel
chargé d'expertiser les dossiers des liquidateurs malades et qui réclament une pension d'invalidité pour des troubles
de santé apparus après leur intervention sur le site de Tchernobyl. A. Romanenko a été tellement efficace dans la
dénégation de toute relation de cause à effet entre l'état de santé des liquidateurs et leur irradiation qu'un certain nombre d'entre eux se sont mis en grève de la faim en janvier 1990 pour faire cesser ce scandale et pour que « leurs plaintes ne soient pas examinées par ceux-là mêmes contre qui elles sont dirigées(24) ».
A la fin de novembre 1992, à Kiev, la réunion plénière de l'Académie des sciences élisait à mains levées les
nouveaux titulaires et les membres correspondants. Des témoins ont décrit l'atmosphère de la séance : « C'était ridicule et honteux de voir les hommes de science se cacher pour ne pas prendre part au vote. Le quorum ne fut pas
atteint et la réunion fut reportée au 25 novembre. Cette fois ils ont voté(25) » et Romanenko a été élu membre titulaire. Dans la foulée, l'endocrinologiste Nicolay Tronko fut élu membre correspondant. Ce personnage est l'un des
92 signataires de la pétition adressée à M. Gorbatchev pour justifier les mesures prises par L. Iline, le responsable
de la radioprotection en URSS, afin de réduire considérablement le nombre des habitants à évacuer des zones contaminées. Cette pétition avait pour but de contrer la position de nombreux scientifiques biélorusses et ukrainiens qui
contestaient les décisions du pouvoir central parce qu'elles ne protégeaient pas correctement la santé de la population. Si on les avait écoutés il aurait fallu évacuer près d'un million de personnes. Parmi les contestataires il y avait
un bon nombre d'académiciens. Tout est donc rentré dans l'ordre, la communauté scientifique a retrouvé son unité
et sa sérénité. Ce fut peut-être douloureux pour certains, mais c'est librement, en dehors de toute contrainte d'un
pouvoir autoritaire qu'ils ont pris la décision d'oublier le passé.
En Biélorussie la situation semble similaire. Des scientifiques qui s'agitaient beaucoup pour faire connaître la
situation dégradée de la santé dans les régions contaminées et les pathologies qu'ils y observaient, sont maintenant
muets et il est impossible d'obtenir d'eux des rapports écrits correspondant à leurs déclarations parfois fracassantes
dans des colloques internationaux.
Lorsque des scientifiques biélorusses, ukrainiens 24. Dossier « Téléthon pour Tchernobyl », Bureau soviétique
ou russes font état publiquement de leurs observa- d'information, avril 1990, Paris ; Gazette Nucléaire n°109-110, juin
tions, le Commissariat à l'énergie atomique et d'autres 1991.
organismes sont rapidement prêts à les aider en fournissant le matériel et les crédits qui leur font défaut. 25. Vladimir Kolinko et Gueorgui Chkliarevsky, présentation de
Est-ce l'explication du mutisme qu'on observe alors leur livre Rien que la vérité, Tchernobyl inconnu.
chez les scientifiques ?
Conclusion
Les années qui suivirent le désastre d'avril 1986 avaient vu l'irruption des populations dans la gestion de la crise,
forçant les pouvoirs locaux à fournir quelques informations sur l'état de la contamination des territoires et à élaborer des lois pour gérer la crise. Ces lois furent rédigées sous la pression populaire. Elles étaient bien plus le reflet de
la situation sanitaire telle qu'elle était perçue dans l'immédiat et des conditions sociales qui en résultaient, que l'expression de la volonté des hommes politiques de gérer la crise pour protéger au mieux la population. A ce titre ces
lois présentent un grand intérêt, même s'il était évident dès l'origine que très peu de leur contenu allait être réellement mis en vigueur.
Les pouvoirs locaux n'avaient pas déterminé les moyens nécessaires à l'application de ces lois ce qui les réduisait à l'état de construction abstraite à fonction purement démagogique. Ils demandaient au pouvoir central soviétique de financer les mesures prévues par la loi, mais tout cela restait du domaine de l'incantatoire.
On exigeait le jugement des coupables. C'étaient les responsables de la gestion postaccidentelle qui étaient principalement visés et non les responsables de la catastrophe, concepteurs et exploitants de la centrale. Des procès
étaient promis au peuple mais les responsables continuaient à assumer leurs fonctions sans guère de problème. Ainsi
le directeur de la centrale de Tchernobyl qui a été condamné au cours d'un procès à huis clos a été remis en poste.
On peut se poser des questions : manque-t-on à ce point de gens « compétents » ? Est-ce la reconnaissance que sa
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culpabilité dans la catastrophe était finalement mineure ? Est-ce pour le récompenser de sa remarquable discrétion
concernant les véritables responsables ?
L'indépendance des Républiques n'a rien changé à la situation, bien au contraire. La pénurie généralisée qui
régnait avant s'est aggravée, permettant de calmer les gens dans leurs revendications pour obtenir de la nourriture «
propre » ou pour exiger leur évacuation et leur installation avec logement et emploi sur des territoires moins contaminés. A cette pénurie s'est ajoutée, après l'indépendance, le désespoir de la population devant l'absence de toute
perspective politique. Les responsables n'ont pas été jugés et ne le seront pas, les décisions prises il y a quelques
années sous la pression populaire ne seront pas appliquées, les moyens pour améliorer la situation n'existent pas et
il est impensable que les successeurs du pouvoir central en Russie les fournissent.
Les manifestations ont cessé en Ukraine et en Biélorussie. Les mouvements écologistes (Le Monde Vert, en
Ukraine) se sont englués dans la gestion politique. Mais la situation est assez paradoxale. Malgré l'apathie des populations préoccupées par des problèmes de survie quotidienne, les organismes gouvernementaux continuent de prodiguer des conseils d'hygiène de radioprotection. En Russie où le calme de la population avait permis aux autorités
de rester muettes, les organismes officiels commencent à publier des recommandations et définissent enfin le statut
des habitants des zones contaminées.
On aurait pu croire que l'apathie des populations allait faire disparaître tous ces problèmes des préoccupations
politiques. Il est possible que la situation soit plus complexe et beaucoup moins stable qu'il n'y paraît. Les responsables politiques qui, jusqu'à présent n'ont pas fait grand-chose, doivent craindre un réveil brutal de la population
au cas où la situation sanitaire continuerait à s'aggraver. Les consignes d'hygiène préconisées par les autorités laissent entendre que le respect de certaines règles pourrait atténuer, voire éviter les effets redoutés de la radioactivité.
