CAL 59 - Iheal - Université Sorbonne Nouvelle

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CAL 59 - Iheal - Université Sorbonne Nouvelle
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DES
CAHIERS
AMÉRIQUES
LATINES 59
2008 / 3
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SOMMAIRE
CHRONIQUE
5
• Des voix réduites au silence. À la mémoire de Silvia Suppo
Par Olivier Compagnon
7
DOSSIER
LA VILLE DANS LES AMÉRIQUES : UN REGARD DE PART
ET D’AUTRE DE LA FRONTIÈRE
9
• Par-delà le Nord et le Sud : débats sur la ville américaine
Par Cynthia Ghorra-Gobin et Alain Musset
11
I-GATED COMMUNITIES ET CONDOMINIOS CERRADOS :
LES MÉTAMORPHOSES D’UN MODÈLE
15
• Le slogan « gated community »
Par Stéphane Degoutin
17
• De la gated community au lotissement géant mexicain,
une version bon marché de la fermeture résidentielle
Par Céline Jacquin et Guénola Capron
33
II-MIGRANTS LATINOS ET VILLE TRANSNATIONALE
55
• L’espace d’habitation comme miroir identitaire. Le cas
des migrants de Patamban (Michoacán, Mexique) aux États-Unis
Par Frida Calderón Bony
57
• Le Barrio, une figure majeure du quartier aux États-Unis
Par Sonia Lehman-Frisch
79
III-LA CENTRALITÉ URBAINE À L’HEURE DE LA MÉTROPOLISATION :
101
ENTRE PATRIMONIALISATION ET VALORISATION DES ESPACES PUBLICS
• La centralité reconquise
Par Élodie Salin
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• L’entrée des Latinos sur la scène métropolitaine américaine :
une ambivalence marquée par des tensions politiques
et une influence certaine sur le désir de centralité
Par Cynthia Ghorra-Gobin
123
• Latinos USA : les Hispaniques dans la société américaine
au début du XXIe siècle
Par Isabelle Vagnoux
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ÉTUDES
• Rôles féminins, rôles masculins, le regard des adolescentes
lycéennes de Tijuana (Basse Californie, Mexique)
Par Carole Brugeilles
161
• La medición y la evolución de la democracia en América Central
Par Charles-André Goulet
185
INFORMATIONS SCIENTIFIQUES
• Lectures
209
AUTEURS
225
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CHRONIQUE
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Olivier Compagnon
Des voix réduites au silence.
À la mémoire
de Silvia Suppo
ilvia Suppo de Destefani était argentine et avait 51 ans. Encore
adolescente, elle fut emprisonnée par la dictature militaire en
mars 1977, torturée et violée dans le commissariat Cuarta de
Santa Fe et dans le centre clandestin de détention connu sous le nom de La
Casita, près de Santo Tomé. Enceinte à la suite de ces sévices, elle subit un avortement clandestin afin de « réparer l’erreur » – selon le mot des tortionnaires. Son
fiancé de l’époque, Reinaldo Hattemer, séquestré en janvier de la même année,
n’a jamais réapparu. En octobre 2009, Silvia avait témoigné de manière décisive
dans le procès qui conduisit à la condamnation pour crimes contre l’humanité de
l’ancien juge fédéral Victor Brusa et de plusieurs tortionnaires de la province de
Santa Fe.
S
Dans le magasin d’artisanat qu’elle tenait dans le centre de Rafaela,
Silvia Suppo a été sauvagement assassinée de neuf coups de couteau au matin du
29 mars 2010. Si la police n’a pas encore officiellement établi les motifs du crime,
de nombreux éléments – notamment les menaces qu’elle et d’autres témoins à
charge du procès Brusa avaient reçues il y a quelques mois et le fait que l’autopsie ait démontré le travail d’un professionnel – laissent clairement supposer un
règlement de compte consécutif à sa déposition.
À l’heure où beaucoup d’observateurs se réjouissent que l’Amérique
latine ait définitivement réintégré le cercle des pays démocratiques après la vague
des régimes de sécurité nationale, ce meurtre rappelle l’extrême fragilité de
régimes qui peinent à exercer leur droit régalien de justice à l’encontre des bourreaux des années de plomb. Soit qu’ils demeurent dans une occultation presque
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totale comme au Brésil, où l’on commence tout juste à remettre en question la
loi d’amnistie de 1979 et à envisager de créer une commission Vérité et
Réconciliation. Soit qu’ils s’arrêtent au milieu du chemin de peur de fragiliser la
démocratie restaurée, comme au Chili où Pinochet mourut en décembre 2006
sans avoir été jugé et où l’impunité demeure une donnée essentielle du paysage
politique et mémoriel, bien que la lumière ait été faite sur de nombreuses affaires
et que certains membres de la DINA et des forces armées soient passés en procès et aient été emprisonnés. Soit qu’ils commencent à répondre le plus largement possible au désir de vérité des victimes ou des familles de victimes, comme
dans l’Argentine des Kirchner où le capitaine Alfredo Astiz – « l’ange blond de
la mort » – comparaît par exemple depuis décembre 2009, au risque de voir resurgir la barbarie de tortionnaires toujours convaincus du bien-fondé de leur croisade anti-marxiste.
Silvia Suppo était la sœur de notre collègue Hugo Rogelio Suppo, luimême victime de la dictature argentine, réfugié au Brésil puis en France, docteur
en histoire de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, professeur à
l’Universidade do Estado do Rio de Janeiro et professeur invité à l’Institut des
Hautes Études de l’Amérique latine en 2009-2010. Que celui-ci trouve ici l’expression de l’émotion, de la sympathie et du soutien de tous les personnels de
l’IHEAL – CREDAL et des membres de la rédaction des Cahiers des Amériques
latines, profondément révoltés.
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DOSSIER
La ville dans les Amériques :
un regard de part et d’autre
de la frontière
Dossier coordonné par Cynthia Ghorra-Gobin et Alain Musset
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Cynthia Ghorra-Gobin et Alain Musset
Par-delà le Nord et le Sud :
débats sur la ville
américaine
e numéro des CAL résulte d’une première initiative d’Alain
Musset et de Cynthia Ghorra-Gobin qui, au cours de l’année
universitaire 2004-2005, ont organisé ensemble, dans le cadre
du séminaire du laboratoire de Géographie Sociale (EHESS) dirigé par
Marie-Vic Ozouf-Marignier, une séance de travail associant des chercheurs travaillant aussi bien sur l’Amérique du Nord que sur l’Amérique du Sud. Cette
première rencontre entre chercheurs œuvrant dans deux aires culturelles a priori
différentes, avait pour objectif – pour reprendre l’expression d’Alain Musset – de
« franchir la frontière » (Crossing the border ou cruzar la frontera). Elle a permis de
discuter des travaux respectifs de chacun et de se rendre compte de la richesse
offerte par la problématique urbaine pour envisager une publication commune ne
se limitant pas à une simple juxtaposition de textes. Il ne restait plus qu’à rédiger
ces articles tout en construisant ce passage entre deux univers culturels, certes
différents, mais traversés par de nombreuses problématiques communes qui ne
peuvent désormais être traitées que de manière régionale, au sens le plus large du
terme. Ce dossier est en quelque sorte le témoignage de ce processus d’échanges
et de débats qui, par ailleurs, a coïncidé avec l’émergence de l’Institut des
Amériques, chargé de mettre en relation les chercheurs qui travaillent sur l’ensemble de « l’hémisphère occidental ».
C
La thématique urbaine contemporaine qui constitue le fil directeur de ce
dossier s’inscrit en fait dans un contexte marqué par la globalisation de
l’économie mondiale, une nouvelle étape du capitalisme intensifiant en quelque
sorte l’ensemble des échanges tout en ne se limitant pas aux seuls biens et
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capitaux1. S’interroger sur le transfert de modèles urbanistiques de part et d’autre
de la frontière nord-sud, sur l’invention d’un imaginaire transnational pour les
Mexicains travaillant dans une ville américaine tout en maintenant un cadre
résidentiel dans leur quartier ou village d’origine (parallèlement à l’envoi de
remesas – remittances2) ou encore sur l’impact de la croissance démographique
d’individus venus d’Amérique latine dans l’univers métropolitain américain
s’avèrent autant de questions pertinentes à l’heure où les politologues affirment
l’avènement d’un monde post-américain. En effet si le XXe siècle est susceptible
d’être qualifié de « siècle américain », il n’en est pas de même pour le XXIe siècle.
La présence croissante des Latinos dans les grandes métropoles des
États-Unis représente à présent un enjeu politique considérable alors qu’il y a
quelques décennies encore, seules les petites villes de la frontière mexicaine
américaine étaient concernées par ce phénomène. Les Latinos représentent
désormais la première minorité nationale (35,3 millions) et comme l’indique le
Bureau du recensement, seuls le Mexique et la Colombie ont une population
hispanique supérieure à celle des États-Unis avec les chiffres de 106,2 millions
et 43 millions. La croissance démographique des Hispaniques au sein de la
société américaine est perçue par des conservateurs comme une menace pour
l’identité américaine en raison du manque de désir d’assimilation des Latinos,
contrairement aux phases antérieures de l’immigration. Mais un travail de terrain
mené dans l’univers métropolitain américain ne permet pas de valider cette
hypothèse : la présence latina s’inscrit en réalité dans un contexte urbain façonné
par un demi-siècle de mouvements sociaux. La lutte pour les droits civiques
notamment en faveur des Noirs a connu une telle vigueur que des intellectuels
américains n’hésitent pas à confirmer l’identité d’une nation s’inscrivant
désormais « dans le noir et le blanc » pour reprendre la formule de Stephan et
Abigail Thernstrom3 : « la présence des Africains-Américains d’abord en tant
qu’esclaves pendant plusieurs siècles puis en tant que citoyens de deuxième classe
pendant un siècle de plus, la présence des Indiens qui ont accueilli les Européens
et leur ont enseigné les manières de s’adapter dans ce Nouveau Monde, et dont
on trouve encore les toponymes, ces deux présences sont essentielles à notre
identité toujours en évolution » [Russel Banks, 2006, p. 137].
1. Voir notamment le Dictionnaire des mondialisations, Colin, 2006.
2. Les transferts bancaires (remesas) que les Mexicains émigrés aux États-Unis effectuent chaque
année au profit de leur famille ont atteint, en 2007, la somme record de 24 milliards de dollars. Ils
dépassent désormais en valeur les revenus du tourisme international (11 milliards de dollars en
2005).
3. Cette perspective partagée par de nombreux intellectuels est remarquablement dessinée par
Stephan & Abigail Thernstrom, America in Black & White : One nation, indivisible, NY, Simon &
Schuster, 1997 et en langue française, Russel Banks, Amérique notre histoire (entretien avec
Jean-Michel Meurice), Actes Sud, 2006.
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DOSSIER
PAR-DELÀ LE NORD ET LE SUD : DÉBATS SUR LA VILLE AMÉRICAINE
Après avoir dressé un premier tableau sur la présence des Latinos aux
États-Unis, ce dossier s’organise autour de trois thématiques urbaines : dans un
premier temps, les articles de Stéphane Degoutin, Céline Jacquin et Guénola
Capron nous permettront d’étudier le transfert de modèles urbanistiques à partir
d’une analyse du phénomène des gated communities. Avec Frida Calderón Bony
et Sonia Lehman-Frisch nous nous attacherons ensuite à décrypter l’invention
d’un univers transnational fondé sur la dualité résidentielle des migrants et la
mise en place de quartiers ethniques aux États-Unis. Les travaux d’Élodie Salin
et de Cynthia Ghorra-Gobin poseront enfin la question de la centralité urbaine,
mettant ainsi en évidence le degré de variabilité de sa dimension symbolique
selon le point d’ancrage de l’observation. Dans tous ces domaines, l’essentiel est
de ne plus fonctionner dans la logique réductrice et convenue du « modèle », mais
dans celle de la réciprocité et des influences communes.
L’ensemble des articles présentés dans ce dossier ne prétend pas donner une
vision exhaustive des problèmes posés par la ville américaine de part et d’autre
du río Bravo (ou du río Grande pour les habitants des États-Unis). Son ambition
est plus limitée mais elle est essentielle : il s’agit pour les auteurs d’aborder des
sujets qui font débat pour mieux les appréhender (et dans une certaine mesure,
pour mieux les déconstruire), mais aussi (et surtout) de montrer qu’à l’échelle du
continent américain les frontières culturelles et académiques doivent enfin être
franchies si on veut comprendre les processus sociaux qui sont en œuvre au Nord
comme au Sud – en attendant qu’un président d’origine hispanique entre à son
tour à la Maison Blanche.
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I-Gated communities
et condominios cerrados :
les métamorphoses
d’un modèle
u cours des dernières décennies, le lotissement résidentiel fermé
ou sécurisé est devenu une des figures les plus remarquées de la
promotion immobilière dans de nombreux pays américains.
Même si l’invention de ce modèle est souvent attribué aux États-Unis, son architecture et sa valeur symbolique proposent de nombreuses variantes et font l’objet de pratiques d’appropriation qui varient considérablement d’un contexte culturel et politique à l’autre. Aux États-Unis, la gated comunity représente a priori
le symbole d’une communauté regroupant des individus aux affinités semblables
et appartenant à des groupes sociaux similaires, alors qu’au Mexique et en
Amérique latine le volet sécuritaire semble, à bien des égards, prioritaire – d’où
l’intérêt d’une confrontation de l’expérience du lotissement fermé entre deux
aires culturelles distinctes : il s’agit de mettre en évidence les différences et les ressemblances de ce type de quartier résidentiel par rapport aux notions d’intérêts
publics et privés. En effet, sur les marges de la ville, il redevient possible de choisir son voisin et d’harmoniser style de vie et statut social, même si ce type de
quartier est aussi le modèle d’une urbanisation gaspilleuse d’espace et de temps
– celle que n’avait de cesse de dénoncer Le Corbusier en son temps : « Évidemment la petite maison (« ma maison », « mon chez-moi »), flanquée de son arbre
A
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fraternel, occupe le cœur et le cerveau des foules, permettant aux hommes d’affaires de réaliser des bénéfices substantiels en lotissant des terrains, en fabriquant
des portes et des fenêtres, en construisant des routes équipées de canalisations,
de tramways, d’autobus, métros, des automobiles, des vélos, des motocyclettes
nécessaires à la réalisation du rêve virgilien1 ». La discussion a donc ici pour
objectif de contextualiser les gated comunities et les condominios cerrados et de les
interpréter en prenant en compte la culture politique dans laquelle le phénomène s’inscrit.
C’est ainsi que l’objet de l’article de Stéphane Degoutin est de faire la
distinction entre ce qu’évoque l’expression états-unienne gated community et les
réalités qu’elle désigne. Les gated communities inspirent des thèses fantastiques ou
apocalyptiques, que ce soit celles des auteurs de science-fiction ( James Graham
Ballard, Neal Stephenson, Octavia Butler…) ou de théorie urbaine (Mike Davis,
Evan McKenzie…). Dans la réalité, elles présentent pourtant un aspect des plus
banals. Cet article pose l’hypothèse que l’histoire que raconte l’expression gated
community est aussi importante que la réalité qu’elle désigne. En ce sens, il
importe autant de déterminer si les gated communities sont d’« authentiques »
communautés que de chercher ce qu’induit l’usage du mot « communauté » dans
le contexte nord-américain. Pour Stéphane Degoutin, il est donc aussi important
de déterminer ce qu’implique le contrôle d’accès que de s’interroger sur la
symbolique du portail.
En reprenant le même objet dans un contexte culturel différent, Céline
Jacquin et Guénola Capron s’interrogent sur la diffusion en Amérique latine du
modèle états-unien de l’urbanisation enclose. En effet, les années 1970-1980 ont
vu naître les premiers ensembles résidentiels fermés qui s’adressaient à la classe
moyenne supérieure. Mais ce type d’habitat s’est ensuite démocratisé au milieu
des années 1990, quand est apparu à Mexico un nouveau type d’ensembles de
logements bon marché aux dimensions gigantesques qui décline des modalités
allégées de la fermeture. Au travers des pratiques d’une population n’ayant pas les
mêmes moyens économiques et culturels pour assurer et assumer leur fermeture,
les auteures donnent les clefs pour comprendre toutes les implications d’un
concept remanié et adapté à de nouvelles catégories sociales.
1. Le Corbusier, 1963 (1946), Manière de penser l’urbanisme, Paris, Éd. Gonthier, p. 8.
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Stéphane Degoutin
Le slogan
« gated community »
Sell them their dreams. Helen Landon Cass1
Built metaphors
Les lotissements résidentiels clos d’accès contrôlé ne constituent pas une
forme urbaine nouvelle : ils apparaissent dès la fin du XVIIIe siècle autour de
Londres et au début du XIXe siècle autour de Paris et New York. Mais ils ne
suscitent le débat que depuis une vingtaine d’années, après une phase de forte
expansion, pendant laquelle ils ont reçu aux États-Unis le nom de gated
communities.
L’expression est intraduisible en français (littéralement : « communauté
fermée par un portail »). L’American Heritage Dictionary of the English Language
définit une gated community comme « un lotissement ou un quartier,
généralement entouré d’une clôture, dont l’entrée est réservée aux résidents et à
leurs invités ».
1. Présentatrice radio à une convention de vendeurs à Philadelphie, The Philadelphia Retail Ledger,
6 juin 1923.
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American Heritage Dictionary of the English Language, 2000.
Le phénomène est donc relativement banal [Degoutin, 2006]. Son
importance ne relève pas tant de la réalité factuelle que de sa dimension
fictionnelle, dont nous avons souligné ailleurs2 [Degoutin et Wagon, 2007]
l’importance. Les promoteurs qui commercialisent des gated communities ont
souvent recours à des métaphores : « bulle », « oasis », « île », « paradis ». Les
journalistes les présentent fréquemment sous un aspect fictionnel, les décrivant
comme de « nouvelles forteresses », des « ghettos de riches » ou des « villes privées ».
Les chercheurs [Capron, 2006] utilisent des mots qui excitent l’imagination :
« forteresse » [Davis, (1990) 1997 ; Blakely et Snyder, 1997], « gouvernements
privés » [McKenzie, 1994] « prison » [GUST, 1999 ; Degoutin, 2006]…
Elles semblent constituer un décor « naturel » de fiction et ont été utilisées de
manière explicite dans au moins douze romans3, sept séries télévisées4, une bande
2. Disponible en ligne: http://www.nogoland. com/urban/bm.pdf. Voir aussi S. Degoutin et G. Wagon,
«Les Gated communities au cinéma et dans la littérature», in Thierry Paquot éd., Ghettos de riches, 2009.
3. James Graham Ballard, Le massacre de Pangbourne, Paris, Belfond, 1992 (Running Wild, 1988) ; Neal
Stephenson, Le Samouraï virtuel, Paris, R. Laffont, 1996 (Snow Crash, 1992) ; Octavia Butler, La
Parabole du Semeur, Paris, J’ai lu, 1995 (Parable of the Sower, 1993) ; Serge Brussolo, Sécurité absolue,
Paris, G. de Villiers, 1993 ; John Katzenbach, State of mind, 1997 ; T.C. Boyle, América, Paris,
Grasset, 1997 (The Tortilla Curtain, 1995) ; J. G. Ballard, La face cachée du soleil, Paris, Fayard, 1998
(Cocaine nights, 1996) ; Stuart Woods, Orchid Beach, 1998 ; J. G. Ballard, Super-Cannes, Paris,
Fayard, 2001 (Super-Cannes, 2000) ; J. G. Ballard, Millenium People, Paris, Denoël, 2004 (Millenium
People, 2003) ; Margaret Atwood, Le dernier homme, Paris, R. Laffont, 2005 (Oryx and Crake, 2003 ;
Claudia Piñeiro, Las Viudas de los Jueves, 2005).
4. Michael Pattinson, Millenium, épisode « Weeds », 1997 ; Michael Watkins, X Files, épisode
« Arcadia », 1999 ; Spongebob Squarepants, épisode « Squidville », 2001 ; Allan Kroeker, The Twilight
Zone, épisode « Evergreen », 2002 ; Arrested development (la mère de famille habite une gated
community), 2003 ; Josh Schwartz, The O.C., 2003 (la gated community est le cadre de tous les
épisodes, quatre saisons à ce jour) ; Jenji Kohan, Weeds (plusieurs épisodes des saisons 2 et 3
mettent en scène des gated communities), 2006-2007.
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
dessinée [Christin et Mounier, 2005] et sept films5. Leur principe même évoque
de manière quasi automatique des histoires. Notre analyse a permis de mettre en
évidence des schémas narratifs récurrents, déjà existants, dont la gated community
serait l’incarnation actuelle.
Plusieurs schémas narratifs sont comme incrustés dans l’idée de gated
community (l’Arche de Noé, l’île, le huis clos…), que les auteurs ne font que
révéler. Elles vivent dans l’imaginaire, dans le fantasme, indépendamment de la
réalité. Suite à cette recherche, nous avons proposé de les considérer comme des
« métaphores construites » (« built metaphors »).
Au-delà de l’analyse des histoires qui les mettent en scène, une autre manière
d’aborder les rapports qu’elles entretiennent avec la fiction est d’interroger
l’expression « gated community » elle-même. Elle est fréquemment utilisée avec
indifférence, comme une désignation allant de soi, aussi neutre qu’un terme
géographique tel que « montagne » ou « rivière ». Or, elle n’est ni neutre, ni
objective, ni précise, ni claire. Elle possède des connotations riches et complexes,
une part d’étrangeté qui devrait suffire à susciter la curiosité.
Nous partons de l’hypothèse que ce nom lui-même, et l’imaginaire qu’il
véhicule, n’est pas étranger à l’attention insistante portée au phénomène.
L’expression ne recouvre pas son objet
Comme cela a été fréquemment noté, l’expression gated community est utilisée
pour désigner des réalités très variées, depuis des lotissements de quelques
maisons ou ensembles d’appartements, jusqu’à de véritables villes privées de
plusieurs milliers d’habitants, avec des degrés de fermeture très variés. Le concept
est suffisamment flou pour être apposé sur de nombreux produits immobiliers, et
les promoteurs s’en servent à loisir, s’ils pensent que l’expression peut faire vendre.
Au contraire, dans des contextes où cette expression serait malvenue ou ne
correspondrait pas aux attentes du marché, d’autres promoteurs l’évitent.
Faute d’une dénomination internationale, l’expression états-unienne « gated
community » est employée indifféremment par les chercheurs du monde entier,
dans des pays et des contextes radicalement différents les uns des autres, bien
qu’elle perde alors son sens originel. Si la gated community américaine type est en
général une version exacerbée de la suburb dorée, entourée d’autres lotissements
du même type, loin de la ville dense et des ghettos, ce n’est pas toujours le cas en
5. David Cronenberg, Frissons, 1975 (Shivers) ; Wes Craven, Invitation to Hell, 1984 ; John Duigan,
Lawn dogs, 1997 ; The Sect, 1999 ; Hervé Palud, Albert est méchant, 2004 ; Frank Oz, Et l’homme créa
la femme, 2004 (The Stepford Wives) ; Rodrigo Pla, La Zona, 2008.
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Amérique latine ou en Amérique du Sud, où les quartiers fermés se situent
parfois en ville dense, dans des quartiers informels pauvres, ou bien en contact
direct avec les quartiers les plus pauvres. En Afrique du Sud, les gated
communities ont proliféré pendant les années 1990, juste après la fin de
l’apartheid, ce qui donne au phénomène un sens politique évident – mais difficile
à interpréter : s’agit-il de perpétuer par d’autres moyens le système de l’apartheid,
ou d’une phase de transition vers une société plus égalitaire ? S’agit-il du
remplacement de la ségrégation raciale par une ségrégation de classe ? En Chine,
les gated communities à l’occidentale prennent la suite d’une longue tradition de
clôture des quartiers résidentiels.
Lors des colloques réunissant des spécialistes de la question6, il est frappant
de constater que ceux-ci ne s’entendent pas sur l’objet de leurs discours. Les
promoteurs, eux, emploient des dénominations différentes suivant les pays, qui
reflètent souvent mieux la variété des situations.
Il n’est donc pas toujours aisé de savoir à quoi s’applique exactement
l’expression gated community : désigne-t-elle, pour celui qui l’emploie, une
configuration urbaine, un mode de gestion, une organisation des relations
sociales… ? Ses limites sont difficiles à cerner, tant géographiquement
qu’historiquement, conceptuellement, ou en termes d’échelle.
La configuration urbaine existait depuis près de deux siècles avant l’invention
de l’expression, mais dans sa version d’origine, en Europe, elle ne portait pas ce
nom – et l’on hésite à l’appliquer à ses antécédents. En effet, la création de
l’expression en modifie la perception : elle confère du sens à un phénomène
auquel on n’en attribuait pas auparavant.
6. Pour une liste des conférences organisées par le réseau « Private urban governance and gated
communities », voir le site www.gated-communities.de. Voir aussi Stéphane Degoutin, Georg
Glasze et Renaud Le Goix, « Territoire, contrôle et enclosures », Urbanisme, n° 343, juillet 2005 et
Stéphane Degoutin et Georg Glasze « Gouvernance urbaine privée et gated communities »,
Urbanisme, n° 356, septembre 2007.
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
Deux ancêtres des gated communities modernes : la villa Montmorency, Paris 16e et Llewellyn Park,
Orange, New Jersey, tous deux lotis dans les années 1850. Ces deux documents publicitaires exhibent
les mêmes arguments de vente, les mêmes que l’on retrouve dans les publicités pour leurs descendants : nature (habiter au milieu des arbres), style de vie (promenades à cheval), exclusivité (portail).
Qui parle ?
Pour comprendre le sens et la portée de l’expression, il faut avant tout
regarder d’où elle vient. Il ne s’agit pas de la dénomination d’un phénomène
urbain forgée par des chercheurs, ni d’une formule critique élaborée par des
journalistes ou des observateurs extérieurs, ni encore de l’invention d’un
scénariste hollywoodien.
L’objet a été nommé par les promoteurs. L’expression est apparue aux
États-Unis, sans doute au cours des années 1980, pour désigner un concept
immobilier alors en plein essor7. « Gated community » est donc une création, qui
7. Le phénomène commence à être discuté dans la presse au début des années 1990 aux États-Unis,
et l’on peut supposer que la désignation commerciale est créée dans les années 1980. Mais aucune
recherche précise n’a été menée à notre connaissance pour déterminer exactement où et quand elle
apparaît, ni qui en est l’auteur.
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procède d’une invention consciente. Le sens qu’elle transmet est un message
publicitaire : son but n’est pas de décrire une réalité, mais de faire naître le désir
chez l’acheteur potentiel.
L’expression elle-même est une fiction
« Gated community » n’est pas une simple formule descriptive. Elle est à la fois
une dénomination commerciale et un slogan : la désignation objective et les
connotations subjectives sont mêlées. Incluse dans la dénomination même du
phénomène, la fiction est donc indissociable de celui-ci. Son pouvoir d’évocation
est très important. L’association des mots « gate » et « community » suffit à
provoquer l’imagination, à laisser entrevoir un univers : l’expression à elle seule
raconte une histoire.
Or les publicitaires ont récemment « découvert » que le simple fait de raconter
une histoire était la clef de la mémorisation, de l’identification, et de l’empathie
du public. Pour vendre un produit, il faut raconter une histoire à son sujet, et les
histoires susceptibles de s’incarner en slogans forment les publicités les plus
efficaces. Ce que l’on appelle aujourd’hui storytelling est la technique publicitaire
par excellence. La pratique n’est pas nouvelle (les religions, notamment, utilisent
depuis toujours le procédé), mais elle est devenue aujourd’hui omniprésente :
prenant conscience que l’expérience humaine est façonnée par la fiction, les
décideurs en publicité, marketing, management, politique etc., tentent de
maîtriser les histoires qu’ils racontent et pour cela systématisent et
instrumentalisent l’utilisation de la fiction.
L’objet de cet article est de comprendre ce qu’évoque l’expression « gated
community », d’identifier les histoires que raconte l’expression, et de comprendre
pourquoi ces histoires en particulier se sont imposées (on aurait pu dire
autrement, par exemple : enclosed neighborhood, safe district… qui racontent
d’autres histoires).
L’auteur s’appuie sur ses précédentes études du sujet et des fictions qu’a
suscitées le phénomène, et sur son expérience de storyteller au sein d’une agence
de publicité.
Ce que la publicité nous enseigne sur la fiction
« Gated community » résonne dans l’« imaginaire américain », mais celui-ci ne
constitue bien évidemment pas un ensemble homogène et cohérent. L’expression
est commercialement efficace, mais ne fait pas rêver tout le monde : elle peut être
repoussante pour certains, et rappeler des scénarios anciens de chute, comme en
témoignent les nombreuses thèses fantastiques ou apocalyptiques qu’elle inspire,
22
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
que ce soit celles des auteurs de science-fiction comme James Graham Ballard,
Neal Stephenson, Octavia Butler… [Degoutin et Wagon, 2007 et 2009] ou de
théorie urbaine comme Mike Davis, Evan McKenzie…8 – qui se rejoignent
parfois.
L’analyse de l’expression ressort fatalement du subjectif, de l’imaginaire. Si le
rôle de la publicité est bien, comme le pensait Helen Landon Cass, de vendre aux
clients leurs propres rêves, alors le décryptage des slogans relève de l’analyse
onirique. Il faut donc abandonner l’idée de s’avancer sur un terrain bien balisé –
au risque de manquer l’essentiel.
Pourquoi ne pas considérer le vague comme sujet d’analyse en soi ? « Gated
community » fait image, mais l’image est floue. Or ce flou est précisément ce qui
fait son efficacité. L’expression répond au principe d’économie du slogan
publicitaire : exprimer le maximum avec un minimum de mots. Le slogan évoque
plus qu’il ne raconte, et il serait illusoire de vouloir délimiter précisément une
signification particulière (ce serait un contresens). Il est donc important de
comprendre la signification des mots utilisés, notamment l’ambigu « community »,
mais surtout de replacer leur signification dans le contexte approprié, et de
comprendre le genre narratif particulier qu’est le slogan publicitaire.
« Slogan » est l’un des rares mots hérités du celte (sluagh-ghairm). Il signifie
originellement « cri de guerre d’un clan ». Un slogan est un type particulier
d’histoire, une histoire au sens le plus minimal du terme. Il donne les éléments
de démarrage pour l’imagination, sans pour autant commander une direction en
particulier. Le slogan publicitaire est très proche en cela de la poésie.
« Gated community » propose une structure générique, un simple schéma
narratif, sur lequel chacun (clients potentiels, chercheurs, auteurs…) peut greffer
ses propres fantasmes. La trame narrative générique peut ensuite être actualisée
dans le programme d’une gated community en particulier, par la thématisation :
telle gated community sera conçue autour d’une thématique architecturale, telle
autre pour les amateurs de marche à pied, telle autre pour les aviateurs amateurs,
telle autre pour les homosexuels retraités, telle autre pour les
Afro-Américains, etc.
Le slogan «gated community» n’est pas lisse. L’idée d’enfermement qu’il véhicule
peut choquer. Les publicitaires savent qu’un slogan trop consensuel, trop logique,
trop rationnel, s’oublie facilement. Pour accrocher l’intellect, pour être retenu, un
bon slogan doit contenir quelque chose de choquant. Il doit «adhérer» à la
8. Mike Davis, City of quartz : Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 1997, trad. de
l’américain par Michel Dartevelle et Marc Saint Upéry (City of Quartz, Excavating the Future in
Los Angeles, Londres, Vintage, 1990), Evan McKenzie, Privatopia, Homeowner Associations and the
Rise of Residential Private Government, New Haven-Londres, Yale University Press, 1994.
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mémoire, qu’il plaise ou non. Son étrangeté participe à son succès. Il doit éveiller des
désirs plus ou moins conscients, vagues, à la fois universels et singuliers pour tous.
«Gated community» exprime le désir légèrement coupable de trouver la tranquillité
dans l’enfermement, dans le repli hors de la société. D’ignorer l’injonction de «faire
société» pour se bercer dans le confort régressif de la «community».
« Community »
Comment entendre le mot « community » dans « gated community » ? Plusieurs
contresens sont à éviter.
Tout d’abord, il est impossible de traduire littéralement par le mot français
«communauté» (même si le sens premier que donne le dictionnaire Robert,
suffisamment flou, pourrait presque convenir: «groupe social dont les membres
vivent ensemble, ou ont des biens, des intérêts communs»). Il ne faudrait pas, en
effet, donner au terme un sens trop précis, alors qu’il est «vague, chargé d’histoire, de
connotations morales, de nostalgie et de romantisme. […] Manifestement, les
chercheurs qui se sont penchés sur le sujet ne parlaient pas tous de la même chose»
[Blakely et Snyder, 1997, p. 32].
Un autre contresens consisterait à prendre le mot dans un sens fort, alors que
son sens courant, dans le langage des promoteurs, est très affaibli. La définition
la plus approchante serait celle-ci : « un quartier d’habitation ; occupé
principalement par des résidences privées [syn. : quartier résidentiel]9 ». Il est à
noter que beaucoup de dictionnaires de langue anglaise n’ont même pas de
définition qui corresponde à cette acception du mot.
Mais ce serait également un contresens que de prendre à la lettre cette
dernière définition, et de ne considérer le mot que comme un simple synonyme
de lotissement. Le mot était usé par un emploi trop systématique ; l’idéal de la
community était peu crédible dans le territoire de la métropole suburbaine ouverte
et infinie. Mais l’adjonction de « gated » lui redonne vie. « Fermée par un portail »,
elle devient subitement autre chose qu’un simple lotissement : elle évoque une
« vraie » communauté, un espace social, un lieu d’exclusion, un territoire hors du
monde normal… Elle provoque immédiatement des associations d’idées et des
images. Cette réactivation d’un idéal ancien est l’une des clés de compréhension
de l’expression, et l’une des raisons pour lesquelles elle heurte : elle semble
signifier le désir d’un retour au passé, à l’idéal pionnier, et le refus de la mixité
urbaine au sens moderne.
9. « a district where people live; occupied primarily by private residences [syn: residential district] »,
thefreedictionary.com.
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
Le mot « community » est donc, dans ce contexte, en même temps plus vague et
plus riche de sens que dans son emploi courant. Il signifie à la fois « moins » (ce
ne sont que des lotissements) et « plus » (dans l’imaginaire : la communauté est
tout ce qu’on voudra). Le but des gated communities n’est certainement pas de
créer des quartiers possédant une authentique vie communautaire – si tel était le
cas leurs habitants perdraient tout l’avantage de la vie urbaine. Acheter une
maison dans une gated community c’est acheter un environnement symbolique.
La community n’est pas réelle, c’est simplement l’« univers » associé au produit
vendu, une promesse publicitaire ni plus ni moins mensongère que la jeune fille
qui pose sur la photo d’une publicité pour une voiture. Le mot « community » est
le strict équivalent de cette jeune fille.
Si l’on comprend le mot comme une référence à un univers imaginaire,
l’évocation de l’histoire états-unienne prend alors sens, dans la dimension idéalisée
des représentations collectives. La recherche de la communauté idéale est présente
à toutes les étapes de l’histoire du pays et dans tous les groupes de la population,
depuis les Indiens (« Native Americans ») jusqu’aux immigrés les plus récents,
membres de gangs ou habitants de gated communities. Bien qu’il corresponde à des
représentations différentes pour chacun, l’idéal communautaire est partagé par tous
les Américains, contrairement à de nombreuses caractéristiques sociologiques
souvent présentées comme « typiquement américaines » (l’esprit pionnier, l’esprit
d’entreprise, la mobilité, etc.), mais qui sont en réalité spécifiques à la population
WASP et partagées uniquement par ceux qui croient à la version WASP du rêve
américain. Comment ne pas voir dans les gated communities la continuation, sous
une forme symbolique, des principes fondateurs du rêve américain : la construction
des États-Unis par accumulation de communautés utopiques, religieuses,
politiques ou philosophiques ? À l’utopie de créer le paradis sur terre correspond le
désir de fabriquer un environnement parfait10.
Cette tradition communautaire est encore vive, comme en témoigne le
magazine Intentional Communities11, dédié aux communautés dont les membres
se regroupent pour partager un mode de vie particulier (sans être nécessairement
des sectes). Les membres de la communauté Nature’s Pace Sanctuary, par
exemple, cherchent à vivre en accord avec la nature, en reproduisant le mode de
vie ancestral des Indiens d’Amérique. Cette communauté, que l’on pourrait
qualifier de néo-hippie, affirme pourtant sur sa page web être une « gated
community »12 – ce qui illustre l’extrême plasticité de l’expression.
10. Ce paragraphe est repris en partie de Degoutin, Prisonniers volontaires du rêve américain, op. cit.,
chapitre « Communautés et American Dream », p. 171-183.
11. www.ic.org
12. directory.ic.org/records/?action=view&record_id=2853
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« Gated »
Il est impossible de comprendre l’expression en analysant isolément chacun
de ses deux termes : c’est, une fois accolés, qu’ils prennent sens. L’intelligence du
slogan est de combiner l’ancrage imaginaire du mot « community », très lié au
contexte états-unien, et la symbolique universelle du « gate » : « lieu de passage
entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les
ténèbres, le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère » [Chevalier et
Gheerbrant, (1969) 1982, p. 779-782].
Dans la littérature de science-fiction, le portail ou la porte est un dispositif
récurrent. Il forme la frontière qui ouvre vers d’autres dimensions, d’autres temps,
d’autres logiques, d’autres mondes. Dans l’environnement quotidien, les lieux qui
mettent l’emphase sur le portail poursuivent le même but : marquer un seuil entre
deux réalités. Celui qui franchit ce seuil pénètre dans un autre univers. Comme dit
une plaque commémorative placée le 17 juillet 1955 à Disneyland (Anaheim,
Orange County) : « Ici, vous quittez le présent et pénétrez dans le monde du passé,
du futur et de l’enchantement. » De nombreux lieux de culte utilisent le même
procédé (voir l’importance du portail des cathédrales) : le portail indique où s’arrête
l’espace profane et où commence l’espace sacré, parfois inaccessible au profane.
La surveillance des gated communities nord-américaines repose rarement sur
des dispositifs de haute technologie. Murs et portails sont des moyens de
protection élémentaires ; et ceux qui sont utilisés sont en général peu intimidants.
Ils offrent une protection minimale, transmettent l’idée de la sécurité plus que ne
garantissent réellement cette dernière. Leur rôle est avant tout symbolique, et
leur efficacité symbolique est palpable : pour qui passe le portail d’une gated
community, le monde extérieur cesse d’exister, comme par un effet magique. Cet
effet, très sensible, existe grâce au portail, bien que l’on puisse démontrer par
ailleurs sa relative inutilité en matière de sécurité. L’extérieur est mis à distance.
Il est rendu indifférent, inexistant. Le sentiment est très semblable à celui que
l’on a lorsqu’on entre sur une île – métaphore fondamentale du suburbain et de
la gated community.
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
La gated community idéale est une île (Sailfish Point, Floride).
Panonceaux à l’entrée de gated communities états-uniennes.
Dans l’expression «gated community», le mot «gate» est dépositaire d’une action,
qui implique une volonté. Il ne s’agit pas d’une community with a gate mais d’une
gated community (littéralement : « portaillée ») : il est sous-entendu que la
communauté fait le choix de s’enfermer. Elle se met à l’abri. Tout comme la
signification de community est réactivée par gated, la symbolique du gate est activée
par community: il ne s’agit pas d’un simple portail, mais du point d’accès, ou de refus
d’accès, à une communauté humaine. Si le mot s’appliquait à un bâtiment (gated
house) ou à un ensemble de bâtiments (gated district), son sens serait moins fort.
Appliqué à un groupe, au sein d’une même société, il manifeste une différence de
27
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nature profonde: ceux qui résident à l’intérieur sont désignés comme foncièrement
autres. Il est facile d’imaginer, comme dans un récit de science-fiction, de trouver des
hommes d’une sorte différente de l’autre côté du portail.
Le portail caractérise les populations qui résident d’un côté ou de l’autre,
mais ce de manière ambivalente : y a-t-il à l’intérieur les élus et à l’extérieur la
plèbe, ou au contraire les prisonniers à l’intérieur et les hommes libres à
l’extérieur ?
Un slogan trop efficace
Une gated community serait donc un dispositif permettant de se mettre à l’abri
du monde ordinaire, dans une dimension accessible seulement à certains
humains. L’expression semble promettre qu’en habitant un lotissement de ce
type, l’on pénètre dans un monde spécial, réservé, exclusif.
Il est facile de comprendre le pouvoir d’évocation de ce slogan, tant sur les
acheteurs potentiels, qui peuvent s’imaginer accéder à un monde d’élus, que du
point de vue des « extérieurs », qui peuvent entendre l’expression comme un
retrait hors de la société. Ces interprétations sont contenues dans l’expression
elle-même : elles existent dès qu’on l’entend, avant même de voir ou de visiter la
moindre gated community. L’histoire se construit instantanément lorsque l’on
entend l’expression. Il n’est pas étonnant alors que les débats sur le sujet soient
vifs, puisqu’une opinion sur le phénomène se forme dans le cerveau avant même
que nous connaissions la nature réelle du produit. Chacun croit intuitivement le
comprendre, et se laisse entraîner par son imagination.
Incluse dans la dénomination, la fiction se situe à un endroit tellement
visible, tellement fondamental, que nous oublions de la voir. De ce fait, le
phénomène est souvent perçu comme auto-explicatif et, investi de ce qu’il semble
signifier, brandi comme annonciateur d’un urbanisme sécuritaire, incarnant la
rupture du lien social, et qui menacerait d’envahir la planète.
Le slogan déclenche des fantasmes : c’est le rôle même de la publicité. Dans
ce cas, le résultat a dépassé les espérances. L’expression se révèle d’une certaine
manière trop efficace, elle « survend ». Or, en faisant croire à plus que ce qu’elle
désigne, elle attire l’attention non seulement des clients potentiels, mais aussi de
la presse, des scénaristes hollywoodiens, des écrivains, des chercheurs…, donnant
au phénomène une ampleur et une importance démesurées. Du fait de sa grande
efficacité symbolique, l’histoire se répand comme un « virus de l’esprit »13, et le
produit immobilier s’efface derrière les images qu’il suscite.
13. Pour reprendre, dans un autre contexte, l’expression de Richard Dawkins (« Viruses of the mind »,
in A Devil’s Chaplain, London, Weidenfeld et Nicolson, 2003).
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
L’expression est rapidement reprise par les journalistes et les théoriciens de la
ville, et son utilisation dans un autre contexte modifie presque automatiquement
son sens. Détachée de la brochure du promoteur, son sens s’inverse facilement
pour prendre une signification péjorative ou dénonciatrice.
L’analyse de l’imaginaire que charrie l’expression gated community permet
d’interroger le jugement moral que l’on porte presque automatiquement sur le
phénomène. N’est-il pas pré-écrit dans notre imaginaire? Nous empêche-t-il de voir
les éventuels aspects positifs du phénomène? Beaucoup d’analystes s’emparent de
l’expression comme si elle désignait une réalité indiscutable, sans voir sa subjectivité
et son ambiguïté intrinsèques et, croyant interroger le phénomène, ils commentent
en fait les images et les fantasmes que suscite en eux un slogan publicitaire. Un
exemple courant est la «déception» que l’on ressent en étudiant le phénomène de
plus près et en découvrant sa banalité. Là où l’on avait imaginé de l’extraordinaire, de
la science-fiction, de la ségrégation à grande échelle, ou l’utopie du choix individuel
– on ne découvre que de la ville presque ordinaire, un phénomène relativement banal.
L’idéalisation du banal.
Utopie banale
Les gated communities ne sont pas un phénomène aberrant, ni
fondamentalement différent du terrain sur lequel elles émergent : le suburbain
américain. On ne peut pas tracer une limite claire entre, d’un côté, les gated
communities, de l’autre la banlieue américaine « normale ». Au contraire, elles
représentent l’aboutissement dans l’extrême du modèle Sunbelt 14 de la ville.
14. États du sud, de la Californie à la Floride.
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Fonctionnellement, les murs et les portails des gated communities sont
redondants : ils existent déjà dans les quartiers suburbains, même s’ils ne sont pas
physiques. Les portails des gated communities matérialisent ce qui existait avant
en intention. Ils incarnent et rendent explicite le principe de l’enclavement,
inhérent à la fabrication du suburbain. Ils sont la manifestation physique de sa
logique interne : un symbole matérialisé, devenu concret.
Les gated communities procèdent littéralement à un renforcement symbolique
des principes de la banlieue américaine. Toutes les promesses qu’elles incarnent
poursuivent le rêve suburbain américain : la promesse d’un territoire inaccessible
aux intrus – une île – qui ne sera jamais rattrapé par le reste de la ville, tout en
restant connecté aux réseaux ; la promesse d’un environnement architectural
parfait et maîtrisé et d’un environnement social parfait et maîtrisé ; la promesse
d’un environnement dont tout vice a été évacué, tant à l’extérieur (par la clôture)
qu’à l’intérieur (par les règlements de copropriété très stricts15).
Grâce aux règlements de copropriété vos voisins se sont engagés par contrat
à se comporter comme vous. Le but est que la gated community reste parfaitement
identique dans le temps : il ne s’agit pas seulement de créer la perfection, mais la
perfection durable, éternelle, intemporelle. La gated community ne se place pas
seulement en dehors de l’espace commun mais également en dehors du temps :
c’est un lieu onirique, utopique.
La gated community matérialise les rêves suburbains les plus profonds et
pousse le rêve un peu plus loin, au bout de sa logique symbolique et imaginaire.
C’est en tant que symbole qu’il faut la comprendre et l’analyser. Il est important
de ne pas regarder uniquement la banalité du phénomène : fonctionnellement
identique aux suburbs récentes, les gated communities en sont, symboliquement
différentes. Elles incarnent et rendent visible une utopie, contiennent la
promesse d’une autre société urbaine.
C’est une utopie banale, discrète. Bien que déjà construite, elle continue
d’activer un imaginaire, de laisser imaginer un monde autre, hors de la réalité
actuelle.
15. CC et Rs : Covenants, Conditions and Restrictions.
30
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DOSSIER
LE SLOGAN « GATED COMMUNITY »
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RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
Les gated communities sont un sujetsymbole, qui incarne à son paroxysme le
rêve ou le cauchemar suburbain. La distance entre la banalité du phénomène et
l’imaginaire qu’il véhicule est flagrante
mais elle ne procède ni d’un simple
décalage ni d’une franche opposition.
