Maq. joue - L`insomniaque

Transcription

Maq. joue - L`insomniaque
SCÈNE 1
Une taverne au Moyen Âge. En fond, un
escalier menant à un balcon sur lequel donnent trois portes, face au public. Derrière un
comptoir siège Nanou, femme de petite taille
et propriétaire du lieu. Face à elle, dos au
public, trois clients. Sur une table danse Jean
le Poète, sous cette dernière dort Tatou. Sur les
marches de l’escalier, Marion huile ses jambes.
Assis à une table, les yeux braqués sur le danseur : L’Ivrogne. Deux grands tonneaux.
NANOU,d’un geste large. — Tous des mauvais ! Pas un ne vaut la moindre petite
prière… Tous et toutes ne méritent
qu’un trou vertical dans le sol ! (Au client
du centre.) Alors toi ? Vas-tu, oui ou
diable, m’aider à faire mon métier ? Plus
d’une heure que ton godet est vide. Les
clients que notre peste n’emporte pas ?
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LA JOUE DU ROI
La vie me les ruine ! (A Jean.) Et toi, vaurien ! Soit tu danses jusqu’à sentir ta
gorge avide de vin, soit tu descends de
cette table dont le bois coûte bien plus
que tes os !… Allez ouste !!
L’IVROGNE.—Laisse le donc, il est si beau…
NANOU. — Depuis quand tu parles à une
femme, toi ? (A Marion.) Il m’a parlé. (A
Jean.) Tu fais des miracles, Poète ! Cet
ivrogne a adressé la parole à une femme
grâce à la magie de ton cul !
L’IVROGNE. — Il est si beau…
JEAN. — Et si je danse mieux encore, me
paieras-tu à boire ? Si je danse comme tu
aimes me voir danser, de dos !
L’IVROGNE. — Oui oui, et même à la Peste,
si elle osait venir ici.
JEAN. — Et si je chante en même temps,
me feras-tu cadeau d’une gentille ?
MARION. — Crever ! Il aimerait mieux crever !
JEAN. — Bah, le vin me fera rêver aux
femmes ! Dansons pour les grands yeux
d’amour. (Tatou grogne.)Eh bien, Tatou !
Sous ton ciel de bois, entends-tu le pas
de l’ange ?
L’IVROGNE. — Laisse cuver la brute, ne le
réveille pas, et viens plutôt danser près
de moi.
JEAN, derrière cambré. — Pour que tu fasses
pis encore ? (Tatou se lève et renverse la
table.)
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Le volcan se réveille ! la terre tremble…
Aie pitié de nous, homme de pierre…
NANOU. — Qu’il se réveille, qu’il se
réveille et qu’il brise à son gré ! Le chéri
paie en or ; les affaires vont reprendre
leur train d’enfer !
TATOU. — Nanou, demi-femme, je rêvais
justement d’or. (A Jean.) Ta danse m’a
entraîné vers un cauchemar de gibet…
Tu dansais sur mon cercueil.
L’IVROGNE. — Pardonne-lui…
TATOU. — Et de quoi ? Le mal n’est pas
bien grand, puisque de mon cercueil me
voilà hors ! Vivant et assoiffé !
JEAN. — Bien mauvais rêve que tu as fait
là, ami. L’or et la mort ? Les époux
fidèles… Peut-être ne rêvais-tu pas pour
ton propre compte !
TATOU. — Tu sais les choses, Jean ? Alors
laisse-moi te dire mon rêve. (Un temps.) Je
voyais une fontaine d’où ruisselait un
sable d’or et, malgré le besoin d’aller à
elle, je me suis mis à reculer, comme
repoussé par un bélier de vingt poignes !
(Un sourire incrédule.) Je n’arrivais pas
même à me parler comme j’en ai l’habitude pour m’encourager.
MARION. — Ces cris quand tu es sur moi ?
TATOU. — Oui…
L’IVROGNE. — Quand tu brises les os aussi !