La responsabilité des autorités, en cas de dégradation de la situation, ne pourrait ainsi être mise en avant, seul le nonrespect des règles qu'elles avaient recommandées serait la cause des dégâts sanitaires. La population serait, en fin de
compte, responsable des maux qu'elle devrait subir. En fait, le seul remède efficace contre la contamination chronique demeure l'évacuation des populations vers des territoires non (ou moins) contaminés. Et encore, cela n'annulerait pas l'effet des doses déjà reçues et l'effet des radioéléments déjà ingérés et inhalés. Cela éviterait d'ajouter des
dommages supplémentaires à ceux qui sont déjà inscrits dans les cellules.
Les textes officiels de la République de Biélarus (Biélorussie) émanant de l'Institut de recherche scientifique de
la médecine des radiations du ministère de la Santé, détaillent les consignes d'hygiène pour la population vivant sur
le territoire contaminé par les radionucléides et sont explicites en ce qui concerne la nocivité du rayonnement pour
la santé. Cependant, ils évitent soigneusement d'expliquer aux populations touchées par les contaminations, la nature
de ce qu'elles doivent craindre. Comment dire aux gens que le rayonnement reçu pendant le passage des nuages
radioactifs puis par les dépôts sur le sol et l'absorption chronique des radioéléments a déjà causé des dégâts dans leur
corps ? Ils demeureront latents pendant plus ou moins longtemps et certains d'entre eux pourront « s'exprimer » sous
forme de cancers. Et il n'y a pas grand-chose à faire.
L'absence de décisions efficaces prises rapidement dès les premiers moments de la catastrophe a considérablement amplifié les dégâts et la responsabilité des autorités centrales et locales est directement engagée. Remarquons
cependant qu'en Biélorussie la décision d'évacuation des femmes enceintes et des enfants des zones proches de
Tchernobyl a été prise, sans l'autorisation de Moscou, mais n'a été que temporaire. Si un grand nombre de gens meurent de cancers dans quelques années c'est parce que les autorités n'ont pas pris les décisions correctes. Un tel langage déclencherait certainement dans la population des réactions violentes que les pouvoirs politiques auraient beaucoup de mal à gérer sans s'appuyer sur des structures autoritaires bien plus efficaces que celles de l'ancien pouvoir
bureaucratique.
Les temps de latence pour le développement des cancers étant longs, ils ne peuvent apparaître que si les gens
qui ont été irradiés vivent suffisamment vieux. Un accroissement de mortalité par autres maladies tendrait donc à
rendre moins évident l'effet cancérigène. La pénurie des moyens sanitaires s'ajoutant aux autres pénuries ne peut
qu'aider les pouvoirs publics à gérer les effets à long terme de la catastrophe. Un contrôle strict sur les statistiques
de mortalité deviendra bien évidemment une nécessité
pour raison d'État(26).
26. Roger Belbéoch, « Du risque majeur à la société autoritaire »,
Ainsi, les victimes de Tchernobyl vont mourir L'homme en danger de science ?, Manière de voir n°15, Le Monde
sans savoir ce qui les tue et dans les mensonges et l'in- diplomatique, mai 1992.
différence de ceux qui sont responsables de leur mort.
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TÉMOIGNAGES
Leonid
[...] Exemple de Leonid, soldat du contingent, affecté du 1er au 30 mai 1986 à la centrale, décrit par sa mère
Olga :
- début juin 1986 : mauvaise mine, toux, étouffements, asthénie, anorexie, apathie ;
- de janvier à juillet 1987 : toux nocturne incessante, épouvantables céphalées, anorexie quasi totale, chute très
importante des cheveux, douleurs lombaires et cervicales, douleurs des membres inférieurs, gastralgie, nervosité et
asthénie. A cette époque, Olga rencontre d'autres conscrits, amis de son fils ayant travaillé à Tchernobyl. Ils ont
comme lui des maux de tête et des chutes de cheveux importantes.
- de juillet à décembre 1987 : chute de 22 dents ;
- 18 décembre 1987 : fin du service militaire ;
- juin 1988 : aucun traitement n'est possible mais on lui annonce que son état de santé est grave et qu'il n'est pas
question d'avoir un enfant pendant trois ans ;
- juillet 1988 : perte de huit kilos ;
- 26 juillet 1988 : décès brutal à son domicile, deux ans après son séjour à la centrale.
Pour les médecins questionnés par sa mère il est évident que le décès est dû à la maladie des rayons. Olga est
donc offusquée de lire sur le certificat de décès donné par la morgue : « empoisonnement par une substance toxique inconnue ». [...]
Martine Deguillaume, « Tchernobyl, noire transcendance », L'Intranquille n°1, Paris, 1992, pp. 228-229.
Vladimir S.
[...] Observation de Vladimir S. qui se trouvait à Kiev en février 1990, à l'hôpital n°25, dont le service des maladies infectieuses a été, comme beaucoup d'autres, transformé à la hâte en service de soins aux irradiés. Son médecin nous a ainsi présenté son histoire :
« Vladimir S. se trouvait dans la nuit du 25 au 26 avril à 700 mètres du réacteur de la centrale. Il se préparait à
aller à la pêche. Immédiatement après l'explosion, il est sorti dans la rue pour voir ce qui se passait, a été "saupoudré" de quelque chose de noir, est entré dans un bâtiment, s'est lavé de tout cela et est sorti de nouveau. Il s'est dirigé
vers le réacteur à une distance d'environ 250 m, où il est resté pendant environ dix minutes. Une demi-heure plus
tard, il s'est mis à avoir des nausées, à vomir, à présenter une diarrhée. Il est revenu sur la route, a attendu une voiture pendant un quart d'heure. Il s'est rendu à la polyclinique n°126 le 27 avril, il est hospitalisé à la clinique n°6 de
Moscou, où un diagnostic est établi :
« maladie aiguë des rayons stade 3. Irradiation principalement externe et uniforme par rayons gamma et bêta
avec application de radioéléments à la surface du corps, syndrome de la moelle osseuse stade 3, syndrome oropharynx stade 3, brûlures 1er et 2e degré de la peau du cou, de la poitrine, des deux mains, des avant-bras et des bras,
des jambes, des pieds et partiellement des cuisses. D'après la dosimétrie biologique, la dose reçue est de l'ordre de
540 rem.
Quatre ans après, le patient est soigné alternativement dans la clinique n°6 de Moscou et dans la clinique n°25
de Kiev. En 1987 a été effectuée une greffe de peau sur les deux tiers de la jambe droite. Trois à quatre mois plus
tard sont apparus des ulcères à l'emplacement de la greffe. Apparition périodique d'ulcères suintants sur les deux
jambes, avec œdèmes.
