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Des oies dans le cloître ? Et ses pas sur les dalles où de vieilles
écritures avaient fixé des noms, des dates, des signes de vie
que l’érosion, à deux ou trois siècles d’intervalle, menait déjà,
implacablement, vers l’oubli, agréable cellule de lumière délicate parmi les arcs et les arbres, l’éclat de mille bougies face
aux autels qui encadraient l’enceinte, le silence des cloches,
des ombres et de l’eau ? Il s’assit sur les marches d’une chapelle
solitaire, le dos contre la grille. De lents nuages blancs traversaient le ciel. Mais lorsque, peu après, il entendit son nom,
tandis qu’une mémoire à la dérive recomposait des silhouettes
brumeuses, il se sentit découvert, en danger, sans défense.
« Juan ? » Il ouvrit les yeux. « Tu es Juan Minelli, n’est-ce pas ? »
Il ferma les mains, enfoncées dans ses poches. « Oui. » Des
oies ? Des prières ? Un héritage ? « Tu ne te souviens pas de moi,
je suis Tina, la fille d’Aïda. » Il tenta de sourire, demanda :
« Quel jour sommes-nous ? » « Tu ne sais plus ? Le 30 mai. » Un
remords envahit lentement son regard, puis son corps, et il fit :
« Je viens d’arriver. » Et Tina d’ajouter : « Aujourd’hui, c’est la
Pentecôte. » Il se releva et ramassa sa valise. Ils firent le tour du
jardin. Un homme dormait par terre près de l’autel de Nuestra
Señora de la Luz. « Tu vas bien ? » « Oui, mentit Minelli. Je suis
fatigué, c’est tout. » Ils sortirent du cloître. « Viens chez moi.
Je peux t’héberger pour la nuit. » Il la suivit, à bout de forces,
à travers un dédale de ruelles sombres. Puis ils montèrent les
degrés d’un immeuble ancien de cinq étages. Minelli se rappelait parfaitement la chambre où, enfin, il reposa sa valise. Elle
ouvrit une armoire et prit une serviette. « Alors, tu te souviens
de moi ? » « Oui, bien sûr. » Tina s’érafla la main sur le mur
en déplaçant une chaise. « Je ne te crois pas. » Elle se lécha les
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phalanges. « Il faut que j’y aille. » Il hocha la tête. Il était incapable de penser. Il entendit le bruit saccadé des talons sur les
marches, bientôt suivi, au loin, d’un claquement de porte. Il y
avait des habits féminins dans l’armoire. Il le savait. Il passa la
serviette sur son cou. Il renversa la tête en arrière. Une fissure
courait sur le plafond. « Ça vaut mieux », se dit-il. Tina reparut trois jours plus tard. Lors d’une visite fugace. Enroulé dans
une couverture, Minelli grelottait, assis sur le lit. « J’ai besoin
d’argent. » Alors il contempla l’arrogance de sa figure d’adolescente, son œil audacieux, sa fine silhouette cachée sous un
imperméable gris. C’était une enfant. Il lui tendit un billet.
« Ça pue ici », dit-elle avant d’ouvrir la fenêtre. « Je repasse plus
tard, tu as besoin de quelque chose ? » Minelli, abattu, murmura : « Des cigarettes et de l’aspirine. » La pluie, soudain,
redoubla : elle tombait sur le rebord de la croisée, éclaboussant
le sol. Il se recoucha sur les oreillers puis étira les jambes. Ses
genoux l’élançaient, il avait soif. Mais il ne pouvait pas penser
et il s’endormit.
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Les palmiers, hauts, décolorés, et désormais noctambules,
demeuraient là, comme l’obscurité sous les arcades, l’eau de
la fontaine, la mansuétude des lampadaires, mais aucune fulguration d’argent ne troublait à présent le train-train de la
place. Il avait poussé la porte de l’Odéon et posé sa valise près
du comptoir. Il commanda un Fernet-Branca. Il avait soif.
Un homme s’arrêta à côté de lui : « Que faites-vous, camarade, pour la gloire du Seigneur ? » lui demanda-t-il. Il leva
son verre. Peut-être son estomac y résisterait-il. L’homme réitéra mot pour mot : « Que faites-vous pour la gloire du Seigneur ? » Il était grand, gros, rougeaud. « Rien », dit Minelli.
L’autre ouvrit la bouche, grimaçant. « C’est injuste », affirmat-il avant de quitter le bar en titubant. Un aigle aux ailes
déployées posait les serres sur un petit monde isolé au milieu
d’une mer houleuse : cette image ineffaçable couronnait l’étiquette de la bouteille. Minelli but une dernière gorgée, âpre et
brûlante. Il n’y avait aucune trace du passé à l’Odéon. À une
table proche, une femme se disputait avec un nain. Elle dit :
« Maudit soit le jour où je t’ai rencontré. » Impassible, le nain
répliqua : « Il manque cinq mille. » Elle pencha la tête : elle se
mordit les lèvres et se mit à pleurer.
Minelli traversa la place. Il choisit une pension, au hasard.
Le patron se tenait sur une chaise, dans la pénombre de l’entrée. Il s’éventait avec une revue et mâchouillait un reste de
cigare humide. Quand Minelli lui annonça qu’il cherchait une
chambre, l’homme posa sa revue sur une table. « Combien de
temps ? » « Disons cinq ou six jours, peut-être une semaine. »
« Qu’est-ce qu’il y a dans cette valise ? » « Des vêtements. » Le
patron ôta le cigare de sa bouche et passa sa langue sur ses
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lèvres. « Vous aimez la corrida ? » « Je ne sais pas. Je ne crois
pas. » L’autre reprit sa revue. Il dit : « Il n’y a plus d’amateurs.