JEAN. — La mort, l’or et le silence ? Non,
Tatou, ce rêve n’est pas le tien !
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LA JOUE DU ROI
TATOU. — Où est Laurent ?
NANOU, un doigt vers les portes. — Il m’enrichit !!
MARION. — Avec les douces mamelles de
ma sœur.
L’IVROGNE. — Laurent se déshydrate ! Ne
t’inquiète donc pas pour lui. Lorsque la
catin aura aspiré toute sa force, tu le verras descendre, pâle et devenu inutile.
Maudite femelle qui nous crache au
monde pour le malsain plaisir de nous
voir rôder autour de sa grotte avec, un
maillon neuf l’an, la longueur de chaîne
qui nous fait croire libres !
JEAN. — Les mots sont venus, ma tête
bourdonne d’un chant ! Qui, qui veut
acheter la chanson ?
MARION. — Moi ! Je te la paye de ma main
savante, si elle étouffe ce contre-nature.
JEAN. — Guide-moi. (Il suit du regard
Marion qui mime une masturbation.) Être
cet homme libre, maître de sa prison
dont le sexe est la clef ! Serait-il si fou…
(A l’Ivrogne.) Dites-moi, ami, serait-il si
fou de la vouloir jeter ? (Il va sur Marion.)
Mon dû ? !
MARION. — Rêve à ma main comme j’ai
joui de ta voix ! Mon oreille vibre et tes
yeux brillent ! Ne sommes-nous pas
quittes ?
L’IVROGNE. — Moi, j’aurais tenu parole, je
ne t’aurais pas trahie. Regarde un peu
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comme elle te moque !… Laurent aura
ton visage, tout à l’heure, quand il ne
sera plus bon qu’à jeter !
MARION. — De quoi parles-tu ? Laurent est
dans les plaisirs à retrouver un peu de sa
mère ; peux-tu lui donner autant de joie ?
(Elle crache.) Gueule de malheur !
TATOU. — Silence, vous tous ! Silence !…
Ma tête me fait un procès. (Un temps ;
puis à l’Ivrogne.) Toi, cesse donc de songer
aux fruits de Laurent ! L’arbre n’est pas
pour toi, ton échelle est trop courte. (Un
temps.) Nanou ? Ce chien a-t-il vidé tes
braves tonneaux ?
NANOU, servant. — La danse a sauvé le vin.
Jean lui a pris ce qui lui restait et de cœur
et d’esprit ! Avec quoi aurait-il bien pu
boire ? !
TATOU. — Avec l’or ! L’or remplace et le
cœur et l’esprit…
MARION, sur un signe de Nanou, elle se colle
contre Tatou. — Bois. Après, là-haut, tu me
rendras heureuse.
TATOU. — Heureuse ?… De mon or ou de
mon poids sur ton corps ?
L’IVROGNE. — Des deux, nigaud ! Ton or
pour la combler et ta force entre ses
cuisses pour la grandir ! Des chiennes !
Tout immense que tu es, des chiennes te
commandent.
J EAN, à quatre pattes, aboyant. — Je veux
donner des ordres à Tatou, le prince,
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pardon, le roi, du bas quartier !
TATOU, crachant du vin sur Jean. — Personne !
vous entendez ? Personne ne commande à
Tatou ! (Il rit.)
DANSEURS MACABRES. Tous les personnages se figent tandis qu’ils passent.
Quand ils disparaissent, le mouvement
renaît et le client du centre s’affaisse avec
lenteur après que tous et toutes se soient
observés avec méfiance.
NANOU, soulagée. — Allez va ! la Peste n’est
pas si méchante fille… Le cadavre a payé
de son vivant.
TATOU, pâle. — Qu’on jette à la rue ce
paquet de vermine ! (Jean et l’Ivrogne tirent
le cadavre.) Un instant ! Est-ce homme ou
femme ?
L’IVROGNE, fouillant sous les haillons.