Il présente en outre :
- une cataracte des rayons aux deux yeux ;
- une ischémie coronarienne avec angor de décubitus et d'effort ;
- un prurit aux jambes, des arthralgies et des insomnies à cause de ces douleurs ;
- essoufflement, faiblesse générale, fatigue, douleurs périodiques de l'hypochondre droit, maux de tête, étourdissements, baisse de mémoire, irritabilité. » [...]
Martine Deguillaume, « Tchernobyl, noire transcendance », L'Intranquille n°1, Paris, 1992, pp. 230-231,
1992.
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Les « purs » et les « impurs »
Fin avril 1986 [...] Le district de Naroditchi de la région de Jitomir ne faisait pas partie de la zone d'évacuation : ses villages les plus proches sont situés à 50 km de la centrale de Tchernobyl, et les plus éloignés à 90 km.
Mais le 26 avril 1986, il soufflait un vent d'est qui apporta un nuage radioactif. A l'heure actuelle [février 1989],
dans ce district, il y a des endroits où la radiation enregistrée à la surface du sol dépasse 80 curies par km2. [...]
- C'est un bureaucrate dont le bureau se trouve loin de ces terres qui a dû inventer la division des villages en «
purs » et « impurs », m'a dit avec amertume le secrétaire du comité de district du parti. La poussière radioactive est
balayée d'un lieu vers un autre par le vent, charriée par les cours d'eau après la pluie, répandue par le bétail et les
moyens de transports. [...]
A la ferme du kolkhoze Petrovski, on m'a montré un porcelet dont la tête ressemblait à celle d'une grenouille :
à la place des yeux il y avait des excroissances tissulaires où l'on ne distinguait ni cornée ni pupille.
- C'est un de nos nombreux monstres, m'a expliqué Piotr Koudine, vétérinaire du kolkhoze. Ordinairement ils
meurent aussitôt venus au monde, mais celui-là vit encore.
La ferme est petite : 350 vaches et 87 porcs. En cinq ans avant l'accident nucléaire, on n'y avait enregistré que
trois cas de monstruosités parmi les porcelets et pas un parmi les veaux. En un an après l'accident, il y a eu 64 monstres : 37 porcelets et 27 veaux. Dans les neuf premiers mois de 1988 : 41 porcelets et 35 veaux. Ces derniers naissent le plus souvent sans tête ni extrémités, sans yeux ni côtes. Les porcelets sont exophtalmiques, ont le crâne
déformé, etc.
- Et que disent les savants ? A Kiev on a créé un institut spécial de radiologie agricole.
- Ils n'ont pas manifesté un intérêt particulier pour notre ferme, m'a répondu Piotr Koudine. Ils ont examiné plusieurs cadavres de nouveau-nés monstrueux et déclaré que ce phénomène pouvait être provoqué par des centaines
de causes n'ayant rien à voir avec la radiation. Je suis vétérinaire, donc je le sais moi aussi, mais les statistiques de
la monstruosité m'obligent à distinguer une cause bien déterminée. Car les fourrages sont produits par des champs
contaminés par les radionucléides. Et puis, les responsables du stockage refusent notre bétail car les doses de radiations qu'il a reçues sont supérieures à la norme. [...]
Voici les statistiques des services médicaux du district de Naroditchi : 35 % de sa population ont reçu une dose
de 1 à 2 microcuries de césium 137, plus de 4 % de 3 à 5 microcuries, et presque 4 % de 5 à 10 microcuries. Plus
de la moitié des enfants dans ce district souffrent d'affection de la glande thyroïde, dont beaucoup l'ont au deuxième
ou troisième degré. [...]
- Nos médecins, m'a déclaré Anatoli Melnik, notent l'aggravation de maladies chroniques parmi la population,
ainsi que la convalescence difficile des personnes ayant subi des interventions chirurgicales. On a vu doubler la
moyenne annuelle de maladies cancéreuses et notamment le nombre de cancers de la lèvre et de la cavité buccale.
Les conditions dans lesquelles nous habitons sont-elles normales ou non ? Si elles sont anormales, il faut des
mesures de grande envergure, car ce qui se fait est insuffisant.
Il faut asphalter toutes les routes et toutes les aires utilisées pour les travaux agricoles. Pour le moment, on n'a
même pas fait un quart de ce travail. On installe trop lentement le réseau de gaz dans les localités dont la population
se sert encore principalement de poêles à bois. On s'est contenté de recommander à la population de laver les bûches
avant de les utiliser et de ne pas utiliser leurs cendres comme engrais.
Il existe une multitude d'autres problèmes que le district est incapable de résoudre lui-même. Pourquoi, par
exemple, les paysans ayant subi des pertes énormes par la faute des énergéticiens sont-ils obligés de dépenser leur
argent pour acheter des tracteurs à cabines hermétiques ? De telles cabines coûtent 1 400 roubles et il en faut des
centaines.
Les autorités locales ne peuvent pas légitimer un congé allongé pour les habitants du district, bien que la pratique prouve qu'un mois et demi ou deux mois passés en dehors de la région contaminée permettent d'éliminer très
efficacement le césium 137. [...]
Vladimir Kolinko, « Les séquelles », article paru dans Les Nouvelles de Moscou du 19 février 1989 (édition
française : n°8), reproduit dans La Gazette Nucléaire n°96/97, juillet 1989, pp. 18-19.
La joie de vivre a disparu...
[...] Voici un extrait d'une lettre reçue par la rédaction et signée par 135 habitants des villages du district de
Naroditchi : « Ces derniers temps, la santé de nos enfants s'est considérablement détériorée. Ils ressentent de la faiblesse, des malaises, des maux de tête, leur vue baisse. On note des cas d'évanouissement, les fractures des os sont
devenues plus fréquentes. La capacité d'attention à l'école baisse, les absences à l'école sont de plus en plus fréquentes, pour des raisons de santé. La joie de vivre a disparu... Nous craignons de les laisser aller à la rivière ou dans la
forêt. Nous les nourrissons de produits de notre potager sachant bien qu'il ne faut pas le faire, mais il n'y a pas d'au-
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tre issue. La nourriture « saine » manque dans les magasins, et à l'école on la distribue une fois par jour : nous
n'avons pas été inclus dans le nombre des villages à « contrôle strict » où les enfants sont nourris de produits importés trois fois par jour... » [...]