C’est cette distance que nous interrogeons : que se passe-t-il entre l’imaginaire et la réalité ? Au-delà de l’analyse
des histoires qui les mettent en scène,
une autre manière d’aborder les rapports
qu’elles entretiennent avec la fiction, est
d’interroger l’expression « gated community » elle-même.
Las gated communities son un símbolo
exacerbado del « sueño americano » como
de la pesadilla suburbana, tanto en la ficción como en el discurso teórico. La distancia evidente que existe entre la banalidad del fenómeno y el imaginario que se
construye en torno a él no se explica
• STUART Woods, Orchid Beach, 1998.
• WATKINS Michael, X Files, episode
« Arcadia », 1999.
como un simple desfase. En el presente
artículo nos interrogamos acerca de esta
discrepancia : ¿ qué sucede entre lo imaginario y la realidad ? Más allá del estudio
de los relatos que describen estas comunidades existe otra manera de abordar la
relación que mantienen con la ficción, la
cual consiste en analizar la expresión
misma de « gated community ».
Gated communities are often refered to
for what they seem to represent rather
than for what they are – in fiction as well
as in the theoretical discourse. They seem
to embody the America Dream or the
suburban nightmare at its climax. The
distance between the ordinariness of the
phenomenon and the vast imaginary it
generates is obvious. This paper
questions the nature of this distance :
what happens between imagnary and
reality ? Beyond the analysis of the stories
which depict gated communities, another
way to address their connections with
fiction is to question the expression
« gated community » itself.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• gated community
• publicité
• slogan
• storytelling
• suburb
• rêve américain
• imaginaire
• fiction
• schéma narratif
• communauté
• promoteur immobilier
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• slogan
• storytelling
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• sueño americano
• imaginario
• ficción
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• storytelling
• suburb
• american dream
• imaginary
• fiction
• narrative motif
• community
• real estate
• developer
• utopia
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Céline Jacquin, Guénola Capron
De la gated community
au lotissement géant
mexicain, une version
bon marché de la fermeture
résidentielle
lobalisation et menace sociale obligent, la fermeture et la sécurisation résidentielle sont sous l’œil des chercheurs et des
médias depuis le début des années 1990. Les ouvrages de Mike
Davis [1990], Edward Blakely et Marigail Snyder [1997], Teresa Caldeira [2000],
y ont fait pour beaucoup : l’image de la forteresse, parlante pour tout le monde,
s’est imposée avec force. L’Amérique latine n’a pas échappé à la déferlante
d’« ensembles résidentiels fortifiés », et sans doute le travail de Teresa Caldeira sur
São Paulo y a-t-il contribué [Capron, 2004]. Le sentiment d’insécurité des habitants, le retrait de l’espace public et la mise à distance des pauvres y sont souvent
présentés comme des motivations fortes de l’enfermement résidentiel. La gated
community est un produit né aux États-Unis qui se diffuse à l’échelle planétaire.
G
On ne retient en effet généralement de la gated community que l’image d’un
ghetto pour riches périurbains barricadés derrière des murs grillagés, que le livre
d’Edward Blakely et Marigail Snyder ainsi que les médias ont largement
alimentée. Pourtant, dans leur ouvrage, ces auteurs distinguaient les
« communautés de prestige » et les lifestyle communities, des « quartiers de haute
sécurité », groupe hétérogène de rues, lotissements et quartiers fermés, parmi
lesquels ils incluaient les grands ensembles de logements sociaux « sécurisés »
(« résidentialisés », selon le vocabulaire en vogue dans les politiques urbaines
33
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françaises) par les pouvoirs publics dans une logique de containment. Même si ces
derniers suivent d’autres logiques sociales, on fait le constat que la fermeture
résidentielle ne touche pas seulement les quartiers riches.
De fait, le marché immobilier du lotissement fermé et sécurisé s’est
largement diversifié au cours de ces dernières années et on trouve toutes sortes
de produits qui coïncident avec l’idée de segmentation de la clientèle qui est
pratiquée dans tous les pans de l’économie.
Progressivement, avec le développement du marché, il s’est avéré que les
classes moyennes dans tout leur éventail étaient concernées par la vente de
produits résidentiels qui banalisent l’enclosure et les dispositifs de sécurité. Même
la couche inférieure des classes moyennes est la cible de promoteurs qui vendent
de la fermeture avec, le cas échéant, de la sécurité. On est cependant à mille lieues
du rêve américain…
Par exemple, dans la lointaine périphérie du nord et de l’est de la zone
métropolitaine de Mexico, ont surgi de terre des lotissements à bas coût, géants
de par leur taille (jusqu’à 20 000 logements), qui déclinent la fermeture
résidentielle et urbaine sous différentes formes et à différentes échelles. On peut
certes considérer que ces lotissements qui produisent de la ville à bon marché sont
de très lointains avatars de la gated community dans la mesure où la fermeture « est
à la mode » dans le marché de l’immobilier résidentiel. Cependant, nous pensons
qu’il faut interroger le sens vécu que prennent ces formes variées de la clôture,
pour les résidents, ainsi que les modalités du franchissement de ces limites
matérielles : elles ne construisent pas de frontières imperméables comme dans
certaines gated communities de prestige. Les conditions de cette urbanisation, et la
clientèle qu’elle vise, ne permettent pas de dire que la fermeture et l’isolement
résidentiel constituent un choix ferme de la part des habitants ; il devient
rapidement un cadre général contraignant auquel s’adapter signifie recadrer sans
cesse l’expression de la fermeture. Celle-ci, analysée au travers des rapports entre
la forme physique, les représentations sociales et les usages, suscite de nombreuses
contradictions, qui se traduisent par des transformations spatiales au cours du
temps, dans un jeu complexe et dialectique entre ouverture et fermeture.
Enclavement résidentiel et fermeture :
de la gated community au lotissement géant
Les ensembles résidentiels fermés, quel que soit leur degré de sécurisation,
produisent de l’enclavement, voire de l’insularité. Ceux-ci renvoient autant à des
réalités objectives comme la desserte de transports ou les séparations physiques
qu’aux stratégies d’acteurs et aux construits subjectifs (les manières de vivre un
enfermement volontaire ou subi). Le terme d’enclavement permet ainsi de
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DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
réfléchir autant à « ce qui isole, sépare, enferme » qu’à « ce qui tisse des liens entre
l’intérieur et l’extérieur » [Capron, 2006, p. 14].
L’objet résidentiel fermé n’a cependant pas une définition très claire, ni
socialement, ni morphologiquement. La construction d’une typologie des
ensembles fermés et sécurisés latino-américains se heurte à la difficulté d’établir
des frontières nettes entre plusieurs objets qui mettent en œuvre des processus de
fermeture et de privatisation sociale à des échelles diverses du lotissement de dix
maisons jusqu’à l’ensemble de 20 000 unités et même aux « villes privées » comme
Nordelta à Buenos Aires [Girola, 2006], avec des procédures et des histoires
différentes (copropriété et/ou lotissement ; quartier fermé ex post ou produit
immobilier ex-nihilo) [Capron, 2006].
Les ensembles résidentiels fermés ont des formes diversifiées : tantôt une tour
ou une « grappe de tours » en copropriété, dotées d’équipements de luxe et situées
dans l’aire centrale (Palermo à Buenos Aires, Polanco à Mexico) ou sur un front
d’urbanisation (à Barra da Tijuca où cet habitat date des années 1970) ; tantôt un
petit lotissement pavillonnaire suburbain en copropriété d’une dizaine de maisons
entourées de murs et dont l’accès se fait par un portail télécommandé ; tantôt un
grand ensemble périurbain avec de majestueuses et imposantes demeures dans un
vaste parc avec des équipements de prestige (du type country club : golfs, etc.).
Certes, dans tous les cas, l’habitat périphérique répond aux aspirations
résidentielles des classes moyennes : de l’espace, de la nature, une bonne
accessibilité, de la tranquillité, de la sécurité, une vie familiale heureuse, un
investissement protégé. Ce discours est vendu par tous les promoteurs : s’y
impriment le prestige pour les plus aisés et la distinction pour les ménages aux
revenus intermédiaires. Le style de vie est un argument qui séduit les classes
moyennes supérieures, tandis que la qualité environnementale est plutôt le
privilège des nantis. L’accession à la propriété d’une maison individuelle est une
motivation centrale pour les ménages aux revenus moyens ou bas. La fermeture
résidentielle constitue une sorte de garantie dans la recherche de cet idéal face
aux risques de dévalorisation.
Pourtant, il n’est pas nécessairement besoin de murs pour défendre cet
imaginaire résidentiel. Dès les années 1960, au nord-ouest de Mexico, aux portes
de la ville, s’édifiaient de grands lotissements (jusqu’à 10 000 unités) qui
proposaient des modes de vie inédits aux classes moyennes dans une ville aux
formes nouvelles : moins dense, composée de maisons individuelles, à portée de
voiture de Mexico (grâce aux autoroutes en construction), dotée de tous les
plaisirs d’une vie au vert propice à l’épanouissement de la vie familiale et
individuelle [Alba et Capron, 2007]. Pouvoir acquérir une maison représentait
aussi pour ces jeunes couples une promesse d’ascension sociale qui se calait bien
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sur le rêve urbain « américain » (c’est-à-dire états-unien). Beaucoup avaient le
sentiment de vivre une sorte d’« american way of life » à la mexicaine.
Comme le souligne Alicia Lindón [2007], l’imaginaire suburbain «américain» a
aussi «colonisé la subjectivité spatiale» des périphéries paupérisées de Mexico,
indirectement par le biais de stratégies discursives imprégnant les médias ou le cinéma.
Depuis les années 1990, à l’est et au nord de la zone métropolitaine, ont surgi
de terre des lotissements de taille démesurée visant une clientèle de classe
moyenne-inférieure1. Ils proposent à des ménages gagnant au moins trois salaires
minimum2 de concrétiser leur rêve d’accession à la propriété grâce à l’octroi d’un
prêt social. En effet, depuis 1993, ce sont des entreprises privées qui produisent
les opérations – des ensembles de maisons individuelles jointives, le cas échéant
en duplex, et non plus des « barres » –, de l’achat du foncier jusqu’à la livraison de
toutes les unités d’habitation, tandis que les institutions publiques ne jouent plus
que le rôle d’organismes hypothécaires [Duhau et Jacquin, 2008]. Ces
« lotissements géants »3 présentent une fermeture d’ensemble systématique mais
peu imposante, et en réalité peu sécuritaire. Il y a parfois des vigiles dont la
fonction est moins d’assurer un contrôle sur les accès que de faire acte de présence
le temps de la vente du produit immobilier. La clôture n’a évidemment rien à voir
avec les dispositifs de contrôle des accès de certaines résidences de luxe où le
filtrage est complet et où il est impossible de rentrer sans décliner son identité et
sans fournir le nom des personnes à qui l’on rend visite. Surtout, ces ensembles
résidentiels répondent à des logiques insulaires de production de l’espace urbanisé
(ibid., op. cit.). D’un côté, le discours des promoteurs, dont la stratégie vise un
retour sur investissement rapide, tend à insister sur l’autonomie de ces ensembles
qui s’économisent ainsi un raccordement efficace au reste de la ville. De l’autre,
face aux « monstres » de la promotion immobilière que sont les groupes Ara, Geo,
SADASI, Urbi, et à la construction massive de logements (158 951 entre 1993 et
2000 ; 325 544 entre 2001 et 20084) qui dépassent leur capacité de gestion, les
municipalités ne sont généralement que le réceptacle de ces lotissements. Elles
héritent malgré elles d’équipements et de voies publiques de mauvaise qualité, et
d’une demande à satisfaire, une fois le lotissement vendu dans son intégralité.
Face à ces déficits difficilement surmontables, elles préfèrent souvent reporter leur
effort sur les populations plus démunies des quartiers d’autoconstruction voisins.
1. On se réfère aux foyers dont le revenu est inférieur à cinq salaires minimum.
2. Le salaire minimum mensuel mexicain s’élève à 1664 pesos en 2009 (soit 91 euros - change du
25/02/2009).
3. On emploie ici le terme de « lotissement » dans un sens usuel pour mobiliser l’image qu’il évoque
en français, et non pas dans son sens technique.
4. Ce calcul réunit les catégories de logement bon marché (accessibles pour des revenus de moins de
cinq smm) : social progresivo, pie de casa, lote con servicios, interés social et popular.
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DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
Certes, les habitants de classe moyenne des années 1960 ont dû faire face à
des préoccupations similaires, mais avec un capital social supérieur qui leur a
permis de gagner en autonomie politique et de transformer leur banlieue-dortoir
en espaces agréables à vivre face aux menaces de densification ou de construction
de logements sociaux [Tarrés, 1986]. Les pâles inspirations de l’urbanisation
fermée nord-américaine que constituent les lotissements géants, s’adressent à
une clientèle sortant souvent de quartiers d’autoconstruction, et émergeant à
peine, pour certains, de la pauvreté, grâce à l’accession à la propriété.
L’enclavement n’est pas ici conçu comme un élément de confort, de sélection
sociale, il ne dessert pas non plus l’exclusivité de l’accès à des équipements que
ne pourvoirait pas l’espace urbain « public ». La rupture spatiale est ici l’effet des
intérêts du développeur. Les habitants se retrouvent généralement seuls à devoir
gérer la pénurie dans un contexte de pauvreté relationnelle et économique, afin
de consolider un investissement menacé. Ils sont porteurs d’une conception
particulière de la sécurité personnelle, tiennent un discours sur la fermeture, et en
font un usage qui n’est pas non plus celui auquel on pourrait s’attendre.
Dialectique de la fermeture et de l’ouverture
dans les lotissements d’intérêt social de Mexico
L’interprétation du concept de fermeture dans les lotissements d’intérêt social
mexicains se traduit par un emboîtement de limites périmétrales et intérieures,
dont la rigidité et la fonction varient peu d’un modèle à l’autre.
L’enceinte scelle d’abord un isolement politique et fonctionnel. Chaque
acteur social a, à l’encontre de celle-ci, des enjeux propres avec différentes
configurations et échelles. Elle représente un enjeu négocié entre les autorités et
les concepteurs, qui porte pour ces derniers sur une économie maximale
d’infrastructures de liaison entre les lotissements et les espaces alentour. La
fermeture à l’échelle des impasses, qui composent majoritairement la trame,
reporte la plupart des responsabilités en matière de gestion sur les associations de
propriétaires. Pour ceux-ci, la fermeture représente, du moins dans un premier
temps, une garantie de sécurité (personnelle et patrimoniale) face au monde qui
l’entoure, en suscitant une certaine maîtrise sur l’évolution de l’espace intérieur.
Des enceintes qui feignent la fermeture
Dans la plupart des cas, par exemple dans le lotissement de San
Buenaventura à Ixtapaluca (État de Mexico), l’enceinte périmétrale est
constituée par les logements eux-mêmes, les murs aveugles des dos de maisons
alignés pour matérialiser la frontière avec l’extérieur, tout en limitant la
perception d’une barrière depuis l’intérieur. Les rues « périphériques » prennent
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la forme de circuits, principe qui ménage presque toujours une bordure de
maisons entre l’intérieur et l’extérieur. Mais certaines rues inévitablement
rectilignes viennent buter sur cette limite, et rompre sa continuité. Ces rues « sans
débouché » sont alors soit obturées en cul-de-sac dans la prolongation du contour
extérieur, soit simplement laissées ouvertes sur l’espace environnant (champs
cultivés, no man’s land, ou quartiers d’autoconstruction) sans aménagement de
transition. Des œuvres palliatives sont généralement apportées postérieurement
par les municipalités. Dans le cas de San Buenaventura, une voie de raccord a été
aménagée, encerclant le lotissement d’un circuit qui raccorde tous les accès et
l’espace alentour, sur de longues étendues de murs aveugles.
Nombre des lotissements commercialisés avec la promesse d’une fermeture
complète ne respectent pas au final cet élément, ce qui invalide la fermeture
appliquée sur le reste du tracé.
Les habitants du lotissement sont pourtant, au sujet de la fermeture, les
auteurs d’un discours contradictoire. Aucune occasion n’est négligée pour blâmer
le développeur, escroc et rival dans leur processus d’ascension sociale symbolisée
entre autres par la fermeture périmétrale. Un sentiment d’inquiétude émerge en
effet au contact d’une population considérée « d’un autre niveau » : celle de
quartiers d’auto construction voisins, similaires à ceux dont proviennent par
ailleurs une grande partie des habitants du lotissement. Cette proximité inspire
un sentiment d’insécurité5 et la peur d’une dévaluation immobilière sur
l’ensemble du lotissement. Les actes de vandalisme dans l’espace public
résidentiel, encouragés selon les habitants par les accès restés ouverts, mais aussi
par la simple intrusion d’un décor de pauvreté dans le paysage « harmonieux » et
« propre » de leur lotissement, vont à l’encontre du discours du promoteur.
Celui-ci garantissait une plus-value immobilière rapide, en relativisant
l’inconfort initial du lotissement – lié à une infrastructure municipale encore
sous-développée et aux services irréguliers –, par un pari sur l’avenir : la
densification des municipalités du fait de l’accumulation des opérations de
logement social inciterait progressivement l’investissement municipal, régional et
privé dans l’infrastructure collective et commerciale. Dans ce calcul, la fermeture
sert d’instrument pour préserver les lieux dans l’attente de cette vague
d’investissements, en posant un obstacle à la circulation des étrangers.
Mais l’ensemble des raccords aux autres quartiers, aménagés par la
municipalité, et les chemins de terre préexistants, qui permettaient la circulation
locale, forment finalement un réseau de communication commode, tout
alternatif qu’il soit. L’extrême saturation du réseau de circulation interne et des
5. On reproche aux habitants de ces quartiers d’être alcooliques et drogués, voleurs, vandales, et
coupables des autres maux dont souffre épisodiquement le lotissement.
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DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
embranchements vers les axes externes, encourage une intense utilisation de ces
chemins, qui connectent par ailleurs directement à l’autoroute, ou permettent de
la franchir par un tunnel de service et un chemin de traverse. Si cette pratique
contredit l’idée de fermeture, l’avantage s’impose vite aux habitants.
D’autres lotissements (par exemple Las Américas, à Ecatepec au nord de
l’agglomération), sont conçus avec un mur de séparation distinct des dernières
franges de maisons, mais pas non plus complet sur l’ensemble de son périmètre.
Certains accès de service en position arrière et latérale par rapport aux axes de
circulation extérieurs et aux entrées « vitrines » du lotissement, sont restés ouverts
jusqu’au dernier stade de production pour permettre la circulation des véhicules
d’œuvre. Mais comme s’il ne s’agissait que d’un détail final, ils ont été laissés en
l’état, et déconstruisent là encore la fermeture périmétrale.
TRACÉS ET INTERRUPTIONS DE LA FRONTIÈRE
DANS LE LOTISSEMENT DE SAN BUENAVENTURA
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Le contraste entre représentations et pratiques s’exprime à l’intérieur. Un
tracé cloisonné en impasses transforme les tronçons du mur périmétral en réels
obstacles, qui isolent sans protéger. Des solutions immédiates sont mises en
œuvre : à l’endroit où un passage s’imposerait, des brèches sont percées par les
habitants eux-mêmes. Il s’agit d’une violation largement réprouvée des normes
par les habitants, mais amplement validée par les comportements. Ce vandalisme
« d’intérêt collectif » découle rarement d’une concertation entre voisins. Dans les
impasses fermées, l’existence d’un sentiment de collectivité et dans certains cas
d’une association de propriétaires, ne permet pas une telle initiative, à moins de
faire consensus sur l’ensemble des trente à cinquante foyers présents. Ce type
d’aménagement concerne donc plutôt les murs arrière des maisons adossées à
l’espace public. Les enfants participent aussi à cette imposition de la circulation
en détériorant ou en escaladant les grilles et murs qui bloquent leur chemin.
À San Buenaventura, où la frontière se réduit pratiquement aux franges de
maisons, nombreuses sont celles qui présentent des portes arrière improvisées,
offrant un accès direct sur l’extérieur : un chemin de raccord, ou un champ
constituant un raccourci pour rejoindre une des voies de communication. De la
même manière, les espaces verts localisés en limite du lotissement et non ceints
par le mur, font tous office d’accès automobiles, détruisant si nécessaire les
obstacles vers les voies internes (jardinières, bornes ou bancs).
L’îlot renversé
À l’échelle de l’îlot, on observe des logiques similaires. Ceux-ci sont conçus,
de la même manière que l’ensemble du lotissement, selon un plan fermé : la
hiérarchie des rues forme un réseau principal orthogonal ramifié en rues
secondaires, qui délimitent à leur tour des groupes d’îlots cohérents. Ceux-ci sont
formés par des alignements d’impasses clôturées qui mettent dos-à-dos les
rangées de maisons, les murs aveugles de la dernière frange délimitant soit une
rue de transit, soit un espace public résidentiel. Pour plus de confort
probablement, les maisons qui bordent les avenues principales se présentent
toujours de dos alors qu’elles font face aux rues secondaires. De même que sur le
contour du lotissement, chaque fois qu’un alignement de dos de maisons jouxte
un espace public ou une voie principale, on constate des ouvertures improvisées
en forme de porte ou de garage. Les parcs et terrains de sport font ainsi
systématiquement office de voie de passage pour les riverains.
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DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
PHOTO 1. MURS ET PERCÉES DE L’ENCEINTE ET DES ÎLOTS
Après des considérations en termes de confort, qui pousse à isoler les maisons
des avenues principales, les flux de circulation apparaissent comme un atout
évident, et la plupart des maisons ont été ouvertes à l’arrière puis transformées
(totalement ou en partie) en locaux commerciaux ou de restauration. Un marché
dynamique de vente et de location de ces maisons émerge. Certains propriétaires
bénéficiant de cette localisation ont aménagé le logement dans son intégralité en
local pour le louer à prix fort, d’autres ont aménagé la partie basse (qu’ils peuvent
louer indépendamment) et continuent d’habiter les deux pièces de l’étage. Les
habitants de San Buenaventura parlent de la possession de ces lots comme d’une
aubaine : la plupart d’entre eux, n’ayant pas pu choisir l’emplacement de leur
logement – attribué arbitrairement par le promoteur –, ceux qui auraient
« décroché » une maison sur avenue, encore plus si celle-ci est centrale6, auront pu
transformer leur logement en une affaire fructueuse. La concentration
démographique d’un tel lotissement (quelque 100 000 habitants), et la captivité
de sa population font de cette dernière une clientèle de choix, ce qui, ajouté à une
6. À San Buenaventura, le centre est marqué par la présence d’un supermarché, qui génère une
dynamique de développement commercial tout autour.
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perpétuelle nécessité de ressources économiques, encourage de nombreux
habitants à ouvrir boutique, chez eux s’ils bénéficient d’une localisation adéquate,
ou en payant un loyer supplémentaire pour un de ces locaux improvisés.
L’installation d’une activité dans son propre logement ou un second logement
loué dans le lotissement, peut même être préférée à l’emploi du chef de famille,
qui peut s’affranchir d’une mobilité pendulaire contraignante. Des habitants de
l’extérieur (du centre d’Ixtapaluca ou de la municipalité voisine, Chalco) y
trouvent eux aussi leur compte, et viennent louer ces maisons-commerce à San
Buenaventura. Pour les propriétaires, la mise en location peut doubler les
ressources du foyer, gain pouvant être investi dans une seconde activité, dans le
crédit d’un second logement plus grand et de meilleur standing dans un autre
lotissement, dans la construction sur un lot indépendant, ou dans
l’agrandissement vertical du premier logement. Ces logements sur avenue se
revendent moins de dix ans après leur achat jusqu’à deux fois leur prix de départ,
affaire juteuse qui, à partir d’une localisation aléatoire, peut constituer un vrai
levier de développement du groupe familial.
Ces remaniements de la forme, et l’ouverture des logements dans une autre
direction qu’à l’origine, équivalent à un abattement des îlots, à leur
« retournement » vers l’espace ouvert, où peuvent être captés les flux de personnes.
Cette déconstruction de la fermeture confirme la valeur positive de la
circulation dans la vie locale. Par ailleurs, une circulation moins locale, en dépit
du nombre de facteurs limitants à l’origine, met en évidence le potentiel de
développement que ces lotissements constituent pour les territoires
environnants. Ce potentiel justifie et augmente d’autant la circulation de
personnes à l’intérieur et avec l’extérieur.
Du « cloître » au « moulin »
Les quartiers d’autoconstruction entre lesquels s’est logé le lotissement, se
trouvaient eux-mêmes enclavés par l’hacienda de San Buenaventura. Leur
existence était d’ailleurs permise par leur localisation discrète. L’un de ces
quartiers s’est greffé sur un pueblo, quartier relativement ancien doté d’un centre
puis étendu sur un mode informel, à l’ouest de l’hacienda. Le pueblo bénéficiait
d’un accès à la route nationale en direction des villages alentour et du centre
d’Ixtapaluca mais pas de liaison régulière vers le pôle d’emploi du District
Fédéral. L’autre quartier est un peuplement illégal plus récent parachuté entre le
bord de l’autoroute et le sud de l’hacienda avec, pour tout accès, un tunnel de
service sous l’autoroute de Puebla, permettant un lien vers Chalco. Les deux
quartiers ne bénéficiaient que d’une accessibilité très relative (à pied ou par les
chemins de terre) au travers de l’hacienda.
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DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
Ces habitants vivaient par ailleurs selon un système de coutumes qui
recourrait abondamment à ce domaine agricole, au travers d’activités
clandestines sur ses marges (petite agriculture, rejet de déchets, enterrements).
L’urbanisation de San Buenaventura, et l’érection des murs et des barrières de
maisons a mis fin à ce mode de vie, impactant une aire qui dépasse largement
celle du lotissement. La cohabitation entre les premiers habitants du lotissement
et leurs voisins révèle un sentiment de rejet de la part de ces derniers, élevant les
nouveaux habitants au rang d’envahisseurs. Ceux des sections du lotissement qui
avoisinent directement les dits quartiers relatent une relation perturbée, au
début, par des violences et un vandalisme motivés selon eux par un esprit de
vengeance. Les premiers habitants protestaient alors vivement contre le
promoteur pour accélérer les opérations et la clôture des accès.
Ces frictions se sont en fait tassées au fur et à mesure de la consolidation du
lotissement : les barrières de maisons ont limité la circulation aux accès laissés
ouverts, chacun y trouvant son compte. Progressivement, l’enjeu des habitants
des quartiers voisins s’est déplacé : il n’est plus tant question d’une totale liberté
de mouvement, certes grevée par rapport aux conditions passées. Au contraire,
les nouveaux privilèges dont ils bénéficient aujourd’hui avec le lotissement ont
considérablement élargi leur panorama. En plus des nouveaux équipements à
leur portée (scolaires et sportifs), dont la médiocrité et le faible nombre doivent
être relativisés au vu des conditions de vie qui font référence pour cette couche
sociale (celles de quartiers d’autoconstruction où ces structures sont résiduelles),
ces voisins bénéficient surtout de l’arrivée à leur porte d’un vaste marché
d’emploi : la population du lotissement. Cela apporte d’importantes opportunités
dans le secteur des services, notamment à domicile. Si les habitants du
lotissement se trouvent démunis par l’épreuve financière que représente l’achat
de leur maison et l’emménagement, ils restent à la source du développement d’un
grand nombre d’activités dont ils contrôlent les tenants et les aboutissants. Leur
relative stabilisation économique après les premières années d’installation,
augmente la demande potentielle, et procure assez d’emplois pour bénéficier aux
travailleurs des quartiers alentour7.
Mais l’aspect le plus significatif du lotissement pour ces groupes est
l’ouverture vers la métropole, que permet une forte amélioration de l’accessibilité
au réseau de transport métropolitain. Cette opportunité permet l’accès à un
bassin d’emploi incomparable, qu’interdisaient jusque-là des transports rares aux
itinéraires sinueux. Les nouvelles lignes de transport sortant du lotissement,
même insuffisantes pour l’énorme demande, permettent des trajets réguliers et
directs vers les stations de métro des lignes les plus stratégiques.
7. Sur les relations entre les habitants d’urbanisations fermées et leurs voisins plus pauvres, voir
Sabatini [2004], et Capron [2006].
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On observe ainsi, à tout moment de la journée, des flux de travailleurs
traversant San Buenaventura, en direction ou à partir des marges auxquelles le
lotissement devait tourner le dos. Celui-ci constitue finalement pour ces
quartiers une porte d’entrée inattendue vers la ville et un véritable levier de
développement.
La relation de profit que les habitants des quartiers en autoconstruction
tiraient d’un voisinage parasite de l’hacienda, s’est reconduite, fortement
amplifiée, avec le lotissement qui leur tient lieu d’hinterland.
Le discours de certains habitants du lotissement face à ces derniers, après un
rejet assumé, finit par se contredire, en débouchant sur une reconnaissance plus
ou moins explicite de cette circulation. L’ancienneté de ces coutumes participe à
cette résignation : « Es su paso… ! » (« C’est leur lieu de passage ! »). On tolère,
somme toute, que ces derniers continuent de profiter d’un espace sur lequel on
considère qu’ils possèdent un droit d’usage. Des superstitions collectives
participent à ce jugement. Une habitante témoigne par exemple de l’expérience
de plusieurs membres de sa famille, confirmée par d’autres rumeurs : on aurait vu
des fantômes en tenue paysanne rôder la nuit dans les rues du lotissement.
L’ancienne hacienda ayant servi pour des enterrements clandestins, on s’explique
cette présence, et une intention de rappeler aux vivants l’origine des lieux, son
appartenance aux « autochtones ». Les habitants relatent ces rencontres en
suggérant l’hostilité des esprits, à l’unisson avec les habitants voisins.
L’ouverture des cerradas 8
Du point de vue de l’administration municipale le niveau d’infrastructures
primaires des lotissements n’en font pas des secteurs prioritaires, face aux
quartiers eux aussi nombreux où les habitants n’ont parfois ni électricité ni eau
courante, et des réseaux d’égouts déficients. Dans un contexte de carence
budgétaire, les municipalités réceptrices des opérations de logement social
préfèrent concentrer leurs efforts sur les quartiers d’autoconstruction, dont le
caractère irrégulier pose de nombreux problèmes en terme de dotation. Les
besoins des habitants des lotissements passent alors au second plan, une fois les
œuvres incontournables réalisées. Ils restent donc seuls, dans une certaine
mesure, face à leurs problèmes, et n’ont d’autre alternative que des solutions
informelles.
Originaires en grande partie de quartiers populaires du District Fédéral et de
la périphérie proche9, les nouveaux habitants de San Buenaventura ont
8. Les cerradas (littéralement : « fermées ») sont des impasses privées en cul-de-sac.
9. Iztapalapa, Gustavo A. Madero, Venustiano Carranza, Ecatepec, Nezahualcoyotl principalement.
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DOSSIER
DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
l’expérience de l’insécurité au quotidien. Pour eux, le gain de qualité de vie attendu
au travers de l’accession à la propriété repose en grande partie sur la fermeture
promise du lotissement, permettant en théorie de changer d’environnement, faute
d’avoir pu accéder à une zone plus aisée de l’agglomération. Cette aspiration
s’exprime par la recherche d’une rupture physique avec tout ce qui les entoure, et
encore plus, par des comportements de repli sur l’espace le plus petit pouvant
contenir et protéger la vie de famille : les « rues fermées », parfois aussi appelées
claustros (« cloîtres »). Peu dupes quant à la parole des entreprises et à une
fermeture efficace, les acheteurs sont résignés à un pari sur l’avenir sans grande
prise sur leur environnement direct : forts de leur vécu, ils savent devoir compter
sur eux-mêmes pour aménager leur sécurité et leur confort, et que ce contrôle ne
peut être exercé qu’à l’échelle du pâté de maison.
Une des premières réactions des habitants du lotissement à la discontinuité
du mur périmétral a donc été un retranchement dans les impasses, qu’ils ont
progressivement dotées de grilles de plus en plus imposantes, coiffées de barbelés
ou de câbles électrifiés. Elles semblent parfois d’ailleurs plus l’effet d’une
surenchère d’ordre symbolique, qui affirme leur légitimité dans l’espace, que
l’expression d’une crainte envers le voisinage non désiré. Ces aménagements
semblent avoir suffi à maintenir le statu quo : calmer l’inquiétude des uns et
garantir la liberté de circulation des autres.
La force symbolique de la maison comme élément de statut social explique
aussi pourquoi l’esthétique d’ensemble, et l’harmonie du logement avec les
constructions voisines, importent moins que les caractéristiques du seul
logement, cellule isolée qui concentre l’effort d’investissement familial. On peut
comprendre, dès lors, l’enjeu que constitue le confinement au sein d’un groupe
restreint (l’impasse privée), et la valeur moins fondamentale de l’enceinte
périmétrale du lotissement.
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PHOTO 2. MATÉRIALISATION DE LA SÉCURITÉ
Les impasses fermées constituent un élément structurant du quotidien, en
particulier pour les femmes et les enfants, qui passent une grande partie de leur
quotidien à l’intérieur.
La grille des impasses vaut comme une seconde porte d’entrée vers les
espaces domestiques, la porte des maisons ne constituant qu’un seuil
intermédiaire. Dans l’allée, entre les maisons des habitants ayant développé des
affinités, les frontières du privé sont distendues : on reste à s’entretenir dehors, les
portes des maisons ouvertes et en tenues d’intérieur. Les enfants profitent de ces
relâchements pour se précipiter dans l’allée car le reste du temps leurs jeux y sont
peu tolérés. Les parents eux-mêmes évitent de les laisser libres dans l’allée, par
crainte du qu’en dira-t-on : un enfant qui traîne dehors, même dans cet espace
contrôlé, est signe de manque d’éducation, et toute bévue est prétexte à
distanciations durables entre les familles.
Les sociabilités d’un moment ont lieu de préférence dans cet espace partagé.
On n’invitera à entrer dans le logement que pour une raison particulière, pour un
échange de sel ou d’ustensile, ou si la conversation a des raisons de se prolonger
sur un plan plus personnel, auquel cas il est peu correct de s’attarder trop
longtemps sous le regard des voisins. Le caractère intime du logement est
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DOSSIER
DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
accentué par l’existence de cet espace de transition que représente l’allée, à
laquelle on associe les usages sociaux ou les visites non privées. Des trajectoires
résidentielles généralement marquées par le surpeuplement de logements
confinés, rendent naturelle l’utilisation du pas-de-porte. Plus que de seuil,
celui-ci tient lieu d’antichambre.
Les pratiques qu’accueille l’allée sont fortement normées. La circulation
automobile tient la première place : vitesse et stationnement sont tacitement
régulés, et les conflits ponctuels réglés au travers de l’association de
copropriétaires, quand elle a été formée. Mais l’introduction d’un véhicule
supplémentaire ou le séjour d’un invité (ignorant les normes) rompt
régulièrement l’équilibre et pose un problème collectif.
En tant qu’élément central de la collectivité, les enfants occupent le second
rang. Ils sont soumis à un ensemble de règles de savoir vivre, tout en représentant
pour les femmes au foyer l’instrument fondamental de leur valorisation en tant
que maîtresses de maison.
Les qualités d’une maîtresse de maison sont mesurées en fonction de la tenue
de leur progéniture, de la visibilité dans l’impasse de leurs activités domestiques,
ainsi que de leur gestion de la fermeture. Son apparence personnelle et celle de ses
enfants seront examinés, mais aussi l’heure (matinale) à laquelle le linge est étendu,
le soin apporté à l’avant de sa maison, la discipline dans l’ouverture et la fermeture
de la grille, l’heure à partir de laquelle on ne la verra plus sortir de chez elle le soir,
autant de preuves de valeurs personnelles et d’un bon sens de l’organisation.
Lors des fêtes de voisinage (par exemple, le día de muertos et Halloween, les
posadas), il est attendu de toutes les femmes qu’elles collaborent. À nouveau, le
comportement de chacune durant l’organisation, et celui de ses enfants pendant
l’événement sont évalués. La plupart des femmes manifestent d’ailleurs leur
lassitude devant la pression qu’exerce ce voisinage étroit, mais redoublent de
rigueur dans leurs usages de l’allée. Une femme avoue s’être exclue définitivement,
elle et ses enfants, de tous les événements de l’impasse, afin de se soustraire aux
ragots et aux logiques de pression sociale. Elle préfère emmener ses enfants jouer
à l’extérieur de l’impasse (les espaces publics du lotissement). Alors exposés à un
domaine jugé dangereux qui l’oblige à accroître sa vigilance, ils se préservent de
mécanismes apparemment plus nuisibles : le regard des voisins. Rompre avec ces
logiques est pourtant lourd de conséquences. Que ce soit par révolte ou par
incapacité (c’est le cas des rares femmes qui travaillent par exemple), déroger au
rôle attendu peut exclure durablement des réseaux d’entraides.
L’enfermement que vivent les enfants les plus petits, dans ces logements très
étroits, est dans les faits difficilement tenable. L’entrée des plus petits à l’école est
source de soulagement pour tous. Les mères peuvent rarement payer une garderie,
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ni en justifier le recours sans ternir leur image, face au voisinage mais aussi à leur
famille. Pour les enfants, l’école représente une échappatoire très attendue, où ils
peuvent enfin initier une vie sociale et échapper au contrôle serré de l’impasse.
Les fêtes privées données dans l’espace collectif constituent un autre facteur
de friction. L’impasse, en préservant la sécurité des enfants, semble être le lieu
idoine pour les anniversaires et les fêtes familiales : on utilise l’allée pour étendre
une bâche et installer tables, chaises, sono et trampolines. Mais ces fêtes
provoquent presque sans exception des affrontements, pouvant mener à des
plaintes légales. Il n’est légalement possible d’occuper l’espace collectif pour un
usage privé qu’avec la signature de la totalité des voisins de l’impasse, chose
quasiment impossible. Une solution est de contourner cette situation en
s’installant à l’extérieur de l’impasse, sur une esplanade d’école ou un terrain de
sport, avec ou sans la signature des riverains. Les habitants sur rue entretiennent
avec l’espace ouvert une relation plus désintéressée.
L’allée n’est donc pas l’espace de confiance et de convivialité qu’elle prétend
être. On observe en ce point une contradiction totale entre l’image mobilisée par
les promoteurs et l’expérience des habitants. La publicité sur les lotissements
s’inspire du mode de vie dans les résidences pour classe moyenne à l’américaine,
en faisant de ces lieux l’espace de l’épanouissement des familles. Pour les
habitants au contraire, un lien symbolique est fait entre les impasses et
l’expérience toute familière des vecindades10 ou des maisons partagées avec la
famille élargie qu’ont les ménages récemment formés. L’impasse les renvoie à un
mode de vie perçu comme traditionnel, populaire et dévalorisé, relevant du
régime de la collectivité subie, à la fois sécuritaire et incommode, avec lequel ils
cherchent généralement à rompre quand leur économie s’améliore.
L’insatisfaction des habitants est fréquente quant à la localisation de leur
logement, attribués arbitrairement par les promoteurs dans les différents secteurs
du lotissement, et entre rues ouvertes et impasses privées. Ceux des impasses
souhaitaient la liberté des rues ouvertes, et ceux des rues la sécurité des impasses,
mais une certaine résignation guide toujours ce rapport avec « l’autorité ». Dans
les rues ouvertes, cette contrariété s’exprime de manière dominante par la
construction de garages clôturant l’espace de jardin, dont la fonction est autant
d’offrir un stationnement et un patio protégés, que d’enfermer au maximum
l’espace privé en gagnant sur l’espace public. Du côté des impasses, on souhaite
implicitement conserver la fonction d’une rue, où régnerait l’anonymat.
10. Les vecindades (courées) sont d’anciennes demeures coloniales réaménagées en logements d’une
à deux pièces distribués autour du patio central. Il s’agit d’un habitat traditionnel populaire de
Mexico, et d’autres villes latino-américaines, qui détermine un mode de vie où le confinement des
espaces privés est compensé par une utilisation intense du patio.
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DOSSIER
DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
Cette adoption opportune de la collectivité dans les impasses se traduit en un
jeu complexe de réouverture et re-fermeture, jusqu’aux échelles les plus fines. Une
des premières adaptations observées, en particulier si la maison fait dos à un
espace public, est l’ouverture de portes à l’arrière des maisons. La possibilité
d’organiser ses fêtes familiales à l’extérieur des impasses tout en conservant un
accès direct et indépendant au logement peut faire de cet aménagement un atout
réel pour la maison. Les allées et venues soustraites au regard des voisins, il est
possible de séparer les visites privées de l’environnement local, ce qui relègue peu
à peu l’impasse à un simple espace de stationnement, voire à une arrière-cour (on
y réservera l’étendage du linge et d’autres pratiques encombrantes, se préoccupant
alors plus de l’étiquette côté rue). La maison se « retourne » à son tour.
Certaines habitantes occupent leur temps libre en tenant un commerce ou en
assurant un service depuis leur domicile. La nécessité d’un accès facile pour une
clientèle extérieure butte contre les grilles de l’impasse. La localisation du
logement dans la rangée de maison et la configuration de l’îlot de même que
l’investissement lié au commerce ne permettent pas toujours d’ouvrir une porte
à l’arrière. Mais ces conditions ne s’opposent pas totalement au fonctionnement
de l’activité. Les impasses fermées offrent même un grand nombre de services,
connus des habitantes des impasses alentour par le bouche-à-oreille, et pour
lesquels une relation de type plus personnel permet l’accès. Les clients d’une
esthéticienne l’appellent en criant par la grille ou en faisant tinter une clé. Des
rendez-vous sont pris, et la grille est discrètement laissée ouverte à l’heure dite.
Par esprit de contradiction, les voisins de l’impasse referment délibérément la
grille à chaque occasion. Mais l’entrée d’un nouveau voisin permet à son tour aux
clients bloqués de rentrer. Ces aléas font partie des règles du jeu et ne gênent
nullement les activités, dont certaines ont pignon sur rue.
L’esthéticienne relate la contrariété des voisins de l’impasse, auxquels elle
s’associe alors : la serrure de la grille est régulièrement endommagée par une
partie d’entre eux qui refusent de perdre leur temps pour ouvrir et refermer la
grille au moment de sortir leur véhicule. La grille reste donc ouverte par
périodes. L’esthéticienne marque une différence absolue entre ces sabotages et les
ouvertures ponctuelles pour le fonctionnement de son salon : l’ouverture
complète remet en question la sécurité de l’impasse, alors qu’une semi-fermeture
favorise un contrôle puisqu’elle reste elle-même attentive à la grille en
permanence, se faisant tacitement responsable d’éventuelles complications.
La même grille présente une autre échappée : un barreau arraché offre un
passage étroit. Il s’agit d’un subterfuge d’une résidente, qui, habituée à envoyer
son fils à l’épicerie à tout moment, a trouvé plus sûr d’ouvrir cette « trappe »,
praticable seulement pour un enfant, que de lui donner les clés de la grille,
l’exposant alors à une présence prolongée dans la rue, parfois la nuit tombée.
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L’incompatibilité entre les usages individuels et la forme initiale de l’espace,
et avec les intérêts de la collectivité des impasses, produit d’incessantes
contradictions reflétées dans l’espace. L’informalité est le processus central d’une
telle plasticité. Le manque de moyens des municipalités pour administrer ces
lotissements justifie une tolérance presque absolue devant le traitement spontané
que font les habitants de leurs problèmes. La responsabilité prise par les
habitants devant le risque des sanctions contre les constructions hors normes et
les violations de l’usage du sol, acquitte la municipalité de la sienne et réaffirme
un rapport de pouvoir. Entre-temps, confiants dans les infinies possibilités de la
corruption, les habitants modèlent librement leur espace, au moyen
d’aménagements chaotiques, sans concertation et au gré du moment.
On distingue une tendance à la fermeture au niveau collectif, et à l’ouverture
au niveau individuel, reflétant un paradoxe entre une crainte généralisée de
l’espace ouvert des rues, et un besoin de fluidifier de la circulation quotidienne.
L’espace offre à son tour une résistance qui oriente certaines pratiques et
vice-versa : les obstacles dévient la circulation des individus sans l’entraver.
À la source de cette confusion générale, la fermeture tient lieu d’instrument
pour les concepteurs, dont le but est d’endiguer (mais qu’à moitié) des dynamiques
sociales inévitables. La faible participation des autorités est à son tour justifiée par
les processus mêmes de production de cette forme urbaine, qui, en créant de
l’espace de transition, déterminent un mode d’administration participatif, peu
efficace et générateur de conflits, menant fatalement à une démission générale. Les
murs sont un symptôme du désengagement qui caractérise la production de
logements au Mexique, et que l’on traite par la création d’enclaves.
Conclusions
La simulation de fermeture par les promoteurs dans un but promotionnel
favorise finalement des dynamiques collectives dans une aire qui rapproche le
lotissement des quartiers voisins. Les habitants se définissent socialement au
contact de l’autre, et mettent en place eux-mêmes leurs solutions au quotidien,
se résignant bon gré mal gré au partage de leur territoire. Ces mécanismes
participent à l’intégration du lotissement dans son contexte local, qui se
matérialise au travers d’échanges et de circulations, dans une transgression des
frontières matérielles.
Nous nous interrogeons finalement sur le rôle de la frontière qui, comme
dans l’exemple développé, loin de séparer, révèle les échanges entre populations
et territoires. On peut même dire que l’existence du lotissement en tant
qu’ensemble d’infrastructures et économie locale, stimule ces échanges. Malgré
la rigidité symbolisée par la frontière, la faible régulation de ces territoires
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DOSSIER
DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
autorise une certaine liberté pour la reconstruction de l’espace par les habitants.
Diverses échelles et modalités de fermetures et d’ouvertures se superposent à la
proposition de départ, faisant de l’espace le miroir de l’accumulation et des
divergences d’intérêts, de représentations et d’usages. Cette lecture permet
finalement d’apprécier l’un des caractères essentiels de la frontière : l’ambivalence
entre étanchéité matérielle et porosité sociale.