— Femme… j’ai touché l’épouvantable !
NANOU, un seau de braises à la main.
— Purifie ta main.
L’IVROGNE, braise au poing. — J’ai senti frémir son muscle ; même morte la goule
est affamée !… Dire que j’en suis sorti, de
ce trou d’erreur ! Pouah !
JEAN. — Hé, hé ! c’est peut-être la Peste qui
t’a mordu, hé !
TATOU, bras ouverts et sourire. — Par ici !
Quand la Peste m’invitera à son grand
bal des douleurs, qu’elle sache que je ne
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l’ai pas crainte et que je l’ai cherchée sous
tous les masques de son carnaval ! (Un
tem ps.) Apportez-moi cette triste cavalière.
L’IVROGNE, portant la M orte à Tatou.
— Toujours les femmes et les hommes
jamais ! (Tatou serrela M ortecontrelui.)Et
si la mort se cachait dans les bubons
d’un homme, tu serais bien attrapé !
TATOU, à la M orte. — Si la mort est encore
en toi, qu’elle m’entende. (Un tem ps.)Ma
compagne n’est plus. Tu as envahi son
regard jour après jour, nuit derrière nuit
et pourtant je la sens si proche. Même
après l’avoir vue se tordre dans le brasier
public ; elle vit ! Quel jeu étrange est le
tien ? Blonde n’a plus de corps et Tatou
reste sans vie… Pourquoi un tel
divorce ?… Pauvre morte, réponds ! (Un
sourire;puis,bas.)Peste et mort, une fois
encore vous m’avez fui.
L’IVROGNE. — Ainsi les femmes, courant
d’air, toutes faites d’allers-retours. (Un
tem ps.) Cherche donc la mort dans
l’homme ! C’est en nous que demeurent
le vrai et le faux, la soif du cœur et la
faim de l’esprit… la femme n’est qu’appa-ren-ce !
TATOU, à la M orte. — Toi qui sais maintenant, qu’en dis-tu ?… Rien ? Alors, je
vais parler pour toi ! (Il s’assoit et à
l’Ivrogne.) J’ai vu des femmes laver le
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linge à la rivière, toutes préoccupées de
la blancheur, alors que la porte de leur
demeure portait la fatale croix rouge. (Un
tem ps.)J’ai vu des femmes serrer sur leur
sein des enfants morts, les leurs ! Elles
allaient au brasier lèvres muettes et yeux
secs ! Et jamais, jamais crochet de fer n’a
pu arracher leur pitoyable fardeau ! (Un
tem ps.) Des femmes encore, la maladie
dans l’œil et les cuisses ouvertes à des
fous, le vit à la main ; elles riaient avec
eux…
L’IVROGNE. — Et des hommes, qu’as-tu vu
des hommes ?
TATOU. — Des hommes ? ! Oui, oui, j’en ai
vu, ô oui ! et même trop ! (Un tem ps.)Ils
couraient de droite et de gauche,
chauves-souris dans le soleil ! Les églises
pleines à se briser les genoux. Le frère
fuyant le frère, l’ami volant l’ami ! Le
moine donnant du sabot à la face des
implorants à sa robe ! Et le riche, le
riche… fuyant la ville avec la Peste sur le
dos, les épaules et la tête ! Monture stupide ! (Sec.)Non, je n’ai pas vu d’homme !
Je n’ai vu que du gibier, rien d’autre que
du gibier ! (Un tem ps.)Du gibier !
L’IVROGNE. — Mais toi, toi… tu es un
homme ? Et Jean, oui Jean, l’as-tu vu
fuir ?
JEAN. — Tatou est le crime, c’est lui qui fait
fuir et non l’inverse ! Quant à moi, où
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fuir ? Là où le destin des hommes se fait
et se défait, là est la place du chanteur !
Pour ce qui est de toi ? Excrément ou
boue ?
TATOU. — Boue !