Les Nouvelles de Moscou, n°22, 28 mai 1989, écho au reportage de Vladimir Kolinko cité plus haut.
Pathologies thyroïdiennes,
pathologies infectieuses et leucémies
PATHOLOGIES THYROÏDIENNES. CONTAMINÉS PAR L'IODE :
Alexeïevna Sivolobova, pédiatre et biologiste à Rovko, nous présente Nadia, dix ans : « Elle habitait à Narovlia
au moment de l'accident, elle avait six ans. Elle a été évacuée de son village le 7 mai (onze jours après l'explosion).
Pendant ces onze jours elle a bu beaucoup de lait. Elle est partie à Moscou, puis elle est revenue à Narovlia, dont
nous n'avons connu que début 1989 la contamination en césium, mais le problème était la contamination en iode.
Depuis un an, sa thyroïde a commencé à augmenter de volume. Elle est non douloureuse pour le moment, mais de
plus en plus grosse et de plus en plus dure. Nadia est très faible, très fatiguée, très anémique.
Avant Tchernobyl, nous n'avions jamais ce genre de pathologie. »
Nous avons demandé à voir les examens complémentaires. Une échographie montrait une augmentation du
volume de la thyroïde de structure homogène, mais il n'y avait aucun dosage hormonal. Les médecins laissent alors
éclater leur indignation : l'échographe est arrivé il y a seulement quelques mois et ils n'ont toujours pas de laboratoire capable de faire un bilan thyroïdien, dans ce dispensaire recyclé pour la surveillance des populations irradiées,
qui a vu défiler six mille personnes depuis l'accident !
On nous présente ensuite cinq autres petites filles évacuées d'endroits contaminés entre 15 et 100 Ci/km2, présentant des augmentations de volume de la thyroïde, dont Oxana qui vivait près de Gomel (88 Ci/km2) et qui a vu
sa thyroïde grossir en 1989 seulement. Tout n'est donc pas fini pour les thyroïdes de ces enfants et les mécanismes
d'action des radio-isotopes de l'iode restent flous.
C'est enfin le tour de Vladimir, six ans, qui vivait dans un territoire évacué seulement le 2 mai 1986 (il avait deux
ans au moment de l'accident et buvait comme il se doit beaucoup de lait). Aujourd'hui, il présente un important retard
de croissance et une thyroïde légèrement augmentée de volume. Vladimir est extrêmement fatigable et ne peut suivre une scolarité normale, bien que ses facultés intellectuelles semblent intactes.
Le Dr Tamara M., pédiatre : « 25 % des enfants de Gomel (Biélorussie) ont reçu plus de 1 000 rem à la thyroïde.
80 % des enfants de ce groupe souffrent aujourd'hui de thyroïdite. Au début, la fonction thyroïdienne paraît augmentée, puis elle diminue. » Elle suit aujourd'hui deux cas graves d'hypothyroïdie. [...]
PATHOLOGIES INFECTIEUSES :
Tatiana, douze ans, m'est présentée à Kiev par l'Association des enfants de Tchernobyl et par son père : elle était
à Tchernobyl au moment de l'accident. Et a donc été évacuée dans les premiers jours vers Kiev. Elle présente, elle
aussi, une hyperplasie thyroïdienne, mais en 1988 surviennent des épisodes de toux diurnes et nocturnes à répétition
qui ne réagissent pas à l'antibiothérapie. On finit par faire une cuti qui révèle une tuberculose. Elle a suivi depuis
plusieurs cures en sanatorium. Les traitements antituberculeux qu'elle suit encore actuellement n'empêchent pas une
importante toux et la présence, sur la radio thoracique, de multiples foyers dans les deux champs pulmonaires, mais
prédominant à gauche.
Dans les populations contaminées, l'augmentation des pathologies infectieuses est sensible, aussi bien ORL que
pulmonaires. Une étude portant sur 6 548 enfants de moins de quinze ans du district de Vietko montre qu'entre 1986
et 1989, le nombre des angines a été multiplié par 2, celui des pathologies ORL par 3,5 et celui des pneumopathies
par 3,5 également. Nous avons eu accès à des chiffres analogues pour les districts de Gomel, Minsk, Lugina.
LES LEUCÉMIES :
Chez les enfants, toute la lignée blanche du sang est altérée, comme le montre l'étude faite sur le sang périphérique de 1 200 enfants de Polyeskoye, village contaminé évacué seulement à l'été 1989. Ces enfants ont donc vécu
pendant plus de trois ans sur un territoire dont la contamination surfacique en césium 137 et 134 était comprise entre
40 et 350 Ci/km2 et en strontium 90 autour de 5 Ci/km2.
Certains pédiatres parlent de 50 % d'augmentation du nombre des leucémies aiguës chez les enfants. Le Dr Nina
Razuvaeva, pédiatre, m'a présenté ses chiffres personnels elle travaille depuis quatorze ans à Vietko (environ trois
cents naissances par an). Avant Tchernobyl, elle a constaté une seule leucémie et aucun lymphosarcome sur les
10 000 enfants du « rayon » [district]. Depuis Tchernobyl : trois cas de leucémie, un cas de lymphosarcome.
Voici quelques cas qui nous ont été présentés :
- Nicolaï, dix ans et demi, vivait à Lugina au moment de l'accident (à Kiev maintenant) : leucémie aiguë lymphoblastique ;
73
- Lisa, dix-huit ans, à Vichiovi au moment de l'accident, à Kiev maintenant : leucémie aiguë lymphoblastique ;
- Anne, treize ans, à Tchernobyl au moment de l'accident, à Kiev maintenant : lymphogranulomatose.
On nous a présentés ainsi une douzaine d'enfants leucémiques, évacués après l'accident, vers Kiev.
Beaucoup en France ne veulent pas entendre parler d'augmentation si précoce des leucémies.
« On les attend beaucoup plus tard si l'on se réfère à Hiroshima et Nagasaki où elles ne sont survenues que six
ans après l'explosion des bombes avec une acmé de la courbe au milieu des années 50. »
Nous sommes honnêtement en droit de penser que cette référence quasi unique pour les leucémies radio-induites à grande échelle est, rapportée à Tchernobyl, obsolète ; d'une part, les conditions de contamination ne sont pas
les mêmes, d'autre part, beaucoup de cas de leucémie ont pu échapper à l'étude qui n'a commencé que cinq ans après
l'explosion des bombes.
Si nous sommes honnêtes, nous nous voyons forcés par Tchernobyl à remettre en question certaines observations scientifiques trop souvent présentées comme des dogmes incontournables.