À la différence des grands ensembles de logements sociaux « résidentialisés »
aux États-Unis ou en France, les lotissements d’intérêt social offrent aux strates
inférieures des classes moyennes du logement en accession à la propriété et non
en locatif. Dans leur cas, plus qu’à une logique de containment, les pouvoirs
publics semblent suivre une logique de mise en retrait de la production de la ville
qui s’explique aussi par le coût exorbitant de la prise en charge des services
urbains dans ces morceaux de ville. Dans les préoccupations des habitants, le
critère de la protection de la valeur immobilière est central, et la fermeture à
l’échelle résidentielle (l’impasse) plutôt symboliquement et économiquement
valorisée, quand bien même puisse-t-elle constituer un obstacle à la circulation.
Même si la fermeture résidentielle semble être une tendance marquée de
l’évolution mondiale de l’habitat dans les années 1990, elle n’affecte pas de la même
manière les quartiers socialement hétérogènes. Elle n’est pas non plus vécue de la
même manière, quoique certains points communs, comme la sensation d’isolement
créée par l’enclavement, se retrouvent. Les stratégies des habitants pour contourner
la fermeture dépendent des compétences et des représentations sociales des
groupes concernés. Dans les lotissements d’intérêt social mexicains, loin de
préserver l’intimité individuelle et familiale, la clôture des impasses expose au
contrôle des voisins. La globalisation est un processus moins uniforme qu’il ne
paraît… Reste à voir comment les individus vivent la fermeture dans des ensembles
de logements sociaux similaires situés dans d’autres contextes métropolitains.
51
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BIBLIOGRAPHIE
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RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
Comment se diffuse le modèle de l’urbanisation enclose états-unienne en
Amérique latine ? Les années 1970-1980
voient naître les premiers ensembles
résidentiels fermés, qui s’adressent à la
classe moyenne supérieure, avant de se
démocratiser au milieu des années 1990 :
52
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on voit alors apparaître à Mexico un nouveau type d’ensembles de logements bon
marché aux dimensions gigantesques qui
présente des modalités allégées de la fermeture. Au travers des pratiques d’une
population n’ayant pas les mêmes moyens
économiques et culturels pour assumer la
fermeture que celle originellement visée
par ce modèle, on cherchera les implications d’un concept remanié.
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DOSSIER
DE LA GATED COMMUNITY AU LOTISSEMENT GÉANT MEXICAIN, UNE VERSION BON MARCHÉ
DE LA FERMETURE RÉSIDENTIELLE
¿Cómo se difunde el modelo estadounidense de la urbanización cerrada en
América Latina? En los años 1960 aparecen los primeros conjuntos residenciales
cerrados dirigidos hacia las clases médias
y superiores; alcanzan las clases populares a mitad de los noventas: en México
surge entonces un nuevo tipo de conjuntos habitacionales, de interés social, con
dimensiones gigantescas, y bajo modalidades abaratadas del encierre. En este
artículo buscamos las diferentes implicaciones de la reapropiación de este concepto en las prácticas de una población
que no beneficia de las mismas capacidades económicas y culturales para
asumir el encierre originalmente apuntado por este tipo de urbanización.
How is the United States enclosed urbanization model diffused to Latin America?
The 1970ies saw the first enclosed residential communities, built for the upper
middle-class. These structures then
became more widely accessible in the
1990ies: which is when, in Mexico City,
a new type of housing started to appear,
made of large, cheap constructions, based
on altered patterns of enclosure. Through
the analysis of the practices put together
by this population to come to terms with
residential enclosure, with lower income
and a different cultural perspective than
that initially targeted by this model, our
paper will look for the implications of a
revised concept.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• Fermeture
• gated community
• frontière
• mobilité
• lotissement géant
• logement
• intérêt social
• Urbanización cerrada
• gated-community
• frontera
• movilidad
• conjunto urbano
• vivienda
• interés social
• Enclosure
• gated-community
• mobility
• social housing
• boundary
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II-Migrants latinos et ville
transnationale
’est à un jeu de miroirs déformants que nous invite la deuxième
partie de ce dossier consacrée à la perception, aux représentations et aux pratiques de la ville américaine de part et d’autre de
la frontière – un jeu de miroirs qui met en scène la relation ambiguë qu’entretiennent les migrants latinos avec leurs nouveaux lieux de vie. En effet, des
formes urbaines différentes impliquent des formes de sociabilité distinctes, surtout quand le migrant (parfois illégal) quitte son village d’origine pour se retrouver dans une grande ville del otro lado dont il ne maîtrise ni la langue ni les codes.
Toutes les échelles d’analyse (du logement à l’espace migratoire en passant par le
quartier) sont alors nécessaires pour essayer de comprendre les processus d’adaptation expérimentés par les individus et les familles afin d’intégrer un nouveau
monde tout en essayant de conserver leur identité collective.
C
Comme le rappelle à cet égard Frida Calderón Bony, dans la littérature
consacrée aux migrations, les investissements immobiliers des migrants dans leur
lieu d’origine ont été le plus souvent considérés comme des projets de retour au
pays. Cependant, l’élargissement des périodes migratoires et les regroupements
familiaux dans les lieux de destination remettent en cause cette interprétation car
il faut désormais parler d’une véritable dualité résidentielle, avec un foyer dans le
lieu d’origine et un autre dans le pays d’accueil. Pour les migrants originaires de
Patamban (Michoacán, Mexique), la maison du village permet de marquer son
attachement au groupe mais exprime aussi la qualité du migrant : la façade
55
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transformée et modernisée permet d’afficher la réussite de l’exilé. À l’inverse, de
l’autre côté de la frontière, l’intérieur du logement permet d’entretenir le contact
avec le milieu abandonné et les murs se couvrent d’objets et de photos qui
marquent symboliquement l’appartenance du migrant à sa société d’origine. Ces
deux maisons fonctionnent donc en sens inverse pour affirmer la double identité
du migrant : à Patamban, la maison est l’expression de soi vers les autres membres
de la communauté ; aux États-Unis, le logement devient un lieu de réaffirmation
du groupe qu’on a quitté.
À une autre échelle, à la fois spatiale et temporelle, Sonia Lehman-Frisch
propose de présenter et d’analyser les modalités de l’« hispanisation » du quartier
de la Mission, à San Francisco à partir de données objectives (évolutions
socio-démographiques) tout en prenant en compte la vie de quartier avec
l’émergence de gangs latinos. Il met également l’accent sur les représentations
des anciens habitants face à l’hispanic community (souvent perçue comme une
menace à la fois physique, culturelle et religieuse) ainsi que les incidences de
l’hispanisation sur les processus de gentrification actuellement en cours. Dans les
deux perspectives de recherche, c’est donc le problème de l’identité des groupes
et de la transnationalité des espaces urbains qui est en cause : la ville devient à la
fois la scène et l’enjeu de représentations sociales qui échappent en grande partie
à ses acteurs mêmes.
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Frida Calderón Bony
L’espace d’habitation
comme miroir identitaire.
Le cas des migrants
de Patamban (Michoacán,
Mexique) aux États-Unis
ans la littérature sur la migration, les investissements immobiliers des migrants sur leurs lieux d’origine ont été considérés la
plupart du temps comme des projets futurs de retour au pays.
Ainsi, ces constructions ont pris le nom de « maisons du retour »1. Cependant,
l’élargissement des périodes migratoires et les regroupements familiaux sur les
lieux de destination, remettent en question ces maisons quant à leur fonction,
usage, signification, etc. C’est pourquoi nous proposerons ici une réflexion sur les
espaces domestiques des migrants de la communauté de Patamban – Michoacán,
Mexique2 – afin de comprendre comment fonctionne l’appropriation spatiale
face à un dispositif de dualité résidentielle, ce dernier étant constitué par une
maison sur le lieu d’origine et une autre sur le lieu de destination.
D
1. Nous empruntons cette dénomination à Daniel Pinson.
2. Patamban appartient à la zone connue comme « la Meseta Tarasca » au nord-ouest du Michoacán,
dans l’ouest du Mexique. Village rural d’implantation franciscaine fondé aux alentours de 1524,
celui-ci s’étend sur 20 000 ha de propriété communale à une altitude de 2 140 mètres. Sa
population compte 5 600 habitants selon les données du dernier recensement national. Ses
principales activités économiques étaient la production de poterie ainsi que l’agriculture avant le
déclenchement de la migration internationale, de nos jours source indispensable de revenus (Voir
carte à la fin du texte).
57
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La maison ouvre un univers d’observation sur les formes d’appropriation des
lieux, et le dispositif de dualité résidentielle permet d’affronter cette
problématique face à une condition de mobilité. Nous observerons d’une part la
maison dans le lieu d’origine : celle-ci nous intéresse dans la mesure où elle
fonctionne comme lien, proximité avec la famille, lieu de mémoire, point de
ralliement. Il nous semble que cette maison crée une certaine communication
ainsi qu’une manière particulière d’échanges et d’attaches vis-à-vis des membres
du groupe d’appartenance, sa présence étant la preuve d’une vie migrante. Vue de
l’extérieur, sa façade affiche l’exil vécu aux États-Unis, permettant un jeu de
miroir entre le migrant et les membres de sa communauté.
Au contraire, dans la distance qu’entraîne la migration, le migrant s’attache à
retrouver les signes de son identité d’origine à partir de sa maison du lieu de
destination : l’intérieur de la maison établit comme un univers de contact avec le
milieu abandonné. Cet espace fait place à un jeu de miroir où les origines
identitaires sont visibles. Les murs, qui favorisent l’intimité, permettent la
présence d’éléments symboliques. L’important n’est plus le regard des autres,
mais la mise en scène d’un espace où les attaches et les appartenances d’origine
peuvent s’imposer dans ce milieu étranger.
Nous allons voir comment ces deux maisons fonctionnent comme miroir de
l’identité du migrant, dans un cas – le lieu d’origine – comme expression de soi
vers les autres membres de la communauté, dans l’autre – le lieu de destination
– comme territoire de réaffirmation de l’identité du groupe qu’on a quitté. Tout
d’abord nous étudierons le fonctionnement de la mobilité migratoire pour
l’ensemble de la communauté afin d’esquisser la forme d’un espace transnational
né de la mobilité en soulignant la fonction de certains rôles sociaux attribués aux
sujets du fait de leur condition de migrants. Nous montrerons notamment
comment la construction d’une maison au village d’origine est devenue une
pratique chargée de valeurs au sein du collectif. Puis nous décrirons les modèles
de résidence aux États-Unis et l’usage des maisons à Patamban. Nous nous
arrêterons sur l’idée de « dédoublement spatial » afin de proposer une
interprétation du fonctionnement de ce modèle de double résidence organisé par
les migrants entre Patamban et « el Norte »3 et afin de saisir sa place dans le
processus de définition identitaire.
La mobilité transnationale
L’augmentation des déplacements vers les États-Unis dans la communauté
de Patamban montre un ensemble de trajectoires individuelles au sein d’un
processus migratoire qui est, lui, collectif. Depuis les années 1940, les hommes
ont commencé à quitter le village pour aller chercher un travail ailleurs. Peu à
3. El « Norte » c’est le « Nord » et c’est ainsi que les migrants parlent des États-Unis.
58
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
peu, les conditions de travail au pays voisin ont poussé les Patambenos à choisir
comme destination de projet migratoire les États-Unis devenus ensuite un but
« facile » à atteindre grâce aux possibilités instaurées par les réseaux de solidarité
tant familiaux que communautaires construits par l’expérience migratoire
commune. Peu à peu, la carte du mouvement vers le pays d’immigration s’est
modifiée. Au début les hommes de Patamban allaient en Californie pour
travailler dans le « feel »4 et se déplaçaient ensuite selon les périodes de récoltes
(les États d’Arizona, Washington et Colorado constituant les premiers lieux de
destination). Quand les femmes et les enfants ont suivi, des installations plus
durables ont vu le jour dans les États où les Patambenos avaient établi des
relations avec leurs patrons et où existaient des possibilités de travail pour les
nouveaux venus. Un travail plus stable entraînant une moindre mobilité, on a vu
s’amorcer à partir de 1980 un mouvement de regroupement familial.
Ultérieurement, autour des années 1990, c’est vers La Floride que devait se
concentrer une partie de la population migrante et, plus récemment ces cinq
dernières années, l’État d’Utah est devenu le pôle d’attraction pour un nombre
important de familles qui s’étaient installées auparavant dans d’autres États5.
De nos jours, nous pourrions parler d’une « Nortenización », au sens où
l’entend Rafael Alarcon6 [Alarcon, 1986] puisque la migration constitue un
phénomène partagé, où le savoir-faire est transmis par les migrants aux nouvelles
générations devenant ainsi une pratique qui se reproduit continuellement. Nous
ne nous attarderons pas ici sur ce processus qui s’est constitué de façon analogue
dans de nombreux cas de migrations, à savoir le déplacement familial faisant
suite au déplacement des hommes seuls. Toutefois il nous semble important de
souligner que c’est l’expérience de la mobilité accumulée dans le temps qui a fini
par créer ce qu’on appelle un « espace transnational7 » [Simon, 1995]. Il existe
actuellement une circulation de biens et de devises entre les lieux de vie dans le
pays de destination et le lieu d’origine. Les retours sont fréquents, surtout au
moment des fêtes au village et la circulation des hommes crée donc cet espace
transnational ; en outre le fort réseau de communication permet au groupe de
maintenir liens et relations sociales malgré la dispersion.
Il nous faut souligner la diversité des histoires individuelles dans la mesure où
chaque migrant accomplit un parcours personnel ; néanmoins, dans la confluence
4. « Feel » c’est-à-dire « champ » en anglais, terme que nous conservons ici puisque les migrants ont
l’habitude de l’utiliser.
5. Dans cet article, nous nous concentrons sur trois lieux de destination : le Colorado, la Floride et
l’Utah qui constituent tous les trois notre terrain de recherche.
6. À partir du travail de recherche qu’il a réalisé à Chavinda, Michoacán à la fin des années 1980, cet
auteur propose l’idée de « nortenización » pour évoquer la migration vers le Nord comme un
processus social qui affecte l’ensemble de la vie des communautés touchées par ce phénomène.
7. G. Simon considère que le mouvement des migrants d’un même groupe met en relation divers
espaces nationaux et que le tout spatial est justement l’espace migratoire international.
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des histoires, il est facile de repérer un ensemble de pratiques qui, répétées par les
uns et les autres, deviennent des pratiques collectives. Nous constatons d’une
part, un fait social qui se nourrit de l’expérience du groupe (la mobilité
migratoire internationale) mais aussi des projets personnels, encadrés, peut-on
dire, par ces pratiques collectives. Comment analyser, dès lors, des pratiques
partagées tout en restituant la place des individus ? Le cas des pratiques
d’investissement immobilier entreprises par les migrants à Patamban nous
permet de saisir cette double relation, à la fois avec les habitudes villageoises et
en tant que réalisation matérielle d’un projet individuel. Certes, la construction
d’une maison sur le lieu d’origine est l’une des pratiques les plus courantes chez
les migrants des diverses latitudes du monde8 mais accorder une place aux
dimensions culturelles de cet acte justifie l’intérêt d’étudier ici le cas des migrants
de Patamban. Nous pensons que, dans l’ensemble des relations qui structurent la
vie commune du groupe, la maison appartient à un champ social où elle acquiert
sa signification. C’est précisément dans l’ensemble d’un certain univers
socio-symbolique qu’il est pour nous intéressant d’observer les pratiques de
l’espace domestique des migrants. Nous essaierons alors de rendre compte d’un
processus dans lequel la maison – espace d’habitation – explique aussi un
fonctionnement social avec des pratiques et des représentations culturelles.
Quand le migrant commence à exister.
Les pratiques qui en découlent
Quand un jeune Patambeno part aux États-Unis, le désir de découverte que
suscite le pays du Nord l’accompagne dans cette aventure. Sa destination c’est «el
Norte» car c’est là-bas, dit-on, qu’il existe des possibilités de «faire quelque chose».
C’est là-bas qu’il y a du travail et donc des dollars qu’on peut faire «fructifier». Si les
avis des uns et des autres se nourrissent de ces idées il y a cependant, dans les récits
des uns et des autres, des raisons personnelles pour que le voyage s’accomplisse:
« Mes frères étaient déjà venus aux États-Unis avant moi, ils disaient que c’était pas
bien et que c’était seulement le travail ; qu’il valait mieux rester au village, mais en
même temps, on a envie de voir de ses propres yeux. » (Chema, 36 ans. Entretien du
19 mai 2005 à Fort Pierce, Floride)
« Comme il n’y a pas de travail au village, on est désespérés… Et c’est pour ça qu’on
a envie de venir ici. » (Ladis, 38 ans. Entretien du 4 mai 2005 à Fort Pierce, Floride)
« Au départ, quand on est à Patamban, les gens racontent que c’est presque une chose
“unique”. Je voulais alors venir aux États-Unis, mais c’est parce qu’une chance s’est
présentée que je suis venu. » (Gabriel, 22 ans. Entretien du 27 avril 2005 à Fort Pierce,
Floride)
8. Nous pensons aux Maghrébins, Portugais ou Turcs dont maintes études ont ethnographié cette
même pratique.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
« La première fois, il y a toujours l’envie de découvrir, savoir si c’est joli, beau. Après
on découvre que ça ressemble beaucoup au Mexique. La seule chose qui fait la différence c’est le dollar. On peut dire que c’est le même climat, le même système de travail, la seule chose qui fait la différence, comme je vous dis, c’est l’argent. » ( Javier, 29
ans. Entretien du 20 juin 2005 à Pueblo, Colorado)
Les récits des uns et des autres s’inscrivent comme des expériences
particulières bien que le contexte soit social. La situation économique et le
manque de travail sont les causes principales de ces départs. Par ailleurs, il est
certain que ce sont les conditions structurales – un certain budget pour financer
le déplacement, un réseau de relations, une certaine connaissance des lieux où
l’on peut franchir la frontière ainsi que des destinations possibles qui rendent le
projet réalisable. C’est surtout quand les garçons grandissent que les États-Unis
deviennent une destination quasi incontournable. Les jeunes se lassent du
manque d’activités dans le village et c’est à partir des expériences de leurs proches
– frères aînés, cousins, ou simplement amis ou voisins de quartier – que le projet
de quitter Patamban commence à prendre forme. S’agissant d’une pratique
répétée par la plupart des hommes du milieu rural, certains auteurs au Mexique
ont parlé du voyage au « Nord » comme d’un « rite de passage » que les hommes
sont plus ou moins obligés d’accomplir pour entrer dans la vie adulte9. Comme
nous l’avions déjà indiqué, c’est certainement la tradition migratoire encouragée
par un fort réseau communautaire et familial qui constitue la base la plus solide
de la reproduction de cette expérience de mouvement. La mobilité internationale
est en fait une structure collective accompagnée d’expériences individuelles.
Les choix personnels qui interviennent
dans cette histoire commune
Dans le cycle de vie de chaque individu c’est en fonction du moment que l’on
peut essayer de saisir la part plus individuelle de chaque trajectoire, une fois le
voyage migratoire réalisé celui-ci acquiert automatiquement une forte
signification sociale. L’une des responsabilités principales pour le migrant,
homme qui part, est de subvenir aux besoins de sa famille et cette responsabilité
s’accompagne sans aucun doute du financement de l’aménagement de la maison
qu’on laisse au village, ou de la construction d’une nouvelle maison si le cycle de
vie exige de l’espace pour une nouvelle famille. C’est ainsi qu’il faut comprendre
la cause des pratiques équivalentes dans les différents cas de figure que présente
la communauté. On retrouve deux modalités d’action dans ce projet immobilier.
9. « El Norte » devient un espace du parcours masculin parce que la communauté le considère ainsi ;
celui-ci devient alors une composante de la vie adulte. Des refrains montrent qu’il s’agit d’un vrai
« rite de passage » : « probar el Norte y volverse hombre » « cuando un muchacho prueba el Norte,
se vuelve hombre » [Lopez et Diaz].
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Dans la première, certains jeunes célibataires construisent sur le terrain familial
une ou deux chambres en béton à côté des constructions rustiques en bois que
leurs familles possédaient déjà (cet espace leur sera sans doute rendu une fois
qu’ils en auront besoin pour héberger leurs futures épouses). Dans la seconde, les
hommes se chargent d’acheter un terrain vierge où ils feront construire une
maison totalement indépendante du terrain du noyau parental.
La construction d’une maison au village montre un engagement social de la
part du migrant vis-à-vis de sa communauté si nous considérons qu’il y a dans
cette présence spatiale la preuve d’une relation entretenue, à distance. C’est
également à travers cette construction que le migrant montre son adhésion aux
demandes sociales que son statut conditionne. Ce n’est pas une obligation mais
c’est pourtant la force de la coutume qui semble régir cette pratique immobilière.
La majorité des migrants nous ont parlé de ce projet immobilier comme étant
très personnel ; néanmoins une recherche attentive à travers leurs récits montre
qu’il s’agit d’un désir qui naît des relations que l’appartenance sociale engage.
L’expérience de ce migrant montre jusqu’à quel point les nécessités collectives
rejoignent les projets de chacun :
« Une fois qu’on est là, on peut faire ce que l’on veut, mais il faut toujours se rappeler
que si l’on vient aux États-Unis c’est pour faire quelque chose, “para superarse”, sinon,
à quoi bon être venu. Il faut faire quelque chose, pour avoir quelque chose au
Mexique. » ( Javier, Idem.)
Ce « faire quelque chose » est rapidement rattaché à la construction d’une
maison dans le village, et cette maison se trouve légitimée grâce aux possibilités
de promotion sociale qu’elle entraîne. Pendant nos entretiens certains migrants
expliquaient que leur départ avait été conçu comme une stratégie pour « pouvoir
aider la famille », ou comme une marge de manœuvre quand « on veut quelque chose
de différent ». La maison représente, dans cette perspective, une manière de créer
un patrimoine, une stratégie pour « avoir quelque chose » ; ce qui équivaut donc à
montrer les bénéfices obtenus par ce déplacement et cette absence dans la vie
quotidienne du village.
Nous pensons que la construction de la maison au village obéit à une
contrainte d’ordre social qui est liée à la condition de mobilité du sujet et qui se
traduit par une action spécifiquement localisée ; l’intérêt est de répondre au choix
de cette localisation dans la démarche du projet de résidence des migrants10. Le
projet immobilier au sein de l’espace transnational entraînant une double
résidence, notre analyse essaie de saisir quelles sont les références qui confèrent
plus ou moins de valeur à un lieu, dans l’ensemble de cet espace transnational.
10. A. Bourdin explique l’intérêt de considérer la localisation des actions pour saisir une dimension
locale de réalité à partir de laquelle l’ancrage a un sens dans les sociétés contemporaines.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
Nous considérons que, dans la relation avec le village, le sens de la fidélité du
migrant se manifeste par le biais de l’investissement immobilier, dans la mesure
où créer la maison atteste de son parcours durant l’exil. C’est une ressource
mobilisée au profit de la création d’un langage spatial à travers lequel le migrant
raconte son histoire aux membres de sa communauté.
Aux États-Unis, les pratiques d’installation varient selon les déplacements
imposés par les opportunités de travail. Des concentrations résidentielles avec des
pratiques de cohabitation ont lieu aux points de destinations classiques autour de
quelques familles. L’espace de résidence n’est pas important dans le premier temps
du cycle migratoire, la stabilité dans l’installation étant le résultat de la stabilité au
travail et donc d’une moindre mobilité. Le cas de Refugio illustre l’importance de
ce moment dans le cycle de vie du migrant quand se présentent des choix à faire
pour valoriser la mobilité lors d’un possible retour au village d’origine.
« Ici, chacun évolue de façon différente. Quand on arrive sans argent, on est obligé de
prendre le premier boulot, n’importe lequel. Après, ça dépend, il faut chercher. Pareil
pour l’habitation, si l’on veut vivre seul ou avec d’autres gens, c’est à chaque fois aussi
un choix […] Plus on reste ici, plus on prend l’habitude d’être là. Quand on est seul,
on pense à chaque fois à rentrer mais une fois qu’on a sa famille ici, on prend l’habitude de la routine, et l’on ne pense plus autant au retour […] Quand on arrive aux
États-Unis, on a, comme je te dis, un projet de faire quelque chose ; mais c’est en quelque sorte comme si on avait les yeux voilés, ce qui arrive ici n’importe pas ou importe peu, ce qui est important c’est de “levantar”11 ce qu’on a laissé là-bas. C’est pour ça
qu’on construit une maison. Parce que, par exemple, si quand on était au pays on avait
une maison en bois ou en pierre, arrivés ici, ce que l’on veut, c’est avoir une maison
plus grande. Peut-être qu’après, ce qui se passe, c’est qu’il y a un manque de décision
pour se décider à rentrer. » (Refugio, 33 ans. Né à Guanajuato, marié avec une femme
de Patamban. Entretien du 15 mai 2005 à Fort Pierce, Floride)
Au nord de la frontière, la situation économique et sociale de la plupart des
Patambenos reste incertaine et sans doute ce contexte oblige-t-il le migrant à
considérer son séjour comme éternellement transitoire12. Le sens de sa place
comme migrant dans la société de destination dépend directement des
obligations sociales que sa société d’origine lui impose. C’est le travail qui donne
sens à la figure du migrant et ce qui explique que l’investissement dans le village
d’origine soit prioritaire dans la mesure où le projet d’exil exige de « faire quelque
11. Levantar en espagnol veut dire lever. L’idée de la construction de la maison comme quelque chose
qui va vers le haut est une image de l’espace en vertical, image sur laquelle il serait intéressant de
se pencher.
12. A. Sayad, a très bien expliqué ce phénomène du « transitoire » comme une dialectique perpétuée
tant par la société d’émigration que par celle d’immigration.
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chose ». Dans ce contexte, l’installation dans le lieu de destination tarde, avant de
devenir importante et, à long terme, le résultat est un système de double résidence.
La dualité résidentielle
Comme nous avons tenté de le montrer, la naissance de l’ensemble résidentiel
est concomitante de la trajectoire de vie des sujets. Si l’acte d’habiter rend compte
du rapport établi entre les sujets et le territoire habité, c’est grâce à
l’appropriation qui est faite des espaces, et en leur attribuant certaines
caractéristiques particulières auxquelles les sujets arrivent à s’identifier, que ce
rapport se construit [Segaud, 2007]. Dans le processus de multiplication
résidentielle qu’entraîne la migration, l’habitat – expression d’identification –
peut être considéré comme un miroir de la nouvelle identité migrante. Le
phénomène de la double résidence a permis aux études sur les modalités
résidentielles de montrer que : « formant système, c’est l’ensemble des deux
résidences qui, dans leur alternance, donne sens à l’habiter » [Idem, p. 87].
Considérons d’abord les modalités de résidence dans les pays du Nord ainsi que
le sort des maisons construites à Patamban avant de revenir sur la signification
de ce système de double résidence transnationale.
Modèles de résidence dans les lieux d’arrivée
Hommes seuls qui habitent à plusieurs
Selon le lieu et les conditions d’arrivée dans le pays d’immigration, les
modalités d’hébergement varient. Les hommes seuls ont tendance à partager des
locations à plusieurs, la plupart du temps avec des jeunes originaires aussi de
Patamban. Sans trop se soucier de l’aménagement de leur espace d’habitation,
ces hommes célibataires trouvent à se loger dans des lieux peu entretenus quant
à la décoration et au ménage. Dans la plupart des cas, il y a un responsable de la
location qui a le droit d’utiliser l’une des chambres du logement. Les autres,
souvent six, voire plus, partageront les chambres disponibles ou logeront dans la
salle de séjour.
Ce sont là des hommes qui se déplacent en raison des contrats de travail.
Aussi ces installations sont-elles liées à un moment particulier du cycle de vie ;
dans ces résidences nous trouvons des hommes de 15 à 25 ans, célibataires pour
la plupart, avec une expérience migratoire allant de zéro à huit ans. Ces dernières
caractéristiques montrent un début de mobilité sociale et il est évident que les
investissements prioritaires concernent leur propre personne (vêtements,
produits personnels) ou sont destinés aux membres de leur famille restés au pays,
sous forme de cadeaux ou d’envois d’argent. Ces jeunes gens ne voient aucun
intérêt particulier à faire des investissements dans un logement mieux aménagé
aux États-Unis, leur projet étant de se déplacer là où le travail sera le mieux payé
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
afin d’économiser et souvent sans l’envie de s’installer trop longtemps au même
endroit. Certains parlent du projet de faire une maison là-bas, au village pour
pouvoir, un jour, rentrer tranquillement chez eux.
Couples en maison individuelle
avec des chambres en location
Après une expérience de mobilité, seuls le plus souvent, les hommes
célibataires rentrent au village pour se marier tout en envisageant une mobilité
familiale ultérieure, une partie de la population migrante se trouve donc
constituée alors par des couples de 25 à 35 ans. En général ces ménages préfèrent
chercher un logement séparé des espaces de cohabitation uniquement masculins.
Le couple avec enfants va donc louer une maison ou un appartement, mais pour
couvrir les frais de cette location, il sous-loue des chambres de la résidence à des
hommes célibataires, le plus souvent à des membres de la famille de l’un des
conjoints.
L’aménagement de ces espaces de résidence révèle tout de suite la présence
d’une femme. La décoration étant une activité féminine ce sont les femmes qui
vont se charger de la décoration. Elles utiliseront divers éléments : vases
contenant des fleurs artificielles, photos de la famille (le plus souvent des enfants
à la fin de l’année scolaire, ou le couple le jour de son mariage) ou tableaux avec
des images d’un paysage quelconque de montagne ou de mer. Les salles de bains
sont aussi des espaces auxquels les femmes tiennent, elles veillent par exemple à
ce que les couleurs des serviettes soient assorties aux carrelages, rideaux de
douche ou tapis. Étant responsables de l’alimentation et du ménage, elles
cherchent à améliorer l’espace commun.
Familles élargies.
Différents ménages dans la même maison
Les familles ayant une plus longue expérience de vie en immigration
fournissent le meilleur exemple de regroupement migratoire. Dans ces cas,
l’homme, chef de famille, aura immigré seul dans les années 1960 ou 1970 et fait
venir ensuite les autres membres de sa famille ; d’abord ses fils, puis sa femme et
finalement ses filles (si celles-ci sont mariées, s’ajouteront alors maris et enfants).
Nous avons pu observer deux familles où fonctionnait ce processus. Dans les
deux cas, le ménage parental forme le noyau du regroupement et devient de ce
fait le responsable de l’achat d’une maison à plusieurs chambres. Les nouveaux
couples utilisent chacun l’une des chambres et l’acquisition de la maison devient
alors une « affaire de famille » pour reprendre l’expression de C. Bonvalet. Cette
première concentration parentale pourra ensuite évoluer selon la durée du cycle
migratoire quand certains membres se sépareront de la maison de famille pour
s’installer de façon indépendante. Quand il y a des enfants, ils occupent les
65
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mêmes chambres que le couple parental. On retrouve ainsi un modèle à plusieurs
familles nucléaires réparties dans les différentes chambres de la résidence
commune.
Familles nucléaires. Habitation individuelle
Finalement, nous avons constaté la présence de familles nucléaires habitant
en totale indépendance. La majorité réside dans des « trailas »13, les
mobile-homes américains étant des espaces d’habitation d’acquisition facile pour
la population migrante. Dans ce cas, les couples auront certainement réalisé
l’achat grâce à l’appui de certains membres de leur famille à qui ils ont emprunté
de l’argent. D’autres couples auront fait des prêts immobiliers et payé des
maisons de style américain avec ces crédits. Ces résidences peuvent avoir deux ou
trois chambres, ce qui permet de préserver une intimité entre enfants et parents,
pratique peu courante à Patamban. Nous avons néanmoins constaté que certains
espaces n’étaient pas toujours utilisés : par exemple, les salles de bains avec
baignoire servaient peu, les mères préférant utiliser les lavabos pour faire la
toilette des enfants. Dans un autre cas, l’une des trois chambres de la résidence
servait de débarras et les trois enfants partageaient la même chambre.
Dans les différentes modalités de résidence que nous venons de distinguer,
l’aménagement ressemble à celui de n’importe quelle maison moderne :
équipements de cuisine typiques – frigo, cuisinière, four à micro-ondes,
machines à laver, sèche-linge, etc. – ainsi que les meubles dans le séjour et la
salle à manger. Tous les migrants ont des télévisions, des reproducteurs DVD,
et des chaînes HI-FI, des appareils photos, des caméscopes, preuves d’un style
de vie correspondant au confort moderne. La consommation quotidienne étant
une pratique nouvelle pour ces personnes venues d’un milieu rural manquant
de ressources, elles font fréquemment des réflexions valorisant cette nouvelle
forme de vie plus urbaine. Les deux objets de consommation les plus
surprenants dans l’acquisition de ce nouveau style de vie sont peut-être la
voiture et le téléphone portable, objets correspondant aux habitudes du milieu
d’arrivée. Mais ce sont également les courses dans les centres commerciaux, les
repas au restaurant, l’échange de cadeaux pendant les fêtes de Noël, l’achat
fréquent de vêtements, d’objets de décoration, les envies de tout genre, autant
de pratiques qui attestent un phénomène d’acculturation et que les migrants
justifient en raison des nouvelles possibilités économiques que leur offre leur
vie en immigration.
Si les nouvelles pratiques de consommation représentent un indice dans
l’apprentissage des nouveaux modes de vie, l’aménagement des espaces est sans
13. Nous gardons ici l’appellation « traila » qui est sans doute une dérivation du mot anglais « trailler »
et que les migrants utilisent en l’hispanisant pour définir les « traillers » très courants dans le
logement américain.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
doute aussi un reflet de ce phénomène. Toutefois et c’est ce que nous montrerons
ensuite, l’espace d’habitation dans le lieu de destination est prioritairement un
lieu pour se préserver du regard des autres, endroit intime où les négociations
identitaires conservées depuis le lieu d’origine disputent leur place.
Maisons qui attendent, maisons qui parlent
Le village d’origine a subi des transformations venues du nord. Nous
trouvons dans le paysage de Patamban nombre de maisons qui ne correspondent
pas au modèle classique de l’architecture locale. Les matériaux se sont
transformés et constituent le premier témoin du décalage entre les « trojes »14 et
les vieilles maisons de briques en torchis, auparavant très courantes dans le
village. Les maisons forment maintenant un ensemble bicolore rouge et gris (de
briques et de ciment). Or, si l’on tient compte du climat de Patamban, le bois et
la terre étaient certainement des matériaux beaucoup plus adaptés mais ils ne
permettaient pas de transformer le paysage et de faire du nouveau.
Ces nouvelles maisons des migrants sont donc des constructions en brique
rouge et ciment, dont les murs sont recouverts d’enduit et peints de diverses
couleurs quand le projet arrive à terme. Néanmoins, le paysage offre un aspect
hétérogène avec des chantiers dans plusieurs quartiers du village, augmentant sa
densité selon le stade du projet de construction. Le village s’est agrandi pour
répondre à une demande de terrains permettant des constructions indépendantes
des terrains familiaux. En effet, la résidence virilocale ? de règle s’est trouvée
rapidement déplacée au profit de la pratique de résidence individuelle que les
nouveaux ménages privilégient actuellement. Par ailleurs, il existe plusieurs styles
et différents stades dans les processus de construction. Certains ont eu la chance
de mener à terme leur projet et dans ce cas des maisons terminées, aux façades
peintes, avec des portes en métal et des fenêtres de tailles différentes témoignent
du cheminement esthétique réalisé par les propriétaires. Mais dans de nombreux
cas, on a juste commencé le chantier de base en attendant une situation
économique plus favorable ; le béton et les briques sont alors une marque de
promesse pour la maison qui s’édifiera un jour.
Au plan technique ces maisons sont construites sans l’intervention
d’architectes et ce sont les maçons du village, certains anciens migrants qui
produisent ces bâtisses. Aussi les projets immobiliers constituent-ils une scène de
relation continue entre le migrant et les membres de sa famille restés à
Patamban. Ce sont généralement les parents du migrant qui serviront
d’intermédiaires pour l’élaboration de ce chantier à distance et recevront l’argent
pour l’achat des matériaux et le paiement de la main-d’œuvre ; ils auront par
téléphone les indications concernant la distribution et les formes architecturales
14. Constructions en grosses planches de bois et typiques de la région Purhépecha.
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désirées pour la nouvelle maison à construire15. Une deuxième relation
interviendra dans cette scène de la construction : le regard que porteront sur cette
maison les autres membres du village. Ceux-ci vont s’informer du parcours du
propriétaire, faire connaissance avec sa famille, essayer de savoir s’il a modifié son
statut – toujours célibataire, maintenant marié, pas encore revenu, etc. – autant
de signes à travers lesquels le migrant gardera une communication, grâce à ce
langage spatial.
Une fois que les maisons sont terminées, peu d’entre elles sont habitées. La
plupart sont simplement surveillées par certains membres de la famille ou prêtées
en échange de leur entretien. À ce propos il est important de noter que la
pratique de la location n’est pas usuelle. Ces maisons sont des biens immobiliers
qui pourraient fournir un bénéfice monétaire, mais les Patambenos n’y ont pas
recours. Certains émigrants envoient même de l’argent pour payer l’électricité et
l’eau potable quand leur maison est habitée par des membres de leur famille. Il
s’agit certainement d’une pratique de « don»16 : on prête sa maison en échange de
la garde de celle-ci par les membres de la famille pendant qu’on est absent.
Ces maisons attendent que le sort décide de la destination de chaque périple
migratoire, devenant des espaces dociles où le migrant pourra parler de lui, mettre
en jeu son statut et celui de sa famille, raconter l’incertitude qui menace ses revenus
durant le projet de travail en immigration. D’une part, c’est la trajectoire de chaque
migrant qui se donne à voir dans cet espace, d’autre part ces maisons représentent
un message sur la manière de concevoir une maison quand on a vécu ailleurs. Pour
finir voyons comment fonctionne le dédoublement spatial pour tenter de
comprendre quel est le sens donné tant à cet espace éloigné du lieu de vie bien
qu’inscrit dans le lieu d’origine, qu’à l’espace de vie loin de chez soi, aux États-Unis.
Le « dédoublement spatial » ou l’identité en deux lieux
Il existe certainement un rapport entre les espaces où vivent les migrants et le
fait que leur habitat se transforme et devienne un symbole de leur mobilité, d’une
part pour eux-mêmes dans l’intimité de la maison au pays d’origine et d’autre
part, pour leur groupe d’appartenance à travers l’aspect extérieur de la maison
dans leur village. Notre hypothèse est que la maison permet un dialogue entre les
deux pays, de la part du migrant (entendons ici les habitants d’une même maison)
avec lui-même ainsi qu’avec l’environnement social où son habitat prend place.
Notre intention est de proposer ici une grille de lecture qui serait un jeu de
15. Nous avons connu le cas de personnes qui envoyaient des croquis sur papier pour le plan de
construction de la maison. Nous avons nous-mêmes remis les photos d’une construction à
Patamban à son propriétaire aux États-Unis. Nous avons pu constater que les désirs manifestés
sur le croquis par le propriétaire et envoyé à la famille qui dirigeait la construction au village
n’avaient pas été bien suivis par celle-ci.
16. Nous pensons ici aux travaux de M. Mauss.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
miroir entre l’intérieur et l’extérieur de ces espaces dédoublés de part et d’autre de
la frontière. Les espaces sont alors un miroir grâce auquel le migrant arrive à
établir une réflexion sur sa trajectoire de vie et à projeter les transformations
identitaires auxquelles il est confronté au cours de son expérience de mobilité.
Nous allons analyser ces deux espaces de résidence selon les concepts de primarité
et secondarité que nous propose Jean Rémy pour étudier le dédoublement spatial.
S’interrogeant sur la sédentarité face à des conditions de déménagement, J. Rémy
considère que l’ancrage identitaire n’est pas forcément équivalent à la mono résidence
et c’est ce qui nous intéresse ici. Étant donné le phénomène du déplacement
international, les migrants sont contraints d’inventer des stratégies pour que leurs
espaces d’habitation puissent devenir significatifs de leur subjectivité. Ainsi, l’image
du «dédoublement spatial» proposé par J. Rémy explore précisément les relations
entretenues avec plusieurs résidences. Dans son argumentation, il est indispensable
de comprendre que les sujets mobiles fonctionnent à partir d’un dispositif résidentiel,
la dualité créant une nouvelle dimension spatiale. Sa réflexion le conduit à proposer
les concepts de primarité et de secondarité afin de saisir les significations qui se
tissent dans deux espaces qui sont à la fois complémentaires et opposés. Pour Rémy:
«dans un espace de primarité, le sérieux des rôles sociaux et des engagements est
directement pris en charge. Il façonne les modes d’appropriation de l’espace autant
en termes d’usage qu’en termes de représentation (et inversement) dans un espace de
secondarité, on prend distance individuellement ou collectivement vis-à-vis de ces
rôles et des effets du contrôle social… ce dédoublement crée un espace de liberté à
significations multiples. «Il peut s’agir d’un espace où la fantaisie se donne libre
cours» [Rémy, 1996, p. 319]. Dans ce sens, nous proposons donc cette grille d’analyse
pour interpréter la co-pénétration des espaces investis par les Patambeños: leur
résidence aux États-Unis et leur nouvelle maison à Patamban.
Maison en deux lieux. Faire identité à travers plusieurs espaces
Patamban États-Unis
Non-habité Habité
Extérieur (pour les autres) Intérieur (pour soi)
Public (réussite) Intimité (clandestinité)
Visible Invisible
Affichage de :
Exil/localisation/présent Communauté/origine/passé
Qui suis-je maintenant? D’où je viens ?
Processus mis en place :
Objectivisation de la propre histoire Subjectivisation de l’objet de cette histoire
Dialogue des deux espaces de résidence :
Comment ai-je changé ?
69
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Dehors : là où sont les autres
Les maisons à Patamban ne sont pas forcément aménagées, puisqu’elles sont
peu utilisées, voire non habitées. C’est donc le dehors qui est mis en scène ; les
façades des maisons fonctionnent en ce sens comme des toiles où les divers désirs
spatiaux conçus par les migrants peuvent être représentés. La maison de
Patamban est pour la lecture que nous proposons, le lieu de primarité ; ceci dans
la mesure où – et toujours selon J. Rémy – c’est dans cet espace que se trouvent
plus clairement pris en charge le rôle et le statut de l’habitant. Nous considérons
que c’est dans cette maison que le migrant joue la destinée de sa trajectoire car
c’est là, plus que nulle part ailleurs, que l’espace lui donnera une place au sein de
la communauté. Dans la relation que l’individu entretient avec son groupe
d’appartenance, le migrant a fait une recherche de position qui, en quelque sorte,
le précède. Son passé lui a déjà donné une place, il appartient au groupe, à une
famille ; il détient déjà inévitablement une position. Une fois parti, c’est
lui-même qui se revendique comme un membre du groupe qui est maintenant
censé construire une maison. Une fois que son cycle de vie et sa trajectoire sociale
fonctionnent dans sa condition de migrant, il a une identité qu’il décide
lui-même d’assumer. C’est dans cette mesure que la maison de Patamban – nous
le pensons – a un sens principalement tourné vers l’extérieur, car c’est le regard
que les autres vont porter sur elle ainsi que le reflet qu’elle renvoie au migrant qui
donneront une signification au présent de chaque propriétaire.
Grilles pour séparer de la rue
© F. Calderón Bony.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
Exemple de chantier à Patamban
© F. Calderón Bony.
Rechercher le nouveau
© F. Calderón Bony.
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Parti, on devient un migrant. Comment se faire voir alors ? Comment donner
un sens au présent que l’on vit ? Si l’espace est statique, la maison est là et elle ne
bouge pas, mais elle fournit néanmoins la preuve de l’agencement spatial que
l’habitant réalise. Elle est assurément une ressource spatiale mise en avant au
profit de l’identification entre le migrant et son groupe, assise qui renvoie au
migrant une image de lui-même à partir d’une appartenance d’origine ;
inversement, cet habitat est aussi le miroir grâce auquel le migrant parlera de son
présent avec les membres de sa communauté. L’habitat parle de lui après son
départ quand il est différent. Si, à l’intérieur de cette petite société, les autres sont
présents et font sens dans la mesure où il existe un rapport d’altérité continu dans
la vie quotidienne, c’est certainement grâce à cet objet spatial que le migrant
reprend place dans ce lieu d’histoire commune. À Patamban les rapports sociaux
correspondent à ceux d’une société rurale où l’anonymat existe peu et où la
surveillance du groupe sur les faits et gestes de chacun est caractéristique de la
vie du village. Dans l’ensemble des relations qui soudent les positions des uns et
des autres, une place correspond à chacun en raison de sa famille d’origine ; ainsi
la maison que le migrant fait construire est une affaire publique qui engage
autant son statut que celui de sa famille, voire de sa famille élargie. Cette maison
rend visible l’absence du migrant et explique aux autres où en est le migrant dans
son projet d’exil.
Par ailleurs, le territoire où s’inscrit cette maison c’est bien là le lieu d’origine
commun de tous ceux qui sont partis au Nord, lieu de leur histoire comme
groupe social. Le migrant s’attachera alors à montrer sa singularité à partir de la
maison. Le nombre d’étages, le garage, la forme des fenêtres, le style de l’entrée
vont constituer autant d’éléments pour distinguer le parcours de chacun. La
rapidité de sa construction en plusieurs mois ou plusieurs années témoignera des
occasions de travail de chaque propriétaire. La maison fournit ainsi une visibilité
au migrant qui est vu à travers elle. Mais que veut-il montrer et à qui ? Le
migrant porte en lui l’envie de raconter à quel point il a changé, et ce qu’il a
appris ; il lui importe donc d’afficher les nouveautés qu’il croit pouvoir
transmettre dans son milieu d’origine. Il nous semble qu’un certain processus
d’individualisation a lieu au sein de la structure communautaire et qu’il est de
plus en plus perfectionné par les sujets ; néanmoins ce processus de distinction a
besoin de la structure du village pour se constituer ; sans le regard des autres cette
recherche de distinction n’acquiert pas de sens précis. Tout en utilisant les
ressources de son expérience migratoire, le migrant rêve et imprime dans cette
maison les désirs d’un espace d’habitation nouveau, moderne, citadin. C’est aussi
dans cet extérieur, façade de soi, que le migrant peut expliquer aux membres de
son groupe qui il est et qui il est devenu du fait de sa mobilité. C’est pourquoi sa
maison devient l’objet de sa propre histoire.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
Dedans : là où sont les miens
Aux États-Unis, étant donné la distance qui le sépare de son milieu d’origine,
le migrant s’arrange pour que son habitat puisse également donner sens à son
histoire présente. Souvent clandestin, il ne cherche pas à être reconnu, au
contraire, il préfère que l’extérieur de sa maison soit discret, fait comme les
autres : il laisse sa voiture devant le garage et place un barbecue dans le jardin.