L’IVROGNE. — Celui qui sur moi tombe ne
se fait aucun mal. Je suis la douceur qui
manque à l’homme, celle-là même qu’il
va mendier aux mères, aux sœurs, aux
épouses, aux jeunes filles et aux putains !
Et que reçoit-il ? La tendresse de la
femelle qui le piège et qui n’est rien ! rien
que l’égoïsme frigide du miroir ! La
femme, cette charogne qui se nourrit de
boue par la bouche du bas !
TATOU, jouant avec la M orte. — Voyons si
celle-ci me fait du mal ! Poète !… Une
chanson pour la morte gavée de trop de
boue. Une chanson bien sale, qu’elle n’ait
pas regret de nous quitter et que lui semblent propres la fosse, le feu et le crochet
de fer. Vomis Poète, vomis ta chanson que
Tatou s’amuse un peu de sa faiblesse !
NANOU. — Chante ! qu’on te dit, animal,
chante ! Le glouglou du vin t’accompagne. Fais ton métie,r Poète ! Le mien
l’ordonne !
JEAN, d’unelouche,ilfarfouillela M orte.— Qui
a soif de sang ? Qui a soif de pus ? La
morte sous l’aisselle a de dures
mamelles ! Pestes - truie ! Toute la ville a
bu le sang de Belzébuth !
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TATOU, em brassantla bouchem orte.— Pourris
en paix !
L’IVROGNE. — À boire, je ne peux plus voir
l’horrible !
NANOU, servant. — Vois ma gentillesse
malgré tout ce que tu as médit de nous
autres, saintes mères des hommes, vois
comme je te sers avec justesse ; ni plus ni
moins ! Tu as vu ?… Alors fais parler ton
argent !
TATOU. — Son argent est muet de honte !
Heureux pour lui qu’on ne puisse
entendre le cri des suppliciés qu’il a vendus aux compagnons bourreaux.
MARION. — Il aime les hommes comme le
boucher ses bêtes !
L’IVROGNE. — Et quand bien même, ma
pièce chanterait une autre chanson que
la cupidité de Nanou, qu’importe ! ?
Nous sommes si peu de viande et moi, je
ne vends que de la nourriture à corbeaux. Qui peut m’en faire reproche ?
L’imbécile qui n’a pas su se taire s’est luimême vendu comme une bête de ferme !
(Un tem ps.)J’évite aux mauvais serviteurs
du crime une difficile et pitoyable
vieillesse.
MARION. — Tu disais pourtant les aimer…
L’IVROGNE.—Oui, et je ne mentais pas. (Un
tem ps.)Vous les auriez vus par mes yeux!
Qui sur la roue, moulin de souffrance,
comme une étreinte d’amour. Qui sur son
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bûcher, les yeux plus ardents que les
hautes flammes! Qui, entre les chevaux,
comme retenant sa semence dans les grimaces… Et pas un, non, pas un seul pour
tourner vers moi le regard d’amour et de
mort. Tout au bonheur du supplice? Ils ne
m’ont pas maudit; (D ans un sourire
pauvre.) ils m’ont oublié… Comme j’ai
soif.
TATOU. — Te laisser vivre par ces temps de
peste est une lourde punition ! Et quand
vendras-tu Tatou ?… Lui aussi attend
que tu l’envoies rejoindre Blonde.
L’IVROGNE. — Tu es ce que je ne suis pas et
tu dois malheureusement vivre ; mon joli
contraire.
TATOU. — Porc !
JEAN. — J’ai là, dans la gorge, de quoi chasser l’orage. (Un tem ps.)Viandes grises sur
fond d’azur, ô pendus ! Frères misérables
par vos âmes vendues, que vos ombres
torturent de ce Judas le cul !
NANOU. — Si j’ai bien compris ton chant,
Poète , tu lui souhaites la naissance de
deux bons kilos d’hémorroïdes à ce commerçant de larrons ? !
