ARAGON Le Paysan de Paris 1924 Tu exiges que je

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ARAGON Le Paysan de Paris 1924 Tu exiges que je
ARAGON
Le Paysan de Paris
1924
Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en
tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme :
c’est la nuit. Cette grande illusion noire suit la
mode, et les variations sensibles de ses esclaves. La
nuit de nos villes ne ressemble plus à cette clameur des chiens des ténèbres latines, ni à la
chauve-souris du Moyen Age, ni à cette image des
douleurs qui est la nuit de la Renaissance. C’est
un monstre immense de tôle, percé mille fois de
couteaux. Le sang de la nuit moderne est une lumière chantante. Des tatouages, elle porte des
tatouages mobiles sur son sein, la nuit. Elle a des
bigoudis d’étincelles, et là où les fumées finissent
de mourir, des hommes sont montés sur des astres glissants. La nuit a des sifflets et des lacs de
lueurs. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un quartier de bœuf au poing d’or
des cités. Ce cadavre palpitant a dénoué sa chevelure sur le monde, et dans ce faisceau, le dernier,
le fantôme incertain des libertés se réfugie, épuise
au bord des rues éclairées par le sens social son
désir insensé de plein air et de péril. Ainsi dans les
jardins publics, le plus compact de l’ombre se
confond avec une sorte de baiser désespéré de
l’amour et de la révolte.
Tu exiges que je parle, alors moi. Mais ce
que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent
sonore, c’est une phrase où les mots épris
de tout toi-même aient l’inflexion heureuse, et le poids du baiser. Qu’importe la
limaille prodiguée à cette balance, et le
sens désespéré que prend toute parole à
franchir le saut du cœur aux lèvres, qu’importe ce que je dis si les sons mués en
mains agiles touchent enfin ton corps
dans son déshabillé ? Ne me défends plus
rien, tu vois : je m’abandonne. Toute ma
pensée est à toi, soleil. Descends des collines sur moi. Il y a dans l’air un charme enfantin que tu enfantes, on dirait que tes
doigts errent dans mes cheveux. Suis-je
seul vraiment, dans cette grotte de sel
gemme, où des mineurs portent leurs
flambeaux derrière les transparents pendants de l’ombre, et passent en tirant leurs
chariots neigeux. Suis-je seul, sous ces arbres taillés avec soin dans une chaleur
d’azur où tournent les mulets, des norias,
par habitude; suis-je seul dans cette voiture de livraison, ornée d’une reproduction fidèle de l’enseigne déjà démodée d’un
magasin de lingerie. Suis-je seul au bord
de ce canon fait de main d’homme dans
un jardin du sud-ouest, où l’on entend le
rire clair des femmes couvertes d’émeraudes. Suis-je seul n’importe où, sous tout
éclairage artificiel, inattentif à ce qui me
retient, par-delà les petites oscillations
isochrones de mon amour, mais fort de
cet amour qui se répercute dans ce qui sert
de roche au délire, fort des lynchages de
baisers, de la justice sommaire de mes
yeux, le cœur pendu haut et court, tandis
que les chevaux mal attachés traînent leurs
longes en broutant sous sous les ombrages,
suivant les haies d’épinevinette, et secouant leurs crinières bicolores. Suis-je
seul dans tout abîme, les splendeurs à
l’instant voilées, au-dessus des écœurements, des besoins subits de départ du milieu d’une compagnie souriante, au-dessus
des perversités passagères, et des autres
alouettes blanches qui rasaient déjà le sol
dans un désir de pluie et de présage où
fumait tout un nuage de sueur. Seul par les
labours et les épées. Seul par les saignements et les soupirs. Seul par les petits
ponts urbains et les dénouements de faubourg. Seul par les bourrasques, les bouquets de violettes, les soirées manquées.
Seul à la pointe de moi-même où à la clignotante lueur d’un bal deviné un homme
perdu dans un quartier neuf et désert
d’une ville en effervescence, une nuit d’été
divine, s’attarde à rassembler du bout de sa
canne de jonc les débris épars au pied d’un
mur, d’une carte postale nostalgique négligemment déchirée par une main dégantée où brillait à côté des bagues la morsure
vive et récente d’une dent que tu ne connais pas. Plus seul que les pierres, plus seul
que les moules dans les ténèbres, plus seul
qu’un pyrogène vide à midi sur une table
de terrasse. Plus seul que tout. Plus seul
que ce qui est seul dans son manteau
d’hermine, que ce qui est seul sur un anneau de cristal, que ce qui est seul dans le
cœur d’une cité ensevelie.

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