Mais pour autant, le migrant sait qu’il vient d’ailleurs, qu’il est loin de chez lui ;
son habitat se tourne vers le dedans à la recherche de son passé pour donner un
sens à son présent. Lui, le « local » est présent et adopte des formes variées, rêvées,
imaginées, afin de pouvoir devenir une ressource identitaire17. La mémoire du
groupe contribue ainsi à la définition de chacun car elle donne continuité aux
générations et poids à la longue durée ; le souvenir devient alors une impression
pleine de significations et l’intérieur de la maison constitue justement la scène de
ces souvenirs.
Aspect des résidences
aux États-Unis.
© F. Calderón Bony.
© F. Calderón Bony.
17. Nous reprenons ici quelques idées d’Arjun Appadurai dans son livre « Après le colonialisme. Les
conséquences culturelles de la globalisation » où il développe l’idée de l’imagination et de la vie sociale
telles qu’elles se développent de plus en plus dans un monde déterritorialisé, sans que pour autant
les vies que les sujets imaginent et où ils inscrivent leurs désirs aient lieu dans un panorama
purement international. Dans ce sens, l’idée de l’imagination comme un champ organisé de
pratiques sociales, comme une forme de travail et de négociations pour délimiter des différences
cultuelles est particulièrement évocatrice pour notre propos.
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En ce qui concerne le système de la double résidence, nous pensons que cet
espace fonctionne comme lieu secondaire dans la mesure où le migrant est alors plus
éloigné des rôles que lui assigne sa position au village. Ici, l’habitat est davantage la
création d’une zone de contact avec le milieu quitté, stratégie pour combler la distance, lieu où les «codes» culturels importés sont présents, espace de reconstruction
et de définition de l’origine et du passé, en somme, un espace d’intimité pour la
recherche de soi. Cette particularisation spatiale est quelque peu nostalgique et l’affichage d’éléments à contenu fortement identitaire semble exprimer le besoin de
marquer dans l’espace des traits du lieu d’origine. Si à Patamban il est rare de trouver dans les maisons des signes de caractère «folklorique» sous la forme «d’images»
ou autres éléments de la «culture» locale, c’est aux États-Unis une pratique courante qui se manifeste à partir de certains objets de décorations. Sur les murs des résidences des migrants on trouve des poteries fabriquées dans le village ou des jouets
en bois typiquement mexicains. Parfois un petit «rebozo» bleu est accroché au mur
à côté de paysages de l’État du Michoacán, le Lac de Camecuaro à quelques kilomètres seulement de Patamban par exemple, ou les affiches invitant à la fête de
Cristo Rey au village. On constate une utilisation de certains éléments qui jouent le
rôle de symboles nécessaires à l’élaboration d’une nouvelle organisation de l’identité. Dans ce sens, l’identité se transforme en une forme d’identification avec un
monde social spécifique où les uns et les autres reconnaissent leur appartenance en
raison d’objets qu’ils distinguent comme étant propres à l’espace d’où ils viennent.
Le dedans est miroir pour soi et de soi. D’une part, le migrant n’oublie pas
d’où il vient car son passé est l’une des sources de sa destinée sociale. Il se soucie
de transmettre, de faire part, de donner à voir malgré la distance. Tous les détails
qui pourraient servir pour faire « comme si » on participait à la vie du village sont
mis en place. Des photos des membres de la famille vivant au village et des
« Saints » les plus honorés18 par exemple sont indispensables pour constituer cette
ubiquité symbolique. Les aliments préparés à la maison font aussi partie des
stratégies à travers lesquelles le migrant s’identifiera avec le milieu d’origine
malgré la distance et le manque de contact.
La préoccupation du groupe migrant de s’identifier à un passé commun
semble donner une logique à la structure de son présent et c’est en fonction de
celle-ci qu’une valeur lui est attribuée. C’est ainsi que la communauté prend place
comme un élément central pouvant offrir une continuité à la cohésion sociale du
groupe malgré sa dispersion19. Paradoxalement, la mobilité opère une forme
18. Jésus de Nazareth et Saint François d’Assise.
19. Des relations économiques, affectives, de communication ; ainsi que des échanges, des solidarités
et des formes d’attachement différentes, autant de traits pour penser les formes de cohésion entre
des groupes divisés dans l’espace ou qui vivent en mobilité. Nous essayons ici de réfléchir au sens
d’appartenance à partir du travail d’Emmanuel Ma-Mung sur la diaspora chinoise où il explique
le rôle central de l’extra-territorialité comme fonctionnement de base pour l’intégration d’un
groupe dispersé. Consulter également sur ces questions Dominique Schnapper.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
spécifique d’ancrage identitaire, qui est particulièrement évidente quand on
constate la lutte engagée par chacun pour garder une place dans le tissu social.
Le phénomène de déplacement migratoire étant répandu dans l’ensemble de la
communauté, des ragots circulent par exemple pour disqualifier les réussites de
telle ou telle autre personne, ainsi que pour réclamer la priorité (forme de
prestige) d’arrivée dans un lieu de destination. Au sein de cette expérience
commune, nous constatons un besoin de délimiter des positions chez les divers
membres du collectif. Ainsi, dans ce nouvel environnement, les Patambenos
fréquentent les mêmes lieux, vont manger aux mêmes endroits pour favoriser des
rencontres. Le nouveau milieu d’installation entraînant une vie avec plus
d’intimité à l’intérieur des maisons, nous considérons que ces moments de
rencontre sont une tentative pour recréer des espaces publics où l’on peut se
retrouver avec les autres membres du groupe. Se connaître est finalement un
signe d’appartenance, d’adhésion, de « faire partie ». On doit souligner à ce sujet
l’importance des films vidéos des fêtes au village que les migrants se font envoyer
du Mexique et où, comme nous l’a expliqué l’un d’eux :
« Ce n’est pas tant la fête qu’on a envie de voir, puisque la fête nous la connaissons
[…] ce qu’on veut c’est voir les gens […] ceux qui ont grandi ou qui sont maintenant
plus vieux, […] Ce sont les visages de tous qu’on a envie de voir20. »
Quand il y a une fête, c’est aussi ce contact de « connaissance de l’autre » qui
est en scène. Une jeune fille dit à une autre avant le départ pour la fête de « Jesús
de Nazareth » en Californie, cette année : « N’oublie pas que c’est la présentation en
société » et elle rit, car elle sait très bien que c’est là l’un des enjeux de la rencontre.
C’est dans l’ironie qu’elle exprime ce qu’elle sait de ce regroupement annuel.
« Tu ne peux pas savoir, me dit-elle, tout le monde va là-bas pour voir si tu as eu d’autres enfants, si tu as grossi, si tu t’es coupé les cheveux ou si tu les as teints, pour savoir
comment tu t’habilles maintenant, si ton mari va bien, ou encore si tu as changé de
mari21. »
Et elle rit de nouveau.
L’espace pour se voir
Ce que nous essayons de montrer c’est que la déterritorialisation de la
population de Patamban crée de nouvelles formes de socialisation où l’on doit
être capable d’inventer des façons d’être visible vis-à-vis des habitants de sa
communauté et à partir de plusieurs espaces tenant compte de la dispersion du
groupe. « Pour être vu, il faut connaître celui qui te voit », disent les Patambeños, et
20. Francisco, 38 ans. Entretien du 24 mai 2007 à San Jorge, Utah.
21. Guadalupe, 26 ans. Entretien du 10 mars 2007 à San Fernando, California.
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il nous semble qu’« être vu » équivaut à l’un des mécanismes de définition de
l’identité commune.
Pour être visible à Patamban le migrant a besoin de sa maison et non pas de
sa présence physique dans les espaces de contact quotidien. Inversement, aux
États-Unis, il a besoin du contact avec son groupe d’appartenance et donc
d’espaces de rencontre hors de la maison. À Patamban la maison qu’il a fait
construire devient l’objet de l’histoire qu’il construit, le reflet du cheminement de
lui-même, une page de lui-même. Au contraire, aux États-Unis, il a besoin de
l’intérieur de sa résidence, lieu d’intimité pour pouvoir redonner un sens à sa
condition d’immigré. Le migrant pense son origine et la reconstruit puisque c’est
là l’une des ressources de son projet migratoire ainsi que la cause de sa
prolongation. Là-bas, à travers sa façade, la maison de Patamban est l’objet que
le migrant a fait faire pour raconter son histoire aux autres membres du groupe,
pour qu’ils le voient et pour se montrer lui-même bien que cet objet tire une
partie de son sens de l’éloignement. Aux États-Unis, à l’intérieur de sa résidence
il met en ordre ce qui représente son lieu de départ pour signifier son
attachement, il établit une relation avec cet objet de son histoire, sa maison au
village, dans laquelle il s’est investi tout en restant au loin. Mais il sort de la
maison pour voir les autres, l’intimité de sa maison aux États-Unis ne lui suffit
pas pour se voir puisqu’ici il a besoin du regard du groupe auquel il appartient.
C’est par la capacité de convertir l’espace en indice du rapport d’appartenance
que nous avons voulu parler de la maison comme d’un miroir, objet pour « se
voir » comme pour « être vu ». Miroir où le migrant ne cherche pas seulement son
propre reflet mais aussi le regard des autres sur lui, processus indispensable dans
l’élaboration de sa propre identité. L’altérité est là, sous le regard de l’autre.
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DOSSIER
L’ESPACE D’HABITATION COMME MIROIR IDENTITAIRE.
LE CAS DES MIGRANTS DE PATAMBAN (MICHOACÁN, MEXIQUE) AUX ÉTATS-UNIS
Localisation du village d’origine (Patamban) et des lieux de résidence dans le pays de destination
(Fort Pierce, Floride ; Pueblo, Colorado et St. George, Utah). Les trois localités de destination correspondent aux lieux où nous menons notre enquête de terrain (Réalisation graphique F. Calderón
Bony).
BIBLIOGRAPHIE
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nortenización: Impacto de la migración
internacional en Chavinda, Michoacán »,
in Thomas CALVO, Gustavo LOPEZ (coord.),
Movimientos de Población en el
Occidente de México. El Colegio de
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et Centraméricaines, p. 337-357, 1986.
• APPADURAI Arjun, Après le Colonialisme.
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globalisation, Préface de Marc ABÉLÈS,
Titre Original : Modernity at Large.
Cultural dimensions of Globalization,
Paris, Payot et Rivages, 2005.
• BOURDIN Alain, « L’ancrage comme
choix », dans Mobilités et ancrages. Vers
un nouveau mode de spatialisation,
Paris, L’Harmattan, p. 37-55, 1996.
• LOPEZ G., DIAZ GOMEZ L., « Los niños como
actores sociales », in Gustavo Lopez
(coord.), Diaspora Michoacana, COLMICH Y
GOBIERNO DEL ESTADO DE MICHOACÁN,
p. 147-163, 2003.
• MA-MUNG Emmanuel, La diaspora
chinoise, Géographie d’une migration,
Paris, Géophys, 2000.
• PINSON Daniel, « Les maisons du
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Roselyne de VILLANOVA, D’une maison
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• REMY Jean, « Dédoublement des espaces
sociaux et problématiques de l’habitat »,
in Philippe BONNIN et Roselyne de
VILLANOVA, D’une maison l’autre, 1996.
• SAYAD Abdelmalek, L’immigration ou les
paradoxes de l’altérité. 1 L’illusion du
provisoire. Raisons d’agir, Paris, 2006.
• SCHNAPPER Dominique, « De l’État-nation
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Européenne des Migrations
Internationales, vol. 17, n° 2, 2001,
p. 9-36.
• SIMON Gildas, Géodynamique des
migrations internationales dans le
monde, Paris, PUF, 1995.
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RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
Le propos de cet article est de réfléchir à
la relation que les migrants entretiennent
avec leurs espaces d’habitation. Nous
partons de l’hypothèse qu’il y a un rapport
entre le sujet et son habitat qui se fonde
précisément sur son expérience de mobilité migratoire et à partir du cas des
migrants de Patamban (Michoacán,
Mexique) nous nous intéressons aux pratiques d’habitation pour proposer une
interprétation de la forme de ce rapport.
Notre analyse donne place à un processus
de définition identitaire de la part du
migrant à partir de ses maisons (l’une
dans le pays d’origine, l’autre dans le pays
de destination) dans lequel l’habitat fonctionne comme ressource spatiale au profit
de la définition du sujet. À partir de la
notion de « dédoublement spatial » nous
montrons que l’habitat fonctionne à la fois
comme expression de soi et comme territoire de réaffirmation identitaire pour le
sujet mobile.
El objetivo del artículo es proponer una
reflexión sobre la relación que los
migrantes construyen con sus espacios de
habitación. Partimos de la hipótesis de
que existe una relación entre el sujeto y
su habitat que nace precisamente de su
experiencia de movilidad migratoria y a
partir del caso de los migrantes de
Patamban (Michoacán, México) nos
interesamos en las prácticas de
habitación para proponer una
interpretación de la forma que toma dicha
relación. Nuestro análisis da lugar a un
proceso de definición identitaria de la
parte del migrante a partir de sus casas
(una en el país de origen, la otra en el
país de destino) en la que el habitat
funciona como recurso espacial en
provecho de la definición del sujeto. A
partir de la noción de « desdoblamiento
espacial » mostramos que el habitat
funciona a la vez como expresión de si y
como territorio de reafirmación
identitaria para el sujeto móvil.
In this article we put into consideration
the relationship that migrants use to build
their living spaces. We start from the
hypothesis that there is a relationship
between the subject and its habitat that
arises precisely from its experience in
mobility and, from the case of the
migrants from Patamban (Michoacán,
Mexico) we take interest in the habitation
practices in order to propose an
interpretation on the form of such
relationship. Our analysis leads to a
process that defines the identity of the
migrant, starting from their homes (one in
the country of origin, the other in the
country of destination) in which the
habitat works as a spatial resource for the
benefit of the definition of the subject.
Starting from the concept of « spatial
unfolding », we show that the habitat
works both as a form of self-expression
and as a reaffirmation territory of identity
for the mobile subject.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• migration internationale
• habitat
• dualité résidentielle
• processus identitaires
• migración internacional
• habitat
• dualidad
• procesos identitarios
• international migration
• habitat
• duality
• identity’s process
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Sonia Lehman-Frisch
Le Barrio, une figure
majeure du quartier
aux États-Unis
Introduction
L’ouvrage de Samuel Huntington a fait grand bruit lors de sa parution aux
États-Unis. Dans Who Are We? The Challenges to America’s National Identity [2004],
il analyse notamment le processus de «latinisation» qui transforme les États-Unis,
qu’il assimile à une «mexicanisation», et qu’il présente comme l’une des principales
menaces pesant sur l’avenir du pays et de l’identité nationale. Certes les thèses
provocatrices du célèbre politologue sont très contestables et de nombreux
chercheurs, en Amérique comme en Europe, ont démontré la partialité, les travers et
les excès de son argumentation. Reste alors que ceux que l’on qualifie indifféremment
d’Hispaniques ou de Latinos1 connaissent une croissance démographique réellement
spectaculaire. Il semble légitime de s’interroger sur l’impact de cette mutation
démographique sur le sol américain, et tout particulièrement, dans le contexte d’une
société urbaine à plus de 80% en 2000, sur les villes des États-Unis. Cet article se
propose d’examiner comment l’interpénétration des mondes latins et anglo-saxons se
manifeste sur les territoires urbains nord-américains, à travers l’émergence de la
figure du Barrio (un terme qui signifie «quartier» en espagnol et qui désigne un
territoire urbain habité par une majorité d’Hispaniques)2. Celle-ci résulte en effet de
1. J’utiliserai indifféremment les termes « Hispaniques » et « Latinos », même si certains auteurs soulignent la spécificité du second, qui marque la singularité de l’expérience des populations hispaniques sur le sol états-unien, puisqu’on ne parle pas de Latinos en dehors des États-Unis.
2. Cet article s’appuie sur les recherches menées en liaison avec ma thèse [Lehman-Frisch, 2001], sur
des éléments développés dans le chapitre d’un ouvrage [Lehman-Frisch, 2005], ainsi que sur une
revue de la littérature contemporaine américaine sur les quartiers hispaniques.
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l’histoire croisée d’une immigration latine massive et des dynamiques urbaines
spécifiques au monde anglo-saxon. Il s’agira donc de commencer par revenir sur cette
«latinisation» de la démographie américaine et d’en comprendre à la fois les
composantes, les fondements historiques et contemporains et les rapports à la ville,
avant d’examiner comment le Barrio se constitue, tardivement, comme objet de
recherche pour les sciences sociales. On remettra alors en question la figure univoque
qui semble émerger des tentatives de théorisation de ce type de quartier, pour
montrer la grande diversité des barrios qui participent du monde urbain américain
d’aujourd’hui. On verra enfin que le Barrio n’est pas une forme urbaine figée et
définitive, et que l’évolution de la population hispanique dans certaines villes pose la
question de sa pertinence pour comprendre la ville de demain.
L’« hispanisation » des États-Unis
et l’émergence du Barrio
L’« hispanisation » des États-Unis
En 2007, le Bureau du recensement des États-Unis estime la population
catégorisée comme « hispanique » à plus de 45 millions de personnes, soit près de
15 % de la population totale. Ils représentent aujourd’hui la minorité la plus
importante du pays, et leur croissance se poursuit à un rythme très rapide : de
moins de 7 millions en 1960, ils sont passés à plus de 14 millions en 1980, puis
à 35 millions en 2000. Des projections de 2004 les évaluent à 60 millions en
2020.
En réalité, les termes « Hispaniques » ou « Latinos » masquent une grande
diversité de populations (figure 1). Le sous-groupe majoritaire (59 %) est
constitué par les personnes d’origine mexicaine ce qui alimente la confusion
fréquente, dans l’opinion, des termes « Hispaniques » ou de « Latinos » avec ceux
de « Mexicains » ou de « Chicanos3 ». Viennent ensuite les Latinos originaires de
Puerto Rico (10 %), d’Amérique centrale (5 %) et du Sud (4 %), de Cuba (3 %),
de la République Dominicaine (2 %) et d’ailleurs (17 %). Outre la variété des
origines nationales, il faut considérer la diversité de la durée d’installation de ces
minorités dans le pays. Alors que certains « Mexicains Américains » sont présents
sur le sol américain depuis plusieurs générations, les Dominicains figurent parmi
les immigrants les plus récents. Dans ces conditions, on conçoit que la
« latinisation » des États-Unis soit un phénomène bien plus complexe qu’il n’y
paraît au premier abord, ne serait-ce que sur le plan statistico-démographique.
3. Les Chicanos sont les personnes d’origine mexicaine nées aux États-Unis. Ce terme existe depuis
le XIXe siècle, mais a considérablement gagné en popularité dans le contexte du Civil Rights
Movement des années 1960. Il exprime la fierté de l’appartenance ethnique et culturelle à la
population d’origine mexicaine.
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
L’explication de l’importance numérique des Latinos et du rythme soutenu de
leur croissance réside à la fois dans l’histoire des relations entre le Mexique et les
États-Unis et dans les flux migratoires qui continuent à relier les États-Unis à
l’ensemble de l’Amérique latine.
FIGURE 1. DISTRIBUTION DES LATINOS PAR ORIGINE NATIONALE
Autres 17,3
Dominicains 2,2
Cubains 3,5
Sud-américains 3,8
Mexicains 58,5
Centraméricains 4,8
Portoricains 9,6
En effet, bien avant de passer sous le contrôle des États-Unis, le sud-ouest
(compris ici comme les États de l’ouest et les États de la frontière avec le
Mexique) était un espace hispanique : territoire espagnol puis mexicain, il avait
attiré de nombreux colons depuis le début du XVIIe siècle. Avec l’annexion du
Texas en 1845 puis le traité de Guadalupe Hidalgo en 1848, tous les Mexicains
résidant au nord du Rio Grande se retrouvent brutalement sur le territoire d’un
autre pays, et ils représentent l’entrée du premier contingent massif de Latinos
sur le sol des États-Unis, sans même qu’ils aient eu à se déplacer. Cet événement,
loin d’interrompre les migrations en provenance du Mexique est suivi de flux
massifs au moment de la Révolution mexicaine.
Plusieurs décennies de fort ralentissement des flux migratoires suivent les
quotas de 1924 qui ferment la porte aux immigrants du monde entier et la
« latinisation » des États-Unis ne reprend avec vigueur qu’avec la nouvelle
politique d’immigration mise en place en 1965. Dès lors, la majorité des
immigrants ne provient plus de la vieille Europe mais de l’Amérique latine. Il
convient cependant d’insister là encore sur la diversité des immigrations
hispaniques et l’on distingue nettement plusieurs vagues migratoires, en fonction
de leur ancienneté, de leur origine et de leur destination géographique.
C’est un fait, l’immigration hispanique est d’abord mexicaine, on en sait les
raisons (l’histoire des relations avec le Mexique, le fort différentiel économique, la
81
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proximité géographique…). Elle est caractérisée par des flux de grande ampleur
quasiment ininterrompus et qui se sont intensifiés à partir de 1980 : aujourd’hui,
pas moins du quart des immigrants mexicains sont arrivés dans les années 1990
et ils représentent la moitié de la population totale d’origine mexicaine aux
États-Unis [Suarez-Orozco, Paez, 2002]. L’immigration mexicaine présente
d’intéressantes spécificités géographiques, puisque les personnes d’origine
mexicaine se concentrent dans les espaces où les Mexicains-Américains nés aux
États-Unis sont les plus représentés, c’est-à-dire dans l’Ouest et le Sud, même si
on assiste depuis quelques années à une tendance à la diffusion à partir des États
d’installation traditionnelle vers ceux du sud-est et, plus généralement, vers
l’ensemble du territoire et notamment l’Illinois [Faret, 2003].
Les immigrants d’Amérique centrale et du Sud représentent une seconde
vague migratoire, massive mais plus limitée dans le temps que celle des
Mexicains. Les Cubains ont dominé cette vague migratoire pendant les années
1960, puis 1980, se dirigeant de préférence vers la Floride. À partir des années
1980, ce sont les Centraméricains qui prédominent, en raison de l’intensification
des conflits affectant les pays d’Amérique centrale. En 2000, 1,7 million de
personnes fuyant des pays dévastés par la guerre (principalement le Salvador, le
Guatemala et le Nicaragua) se réfugient aux États-Unis. Aujourd’hui, près d’un
Salvadorien sur six vit aux États-Unis [Suarez-Orozco, Paez, 2002]. Comme les
immigrants Mexicains, ils s’installent en majorité dans l’ouest et en Californie,
mais ils se dirigent également vers New York. Parmi les Sud-Américains, ce sont
surtout des Colombiens qui affluent massivement vers les États-Unis, où ils se
répartissent de façon relativement homogène sur le territoire, avec une place
privilégiée pour New York dans leurs destinations.
Les Dominicains participent, quant à eux, à une migration que d’aucuns
qualifient de transnationale ou circulatoire, dans la mesure où leurs mouvements
migratoires sont caractérisés par d’intenses va-et-vient entre la République
dominicaine et Manhattan en particulier. Autre minorité hispanique que l’on
peut assimiler à des immigrants latinos, en raison de leur statut socioculturel et
linguistique (et en dépit de la citoyenneté américaine qu’ils ont acquise au
moment de l’annexion de leur île par les États-Unis en 1898), les Portoricains
attestent également d’un fort transnationalisme. Traditionnellement concentrés
dans le nord-est (à New York en particulier), ils tendent aujourd’hui à investir
d’autres régions.
Finalement, comme le montre plus en détail l’article d’Isabelle Vagnoux dans
ce numéro, ces vagues migratoires affectent diversement les grandes régions des
États-Unis ; les destinations qu’elles privilégient attestent en outre d’un
renversement de tendance saisissant depuis les années 1990, conduisant certains
chercheurs à évoquer une « nouvelle géographie de l’immigration » [Massey, 2008].
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
Des Latinos majoritairement citadins
À une échelle plus fine, une forte majorité des nouveaux venus sur le sol
états-unien se concentre dans une dizaine de grandes villes seulement, même si
l’on verra qu’une part croissante d’entre eux se dirige désormais aussi vers les
petites villes de la périphérie des grandes agglomérations, voire du rural profond
[Massey, 2008]. C’est particulièrement vrai pour les immigrants
latino-américains, qui choisissent la ville comme destination privilégiée, et
l’ensemble de la population hispanique est caractérisé par une forte
concentration urbaine.
Les statistiques révèlent que les Latinos sont plus souvent citadins que le
reste de la population états-unienne : alors que neuf Hispaniques sur dix habitent
en ville (les « aires métropolitaines » du recensement), ce n’est le cas que de 7,5
Blancs non hispaniques en 2002. De même, ils se démarquent du reste de la
population états-unienne dans leur répartition entre villes-centres et banlieues,
puisqu’ils se sont également installés dans ces deux types de territoires alors que
les Blancs non hispaniques marquent une nette préférence pour les banlieues.
Une analyse plus approfondie révèle des nuances selon les groupes hispaniques
considérés : par exemple, les Portoricains tendent à habiter les centres-villes
tandis que les Cubains résident plus fréquemment dans les zones suburbaines
[Ramirez, 2003].
De plus, les Latinos habitent de préférence les grandes villes (plus d’un
million d’habitants), et ils y représentent souvent une part considérable, voire
prédominante, de la population. C’est ce qu’illustre la figure 2 qui présente la part
de la population hispanique dans la population métropolitaine totale et qui
précise sa composition en termes de sous-groupes ethniques hispaniques. Il y
apparaît que New York et Los Angeles sont de loin les deux villes où les
Hispaniques sont les plus nombreux, avec des effectifs respectifs de 2,1 et
1,7 million. Mais Miami et San Antonio sont les deux uniques villes possédant
une population à majorité latine (66 % et 59 %). Dans la plupart de ces villes, les
Mexicains constituent le sous-groupe prédominant, avec deux exceptions
notables : New York présente une large gamme d’origines géographiques, les
« Autres Hispaniques » surpassant désormais les Portoricains ; Miami atteste
également d’une grande diversité subethnique ; les Cubains étant le groupe
prédominant. De fait, dans toutes ces villes, sauf à New York et Chicago, les
« Autres Hispaniques » représentent le deuxième sous-groupe par ordre
d’importance, signalant désormais la remarquable diversité ethnique des
populations urbaines latines [Arreola, 2004].
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FIGURE 2. LES LATINOS DANS LES GRANDES VILLES
N.Y. (2 160 554)
L.A. (1 719 073)
Chicago (753 644)
Houston (730 865)
S. Antonio (671 394)
Phoenix (449 972)
Dallas (422 587)
San Diego (310 752)
Miami (238 351)
0
10
Autres
20
Cubains
30
40
Portoricains
50
60
Mexicains
La latinisation de la population urbaine s’est traduite par l’émergence et le
développement de quartiers hispaniques identifiables aujourd’hui dans la plupart
des grandes villes états-uniennes. Tout particulièrement depuis les années 1970 et
les migrations massives en provenance d’Amérique latine, le Barrio est devenu l’une
des figures majeures des quartiers ethniques des grandes villes-centres à côté des
ghettos (peuplés essentiellement d’Afro-Américains) et des Chinatowns (investis
majoritairement par des Chinois).
Le Barrio, quartier ethnique typique de la ville-centre
Les sciences sociales se sont depuis longtemps efforcées de théoriser les
relations des immigrants au territoire urbain. Les tenants de la tradition
sociologique de Chicago sont parmi les premiers à avoir pensé l’inscription
dynamique des immigrants dans la ville. Ainsi le fameux modèle de la croissance
urbaine proposé par Burgess en 1925 établit-il que les immigrants
(essentiellement d’origine européenne à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe siècle) s’installent au cœur de la ville-centre, à proximité des emplois, dans
des logements dégradés laissés vacants par d’autres citadins en voie d’ascension
sociale. Dans cette « zone de transition » urbaine jugée indésirable et formant un
anneau concentrique autour du downtown, les immigrants se concentrent dans ce
que les sociologues de Chicago désignent comme des « ghettos », c’est-à-dire des
espaces ethniques socialement isolés au sein de la ville et caractérisés par un fort
degré de désorganisation sociale. Mais dans cette conception dynamique de la
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
ville, les quartiers ethniques centraux (Little Sicily, Greektown, Chinatown, Black
Belt, etc.) sont des lieux transitoires de l’acculturation et de l’intégration
progressive des immigrants, qui sont amenés à les quitter au fur et à mesure de
leur parcours social et résidentiel ascendant.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le caractère ethnique des
quartiers urbains semble s’estomper, un phénomène lié aux quotas de 1924 qui
ont quasiment interrompu toute immigration sur le sol américain pendant quatre
décennies. La géographie socioculturelle des villes des années 1940-1950 laisse
presque penser que le vieil idéal du Melting Pot s’est matérialisé sur le territoire
urbain avec la dissolution de l’ethnicité des quartiers. C’est donc avec surprise et
inquiétude que les Américains entendent Nathan Glazer et Daniel Moynihan
affirmer dans Beyond the Melting Pot [1970] que la ville américaine atteste d’une
« résurgence de l’ethnicité » et que le melting pot n’a tout simplement pas eu lieu
[Godfrey, 1988]. Cette « nouvelle ethnicité », bien sûr, résulte des nouvelles
vagues d’immigration et en particulier de celles en provenance d’Amérique
latine. Dès lors, les chercheurs s’intéressent massivement aux quartiers ethniques
des villes-centres, et tentent d’expliquer leur évolution contemporaine.
Le Barrio, qui jusque dans les années 1970 n’avait fait l’objet de presque
aucune recherche [Moore, 1997], commence à attirer l’attention des
sociologues. À la suite de William Julius Wilson [1987], qui met en avant la
notion d’underclass pour expliquer la terrible dégradation des conditions de vie
des ghettos afro-américains, des chercheurs décrivent la grande pauvreté qui
affecte également les quartiers hispaniques et en analysent les formes et les
facteurs. Le Barrio, finalement, est pensé comme relevant de la catégorie des
« quartiers ethniques en crise de la ville-centre », une crise dont les
caractéristiques et les causes seraient finalement communes à tous ces quartiers
centraux, quelle que soit leur identité ethnique et dont la thèse de l’underclass
parviendrait à rendre compte. Comme le Ghetto, le Barrio souffre de la
restructuration de l’économie urbaine qui prive les villes-centres de leurs
emplois industriels peu ou pas qualifiés, alors que ceux-ci constituaient la base
économique de ces populations socialement défavorisées ; comme lui, il subit le
départ des classes moyennes (lesquelles s’installent dans les banlieues) qui le
plonge dans un profond isolement social expliquant la diffusion de
comportements déviants [drogue, gangs, etc. – voir par exemple Vigil, 1988 ;
Bourgois, 1995 ; Phillips, 1999].
Au début des années 1990 cependant, certaines voix commencent à s’élever
contre l’assimilation systématique des quartiers hispaniques avec les idées de
crise, de dévitalisation et de délinquance. L’applicabilité de la théorie de
l’underclass à la communauté hispanique et au Barrio est remise en cause [Moore,
Pinderhughes, 1993], et plusieurs recherches montrent au contraire que c’est
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l’immigration hispanique qui a permis la revitalisation de certains quartiers
américains en déclin [Moore, Vigil, 1993]. De même, avec la montée en
puissance des Cultural Studies s’intéressant aux paysages, le Barrio est montré
comme étant un lieu d’une grande vitalité culturelle [Arreloa, 2004 ; Rojas,
2006]. Certains auteurs ont même démontré comment le Barrio, en réalité, a été
victime de politiques urbaines véritablement racistes ayant constamment négligé
les espaces occupés par les minorités ethniques [Diaz, 2005]. Bref, depuis une
quinzaine d’années, on assiste à un véritable retournement de la façon dont est
pensé le Barrio : autrefois analysé comme quartier en grande difficulté et source
de lourds problèmes sociaux, il est aujourd’hui montré comme un lieu de
dynamisme et de résistance à l’injustice socio-ethnique à laquelle sont confrontés
ses habitants.
Une pluralité de barrios
Les théories développées par les chercheurs pour comprendre les mécanismes
d’évolution et de fonctionnement du Barrio participent à construire un espace
modèle qui masque en réalité la très grande diversité des barrios des villes
américaines. En effet, en fonction de la date d’arrivée des Latinos, en fonction
de la durée, de la continuité, et de l’intensité des processus migratoires, en
fonction également des effectifs de la population hispanique locale, de ses
origines nationales, du degré de ségrégation et de la forme de l’espace urbain
investi, on peut distinguer plusieurs types de barrios dans les villes des États-Unis
d’aujourd’hui.
Des barrios historiques, qui ont conservé
toute leur latinité
Un premier type de barrios est constitué par ces espaces urbains
historiquement hispaniques et qui ont conservé toute leur latinité. Certaines
villes états-uniennes ont en effet été fondées par des Hispaniques et continuent
à être peuplées par une proportion significative sinon majoritaire de Latinos.
C’est le cas de nombre de villes du sud-ouest, notamment du Sud Texas. Elles
sont caractérisées par une nette dualité, le barrio (ou Mexican Town) se
distinguant spatialement des quartiers anglos plus récents.
San Antonio est l’archétype de ces villes tejanos (« texanes » en espagnol), où
la « ville mexicaine », dans le West Side, possède son propre centre-ville, où
l’habitat se mélange avec les petits commerces familiaux, et où les parcelles sont
plus petites (carte 1). Avec la très forte croissance de la population
mexicaine-américaine, de nombreux autres barrios se sont adjoints au barrio
historique, mais sans complètement remettre en cause la ségrégation originelle,
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
le downtown du West Side fonctionnant toujours comme quartier d’accueil pour
les immigrants mexicains [Arreola, 2002].
CARTE 1. SAN ANTONIO, VILLE DUALE
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Des barrios issus de l’hispanisation d’anciens quartiers
ouvriers blancs à partir des années 1960
La plupart des villes américaines n’ont pas le passé historique des pueblos de
l’époque mexicaine. Mais à partir du milieu des années 1960, un grand nombre
d’entre elles sont la destination de flux massifs d’immigrants en provenance
d’Amérique latine, et des quartiers plus ou moins vastes se transforment parfois
à une vitesse spectaculaire, suscitant alors l’angoisse des habitants anglos qui
voient leur prééminence numérique remise en cause. Los Angeles en fournit un
exemple emblématique.
Ainsi, les villes du sud-est du comté de Los Angeles constituent dans
l’après-guerre un solide couloir industriel, peuplé d’ouvriers blancs qui habitent près
de leurs usines dans des maisons modestes, mais où ils ont le sentiment de mener
une vie satisfaisante. En 1960, ces villes comptent moins de 5% de Latinos, mais
vingt ans plus tard, leur proportion atteint 50% à South Gate et 85% à Huntington;
en 2000, les Hispaniques, parmi lesquels une forte majorité de Mexicains, excèdent
90% dans toutes les villes de cette région [Curtis, 2004]. En parallèle, la
désindustrialisation frappe de plein fouet la région, et les Blancs, également inquiets
des émeutes qui secouent le quartier afro-américain limitrophe de Watts, quittent
leurs quartiers en masse. Après plusieurs décennies de crise, le sud-est du comté
bénéficie ces dernières années d’une revitalisation économique passant par l’essor de
petites industries variées et par le dynamisme d’activités commerciales.
Aujourd’hui, la « barrioïsation » de la région a incontestablement transformé
ces anciens quartiers blancs en quartiers dont l’ambiance et l’identité latine sont
reconnaissables. Pourtant, l’héritage physique, institutionnel et symbolique des
Anglos reste présent, à la fois dans leur paysage et dans leur organisation
structurelle : c’est ce qui explique que ces barrios soient relativement bien dotés
en parcs, écoles, églises et autres centres médicaux. De même, le paysage urbain
offre une synthèse culturelle intéressante, puisque les maisons bâties par les
Anglos sont entretenues et embellies par les Latinos d’origine mexicaine pour la
plupart), comme en attestent les grilles d’inspiration hispanique, les façades
repeintes de couleurs vives, ou les petits autels dans les jardins [Curtis, 2004]…
De nombreux quartiers des villes-centres aux États-Unis ont ainsi été
transformés par l’afflux d’immigrants en provenance d’Amérique latine à partir des
années 1960 et 1970, et ont donné lieu à une hybridation intéressante entre
l’environnement hérité et la culture latine. Mais il est important de noter que, selon
l’origine du groupe d’immigrants majoritaire, on observe des nuances sensibles
dans la tonalité latine émanant de chaque quartier. Washington Heights dans le
Haut Manhattan à New York, par exemple, manifeste une « dominicanité »
assumée, bien distincte de la « mexicanité » des barrios du sud-est de Los Angeles.
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
C’est là en effet que les flux massifs de Dominicains se sont concentrés dès le
milieu de la décennie 1960, et de nombreux signes attestent des origines nationales
de la majorité des habitants du quartier [Miyares, 2004] : les enseignes en espagnol
sont souvent peintes aux couleurs du drapeau dominicain (rouge, blanc et bleu).
L’atmosphère résonne de musiques caribéennes et de conversations en espagnol.
Durant la belle saison, les rues sont remplies d’hommes jouant aux dominos. Des
vendeurs proposent des tranches de fruits tropicaux ou des beignets variés.
CARTE 2. LES QUARTIERS HISPANIQUES À NEW YORK
D’autres quartiers ont accueilli, depuis cette même période, des Hispaniques
aux origines très diversifiées. Toujours à New York, qui présente de fait une très
grande variété de barrios (carte 2) en raison de la place privilégiée qu’elle occupe
dans l’histoire et la géographie migratoires des Latino-Américains, Jackson
Heights (Queens) en illustre le cas : nombre de Colombiens, de Cubains,
d’Équatoriens et de Péruviens, fuyant les événements politiques qui secouent
l’Amérique latine au cours de ces décennies, s’y installent. Aussi le paysage
culturel de Jackson Heights affiche-t-il sa multi-ethnicité ostensiblement : les
toponymes et les symboles spécifiques aux différentes nations se côtoient ; les
agences de voyage, les boutiques de télécommunication ou les centres de transfert
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d’argent indiquent tous les pays avec lesquels les relations sont privilégiées ; les
noms des magasins et les couleurs des vitrines ou des enseignes révèlent les
origines variées de chaque commerçant, etc. [Miyares, 2004].
D’anciens barrios transformés par de nouveaux venus
hispaniques dans les années 1990-2000
PHOTO 1.
SPANISH HARLEM À NEW YORK : DU « BARRIO » PORTORICAIN AU « LITTLE PUEBLA » MEXICAIN
Source : S. Lehman-Frisch, 2005.
Dans les années 1990-2000, la poursuite et la diversification de l’immigration
hispanique ont conduit à la transformation de certains barrios déjà existants.
Aussi certains quartiers, fortement marqués dans le passé par la prédominance
d’un groupe hispanique particulier, voient leur identité subethnique remise en
cause par les nouvelles caractéristiques des flux migratoires hispaniques, ce qui ne
va pas sans certaines tensions. C’est le cas de East Harlem à New York, investi
par les Portoricains au cours de la première moitié du XXe siècle, et surnommé dès
cette époque « Spanish Harlem » ou « El Barrio ». Cette enclave portoricaine ou
« newyoricaine » (portoricaine de New York) a longtemps exprimé une latinité
caribéenne sans mélange, avec ses fresques, ses drapeaux et ses symboles
[Bourgois, 2001]. Pourtant, avec les années 1990, l’immigration hispanique
devient un phénomène essentiellement mexicain. Si ces nouveaux venus tendent
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
à s’installer dans tous les quartiers de la ville, son impact spatial sur le quartier
portoricain traditionnel, Spanish Harlem, est particulièrement remarquable. Là,
des boutiques anciennement vacantes sont reprises par des commerçants
mexicains : elles portent le nom de lieux mexicains, et les couleurs du drapeau
mexicain (rouge, blanc, vert) ou la figure de la Vierge de Guadalupe sont des
motifs récurrents (photo 1). Des travailleurs journaliers attendent de se voir
assigner des petits boulots aux intersections les plus passantes. En bref, « El
Barrio » tend à devenir un « Little Puebla » (du nom de l’État mexicain d’où
proviennent une grande partie des nouveaux venus). Cela nourrit l’inquiétude
des anciens résidents portoricains, qui craignent de perdre le contrôle de ce
quartier qui a toujours constitué le point d’entrée des Portoricains et qui demeure
le symbole de la culture et de l’identité portoricaine [Miyares, 2004].
De « nouveaux barrios » résultant d’une immigration
récente
D’autres villes américaines n’ont accueilli un nombre significatif
d’Hispaniques que plus tardivement, alors que l’immigration latino-américaine
se poursuit et que la population hispanique se diffuse au-delà des régions
traditionnelles du sud-ouest et au-delà des grandes villes pour s’installer dans des
territoires jusque-là rarement choisis comme destination.
La nouvelle distribution des flux migratoires hispaniques aux États-Unis
accorde depuis quelques années une place privilégiée à des petites villes ou à des
gros bourgs situés à la marge des agglomérations ou dans des régions rurales [Frey,
2006 ; Massey, 2008]. Ainsi, pour rendre compte de la transformation du Sud des
États-Unis en liaison avec la très forte croissance de la population hispanique au
tournant du XXIe siècle, certains chercheurs utilisent l’expression « Nuevo South »
[Smith, Furuseth, 2006]. Dans des environnements qui n’avaient pas accueilli de
migrants depuis plusieurs décennies, émergent pour la première fois de nouveaux
barrios. Le phénomène est particulièrement saisissant à Nashville, capitale incontestée de la musique country, où Mike Davis constate dès 2000 qu’a surgi un
« nouveau sonido » (son) de la ville, avec la musique norteña diffusée par trois radios
locales hispanophones [p. 4]. La population hispanique dans le Tennessee est restée très faible depuis les années 1930 et ce n’est que depuis le milieu des années
1990 qu’elle commence à atteindre des proportions conséquentes à Nashville.
L’immigration a d’abord été celle de jeunes Mexicains qui ont choisi de quitter le
Texas et la Californie en raison des difficultés économiques et de l’essor des sentiments anti-immigrants croissants de ces États, phénomènes qui ont rendu
Nashville comparativement attractive, dont le marché de l’emploi se développe
alors sensiblement, notamment dans la construction et les services. Très vite cette
immigration secondaire, essentiellement masculine, s’est diversifiée géographi-
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quement, démographiquement et socialement : la ville a attiré des immigrants
d’autres pays d’Amérique Centrale et du Sud, et des familles se sont installées,
dont le capital socioculturel est parfois plus conséquent que dans les premiers
temps. Dans une ville historiquement traversée par la question raciale noir/blanc,
les 50 000 à 100 000 Latinos4 de l’aire métropolitaine de Nashville se sont installés dans le sud de la ville, transformant d’anciens quartiers en déshérence en barrios dynamiques [Winders, 2008].
La fin des barrios ?
Les vagues migratoires en provenance d’Amérique latine se matérialisent sur
les territoires urbains, la plupart du temps au cœur des grandes villes, par la
création, le développement et la transformation de barrios, aux paysages culturels
bien identifiables même s’ils sont relativement diversifiés. Mais on observe
ponctuellement depuis une dizaine d’années certaines tendances inverses qui
remettent en cause la concentration résidentielle des Latinos dans l’Amérique
urbaine. Assisterait-on à la « débarrioïsation » des villes américaines ?
Des « barrios diffus »
L’installation récente de groupes Latinos dans certaines villes peut prendre
des formes spatiales qui s’éloignent sensiblement du modèle classique du
Barrio. À Washington, par exemple, ce n’est que dans les années 1980-1990
que les immigrants hispaniques commencent à affluer. En 1980, ils sont très
marginaux dans la capitale (3 %). Vingt ans plus tard, ils représentent 9 % de la
population, soit un total de plus de 400 000 personnes. La composition de la
population hispanique est relativement originale parmi les villes
états-uniennes : le groupe principal est en effet celui des Salvadoriens (un tiers
des Latinos), suivi par les Péruviens et les Boliviens (respectivement 9 et 7 %)
puis des Jamaïcains, les Mexicains ne représentant, quant à eux, que 4 % [Price,
Whitworth, 2004].
Ethniquement variés, les Latinos sont en outre dispersés géographiquement
dans toute l’agglomération, et l’on n’observe pas de barrio dans le sens
traditionnel du terme, où l’identité latine transparaîtrait dans l’environnement
urbain. La diffusion des Latinos sur le territoire urbain n’est-elle que transitoire,
l’immigration hispanique dans cette ville étant encore trop récente pour avoir
encore permis l’émergence de quartiers à l’identité latine plus marquée ? Est-elle
4. Le recensement dénombre 50 000 hispaniques dans la ville en 2003, mais d’autres études montrent
qu’une part considérable de clandestins n’ont pas participé au recensement, et évaluent la présence
des Latinos à 110 000 personnes en 2000 [Winders, 2008].
92
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
liée à l’absence d’un foyer originel d’Hispaniques, autour duquel auraient pu
s’articuler des réseaux d’entraide favorisant le processus d’agrégation
résidentielle ? Ou bien s’explique-t-elle par un marché de l’emploi non qualifié
lui-même dépourvu de pôles et dispersé sur le territoire ? Les recherches récentes
portant sur les groupes d’immigrants hispaniques immigrés depuis peu font
penser que la localisation des emplois joue un rôle majeur dans les nouvelles
formes de distribution résidentielle des immigrants [Massey, 2008].
Quoi qu’il en soit, dans ce contexte de dispersion spatiale, les terrains de
football (futbol en espagnol, soccer en anglais) sont les seuls lieux où peuvent
s’exprimer l’identité mais aussi les rivalités latines potentielles des nouveaux
immigrants. Les ligues de football, dont les noms évoquent le lieu d’origine de la
majorité de ses joueurs, permettent l’accès à un espace où les immigrants récents
peuvent passer du temps avec leurs compatriotes. En somme, l’absence d’enclave
urbaine hispanique est compensée par ces ligues de football, qui jouent un rôle
social fondamental dans les réseaux soutenant les communautés d’immigrants
[Price, Whitworth, 2004]. Autrement dit, on a ici une forme de « barrio diffus »5,
qui prend forme de façon éphémère autour de quelques lieux particuliers.