JEAN. — Deux ? Dis plutôt trois !
L’IVROGNE. — Moquez-vous ! Bientôt le
jour où vous viendrez les croquer ces
boules de chair farcies ! Et toi, Jean, pour
ta langue qui tourne si bien les méchancetés : toute ma sauce malade !
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MARION. — Ah ! l’affreux !
TATOU, riant. — Tenons notre promesse. (Il
l’enlace.)Montons vieille mariée, mon or
contre ton dégoût !
MARION. — Lâche-moi, lâche-moi ! Tu as
préféré la morte à la vivante ? Ne rends
pas jalouse celle que la Peste habite !
(Pourl’Ivrogne.)Celui-là est ignoble dans
la bouche, mais toi, tes gestes me répugnent ; lâche-moi !
NANOU. — Il a l’acte de l’or, petite, monte,
bonne fille que tu es, et sois meilleure
que ta sœur.
L’IVROGNE, à sa tableécartée. — Le discours ?
Moi, me traiter d’avocat ! ? Je ne serais
qu’une bouche stérile qui n’agit pas ? (Il
boit.) J’ai oublié jusqu’à mon nom que
ma conscience ne puisse m’appeler… (Il
boit.) Celui qui n’a plus de nom et qui
n’existe que par le vin qui brûle les
veines. Moi, Je ne serais pas homme à
changer le dit en fait ? ! (A M arion.)
Catin ! (Ilboitetselève.)De vous tous, oui,
de vous tous mon âme est la plus forte !
(Regard.) Défiez-moi ! Allez, trouvez ce
que je n’oserais faire ! Qui veut me défier
connaîtra
l’action !
(Un tem ps.)
Discours ?… C’est vous que la parole
étreint ! Vous, qui ne commettez de
gestes qu’avec l’espoir de les conter !!…
Le froid silence vous est inconnu !
JEAN. — Et qui parle ?
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L’IVROGNE. — Toi, tu as le chant et toi,
Tatou, la force ! (Titubant.) La putain a
l’amour et ses jeux destructeurs ! Et
Nanou, une taverne où s’entassent l’or et
la mémoire du monde !… Mais moi,
qu’ai-je donc, moi ? Je n’ai que l’action ;
l’atroce action de l’âme !
MARION. — Alors… si tu dis vrai, Marion,
la plus réputée des catins du bas quartier, te lance un défi. (Un tem ps.) Tu
trembles ? (Rire.)Pauvre ivrogne assoiffé
de rêves, pauvre chien qui aurait mieux
fait de rester à la cour des seigneurs ;
bouffon bâtard !!
L’IVROGNE. — Crache ton venin ! Mais
sache-le, quoi qu’il advienne, entends-le
bien : ma peur, ma peur est un acte des
plus grands !
TATOU, à M arion. — Sois de parole fillette,
lance ton défi ! Qu’il en meure serait
drôle, fais ton possible. Qu’importe sa
présence ou son absence !
JEAN, à M arion. — Seigneur ? Tu m’as l’air
de le connaître mieux que sa mère… si
mère il y a !
MARION, m ontrantson nom bril. — L’œil du
ventre voit mieux que celui du front !
Qui ? qui, sinon femme, pourrait reconnaître le matricide… Mes cuisses ont des
oreilles où tout homme chuchote.
TATOU. — Ton défi !
MARION, ironique. — Qu’il prenne femme
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LA JOUE DU ROI
à l’endroit et qu’il la coïte en lui donnant
pour nom celui de mère !
NANOU, troussantsa jupe. — Moi ! Qu’il me
prenne, moi, qu’il me choisisse, moi que
mon radin de père, avare de sa semence,
a faite si petite ! (A Tatou,souriante.)Ma
mère était économe. (A ccrochée à
l’ivrogne.) Viens, mon ami, viens me
grandir en me donnant tes jambes !