Martine Deguillaume, « Tchernobyl, déjà des leucémies », Le Généraliste n°1176, mardi 29 mai 1990 et
« Tchernobyl, noire transcendance », L'Intranquille n°1, Paris, 1992, (pp. 236 et 247).
Les maladies des liquidateurs
[...] Les maladies des liquidateurs existent bel et bien et il serait normal que leur soit reconnu un statut leur accordant l'aide médicale et les compensations dont ils ont besoin. [...]
Il est scandaleux de savoir que ceux qui sont malades ne peuvent pas se faire soigner. En effet, ne sont reconnus
comme malades que ceux dont les troubles peuvent être attribués aux rayonnements ; or ils sont censés n'avoir reçu
que les doses inscrites sur les registres et qui ne dépassent pas 25 rem. Selon un témoignage rapporté en avril 1990 :
« ces doses étaient portées au pifomètre. Il y avait des secteurs où l'on ne pouvait rester que quelques minutes, d'autres que quelques secondes. Mais personne ne surveillait cela très attentivement. A ceux qui faisaient des réflexions,
on leur répondait qu'ils étaient restés le temps qu'il fallait et que l'on reportait sur les registres la dose qui devait l'être.
Et les liquidateurs ne prêtaient pas trop garde aux chiffres qui étaient inscrits. »
Les doses reportées sur les registres prennent une importance cruciale. En effet, « une petite dose ne vaut qu'un
titre "ordinaire" d'invalidité. Les personnes dans ce cas, âgées de 30 à 40 ans, perçoivent entre 70 et 120 roubles par
mois. Alors qu'elles dépensent plus chaque mois uniquement pour leurs médicaments ! Et comment travailler comme
chauffeur, comme ajusteur, lorsque l'on ne tient pas sur ses jambes, que l'on s'évanouit quotidiennement et que l'on
est contraint à de longs séjours à l'hôpital ? Pour percevoir une pension égale à leur ancien salaire moyen, les "liquidateurs" doivent avoir mentionné dans leurs papiers une dose importante. »
Il y a eu de nombreux grévistes de la faim en janvier 1990 dont le but était de faire reconnaître que la détérioration de leur état de santé - le diagnostic est en général "dystonie neurocirculatoire" - était liée à leur travail effectué
à Tchernobyl, mais on leur répond : "radiophobie". Les médecins habilités à établir si les troubles d'un ancien de
Tchernobyl sont liés au travail effectué sur le site sont peu nombreux. Il s'agit "d'un petit cercle de médecins travaillant dans deux établissements : l'hôpital n°6 de Moscou dépendant de l'Institut de biophysique..., l'Institut de radiologie clinique de Kiev faisant partie du Centre national de recherche de la médecine radiologique dépendant de
l'Académie de médecine d'URSS spécialement créé après l'accident de Tchernobyl". Les réclamations des liquidateurs sont nombreuses et "les gens croient que les décisions du gouvernement seront appliquées. Or les plaintes sont
examinées par ceux-là mêmes contre qui elles sont dirigées. C'est ainsi qu'un Conseil central d'expertise interministériel chargé d'établir le lien de cause à effet pouvant exister entre les travaux d'élimination des conséquences de l'accident de Tchernobyl et les affections et les invalidités a été mis sur pied. Mais le directeur dudit Conseil est A.
Romanenko, celui-là même qui dirige le centre de recherche national de la médecine radio-active. [...] L'état de santé
des anciens de Tchernobyl doit être suivi non pas par des instances dont les services ont toujours été liés au nucléaire
ou à d'autres administrations secrètes, mais par des spécialistes indépendants. » (Supra, note 24.)
« Les problèmes sanitaires », La Gazette Nucléaire n°109/110, juin 1991, p. 8.
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GLOSSAIRE
La dose absorbée
RAD ET GRAY
Les rayonnements en traversant la matière y perdent de l'énergie. C'est par cette énergie absorbée dans la matière
qu'on évalue le niveau de rayonnement, la dose absorbée. Elle se mesure en rad ou en gray (1 gray = 100 rad).
REM ET SIEVERT
L'effet du rayonnement sur l'organisme dépend de la dose absorbée et de la nature du rayonnement. Pour évaluer l'impact biologique du rayonnement on affecte la dose absorbée d'un coefficient qui caractérise l'efficacité
destructrice du rayonnement. Les particules alpha, très efficaces, sont affectées d'un coefficient égal à 20 fois celui
des particules bêta ou du rayonnement gamma.
On obtient ainsi l'équivalent de dose. Il se mesure en rem ou en sievert (1 sievert = 100 rem).
Quand il n'y a pas d'ambiguïté possible on utilise généralement le terme « dose » à la place de l'expression « équivalent de dose ».
Quand un seul organe est affecté on utilise la « dose à l'organe ». Quand le terme « dose » (ou « dose efficace »)
est utilisé seul il s'agit généralement d'une irradiation de l'ensemble du corps.
La dose engagée sur la vie ou « dose-vie » : c'est, pour un individu vivant sur un territoire contaminé, la dose de
rayonnement qu'il recevra s'il demeure soixante-dix ans sur ce territoire.
QUELQUES REPÈRES :
- La limite annuelle de dose recommandée depuis 1990 par la Commission. internationale de protection
radiologique (CIPR) pour les travailleurs est 2 rem (20 millisievert). Elle était auparavant de 5 rem (50 millisievert) ;
- la limite de dose annuelle recommandée pour la population depuis 1985 est 0,1 rem (1 millisievert). Elle était
auparavant de 0,5 rem (5 millisievert) ;
- ces limites ne déterminent pas la frontière entre des doses dangereuses et des doses inoffensives. Toute dose
comporte un risque et les limites proposées par les experts internationaux sont fondées sur des considérations économiques afin de ne pas bloquer totalement le développement de l'industrie nucléaire. Les experts français en radioprotection se sont élevés contre les réductions des limites de dose recommandées en 1990 par la CIPR car elles pénalisent trop fortement l'industrie nucléaire ;
- le rayonnement naturel correspond environ à 0,1 rem par an (1 millisievert). Il n'est pas possible de l'éviter mais
il n'en est pas pour autant inoffensif. Il pourrait être responsable de 5 à 10 % des cancers naturels mortels.
LE RAYONNEMENT A UN COÛT
Il se mesure en nombre de cancers radio-induits chez les personnes irradiées et en un accroissement du fardeau
génétique qui se traduira par des maladies et défauts génétiques dans la descendance des irradiés. Ce coût est susceptible d'être évalué par des nombres de morts. A ce coût mesurable il faut ajouter des atteintes au système immunitaire qui se traduisent par une augmentation de la fréquence des maladies (morbidité) ou de leur gravité. Il n'est
pas possible de quantifier numériquement ce coût de morbidité.