C’est triste, mais on n’y peut rien. » Et après une pause où son
regard bovin était resté braqué sur le visage de Minelli : « On
est complet. » Dans la pension d’à côté, il y avait une femme
dans le hall. Elle était svelte et fruste. Elle avait une bouteille
de bière dans les mains. Minelli voulut réserver sept nuits. Elle
fit non de la tête. « Je regrette. Je n’ai que cinq nuits à vous
proposer. » « Cinq ? » « Maximum. » « D’accord. » Elle secoua la
bouteille et la porta à sa bouche. « Vous êtes malade », dit-elle.
« Moi ? » Elle sourit. « Venez. » Elle le conduisit jusqu’à une
chambre au deuxième étage. Minelli apprécia l’énergie de ses
mouvements alors qu’il marchait derrière elle. Le lit était large
et moelleux. La femme ouvrit la fenêtre et, par-dessus l’épaule
que la bretelle de sa robe laissait à découvert, il distingua le
centre de la place. « Il fait très chaud, dit-elle, pourtant vous
avez froid. » Elle se dirigea vers la porte, les yeux baissés, guettant son approbation. Il y avait une petite cuisine et une salle
de bains. Minelli se sentit obligé d’y jeter un regard. « C’est
tout compris. On paie d’avance. » Il posa la valise sur un fauteuil et chercha de l’argent dans ses poches. Il s’avança vers
elle, le regard interrogateur. Elle préleva trois billets, les agita
en l’air ostensiblement et lui remit une clé. « Je suis russe. Je
m’appelle Ana. Enfin, pas vraiment, mais bon. Vous me direz
quel nom je dois noter dans mon registre. » Elle s’éloigna en
fredonnant un air dans le couloir. Il revint près de la fenêtre.
Un Noir, assis au bord de la fontaine en fer, ouvrait et refermait son couteau. « Je ne l’oublierai pas », dit Minelli. Dans la
cuisine, il prit deux aspirines avec un verre d’eau. Il lui était
impossible de penser. Il se déshabilla et se glissa sous les draps.
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Viens ici, a dit la petite, dors ici, ne pense pas, tu es rongé par
la fièvre, je sais, oui, je sais, regarde, il y a des nuits comme ça
où les malades nomment l’innommable, ah, les malades, les
fugitifs, les hérétiques, dis-moi : quelles tables rapportes-tu ?
quelles lois ? d’où reviens-tu après si longtemps ? J’ai regardé
le creux de l’arche et une grille en fer, les dernières demeures
et les voûtes de pierre, c’était la Pentecôte, m’a-t-on dit, et
des cris d’oies ? des oiseaux blancs dans ce cadre intime, faisceaux de lumière, frondaisons, nappe d’eaux vertes sous un
ciel aveugle, figures d’une obscure architecture ? je ne m’en
souviens pas, j’y étais pourtant, comprends-tu ? la fièvre fait
craquer mes os, aucune pensée ne m’habite. Je sais, je sais :
quelle scène rejoues-tu, Juan Minelli, quelle scène cherchestu ? le silence des désirs a toujours quelque chose de stérile. La
petite a dit, les doigts sur mes paupières, dors. Une vie peutelle être scellée par un geste ou une voix ? Au milieu de l’ivresse
et des vapeurs, le vil Anglais rugissait, Voici, murmuraient ses
lèvres, les vestiges d’un personnage sans histoire. L’alcool et
l’oubli, les seuls rêves réels, le reste n’est qu’alchimie et utopie.
Un homme peut s’éprendre d’une idée ou d’une vache : dans
les deux cas, il est perdu. Il lâcha son rire démoniaque, que
fais-tu là ? mon Dieu, tu n’es pas malade, mais blessé, tu dis :
« La mémoire est douloureuse », ou tu gardes le silence parce
que tu crois que cette table et ces chaises, ce bar miteux et
l’univers entier sont pourris, et pareille certitude te fait mal, tu
confonds encore un rêve avec une vache, tu te mets à saigner
à cause d’une blessure absurde, écoute, une femme, oui, voilà,
une femme est l’envers parfait d’une idée, tu n’y avais jamais
pensé, hein ? l’Anglais mourait, comment as-tu atterri ici à
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nouveau ? Une bouche s’ouvrit à côté d’eux et fit « Canailles,
étrangers, vermine, paumés », de grosses lèvres charnues au
milieu d’un visage obèse, d’un bras elle soutenait, non sans
l’enfouir dans l’une de ses mamelles colossales, la tête d’un
baleinier français. « Sale vermine », et, avec un rire de mépris,
asthmatique, elle insistait, l’arrosait de bière. L’homme protesta mollement, égaré, amorphe, et elle le laissa choir. Le 30
mai ? Oui, paraît-il, après un long voyage dans une rivière à
sec, l’eau vous entraîne toujours vers le même port. Oui, viens
ici, repose-toi, tu vis dans l’insomnie de la mémoire. Non, ce
n’était pas vrai, des nuits entières j’ai regardé le ciel vers le sud,
mais je n’ai rien vu, le Juge mentait, ou bien j’étais perdu, je
ne sais pas, un filet d’eau pour aller où ? quelle tristesse, oh
garde-moi, la mémoire ou comment le passé nous échappe.
Bois, Minelli, l’incitait l’Anglais dans les ténèbres de l’Odéon,
tout le monde est couché, regarde, dans la ville, dans ta ville le
soleil se lève, ces rues, t’en souviens-tu ? Allons au port, d’accord ? le jour se lèvera dans une heure. La ligne obscure des
îles marque l’horizon, rien n’a changé, des camalotes 1 nous
arrivent du nord, comme à l’accoutumée, le fleuve est rouge
en cette saison. Ne mens pas, je t’en prie, a dit la petite, et elle
m’a embrassé sur les yeux, sept ans après, maintenant, quand
je sais la vérité inracontable. Le regard froid de l’Anglais lui
glaça le sang, Tu n’es pas malade, Minelli, l’histoire n’existe
pas, ça suffit, les récits abracadabrants.