Des barrios en péril
Certains barrios déjà constitués voient leur développement remis en cause,
alors même que des flux considérables d’immigrants hispaniques convergent
toujours en direction des agglomérations auxquelles ils appartiennent. Plusieurs
auteurs décèlent en effet dans le processus de gentrification, une véritable
menace pour l’avenir de certains barrios [Godfrey, 1988, 2004 ; Lehman-Frisch,
2001 ; Le Texier, 2005].
Le quartier de la Mission6, à San Francisco, est l’un de ces quartiers
« assiégés », selon l’expression de Brian Godfrey [2004]. Emblématique de ces
barrios qui ont émergé dans les grandes villes-centres dans les années 1960, la
Mission, qui était en 1950 un quartier majoritairement blanc, est peuplée de plus
de 50 % d’Hispaniques en 1970. La phase de consolidation du barrio se poursuit
au cours des deux décennies suivantes et, en 1990, la proportion de Latinos
(essentiellement d’origine mexicaine et centraméricaine) atteint 61,6 % de la
population locale [Lehman-Frisch, 2003]. Mais au tournant du siècle, la
croissance de la population hispanique du quartier connaît un coup d’arrêt
5. Cette expression fait référence à la notion de « ghetto diffus » que C. Vallat emploie pour décrire
la situation des immigrés dans les villes italiennes.
6. La Mission est définie comme les îlots 208, 209, 228.01 à 2228.03 du recensement 2000 (US
Census Bureau), et compte un total de 36 000 habitants à cette date. Les chiffres cités dans ce
paragraphe sont tirés des recensements décennaux.
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brutal : en 2000, la part d’Hispaniques a très légèrement diminué (60,8 %), alors
qu’elle gagne un point dans la municipalité de San Francisco (passant de 13 à
14 % de la population totale) et près de cinq points dans l’agglomération (de 14
à 19 %)7.
Ce renversement de tendance est lié au processus de gentrification dont les
premiers signes sont apparus au début des années 1980 et qui désigne l’arrivée de
classes moyennes et supérieures (celles que le Bureau du Recensement qualifie de
Managers and Professionals) dans ce quartier pauvre et dégradé de la ville-centre
[Lehman-Frisch, 2008]. Ces nouveaux habitants sont attirés par la localisation
du quartier (près du downtown et des autoroutes menant à la Silicon Valley, les
deux pôles d’emploi majeurs de l’agglomération), par la présence d’un habitat
architecturalement intéressant (maison individuelles ou petits immeubles
victoriens), par la faiblesse des prix immobiliers en comparaison du reste de la
ville, mais aussi par la mixité socioculturelle du quartier. Ils transforment
progressivement l’environnement du quartier, en réhabilitant leurs logements, et
en accordant leur clientèle à certains commerces spécifiques à leur style de vie
particulier qui émaillent le quartier (cafés et restaurants branchés en particulier).
Ce faisant, ils contribuent à fragiliser la position des habitants déjà installés ou
des immigrants potentiels, qui ne bénéficient que de revenus très modestes et
sont incapables de faire face à l’augmentation des prix du logement d’un quartier
en « revitalisation ». Il en résulte un processus que les Anglo-Saxons ont qualifié
de displacement (départ forcé des habitants des classes modestes).
Les expulsions de locataires, par des propriétaires qui souhaitent vendre leur
bien ou le réinvestir eux-mêmes, représentent la forme de displacement la plus
spectaculaire. Or, dans la deuxième moitié des années 1990, la ville a été saisie
d’une vague d’expulsions sans précédent8. Entre 1993 (au cœur de la récession
économique qui a frappé les États-Unis) et 1998 (au pic du boom de l’Internet),
les expulsions notifiées au Rent Board de la ville ont été multipliées par trois. Au
plus fort du phénomène, la Mission en est particulièrement affectée, suscitant des
réactions indignées d’activistes locaux. Une galerie d’art d’inspiration hispanique,
localisée au cœur de la mission, a ainsi mis en place dans sa vitrine sur l’un de ses
murs un vaste panneau d’affichage consacré à des productions iconographiques
protestant contre la gentrification du quartier. En octobre 2000 par exemple,
l’une de ces affiches représente un pastiche de la première page du quotidien San
Francisco Examiner titrant : « One Last Mexican Discovered in the Mission District »
(photo 2).
7. La ville de San Francisco correspond aux limites du comté du même nom, et est incluse dans l’aire
métropolitaine (CMSA) de San Francisco-Oakland-San Jose, qui compte sept millions
d’habitants en 2000.
8. Les chiffres sont tirés de San Francisco Rent Board, San Francisco Housing Data Book, 2002.
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
PHOTO 2. LE QUARTIER DE LA MISSION À SAN FRANCISCO:
RÉSISTER CONTRE LA GENTRIFICATION DU QUARTIER
Source : S. Lehman-Frisch, 2000.
Dans ce contexte, de nombreux habitants croient assister à la fin de la
prééminence hispanique dans le quartier : « Le quartier, comme vous pouvez le
voir, devient chaque jour moins un quartier d’immigrants », se lamente cet
homme d’origine salvadorienne, arrivé il y a plus de vingt ans, à qui fait écho cet
autre compatriote : « J’aimerais que davantage de familles latines [sic] puissent
venir vivre ici. Mais on ne voit plus tellement de Latinos ». Certains d’entre eux
sont tentés d’y voir une conspiration socio-raciale de la part des Yuppies (Young
Urban Professionals) blancs contre les classes populaires hispaniques : « J’ai le
sentiment qu’il y a une conspiration pour se débarrasser de nous. Ok, ils ne nous
chassent pas du quartier à coups de pied, mais les loyers… », soupire amèrement
cet immigrant centraméricain. Et cette angoisse de ne pas pouvoir rester se
combine à la frustration de voir se développer des commerces destinés aux
gentrifieurs et qui sont en décalage complet avec leurs goûts et leur pouvoir
d’achat [Lehman-Frisch, 2008].
Malgré les débats largement médiatisés, à la fin des années 1990, sur la
« yuppification » et « l’invasion dotcom » des entreprises internet, les Latinos, dans le
recensement de 2000, n’ont pas subi le déclin numérique annoncé, et le processus
de gentrification en est resté au stade « sporadique », pour reprendre l’expression
de Neil Smith [in Bidou, 2003]. Cette résistance est à mettre en partie au crédit
de l’activisme des associations locales, qui se sont battues pour freiner l’ascension
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vertigineuse des loyers et défendre les locataires contre des expulsions sommaires.
Elle est liée également à la mauvaise réputation du quartier : les gangs hispaniques
continuent à faire peser un lourd sentiment d’insécurité qui décourage sans doute
des gentrifieurs potentiels, même si leur période d’intense activité est révolue
[Lehman-Frisch, 2003]. Mais en 2006, la ville de San Francisco a perdu plus de
30 000 habitants par rapport à l’an 2000, dont presque 5 000 Latinos [American
Community Survey, 2006]. Les statistiques actuellement disponibles ne
permettent pas d’affiner l’analyse à l’échelle du quartier9, et il sera intéressant
d’observer l’évolution de la répartition de la population hispanique dans la
métropole san franciscaine par rapport aux autres groupes ethniques, et en
particulier ses impacts sur le quartier de la Mission. C’est à la lumière de ces
données que l’on pourra réellement mesurer le péril encouru par le barrio.
Conclusion
Depuis les années 1970, dans le contexte des grandes vagues de migration en
provenance d’Amérique latine et d’Asie, les chercheurs ont été de plus en plus
nombreux à s’intéresser à l’inscription spatiale des dits Latinos aux États-Unis.
En cherchant à comprendre en particulier leurs relations au territoire urbain, ils
ont érigé le Barrio en une figure majeure des quartiers urbains. Or cette
construction savante (et médiatique) du quartier hispanique a abouti à une
quasi-naturalisation du Barrio. Ce faisant, elle a contribué à masquer la très
grande diversité des situations urbaines qu’elle est censée expliquer : quoi de
commun entre le barrio historique de San Antonio et Little Havana à Miami ?
Comment comparer East Harlem à New York avec les barrios de Nashville ? En
outre, elle rend difficile la pensée de l’évolution diachronique des barrios, et plus
précisément, l’éventail des transformations possibles qui peuvent les affecter.
C’est toute la question de l’avenir des barrios, et plus largement de la
ségrégation ethnique dans les villes américaines, qui se pose. Alors que les
courants migratoires – et notamment ceux en provenance d’Amérique latine – se
modifient sensiblement depuis les années 1990, en se diffusant plus largement
sur tout le territoire états-unien [Massey, 2008], est-ce que les villes des
États-Unis n’auraient pas là une opportunité unique d’entrer dans une nouvelle
ère urbaine où la ségrégation ethnique pourrait perdre de sa rigidité, voire
s’estomper ? Allant dans ce sens, un chercheur a noté, à l’échelle métropolitaine,
depuis 2000, la multiplication de ce qu’il désigne comme des « métropoles
melting pot », caractérisées par la cohabitation de plusieurs groupes ethniques de
9. La définition de l’aire métropolitaine ayant changé depuis 2000 (les nouvelles Metropolitan Areas
ne correspondent pas aux anciennes Consolidated Metropolitan Statistical Areas), il est également
difficile de mesurer l’évolution de la population totale et hispanique à cette échelle.
96
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DOSSIER
LE BARRIO, UNE FIGURE MAJEURE DU QUARTIER AUX ÉTATS-UNIS
proportion significative : à côté de Los Angeles, Miami, San Francisco et New
York figurent désormais des villes comme Houston, Albuquerque, Washington
ou Dallas, pour n’en mentionner que quelques-unes parmi les dix-huit recensées
[Frey, 2006]. Il s’agit de savoir si, dans ces nouvelles « métropoles melting pot », la
ségrégation se reporte à l’échelle du quartier. Or un sociologue démontre que,
contrairement à l’idée prévalant d’une ségrégation croissante dans les villes
américaines, on observe ces dernières années une tendance au développement
des quartiers multi-ethniques. Ces quartiers « intégrés », qui diffèrent
radicalement du modèle de l’« enclave ethnique » ou du « village urbain »,
rassemblent de nombreux groupes d’habitants, dont les styles de vie, les intérêts,
les objectifs et les idéologies sont variés, et qui peuvent lutter non seulement
contre des forces extérieures (par exemple les promoteurs ou la municipalité),
mais aussi entre eux [Maly, 2004]. L’avenir des barrios est-il dans la cohabitation
avec d’autres groupes socio-ethniques ? C’est à souhaiter, à condition que cette
mixité ethnique ne soit pas assortie d’une sourde domination socioculturelle au
détriment des plus faibles [Young, 1990].
97
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RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
de l’histoire croisée d’une immigration
hispanique massive aux États-Unis et de
dynamiques urbaines spécifiques au
monde anglo-saxon. Il revient d’abord sur
la dite « latinisation » de la population
américaine afin d’en saisir à la fois les
composantes, les fondements historiques
et contemporains, et les rapports à la
ville, puis examine comment le Barrio se
Cet article examine comment
l’interpénétration des mondes latins et
anglo-saxons se manifeste sur les
territoires urbains nord-américains, à
travers l’émergence de la figure du
quartier hispanique ou Barrio, qui résulte
99
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constitue, tardivement, comme objet de
recherche pour les sciences sociales. Il
remet ensuite en question la figure
univoque qui semble émerger des
tentatives de théorisation de ce type de
quartier, pour montrer la grande diversité
des barrios qui participent du monde
urbain américain d’aujourd’hui. Il montre
enfin que le Barrio n’est pas une forme
urbaine figée et définitive, et que
l’évolution de la population hispanique
dans certaines villes pose la question de
sa pertinence pour comprendre la ville de
demain.
Este artículo examina la interpenetración
de los mundos latinos y anglosajones en
las zonas urbanas norteamericanas a
través del surgimiento de los barrios hispánicos o « barrios », los cuales son el
resultado de un contexto de migración
masiva y de las dinámicas urbanas
específicas del mundo anglosajón. En
primer lugar, se aborda la susodicha
« latinización » de la población norteamericana con el fin de comprender sus
diversos componentes, sus orígenes
históricos y contemporáneos, así como su
relación con la ciudad ; se muestra
entonces que la constitución del barrio
como objeto de estudio de las ciencias
sociales ha sido tardía. En un segundo
momento, al cuestionar el modelo unívoco
de barrio que surge de las tentativas
teóricas de los investigadores, se da a
conocer la gran diversidad de barrios que
caracterizan actualmente el mundo
urbano norteamericano. Finalmente, se
arguye que el barrio no es una forma
espacial fija y definitiva. La dinámica de
los grupos hispánicos en ciertas ciudades
revela la inviabilidad del modelo de barrio
como clave para entender la ciudad del
mañana.
This paper investigates the
interpenetration of Hispanic and Anglo
worlds in Northern American cities and
focuses on the rise of Hispanic
neighborhoods (or Barrios) that resulted
from massive waves of Hispanic
immigration. It first examines the
would-be « latinization » of the American
population in order to highlight its very
diverse components, its historic and
recent causes, as well as its relationships
to the city. It then shows that the Barrio
was constructed as a research object for
the social sciences only recently. Then it
questions the model that emerged from
researchers’ theoretical attempts and
shows the great variety of Barrios that
characterize American cities today. It
finally argues that the Barrio is not a fixed
spatial form and that the dynamics of
Hispanic groups in several cities question
the accuracy of the Barrio model to
understand the city of tomorrow.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• États-Unis
• ville
• quartier
• hispaniques
• latinos
• immigration
• barrio
• ségrégation
• identité
• ethnicité
• minorité
• Estados Unidos
• ciudad
• barrio
• hispánicos
• latinos
• inmigración
• segregación
• identidad
• etnicidad
• minoría
• United-States
• city
• neigbhourhood
• hispanic
• latinos
• immigration
• barrio
• segregation
• identity
• ethnicity
• minority
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III-La centralité urbaine
à l’heure de la métropolisation :
entre patrimonialisation
et valorisation
des espaces publics
’idée de la centralité dans la tradition occidentale est
généralement associée à celle de patrimoine historique ou
encore de quartier historique. Cette centralité s’impose dans le
paysage urbain en raison du caractère monumental des bâtiments ou encore de
leur allure majestueuse faisant référence à un passé souvent glorieux. Mais
comme le souligne Élodie Salin dans son article sur Mexico, c’est moins
l’esthétique urbaine qui est véritablement convoquée dans la dynamique de la
reconquête de la centralité que l’évocation d’une mémoire au travers d’une
pluralité de discours souvent contradictoires mais toujours en mesure de susciter
l’intérêt de tous. Mexico est une capitale nationale et de ce fait, elle se doit de
refléter l’histoire d’une mise en scène de la nation. Il est vrai que la conquête
espagnole dans le Nouveau Monde s’est traduite par l’affirmation d’une
centralité urbaine au service du pouvoir politique, un constat que l’on peut
difficilement établir pour la conquête britannique ou hollandaise qui incarne
moins la volonté d’un pouvoir central que la dynamique de marchands (au travers
L
101
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des Compagnies) et d’individus en quête de nouveaux horizons d’ordre spirituel
et/ou matériel.
Au sein du territoire qui, plus tard, deviendra les États-Unis, la ville relève
généralement de l’ordre marchand, comme l’indique Cynthia Ghorra-Gobin.
Aussi au cours de la période où les treize colonies choisirent de se fédérer,
d’affirmer leur indépendance et de se doter d’une Constitution (entre 1765 et
1789), les Américains ont dissocié la ville politique de la ville économique.
Washington est désignée capitale fédérale alors que New York et Philadelphie
notamment représentent le cœur de la vitalité économique du pays. Los Angeles,
un « pueblo » de l’empire espagnol devenu par la suite une petite ville de la
frontière mexicaine, puis une petite ville de la frontière américaine ne fait pas
vraiment l’expérience de la centralité (en dehors d’une phase limitée à deux ou
trois décennies, entre 1880 et 1910) pour très rapidement s’affirmer comme une
ville organisée sur le principe de la maison entourée d’un jardin pour tous et
s’étendant en dehors de toute notion de limite. Cette faible valorisation des
espaces publics tout au long de l’histoire de la ville contraste ces dernières
décennies avec les pratiques sociales des Latinos qui se donnent les moyens de
s’approprier des espaces publics. Cette mise en scène de la population latino dans
quelques espaces publics de la ville ne va pas sans influencer la politique de
recentralisation de Los Angeles qui jusqu’ici s’est limitée à la construction de
nouveaux bâtiments et de gratte-ciel et à la réhabilitation de quelques anciens
bâtiments en dehors de toute référence à la figure du piéton. Mais à présent le
débat sur l’aménagement du downtown s’oriente progressivement vers cette idée
d’une valorisation des espaces publics.
Ces deux articles sur Mexico et Los Angeles montrent en fait comment deux
entités métropolitaines des Amériques, qualifiées de villes globales (ancrage dans
les réseaux économiques) et de villes mondiales (attractivité liée au patrimoine
historique ou influence liée à l’industrie cinématographique), s’inscrivent dans la
dynamique de la reconquête de la centralité. Les modalités sont certes différentes
en raison de leur trajectoire historique singulière mais à Los Angeles la présence
latino n’entraîne pas uniquement des tensions interethniques, elle induit une
certaine influence sur les débats autour de la recentralisation de la ville.
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Élodie Salin
La centralité reconquise
Le passé, c’est ce qu’une nation a de plus précieux après l’avenir.
Victor Hugo
Introduction1
« El Centro Histórico de la Ciudad de México es un lugar tan maravilloso, que no
podríamos terminar de enumerar sus grandes atractivos y leyendas, mismas que han
pasado a formar parte del legado nacional, lo que ha llevado a la UNESCO a declararlo
como “Patrimonio Cultural de la Humanidad” »2. La présentation du centre
historique de Mexico sur le site de la ville de Mexico résume en une phrase
l’importance symbolique du centre ancien et le sentiment de fierté nationale face
aux lustres des époques antérieures. Le label de l’UNESCO et le classement sur
la liste prestigieuse du Patrimoine mondial de l’Humanité en 1987 se pose comme
un ultime et dernier signe de reconnaissance à l’échelle internationale de la
grandeur passée et aujourd’hui « reconquise » du centre de la capitale, élevé au
cœur même de l’identité mexicaine par la force des imaginaires des élites urbaines.
Si les études sur la centralité dans les villes latino-américaines sont si
nombreuses3 c’est que les enjeux vont au-delà du territoire borné de la ville
1. Le texte présenté ici reprend en partie les écrits de ma thèse de doctorat de géographie soutenue
à Paris X Nanterre en 2002, sous la direction d’Alain Musset.
2. Site de la ville de Mexico DF : http://www.ciudadmexico.com.mx/zonas/centro.htm.Traduction
« Le centre historique de la ville de Mexico est un lieu si merveilleux qu’il nous serait difficile
d’énumérer tous ses attraits et ses légendes, celles-là mêmes qui font partie de notre héritage
national, déclaré patrimoine culturel de l’humanité par l’UNESCO. »
3. Parmi de nombreuses références, citons l’ouvrage collectif sous la direction de H. Rivière D’Arc et
M. Memoli, 2006, Le pari urbain en Amérique latine. Vivre dans le centre des villes, Armand Colin,
224 p.
103
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protégée et classée. Les enjeux sont autant symboliques qu’identitaires et
l’importance de cet espace, extrêmement réduit dans la métropole actuelle, se
mesure dans la place qu’il prend depuis les années 1960-1970 dans les politiques
urbaines qui tendent à une « reconquête intégrale » du centre afin d’inverser les
tendances liées au déclassement de cette centralité depuis la fin du XIXe siècle.
De la « ville-mère » aux temps de la colonie jusqu’à la prise de conscience
patrimoniale des années 1960, les représentations de la ville coloniale ont été
multiples : tout d’abord fêtée comme la ville idéale, bien ordonnée du temps de
la Nouvelle Espagne, elle a ensuite été déclassée, paupérisée pour devenir le
support de nombreux discours dépréciatifs à partir du XIXe siècle. L’image du
centre est devenue un enjeu identitaire collectif depuis la prise de conscience
patrimoniale. Par ailleurs, cette construction identitaire est corrélée avec la
naissance de l’idée de nation dans un pays qui veut s’affranchir de la tutelle
occidentale. La requalification de la centralité se comprend sur le temps long en
s’accompagnant nécessairement d’un travail de sélection conscient et inconscient
des moments clés de l’histoire urbaine afin de construire, reconstruire ou inventer
les imaginaires urbains. L’architecture, la trame viaire, les pratiques et les
habitants du centre participent alors de cet imaginaire en constante redéfinition,
et cette construction de l’image de la centralité historique sert à son tour les
politiques urbaines qui l’instrumentalisent. Notre ambition est ici de nous
détacher des évolutions très récentes du centre et de ses politiques urbaines
immédiates pour montrer, sur le temps long, ce processus de trituration du passé
afin d’édifier un imaginaire de la centralité « reconquise » conforme aux attentes
du présent et servant la politique de la ville.
De la « Ville Mère » à la « Ville Patrimoniale »
La ville historique réinventée
Dans l’espace urbain de la métropole actuelle de Mexico, la ville historique
fait figure de confetti et ne correspond en réalité qu’à moins de 1 % de la surface
bâtie de l’agglomération. Un confetti de l’espace urbain qui porte pourtant en lui
toute l’histoire de la ville depuis l’époque aztèque jusqu’à la période
contemporaine. Cet « espace genèse » conditionne toute l’évolution future de la
croissance urbaine où le centre historique de Mexico apparaît alors comme un
espace fondateur. Il correspond, dans les limites que lui ont attribuées les lois de
protection, à la ville du XVIIIe siècle, alors que les extensions du XIXe siècle font
office d’espace tampon. Le périmètre « A » du centre historique, institué par un
décret présidentiel en 1980 (carte 1), permet de dénombrer près de 1 157 édifices
patrimoniaux.
104
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
CARTE 1. MONUMENTS REMARQUABLES ET PATRIMOINE
DANS LE CENTRE HISTORIQUE DE MEXICO
, DR.
Dans l’imaginaire collectif, il appartient aux espaces que l’on qualifie
d’historiques, d’anciens, de vieux ou de coloniaux, suivant les villes que l’on choisit,
et qui sont des espaces dans lesquels le rapport au passé est singulier, omniprésent
et ambigu. La présence de ce passé, qu’il soit réel ou mythique, participe à la
définition même de ces paysages urbains et devient la caractéristique première qui
les démarque des autres paysages de la métropole. Mais si cette caractéristique
nous paraît aller de soi, elle est en fait paradoxalement récente.
Comment le fait d’être historique peut-il être récent ?
La requalification des centres anciens comme « historiques » participe à la
construction d’un discours et à un processus de patrimonialisation de la ville.
L’espace, ponctué par la présence des monuments, devient un support
idéologique qui sert à refonder, à donner un sens au présent. Et si les traces de
l’histoire s’inscrivent de manière extrêmement forte dans la construction
contemporaine des centres historiques, c’est qu’elles permettent de légitimer une
mémoire collective en donnant à lire l’histoire à travers un espace. Le rapport
entre le temps et le territoire est un phénomène complexe que l’on ne doit pas
aborder uniquement par la métaphore du palimpseste, ces vieux manuscrits
grattés avant d’être réutilisés pour l’écriture. « L’image du palimpseste évoque la
capacité de l’espace géographique à effacer les traces du passé, mais aussi à
105
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conserver en filigrane les témoignages plus ou moins discrets des sociétés
anciennes » [Di Méo, 2000, p. 54]. Cette image qui traduit l’accumulation et la
superposition des couches historiques induit, afin de redécouvrir les traces du
passé, l’oubli du temps présent, alors même que la démarche du géographe est de
comprendre « la manière dont les temps historiques inscrits dans l’espace
s’affrontent, se bousculent, s’excluent ou fusionnent pour donner naissance aux
territoires d’aujourd’hui » [Ibid.].
La construction des centres historiques d’aujourd’hui passe donc par une
relecture du passé, par une « redécouverte » et une sélection des moments
historiques les plus à même de servir une mise en scène des lieux, dans le but
avoué de construire une identité nationale et urbaine solide et claire. Cette
manipulation de la « mémoire collective » selon les termes du sociologue Maurice
Halbwachs [Halbwachs, 1950] se définit comme une reconstruction du passé en
fonction des besoins du présent. Elle est orchestrée de manière consciente ou
inconsciente par les acteurs politiques et sociaux et conduit au processus de
« patrimonialisation » des espaces urbains hérités révélant ainsi la fonction
hautement symbolique et idéologique du patrimoine. Le patrimoine est alors
synonyme d’instrument servant à une « requalification des lieux ». Pour
comprendre la ville historique d’aujourd’hui, il nous faudra donc comprendre
comment elle devient patrimoniale.
Mais puisque l’espace requalifié est valorisé (ou valorisable) grâce à son
histoire, il y a forcément un risque majeur de voir cette histoire en partie
réinterprétée. Qu’il s’agisse d’une création d’un passé mythique ou d’une
réinterprétation de l’histoire réelle, il existe à Mexico comme ailleurs une lecture
particulière de l’histoire biaisée par la perception patrimoniale de la ville
historique. À partir d’un paysage, celui du centre historique d’aujourd’hui, les
éléments explicatifs de son identité s’emboîtent et s’interprètent alors à la
lumière des pratiques et d’une idéologie patrimoniales.
Le choix de Cortes…
Pour bien comprendre la ville patrimoniale actuelle, il est nécessaire de
remonter aux origines de la ville, aujourd’hui mises en scène au cœur même de
la ville historique. La nouvelle capitale issue de la conquête espagnole du XVIe
siècle n’a pas épargné Mexico-Tenochtitlan, capitale florissante du puissant
empire aztèque entièrement rasée peu après l’arrivée des conquistadors sur le
nouveau continent. De la surimposition de la ville coloniale sur la capitale
aztèque, seul le nom de Mexico est resté.
Au centre de la ville de Tenochtitlan se trouvait l’enceinte sacrée et
cérémonielle où les édifices liés au pouvoir politique (palais de l’empereur
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
aztèque et ses dépendances) ainsi qu’au pouvoir religieux (Templo Mayor et les
bâtiments annexes) s’organisaient autour d’un vaste espace (carte 2).
L’idée de Cortes a été de profiter de cette structure géographique, politique
et administrative pour implanter un pouvoir fort et centralisé sur le modèle
aztèque. Une partie du centre de l’enceinte cérémonielle aztèque, qui se trouvait
au cœur de Tenochtitlan, est alors devenue le centre de la ville idéale pensée par
les Espagnols. Cette centralité symbolique et politique est encore réelle
aujourd’hui sur la place centrale du Zocalo, tant par la présence des monuments
religieux (du Templo mayor à la cathédrale) que par les édifices du pouvoir
politique (palais présidentiel muséifié) mais surtout en tant que lieu de
convergence de toutes les marches de protestations de la nation mexicaine.
CARTE 2. PRINCIPAUX ÉDIFICES ET AXES DE CIRCULATIONS
DE LA VILLE DE MEXICO-TENOCHTITLAN
LAGUNE
Maison de
Cuauhtémoc
Chausée de Tepeyyac
SURIMPOSÉS AU CENTRE HISTORIQUE ACTUEL
Chausée de Tacuba
Templo
Mayor
Chaussée de Texcoco
Palais
Maisons des
Nobles
0
Légende :
250 m
Édifices de l'enceinte
cérémonielle de
Tenochtitlan
Canaux
Chaussées de terre
Limites de la lagune
Chaussée de Ixtapalapa
Palais de
Moctezuma
Sources : d'après le plan de
Hernan Cortes, interprétation de
Justino Fernandez, 1990 / ES, 2002.
Le mythe fondateur de la capitale aztèque mettant en scène un lieu au milieu
d’une lagune où les premiers migrants auraient vu un serpent posé sur un figuier
de barbarie et dévorant l’un de ses fruits correspond déjà à une manipulation de
l’histoire par les souverains aztèques afin de donner une légitimité sacrée à un site
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marécageux et contraignant. Ce mythe des origines et la symbolique politique et
centralisatrice du site de Mexico-Tenochtitlan ont été récupérés afin de servir la
cause de la nation à partir du XIXe siècle et afin de faire de cet emplacement un
symbole unificateur pour les différents peuples qui composent aujourd’hui la
nation mexicaine. La filiation entre les Aztèques et les Mexicains d’aujourd’hui
est ainsi instaurée [Monnet, 1993, p. 175] grâce à la permanence du site. La
valorisation, dans un premier temps, du patrimoine précolonial au détriment du
patrimoine colonial permet de parler de hiérarchisation du patrimoine qui
procède le plus souvent du plus ancien au plus récent.
La ville des palais
Les éléments marquants de la période coloniale en Nouvelle Espagne sont
résumés à deux événements majeurs : les débuts et la fin d’un Empire. Comment
interpréter les trois siècles de cette domination espagnole en évitant les clichés
qui encombrèrent pendant longtemps l’histoire de la Nouvelle Espagne ?
« Contrairement aux clichés rabâchés après l’Indépendance, la période coloniale
ne fut pas pour Mexico un interminable intermède plongé dans les ténèbres
d’une occupation étrangère » [Gruzinski, 1996, p. 69].
L’historiographie « officielle » sur la ville de Mexico a eu tendance, dans les
premiers temps de l’Indépendance (1821), à minimiser et même à dénigrer,
l’importance de la période coloniale, pour affirmer sa personnalité en renouant
avec le passé précolombien. La cité des palais du XVIIIe siècle ne sera remise au
goût du jour que plus récemment, avec la prise de conscience patrimoniale.
Le XVIIe siècle, sur le plan patrimonial, est présenté par les historiens de l’art
[Francisco de la Maza, 1968], comme le commencement de la « Grandeur
Mexicaine ». Le XVIIe siècle rompt avec les constructions de style médiéval du
XVIe siècle, et commence à imposer un style plus léger, conforme aux canons de
la Renaissance. Il faut pourtant attendre la première moitié du XVIIIe siècle pour
que le style architectural devienne proprement mexicain et dégagé des influences
étrangères, marquant ainsi une première rupture dans la marche vers la mise en
place d’une identité proprement mexicaine.
L’image de ce que pouvait être la ville coloniale ne nous est parvenue qu’à
travers des descriptions, des tableaux et des poèmes des chroniqueurs des XVIIe et
XVIIIe siècles, comme en témoigne le tableau représentant la ville de Mexico en
1737 (figure 1).
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
FIGURE 1. PLAN DE LA VILLE DE MEXICO EN 1737
Plan dessiné en 1737 par l’architecte Pedro de Arrieta, Mexico. Les îlots des maisons sont dessinés
en rouge et les façades en beige. Les faubourgs indigènes sont également représentés sur ce plan. Au
centre, on note la représentation de la foule autour des marchés de la place centrale. On retrouve dans
la silhouette de la ville de 1737, les contours du centre historique actuel (l’orientation est différente,
en bas du tableau le jardin de l’Alameda). Dans le coin gauche du tableau, un commentaire sur l’histoire des édifices (source : Guide du Centre Historique, 1997, DR).
La période phare de l’histoire de la ville de Mexico reste néanmoins le XVIIIe
siècle. La ville du XVIIIe siècle, parée de toutes les richesses, théâtre de nombreuses
festivités et véritablement investie par les édifices religieux et les palais de la
noblesse, restera dans les mémoires comme la ville de l’apogée du style colonial.
La ville de Mexico est alors une ville royale et baroque consciente de sa grandeur.
Il n’est pas anodin de constater que parmi les édifices monumentaux historiques,
il ne reste que ceux du XVIIIe siècle. Il paraît donc normal qu’ils soient une
référence aujourd’hui pour qualifier la ville coloniale. Le style architectural
devient uniforme et s’affranchit réellement de la tutelle de l’Espagne sous
l’influence d’une noblesse et d’une bourgeoisie qui veut extérioriser sa richesse
acquise dans les mines et les immenses propriétés de la colonie. La ville du XVIIIe
est alors présentée dans les documents d’époque comme « la ville des palais », celle
qui sert aujourd’hui de référence patrimoniale : « Les rues de la ville de Mexico
sont très belles et très larges… Les édifices sont les plus beaux et les plus
avantageux de l’univers, avec toutes ces maisons […] grandes, hautes, avec un
grand nombre de fenêtres, de balcons et de grilles de fer qui ravissent l’œil. […]
Les rues ne sont pas sinueuses comme dans la majeure partie des villes
d’Espagne. » [Torquemada, 1615, cité par F. de la Maza, 1968, p. 13].
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FIGURE 2. LE PALAIS ITURBIDE
Gravure de Casimiro Castro in Mexico y sus alrededores, éd. 1874, Mexico, source, Artes de Mexico,
1993, DR.
Ces représentations d’une ville remarquable persistent dans les écrits des
voyageurs qui visitent Mexico jusqu’au début du XIXe siècle à l’image d’Alexandre
de Humboldt lors de son passage à Mexico en 1804 : « La ville de Mexico est
remarquable aussi à cause de la bonne police qui y règne. La plupart des rues ont
des trottoirs très larges ; elles sont propres et très bien éclairées par les réverbères
à mèche plate en forme de rubans »… [Humboldt, 1825, 1980].
La ville y est auréolée de toutes les qualités : régularité, largeur des rues,
majesté des places publiques, solidité et magnificence des monuments.
L’impression qui se dégage de ses écrits est celle de l’émerveillement. Elle
souligne la surprise des observateurs étrangers devant le bon ordonnancement de
la ville de Mexico, comparativement à d’autres cités d’Amérique latine. L’image
de Mexico que nous renvoie le baron de Humboldt est flatteuse, mais
étrangement en décalage avec les descriptions des Mexicains qui commencent à
percevoir les maux de la ville insalubre et pauvre. C’est cette image dévalorisée,
en concordance avec des pratiques de la ville différenciées, qui va l’emporter
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
quelques décennies plus tard et qui reste comme un stigmate dans la ville
patrimoniale contemporaine en mal de reconnaissance.
De la marginalisation du centre historique
Les représentations de la ville commencent à évoluer dès la fin du XVIIIe
siècle, pour changer véritablement au cours du XIXe siècle. Une vague de projets
réformateurs associée à une réflexion de plus en plus critique sur la ville
entraînent un certain nombre de mutations urbaines. Dans la plupart des villes
européennes, le processus est le même. Les grandes villes se révèlent inaptes à
remplir les fonctions que leur imposent l’industrialisation et des concentrations
démographiques sans précédents. Paris, avec les réalisations du baron
Haussmann (1853-1869), donne le ton, avec un urbanisme fonctionnaliste
appliqué, qui sera admiré et imité dans de nombreuses villes à travers le monde.
Ces changements radicaux que subiront les villes en pleine croissance naissent à
l’origine d’un sentiment de profonde inadaptation du tissu urbain hérité aux
réalités modernes. La ville du XIXe siècle va se construire en s’opposant et en
critiquant la ville existante.
Pour Mexico, le changement dans les perceptions et dans les politiques de la
ville s’observe dès les dernières décennies du grand siècle baroque. Un texte,
anonyme et manuscrit, retrouvé dans les Archives de l’Ancienne Municipalité de
Mexico4 nous permet de comprendre les préoccupations sur la ville de cette
époque. Ce Discours sur la politique de Mexico, écrit en 1788, est le premier texte
qui nous parle clairement des premiers désagréments de la ville. Partisan de
nombreuses réformes urbaines, l’auteur, qui devait être un homme instruit, sans
doute en charge d’un poste dans l’organisation de la police de la ville5, pointe du
doigt, par une série d’observations très critiques, les vices de la métropole de
Mexico. Les vendeurs ambulants sont accusés de salir les rues. Celles-ci sont
encombrées d’ordures et servent à toutes sortes d’activités : les artisans débordent
sur les chaussées pour faire chauffer quelques mixtures utiles à leur métier ; les
populations y mangent et les pauvres (les Indiens) y dorment ; les coins reculés
servent de pissotières ; de nombreuses bagarres éclatent aux alentours des
pulquerias6 ; les maisons populaires hébergent des basses cours et les animaux
traînent souvent dans les rues ; les vaches et les mules se tiennent sur les places
[Lombardo Ruiz, 1978, p. 169]. La conclusion de ce constat est accablante et
l’hygiène générale de la ville est perçue comme désastreuse. Il convient pourtant
4. Archivo del Antiguo Ayuntamiento de la Ciudad de Mexico.
5. Le texte a été retrouvé par Ignacio Gonzales Polo et largement commenté. L’hypothèse de l’auteur
vient de lui [Lombardo de Ruiz, 1978].
6. Pulqueria : endroit où l’on boit du pulque, boisson alcoolisée mexicaine, populaire et bon marché,
obtenue par la fermentation du fruit et de la sève de l’agave.
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de noter que les pratiques urbaines des populations n’ont sans doute pas
véritablement évolué, au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles, même si la ville est
sans doute devenue plus sale [Monnet, 1993, p. 34]. Il est intéressant alors de
comparer les opinions sur la ville à quelques décennies d’écart. Dans l’une, les
étals des vendeurs ambulants sont signes de richesse, d’abondance et de
prospérité pour la ville, dans l’autre ils incarnent déjà le malaise urbain. La
perception de la ville est donc toute subjective. Comme nous l’avons vu plus
avant, Humboldt, à la même époque, ne voit d’ailleurs pas de motifs de critique
dans son observation des rues de Mexico. Il les encense même par rapport à
d’autres villes comme La Havane.
Comment expliquer alors ce changement dans le système de représentation
de la ville ?
Les intellectuels mexicains de cette période charnière baignent dans une
idéologie nouvelle qui s’est imposée petit à petit, tout au long du siècle des
Lumières : le fonctionnalisme. La différenciation des fonctions est perçue comme
la seule règle d’urbanisme viable et susceptible d’amener ordre et beauté à la ville.
Conformément à ce principe, les pratiques nuisibles à la propreté de la ville
doivent être délocalisées en dehors de la zone urbaine. Cette pratique n’est
d’ailleurs pas nouvelle puisqu’il en est question dans les textes officiels dès le XVIe
siècle7. Les animaux, et surtout le bétail doivent être élevés en dehors du centre.
Les vendeurs ambulants doivent se regrouper sur les places, par genre de
marchandises ; les abattoirs, les producteurs de jambon, les tanneurs sont devenus
indésirables dans le centre… Les solutions, proposées par l’auteur, sont
présentées comme nécessaires pour éviter la propagation des maladies. Cette
conception nouvelle inaugure l’ère de la pathologie urbaine, qui sera un leitmotiv
des images de la ville du XIXe siècle, quels que soient les cultures et les continents.
Jérôme Monnet décrit ce changement dans les représentations de la ville
comme brutal. L’explication tient à plusieurs phénomènes. D’une part, la ville
de Mexico, qui correspondait pendant les deux premiers siècles de la
colonisation à la cité modèle, conforme à l’utopie urbaine, ne souffrait pas les
critiques. La plupart des chroniqueurs de l’époque, reproduisant un discours
bien établi ne se permettaient pas de voir la saleté des rues et les désordres de la
ville. D’autre part, à la fin du XVIIIe siècle, les conceptions changent, et la ville
américaine n’incarne plus le modèle de ville idéale. Les observateurs peuvent
alors décrire ce qu’ils voient et critiquer de façon poussée les « vices » de la ville
de Mexico, si éloignée du nouveau modèle urbain hygiéniste et fonctionnaliste
[Monnet, 1993, p. 35].
7. « Ordenanzas para la limpieza de la ciudad de Mexico, 1598 », Archivo General de la Nación,
1956.
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
Les faubourgs de Mexico, au XIXe siècle, inquiètent. Non encore véritablement
définis par les fonctions urbaines, ils encerclent les quartiers riches et bourgeois
du centre. Ils sont perçus comme dangereux, comme le repère des classes les plus
pauvres. Qualifiés de sales et sordides, ils sont habités essentiellement par des
Indiens, des métis et des « petits blancs » en voie de prolétarisation. Perçus
quelquefois comme pittoresques et héritiers de la tradition indienne de l’ancienne
Tenochtitlan, ils font pourtant le plus souvent peur et incarnent le refuge des
pelados, miséreux et bandits de tout genre [Gruzinski, 1996, p. 334]. Mexico
durant la première moitié du XIXe siècle est une ville meurtrie dont la structure
urbaine ne change pas énormément. Les années suivant l’Indépendance sont des
années de crise, où l’économie du pays est ruinée et où les modifications urbaines
ne sont pas à l’ordre du jour. Les guerres contre les Français (1838), puis surtout
contre les États-Unis (1846-1848) entraînent des dépenses importantes et
accroissent la dette extérieure. Le Mexique perd en outre la moitié de son
territoire, cédé aux États-Unis après la guerre. Le général Santa Anna se soucie
peu de la capitale, qui continue de vivre sur l’ancien modèle colonial : les notables
au centre, les classes moyennes dans la première périphérie et les faubourgs
indigènes entourant la ville.
L’inversion de l’image urbaine à partir de la seconde moitié du XIXe siècle
s’accompagne en outre d’une croissance urbaine spectaculaire (carte 3). La
centralité se déplace vers les quartiers
L’inversion de l’image urbaine à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle
s’accompagne en outre d’une croissance urbaine spectaculaire (carte 3). La
centralité se déplace vers les quartiers nouvellement construits à l’ouest du centre,
le long des grandes voies de communication tel que le boulevard de la Réforma.
Les élites sont attirées par la culture et les modes de vie à l’Européenne et
souhaitent voir Mexico rejoindre le lot des villes occidentales et modernes.
Au même moment, le centre se métamorphose en rupture avec son passé
désacralisé et cet espace devient celui de la spéculation foncière à la suite du
démantèlement des biens de l’Église à partir des années 1860. Le marché
immobilier explose avec la sécularisation des biens de l’Église et ouvre à une
nouvelle classe de promoteurs de vastes possibilités. Les classes populaires et
ouvrières, de plus en plus nombreuses demandent à être logées et la bourgeoisie
tend à choisir d’autres lieux de résidence, plus en accord avec l’idée qu’elle a de
la ville moderne. Le centre devient un véritable chantier alors que la ville compte
déjà près de 200 000 habitants en 1860. La croissance démographique s’accélère
et condamne le centre à se paupériser et se taudifier. De nombreuses vecindades8
8. Vecindades : habitat traditionnel populaire du centre historique de Mexico, organisé autour d’une
cour.
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se concentrent dans le nord du centre et dans ses périphéries immédiates afin de
loger les classes prolétaires. En 1910, Mexico compte 470 000 habitants et sa
surface bâtie s’étend sur près de 40 km, soit cinq fois plus que le centre historique
correspondant à la ville du XVIIIe siècle. À cette marginalisation spatiale s’ajoute
donc une marginalisation sociale du centre historique de Mexico. De cette
époque date également la différenciation forte entre l’est et l’ouest du centre
historique. Les quartiers ouest sont ceux qui restent proches des nouvelles
centralités en construction là où les élites urbaines choisissent de se déplacer. Les
rues de l’ouest du centre sont celles qui accueillent les boutiques chics (rue
Platero), les hôtels de luxe, les banques et les grands magasins ; à l’est ce seront
les quartiers ouvriers en direction des anciens lacs mal asséchés de la lagune de
Mexico. Cette profonde division de l’espace, qui s’étend sur les marges élargies
du centre, marque encore aujourd’hui le paysage urbain et les pratiques de la
réhabilitation dans le centre de Mexico. Ce principe de dissymétrie urbaine que
l’on retrouve dans toutes les grandes villes est aussi le révélateur d’une
ségrégation sociospatiale ancienne fondée en partie sur des imaginaires et les
pratiques urbaines des classes sociales différenciées.
Le XIXe siècle est donc celui des bouleversements urbains et l’histoire
patrimoniale de la ville n’en retiendra qu’une période historique creuse où les
discours sur la ville ancienne passent dans le registre de la pathologie urbaine,
même si dans les faits, la partie ouest du centre reste valorisée dans les pratiques
sociales des élites. Les Mexicains de la fin du XIXe siècle ne se préoccupent pas de
questions patrimoniales et les monuments sont d’abord perçus comme religieux
et espagnols (donc sans valeur) avant d’être historiques et intimement liés à
l’histoire de la nation et à l’identité mexicaine.
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
CARTE 3. AGGLOMÉRATION DE MEXICO
Vers Pachuca
Vers Queretaro
Sierra de Guadalupe
État de Mexico
Azcapozalco
Chapultepec
ma
for
Re
Netzahualcoyotl
Vers Toluca
Vers Puebla
District fédéral
Coyoacan
Chalco
Xochimilco
Vers Cuernavaca
Agglomération de Mexico 1990
Espace urbanisé en 1940
Espace urbanisé en 1845
Espace urbanisé en 1700
Limites du District fédéral
Principaux axes routiers
0
4 km
Source : P. Melé 1998 / INEGI 1995, DR.
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Pour une reconquête du centre historique
Il fallut un demi-siècle pour traduire sous forme officielle l’intuition qu’il existe un
patrimoine monumental essentiel à la conscience nationale.
Babelon, Chastel, 1994, p. 72.
L’espace valorisé et l’espace oublié
À la fin du XIXe siècle, les élites urbaines si elles ne résident plus dans le centre
historique continuent de le pratiquer sur un périmètre restreint. L’ouest du centre
historique, cet espace compris entre l’Alameda et le Zocalo, inspire largement le
style des beaux quartiers de Mexico. Le parc de l’Alameda, apprécié pour ses
promenades, fait la jonction entre le centre ancien et le très huppé Paseo de la
Reforma. Dans cet espace, valorisé par les classes aisées, prennent place les
nouvelles fonctions urbaines (banques, commerces modernes, lieux de
divertissements à la parisienne…). Ces fonctions impliquent des pratiques
diurnes de la part des classes favorisées. Le soir, elles retournent dans leurs
périphéries résidentielles fraîchement construites. L’habitat est, quant à lui,
préservé dans les autres parties du centre colonial de Mexico. Les quartiers, à
l’intérieur même de cet espace restreint (9,1 km2, soit l’ensemble du centre du
XVIIIe siècle) s’individualisent et les pratiques qu’ils suscitent deviennent
radicalement différentes. Elles annoncent déjà ce que nous observons de nos
jours. La valorisation de l’espace, requalifié de corredor financiero ou plus
récemment de corridor culturel, trouve donc son origine dans cette évolution
urbaine du début du XXe siècle. À Mexico, les classes populaires investissent le
nord, l’est et le sud du centre historique. Ces quartiers se caractérisent par les
logements de vecindades, par des activités artisanales ou de petits commerces
populaires. Progressivement pourtant, par mitage de l’espace urbain, des poches
de pauvreté viennent également s’installer dans la zone privilégiée du centre
historique, entre le Zocalo et l’Alameda. Des édifices religieux, comme
l’ex-hôpital de Betlemitas, sont squattés par des résidents pauvres. Les exemples
de ce genre sont nombreux et le centre historique dans son ensemble finit par
devenir un espace populaire.