Le coût cancérigène du rayonnement a donné lieu à des polémiques très violentes parmi les experts. Ceux qui
sont très liés à la production de rayonnements (industrie nucléaire et radiothérapie) ont toujours défendu des valeurs
très basses pour ce coût.
Le coût cancérigène du rayonnement peut s'exprimer de la façon suivante : si un million de personnes reçoivent
chacune 1 rem (10 millisievert) quel sera l'excès de mortalité par cancers que l'on observera dans cette population ?
C'est le facteur de risque cancérigène du rayonnement. En 1977 la CIPR estimait cet excès à 125. Le résultat brut
du suivi de mortalité des survivants japonais des bombardements atomiques aboutit à 1 740. Par le jeu de coefficients réducteurs sans réel fondement expérimental, la CIPR a, en 1990, réduit cette valeur à 500. Certaines études
que les experts officiels refusent d'examiner sérieusement aboutissent à des valeurs bien plus élevées que celles obtenues à partir des survivants japonais. Ces études expliquent d'ailleurs pourquoi les résultats sur les survivants japonais sont biaisés et conduisent à une sous-estimation notable du risque cancérigène.
Le coût génétique est très difficile à évaluer même approximativement. Le coût réel est certainement plus élevé
que celui admis officiellement.
Enfin, les experts qui doivent introduire le coût social dans les équations de leurs analyses « coût/bénéfice »,
évaluent ce coût en argent. Ils fixent le prix de la vie, de notre mort, des malformations génétiques. Ils peuvent ainsi
établir le coût du rem d'une façon utilisable par les économistes.
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L'activité
Elle mesure la quantité de radioactivité présente dans un matériau (inerte ou vivant). Puisque c'est la quantité
de rayonnement issu des désintégrations des corps radioactifs qui importe pour évaluer leurs effets, l'activité doit
se mesurer par le nombre de désintégrations par seconde. Le becquerel (Bq) correspond à 1 désintégration par
seconde.
Lorsqu'on veut évaluer l'activité dans un cœur de réacteur ou celle relâchée lors d'une catastrophe, le becquerel
est une unité bien trop petite, on utilise alors la vieille unité, le curie (Ci) qui correspond à 37 milliards de Bq. A
Tchernobyl plusieurs dizaines de millions de Ci ont été rejetés. Cela ne représente qu'une petite fraction de l'activité
totale contenue dans le cœur du réacteur avant l'accident.
Quand on veut caractériser les niveaux de contamination de grandes surfaces on utilise l'activité surfacique
exprimée en curies par km2 (Ci/km2).
Quand on s'intéresse aux effets biologiques, le curie est une grandeur beaucoup trop grande et on utilise le becquerel. Ainsi la contamination d'un sol se traduira par un transfert de la radioactivité vers les plantes, les animaux
(viande, lait, fromage, etc.). Les aliments produits sur un tel sol seront contaminés et leur activité sera mesurée en
becquerels par kilogramme (Bq/kg).
Les radioéléments peuvent atteindre les organes par ingestion et inhalation (et aussi par la peau et les plaies),
c'est la contamination interne.
L'activité présente à un moment donné dans un individu est appelée charge corporelle. L'irradiation qu'elle produit s'ajoute à la dose reçue par irradiation externe (exposition lors du passage du nuage, par les dépôts permanents
sur le sol).
L'effet biologique d'une incorporation de radioéléments dans le corps va dépendre de l'activité incorporée mais
aussi de la nature chimique des radioéléments, de leur métabolisme : l'iode radioactif se fixera sur la thyroïde, le
strontium dans les os, le césium partout, etc. La radiotoxicité dépend très fortement du radioélément.
Quelques repères sont utiles : la CIPR a défini des limites d'incorporation annuelles (LIA) de chaque radioélément. En ce qui concerne la population, les valeurs déduites de la publication 61 de la CIPR (1990) pour quelques radioéléments importants sont les suivantes (en Bq/an) :
Incorporation par inhalation
strontium 90 (Sr 90)
3 000
iode 131 (I 131)
50 000
césium 137 (Cs 137)
100 000
plutonium 239 (Pu 239)
15
incorporation par ingestion
30 000
40 000
50 000
2 000
Ces limites sont importantes pour l'établissement des normes de contamination des aliments en cas d'accident
nucléaire. Plus elles sont contraignantes, plus les experts devront inventer des modèles alimentaires complexes pour
aboutir à des normes compatibles avec les contraintes économiques de l'industrie agro-alimentaire.
Les valeurs officielles de ces LIA sont en général déduites de modèles mathématiques s'appuyant parfois sur
l'expérimentation animale. Ces extrapolations à partir d'observations effectuées sur des animaux (souvent ce sont
des rats) sont assez audacieuses. C'est donc avec beaucoup de prudence qu'il faut utiliser les estimations officielles
de l'effet des contaminations internes dont les limites d'incorporation annuelles sont la transcription. Les valeurs
adoptées pour les LIA peuvent varier au cours du temps sans qu'on puisse à la lecture des publications officielles
en comprendre les raisons. C'est ainsi que la radiotoxicité du plutonium par inhalation, a, il y a quelques années,
diminué d'un facteur 4. Cela permettait de ne modifier que très peu les LIA bien que les limites de dose annuelles
aient été réduites d'un facteur 5. Ce genre de gymnastique est assez courante chez les experts qui établissent les normes de radioprotection.
Il est de plus très difficile de se faire une idée des effets combinés d'une multitude de radionucléides auxquels
sont exposées les populations suite à Tchernobyl. C'est en cela que les populations d'Ukraine, Biélorussie et Russie
sont les sujets d'une « expérimentation » en vraie grandeur.
La période radioactive
La période radioactive (ou demi-vie) est le temps nécessaire pour que la moitié des radioéléments aient disparu.
Au bout d'une période il reste la moitié de l'activité initiale ; au bout de 2 périodes il en reste le quart, etc. Au bout
de dix périodes il en reste environ un millième.
Beaucoup de gens disent qu'au bout de 10 périodes toute la radioactivité a disparu ou que la radiotoxicité est
devenue négligeable. Ceci est faux. Si on a au départ une quantité considérable d'un élément très radiotoxique il faudra attendre beaucoup plus de 10 périodes pour que la radiotoxicité puisse être considérée comme négligeable.