1. Plante aquatique de la famille des Pontédériacées. Présente dans les grands
fleuves d’Amérique du Sud, elle forme des îlots flottants.
[Toutes les notes sont du traducteur.]
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D’un geste inoffensif, inefficace, le Juge avait levé le bras pour
chasser les mouches vertes qui bourdonnaient autour de sa
tête. Et, contemplant le reste de vin dans la bouteille, il avait
dit : « Il faut attendre la tombée du jour. » Le soleil, à midi, se
montrait implacable et droit. La femme, sous l’ombre timide
d’un saule, sur la berge, tendait une canne au-dessus des eaux
fluviales épaisses. Minelli avait refusé la bouteille et le Juge
soupira, offensé, avant d’abandonner le fauteuil en cuir garni
de clous de bronze. Puis il but goulûment, se retroussa les
moustaches et reposa la bouteille vide sur le bureau en noyer.
L’air sévère, il lui ordonna de le suivre et marcha, solennel, la
tête haute, les pouces enfoncés dans les poches de son gilet, à
travers les broussailles. « Bien des fois, j’ai été agacé d’entendre
que les temps avaient changé. Un jour, j’ai condamné un berger à une amende, il avait sodomisé sa chienne. Et pour sa
seule défense, il a grogné ceci : “Ç’aurait pas été comme ça,
dans le temps.” Dites-vous bien que je n’ai jamais compris ce
qu’il entendait par là. » Le Juge s’était arrêté et il montrait,
parmi les ronces, trois malles. « J’ai été injuste, selon vous ? »
Minelli, troublé, répondit : « C’est difficile à dire. » Le Juge
avait soulevé le couvercle du coffre. Il était rempli de bouteilles de vin. « Aucune circonstance atténuante », déplora-t-il.
La femme avait l’air endormie, les mains sur les cuisses, la
tête penchée, la canne figée en l’air. Le Juge avait retrouvé son
fauteuil, sous le parasol, et rangé deux bouteilles dans un tiroir
du bureau. Il déboucha la troisième. Minelli, sur un banc,
tendit la main pour la saisir. « Elle rêve de pêcher une bogue,
avait dit le Juge. Cela lui ferait grand bien, du reste. » Minelli
tourna le regard vers la berge. Une mouche grimpait au long
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du cou féminin. « Santé », murmura-t-il, portant la bouteille
à ses lèvres. Le Juge scrutait le ciel, les branches du saule de
Babylone, la surface des flots. « C’est écrit. Nous ne prendrons
pas le prochain bateau. » Minelli s’endormait, accablé par la
chaleur et la lumière. Il cligna des paupières et alluma une
cigarette. « Pourquoi ? »
Le Juge desserra le nœud de sa cravate noire, remonta les
manches de sa chemise et tira un scapulaire d’une poche de
son gilet. « C’est inutile, avait-il dit, mais ne vous en faites pas.
Vous, en revanche, vous pourrez y aller. Moi, je n’aime pas la
pluie. » Il remuait le scapulaire, comme un pendule, devant
lui. « Les eaux baissent, comme le niveau d’un sablier, et le
bateau toucherait le fond sous le poids des bagages. » Il leva le
bras pour chasser brièvement les moustiques et poussa un soupir. Puis il se renversa dans son fauteuil et bâilla bruyamment.
Une main de la femme avait glissé et elle gisait dans l’herbe.
« Il faut attendre la tombée du jour, dit le Juge, et alors, vers
le sud, vous verrez l’éclat des lumières dans le ciel. Si étrange
que cela paraisse, on n’est pas si loin. »
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Des cloches sonnèrent trois heures. Minelli n’avait pas la clé,
et la porte de la pension était close. Il alluma une cigarette et
s’appuya à une colonne. La pluie tombait, oblique et drue,
d’un ciel perdu dans les ténèbres. Une autre horloge, plus tard,
sonna aussi trois heures. Le reflet d’un lampadaire sur le dallage
de la place libérait des bulles. Finalement, il sonna à la porte. Il
s’écoula un moment. Sous une arcade, de la galerie d’en face,
une femme le regardait. La silhouette indistincte, comme derrière un verre dépoli, les poings sur les hanches, jambes écartées, elle tira la langue et la remua hors de sa bouche. Minelli
pressa la sonnette une seconde fois. Un éclair montra les cimes
des palmiers, leurs feuilles blanches oscillant dans les hauteurs.
La femme retroussa sa jupe, bomba le pubis et le frotta de ses
doigts. La pluie redoublait d’intensité. Un coup de tonnerre
fit trembler le sol. Aucune des pensées de Minelli ne s’accordait justement à la scène dont il était témoin. « Vous dégoulinez. » La voix dans son dos le fit sursauter. « Il est bien tard. »
C’était la patronne de la pension. « Je vous demande pardon.
J’ai oublié ma clé. » Dans le hall, elle l’aida à retirer sa veste. « Je
ne veux pas vous déranger plus longtemps. Je suis désolé de
vous avoir réveillée. » « Je ne dormais pas. Je ne dors pas. J’avais
décidé de changer de décor. Ma chambre me sort par les yeux.