À l’aune des pratiques urbaines du tournant du XXe siècle, nous pouvons jeter
un nouveau regard sur les pratiques de réhabilitation actuelles dans le centre
historique de Mexico et la nette préférence pour la partie ouest dans les
politiques urbaines de « reconquête » du centre depuis les années 1960. La
volonté d’embourgeoisement des corridors privilégiés (corridors financiers,
corridors culturels) s’explique par la permanence de la dissymétrie et par des
pratiques différenciées entre la partie est et ouest du centre avant même la prise
de conscience patrimoniale.
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
L’éveil de la pensée patrimoniale :
entre modèle européen et nationalisme ?
Au Mexique, la notion de patrimoine est intimement liée à la construction de
l’idée de nation. La monumentalisation du passé, d’abord précolonial puis
colonial, est une manière de montrer à tous, la grandeur de la patrie. La mise en
place des premières instances de protection des monuments se réalise à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe siècle suivant un modèle européen. La gestation du
sentiment patrimonial, tout comme la gestation du sentiment national, est
souvent longue et semée d’embûches puisque les édifices concernés sont
fatalement marqués par les institutions religieuses, monarchiques et coloniales,
boucs émissaires de la nouvelle patrie. Le cas du Mexique, dans ce contexte,
ressemble fortement à l’exemple de la France post-révolutionnaire. La
construction de l’idée de nation mexicaine passe donc tout d’abord par un rejet
de l’héritage colonial et par une valorisation, quelque peu artificielle, du passé
précolombien qui acquiert dès le départ une forte connotation politique. De
manière paradoxale, le rejet premier de toute la culture espagnole semble
nécessaire pour s’affranchir de la domination de l’Occident. Le nationalisme
naissant est en quête d’une identité culturelle qui symbolise l’ensemble de la
nation et intègre les différents éléments ethniques qui la composent. L’intérêt
porté aux antiquités précolombiennes permet cette intégration des Indiens à la
nation mexicaine. Elle n’en exclut pas pour autant les élites urbaines créoles qui
trouvent dans la valorisation des racines précoloniales de la nouvelle nation un
nouveau souffle permettant de se démarquer des autres pays. La première étape
dans la fondation d’un patrimoine national mexicain se consacre donc
entièrement aux vestiges précoloniaux.
La vente des biens de l’Église, au milieu du XIXe siècle, fait tomber dans le
giron de l’État les biens qui appartenaient jusqu’alors aux confédérations
religieuses. Comme nous l’avons vu, l’État préfère laisser l’initiative du
démantèlement des ensembles conventuels et religieux aux investisseurs et
spéculateurs privés. Pourtant, comme en France, au moment de la Révolution,
l’État devient le nouveau gestionnaire de biens essentiellement urbains et à forte
valeur patrimoniale. Son intérêt n’est pourtant pas encore dans la protection des
monuments coloniaux. Par contre, le gouvernement organise des fouilles
archéologiques dans le centre de Mexico. La responsabilité de ces fouilles revient
à l’État et à lui seul. Il est en outre propriétaire de tous les biens archéologiques
trouvés sur le territoire national. Le patrimoine devient un instrument au service
de la nation. Les moyens de sa préservation sont mis en œuvre, notamment avec
les possibilités d’expropriation dont s’était doté l’État.
Mais jusqu’à la Révolution mexicaine (1910-1924), tout un pan du
patrimoine est exclu de cette construction nationale. Les monuments coloniaux
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ne sont considérés comme « monuments historiques » qu’à partir de 1914. Enfin,
les lois de protection s’étendent aux monuments de cette époque coloniale après
avoir été sciemment oubliées pendant près d’un siècle. La période de domination
espagnole n’est plus rejetée et s’intègre alors comme un élément constitutif de
l’histoire nationale. Comment expliquer, non pas la reconnaissance légitime de ce
patrimoine colonial, mais le fait que les Mexicains aient mis autant de temps à
étendre leur domaine patrimonial à la période coloniale ?
Françoise Choay parle, pour l’exemple de la France, de « prise de conscience
d’un changement d’ère historique, d’une rupture traumatique du temps » [Choay,
1996, p. 101]. F. Choay lie cette prise de conscience des intellectuels, artistes et
hommes de plume avec l’avènement de l’ère industrielle au XIXe siècle. Le
monument historique appartient alors à une époque révolue et ne se renouvelle
plus. Le constat est celui d’un tarissement irrémédiable. L’industrialisation du
Mexique, à la fin du XIXe siècle, aurait sans doute entraîné les mêmes
conséquences s’il n’y avait eu ce rejet fondateur de la puissance colonisatrice. La
Révolution mexicaine marque une autre rupture dans le temps. L’indépendance
s’est affirmée pendant un siècle, le pays s’est affranchi de cette tutelle pesante de
l’Occident. L’entrée dans le XXe siècle est brutale pour le Mexique, déchiré entre
des luttes fratricides et sanglantes. La distanciation avec la période coloniale est
suffisamment accomplie pour permettre la protection de monuments, qui
apparaissent sans doute, pour la première fois aux yeux des Mexicains, comme
des témoins d’un passé révolu, qui n’est plus menaçant et dont il est possible de
tirer une certaine fierté. Les monuments historiques coloniaux, tout comme le
patrimoine archéologique, vont tout au long du siècle servir à illustrer et à faire
grandir le sentiment national. Le patrimoine monumental antérieur au XIXe
siècle acquiert alors un statut particulier et sa mission est d’inscrire dans la
centralité devenue « historique » les symboles de la grandeur de la nation. La
hiérarchisation du patrimoine perdure néanmoins et la découverte du Templo
mayor en 1978 par des ouvriers lors de travaux sur le réseau électrique de la ville
va entraîner la destruction d’un pâté de maisons coloniales jouxtant la cathédrale.
L’État avait fait son choix, aidé en cela par les textes législatifs et par le soutien
d’une partie de l’opinion publique qui avait intégré les schémas hiérarchiques de
la sauvegarde du patrimoine. Les vestiges du complexe cérémoniel des Aztèques
s’étendant en outre sous la Cathédrale métropolitaine, certaines voix, à l’époque,
avaient même émis l’idée de la détruire afin de continuer les fouilles !
Du monument à la ville
Comme dans la plupart des villes historiques, l’évolution de la sauvegarde du
patrimoine passe lentement de celle des monuments à l’ensemble du tissu urbain.
Par ailleurs, la notion de zone de monument apparaît assez tôt au Mexique. Dès
118
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
1930, c’est-à-dire bien avant la France, la place de la Constitution est déclarée
zone de monuments : « Les maisons […] situées dans le périmètre de la place de
la Constitution forment une unité monumentale par le caractère de leur
architecture, par leur valeur artistique et historique […]. En conséquence,
autorités et particuliers devront adapter leurs actions quant aux travaux qu’il y
aura à effectuer dans ce périmètre comme dans les édifices dont l’ensemble
constitue l’aspect typique de la place. » (Décret présidentiel de 1931, Diario
Oficial, Mexico). La place de la Constitution est considérée dans son entier
comme un monument. La fonction symbolique très forte de l’espace central ne
vaut que si l’ensemble des bâtiments qui l’entourent présente une certaine
harmonie architecturale, voire une harmonie historique factice. En effet,
l’homogénéisation des façades de la place de la Constitution nous fait croire à
une unité de temps et d’époque, fausse par ailleurs puisque le deuxième étage du
Palais présidentiel est un ajout du XIXe siècle et que le Palais de la municipalité au
sud et les arcades de la façade ouest de la place sont du XXe siècle. On parle alors
de la monumentalité de la place, de sa valeur symbolique et non plus seulement
des édifices qui la composent.
L’importance de la centralité comme zone intégrale à préserver et à valoriser
se fait dans un deuxième temps, à partir des années 1960. Les luttes contre les
projets d’élargissement de la rue Tacuba en plein cœur du centre historique vont
focaliser l’attention des intellectuels sur la nécessité de sauvegarder l’ensemble de
la ville historique. Ce mouvement suit en cela les évolutions à l’échelle
internationale qui tendent à ériger des règles pour la préservation des secteurs
urbains hérités (En France, loi Malraux sur les secteurs sauvegardés, 1962). La
ville historique devient un objet patrimonial en soi et se singularise du reste de
la métropole en constante évolution. Cette époque charnière est également
importante dans la prise de conscience généralisée de l’opinion publique envers
le patrimoine urbain.
Conclusion : de la conquête à la « reconquête urbaine »
À travers l’étude des perceptions urbaines et des images souvent paradoxales
de la ville historique de Mexico au cours des siècles, nous avons retracé la
manière dont l’histoire est aujourd’hui réinterprétée et mise au service de la ville
patrimoniale. De la cité Aztèque de Tenochtitlan à la ville des Palais du XVIIIe
siècle, il ne reste que ces deux temps forts qui marquent chacun à leur manière
l’apogée de la ville à la double identité, à la fois indienne et coloniale, mexicaine
en vérité.
L’histoire du déclassement de la centralité est commune à presque toutes les
villes historiques mondiales. Mexico n’échappe pas à la règle et les discours
119
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dépréciateurs mettant en scène la pathologie urbaine vont de paire avec une vraie
décrépitude et un réel désintéressement pour la centralité, qui ne cesse au XIXe
siècle de se déplacer sur un axe sud-sud/ouest en direction aujourd’hui de la
lointaine périphérie des affaires de Santa Fe. Mais la prise de conscience
patrimoniale, qui se fait en plusieurs temps, des antiquités précolombiennes
jusqu’aux secteurs urbains en passant par le « culte des monuments » selon
l’expression de F. Choay, permet d’amorcer la « reconquête » de cette centralité
qui apparaît comme inadaptée et peu attractive pour les élites urbaines.
L’instrumentalisation de la valeur identitaire et symbolique de la ville historique
est aujourd’hui incontestable dans les politiques urbaines qui tentent de faire
valoir une image patrimoniale conforme aux attentes des classes aisées souhaitant
réinvestir le centre sur le même modèle que les cités européennes. Les
caractéristiques des mesures et des actions entreprises pour réhabiliter et
revaloriser une partie (la partie ouest) du centre historique ont fait l’objet de
plusieurs recherches9. Ces politiques tendent à impulser un processus de
gentrification à l’aide d’un partenariat entre acteurs privés et acteurs publics.
C’est peut-être là d’ailleurs le sens caché du vocabulaire emprunté aux
conquistadors et chers aux Mexicains. La reconquête des classes aisées de retour
dans un centre revalorisé serait-elle l’ultime étape du processus qui mettrait
Mexico au même rang que les grandes capitales européennes que sont Paris,
Londres ou Amsterdam ?
9. Cf. les articles récents de E. Salin [2008], C. Paquette [2006], D. Hiernaux [2006].
120
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DOSSIER
LA CENTRALITÉ RECONQUISE
BIBLIOGRAPHIE
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• LOMBARDO DE RUIZ Sonia, « Ideas y
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SEP, INAH, 1978, 225 p.
RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
La « reconquête » de la centralité
historique se réfère à deux processus :
l’un très contemporain fait référence aux
politiques urbaines de réhabilitation du
centre historique depuis dix ans, l’autre,
plus lent et plus profond, ne se comprend
que sur le temps long de l’histoire et
• MÉLE Patrice, Patrimoine et action
publique au centre des villes
mexicaines, CREDAL, PUS, Éd. IHEAL,
Paris, 1998, 324 p.
• MONNET Jérôme, 1993, La ville et son
double, la parabole de Mexico, Paris,
Nathan, 1993, 224 p.
• PAQUETTE Catherine, « Des habitants pour
le centre historique ? Mexico face à l’un
des défis majeurs de la réhabilitation »
in Hélène Rivière d’Arc et Maurizio
MEMOLI, 2006, Le pari urbain en
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des villes, Paris, Armand Colin,
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• SALIN Élodie, « Les centres historiques
du Caire et de Mexico, représentations
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doctorat de géographie, 2002, Paris-X
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• SALIN Élodie, « La réhabilitation dans les
centres anciens dans les grandes villes
du Sud : entre maintien des populations
pauvres et tentatives de
gentrification ? », Habiter le patrimoine,
enjeux, approches, vécu, sous la
direction de Maria GRAVARI-BARBAS, PUR,
Rennes, p. 281-295.
• SALIN Élodie, « La requalification des
centres historiques du Caire et de
Mexico : entre culture et marketing »,
L’économie culturelle et ses territoires,
coll. Villes et Territoires, Université de
Toulouse le Mirail, Presses
universitaires du Mirail, 2008,
p. 317-329.
permet d’appréhender la place et le rôle
de la centralité dans la ville. C’est ce
deuxième processus que nous tenterons
d’analyser ici afin de saisir en amont, à
travers les discours, les imaginaires
changeants et souvent paradoxaux de la
ville historique de Mexico tour à tour
« ville mère » puis « marginalisée » au
cœur même de la métropole en
mouvement. Pour comprendre le
121
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renouveau de l’attractivité de la ville
historique, sa patrimonialisation, nous
reviendrons sur les périodes phares de
l’histoire de la ville mises en scène à la
gloire de la nation.
La « reconquista » de la centralidad
histórica tiene que ver con dos procesos :
el primero, más contemporáneo, se
refiere a las políticas urbanas de
rehabilitación del centro histórico desde
un decenio, el secundo, más lento y
profundo, se entiende únicamente sobre
el tiempo largo de la historia y permite
conocer el papel y la importancia de la
centralidad en la metrópolis. Tendremos
que analizar el secundo proceso de
manera a buscar, al inicio y a través de
los discursos, los imaginarios urbanos
cambiantes y paradójicos de la ciudad de
México, a veces « madre ciudad » y otra
vez « marginalizada » en el corazón
mismo de la metrópolis en crecimiento
constante. Para entender el renacimiento
del atractivo de la ciudad histórica, su
patrimonialización, volveremos sobre las
épocas significativas de la historia de la
ciudad escenografías para la gloria de la
nación.
The conquest of historic centrality refers
to two processes: the first one is very
contemporaneous and linked to the urban
rehabilitation policies of the historic city
in the past ten years ; the other one,
deeper and slower, can be observed only
in the long-term and allows to see the
situation and the role of centrality in a
metropolis. We will analyze the second
one, and try and perceive, from the very
beginning and through the discourses,
the shifting and paradoxical imaginary of
Mexico’s historic city, at times « mother
city », at other times « marginalized » in
the heart of the metropolis. To
understand the new patrimonial
amenities of Mexico’s historic center, we
will go back to the major periods that
have marked the history of the city, and
that represent the nation’s glory.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• Mexico
• centralité
• patrimoine
• représentations
• Mexico
• centralidad
• patrimonio
• representaciones
• Mexico
• centrality
• heritage
• representations
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Cynthia Ghorra-Gobin
L’entrée des Latinos
sur la scène métropolitaine
américaine :
une ambivalence marquée
par des tensions politiques
et une influence certaine
sur le désir de centralité1
e dernier recensement a identifié les Latinos comme la première minorité du pays. Établir un tel constat n’est pas aisé dans un
pays où les Noirs (Africains-Américains) reconnus pendant plusieurs décennies comme la première minorité de la société américaine, se sentent
disqualifiés2. Certains d’entre eux partagent en effet le sentiment de perdre leurs
capacités revendicatives sur l’échiquier politique, au niveau national comme au
niveau local, une hypothèse attestée par les émeutes de South Central en 1992.
Les Latinos y ont participé à la grande surprise de l’opinion publique : a priori,
il ne pouvait être question que d’une révolte (uprising) de Noirs liée à l’acquitte-
L
1. Outre les références bibliographiques, ce texte s’appuie sur des entretiens menés au fil des années
à Los Angeles.
2. Ce point de vue a été présenté dans un dossier du Courrier International, n° 812 (24 au 31 mai
2006) intitulé « Face à la montée des Latinos : les Noirs hors jeu ». On emploie ici indifféremment
les termes de Noirs et d’Africains-Américains ainsi qu’Hispaniques et Latinos, à l’image des
Américains. Rappelons que la minorité noire avait d’abord été identifiée par le recensement
américain en tant que « negroes ».
123
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ment de quatre policiers blancs ayant battu férocement un jeune Noir (Rodney
King). Mais South Central (le ghetto noir de Los Angeles), n’étant plus habité
exclusivement par des Noirs mais également par des Latinos (depuis le départ de
la classe moyenne noire pour les municipalités suburbaines), il fut transformé en
un théâtre de colère et de révolte incluant aussi bien des Africains-Américains
que les Latinos, tous les deux victimes et agresseurs. Plus récemment (printemps
2006), la minorité noire n’a pas exprimé beaucoup d’enthousiasme lors d’imposantes manifestations en faveur des sans-papiers dans les rues de Los Angeles où
la participation ne se limita pas aux seuls Latinos3.
Mais la présence des Latinos à Los Angeles ne se lit pas uniquement dans le
cadre de tensions interethniques, elle s’affirme également au travers de l’influence
exercée par leurs pratiques sociales et culturelles notamment dans les espaces
publics. Los Angeles s’est engagée dans les années 1970 dans une politique de
reconquête de la centralité à l’instar d’autres villes américaines mais cette politique
de renouvellement urbain s’est principalement traduite par la construction de
nouveaux bâtiments et de gratte-ciel symbolisant son entrée dans le club des
métropoles globales4. Ce constat n’a rien d’étonnant dans la mesure où
Los Angeles n’avait pas vraiment cherché à se doter d’une skyline symbolisant le
principe de la centralité mais avait opté pour un urbanisme s’organisant à partir
de la maison individuelle entourée d’un jardin tout en se dotant d’une structure
polycentrique. Toutefois depuis le début de la décennie, le désir d’une centralité
urbaine construite sur le principe d’une valorisation des espaces publics
commence à s’exprimer dans les débats de l’aménagement urbain. Il paraît
difficile de ne pas y lire l’influence des pratiques culturelles des Latinos.
Aussi après avoir mis en évidence cette tension entre les minorités noires et
latinos ainsi que l’avènement d’un maire latino, l’analyse privilégie l’hypothèse de
l’influence des Latinos (parmi d’autres facteurs) sur les récentes initiatives visant
à renforcer l’idée d’une centralité prenant en compte les espaces publics ainsi que
la figure du piéton. D’où l’usage du terme « ambivalence » pour qualifier la
présence des Latinos dans la ville de Los Angeles5.
3. En effet nul n’ignore que les clandestins acceptent de faire de longues journées de travail pour des
salaires limités et ne bénéficient d’aucune protection sociale.
4. Contrairement à Chicago, New York, Philadelphie ou San Francisco (pour se limiter à quelques
noms), Los Angeles n’avait pas de gratte-ciel.
5. Los Angeles se situe au deuxième rang des villes américaines pour son poids démographique
(3,6 millions en 2000) et au premier rang national pour le nombre d’Hispaniques, 1 700 000. Le
comté de Los Angeles qui est le plus grand et le plus peuplé du pays (10 millions), inclut également
le plus grand nombre d’Hispaniques, (4 millions). Notons toutefois que si, à Los Angeles, les
Latinos représentent 46,5 % de la population de la ville, ce pourcentage est inférieur à celui d’une
autre grande ville San Antonio (neuvième rang national) où ils représentent 60 % de la population.
La comparaison est limitée aux seules grandes villes et n’inclut pas les villes de la frontière en raison
de leur poids démographique de moindre importance.
124
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
De la rivalité entre nouvelle minorité et ancienne
minorité : les Latinos et les Africains-Américains
Les émeutes du printemps 1992 à Los Angeles ont été identifiées par les
médias et les intellectuels comme la « première émeute multiethnique et
multiraciale » du pays. En effet jusqu’ici le clivage racial et ethnique de la société
américaine s’était principalement construit autour de l’antagonisme
Blancs/Noirs (Hacker 1992). Pour la première fois dans l’histoire des révoltes et
émeutes de la scène urbaine américaine, un nombre équivalent de Noirs et de
Latinos avaient fait l’objet d’arrestations, à la suite de ces journées de violence.
On ne se situait plus vraiment dans la lignée des émeutes des années 1960 que
connurent de nombreuses villes américaines à l’heure des revendications pour les
droits civiques : l’idée d’une certaine continuité entre South Central (1992) et
Watts (1965) ne peut plus vraiment être évoquée [Ghorra-Gobin, 1992, 1997,
Baldassare, 1994].
Une tension interethnique exprimant
une certaine rivalité
L’usage de l’expression « conflit interethnique» signalant ainsi une certaine
forme de tensions entre Latinos et Africains-Américains date du milieu des
années 1980 [Oliver et Johnson, 1984]. Suite aux émeutes de 1992 le concept de
« rivalité» fut jugé plus pertinent comme l’indique le célèbre article de la revue
The Atlantic Monthly. Son auteur Miles identifia les émeutes de South Central
comme le signal d’une sérieuse et profonde rivalité entre deux minorités à
prendre désormais en compte sur la scène politique nationale6. Miles précisait
toutefois que les termes de « rivalité » et de « minorités ethniques » devaient être
utilisés avec précaution parce qu’il ne s’agissait pas d’un antagonisme profond
entre deux minorités mais de tensions croissantes entre les classes sociales les
moins favorisées de ces deux minorités en situation de rivalité sur le marché du
travail et du logement. Il a évité de parler d’underclass [Kasarda, 1989 ; Katz,
1993 ; Massey 1993] un terme faisant pourtant référence aux catégories sociales
(indépendamment de leurs appartenances ethniques et/ou raciales) vivant à la
marge du marché du travail et contraintes de survivre grâce à l’économie
informelle7. Mais si les notions de méfiance et de rivalité entre groupes sociaux
6. The Atlantic Monthly est identifiée par les Américains comme une revue d’essence libérale, ce qui
signifie pour nous une revue se situant plutôt à gauche sur l’échiquier politique américain. L’article
de Miles, datant de 1992, peut facilement être récupéré sur le site de la revue.
7. La notion d’économie informelle a pendant longtemps été associée aux villes des PVD et
notamment de l’Amérique latine. Mais depuis les travaux de Saskia Sassen, elle est également
utilisée pour décrire dans les villes globales la contribution économique des immigrés (notamment
ceux en situation de clandestinité).
125
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en situation de précarité et appartenant à deux minorités ethniques différentes
s’avèrent pertinentes pour l’analyse des mutations des villes et métropoles
américaines, elles ne doivent pas pour autant masquer le fait que les Latinos
(contrairement à la majorité des Blacks) ne représentent pas une minorité
homogène et ne s’identifient pas en tant que tels [Vagnoux, 2000 ; Cosio-Zavala
2004]. Les Latinos se distinguent en fonction de leur origine nationale, des
motivations personnelles expliquant leur arrivée aux États-Unis ainsi que de date
d’entrée sur le territoire américain.
Au sein de la communauté des Latinos (44,2 millions), les MexicainsAméricains (également appelés Chicanos) représentent les deux tiers environ
(64 %), soit 28,3 millions. La ville de Los Angeles, située non loin de la frontière
mexicaine – et qui rappelons le, fut un temps une « petite ville mexicaine » avant
de devenir une « petite ville de la frontière » (1 600 habitants en 1850) au moment
de son entrée dans la fédération américaine reflète, à présent, ce pourcentage. La
population latino de Los Angeles a pendant longtemps été principalement
représentée par les Chicanos tout en s’identifiant au barrio de East Los Angeles,
mais à partir des années 1980 à la suite de la situation tragique d’un certain
nombre de pays d’Amérique centrale, Los Angeles a accueilli des immigrés en
provenance du Salvador, du Guatemala et du Nicaragua [Pearlstone 1990 ;
Waldinger et Borzogmehr 1996]. Aussi, au traditionnel barrio chicano de East Los
Angeles vinrent s’ajouter de nouvelles « enclaves ethniques8 », comme Pico
Union/Westlake également dénommé Little San Salvador pendant que South
Central (ancien ghetto noir) s’attribuait progressivement le titre de Central
America South Central Los Angeles.
Les émeutes de South Central n’ont pas concerné les Mexicains-Américains
d’East Los Angeles mais les quartiers où cohabitent les Noirs et les Latinos issus
de l’immigration récente en provenance d’Amérique centrale. Aussi certains
responsables politiques à Los Angeles s’interrogent sur le rôle politique des
Mexicains-Américains et leurs capacités de négociation (compte tenu de leur
ancrage dans la vie politique locale) pour apaiser les tensions entre
Africains-Américains et Latinos issus d’une immigration récente.
East Los Angeles ne vit pas au rythme de Little Salvador
L’immigration massive en provenance notamment des pays d’Amérique
centrale a sensiblement modifié l’agencement ethno-racial de certains quartiers
de Los Angeles, dont celui du ghetto de South Central. Dans les années 1960, il
8. L’expression « enclave ethnique » désigne tout quartier rassemblant des individus appartenant à la
même ethnie. Elle est préférée à celui de « ghetto » dans la mesure où elle fait plus référence à un
choix résidentiel qu’à un regroupement spatial issu de contraintes politiques.
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
figurait sur la liste des ghettos dont la population était composée à 95 % de Noirs,
comme Harlem (New York) ou South Side (Chicago). Maintenant, il est habité
par des « Blacks » et des « Browns » pour reprendre les termes utilisés par Miles,
une situation difficile à gérer en raison de la non-représentation de cette nouvelle
catégorie de Latinos dans les instances du conseil municipal. La majorité des
électeurs de South Central continue de n’être composée que de Noirs : la
catégorie récente de Latinos ne bénéficie pas encore de la nationalité américaine.
Les Latinos se sont installés dans les maisons de South Central au fur et à
mesure du départ des classes moyennes noires pour des municipalités
suburbaines riches (Baldwin Hills, Inglewood) ou moins riches (Compton et
South Gate).
Aussi à Los Angeles, les habitants font la distinction entre le barrio de East
Los Angeles (mexicain-américain), le « ghetto qui devient barrio » (South Central),
et Little Salvador, situé au nord de South Central et délimité par le boulevard
Wilshire. Ils reconnaissent l’intégration du premier dans les réseaux de la vie
politique locale, une situation expliquant la distance prise par ses habitants au
moment des émeutes de 1992 et sa distance par rapport aux autres barrios, y
compris celui de Koreatown, enclave ethnique habitée par des Coréens et des
Latinos. La participation des Latinos lors des émeutes de 1992 se comprend
désormais en termes de « rivalité » entre des catégories sociales en situation de
précarité appartenant à deux minorités ethniques, en raison de leur
positionnement sur le marché du travail et sur le marché du logement. Les
tensions sont également manifestes dans les cours de récréation des écoles
publiques où les mutations ont été extrêmement rapides. La population du
district scolaire de Los Angeles comptait en 1975, 24 % d’enfants noirs et 32 %
d’enfants latinos. En 2006, les chiffres sont respectivement 10 % et 70 %. South
Central représente par ailleurs la scène par excellence où se déploient activités et
violences des gangs noirs (Crips & Blood) et latinos (18th Street et Mara
Salvatrucha)9. Cette rivalité exclut a priori les Chicanos et concernent
principalement les Noirs ainsi que les Latinos venus récemment d’Amérique
centrale.
9. Les gangs latinos 18th street (dénommés « Mara 10 » à San Salvador) et « Mara Salvatrucha »
(MS-13) sont qualifiés de « super-gangs » en raison du chiffre impressionnant de leurs membres
(30 000 personnes) ainsi que de l’adoption d’un mode de fonctionnement transnational, un constat
incitant les autorités fédérales à s’en mêler.
127
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ENCADRÉ 1. LA VILLE DE LOS ANGELES (À SITUER OÙ L’ON VEUT DANS LE TEXTE)
1 214 km2 (Paris 100 km2)
2000
2005
Population
3 694 820 habitants
3 957 875 habitants
Répartition ethnique et raciale (recensement)
Blancs non hispaniques
29,7 %
Hispaniques
46 %
Africains-Américains
11 %
Amérindiens
1%
Asiatiques
10 %
Métis
2,3 %
Superficie
22 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté (contre 13 % au niveau
national)
La population de la ville représente 38,7 % du comté de Los Angeles
La métropole de Los Angeles comprend cinq comtés.
Los Angeles est la ville qui comprend le plus important nombre de populations issues
du Guatemala et du Salvador en dehors de ces deux pays respectifs.
Ce contexte urbain caractérisé par une présence Latinos où les Chicanos se
retrouvent en situation majoritaire sur le plan démographique et où, compte tenu de
leur trajectoire historique, ils ont eu la possibilité de s’inscrire progressivement dans
l’espace politique, explique l’élection d’Antonio Villaraigosa (un enfant issu d’une
famille pauvre d’East Los Angeles) comme maire de la ville au printemps 2005.
Les Mexicains-Américains : la genèse d’un leadership ?
L’élection du maire Antonio Villaraigosa illustre sans ambiguïté l’émergence
des Latinos et plus précisément celle des Chicanos sur la scène politique locale.
Los Angeles réaffirme ainsi son statut de « ville progressiste », statut acquis en
1972 avec l’élection de Thomas Bradley, premier Africain-Américain élu par la
majorité de la population à la tête d’une grande ville où la minorité noire ne
représentait que 14 % de la population. Bradley, qui fut maire entre 1973 et 1993,
(cinq mandats, un seuil autorisé par l’ancienne charte municipale) fut le symbole
d’une alliance construire entre les Noirs et les Blancs. Bradley a par ailleurs réussi
à assurer la transition économique de la ville et à l’inscrire dans l’économie
globale. Toutefois il lui fut reproché par la suite d’avoir omis d’intégrer la
nouvelle composante socio-ethnique de la ville avec l’arrivée des flux migratoires
en provenance notamment de l’Amérique centrale et d’avoir en quelque sorte
sous-estimé la précarité sociale dans laquelle vivaient ces nouveaux immigrés,
une situation ayant contribué aux émeutes de 1992 [Sonenshein, 1993].
128
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
L’originalité du parcours du maire Villaraigosa provient de son inscription
dans la perspective esquissée par Peter Skerry qui, dès 1995, suggérait aux
Mexicains-Américains – en raison de leur trajectoire historique au sein de la vie
politique américaine – de prendre le leadership pour mener et organiser de
nouvelles coalitions politiques sur une base multiethnique et multiraciale en vue
de rassembler Blancs, Noirs et Latinos. Villaraigosa (élu au suffrage universel par
l’ensemble de la population de la ville) a été reconnu pour sa volonté de
rassembler toutes les communautés et a recueilli de ce fait 58 % des voix
[Ghorra-Gobin, 2005]. Les Hispaniques ont voté à 85 % pour lui mais il faut
préciser que leurs voix ne représentent que 25 % de l’électorat. En effet ils
comptent de récents immigrés et leur pyramide des âges est, en outre, favorable
aux jeunes de moins de 18 ans10.
Les responsabilités de Villaraigosa sont loin d’être faciles compte tenu des
contraintes économiques et sociales. Los Angeles est une ville qui contribue
largement au développement de l’économie globale : son port de conteneurs San
Pedro/Long Beach accueille l’essentiel des flux commerciaux entre les
États-Unis et la Chine. En d’autres termes, les produits made in China transitent
par Los Angeles avant d’inonder le marché américain. Ce positionnement
stratégique de la ville à l’heure où les flux d’échanges mondiaux s’intensifient est
à l’origine d’externalités négatives pour les habitants vivant dans les quartiers à
proximité du port (en raison de l’importante pollution atmosphérique). La
question des déplacements intra-urbains présente également de sérieux enjeux en
raison de la faible fluidité de circulation dans le réseau autoroutier et routier. La
région urbaine de Los Angeles accueille par ailleurs des clandestins (issus de
l’immigration mexicaine en majorité), dont le chiffre est évalué à 1 million, soit
la moitié des clandestins vivant en Californie. Il revient également à Villaraigosa
d’œuvrer en faveur de l’ensemble des communautés composant la ville (une
cinquantaine de langues s’expriment dans les espaces domestiques) tout en
contribuant à l’amélioration de l’organisation spatiale de la ville11. Avant de
prendre ses responsabilités de maire il avait été l’invité d’honneur du Congrès
annuel de l’association des architectes et urbanistes du New Urbanism (CNU,
congress for new urbanism) au printemps 2005 à Pasadena (municipalité voisine de
Los Angeles)12 et, au cours de son allocution, il avait exprimé son enthousiasme
10. En dépit de son appartenance sociale, Villaraigosa a reçu une éducation scolaire de qualité dans
une école privée catholique avant de poursuivre ses études à UCLA (Université de Californie,
Los Angeles) où il a étudié le droit.
11. Pour plus de détails sur les problèmes de la métropole de Los Angeles, consulter le dossier de la
revue Urbanisme n° 361 (juillet-août 2008) consacré à Los Angeles.
12. Consulter le site www.cnu.org/ ainsi que l’ouvrage La théorie du New Urbanism, CDU (centre de
documentation de l’urbanisme), Paris, 2006, qui peut également être lu sur le site du ministère de
l’aménagement urbain.
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pour ce courant urbanistique dont l’intérêt majeur réside dans son souci de
promouvoir une densification des espaces urbains au travers d’une valorisation
des espaces publics. Pour Villaraigosa comme pour la majorité des architectes
latino-américains, le NU n’est pas en contradiction avec les pratiques urbaines et
culturelles des Latinos.
Le maire mexicain-américain de Los Angeles, Antonio Villaraigosa
saura-t-il incarner une certaine forme de leadership politique à l’heure où la
société américaine se considère (notamment dans les métropoles ancrées dans
l’économie globale) comme une majority-minority society (une société où les
minorités sont majoritaires) ? La réponse à cette question a en partie été donnée
par le vote du mois de mars 2009, offrant un second mandat au maire. Sa
réélection a toutefois entraîné la publication de nombreux articles dans la presse
rédigés à l’initiative d’architectes et d’urbanistes réclamant une plus grande
vitalité de la politique urbanistique du maire dans les prochaines années tout en
s’appuyant sur les investissements en provenance de Washington, dans le cadre
du plan de relance de l’économie.
Un désir de centralité incluant la figure du piéton :
l’hypothèse de l’influence des Latinos
Tout au long de son histoire américaine, Los Angeles contrairement à sa
rivale sur le bord du Pacifique (San Francisco) n’a pas accordé beaucoup
d’importance au principe de la centralité (un principe pourtant fondamental de
la colonisation espagnole) associé à une hiérarchisation des espaces publics et à
leur valorisation. Le site originel du pueblo – fondé en 1781 par les Espagnols –
qui se trouve inclus dans « El Pueblo de Los Angeles Historical National
Monument » comprenant notamment la Plaza, l’église Placita, la rue Olvera ainsi
que la plus ancienne maison, l’adobe Avile, n’a pratiquement joué aucun rôle
dans l’imaginaire des Américains en provenance des villes de la côte est et plus
tard du midwest au moment où Los Angeles fut reliée au reste du pays par le
chemin de fer13.
Ces « nouveaux » habitants venus à la fin du XIXe siècle ont fait le choix de se
façonner un environnement urbain où l’habitat serait fondé sur le principe de la
maison et du jardin pour tous alors que par ailleurs les activités économiques
étaient relativement décentralisées. Los Angeles a pendant longtemps représenté
le prototype de la métropole polycentrique. Le tracé des lignes de chemins de fer
et du tramway a permis à la ville de s’étendre sans aucune notion de limite et ce
13. La partie centrale du pueblo espagnol a été reconnue « monument historique » par l’État de la
Californie en 1953 et figure depuis 1972 au National Register of Historic Places (État fédéral),
grâce à l’action menée par le Los Angeles Concervancy (www.laconservancy.org).
130
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
choix en faveur d’une ville de maisons entourées de jardins s’exprima avec
fermeté dès les années 1920 à l’occasion de référendums concernant la
modernisation et la municipalisation des transports en commun. Les habitants
ont refusé toute forme d’investissement public dans les transports et ont ainsi
opté pour la diffusion de la voiture comme mode de déplacement pour tous. La
dispersion spatiale des activités économiques s’explique en raison de leur
diversité ainsi que de leur interdépendance limitée : agriculture (comtés de Los
Angeles et d’Orange), extraction du pétrole, tourisme, promotion immobilière et
foncière, cinéma et plus tard aéronautique. Aussi contrairement à d’autres villes
américaines marquées soit par la colonisation européenne14, soit par l’influence
exercée par des villes-phares comme Paris, les élites politiques, à l’instar des
habitants, ont opté pour une ville de maisons entourées de jardins et ont de ce
fait instrumentalisé les espaces publics au seul profit des flux de déplacements et
plus tard de la circulation automobile15.
En ce début de siècle, Los Angeles donne l’impression de prendre ses
distances avec ces choix antérieurs d’aménagement et de s’orienter vers une
certaine forme de centralité organisée autour de la figure du piéton.
Une politique de recentralisation ignorant l’espace public
(1970-2000)
À la fin des années 1960, Los Angeles, à l’image de la politique
d’aménagement initiée dans les grandes villes américaines a choisi de se lancer
dans une politique de rénovation urbaine. En se dotant d’une agence municipale
CRA (Community Redevelopement Agency), elle a opté pour une rénovation
du centre-ville (downtown) qui, à partir des années 1920, avait été abandonnée
et, de ce fait, n’avait pratiquement pas bénéficié d’investissements, qu’ils fussent
publics ou privés. Les vieilles maisons (pour la plupart abandonnées) de Bunker
Hill furent détruites pour faire place à de hauts bâtiments en vue d’abriter les
bureaux d’agences publiques (ville, comté, État californien et État américain).
Puis progressivement le Sud de la zone Bunker Hill accueillit, à partir des années
1980, les gratte-ciel destinés aux bureaux de firmes privées. Contrairement à San
Francisco et d’autres villes américaines comme Chicago, New York, Philadelphie
ou Detroit, Los Angeles ne bénéficiait pas d’une skyline. Ces années 1980 ont
ainsi constitué un tournant pour la ville : sous la houlette de Thomas Bradley et
14. Consulter l’ouvrage de John W. Reps, The making of Urban America, Princeton University press,
1965 (et réédité régulièrement par la suite).
15. C. E.Schorske, De Vienne et d’ailleurs: Figures culturelles de la modernité, Paris, Fayard, 2000,
notamment le chapitre 3 intitulé « L’idéal de la ville dans la pensée européenne de Voltaire à
Spengler ».
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la dynamique des agents économiques, elle choisit de dépasser son statut de pôle
économique régional pour s’inscrire dans la dynamique des réseaux globaux16.
Grâce à la détermination d’une élite sociale et culturelle, la politique de
« recentralisation » de Los Angeles ne s’est pas limitée à la construction de tours
de bureaux. Elle a également inclus la création de bâtiments à vocation culturelle,
comme le musée de l’Art contemporain, le Music Center, le Colburn School of
Performing Arts et plus récemment – le Walt Disney Concert Hall – devenue la
résidence de l’orchestre philharmonique de Los Angeles depuis 2003. De son
côté, l’évêque catholique Mahony s’est sérieusement impliqué dans le renouveau
du downtown de Los Angeles et a mené une campagne pour le doter d’une
immense cathédrale, Notre Dame des Anges, en mesure d’accueillir 1 000
personnes17. Ce choix d’un aménagement urbain incluant un volet culturel
n’aurait toutefois pu se faire sans la participation financière de quelques riches
mécènes, comme le promoteur Eli Broad. À titre d’exemple, le Disney Concert
Hall qui comprend 2 400 places, a bénéficié d’un don de 50 millions de dollars de
Lilian Disney pour honorer la mémoire de son mari Walt Disney, décédé en 1988.
Mais cette politique urbaine des années 1970 en faveur de la rénovation du
downtown, bien qu’intégrant un volet culturel, n’avait pas vraiment pris en
compte la figure du piéton et, de ce fait, avait accordé peu de place aux espaces
publics18. Grâce à ce lourd réinvestissement du downtown de Los Angeles, les
habitants de la ville et plus particulièrement ceux des quartiers ouest (quartiers
bourgeois) prirent l’habitude de s’y rendre à l’occasion de manifestations
culturelles mais ils s’y rendaient en voiture et se garaient dans l’immense parking
souterrain de chacun de ces bâtiments. Quant aux Latinos, notamment ceux
d’East Los Angeles, ils avaient pris l’habitude de se promener le long de l’avenue
Broadway. Cette avenue qui, dans les années 1920, abrita les premières salles
cinématographiques et qui, alors, était principalement fréquentée par le monde
d’Hollywood, fit ainsi l’objet d’une réappropriation par les Chicanos.
L’animation de Broadway ne se limite d’ailleurs pas aux seuls jours de la semaine
– à l’heure où boutiques et magasins sont ouverts –, elle prend une allure
particulière le dimanche, à la sortie de la messe. L’avenue est ainsi devenue au fil
16. Pour plus de détails sur le réaménagement du centre-ville, consulter le chapitre III de Los Angeles,
le mythe américain inachevé Paris, CNRS, 1997 ; pour une analyse critique de ce processus cf. Soja
E.W., Postmetropolis: Critical Studies of Cities and Regions, Blackwell, 2000 ainsi que Davis M.,
City of Quartz, 1989 et 1997 pour la traduction française, La Découverte.
17. Avant la construction de Notre-Dame des Anges, les Latinos se retrouvaient dans la cathédrale
Santa Vibiana (1876), reconvertie depuis en centre culturel après son inscription sur la liste des
monuments historiques.
18. Le terme downtown généralement traduit en français par « centre » ou centre-ville est un concept
bien américain qui ne véhicule pas l’intégralité de l’idée de la centralité telle que se la représentent
les habitants des villes européennes cf. Robert E. Fogelson, Downtown : Its rise and fall
1880-1950, Yale University press, 2003.
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
du temps le lieu privilégié de pratiques déambulatoires des classes moyennes
Latinos. Mais elle est principalement réservée aux Mexicains-Américains de
East Los Angeles. Les Latinos venus d’Amérique centrale et habitant
principalement Little San Salvador (quartier de Pico Union/Westlake)
s’organisent pour se doter d’espaces publics plaisants dans leur quartier19. Ils ont
réussi, sous l’impulsion d’associations de Salvadoriens l’aménagement de la rue
Alvarado, un moyen d’affirmer leur présence et leur identité dans le paysage
urbain de Los Angeles [Cruz 2006 ; Torres 1997].
PHOTOS 1. LE CBD ACTUEL, FIGURE DOMINANTE D’UN DOWNTOWN
OÙ LE PIÉTON N’A PAS VRAIMENT SA PLACE
PHOTO 1A. LA MAIRIE DE LOS ANGELES
(LE PLUS HAUT BÂTIMENT DE LA VILLE JUSQU’AU DÉBUT DES ANNÉES 1970)
© C. Ghorra-Gobin.
19. Pico Union est un ancien quartier résidentiel (riche et anglo) de Los Angeles situé à l’ouest du
centre-ville doté depuis la fin du XIXe siècle d’un parc (MacArthur Park) qui fait l’objet d’une
attention particulière du Los Angeles Conservancy en raison notamment de la présence de belles
maisons victoriennes dans son voisinage. Les habitants de ces maisons sont en partie
subventionnés par la municipalité en vue de leur restauration.
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PHOTO 1B. DES IMMEUBLES DE BUREAUX (ANNÉES 1990)
© C. Ghorra-Gobin.
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L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
PHOTO 1C. UN HÔTEL DE LUXE
© C. Ghorra-Gobin.
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PHOTO 1D. LE WALT DISNEY CONCERT HALL
Cet édifice construit par l’architecte (local bien que de renommée mondiale) Franck Gehry abrite
depuis son inauguration en 2003, l’orchestre philharmonique de Los Angeles. © C. Ghorra-Gobin.
Face à l’émergence d’espaces publics à l’initiative des Latinos, la ville de Los
Angeles a progressivement porté un certain intérêt aux espaces publics et à la
figure du piéton, et elle a ainsi été à l’initiative de la création de cinq marchés en
plein air dans le centre-ville.
– Chinatown Farmers’ Market est ouvert tous les jeudis entre 15 heures et
19 heures dans un parking.
– Downtown Farmers’ Market, à proximité de l’Hôtel de ville, tous les jeudis
entre 10 heures et 14 heures.
– Bank of America Farmers’ Market tous les vendredis entre 11 heures et
15 heures.
– Farmers’ Market ouvert tous les jeudis, vendredis et samedis, à l’entrée du
centre commercial localisé au 725 de la rue Figueroa.
– et le Financial District Farmers’ Market, inauguré il y a tout juste un an, se
tient tous les mercredis entre 11 h 30 et 14 heures, au niveau de la 5e rue, entre
les avenues Grand et Flower.
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
Ces cinq marchés sont principalement fréquentés par les personnes dont les
bureaux sont situés à proximité mais également par quelques habitants du
downtown qui se sont installés récemment dans les lofts luxueux (anciens
bureaux convertis en appartements). Ils offrent un début d’animation urbaine
centrée autour de la figure du piéton (une innovation pour Los Angeles), une
image bien différente de celle du downtown traditionnel comme l’illustrent les
photos. Grâce aussi à une recentralisation de Los Angeles limitée jusqu’à ces
dernières années à une simple construction de bâtiments neufs et à la
réhabilitation de quelques bâtiments art-déco, la notion d’espace public au profit
du piéton émerge progressivement dans les perspectives de l’aménagement
urbain.
Les prémices d’une centralité incarnée
par des espaces publics
Avec l’inauguration à l’automne 2002 de la cathédrale Notre-Dame des
Anges (devenue un haut lieu de rassemblement pour la communauté Latino sur
un terrain localisé en bordure de l’autoroute 101 [est-ouest] à l’extrémité nord de
Grand Avenue [axe N-S]) et avec l’ouverture du Disney Hall concert à
l’automne 2003 (également situé sur Grand Avenue), l’idée de transformer
Grand Avenue en une vaste esplanade urbaine fait progressivement son chemin
dans les débats autour de l’aménagement urbain. De plus en plus nombreux sont
ceux qui estiment que la circulation automobile pourrait être sérieusement
limitée et restreinte au profit des piétons. D’où l’idée de rétrécir la chaussée au
profit de larges trottoirs dont les futurs immeubles limitrophes accueilleraient
cafés, restaurants, boutiques et cinémas. L’avenue Grand qui va de la cathédrale
à la bibliothèque centrale – un bâtiment style art déco des années 1920,
complètement réaménagé il y a environ dix ans grâce à un partenariat public
privé original – et qui est bordé de quelques prestigieux bâtiments comme le
musée d’Art contemporain est susceptible de devenir d’ici la fin de la décennie
l’équivalent de ce que représentent les Champs-Élysées à Paris20. En choisissant
le slogan Reimagining Grand Avenue, les promoteurs et les élus ont associé
également l’idée de l’invention d’une nouvelle centralité pour Los Angeles et ils
y ont ajouté « Creating a Center for Los Angeles ».