MARION, plaquantla têtedel’ivrognesursa
poitrine. — Ne te voile pas la face, ne
pleure pas ! Allez, choisis donc celle que
les seigneurs, tes pères, ont forcée à
douze ans ! (Ellel’em brassedeforce.)Viens
me clouer de ta vengeance et de ton
mépris ! Je serai ton Eve !
TATOU, l’arrachant aux fem m es. — Race
bleue ou pas ; donne vie aux paroles !…
Prends femme !
NANOU. — Moi je veux être sa maman !
Mais c’est moi qui d’épuisement le tuerai !
TATOU, lejetantau sol. — Choisis !
L’IVROGNE, à quatre pattes pris dans le
cercle. — Soit… (Ilfuitlesjam besetbute sur
la M orte.)Je vais prendre une femme et la
plus belle de toutes ! Puisqu’elle sera
enfin vraie dans son mensonge et pure
dans sa saloperie ! Je n’aurai pas la surprise de sa mauvaise âme ni le remord de
ses bras blancs ! (Il relève la tête vers le
groupe.)Vous voulez me connaître entre
les jambes d’une garce ? Alors oui, oui, je
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vais relever le défi ! (Un tem ps.)Regarde
bien Marion ! Celle que je choisis vaut
dix putains expertes ! Mille naines perverses ! Millions de poètes féminisés et
autant d’hercules nus ! (A Tatou.)Tu m’as
pris au collet, ton bras ordonnait soumission et obéissance ; vrai ? J’ai senti ce que
tu voulais !… Alors va au fond de ton
geste. (M ontrantla M orte.)Charge celle-ci
sur mes épaules. (A N anou.)Tes rires ont
poussé le pari jusqu’à la démence ?
D’une de tes chambres paie donc, toi
aussi ! La clef ! (Un tem ps.)Moi, fils bâtard
d’un seigneur et d’une mère morte en
couche, je prends pour épouse macabre
cette beauté que la mort dévoile et que le
grand froid a rendue pucelle !… Allons,
charge-moi de ce fardeau. Et toi, monte
avec moi ! Viens dévorer de tes yeux ton
gain… noce de glace.
TATOU. — Faisons comme il dit.
Illecharge.
L’IVROGNE. — Il te faudra bien regarder
Marion ; Dieu aura grand besoin de ton
témoignage…
NANOU, donnela clefà l’un,leseau debraise
à l’autre. — Voilà le feu ! Après ce qui doit
être, la chambre sera brûlée.
L’IvrognesuivideM arion m onteetdisparaît
portantson fardeau dans une des cham bres,
sousleregard desautres.
TATOU. — La Peste a une furieuse ten-
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LA JOUE DU ROI
dresse pour lui ; il survivra à l’étreinte
mortelle.
JEAN. — Marion est plus à plaindre d’avoir
craché en l’air.
TATOU, silencieux puis doucem ent. — Comment l’esprit de la maladie peut-il rendre
l’homme plus fou que dix pleines lunes ?
(Un tem ps.)La Peste est là, au-dessus de
nos têtes ; son poids plus lourd qu’une
promesse d’orage et son haleine plus
entêtante que l’odeur de la terre humide.
(Silence,puis aux autres.)Quand il redescendra, nul ne doit se dégager de lui avec
mépris ! La Peste est un temps de justice
pour nous autres. Quoi que l’on fasse,
c’est, sous son aile, le temps de la grande
impunité. La courtisane se joue de la
lumière et cajole les ténèbres, alors ne
soyons pas ingrats envers sa préférence.
Vivons son temps comme l’animal les
saisons.
JEAN. — Nous ne serons pas les juges.
NANOU. — Ni les accusateurs.
TATOU. — Lorsque sans prévenir elle ira
ailleurs, loin de ses enfants chéris, nous
souffrirons son abandon et nous paierons les frais de son séjour et celui de ses
terribles invités… (M arion pousse un long
gém issem ent.) dont lui ! (Il sort de scène,
colosseépuisé.)

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