Dix ans que j’y habite. Elle est sombre et triste. Je me sentirai
mieux au troisième. Vous avez besoin d’un remontant. Vous
êtes trempé jusqu’aux os. » Elle s’éloigna, sûre qu’il lui emboîterait le pas. Minelli se sentit obligé de la suivre. La chambre
était, songea-t-il en entrant, assurément lugubre. À côté de
la porte, il y avait un tas de cartons remplis des objets qu’elle
avait jetés là en désordre, peut-être au fur et à mesure qu’ils
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lui tombaient entre les mains. Des ovales et des rectangles plus
clairs sur le papier jauni indiquaient là où de nombreux cadres
avaient été fixés. La propriétaire de la pension prit place dans
un fauteuil, devant une table ronde habillée d’un napperon
brodé, et servit deux verres de cognac. « Ana, tu bois comme
un mécanicien, me disaient les gens à Kirov. » Elle rit, mélancolique, le verre au bord des lèvres, la tête en appui sur le dossier. Elle haussa le ton en demandant : « Êtes-vous charitable,
monsieur Minelli, ou simplement cynique ? » Étonné, il ne sut
que répondre et lui fit : « Je ne vous comprends pas. » « Je sais,
excusez-moi. Je n’ai pas reçu une bonne éducation. Et, à vrai
dire, je n’ai jamais bu autant qu’on le racontait, mais je suis
née dans une famille de culs-bénits. » Elle leva son verre et,
quand elle l’eut vidé, elle le garda entre ses doigts croisés, sur
son ventre. Elle étira les jambes et son regard, calme à présent,
s’arrêta sur un samovar. « Cette enfant file un mauvais coton. »
Elle montrait vaguement l’extérieur. Minelli observa ses sourcils relevés, l’expression ambiguë de ses lèvres, les lignes d’un
cou mince et dépourvu de rides. « Qui ? » « La petite de la
place. » « Ah. » Après un silence rendu moins abrupt par le tintement de la pluie, la patronne de la pension se releva, saisit
un petit buste en bronze sur une étagère et le rangea dans un
des cartons. « Je vais d’abord monter tout ça. » Ce qu’elle fit.
Minelli, seul, finit son cognac et fuma une cigarette. Puis il se
leva du fauteuil et dirigea ses pas vers l’escalier. Sur le palier du
premier, il croisa Ana. « Vous n’aurez aucun mal à trouver mon
nouveau foyer. La porte est ouverte. » Trois heures plus tard,
quand sonnaient les cloches de la seconde horloge, Minelli
reposa le dernier meuble, un secrétaire avec des marqueteries
d’ivoire. Elle ouvrit les fenêtres sur la nuit noire et une rafale
d’air froid et humide s’engouffra dans la pièce. « Il ne pleut
plus, mais cela ne veut rien dire. C’est curieux. Je sais pourtant que je ne devrais pas vous faire confiance. » Il sourit sans
conviction. Il avait soif et mal aux genoux. Il demanda : « Que
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savez-vous ? » Elle passa les mains sur ses bras nus, en appui
sur le parapet du balcon, tournant le dos à la place, le bas de
sa robe légère agité par le vent. « J’en sais peu, très peu, n’ayez
crainte. » Elle plissa les yeux pour occulter une soudaine lueur
d’angoisse dans son regard. « J’aime l’hiver. Pour être heureux,
il suffit d’un bon verre au coin du feu. Demain, j’achèterai
du bois. » Elle pénétra dans la pièce. « Là, je vais installer mon
salon. Avec la porte ouverte, on verra le feu de la chambre.
C’était une suite, ici, à la grande époque. » Elle s’assit sur le
lit, plongea les mains entre ses cuisses et versa des larmes, la
tête haute. « Je ne vous comprends pas », dit Minelli. « Je sais.
Et vous êtes à nouveau fiévreux. » « Bonne nuit. » « Restez, je
vous en prie. » Il ne trouva pas les mots pour décliner son offre.
Alors il s’allongea près d’elle et, brusquement, il s’endormit.
La propriétaire de la pension lui posa une couverture sur le
corps. « Je n’ai jamais mis les pieds à Kirov », dit-elle.
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Et avant ? lui avait demandé l’Anglais. Le soleil, oui, se lève audessus du fleuve. Avant ? Quand ? Les eaux, d’or à cette heure,
sont rouges aujourd’hui. Comme toujours en cette saison. Par
temps calme, les îles libèrent des colonnes droites de fumée
grise. Nous ne sommes pas ici, Frank, nous ne sommes pas arrivés
si loin. Il y a sept ans, précisa alors l’Anglais. Minelli, peiné,
sourit. Avant je ne lui aurais pas menti : je pensais qu’elle
savait réellement des choses. Un hydravion blanc se balance
sur le fleuve devant la gare fluviale. Tu es ridicule, s’emporta
l’Anglais. Mens ! Surtout ne t’arrête pas ! T’es obligé avec les
femmes ! Derrière, la ville perdue s’est endormie. Un drapeau
inerte pend au long d’un mât d’acier au pied de marbre et de
bronze. Faut-il encore te raconter une des honorables aventures de Lucille ? Mon Dieu, non, Frank, ce n’est pas la peine.
Mais l’Anglais, qui s’estompait dans ce tableau du jour naissant à deux pas des rives historiques du Paraná, rétorqua :
Laisse Dieu dans sa niche. C’est une obligation, je sais de quoi
je parle. Regarde autour de toi. Alors ? Ne sommes-nous pas
ici ? Ce n’était pas le lieu dont tu rêvais ? Non, objecta Minelli,
non. Dors, a-t-elle dit, repose-toi, et j’ai cru un instant que
ce serait possible. Ce fut un moment, fugitif, de vanité, tu
vois ? L’Anglais haussait les épaules, les mains dans les poches,
il donnait un coup de pied dans un petit caillou et il secouait
la tête. Il fit : des fois, tu penses à travers une femme, alors
comment faire ? Il cracha dans les eaux qui s’écoulaient vers
le fleuve le plus large du monde. Lucille était à Brighton, une
tante à elle vivait là-bas, une vieille fille maniaque et malade
qui l’avait invitée à passer l’été auprès d’elle cette année-là.