20. Consulter le site du comité (www.grandavenuecommittee.org) qui inclut de belles maquettes de
ce nouveau centre de Los Angeles ainsi que celui de Downtown News, offrant quelques articles à
ce sujet (www.downtownnews.com).
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PHOTO 2. LA CATHÉDRALE NOTRE-DAME DE LOS ANGELES
© C. Ghorra-Gobin.
Cet édifice religieux (catholique) est le plus grand de l’ensemble des édifices
religieux du downtown de Los Angeles. Il témoigne de la volonté des
Hispaniques de s’affirmer dans la centralité (inachevée) de la ville.
À cette image de Grand Avenue (axe N-S) transformée en promenade
mettant en scène la figure du piéton dans un décor urbain majestueux, se sont
raccrochées deux nouvelles idées au profit de l’aménagement d’un parc urbain
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
central. L’idée de ce parc urbain adossé à Grand Avenue (à l’ouest) et s’étendant
jusqu’à l’hôtel de ville (à l’est) a d’abord été évoquée parallèlement au programme
de réaménagement de l’avenue Grand. Plus récemment au cours de l’été 2008,
un géant de l’immobilier a proposé de réunir les îlots du downtown situés de part
et d’autre de l’autoroute 101 en recouvrant une partie de l’autoroute à ce niveau
(allant de l’avenue Grand à l’ouest à l’avenue Alameda à l’est et recouvrant
également l’espace situé entre les rues Temple au nord et César Chavez au sud)
pour créer un parc urbain, le Parc 101 d’une superficie de 100 acres21. Sa
réalisation, dont le coût est évalué à 700 millions de dollars, a pour objectif de
doter la ville de Los Angeles d’un parc urbain central tout en reliant le pueblo
historique, Chinatown et la gare de Union Station (trois entités situées au nord
de l’autoroute) au downtown regroupant les administrations publiques et les
gratte-ciel du CBD. Difficile de dire si cette idée est irréalisable ou si elle
présente une forte probabilité de devenir un enjeu central dans les débats de
l’aménagement urbain à Los Angeles. Pour le moment elle se présente comme
un indicateur non négligeable de l’émergence d’images d’espaces publics à Los
Angeles comme dans l’univers urbain de la Californie du Sud.
L’historiographie de la ville américaine n’est pas dénuée de récits évoquant les
espaces publics ou encore de figures d’aménageurs œuvrant pour les espaces
publics comme Olmsted réalisant Central Park à New York, mais ils furent
limités principalement aux villes de la côte est. Dans le comté d’Orange (voisin
du comté de Los Angeles), il est également question de réaménager l’aéroport
militaire d’Irvine et de le transformer en un parc urbain.
À Los Angeles, un désir de centralité urbaine s’organisant autour d’espaces
publics prend progressivement la suite d’une reconquête urbaine organisée
principalement autour de l’émergence de nouveaux bâtiments et parfois de la
réhabilitation d’anciens comme le Bradbury building ou le Fine Arts building.
Mais comment expliquer cette réorientation de l’aménagement dans un contexte
urbain pensé comme une ville de maisons entourées de jardins en dehors de toute
valorisation de l’espace public ? Peut-on évoquer l’influence des pratiques sociales
et culturelles des Latinos dans les modes de vie américains, comme le suggèrent
quelques-uns [Mike Davis, 2000] ?
Les Latinos : une présence ambivalente
À partir d’une analyse centrée sur l’expérience de Los Angeles, il apparaît que
l’affirmation de la présence latino (minorité non homogène) dans l’univers
21. Ce projet a été présenté par The Architect’s Newspaper, le 4 août 2008, avant d’être repris par la
presse locale.
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métropolitain américain se présente de manière ambivalente. Elle se traduit par
de sérieuses tensions avec notamment la minorité noire – dont elle vient de
prendre la première place au niveau national. Mais elle se traduit aussi par une
certaine influence sur les modalités de l’aménagement urbain en raison de ses
pratiques culturelles et sociales différentes de celles des autres habitants de la
ville. Les tensions entre minorités ethniques furent notamment confirmées au
moment des émeutes de South Central (1992). Toutefois l’analyse révèle qu’il
s’agit moins d’un antagonisme irrémédiable entre deux minorités s’affrontant sur
les scènes nationale et locale que d’une rivalité locale entre groupes sociaux peu
favorisés appartenant à ces deux minorités. L’analyse de la rivalité est en fait
indissociable d’un contexte urbain marqué par le phénomène de l’underclass et
l’immigration clandestine. Ce point de vue a été confirmé au moment des
élections présidentielles de l’automne 2008 : les Latinos ont voté en majorité
pour le candidat démocrate Obama, un fait non prévisible dans la mesure où la
communauté latino se partage entre les démocrates et les républicains. À Los
Angeles comme dans les autres villes américaines, les clandestins (population
principalement hispanique) acceptent de travailler pour un salaire dérisoire tout
en ne bénéficiant pas de couverture médicale, une situation difficile à tolérer pour
les Noirs peu qualifiés exclus du marché du travail. Compte tenu de cette rivalité,
certains à Los Angeles avaient défendu le principe de l’émergence au sein de la
communauté hispanique d’un leadership assuré par les Chicanos en raison de
leur expérience au sein du contexte anglo-américain (marqué par le clivage racial
entre Noirs et Blancs) et de leur ancrage dans les réseaux politiques locaux,
notamment associatifs. L’élection du maire Villaraigosa en 2009 pour un second
mandat illustre de manière explicite ce positionnement politique.
La présence des Latinos dans la ville américaine se traduit progressivement
par un début d’influence sur le débat au sujet de la centralité (inachevée) de Los
Angeles alors que jusqu’ici elle se traduisait principalement par les peintures
murales dans leurs quartiers. Depuis la fin des années 1970, Los Angeles a choisi
de se doter d’une centralité qui, pour le moment, s’est principalement traduite
par l’avènement de gratte-ciel et d’équipements culturels parallèlement à son
ancrage dans les réseaux économiques globaux. Cette influence se traduit par le
désir de faire émerger des espaces publics au profit du piéton. Les Latinos d’East
LA prenant plaisir à se promener dans l’avenue Broadway (seule rue du
centre-ville où domine la figure du piéton) et ceux de Little San Salvador se
dotant d’espaces publics dans leur quartier, incitent à présent les autorités
municipales à reconsidérer leurs politiques d’aménagement urbain. Aussi les
Losangelinos s’interrogent sur l’avènement d’espaces publics au profit du piéton
comme moyen d’affirmer une centralité renouvelée. Cette dernière
s’organisera-t-elle autour d’espaces publics de type multiculturel (assurant ainsi
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
la mixité sociale et culturelle) ou vers une segmentation des espaces publics en
fonction de l’appartenance culturelle, sociale et ethnique ? Ce questionnement se
retrouve à présent dans les débats locaux faisant suite au programme de l’État
fédéral (voté par le Congrès le 9 février 2009), l’American Recovery &
Reinvestment Act (ARRA) visant à relancer l’économie (et à créer des emplois
« verts ») à partir d’un important investissement public en vue de la réhabilitation
des infrastructures et à terme la recomposition des territoires urbains en faveur
d’une certaine densité du cadre bâti en milieu métropolitain.
TABLEAU 1. ORIGINE NATIONALE DES PRINCIPAUX GROUPES HISPANIQUES
Total
Mexicains
Portoricains
Cubains
Dominicains
Amérique centrale
Amérique du Sud
Autres
44,2 millions d’Hispaniques
28,3 millions, 64 % de la population hispanique totale
3,9 millions soit 9 %
1,5 million 3,4 %
1,2 million 2,8 %
3,3 millions 7,6 %
2,4 millions 5,5 %
3,3 millions 7,7 %
TABLEAU 2. COMTÉ INCLUANT LE PLUS GRAND NOMBRE DE LATINOS
Los Angeles (Californie)
Harris (Texas)
Miami-Dade (Floride)
Cook (Illinois)
Maricopa (Arizona)
4,7 millions
1,4 million
1,4 million
1,2 million
1,1 million
TABLEAU 3. LES DIX PREMIÈRES VILLES AMÉRICAINES ET LEUR POPULATION HISPANIQUE (2000)
Ville
Nombre d’habitants Nombre de Latinos
1- New York
8 millions
2 160 000
2- Los Angeles
3,6 millions
1 700 000
3- Chicago
2,8 millions
753 644
4- Houston
1,9 million
730 865
5- Philadelphie
1,5 million
128 900
6- Phoenix
1,3 million
449 900
7- San Diego
1,2 million
310 000
8- Dallas
1,1 million
422 500
9- San Antonio
1,1 million
671 300
10- Detroit
951 200
47 107
% des Latinos
(27 % pop)
(46,5 %)
(26 %)
(37,4 %)
(8,5 %)
(34,1 %)
(25,4 %)
(35,6 %)
(58,7 %)
(5 %)
141
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TABLEAU 4. LES QUATRE PRINCIPALES MÉTROPOLES ACCUEILLANT DES FLUX MIGRATOIRES
INTERNES DE LATINOS (1980-2000)
Ville
Nombre
d’habitants
Nombre
de Latinos
Croissance
des Latinos
Atlanta
Las Vegas
Washington DC
Minneapolis-St Paul
4,1 millions
1,5 million
4,9 millions
2,9 millions
268 851 habitants
322 038 habitants
432 000
99 121
995 %
753 %
346 %
331 %
Source : R. Suro et A. Singer « Changing patterns of Latino Growth in Metropolitan America », in
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• MILES John, « Blacks versus Browns »,
The Atlantic Monthly, octobre 2002.
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DOSSIER
L’ENTRÉE DES LATINOS SUR LA SCÈNE MÉTROPOLITAINE AMÉRICAINE
• OLIVER Melvil, JOHNSON James H.,
« Interethnic conflict in an urban ghetto:
the case of Blacks & Latinos in Los
Angeles », Research in social
movements, conflict and change, 6,
1984.
• PEARLSTONE Zena, Ethnic L.A., Hillcress
press, 1990.
• TEXIER Emmanuelle, « Latino Power :
l’accès au politique des Latinos aux
États-Unis », Les Études du CERI, n° 94,
2003.
• SASSEN Saskia, The Global City, MIT
press, 1991.
• SKERRY Peter, Mexicans-American: the
Ambivalent Minority, Harvard University
press, 1995.
• SONNENSHEIM Raphael J., Politics in Black
and White: Race and Power in Los
Angeles, Princeton University press,
1993.
• SONNENSHEIM Raphael J., The City at
Stake: Secession, Reform and the battle
for Los Angeles, Princeton University
press, 2006.
• TRÉGUER Annie, Chicanos : Murs peints
des États-Unis, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2000.
• VAGNOUX Isabelle, Les Hispaniques aux
États-Unis, PUF, 2000.
• WALDINGER Ronald, BOZORGMEHR Mehir
(ed.), Ethnic Los Angeles, NY, Russel
Sage foundation, 1996.
RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
Sociología de Chicago. Testigo de nuevos
flujos migratorios provenientes de diferentes regiones del mundo, la ciudad ha
sufrido además una importante restructuración económica (relacionada con la
globalización de la economía) y transformaciones socioculturales vinculadas a la
lucha por los derechos cívicos de los
negros. La llegada de los latinos a la
escena urbana también forma parte de
esta recomposición social, económica,
cultural y política que continúa hoy día.
Dicha dinámica adopta formas muy diversas según las particularidades de cada
ciudad y de las especificidades que constituyen cada población latina. En Los Ángeles, la presencia de latinos se manifiesta
de una manera ambivalente : se inscribe
en las tensiones interétnicas por el acceso a los servicios públicos y a la vida
política pero contribuye también en el
debate a favor de la centralidad entorno a
los espacios públicos.
La grande ville américaine de ce début de
XXIe siècle ressemble peu au schéma de la
célèbre École de sociologie de Chicago.
Elle a enregistré, outre l’arrivée de
nouveaux flux migratoires (en provenance
de différentes régions du monde), une
sérieuse restructuration économique
parallèlement à la globalisation de
l’économie ainsi que des mutations
sociales liées à la lutte pour les droits
civiques en faveur des Noirs. Aussi
l’entrée des Latinos sur la scène urbaine
participe-t-elle de ces recompositions
sociales, économiques, culturelles et
politiques en cours. Cette dynamique
prend des formes variées en fonction de
la singularité inhérente à toute ville et de
la spécificité des groupes constituant
l’entité latino. À Los Angeles, la présence
des Latinos s’affirme sur un mode
ambivalent : elle s’inscrit certes dans des
tensions interethniques pour l’accès aux
services publics et à la vie politique mais
elle contribue aussi à influencer le débat
en faveur d’une centralité construite
autour des espaces publics.
La ciudad americana de comienzos del
siglo XXI ha dejado de corresponder al
modelo propuesto por la Escuela de
The American city in the beginning of the
21st century looks different from the
tradition model of the industrial city as
elaborated by the Chicago School. It has
received large flows of immigration
coming from different parts of the world,
it has gone through a deep economic
restructuring process (in relation with the
globalization of the economy) and has
143
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registered social and cultural changes
linked to political mobilizations for the
advancement of civil rights in favour of
African-Americans. Hence the political
participation of Latinos is embedded in
these social, economic, cultural and
political changes. This process may take
different forms according to the
singularity of the city and to the specificity
of the Latino population. In Los Angeles,
the involvement of Mexican-Americans
and other Latino populations is perceived
on a ambivalent mode : it raises
interethnic tensions for access to public
services while it contributes to influence
the debate in favour of a centrality built
around public spaces.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• Latinos
• Chicanos
• Mexicains-Américains
• Los Angeles
• Africains-Américains
• tensions interethniques
• espaces publics
• centralité
• Latinos
• Chicanos
• Mejicanos-Americanos
• Los Angeles
• Africanos-Americanos
• tensiones interétnicas
• espacios públicos
• centralidad
• Latinos
• Los Angeles
• Chicanos
• Mexican-Americans
• African-Americans
• interethnic tensions
• public spaces
• centrality
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Isabelle Vagnoux
Latinos USA :
les Hispaniques
dans la société américaine
au début du XXIe siècle
Ce n’est pas le monde hispanique qui est venu aux États-Unis, mais l’inverse. Et il
y a peut-être une justice immanente dans le fait que le monde hispanique revienne
aujourd’hui, dans le fait qu’il recouvre une partie de son héritage ancestral dans
l’hémisphère occidental.
Carlos Fuentes, Le miroir enterré.
euxième population d’origine espagnole au monde, derrière le
Mexique, les Hispaniques ou Latinos1, avec près de 47 millions d’âmes en 2008, constituent désormais la première minorité des États-Unis, mettant ainsi un terme historique à la traditionnelle bipolarisation Noirs/Blancs de la société américaine. Neuf millions d’Hispaniques résidaient aux États-Unis en 1970 ; 14,6 millions en 1980 ; 22,4 millions en 1990 ;
35,3 millions en 2000 ; 47 millions en 2008 ; 60 millions prévus pour 2020 et
132 millions en 2050… Au fil des recensements décennaux, les chiffres s’égrènent, invariablement à la hausse, en termes non seulement relatifs mais également absolus… Car il en va de même pour la part de la désormais première
minorité des États-Unis dans la population totale : 4,4 % en 1970, 6,4 % en
1980, 9 % en 1990, 12,5 % en 2000, 15 % aujourd’hui et 30 % prévus en 2050, soit
près d’une personne sur trois résidant dans ce pays. Cette courbe sans cesse
D
1. Nous emploierons indifféremment l’un ou l’autre terme. « Hispaniques » domine dans les statistiques officielles ; « Latinos » est plus répandu dans la presse.
145
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ascendante a cependant accusé un léger ralentissement en 2008, sous la double
pression de la crise économique et des lois migratoires. Ralentissement, mais non
recul puisqu’en un an la population hispanique a tout de même crû de 3,2 % [U.S.
Census, mai 2009 ; Roberts, 2009].
En dépit de la forte hétérogénéité de la communauté, en termes d’ancienneté
sur le sol américain, d’origine nationale2, de statut (ressortissant américain,
immigré, clandestin), de références culturelles et de revenus, ces données
démographiques reflètent à l’évidence un changement en profondeur de
l’Amérique, qui s’hispanise en même temps qu’elle assimile et transforme les
nouveaux venus, dans un métissage culturel accéléré par la législation héritée de
la lutte pour les droits civiques, par la technologie et les valeurs marketing du XXIe
siècle. À l’instar du politologue Samuel Huntington, nombre d’Américains, élus
ou simples citoyens, se sont émus de la place grandissante occupée dans le
paysage de leur pays par cette vague d’origine latino-américaine [Huntington,
2004 et 20053 ; Rivera, 2008]. Cet article se propose de présenter une
radiographie de la présence hispanique aux États-Unis, d’examiner brièvement
la spécificité latino par rapport aux flux antérieurs d’immigrés ; enfin, de dégager
les grands traits du métissage culturel induit par la nouvelle donne
démographique, à la fois hispanisation de certains secteurs de la société
américaine et acculturation des immigrés.
Entre immigration et ancrage :
évolution de la cartographie latino
Tous ne sont pas des immigrés ou des enfants d’immigrés, mais quatre
Hispaniques sur dix sont nés en Amérique latine. En d’autres termes, dans ce cas
précis, ethnicité rime fortement avec immigration. L’immigration
latino-américaine, notamment mexicaine, n’a cessé de s’amplifier depuis la fin du
XIXe siècle et, en dépit de la proximité géographique, les retours au pays ne sont pas
majoritaires. L’idée selon laquelle les Mexicains viennent pour quelques années
puis s’en retournent est certes séduisante pour les employeurs et tous ceux qui,
depuis les années 1920, tiennent à maintenir un flux constant d’immigrés du sud
sans pour autant souhaiter les intégrer dans la société américaine. « Ceux qui
emploient des Mexicains sont confrontés à la difficulté de les encourager à rester.
2. Les origines nationales se répartissent approximativement ainsi : 64 % Mexique, 9 % Porto Rico,
7 % Amérique centrale, 7 % Amérique du Sud (Colombiens et Équatoriens en tête), 3,5 % pour
Cuba et 2,7 % pour la République dominicaine. Pour les dernières statistiques actualisées, voir U.S.
Census Bureau, 2009, Facts for Features, Hispanic Heritage Month, http://www.census.gov/PressRelease/www/releases/archives/facts_for_features_special_editions/013984.html
3. Le traitement de la question hispanique apparaît moins provocateur dans l’ouvrage, où
l’argumentation est plus riche, que dans l’essai.
146
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DOSSIER
LATINOS USA : LES HISPANIQUES DANS LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE
Ils n’ont qu’une hâte, c’est de rentrer chez eux », affirmait ainsi en 1924 le sénateur
du Colorado Alva Adams [U.S. Senate, Congressional Record, 1924, p. 6625]. Ce
mythe a induit les programmes « d’invitation » temporaire de travailleurs mis en
place de 1942 à 1964 (Programme Bracero), que le président George W. Bush,
suivi par une majorité de républicains, souhaitait ressusciter, sans toutefois octroyer
la même garantie de contrôles gouvernementaux. Ce concept de phase temporaire,
de parenthèse migratoire, prévaut également parmi les immigrés eux-mêmes. La
majorité déclare effectivement vouloir retourner au pays dès que possible tant le
lien ombilical avec leur patrie demeure fort. La réalité est cependant tout autre : dès
1908, l’économiste Victor S. Clark constatait que si les immigrants mexicains ne
manifestaient aucunement l’intention d’obtenir la nationalité américaine, un sur
deux s’installait définitivement aux États-Unis [Clark, 1908, p. 520-521].
Depuis, la tendance s’est renforcée. La plupart des immigrés disposant d’un
visa ne retournent pas vivre dans leur pays natal. Par définition, les statistiques
sont beaucoup plus floues pour les clandestins. Les raisons en sont multiples :
difficulté d’abandonner les nouvelles habitudes prises, les engagements qu’ils
soient professionnels, financiers ou affectifs, de laisser les enfants, même devenus
adultes et qui souhaitent, quant à eux, rester dans le pays dont ils sont
ressortissants, évolution des mentalités [TRPI, 2004]. Raisons auxquelles il
convient d’ajouter, avec quelque ironie, « l’encouragement à rester », dispensé par
une législation sur l’immigration de plus en plus restrictive et par la surveillance
accrue exercée par les autorités américaines à la frontière depuis 1993 – et plus
encore depuis septembre 2001 – qui rendent le passage pour les clandestins de
plus en plus dangereux et onéreux puisqu’il est désormais impossible de traverser
sans l’aide d’un passeur. La construction de murs et l’installation de matériel de
haute-technologie le long de la frontière depuis l’automne 2006 et la loi sur la
sécurité de la frontière (Secure Border Act) accentuent fortement cette tendance.
Dans ces conditions, une fois que l’on est sur le territoire américain, même en
situation irrégulière, on y reste. En espérant dissuader les clandestins de venir, les
autorités américaines ont convaincu ceux présents sur leur territoire de
s’enraciner dans une société un peu schizophrène, qui ne souhaite pas leur
présence mais ne peut s’en passer. Même les résidents en règle hésitent à braver
les files d’attente aux postes frontière et les questions suspicieuses. C’est ainsi
que, de plus en plus, voyage al norte rime avec ancrage dans la société américaine,
même s’il est toujours doux de rêver et de dire, dans les enquêtes, qu’un jour, on
rentrera chez soi4, même si les descentes des services d’immigration sur les lieux
de travail et les expulsions musclées de la fin de l’ère Bush ont quelque peu mis
4. Propos confirmés lors d’entretiens avec le consul mexicain Francisco Anza (San Diego, Californie,
août 2006) et avec un groupe d’immigrés, Migrantes por Ayoquezco (État de Oaxaca), établis à San
Marcos, au nord de San Diego.
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à mal le « rêve américain ». En dépit de celles-ci et de la crise économique, une
étude récente montre en effet que les flux de retour demeurent stables depuis
2006 [Pew Hispanic Center, 2009].
Si l’essentiel de la minorité latino demeure dans les terres traditionnelles
d’accueil que sont toujours le Sud-Ouest (ils représentent en 2007 plus de 36 %
de la population de la Californie et du Texas, 45 % de celle du Nouveau-Mexique
et 30 % de l’Arizona), la Floride, la région de New York/New Jersey ou de
Chicago, les Hispaniques quadrillent aujourd’hui l’ensemble du territoire
états-unien. En 2008, les Hispaniques forment une majorité de la population
dans 48 comtés. En 2004, 907 comtés enregistraient plus de 5 % de Latinos,
contre 538 seulement en 1990 [Frey, 2006, p. 19]. Les États du sud-est (Géorgie,
Caroline du Nord, Tennessee, Caroline du Sud, Alabama), traditionnellement
peu ouverts à l’immigration, ont vu leur population hispanique monter en flèche
depuis 1990. Entre 2000 et 2007 seulement, l’augmentation avoisine 69 % en
Géorgie et en Caroline du Nord, 78 % en Caroline du sud et 48 % au Tennessee
[Pew Hispanic Center, 2007]. La Géorgie constitue aujourd’hui le dixième État
hispanique de la nation, suivie de la Caroline du Nord, en douzième position.
Cette nouvelle implantation est directement liée à l’offre économique : de la
Caroline du Nord à l’État de Washington, les grandes exploitations agricoles
sont très demandeuses de travailleurs peu exigeants. De plus, le dynamisme
économique du Sud-Est va de pair avec une forte demande d’ouvriers sans
qualification (abattoirs, industrie alimentaire, industries du meuble et du
bâtiment) et les immigrés d’Amérique latine, qu’ils possèdent un permis de
travail ou non, constituent la première source de cette main-d’œuvre. Enfin, le
Sud-Est demeure accessible en termes de coût de la vie et de l’immobilier. Pour
la petite classe moyenne latino qui aspire à s’élever dans la société, il est plus
confortable de vivre en Géorgie qu’en Californie, d’où des déplacements de plus
en plus fréquents d’une région à une autre. La crise semble avoir cependant
légèrement changé la donne en 2008. La fermeture de nombreuses entreprises
dans le Sud-Est a retenti sur les Latinos qui se sont repliés sur les régions
d’accueil traditionnelles, où la solidarité ethnique atténue les effets des difficultés
économiques [U.S. Census, mai 2009]. Il faudra attendre le prochain
recensement pour déterminer avec exactitude si ce phénomène demeure
marginal ou marque un reflux durable.
La démographie bouge également en Nouvelle-Angleterre, autre région
traditionnellement peu choisie par les Hispaniques. Le Massachusetts constitue
le quinzième État de l’Union en termes de population latino et, bien que la taille
de la communauté demeure fort modeste, la hausse s’élève respectivement à 24 %
dans le Connecticut, 19 % dans le Vermont, 36 % dans le Rhode Island et 11 %
dans le Maine. Plus aucune région n’est désormais terra incognita pour les
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DOSSIER
LATINOS USA : LES HISPANIQUES DANS LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE
Hispaniques, qu’ils soient ressortissants américains ou immigrés. Cette
dispersion territoriale apparaît comme un phénomène récent qui débute dans les
années 1990 et qui va de pair avec une concentration accrue en communautés
[Frey, 2006, p. 21 ; Cromartie et Kandel, 2004, p. 9].
Dispersés sur l’ensemble du territoire, certes, mais jamais isolés.
Traditionnellement, les immigrés s’établissent surtout là où ils ont déjà des
contacts, qu’il s’agisse de membres de leur famille, de leur village, ou d’amis. En
d’autres termes, dès lors que les perspectives d’emploi existent, la présence de
quelques immigrés aboutit systématiquement à l’arrivée d’un plus grand nombre
d’entre eux, et à la création d’une communauté qui croît ainsi très rapidement.
Cette tendance, qui n’est nullement spécifique aux Latino-Américains, s’est
accentuée ces dernières années, notamment avec les lois et les actions anti
clandestins. La solidarité du groupe devient alors vitale. Pour preuve, la
redistribution consulaire mexicaine en fonction de l’évolution spatiale des
immigrés. Deux nouveaux consulats viennent d’ouvrir : l’un à Anchorage, en
Alaska, l’autre à Boise, dans l’Idaho, deux régions bien éloignées des terres
d’accueil traditionnelles mais qui attirent les immigrés par les possibilités
d’emplois qu’elles offrent, dans les domaines agricoles et de la pêche,
essentiellement.
92,7 % des Hispaniques résident dans les zones urbaines, même lorsqu’ils
sont originaires de zones rurales, phénomène qui reflète une tendance mondiale
de migration des campagnes vers les villes, tout particulièrement en Amérique
latine, désormais région la plus urbanisée au monde, avec ses mégapoles
tentaculaires. La plupart vivent dans les grandes zones métropolitaines (78,5 %),
de plus petites (14,2 %) ou des zones « micropolitaines », définies comme des
zones urbaines situées à plus de 160 kilomètres des grandes villes [Frey, 2006,
p. 11]. Leur installation géographique correspond, très exactement, à la
répartition des emplois qui, même agricoles se situent rarement très loin des
centres urbains. Ainsi, en Californie et en Arizona notamment, une large
proportion des travailleurs agricoles d’origine latino-américaine résident en
zones métropolitaines, même si celles-ci se situent de plus en plus à l’intérieur
des terres et non plus seulement près des côtes.
Il apparaît également que si, suivant un schéma traditionnel, les immigrés
continuent à s’installer majoritairement dans les grandes villes, ils en quittent les
centres au profit des banlieues dès que possible, attirés, tout comme le reste de la
population, par plus de sécurité et de meilleures écoles pour leurs enfants. En ce
sens, ils ne se distinguent nullement des vagues précédentes d’immigrés
européens. En revanche, phénomène nouveau, les banlieues, proches ou
lointaines, ou les petites villes, attirent désormais de plus en plus d’immigrés
latino-américains en première installation, informés de meilleures conditions de
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vie et de logement (New York Times, 29 janvier et 17 octobre 2007). Les petites
villes virginiennes de Culpeper et Manassas, dans la grande banlieue de
Washington, illustrent parfaitement l’attrait de ces zones plus rurales pour les
immigrés d’Amérique latine.
Une exception latino ?
En 2004, l’essai très polémique du politologue Samuel Huntington sur « le
défi hispanique » a relancé le débat sur la capacité d’assimilation de cette
communauté et son adéquation à la « culture anglo-protestante » et au « Credo
américain », cher à Thomas Jefferson. Les éléments clés de cette culture sont,
selon Huntington, « la langue anglaise, le christianisme, l’engagement religieux ;
la conception anglaise de prééminence de la loi – incluant la responsabilité des
dirigeants et les droits des individus – ainsi que les valeurs protestantes que sont
l’individualisme, l’éthique du travail et l’idée que les êtres humains ont la capacité
et le devoir d’essayer de créer un paradis sur terre » [Huntington, 2005, p. XVII]
Le débat lui-même fait d’ailleurs partie intégrante de la tradition américaine
puisque, dès le XIXe siècle, les immigrés jugés « différents » des premiers colons
(Irlandais, Slaves, Italiens, juifs, Asiatiques) ont fait l’objet d’un questionnement
similaire. Pourtant, la société et la culture américaines, loin de se désintégrer à
leur contact, se sont enrichies des éléments qu’ils leur ont apportés pour devenir
ce qu’elles sont aujourd’hui. Pour les grandes associations (Mexican American
Legal Defense and Education Fund – MALDEF ; National Council of La Raza ;
League of United Latin American Citizens – LULAC) et les leaders hispaniques,
ainsi que nombre d’intellectuels de gauche ou centre-gauche (« liberal »),
favorables à la politique de la porte ouverte, les 47 millions de Latinos, tout
comme les vagues d’immigrés qui les ont précédés, apporteront leur contribution
à la construction dynamique de la culture américaine en même temps qu’ils
seront transformés par elle.
Les « nativistes5 » et autres partisans de restrictions à l’immigration en
général, latino-américaine et mexicaine en particulier, s’attachent quant à eux à
souligner les différences fondamentales existant entre ces immigrés du Sud et les
groupes qui les ont précédés au XIXe ou XXe siècles.
En premier lieu, la contiguïté territoriale permet plus facilement d’entrer aux
États-Unis, légalement ou clandestinement, en dépit d’une surveillance de plus
en plus pointue et d’obstacles multiples. De nos jours, cette facilité est devenue
toute théorique, mais elle demeure ancrée dans l’esprit de tous.
5. Terme né au milieu du XIXe siècle aux États-Unis pour désigner un mouvement hostile aux
étrangers. Les nativistes préconisent une politique favorisant clairement les Américains de souche
aux dépens des immigrés.
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DOSSIER
LATINOS USA : LES HISPANIQUES DANS LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE
La deuxième différence réside dans «l’exception mexicaine», soulignée par
Huntington: en effet, la présence de Mexicains, depuis le XVIIe siècle, dans ce qui est
aujourd’hui le Sud-Ouest des États-Unis, ne permet pas de considérer cette
population comme les autres groupes immigrés. Aux États-Unis, aucun autre
groupe national n’a immigré vers des terres qui jadis appartenaient à son pays. Ni les
Allemands, ni les Irlandais, ni les Slaves, ni les Asiatiques ne se sont trouvés dans
cette situation. Ils sont, d’emblée, arrivés dans un pays totalement étranger, ce qui
est également le cas des immigrés latino-américains qui ne sont pas d’origine
mexicaine. À l’évidence, il existe un lien ombilical entre le Mexique et le Sud-Ouest
des États-Unis qui explique la force, la continuité, la pérennité sans doute, du
mouvement migratoire vers cette région. Il suffit d’ailleurs de regarder une carte
pour se souvenir. San Francisco, Los Angeles, San Diego, El Paso, San Antonio,
California… la toponymie même rappelle bien les origines espagnoles de ces terres.
Les missions qui émaillent la région apportent un autre témoignage culturel: celui
de l’implantation catholique, dans des zones alors fort peu peuplées. Aucun autre
groupe ne peut se prévaloir d’un tel lien ancestral avec le territoire états-unien.
La troisième différence majeure est constituée par la continuité des flux
migratoires. En raison de l’existence du gouffre économique persistant entre le
Nord et le Sud, entre l’hyper puissance américaine et le monde en
développement, en raison des besoins insatiables de l’économie américaine en
matière de main-d’œuvre bon marché, en raison enfin de la contiguïté des
territoires, cette immigration latino-américaine qui ne cesse de s’amplifier depuis
le début du XXe siècle n’est pas près de se tarir, à la différence des autres groupes
qui, au bout de quelques décennies, ont cessé ou ralenti leur émigration vers les
États-Unis6.
Enfin, à l’évidence, depuis un quart de siècle, le contexte socio politico
culturel des États-Unis, dans un monde interdépendant et globalisé, permet à
tout groupe d’immigrants, notamment grâce au formidable développement des
moyens de communication, de maintenir un contact étroit avec sa terre natale et,
partant, d’éviter une rupture totale. Cela peut contribuer à retarder un processus
complet d’assimilation. À ce titre, la comparaison entre les immigrés
d’aujourd’hui et ceux d’il y a un siècle, qui vivaient dans un monde drastiquement
différent, paraît difficile à établir avec rigueur. Un rapport récent du think tank
conservateur Manhattan Institute confirme que les Mexicains ont, parmi les dix
principaux groupes d’immigrés, un des taux les plus bas d’intégration
économique et civique (naturalisation, engagement dans l’armée), alors que leur
6. La crise financière et économique qui a durement frappé les États-Unis ne permet pas encore de
remettre ce schéma en question. Certes, en 2008, les flux d’immigration clandestine en provenance
du Mexique ont baissé de presque 40 % par rapport à 2004, mais les flux des migrants détenteurs
de visas sont en revanche demeurés stables.
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intégration culturelle (maîtrise de l’anglais, exogamie, nombre d’enfants et statut
marital) se situe dans la moyenne. Le rapport souligne que, souvent coupés de
l’accès à l’américanisation le grand nombre de clandestins d’origine mexicaine
tirent l’ensemble du groupe vers le bas de l’index d’assimilation [Vigdor, 2008].
Entre hispanisation et acculturation :
évolution d’un métissage culturel
Les quartiers ethniques ont toujours existé aux États-Unis, abritant de tout
temps la première génération d’immigrés, voire la deuxième. Une fois mieux
établis dans la classe moyenne, leurs enfants et petits-enfants les quittaient pour
s’installer dans des quartiers plus huppés, plus « anglos ». À terme, ces rues
perdaient leurs caractéristiques « ethniques » pour abriter des populations peu
fortunées de toutes origines. Comme les autres, les Hispaniques quittent ces
quartiers dès qu’ils ont atteint la classe moyenne. En cela, le processus
d’intégration spatiale n’est nullement différent. Sauf que, en raison de l’injection
continue de nouveaux immigrés, ces quartiers, loin de perdre leur hispanité,
voient leur identité culturelle ethnique se renforcer et se renouveler, d’autant que
ce sont parfois des villages entiers qui se recréent dans les zones urbaines
américaines (de nombreux villages mexicains possèdent ainsi la moitié de leur
population « au Nord »). D’où l’accusation, souvent portée par Samuel
Huntington et de nombreux conservateurs, que les Hispaniques refusent de
s’intégrer et se replient dans des enclaves. Il n’y a, en réalité, nul refus
d’intégration mais, d’une part, il est plus rassurant de vivre au milieu des siens et,
d’autre part, l’Amérique s’est de tout temps construite ainsi, la seule différence
résidant dans la continuité de l’immigration.
Dans les zones de nouvelle implantation, certains comtés connaissent
aujourd’hui une véritable révolution culturelle. La concentration d’immigrés
génère non seulement la création de commerces ethniques mais aussi la mixité
dans les églises et les écoles, l’expansion de la langue espagnole, et le
développement de loisirs plus latino-américains tels que le football, aux dépens
du baseball ou du football américain. À plus long terme, les plus entreprenants
des immigrés en viennent à assumer des responsabilités sociales, au sein de
syndicats, d’écoles ou de comités de quartiers voire, lorsqu’ils obtiennent la
nationalité américaine, à postuler à des responsabilités politiques locales. C’est
ainsi que le simple phénomène économique peut conduire, en moins d’une
génération, à une redéfinition drastique de la vie culturelle, cultuelle, associative
et commerciale d’une localité ou d’un quartier.
L’Amérique du XXIe siècle revêt un peu la forme d’un inventaire à la Prévert :
des instructions en espagnol dans un autobus, une carte téléphonique bilingue,
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DOSSIER
LATINOS USA : LES HISPANIQUES DANS LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE
des magazines et des livres en espagnol dans toutes les grandes librairies, des
rayons entiers de produits « hispaniques » dans les supermarchés, un restaurant
mexicain ou tex-mex à tous les coins de rue, des serveurs d’origine mexicaine ou
centraméricaine dans la plupart des restaurants, un Cinco de Mayo célébré à la
Maison-Blanche comme dans l’ensemble du pays… le voyageur qui n’est pas
revenu aux États-Unis depuis une vingtaine d’années aura à l’évidence quelque
mal à reconnaître les lieux.
L’influence latino est palpable non seulement dans les zones à forte
concentration ethnique mais aussi dans toutes les grandes villes. Un faisceau de
facteurs explique ce phénomène sans précédent dans son ampleur et sa durée, qui
change la physionomie culturelle et populaire de l’Amérique d’aujourd’hui. Cette
nouvelle donne résulte en premier lieu de la congruence entre la force migratoire,
un taux de natalité élevé (le nombre impacte forcément sur l’environnement) et
l’héritage des luttes pour les droits civiques des années 1960 et 1970. Les
formulaires, instructions et panneaux bilingues sont nés de la volonté des leaders
hispaniques de l’époque de permettre à ceux qui ne maîtrisaient pas la langue
anglaise de vivre normalement, sans se sentir exclus. C’est ainsi que fut obtenu
en 1975 un amendement à la loi sur le droit de vote de 1965 qui prévoit la
traduction en langue étrangère des formulaires de vote dans toutes les
circonscriptions à forte concentration d’immigrés. Lorsque la législation, fédérale
ou locale, s’allie à la pression du nombre, l’influence – de l’espagnol dans le cas
qui nous intéresse ici – ne peut que s’étendre et s’enraciner.
Au phénomène « légal » s’ajoutent le multiculturalisme politiquement correct
hérité des luttes pour les droits civiques des années 1960, désormais érigé en
« religion civile des États-Unis » [ Jacoby, 2004, p. 7], et la souveraineté du
marketing. Aucun secteur économique ne peut demeurer indifférent à l’appel
d’une population en constante augmentation, jeune de surcroît (un tiers a moins
de 18 ans) et donc à la fois malléable dans ses habitudes et avide de
consommation. Il ne nous appartient pas ici de développer la mine d’or que
constitue la minorité latino pour les industriels et publicitaires, mais outre le
désir de répondre à une demande et à des besoins en produits différents de ceux
habituellement achetés par le groupe dominant ou préférés par les Latinos, le
secteur économique a clairement réussi à répandre les produits latinos et
« tex-mex » dans l’ensemble de la société américaine.
Car, et c’est là un troisième facteur, qu’il s’agisse d’un produit alimentaire, d’un
CD, d’un artiste ou d’une fête, le « produit » latino plaît, séduit et… se vend.
L’exemple le plus frappant est probablement celui de la propagation du Cinco de
Mayo, en passe de devenir aussi populaire aux États-Unis que la Saint Patrick
irlandaise. Célébrant la victoire des Mexicains sur l’armée française en 1862, cette
fête, désormais plus populaire aux États-Unis qu’au Mexique même, apparaît
153
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comme le triomphe du marketing, pour la plus grande joie des producteurs et
distributeurs de bière (Corona), de tequila et d’avocats (guacamole).
On retrouve un phénomène semblable au sein de la culture télévisuelle. Outre
le succès d’actrices revendiquant leur latinité (Eva Longoria), une petite
révolution s’est opérée sur le front des telenovelas, ces feuilletons sucrés importés
d’Amérique latine et diffusés sur les chaînes hispanophones (Univisión,
Telemundo). Des scénaristes et producteurs hispaniques ont commencé à
produire leurs propres séries, avec des acteurs immigrés, intégrant certains
ingrédients de la réalité de la vie aux États-Unis, et remisant les références à une
Amérique latine que beaucoup de Latinos ne connaissent plus. Le but : toucher
non plus seulement la première génération d’immigrés, mais aussi leurs enfants
et leurs petits-enfants, voire exporter à l’étranger une nouvelle génération de
séries américaines, adaptées à la réalité du XXIe siècle [Whoriskey, 2006]. Mieux,
certaines séries sont en cours d’adaptation pour être diffusées en anglais sur les
plus grandes chaînes anglophones… La recette amour haine passion vengeance
version latino fonctionne à merveille et Miami, berceau de cette nouvelle
industrie, est en passe de devenir l’Hollywood latine, accentuant ainsi sa place de
carrefour inter-américain. Il est encore trop tôt pour évaluer cette évolution qui
pourrait induire plusieurs conséquences à long terme : une certaine hispanisation
de la culture télévisuelle américaine, l’exportation en Amérique latine d’un
nouveau modèle, non plus « anglo » mais… latino made in USA, ainsi qu’une
remise en question des programmes traditionnels des médias hispanophones. Le
tout participant de la transnationalisation et de la mondialisation des échanges
culturels et d’une assimilation qui, dans le cas des Hispaniques, ne se fait pas sans
contrepartie, à savoir leur propre influence sur la culture dominante.
Outre ces phénomènes de mode, l’influence hispanique s’insinue lentement
dans le quotidien du groupe dominant de manière plus indirecte. La présence de
nombreux employés mexicains ou centraméricains dans les restaurants implique
des changements réels dans la confection des plats, exotisme au demeurant
plébiscité par les Américains qui ont toujours bien accueilli les apports
gastronomiques des immigrants. Dans le secteur du bâtiment, le recrutement
massif des ouvriers latinos modifie certaines conceptions de l’habitat.
L’omniprésence d’employés de maison originaires du Sud induit également une
interaction entre des modes de vie différents et, à terme, des changements allant
de l’imperceptible au flagrant. Pour toutes ces raisons, la société américaine du
XXIe siècle connaît une forme d’hispanisation, même si celle-ci demeure
superficielle et souvent anecdotique, non pas en raison d’un quelconque élan de
« reconquête » économique ou culturelle mais bien en raison de la séduction
qu’exerce sur le groupe dominant l’exotisme de « l’objet » latino. La mode latino
fonctionne fort bien et reçoit tous les encouragements du système économique.
154
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DOSSIER
LATINOS USA : LES HISPANIQUES DANS LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE
Les Latinos s’installent aussi durablement dans le paysage politique national.
Depuis une vingtaine d’années, tous les présidents ont nommé quelques-uns
d’entre eux à la tête de ministères d’importance inégale. George W. Bush a
donné un réel coup d’accélérateur en nommant le premier garde des Sceaux
hispanique (Alberto Gonzalez). C’est également lui qui a convaincu le parti
républicain de choisir à sa tête le Cubain-Américain Mel Martinez. Même si ni
l’un ni l’autre n’iront au bout de leur mandat, ces deux nominations constituent
une évolution historique. Le ton est donné : les Latinos sont désormais présents
au plus haut niveau de l’État fédéral. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les choix
du président Obama. La communauté hispanique attendait de lui un geste fort,
politiquement crucial, qui ne soit pas en deçà de ce qu’avait fait son prédécesseur.
Obama jouera donc sur l’effet « double minorité ». Ce sont en effet les Latinas
qui sont en première ligne : Hilda Solis au département du Travail, Cecilia
Muñoz au sein de la Maison-Blanche et surtout la Portoricaine Sonia
Sotomayor, premier juge hispanique nommé à la Cour suprême7. Au plus haut
niveau de l’État, c’était le seul pouvoir où les Latinos n’avaient pas de
représentation. C’est désormais chose faite. Au-delà du signe politique,
particulièrement fort, la nomination d’un juge à la Cour suprême revêt une
double importance pour la communauté latino. Tout d’abord, Sotomayor est
nommée à vie, ce qui implique une influence plus durable que celle des
politiques, aux nominations éphémères. Par ailleurs, gardiens de la Constitution,
les juges de la Cour suprême influent en profondeur sur la société américaine. Ce
sont eux qui ont avalisé la ségrégation raciale en 1896, eux encore qui l’ont
démantelée en 1954, eux toujours qui ont accordé le droit à l’avortement, eux
enfin qui ont maintenu le système de discrimination positive envers et contre
toutes les attaques. La Cour suprême est l’arbitre de tous les débats sociétaux.
Latina, Sonia Sotomayor l’est et le revendique. Elle contribuera sans doute à
préserver un système de préférence pour les minorités, mais il serait erroné de
croire que ses décisions seront systématiquement guidées par son ethnicité.
Celle-ci ne constitue qu’un élément parmi d’autres.
Enfin, l’impact hispanique sur l’évolution de la religion est patent. 45 % de la
minorité fréquente l’église au moins une fois par semaine. Les deux tiers
choisissent des églises avec un ministre du culte latino et des services en espagnol
[Pew Hispanic Center, 2007]. Deux tiers restent fidèles au catholicisme et ils
constitueront bientôt une majorité des catholiques aux États-Unis, induisant de
réels bouleversements dans une Église dominée depuis un siècle et demi par
7. Benjamin Cardozo, juge à la Cour suprême de 1932 à 1938 et d’origine portugaise, pourrait en fait
avoir été le premier Hispanique à siéger dans cette vénérable institution. Tout dépend de la
définition que l’on donne de l’identité hispanique, si celle-ci inclut les Portugais et leurs
descendants ou non. Le débat n’est pas nouveau et est régulièrement relancé.