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Encore faudrait-il définir avec précision ce qu'on entend par négligeable puisqu'il n'y a pas de seuil de dose en dessous duquel le rayonnement n'a aucun effet biologique.
Les radioéléments ont des périodes physiques très variables. En voici quelques exemples :
Iode 131
Césium 134
Césium 137
Strontium 90
Plutonium 239
8,04 jours
2,06 ans
30 ans
29,1 ans
24 065 ans
Ainsi quand on considère des éléments à vie courte, de l'ordre de la semaine, c'est pendant plusieurs mois que
l'activité demeure non négligeable. Pour les éléments à vie moyenne de quelques années à des dizaines d'années,
ils manifesteront leur présence pendant des temps allant de quelques décennies à quelques siècles. Pour le plutonium, qui en plus est très radiotoxique, ce sont des temps de plusieurs centaines de millénaires qu'il faut envisager.
La période effective
Lorsqu'une certaine quantité d'un radioélément donné est présente dans le corps elle décroîtra suivant deux processus qui ne se déroulent pas à la même vitesse : d'une part, la décroissance radioactive qui est déterminée par la
période physique de désintégration, d'autre part la décroissance biologique déterminée par l'élimination de l'élément
chimique et caractérisée par la période biologique. C'est la combinaison de ces deux processus qui donne la période
effective : c'est le temps nécessaire pour que la quantité initiale d'un radioélément ait été réduite d'un facteur deux
dans notre corps.
En réalité le problème n'est pas aussi simple. En effet lorsqu'un élément est incorporé il n'est pas éliminé d'une
façon régulière au cours du temps. Une partie est évacuée rapidement puis de plus en plus lentement. D'autre part
l'élimination va dépendre de l'organe où l'élément va se fixer. Par exemple le strontium 90 s'éliminera beaucoup plus
rapidement des tissus mous que des tissus osseux. Le problème est d'une grande complexité ce qui ne déplaît pas
aux experts qui peuvent, en jouant sur certains paramètres, réagir sur le résultat final sans que même des esprits éclairés mais non experts puissent y comprendre quelque chose. La complexité des phénomènes est une garantie de l'emprise de l'expertise (des experts) sur notre destin.
A titre d'exemple, nous donnons ci-dessous quelques valeurs pour les adultes, sans pouvoir assurer qu'elles sont
les dernières en vigueur car il est quasi impossible pour des « amateurs » même vigilants de suivre le train.
Pour le strontium 90 fixé dans les os la période effective serait de 13 ans, pour le césium 137 de 110 jours, pour
le plutonium de 50 ans dans les os et 20 ans dans le foie.
Il faut signaler que ces valeurs fluctuent suivant les publications, comme toutes les valeurs de notre société libérale elles semblent soumises aux lois inexorables du marché !
La complexité des phénomènes permet une grande souplesse aux experts pour ajuster les normes. Un exemple :
en Angleterre on reconnaissait officiellement que les enfants étaient plus sensibles au césium radioactif que les adultes. Il en résultait des contraintes plus sévères pour les normes concernant les aliments des enfants en particulier des
nourrissons. En 1987 les études des experts anglais montrent que la période effective du césium est beaucoup plus
courte chez les jeunes enfants que chez les adultes : le césium radioactif est plus nocif chez les enfants mais il reste
moins longtemps dans le corps. Le résultat est qu'il n'est plus nécessaire d'avoir pour les enfants une norme alimentaire plus contraignante que celle des adultes. Curieusement c'est en 1987, après Tchernobyl, que ceci a été mis en
évidence. Cela facilite bien sûr la gestion postaccidentelle pour l'industrie laitière.
La complexité est une nécessité pour l'instauration et le maintien stable d'un pouvoir technocratique (« expertocrate ») par la démission des citoyens devant cette complexité qu'on lui impose et qu'il ne peut maîtriser. Le pouvoir
expertocrate ne peut d'ailleurs pas, lui non plus, maîtriser la complexité source de son pouvoir mais c'est cette contradiction qui fonde la stabilité du système.
Effets déterministes, effets stochastiques
Lorsque la dose absorbée correspond à une irradiation aiguë très intense il en résulte une mort rapide.
En descendant dans l'échelle des doses on trouve une zone où la mortalité survient dans les semaines qui suivent, la mort est certaine mais pas immédiate.
Plus bas dans l'échelle des doses la mort ne survient pas systématiquement, environ la moitié des personnes irradiées décèdent, plus bas encore la guérison survient après quelques semaines.
Les symptômes cliniques et biologiques, la gravité du symptôme (état de choc, signes neurologiques, nausées,
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vomissements, érythème, hémorragies intestinales, asthénie, chute des lymphocytes, cataracte, stérilité, etc.) sont
directement liés aux doses reçues. Il s'agit là de ce qu'on nomme les effets déterministes. Ils apparaissent pour la plupart à court terme lorsque la dose a dépassé un seuil. La « guérison » n'implique pas qu'il ne demeure pas de séquelles. En particulier une atteinte de la moelle osseuse peut affecter les cellules sanguinoformatrices et diminuer
notablement la résistance immunitaire des individus qui se trouvent ainsi plus sensibles aux diverses maladies.
Les 31 morts initiaux de Tchernobyl comportaient 29 morts par syndrome d'irradiation aiguë.
[On oublie souvent de citer parmi les effets déterministes ceux qui apparaissent aussi lorsqu'une certaine dose
est atteinte par irradiation chronique et qui sont différés dans le temps comme la cataracte par exemple.]
Si maintenant on part des doses très faibles (le rayonnement naturel) et qu'on remonte dans l'échelle des doses,
aucun symptôme clinique n'est observé. Il n'y a pas d'effets à court terme. Si on suit pendant des temps très longs
une population suffisamment nombreuse qui a subi des irradiations dans ce domaine de dose, on observe un excès
de mortalité par cancers divers. Il n'est pas possible de déterminer a priori qui parmi les irradiés développera un cancer radio-induit. Ces cancers ne sont pas discernables des cancers naturels et pour un individu donné atteint de cancer il ne pourra pas être identifié avec certitude que ce cancer est radio-induit ou non. Ces effets sont dits stochastiques ou aléatoires, non déterministes. L'excès de cancers mortels radio-induits que l'on pourra observer dans le
groupe étudié croîtra avec la dose reçue. Ces cancers n'apparaissent qu'après un temps de latence assez long. Ce sont
des effets différés. Pour les irradiés aux fortes doses et qui ont survécu, ces effets existent aussi à condition qu'ils
vivent assez longtemps pour que les cancers aient le temps de s'exprimer.