Moi, j’étais jeune, imbécile et fougueux, Minelli. Et donc, je
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lui avais offert un bouquet de fleurs et une capeline blanche le
jour où elle était partie vers le sud. Tu sais ce qui peut attendre
une fille dans une ville pareille. Les eaux d’or charrient maintenant des flaques de pétrole. Minelli bâille. Frank a soif. L’humidité et le froid leur ont éclairci les idées. Ils devraient encore
se soûler pour échapper à cet endroit. L’Anglais était flou dans
la lumière du jour naissant. Mais une rage noire étincela dans
son regard. Des marins et des touristes, des mœurs légères, ah,
Lucille ! Mais déjà, à l’époque, j’avais des doutes sur elle, tu
vois ? On ne se jette pas à l’eau quand on ne sait pas rester à
flot. Et en ce temps-là, je ne savais pas mentir, moi non plus.
Elle était là-bas, à Brighton, quand j’ai décidé de lui faire une
surprise au mois de juillet. Et jeune, amoureux, aveuglé par la
passion (j’étais encore un môme, tu comprends ?), je suis parti
la rejoindre. Non, Frank, nous ne sommes pas ici, ce tableau
est un caprice de la fièvre, cette herbe, haute et verte, est la face
de l’oubli, crois-moi. Vraiment ? réagissait l’Anglais, et n’es-tu
pas heureux d’être un proscrit ? surtout, n’oublie pas, mens,
Brighton en été est différente et imprévisible, j’ai retrouvé
Lucille dans le jardin de sa maudite tante. Et là, mauvaise
surprise. Elle courait au milieu des arbres, poursuivie par un
vieux docker. Ils ont fini par s’embrasser. L’homme portait ma
capeline blanche. Et Lucille riait. Je ne lui ai pas demandé où
était passé le bouquet. De sombres taches de pétrole souillent
les flotteurs de l’hydravion qui grince sur le fleuve. Je panserai
tes plaies et je soulagerai ta mémoire, a dit la petite.
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On frappait à la porte, et Minelli se réveilla en sursaut. C’était
Tina. Elle entra comme une tornade. « Tu n’es pas facile à
trouver, dis donc. » Elle ôta son imper gris et le jeta sur le lit
défait. Elle ouvrit la fenêtre et se pencha au balcon un court
instant. Minelli s’enferma dans la salle de bains et passa sous
la douche. Tina, de la chambre, à haute voix, demanda :
« Pourquoi tu n’es pas resté chez moi ? » Il garda le silence. Il
avait mal à la tête et se sentait fébrile, la gorge sèche. « Tu m’entends ? » « Oui. » « Eh bien, pourquoi ? » La réponse ne l’intéressait guère, sans doute, puisqu’elle n’insista pas. Minelli la
trouva, ensuite, dans la petite cuisine, où elle fouillait parmi
des boules de papier aluminium, des restes desséchés de fromage et de chorizo, du pain dur et des bouteilles vides. « J’ai
faim. » Il prit une boîte de raviolis et une bouteille de vin dans
un placard. Il alluma la gazinière, essuya deux assiettes et deux
verres, et trouva, non sans mal, une serviette en papier. Ils
s’installèrent à la table, face au balcon. « C’est horrible », se
plaignit Tina à la seconde bouchée. « C’est tout ce qu’il y a. »
« D’accord, ne te vexe pas, ça ira. » Elle continua à manger. Elle
avait les cheveux noirs, raides et coupés court. Elle remua la
tête. Elle savait qu’il la regardait. Elle finit son assiette en
silence, but un verre de vin et s’allongea sur le lit, le dos au
mur, un bras derrière la nuque, les jambes tendues et croisées.
Le maillot pourpre soulignait ses seins, séparés et légers. Le
pantalon moulait ses jambes comme une peau bleue brillante.
Cependant, Minelli contemplait surtout ses magnifiques
bottes grises en daim. Il aurait été compréhensible, à cet instant, qu’elle demande : « Tu veux savoir pourquoi je suis ici ? »
Ou alors : « À quoi tu penses ? » Mais elle prononça : « Je les ai
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depuis hier. » Comme saisi de torpeur, il découvrit le visage de
Tina, indifférent et moqueur. « Quoi ? » « Mes bottes. Je les ai
depuis hier, je te dis. Elles te plaisent ? » « Oui, oui, elles sont
très belles. » Et, d’un geste affecté, elle glissa une cigarette entre
ses lèvres. Minelli, machinal, lui tendit du feu. Tina regarda
dehors à nouveau. « Tu as les yeux de ta mère. » Sa réaction fut,
en un sens, inattendue. Elle ne répondit pas, flattée « Ah
bon ? », ni « Vraiment ? », ni « Tu crois ? » Ses paupières frémirent, les lignes de son cou se tendirent et s’allongèrent, et,
spontanément, elle se mordit les lèvres. Minelli répéta : « Les
mêmes yeux. » « Bon, pose-moi toutes les questions que tu
voudras. » « Je connais déjà les réponses, je crois. » « Bien sûr
que tu les connais. Sinon, tu n’as qu’à les imaginer. C’est bien
ça, non ? » « Non. » Minelli referma la fenêtre. Les vitres étaient
sales. Tina sauta du lit. « Je regrette, je perds mon temps avec
toi. » Elle s’humecta un doigt avec sa langue et traça un cercle
sur l’un des carreaux verts qui encadraient les blancs. « C’est
crade », murmura-t-elle. Les talons de ses bottes résonnèrent
dans la pièce. Elle pénétra dans la salle de bains et fit claquer
la porte. Il s’approcha et appuya la tête sur le chambranle. Il
était fatigué. Cette situation ne l’amusait nullement. Il dit :
« Ne parlons plus de ta mère. » Elle, de l’autre côté : « Ça vaut
mieux. » Elle sortit. Elle s’était outrageusement maquillé les
lèvres. Il acquiesça en silence. Il transpirait. Tina lui posa la
main sur le front. « Tu es malade. » « Ce n’est pas grave, ne t’en
fais pas. » Ils descendirent. Dans le vestibule, la patronne de la
pension dormait, en apparence à tout le moins. Ils traversèrent
la place. Ils filèrent vers le port en empruntant ces ruelles où
Minelli se perdait encore. Ils s’arrêtèrent dans une église. Tina
voulait allumer un cierge sur l’autel de Nuestra Señora del
Rosario. Il y avait des odeurs de fleurs fanées, d’encens et d’humidité. Un curé se trouvait assis à la porte de la sacristie. Il
était vieux, terne et voûté. Dans ses mains décharnées, contre
sa poitrine, il serrait une urne en bois. Il se leva péniblement
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et s’approcha pour leur demander une aumône. Minelli s’éloigna. Tina fouilla dans son sac et glissa un billet dans la fente.
Soudain l’orgue se fit entendre. Il n’y eut qu’un seul accord,
intempestif, comme si quelqu’un avait cogné sur le clavier, un
enfant ou un idiot. Le vent, dans la rue, remontait de la mer,
charriant les lourds effluves de la pêche et des marchés. Il se
mit à pleuvoir. Ils poursuivirent leur marche, l’un derrière
l’autre, cherchant la protection des murs et des corniches.
Enfin, Tina entra dans un immeuble. Minelli demeura à l’entrée. Elle lui avait demandé s’il voulait bien l’attendre dix
minutes. Une demi-heure s’écoula. Minelli traversa la place
pour acheter des cigarettes dans un bar. Un jeune homme
introduisait des pièces dans une machine à sous, habillé en
noir. Il avait le teint basané et des cheveux gominés luisants.
Ses yeux, pensa Minelli en découvrant qu’il le fixait du regard,
brillaient d’un vague ressentiment. Alors qu’il revenait devant
la porte, Minelli sentit la fraîcheur de la pluie à ses joues. Il
allait mieux, mais, souffrant toujours des articulations, il comprit qu’il était plus faible qu’il ne le pensait. Quand Tina reparut, elle transportait un gros paquet emmailloté dans un drap
et attaché avec une corde. « Tu vas pouvoir ? », demanda-t-elle.
Minelli soupesa le ballot et résolut de le porter sur son dos. Ils
avaient parcouru une vingtaine de mètres quand l’homme
vêtu de noir sortit en trombe du bar et se campa devant Tina.
Il l’attrapa par les bras et la secoua. Il avait l’air plus menaçant,
mais on sentait quelque part que sa rancœur n’était qu’une
affaire de jeunesse. Entendant sa menace, Minelli songea qu’il
pourrait la mettre à exécution : « Je vais te planter », dit-il. Sans
se débattre, mais d’une voix de mépris, implacable et hautaine,
elle gronda : « Pauvre type ! Lâche-moi ! » Minelli reposa le ballot. C’était un geste inutile. Les lèvres de l’homme avaient
pâli, saisies de tremblements. Le ressentiment, dans son
regard, cédait le pas à l’incrédulité et au chagrin. « Tina,
attends… » Elle poursuivit son chemin. Minelli reprit le bal24
lot. Il la rejoignit aussitôt et vit ses larmes. « Tu as laissé tomber
mes affaires dans une flaque d’eau. » Il ne sut quoi répondre.
« Je n’avais pas besoin de toi. » « Oui, j’ai vu. » Le reste du trajet
s’annonçait morne et ridicule. Il pensa l’abandonner là, mais
songea en fait qu’il aurait pu aussi, légitimement, la défendre
un peu plus tôt. Vingt minutes plus tard, ils arrivèrent à
l’Odéon. Minelli était fourbu. Tina lui essuya la figure et les
cheveux avec son mouchoir. « Un café arrosé te fera du bien »,
dit-elle. Ils en commandèrent un au brandy, puis un deuxième
au rhum et un troisième à l’anis. Le dernier fut à l’eau-de-vie.
La nuit tombait. Tina lui avait raconté l’histoire d’une femme
qui attendait ses clients sur la place. Ils la voyaient du bar,
assise sur un banc, impassible et solitaire, habillée avec une
rare élégance malgré sa décrépitude. C’est alors qu’un jeune
homme s’assit près d’elle. La bruine incessante ne les dérangeait pas. Minelli avait attendu l’arrivée de Frank à l’Odéon
dans l’espoir de prendre une bonne cuite pour finir la journée.
Mais à neuf heures du soir, il sut que ses projets étaient tombés à l’eau. « J’ai faim », dit Tina. Il ramassa son ballot et ils
sortirent du bar. Ils mangèrent des sardines et du lapin dans
un vieux bistrot encombré de barriques de vin, de jambons,
de touristes, de marins et d’étudiants. Deux heures plus tard,
ils se dirigèrent vers le domicile de Tina. Après le dîner, ils
avaient bu une liqueur aux herbes dont elle raffolait, et Minelli
avait acheté une bouteille de brandy qu’il avait entamée dans
la rue. Son dernier effort du jour consista à gravir les cinq
étages, le paquet sur le dos. Il n’en pouvait plus quand il se
laissa choir dans un fauteuil, près d’une petite table ronde, où
s’étaient accumulés des verres sales et des paquets de cigarettes
vides. Elle ôta son imper, contempla ses bottes souillées de
boue et pénétra dans la cuisine. Elle revint avec une tasse de
thé pour Minelli, poussa le ballot sous le lit et s’installa en face
de lui. Un foulard de gaze couvrait la lampe qu’elle avait laissée allumée et dont il se souvenait. Elle lui fit poser les jambes
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sur sa jupe, retira ses chaussures et frotta doucement ses pieds
couverts de grosses chaussettes de coton. Il voulut baisser les
jambes, mais elle l’en empêcha. Alors il accepta ce baume inespéré. Il but le thé et s’enfonça dans la torpeur de la fièvre. Il se
demanda, au réveil, s’il avait dormi longtemps. Il était en
nage. Tina lui caressait toujours les pieds. Au cœur du silence
et du sommeil, les heures les plus sombres de la nuit avaient
eu raison de la ville. « Parle-moi un peu de ma mère. » « J’ai
seulement passé quelques jours avec elle. » « Je sais. » Minelli,
mécontent, passa la main dans ses cheveux. Il alluma une cigarette et, pour éviter le regard de Tina, il promena les yeux dans
la pièce en quête de la bouteille. « Je dois boire un coup. » Il
souhaitait trouver une excuse, une façon de ne pas retomber
dans cette histoire. « Ça s’est passé il y a longtemps », murmura-t-il. « S’il te plaît. » Il garda un moment la première gorgée de brandy dans sa bouche, et sentit une brûlure aux gencives. « Quel âge as-tu ? » Tina, mollement, lui dit : « Treize
ans. »
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La femme argentée fumait, la cigarette aux lèvres, l’épaule
gauche contre une colonne, les bras croisés, le corps en appui
sur une jambe, la seconde étirée sur le côté (exécutant sans
arrêt un mouvement bref pour frapper du talon, en rythme,
sans énergie, les grandes dalles bleutées), son sac minuscule
pendu à une main, et reflétant tel un miroir le soleil blanc
rageur de ce début d’après-midi. Sous l’une des arcades de la
place, avec un air las inutile, la femme argentée tourna le cou,
garda la jambe en l’air, et contempla ses courbes et sa forme
allongée ; elle se pencha et glissa les mains sur ses cuisses, lissant les bas dont elles étaient gainées. Et elle retrouva appui
sur la colonne, promenant un regard détaché à travers la place,
puis expulsa la fumée. Il faisait chaud et ses cheveux blonds
adhéraient à son front, bouclés et humides.