L'irradiation des cellules de reproduction peut conduire à des effets génétiques dans la descendance des individus irradiés. Ces effets ont le même caractère que les effets cancérigènes, on les classe parmi les effets différés
stochastiques du rayonnement.
Aux faibles doses de rayonnement ces effets sont les seuls existants, du moins d'après les officiels. Les effets de
morbidité parmi les populations soumises aux retombées de Tchernobyl semblent montrer qu'il pourrait y avoir d'autres effets que ceux reconnus par les experts.
Depuis quelques années les experts français en radioprotection ont introduit une nouvelle dénomination à usage
médiatique. Les effets déterministes sont dits « certains », les effets stochastiques sont dits « incertains ». Il y a là
une escroquerie linguistique. Tous ces effets sont parfaitement certains. Les effets déterministes ont une certitude au
niveau des individus, les effets différés stochastiques ont une certitude statistique pour le groupe irradié. Cette manipulation du langage n'est évidemment pas neutre et innocente. On la trouve dans le livre « Agriculture, environnement et nucléaire, comment réagir en cas d'accident », publié en 1990 par la Fédération nationale des syndicats d'exploitations agricoles (FNSEA) et le Centre interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), manifestement rédigé par des experts du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). On retrouve les mêmes expressions
dans un article de La Recherche, « La catastrophe de Tchernobyl, un bilan inattendu » (septembre 1992) par MM.
Nénot et Coulon, employés à l'Institut de protection et sûreté nucléaire (IPSN) dont la maison mère est le CEA.
SIGLES
CEA : Commissariat à l'énergie atomique. Il a été créé par l'ordonnance du 18 octobre 1945 « afin de poursuivre les recherches scientifiques et techniques en vue de l'utilisation de l'énergie atomique dans les divers domaines
de la science, de l'industrie et de la défense nationale ». L'ordonnance de 1945 liait naturellement l'énergie atomique
civile et militaire.
IPSN : Institut de protection et de sûreté nucléaire. A l'origine ce fut une des composantes du CEA. Il y a quelque temps on a introduit dans le comité scientifique de l'IPSN quelques personnes indépendantes du CEA pour donner à l'Institut une apparence d'indépendance. Cependant le CEA demeure pour l'IPSN la maison-mère.
SCPRI : Service central de protection contre les rayonnements ionisants. Il dépend du ministère de la Santé mais
cette dépendance est toute formelle. Ce service a en pratique le statut d'un ministère qui n'aurait de compte à rendre
à personne. Son directeur, le professeur P. Pellerin, est le supporter le plus farouche et le plus fanatique de l'industrie nucléaire. C'est lui qui en principe a en charge la protection des travailleurs et des populations en ce qui concerne
le rayonnement et la radioactivité.
AIEA : Agence internationale de l'énergie atomique. Son siège est à Vienne. On la nomme souvent Agence de
Vienne. Ses statuts ont été définis par le traité du 26 octobre 1956. Dans l'article 3-A-1 de ses statuts, il est spécifié
que « l'Agence a pour attribution d'encourager et de faciliter dans le monde entier le développement et l'utilisation
pratique de l'énergie atomique à des fins pacifiques ». C'est donc l'organisme promoteur international de l'énergie
nucléaire. Lorsque cette agence se mêle d'intervenir dans la gestion des accidents nucléaires, il y a manifestement là
un conflit d'intérêt. Mais cela n'est jamais signalé lorsque l'Agence de Vienne apparaît dans l'actualité.
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OMS : Organisation mondiale de la santé. Le 28 mai 1959 la douzième assemblée mondiale de la santé approuvait l'accord entre l'AIEA et l'OMS afin que ces deux organismes agissent en « coopération étroite ».
CIPR : Commission internationale de protection radiologique. Cette commission a été créée en 1928 à la suite
d'un Congrès international de radiologie. Ses membres sont renouvelés par cooptation sur des critères de compétence indépendants des contingences nationales. Les quatre membres français de la Commission qui ont été cooptés
pour leur compétence et leur indépendance sont tous des employés appointés par le CEA.
Il existe plusieurs comités d'experts soit au niveau international (ONU) soit au niveau de la Communauté européenne. Leurs membres sont soit des représentants des gouvernements soit des experts « indépendants ». Quand on
identifie les membres de ces comités divers on trouve les mêmes personnages tantôt indépendants des États, tantôt
leurs représentants. Et tous ces comités formés des mêmes membres dialoguent pour aboutir aux normes internationales de radioprotection.
WANO : World Association of Nuclear Operators, syndicat international des exploitants nucléaires. C'est un
organisme privé indépendant des États. C'est le « syndicat » de la « famille » nucléaire. Actuellement c'est le seul
lien qui existe entre les exploitants des installations nucléaires de l'ancienne URSS dispersées dans les diverses
Républiques indépendantes.
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A lire en complément les documents suivants publiés postérieurement au livre (de 1993 “TCHERNOBYL
UNE CATASTROPHE”) :
“Dossier Tchernobyl : Quelques faits dérangeants”, La Gazette Nucléaire n°157/158, mai 1997 sur:
http://www.dissident-media.org/infonucleaire/faits_deran_tchernobyl.html
“Le point de vue d'une généticienne sur les conséquences sanitaires en bélarus”, La Gazette Nucléaire n°173/174,
mai 1999, sur:
http://www.dissident-media.org/infonucleaire/conseq_en_belarus.htm
“Dossier Tchernobyl”, La Gazette Nucléaire n°187/188, janvier 2001, sur:
http://resosol.org/Gazette/2001/187_188_25.html
“Liberté pour Yuri Banadezhevsky”, La Gazette Nucléaire n°197/198, février 2002, sur:
http://resosol.org/Gazette/2002/197_198_7.html
Lettre d'information du Comité Stop Nogent-sur-Seine n°108, octobre-décembre 2005:
- “Du déni des conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl au prix Nobel de la paix : L'irrésistible ascension de l'AIEA”, sur:
http://www.dissident-media.org/stop_nogent/108_deni_aiea.html
- “Quelques remarques sur le communiqué de presse et le rapport des experts OMS”, sur:
http://www.dissident-media.org/stop_nogent/108_remarques_oms.html
Lettre d'information du Comité Stop Nogent-sur-Seine n° 113/114, octobre-novembre 2006:
Dossier, “Dysfonctionnements et mensonges des services de l’Etat en 1986 : les preuves”, sur:
http://www.dissident-media.org/stop_nogent/Lettre_CSN_113_114.pdf

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