Minelli détourna le regard. Droits, défraîchis, les palmiers
montaient vers un ciel trouble. La mousse de sa bière était
retombée et il but sans soif. Il ferma à demi les paupières, somnolent, et perçut une rumeur incertaine, peut-être un bourdonnement au loin, et les voix sur la place. Il posa les coudes sur
les bras du fauteuil, croisa les doigts sur son ventre et observa
ses bottes, le cuir sale et râpé à la pointe ainsi qu’à l’arrière.
La femme argentée, alanguie sur la colonne, ne tapait plus
du pied : elle avait croisé la jambe droite sur la gauche, la
pointe de sa chaussure à l’intersection des dalles, et elle se
regardait dans le petit miroir d’un poudrier en écaille : elle
secoua de ses doigts les boucles humides à son front, tourna
la tête d’un côté puis de l’autre, s’épiant de profil, et la secoua
pour améliorer la forme et la chute des cheveux. Alors, usant
d’une fine houppette, elle se repoudra les joues.
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Un voile sombre, mû par le vent comme une brume,
souillait progressivement le ciel et la lumière. Minelli essuya
son visage moite dans un mouchoir, se leva et parcourut la
galerie abritant les tables du bar. Il s’arrêta, à l’autre bout, à
l’entrée d’un établissement : à l’intérieur, deux hommes discutaient sans passion, et un troisième, assoupi, tenait un journal
ouvert dont les pages frémissaient sous les pales d’un grand
ventilateur accroché au plafond. Minelli entra, monta les trois
marches de l’estrade contre le mur du fond, fit quelques pas
sur le plancher et s’installa dans l’un des fauteuils en bois. Il
posa ses bottes sur les appuis de bronze poli et pointa le regard
sur la place à travers les fenêtres. Un vieillard chauve et courbé
commençait à enduire ses bottes de cirage noir lorsque la
femme argentée, à la silhouette ondulante à travers les imperfections des vitres, alluma une autre cigarette.
En ce lieu dépourvu d’éclairage, l’éclat intense de l’aprèsmidi s’étiolait sur les murs verdâtres, le carrelage gris, dans la
pénombre. À nouveau, Minelli huma les senteurs de cirage, de
crèmes, et se laissa transporter vers une autre scène au gré des
souvenirs que faisaient éclore ces parfums. Le vieux acheva de
brosser ses bottes et s’employa aussitôt à les faire reluire à l’aide
d’un chiffon : il glissait la flanelle sur le cuir, tirant de chaque
côté, alternativement, et, par moments, il imprimait des accélérations, renforçant la pression sur le pied et cessait d’un coup
ce frottement énergique pour obtenir un crissement, et du
cuir et de la flanelle. Il ne s’arrêtait qu’un instant, hochait son
crâne luisant comme dans un salut satisfait et se remettait au
travail. Finalement, en lui tapotant des doigts le bout d’une de
ses bottes, il lui signifia qu’il avait terminé. Alors Minelli paya
et sortit lentement, retrouvant, maussade, la place et le bar. Il
but une bière, regarda l’heure, s’essuya les lèvres dans un mouchoir et laissa deux billets sous son verre.
L’accord avec la femme argentée fut conclu rapidement.
Quand Minelli dit « Entendu », elle sourit, hocha la tête et
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s’éloigna de la colonne où elle trouvait appui. Il la suivit, mains
dans les poches, levant un regard distrait vers le ciel. Le soleil
semblait faiblir, et la teinte sombre, mue par le vent, s’enrouler autour des palmes. Ils enfi­lèrent une étroite rue pavée. Les
façades des immeubles, à trois ou quatre étages, étaient rongées par l’humidité. Un chien reniflait les poubelles éparpillées
autour d’une vieille porte en fer. Minelli leva les yeux : un plafond de draps, de linge et de serviettes ondoyait au-dessus de
leur tête. Elle fit halte devant un porche et chercha la clé dans
son sac. Une gamine, qui sautait à cloche-pied dans le bas
de la rue, lança : « Aïda, ta petite fille est avec mes cousins ! »
Elle acquiesça et haussa les épaules. Ils gravirent un escalier de
marbre dans l’obscurité ; la rambarde était sale et instable, si
bien que Minelli préféra se fier uniquement aux bruits de la
femme (ses souliers sur les marches, le bruissement de sa robe,
sa voix), devant lui. « Tout le monde s’occupe de la petite dans
la rue. » Minelli garda le silence. La puanteur âcre d’urine de
chat lui avait retourné l’estomac. Il songea qu’ils étaient près
du but, mais la femme argentée franchit le palier suivant et
poursuivit l’ascension. « Pauvre de moi », murmura-t-elle. « Tu
trouves ça juste, toi ? » « Non » soupira-t-il, quoiqu’il n’eût pas
compris.
C’était une petite chambre avec une salle de bains. Il y avait
un lit, dans un coin, flanqué d’une table de nuit ; de l’autre
côté, une armoire, une chaise, un portemanteau et un miroir.
La fenêtre était fermée et cachée derrière un épais rideau
sombre. La lumière du lustre à trois bras, blanche et crue,
pâlissait leurs traits. Minelli contempla les reflets sur la robe
de la femme argentée tandis qu’elle fumait en faisant quelques
pas dans la pièce exiguë. « Comment tu t’appelles ? » « Juan. »
Il s’approcha de la table et alluma une lampe : entre les plis
du foulard de gaze verte qui l’avait occultée jusque-là, Minelli
découvrit la silhouette métallique d’un homme qui soutenait,
au-dessus de sa tête, un globe de verre. La femme argentée
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éteignit le lustre et s’avança vers lui. « C’est mieux comme
ça. » Elle lui passa les bras autour du cou, se pressa contre sa
poitrine et posa le front sur son épaule. Minelli sentit le parfum de ses cheveux, lui caressa le dos, glissa les mains autour
de sa taille, souleva le bas de sa robe et lui saisit les fesses. Il
les écarta, là il la caressa et fit pression des doigts, elle gémit,
se frotta contre son corps, lui taquina une oreille du bout des
dents, murmura : « Mon cadeau… » « Putain. » « Tu vas me
donner du plaisir. » « Tu mens. » « Je te promets. » Il s’écarta,
lui remit l’argent et s’assit sur le lit. Elle ôta ses chaussures, ses
bas et sa robe argentés. Debout, lui faisant face, orgueilleuse,
elle tourna sur elle-même. Si elle guettait un geste, un compliment, un petit mot, elle ne fut pas récompensée. Mais elle
ne s’en offusqua pas et dit : « Je te déshabille. » Et, pour la première fois, il sourit. « Tu habites ici ? » « Non. Je travaille ici. »
Il contempla la scène dans le miroir, dans la pénombre verte
de cette image dupliquée, et sentit un regain d’excitation, une
avidité dont son corps, pour l’instant, ne laissait rien paraître.
La femme argentée tendit le bras pour poser le pantalon sur
une chaise, s’installa à genoux entre les jambes de Minelli, lui
embrassa les cuisses, ouvrit la bouche. « Viens, Juan. Viens. »
« Non », répondit-il avant d’appuyer la nuque sur les oreillers
et de fermer les yeux. Il se laissa couler vers une autre obscurité tandis qu’elle se cambrait, les mains sur le lit, ses bras
exerçant des flexions pour accompagner le recul et l’approche
de la tête, de la bouche, de ses cheveux blonds effleurant son
ventre. Elle avait des bleus sur tout le corps. Minelli entrouvrit
les paupières et son regard se fixa à nouveau sur le miroir, sur
les lèvres d’Aïda, écarlates autour de son membre.
Ensuite, les jambes de la femme argentée glissèrent au long
des siennes et elle rampa sur sa poitrine, jusqu’à sa tête, lui
mordit le cou. Et, sans l’abandonner, pesant sur lui de tout son
poids, elle tâtonna sur la table de nuit, alluma une cigarette,
dont elle avala goulûment la fumée, pour, aussitôt, la lui glis30
ser entre les lèvres : Minelli fuma, reconnaissant, lui serra les
jambes (et son propre sexe s’imprégna de leur humidité) suivit
la courbe de son dos avec le bras, demanda : « Qui est-ce qui t’a
battue ? » La femme argentée lui posa un doigt sur la bouche,
elle eut un sursaut quand, dehors, au loin, retentit une sirène,
puis une autre, elle s’inclina à nouveau quand s’éteignit le rappel soudain de la ville dans la pénombre de la chambre. « Ça
n’a pas d’importance », murmura-t-elle en reprenant la cigarette : « Dis-moi, que faisais-tu sur la place ? » « J’attendais. »
« Et hier ? » « Hier aussi. » « Qu’est-ce que tu attends ? » Minelli
contempla l’homme de métal sous le foulard vert. « Rien. Je
dois faire un voyage », dit-il. « Je te trouve bizarre. » « Moi ?
Non, pourquoi ? Tu as quel âge ? » « Vingt-neuf ans. » Il prit
son visage entre ses mains et l’embrassa sur la bouche. Docile,
elle l’accepta, plongea les doigts dans ses cheveux courts châtains, gémit, lui enfonça les ongles, en douceur, dans le crâne,
appliquée dans sa réponse aussi conventionnelle qu’inoffensive. Mais, tout à coup, elle s’arrêta, renversa la tête en arrière,
observa les yeux sombres de Minelli, lui demanda en un murmure : « Qu’y a-t-il ? », et il resta silencieux. Alors la femme
argentée mit la langue entière dans sa bouche, réclamant peutêtre ainsi, avec une mordante voracité, les mots qu’il n’avait
pas prononcés. Elle écarta les jambes, donna plusieurs coups
de rein à sa recherche, insista avec ses ongles acérés désormais, ses plaintes non simulées et la caresse dominante de ses
seins lourds, jusqu’à pressentir l’arrivée, le point culminant de
l’arc que son sexe avait tracé vers elle, son entrée imminente,
comme s’ils s’étaient longuement entraînés à cette union parfaite.
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