155
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Irlandais, Italiens et Polonais. Dans le même temps, la protestantisation des
Hispaniques gagne du terrain : si 18 % des immigrants se déclarent protestants
(la plupart se sont convertis dans leur pays natal), ils sont près d’un tiers au sein
de la troisième génération, mettant ainsi en évidence le lien entre acculturation,
américanisation et protestantisme. Cette poussée oblige l’Église catholique à
réagir : elle recrute prêtres et séminaristes au Mexique, au Venezuela ou en
Colombie et les amène aux États-Unis pour qu’ils puissent établir une relation
d’empathie culturelle avec les immigrants. Un nombre croissant d’églises
adoptent également des pratiques « charismatiques », proches des Pentecôtistes,
pour mieux répondre aux demandes des 54 % de Latinos qui s’identifient comme
« charismatiques ». Enfin, elle tente d’imiter les protestants dans leur action au
sein de la communauté et se montre plus à l’écoute des revendications sociales de
ses fidèles. C’est ainsi que la religion constitue aujourd’hui un des principaux
terrains d’influences croisées.
La minorité hispanique, certes hétérogène et plurielle, son influence, les défis
et enjeux qu’implique sa présence, font non seulement désormais partie
intégrante de la société américaine mais la transforment inévitablement,
diffusant les couleurs latinos à travers l’ensemble de sa « mosaïque », en même
temps qu’ils sont eux-mêmes transformés par l’expérience états-unienne. Ainsi
en témoignent la poussée protestante, l’accès à la propriété et à la création
d’entreprises, plus facile aux États-Unis qu’en Amérique latine – mais non dénué
de pièges (subprimes) –, le changement des habitudes de consommation et
d’alimentation dès la seconde génération ou chez les jeunes immigrés, l’initiation
à, ainsi que l’engagement dans la démocratie participative. Même si les Latinos
gardent un lien sentimental avec le pays de leurs ancêtres, dès la seconde
génération ils sont pleinement américains, tout comme les immigrés qui les ont
précédés : ils partagent alors les valeurs « américaines » chères à Huntington, tout
en souffrant des relents xénophobes qui perdurent jusque dans l’Amérique du
XXIe siècle, pourtant si prompte à absorber les apports « exotiques ». Entre
hispanisation et acculturation, le lien unissant les Latinos à la société américaine
s’avère puissant, complexe, ambigu, paradoxal, à l’image de la relation
amour/haine, attraction/répulsion qui a toujours caractérisé celle, plus large,
entre l’Amérique latine et les États-Unis. Au-delà des querelles culturelles et
identitaires, la minorité latino se situe au carrefour de deux zones géographiques
et culturelles distinctes et tente d’inventer une voie hybride. Par son influence sur
la société américaine, elle offre un contrepoint intéressant à l’implantation
états-unienne en Amérique latine.
156
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DOSSIER
LATINOS USA : LES HISPANIQUES DANS LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE
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RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
Cet article se propose de présenter une
radiographie de la présence hispanique
aux États-Unis – représentant aujourd’hui
la première minorité ethnique du pays –,
d’analyser brièvement la spécificité latino
par rapport aux flux antérieurs
d’immigrés ; enfin de dégager les grands
traits du métissage culturel induit par la
nouvelle donne démographique, à la fois
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hispanisation de certains secteurs de la
société américaine et acculturation des
immigrés.
El propósito de este ensayo es de
presentar una radiografía de la presencia
hispana en Estados Unidos – la mayor
minoría étnica del país desde el principio
del siglo XXI – como de su impacto en la
sociedad del norte. Cuáles son las últimas
tendencias demográficas ? Cuáles son las
especificidades de la minoría con relación
157
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a los flujos migratorios anteriores ? Por
fin, entre la hispanización de varios
sectores de la sociedad estadounidense y
la aculturación de los migrantes, cuál es
la influencia hispana en el mestizaje
cultural del pais ?
The purpose of this paper is to X-ray the
Latino presence in the United
States—now forming the largest ethnic
minority—and its impact on U.S. society.
Where do Latinos live ? What are the
latest demographic trends ? To what
extent and why are they different from
previous immigrant waves ? Between the
hispanization of some sectors of U.S.
society and acculturation, what is the
impact of Latinos on the cultural melting
pot induced by the new demographic
deal ?
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• Hispaniques/latinos
• migration
• démographie
• minorité ethnique
• assimilation
• marketing
• religion
• politique XXIe siècle
• Hispanos
• migración
• demografía
• minoría étnica
• aculturación
• marketing
• religión
• política siglo XXI
• Hispanics/Latinos
• migration
• demography
• ethnic minority
• acculturation
• marketing
• religion
• politics-21st century
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ÉTUDES
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Carole Brugeilles
Rôles féminins,
rôles masculins,
le regard des adolescentes
lycéennes de Tijuana
(Basse Californie, Mexique)
es rapports sociaux de sexe occupent une place croissante dans
l’analyse des évolutions, ou des résistances, des différents phénomènes démographiques [Bozon et Locoh, 2000 ; Locoh
2007]. Le système de genre, à savoir les représentations définissant le masculin
et le féminin et l’ensemble des normes et des rôles sociaux sexués, a des liens
étroits avec les comportements sociodémographiques tant des femmes que des
hommes. Il éclaire les conduites notamment des adolescentes qui à l’aube de leur
vie d’adulte prennent des décisions qui marqueront toutes leurs trajectoires familiales et professionnelles : investissement scolaire et professionnel, formation
d’une union, naissance d’un premier enfant.
L
Cependant, mobiliser les rapports sociaux de sexe pour comprendre les
comportements demande d’en faire une analyse préalable, tâche complexe a
fortiori dans une société en mutation. En effet, si au Mexique la maternité semble
rester fondamentale dans la définition de l’identité féminine, nombre d’études
ont montré que sa place a été malmenée dans certains milieux et que la part
accordée à l’activité professionnelle connaissait une grande variabilité [Oliveira,
Eternod, Lopez, 1999]. Parallèlement la supériorité masculine est encore
largement admise alors même qu’elle est questionnée et que des relations plus
égalitaires entre les sexes sont valorisées [Seidler, 2007]. Cette analyse se
161
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complexifie encore à Tijuana, en Basse Californie. En effet, la population est
confrontée à différents systèmes de genre1 en raison de forts mouvements
migratoires et de la proximité des États-Unis. De plus, Tijuana connaît un
modèle de développement socio-économique caractérisé par une économie
prospère fortement intégrée au système nord américain, des particularités de
l’activité telles que la diversité de l’offre [emplois dans les « maquiladoras »,
dynamisme du secteur tertiaire, « emplois transfrontaliers » […] et l’implication
des femmes dans l’industrie [Coubès, 2008]. Les niveaux de scolarité y sont plus
élevés que la moyenne mexicaine2. Ainsi, les adolescentes de Tijuana évoluent
dans un contexte social où les contours des identités féminine et masculine sont
multiples et brouillés. Dès lors, à quel système de genre adhèrent-elles ? Quelles
représentations ont-elles des identités sexuées ?
Au-delà de la description des représentations des rôles, il semble important,
afin d’en décrypter les ressorts sous-jacents, de s’intéresser à leur construction
sociale par des processus de socialisation et d’éducation. Si la transmission des
identités sexuées est omniprésente, la famille et l’école ont un rôle majeur. Les
attentes des parents, l’éducation et la socialisation au sein de la famille restent
très différentes selon le sexe [Haces Velasco, 2006 ; Torres, 2006 ; Seidler, 2007]
même si des discours égalitaristes émergent. L’éducation scolaire légitime encore
souvent les inégalités sexuées alors que son potentiel dans la promotion de
changements est largement reconnu [Figueroa, 2001]. Dès lors, quelles
caractéristiques dans l’environnement, notamment familial et scolaire, des
adolescentes, favorisent-elles l’adhésion à un système de genre donné ?
L’analyse est centrée sur des lycéennes fréquentant deux établissements
publics de Tijuana [Voir encadré : Sources de données et méthodologie]. Il s’agit
d’une population fortement sélectionnée puisque nombre d’adolescentes ne
prolongent pas leur scolarité au lycée. En effet, 52 % des filles âgées de 15 à 19
ans sont scolarisées et 41 % ont validé au moins une année d’étude après la fin du
cycle secondaire3. Dans un premier temps, une description des représentations
des identités sexuées en vigueur chez ces adolescentes sera présentée. Dans un
second temps, des modèles permettront d’appréhender le processus d’élaboration
1. Un système de genre est « l’ensemble des rôles sociaux sexués et le système de représentations définissant
le masculin et le féminin » [Thébaud, 2005]. Cette expression sera utilisée de façon abusive, dans un
sens restreint, puisque seuls quelques aspects des rôles sexués seront considérés.
2. 30 % des hommes de 15 ans et plus résidant en Basse Californie et 32 % des femmes n’ont pas
poursuivi une scolarité au-delà du cycle primaire. Ces proportions sont respectivement de 38 % et
42 % pour l’ensemble du Mexique. En Basse Californie 36 % des hommes et 35 % des femmes ont
suivi au moins une année d’étude au-delà du secondaire. Au niveau national, ils sont respectivement de 33 % et 31 % (Conteo 2005, INEGI, www.inegi.org.mx)
3. Tijuana se situe au niveau national. Au Mexique 52 % des filles âgées de 15 à 19 ans sont scolarisées et 40 % ont validé une année au-delà de la « Secondaria », équivalent du collège français.
(Conteo 2005, INEGI, www.inegi.org.mx)
162
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
des représentations des identités sexuées en mettant au jour les caractéristiques
des adolescentes qui incitent à l’adhésion ou au rejet de différents schémas de
comportements sexués.
SOURCES DE DONNÉES ET MÉTHODOLOGIE
Cette recherche s’inscrit dans un projet intitulé « Trajectoires migratoires, vie
familiale et rapports sociaux de sexe chez les jeunes Mexicains à la frontière
Mexique/États-Unis » qui résulte d’une collaboration entre trois institutions : le
Colegio de la Frontera Norte, l’université de San Diego State et le Centre de
Recherche et de Documentation sur l’Amérique latine. Elle a reçu un financement dans le cadre d’un accord entre le CNRS et le CONACYT (Consejo
Nacional de Ciencia y Tecnología).
Cet article est basé sur l’analyse d’une enquête menée en 2005 à Tijuana dans
deux lycées publics, l’un d’enseignement général, l’autre d’enseignement professionnel, auprès de filles et de garçons. Les établissements sont situés à proximité
l’un de l’autre dans un quartier qui, comme 90 % des « colonias » de la ville, connaît un « Indice de marginalité » très bas [Alegria, 20004]. Dans un contexte où les
familles des classes favorisées optent volontiers pour des établissements privés ou
pour un lycée public mieux coté, ces lycées recrutent sur l’ensemble de la ville des
élèves admis après un examen d’entrée. Seules les filles âgées de moins de 20 ans
sont considérées ici, soit 1 348 adolescentes. La plupart sont issues de classes
populaires et moyennes. Le niveau scolaire de leurs parents peut être considéré
comme une proxy de leur niveau social : 17 % des pères et 22 % des mères n’ont
pas dépassé le niveau primaire, respectivement 26 % et 37 % ont fréquenté le collège, 39 % et 31 % ont continué leur scolarité au-delà. L’information est inconnue
pour 18 % des pères et 10 % des mères5.
Les lycéennes étaient soumises à l’approbation ou désapprobation de l’énoncé de
modèles traditionnels propres à chaque sexe : « pour les femmes, il est plus important de se marier que de se former professionnellement » ; « les femmes qui sont
mères ont plus de valeur que celles qui n’ont pas d’enfant » ; « les femmes qui sont
mères et celles qui ne le sont pas ont la même valeur » ; « pour les hommes, c’est
plus important d’avoir une profession que de se marier »
Elles étaient aussi interrogées sur leur conception des aptitudes intellectuelles
féminines et masculines (« Les lycéennes sont plus appliquées et studieuses mais
4. Cet indice proposé par le Consejo Nacional de Poblacion (CONAPO) a été calculé pour différents
quartiers de Tijuana par Tito Alegria (Alegria, 2000). Il prend en compte des caractéristiques de
l’habitat – proportion de personnes résidant dans une habitation au sol en terre (10 % dans le quartier où sont situés les lycées), dans une habitation sans électricité (5 %), sans eau courante (1 %),
sans drainage (11 %) – et des individus – la proportion d’analphabète (0 %) et de personnes gagnant moins de 2 salaires minimum (8 %).
5. On relève une différence entre les deux établissements. Le niveau d’éducation des parents des
élèves du lycée technique est plus faible : 22 % des pères et 26 % des mères n’ont pas suivi de scolarité après le cycle primaire alors que c’est le cas de 15 % et 20 % pour le lycée d’enseignement
général ; 29 % des pères et 22 % des mères d’élève de l’établissement technique ont fréquenté le
lycée versus 45 % et 36 % .
163
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elles sont moins intelligentes que les lycéens », « Les lycéens sont moins appliqués
et studieux mais ils sont plus intelligents que les lycéennes ») et sur leur perception de l’attitude des enseignants face aux élèves de chacun des sexes (« Les
enseignants/les enseignantes sont plus exigeants avec les garçons qu’avec les
filles », « Les enseignants/les enseignantes traitent de la même façon les filles et les
garçons », « Les enseignants valorisent plus les garçons pour leur intelligence »,
« Les enseignants valorisent plus les filles pour leur apparence que pour leur intelligence »). Cinq modalités de réponses allant de « pas du tout d’accord » à « tout à
fait d’accord » étaient disponibles.
L’analyse est nuancée par des données qualitatives recueillies lors de focus groupes réunissant uniquement des filles dans chacun des deux établissements scolaires (3 focus groupes rassemblant six ou sept filles par établissement).
Le mariage et la maternité au cœur de la valorisation
des femmes : un schéma obsolète
Nombre d’études montrent que la maternité constitue aujourd’hui encore un
élément fondamental de l’identité féminine alors que la place accordée à l’activité
professionnelle est très variable selon le milieu social [Welti, Rodriguez, 1999].
Les adolescentes devaient se prononcer sur deux propositions mettant en relation
la valorisation des femmes et leur statut de mère (voir encadré méthodologique).
L’opinion selon laquelle la maternité ne donne pas aux femmes une valeur
différente et supérieure fait largement consensus (74 %) À l’inverse, une
survalorisation des mères est absolument marginale (moins de 1 %). Il y a donc
chez les lycéennes une rupture nette avec une conception traditionnelle de
reconnaissance des femmes à travers la maternité. Cependant, on remarque un
certain « flottement » dans les réponses d’un quart des filles. Ainsi, 14 % d’entre
elles sont indécises par rapport à l’une des affirmations. De plus une proportion
plus faible, mais non négligeable, de lycéennes n’a d’opinion tranchée sur aucune
des affirmations (4,2 %) et enfin certaines émettent des avis contradictoires
(7,0 %). Ces positions sont certainement révélatrices de résistances à dissocier
identité féminine et maternité.
Le rejet du modèle traditionnel qui accorde la primeur au mariage sur les
études et les possibilités de carrière professionnelle pour les femmes est très net
chez les lycéennes : 77,2 % d’entre elles. Les difficultés économiques auxquelles a
été confrontée la population ont obligé un repositionnement des femmes vers
une plus grande insertion sur le marché du travail [Welti et Rodriguez, 1999 ;
Parrado et Zenteno, 2005]. Les lycéennes interrogées ont été témoins de cette
évolution et ont intégré l’idée de la nécessaire préparation des filles à l’activité
professionnelle. Le refus de l’assignation sous-jacente des femmes au rôle
164
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
traditionnel est massif et celles qui l’acceptent sont marginales (4,9 %). Ces
dernières valorisent la vie privée face à l’investissement dans une formation
professionnelle, le lien conjugal primant alors sur les possibilités d’autonomie
offertes par les études. Enfin, 17,9 % des filles sont indécises et n’arrivent pas à
hiérarchiser l’importance du mariage et des études. Cette position polysémique
révèle soit un doute, peut-être lié à un manque de réflexion sur le sujet, soit un
refus de privilégier l’un des deux aspects, considérant qu’ils ont la même
importance et ne sont pas exclusifs.
TABLEAU 1. RÉPARTITION DES ÉLÈVES
SELON LEUR OPINION CONCERNANT DEUX COMPOSANTES DE L’IDENTITÉ FÉMININE
Typologie
Pas de valorisation supérieure des mères
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Pas de valorisation supérieure des mères
Valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Pas de valorisation supérieure des mères
Indécision par rapport au mariage et aux études
Valorisation supérieure des mères
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Valorisation supérieure des mères
Valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Valorisation supérieure des mères
Indécision par rapport au mariage et aux études
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Indécision par rapport au mariage et aux études
Total
Effectif
(%)
Filles
58,8
3,4
11,3
0,2
0,1
0,0
18,3
1,4
6,5
100,0
1348
Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.
Associer les opinions concernant la maternité et celle révélant la valorisation
relative du mariage et des études permet d’appréhender ensemble deux facettes
fondamentales de l’identité féminine (tableau 1). La représentation
traditionnelle de l’identité féminine privilégiant le mariage sur la formation et
survalorisant le statut de mère est complètement obsolète dans cette population
(moins de 1 %). À l’inverse, le rejet du modèle traditionnel est particulièrement
marqué : plus de la moitié des filles n’accorde pas une valeur supérieure au
mariage par rapport aux études et ne juge pas les femmes en fonction de leur
165
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statut de mère (58,8 %). Certaines rejettent la primauté du mariage sur les études
mais émettent des doutes sur la valeur à octroyer à la maternité exprimant ainsi
leur difficulté à séparer la maternité de l’identité féminine (18,3 %). D’autres,
moins nombreuses, n’ont pas d’opinion tranchée sur la hiérarchie entre mariage
et études mais rejettent le diktat du destin de mère (11,3 %). Ainsi, les filles
expriment un peu plus d’incertitudes quant à la place à accorder à la maternité et
elles sont plus catégoriques pour relativiser l’importance du mariage face aux
études et aux potentialités de vie professionnelle sous-jacente.
Donner la parole aux adolescentes permet de cerner la complexité des
processus en œuvre. Les tensions entre les différents rôles féminins sont
évidentes. Si l’activité professionnelle des femmes semble légitime, sa finalité est
plurielle et ne recèle pas les mêmes potentialités de changements sociaux. Ainsi,
la justification du travail féminin est souvent liée à la nécessité économique.
L’emploi vise alors à améliorer les conditions de vie du ménage, notamment
celles des enfants, et à pallier l’insuffisance du salaire marital ou les aléas de la vie,
en particulier l’abandon par le conjoint :
«Yo digo que no lo hace porque le gusta sino por necesidad. De que muchas veces tienen muchos hijos y no puede el papá nada mas sustentar la casa sino que la mamá lo
tiene que ayudar. »
«Pues yo pienso que sí es bueno que la mujer trabaje porque que tal si el hombre algún
día la deje y pues ella al menos se va a hacer caso… »
À côté de ces arguments, les adolescentes affirment aussi la légitimité pour
les femmes de refuser une vie restreinte au foyer ainsi que l’envie d’exercer une
profession, de faire carrière. Elles reconnaissent ainsi les aspirations
d’épanouissement personnel et d’autonomie en dehors de la vie familiale :
«Pero yo también quiero no nada mas todo el tiempo me la voy a pasar en la casa, estar
con los niños, estar planchándote, haciéndote de comer porque eso no va conmigo. »
«Sí es necesario, como los hombres salen las mujeres también sienten las necesidad de
no todos los días estar en su casa, hacer lo mismo, lo mismo, lo mismo. Ocupan salir
o [**] en el trabajo, sentirse importantes, sentir que son capaces de hacer un trabajo,
de hacer algo, de que sirven para una empresa, que para la empresa se le hace importante. »
Cependant, ces revendications butent sur les exigences de la maternité. Poser
l’égalité entre les mères et les non mères ne signifie pas que la maternité perde
de l’importance aux yeux des lycéennes. Elle est souvent valorisée comme une
expérience essentielle dans la vie des femmes. Rares sont les filles qui ne
souhaitent pas avoir d’enfant et lorsqu’elles parlent de femmes nullipares elles
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
justifient toujours cet état, que cela soit par une trajectoire sentimentale
particulière (des ruptures, des déceptions amoureuses), un surinvestissement
professionnel, de l’égoïsme ou la peur d’affronter des responsabilités. Elles
portent un regard plutôt compatissant sur ces femmes. Quelques adolescentes
adoptent, au nom des besoins de l’enfant, des positions très traditionnelles et
stigmatisent les mères qui travaillent. Elles les jugent irresponsables, immatures,
doutent de l’amour qu’elles portent à leurs enfants et les accusent de mettre en
péril leur équilibre. Leurs enfants manquent de « autoestima, cariño »,
« seguridad », « confianza ». L’absence maternelle aura des conséquences sur leur
devenir :
«Siento que tendría mayor confianza el que tu mamá esté contigo desde pequeño a de
que sólo estés con ella en algunos momentos… ya grande, o sea, se sentiría mejor uno
como adolescente o como sea de que ella te miró crecer, ella todo. »
La nécessité économique de travailler rend ces adolescentes plus indulgentes.
Elles comprennent le dilemme des mères qui souhaitent s’occuper de leurs
enfants mais aussi pouvoir leur offrir tout ce dont ils ont besoin. Certaines
affirment le désir d’avoir une activité professionnelle mais ne veulent pas sacrifier
la relation à l’enfant. Elles expriment le souhait de vivre pleinement leur
maternité ce qui peut justifier un éloignement momentané du monde du
travail et/ou des aménagements :
«Yo pienso que voy a tener un restaurante o algo así, estar atendiéndolo y si, sí me gustaría trabajar pero pues si tengo hijos este no se, que el negocio lo cuide mi esposo
[risas] y yo cuido a mi hijo. »
«Y si me llego a casar, si tengo un hijo pues quiero estar primero un tiempo con él ya
que esté más grandecito entonces sí ya poder trabajar o trabajar medio tiempo, pero
me gustaría estar con él. »
Des lycéennes revendiquent la possibilité de ne sacrifier ni leur vie
professionnelle, ni leur vie de mère :
«No me agrada la idea de que una mujer dependa de un hombre porque o sea una
mujer también puede hacer muchas cosas. Puede trabajar y educar a sus hijos también. »
Le souci d’articuler maternité et vie professionnelle apparaît clairement
quelle que soit la motivation de l’investissement professionnel. Afin d’articuler
« ces deux vies », émergent des éléments constitutifs d’une norme de planification
de l’enfant dans le cycle de vie et de définition du « bon moment » pour devenir
mère. La maternité est souhaitée et valorisée mais après la fin des études, un
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temps pour profiter de sa jeunesse, pour avoir une activité professionnelle et
trouver le partenaire idéal [Régnier-Loilier, 2007]. Ce qui pourrait bousculer le
calendrier de la fécondité en retardant l’âge du premier enfant :
¿Cuánto creen que es buen tiempo para ser madre?
«No hay edad, pero tampoco hay que echar a perder su juventud o sea, hay que disfrutarla no teniendo hijos porque tú te quedas con esa responsabilidad de que tienes
un niño y ya no puedes estudiar y todo se te viene abajo. »
«Ya que termines todo lo que quieras, así de… la prepa, la carrera, todo. Ya cuando
termines todo y ya te sientas capaz y con el tiempo suficiente. »
«Primero quiero estudiar y ya que me reciba en un tiempo estar ejerciendo mi profesión y ya después casarme porque no quiero cometer el error de primero tener hijos y
ya no poder hacer lo que yo quiero hacer. »
«Después de un tiempo de estar casada y ver cómo es tu pareja, bueno, yo siento por
ejemplo, de que si yo quiero estar con alguien pues estaría con él, pues mucho tiempo
y ya cuando me sienta lista, pues después de algún tiempo… pues me caso. Pero ya
para tener hijos es esperar más tiempo, de ver cómo reaccionaría ante los niños y, no
sé, conocerlo más y más y más. »
Avec la multiplication des rôles, les femmes sont confrontées à des
aspirations contradictoires : se conformer à l’image traditionnelle de la « Bonne
mère » disponible pour ses enfants mais aussi à une image de mère dévouée qui
travaille pour offrir de bonnes conditions de vie à ses enfants, avoir des ambitions
propres d’investissement dans une carrière professionnelle. Si la modification du
calendrier du cycle de vie peut atténuer les tensions, notamment le recul de l’âge
de la première maternité, il est peu probable qu’elles le soient sans une réelle
intervention de l’État dans la prise en charge des enfants et/ou une évolution de
la fonction paternelle.
L’homme pourvoyeur économique, un modèle qui résiste
Si la récusation du modèle féminin traditionnel semble acquise, au moins
dans l’énoncé des principes, ce n’est absolument pas le cas pour le schéma
masculin. Pour plus d’un quart des adolescentes, le plus important pour un
homme est d’avoir une profession, le mariage étant alors un objectif secondaire
(26,6 %). En effet, si l’activité économique est le socle de l’identité masculine
traditionnelle, c’est en partie parce qu’elle permet d’assumer correctement deux
fonctions, celles d’époux et de père [Nunez Noriega, 2007 ; Rojas, 2007]. Mais
même si les hommes peuvent choisir de nouvelles façons « d’être homme » en
étant moins autoritaire, en développant des relations plus affectueuses avec leurs
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
enfants, en exprimant leurs sentiments, l’activité professionnelle reste
fondamentale dans l’identité masculine [Salguero, 2007].
À l’inverse, le refus de privilégier l’insertion professionnelle et donc le rôle de
pourvoyeur économique pour les hommes est l’opinion la moins fréquente.
Cependant elle n’est pas marginale (23,8 %) et apparaît comme particulièrement
porteuse de changement, non seulement dans la sphère relationnelle, affective
mais aussi sur le plan économique, en les dégageant de la responsabilité d’assurer seuls et/ou à titre principal la viabilité du ménage. Elle implique forcément
un repositionnement des deux partenaires.
Enfin, nombre de lycéennes n’ont pas d’opinion claire en ce qui concerne les
priorités masculines (49,5 %). Plusieurs hypothèses peuvent être formulées pour
expliquer cette grande indécision. En sciences sociales, mais aussi dans l’ensemble de la société la situation des femmes a été questionnée bien avant que la
problématique de l’identité et des rôles masculins n’émerge [Figueroa, Jiménez,
Tena, 2006 ; Amuchastegui et Szasz, 2007]. Ainsi, les lycéennes ont été socialisées dans un contexte où la place des femmes, leurs difficultés, les inégalités dont
elles pâtissaient ont été largement débattues et ont donné lieu à nombre de
réponses politiques (mesures, programmes). Elles ont dès lors acquis une certaine familiarité avec ces questions et pu développer une réflexion propre ou/et
adhérer aux positions de leur environnement. À l’inverse, les positions antagoniques relatives à l’identité masculine qui caractérise la société mexicaine
[Seidler, 2007], comme l’absence de « nouveau modèle » clairement défini, peuvent expliquer l’indécision. Cependant, elle peut aussi révéler simplement un
manque de réflexion ou un sentiment d’illégitimité pour s’exprimer sur une question qui ne les concerne pas directement. Quoi qu’il en soit, pour ces adolescentes
le positionnement le plus conformiste n’est plus une évidence, ce qui constitue
une amorce de changement.
Les filles s’expriment peu à propos du rôle des hommes et préfèrent
rapporter les paroles des garçons. Selon elles, certains sont radicalement
attachés à leur rôle traditionnel de pourvoyeur économique constitutif de leur
identité masculine :
«Pero […] dicen: “no, yo quiero trabajar para tener una familia y que mi esposa esté
bien, no tenga que trabajar” y todo eso… »
«A mí mi novio es así como de, 20 años tiene y me dice: no, que cuando nos casemos
yo quiero nada mas trabajar para ti, no quiero que tu trabajes, no quiero que tú en la
casa aportes. No quiero que tu trabajes porque quiero que tu estés, ahí, esté enfocada
nada mas en la casa, en los niños y en la casa. Yo quiero trabajar para ustedes yo quiero sentirme el hombre de la casa. »
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Dès lors, certaines adolescentes se campent dans un schéma très classique
assignant aux hommes un rôle de pourvoyeur économique et se plaçant
elles-mêmes ainsi dans une situation très traditionnelle :
«Y también mis amigas así me decían: no estudies, que nuestros maridos nos mantengan, ellos están para eso… »
Mais, d’après des lycéennes, certains garçons souhaitent se dégager du devoir
d’assumer seuls économiquement leur famille tandis que les femmes ne
connaissent pas les contraintes du monde du travail et laissent entrevoir une
position plus égalitaire dans le couple :
«Porque ya casi los hombres dicen: No, es que la mujer también tiene que trabajar.
Entonces tú también tienes que tener una carrera, superarte para que no tengas que
estar dependiendo de alguien más. »
«Por ejemplo los muchachos de mi salón, todos dicen: “no, que la mujer también tienen que trabajar, ni modo que nada mas la esté manteniendo yo”. »
De la même façon, des filles refusent de limiter les pères à l’unique
responsabilité d’assurer la subsistance économique mais souhaitent qu’ils
s’impliquent directement dans la relation avec leurs enfants, ce qui semble être
un souhait de plus en plus courant dans les jeunes générations masculines [Haces
Velasco, 2006 ; Rojas, 2006, 2007 ; Salguero, 2006 ; Torres, 2006] :
«Debe ser el 50 % o sea si va aportar el hombre, va aportar la mujer igual con los hijos,
también el hombre debe ayudar con los hijos. Este no sé, educación, cariño también
[*] también para eso. »
La large palette d’opinions exprimées illustre les mutations en cours ; les
aspirations sont très diverses, des plus « conformistes » ou plus « innovantes », et
révèlent toute la complexité du système de genre.
L’émergence encore timide d’un système de genre
égalitaire
Une rupture franche avec les modèles traditionnels féminins et masculins qui
valorise le travail pour les femmes, minimise la place de la maternité et met en
exergue la vie familiale pour les hommes, suggérant ainsi un rééquilibrage entre
les deux sphères pour chaque sexe reste inhabituelle : 16 % des filles seulement
adhèrent aux 3 positions les moins classiques.
Le rejet du modèle traditionnel féminin sans affirmation d’une opinion claire
pour les hommes est fréquent (29 %). L’interprétation de cette combinaison, qui
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
entérine l’évolution de la place des femmes dans la société, est délicate : faut-il y
lire l’amorce d’une reconsidération de la place des hommes qui peinerait à se
déclarer ou un manque de réflexion sur la question masculine ? Avec les lycéennes
qui refusent les trois propositions conformistes, ces adolescentes forment un
groupe conséquent en rupture avec les identités traditionnelles et ouvrent, au
minimum par leur questionnement, sur des relations plus égalitaires. Un système
de genre plus égalitaire émerge donc timidement.
Un ensemble moins important est composé des filles qui remettent en cause
l’identité féminine classique tout en restant fidèles aux attentes traditionnelles
pour les hommes, limitant ainsi les possibilités d’un réel changement (15 %). En
effet, si cette position prend aussi en compte la réalité de l’importance de
l’activité professionnelle dans la vie des Mexicaines, elle affirme clairement le
maintien du rôle de pourvoyeur économique principal et officiel des hommes.
Dès lors, elle n’est pas porteuse d’un changement intégral du système de genre,
même si elle y contribue. Certes, le travail féminin, en dépossédant l’homme de
son rôle d’unique pourvoyeur économique l’oblige à expérimenter d’autres
comportements au sein de la famille, générant ainsi un bouleversement des
relations entre les genres [Rojas, 2006 ; Salguero, 2007]. Cependant, quel que soit
le contexte, l’insertion professionnelle des femmes est une condition nécessaire
mais non suffisante pour réaliser l’égalité notamment dans la prise en charge des
activités domestiques et parentales qui restent essentiellement assumées par les
femmes [Haces Velasco, 2006]. Pour faire cela les attentes relatives aux hommes
doivent également évoluer. Or, ces adolescentes acceptent que même lorsque
l’homme n’est pas le seul pourvoyeur économique, il est considéré et se considère
lui-même comme responsable du niveau économique et du bien-être de la
famille ; elles se placent ainsi elles-mêmes en position relative.
Un troisième ensemble de lycéennes remet en question un volet seulement de
l’identité féminine, l’importance du mariage, tout en s’interrogeant sur la
maternité. Ces adolescentes expriment ainsi leurs difficultés à détacher la
maternité de l’identité féminine. Les plus nombreuses, 10 %, questionnent aussi
l’identité masculine. Certaines ont une position plus novatrice en dégageant les
hommes de la priorité de l’activité économique, contrairement à d’autres qui les
enferment dans un schéma classique.
Moins nombreuses encore, des lycéennes refusent la maternité mais ne font
pas des études une priorité, se coupant ainsi des possibilités d’autonomie
financière qu’elles offrent. En donnant la primeur au mariage sur les études les
adolescentes confèrent à la relation conjugale, aux hommes, une place centrale
dans l’existence des femmes qui apparaissent encore une fois comme des êtres
« relatifs ». La définition de l’identité féminine est révélatrice en creux des
contours de la masculinité même si comme précédemment les plus nombreuses
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questionnent aussi l’identité masculine (6 %), montrant ainsi qu’elles n’ont pas
pleinement conscience de l’imbrication de la définition des identités sexuées.
Enfin, 4 % des lycéennes sont totalement indécises et toutes les autres
combinaisons sont numériquement marginales.
TABLEAU 2. RÉPARTITION DES ÉLÈVES SELON LE « SYSTÈME DE GENRE » PLÉBISCITÉ (%)
Typologie
Pas de valorisation supérieure des mères
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Rejet par rapport au modèle traditionnel masculin
15,8
Pas de valorisation supérieure des mères
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Indécision par rapport au modèle traditionnel masculin
28,0
Pas de valorisation supérieure des mères
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Acceptation du modèle traditionnel masculin
15,1
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Rejet par rapport au modèle traditionnel masculin
4,1
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Indécision par rapport au modèle traditionnel masculin
9,6
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études
Acceptation du modèle traditionnel masculin
4,5
Pas de valorisation supérieure des mères
Indécision par rapport au mariage et aux études
Rejet par rapport au modèle traditionnel masculin
2,0
Pas de valorisation supérieure des mères
Indécision par rapport au mariage et aux études
Indécision par rapport au modèle traditionnel masculin
6,1
Pas de valorisation supérieure des mères
Indécision par rapport au mariage et aux études
Acceptation du modèle traditionnel masculin
3,3
Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité
Indécision par rapport au mariage et aux études
Indécision par rapport au modèle traditionnel masculin
Autres
Total
Effectif
Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.
172
Filles
4,0
7,5
100,0
1348
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
Les résistances dans la définition de nouvelles identités sexuées qu’elles se
cristallisent sur la maternité ou sur les rôles masculins témoignent de la difficulté
à inventer et à assumer de nouveaux modèles à un âge où les adolescentes se
« construisent » et ont besoin d’être rassurées sur leur propre identité sexuée et
dans un contexte où les filles expérimentent quotidiennement l’inégalité entre les
sexes. En effet dans les entretiens, elles soulignent les différences avec les garçons
en ce qui concerne la liberté, l’implication dans le travail domestique ou les
exigences de leur environnement. Dès lors, on peut se demander quels sont les
facteurs qui vont favoriser l’« émancipation » face aux identités traditionnelles.
Influences de la socialisation sur les définitions
des identités sexuées
Les identités sexuées résultent de diverses influences transmises au cours de
processus de socialisation et d’éducation. Même si elle est fortement sélectionnée
par la fréquentation d’un lycée, la population enquêtée est loin d’être homogène.
Les conditions socio-économiques mais aussi les ambiances « culturelles » et
« normatives », notamment en ce qui concerne les relations entre les sexes, dans
lesquelles vivent les adolescentes sont diverses. Ainsi, pour chacun des points
analysés précédemment une régression logistique a été menée afin de savoir
quelles caractéristiques de leur environnement et de leur trajectoire influent sur
l’opinion des adolescentes. Six ensembles de caractéristiques ont été considérés :
– L’âge.
– Le lieu de socialisation, en distinguant les élèves qui ont vécu toute leur vie
à Tijuana de celles qui sont arrivées au cours de leur enfance ou de leur
adolescence.
– Le niveau d’études des parents. Cette variable déclinée en onze catégories
donne une proxy du milieu social et reflète le rapport entre le capital scolaire
de la mère et du père.
– L’établissement scolaire fréquenté, soit un lycée public d’enseignement
général, soit un lycée public professionnel.
– Le regard que les adolescentes portent sur l’attitude des enseignants envers
les filles et les garçons. L’enquête permet de connaître le ressenti des élèves
par rapport aux exigences et aux attitudes des enseignants face aux lycéens de
chaque sexe. Les élèves qui pensent que les enseignants marquent une
différence selon le sexe seront distinguées de celles qui pensent que leur
attitude est identique.
– Conception des aptitudes intellectuelles féminines et masculines : seront
considérées, d’une part, les adolescentes qui associent l’application et le sérieux
dans l’accomplissement du travail scolaire aux filles et l’intelligence aux garçons
et, d’autre part, celles qui considèrent qu’il n’y a pas de différence entre les sexes.
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Pour les trois-quarts des filles, la maternité ne donne pas une valeur
supérieure aux femmes. Le refus de la maternité comme critère d’évaluation des
femmes est renforcé chez les élèves du lycée d’enseignement général (modèle 1)
L’orientation scolaire peut être regardée comme un indicateur social indirect ; les
enfants des milieux favorisés étant encouragés à suivre un enseignement général.
Les filles sont incitées à poursuivre des études leur donnant la possibilité de ne
pas se limiter à une carrière de mère. De plus, ce type d’orientation scolaire
résulte d’un investissement et d’une réussite scolaire en amont de l’entrée au
lycée et en cours de scolarité, qui donne lieu, en aval, à des perspectives
d’épanouissement professionnel et donc de réalisation et de valorisation
personnelle en dehors de la maternité. À l’inverse, une scolarisation en lycée
professionnel offre moins d’opportunité de valorisation à des filles qui sont
probablement issues de milieux moins stimulants pour l’investissement féminin
dans une carrière. Ces résultats confirment la différence de place accordée à la
maternité chez les jeunes selon le milieu social [Stern, 2007].
Résultats de la socialisation familiale et scolaire, mais aussi de
l’environnement dans toutes ses dimensions, la représentation des aptitudes
intellectuelles des hommes et des femmes renvoie à l’identité de chacun des sexes
et par conséquent aux rôles sociaux qui en découlent. Les filles qui considèrent
que les aptitudes intellectuelles ne dépendent pas du sexe ont une propension
supérieure à refuser la maternité comme objectif principal pour les femmes. La
contestation des stéréotypes assignant le travail et l’application aux filles et
l’intelligence aux garçons témoigne d’une prise de distance face aux identités
sexuées et certainement à leur naturalisation, et libère les complexes par rapport
au postulat de la supériorité de l’intelligence masculine. Elle est alors propice au
questionnement des rôles sociaux sexués traditionnels et dégage les filles de « leur
destin naturel ».
Plusieurs études empiriques ont montré la difficulté pour nombre
d’enseignants à prendre de la distance par rapport aux rôles sexuées traditionnels
ainsi que la persistance de représentations, d’attentes et de comportements différents
selon le sexe des élèves. Rares sont ceux qui assurent la promotion de relations
réellement égalitaires entre les sexes [Cano, 2007 ; Flores, 2007 ; Aguirre, 2007 ;
Barrientos, 2007, Parga, 2007]. L’hypothèse est émise que l’attitude des
enseignants renvoie d’une part, à une légitimation ou non de la différence entre
les sexes et, d’autre part, à une valorisation ou à une dévalorisation selon le sexe.
La perception de ce comportement par les élèves aura alors un impact sur
l’estime de soi et influencera le jeune dans sa représentation des identités sexuées.
Le sentiment d’un traitement égalitaire de tous les élèves allège des contraintes
normatives et soutient les filles dans la remise en cause de la primauté de la
maternité pour les femmes.
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
Le rejet du modèle traditionnel qui donne la priorité au mariage sur les
études pour les filles est largement majoritaire, cependant plus les adolescentes
grandissent plus elles s’avèrent conformistes (modèle 2). Entre 15 ans et 19 ans,
période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, les expériences de vie,
notamment de rapports avec l’autre sexe, se multiplient, la préoccupation pour la
vie amoureuse s’amplifie certainement dans un contexte où la mise en union reste
précoce. Ainsi pour les plus âgées, plus avancées dans le cycle scolaire, le souci de
former une union s’accompagne probablement d’une réévaluation de
l’importance relative du mariage et des études ; elles ont une propension plus
forte que leurs cadettes à donner la priorité au mariage.
La combinaison des niveaux scolaires de la mère et du père représente une
proxy du capital socioculturel des parents [Bourdieu, 1998] et du milieu
socio-économique dans lequel évolue l’adolescente. De plus, les représentations
du masculin et du féminin, la définition des rôles sexués, les aspirations, la
« conception » de l’éducation des filles et des garçons varient selon les milieux
sociaux [Belotti 1974, Ferrand, 2001 ; Méda et al., 2004] et vont influer sur les
opinions des adolescentes. Cette variable reflète aussi la différence entre le
capital scolaire de la mère et du père, porteuse de relations plus ou moins
égalitaires au sein du couple parental. Les lycéennes dont les mères ont fait des
études primaires ou secondaires et dont les pères ont un niveau d’étude
supérieur à celui de la mère, ainsi que celles dont les mères ont fréquenté le lycée
et qui ne déclarent pas le niveau scolaire de leur père sont plus enclines à refuser
la prépondérance du mariage sur les études. La moindre scolarisation de la mère
par rapport au père, potentiel facteur de relations inégalitaires entre conjoints,
montre-t-elle aux filles l’importance de la scolarisation, la position de la mère
au sein du couple parental servant alors de « contre-modèle » ? À l’inverse, on
peut faire l’hypothèse d’un exemple positif donné par les mères qui ont
fréquenté le lycée, et possèdent un capital scolaire plus élevé que la moyenne des
femmes de leur génération [Mier y Teran et Rabell, 2005], dans un contexte où
la lycéenne déclare et donc valorise la carrière scolaire de sa mère et non celle de
son père6.
Une représentation égalitaire des aptitudes intellectuelles entre les sexes tend
aussi à minorer l’importance du mariage dans la valorisation des femmes qui, dès
lors, ne sont pas réduites à leur seul rôle d’épouse. Le ressenti d’un traitement
égalitaire des élèves des deux sexes par les enseignants développe la prise de
distance par rapport à ce statut.
6. La structure des ménages n’est pas connue ; il est donc possible que le père soit absent temporairement ou définitivement ce qui pourrait expliquer l’ignorance de son niveau de scolarité. Il se peut
aussi que l’adolescente ne souhaite pas déclarer le niveau scolaire de son père.
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La rupture complète avec le schéma traditionnel, à savoir la non-primauté
donné au mariage par rapport aux études et le refus de survaloriser les mères,
concerne plus de la moitié des filles (modèle 3). Elle est favorisée par une
conception égalitaire des aptitudes intellectuelles et par le sentiment d’une
similitude d’attitude face aux filles et aux garçons chez les enseignants. Le niveau
scolaire des parents et le rapport entre leurs capitaux scolaires influent
conformément à ce que l’on observe dans le modèle 2 analysé ci-dessus.
Les trois-quarts des adolescentes rejettent ou questionnent la norme
traditionnelle qui donne pour les hommes la primeur à l’activité professionnelle
sur le mariage. Une socialisation à Tijuana incite à l’adoption d’une position
moins conformiste pour les hommes (modèle 4). On peut faire l’hypothèse que
les adolescentes socialisées loin de la frontière ont vécu dans des contextes
peut-être plus traditionnels quant au développement socio-économique et aux
relations humaines qui en découlent. À l’inverse, l’activité féminine très
développée à la frontière favorise l’autonomie financière des femmes. De plus, la
migration, vers Tijuana mais aussi au départ de cette ville, en bouleversant les
structures familiales rend les femmes plus autonomes. Dans ce contexte, le rôle
de pourvoyeur économique de l’homme est diminué. Notons que le lieu de
socialisation est particulièrement discriminant. En effet, c’est la seule
caractéristique à être significative lorsque l’on évalue la probabilité de rejeter le
modèle traditionnel (modèle non présenté).
Enfin, l’affirmation du rejet ou du questionnement du modèle traditionnel
pour les hommes varie de façon irrégulière selon l’âge chez les filles : elle est
inférieure à 16 ans et à 18-19 ans Les adolescentes appartenant à la « classe
moyenne » dont la mère à un niveau d’études inférieur à celui du père, tout en
ayant poursuivi leurs études aux collège, et celles qui ne déclarent pas le niveau
scolaire de leur mère, adhèrent moins au schéma traditionnel. Ces résultats sont
difficilement interprétables.
Quelles sont les lycéennes qui promeuvent le système de genre le moins
inégalitaire, celui qui remet en question la place du mariage et de la maternité
dans la définition des rôles féminins classiques et qui rejette ou questionne celui
des hommes ? Cette attitude est assumée par 44 % des filles.
Les adolescentes qui ne marquent pas de différences entre les aptitudes
intellectuelles des deux sexes abolissent les frontières entre les rôles. La
perception d’une attitude égalitaire chez les enseignants donne confiance aux
filles, conforte leur idée égalitariste et légitimise leur position autorisant ainsi la
remise en question de la place des femmes et des hommes dans la société. Les
plus jeunes apparaissent toujours comme plus novatrices et on relève aussi un
effet de l’instruction des parents. C’est quand les mères ont fréquenté le collège
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
TABLEAU 3. COEFFICIENTS DES MODÈLES DE RÉGRESSIONS LOGISTIQUES
Modèle n°
Âge
- 15 ans
- 16 ans
- 17 ans
- 18-19 ans
Établissement scolaire :
- Lycée technique
- Lycée général
Lieu de socialisation :
- Tijuana
- Hors Tijuana
Niveau d’étude des parents :
- Mère primaire, père même niveau
- Mère primaire, père niveau supérieur
- Mère primaire, père non déclaré
- Mère secondaire, père niveau inférieur
- Mère secondaire, père même niveau
- Mère secondaire, père niveau supérieur
- Mère secondaire, père non déclaré
- Mère lycée et + père niveau inférieur
- Mère lycée et + père même niveau
- Mère lycée et + père non déclaré
- Mère non déclaré.
Aptitudes intellectuelles :
- Différentes selon le sexe
- Identiques entre les sexes
Attitudes des enseignants :
- Différentes selon le sexe
- Identiques entre les sexes
Constante
1
Ref.
0,24
0,24
0,21
2
4
5
Réf.
-0,01
-0,14
-0,01
Réf.
-0,48**
-0,21
-0,51**
Réf.
-0,27*
-0,28*
-0,27*
Ref.
Ref.
0,35*** -0,01
Réf.
0,11
Réf.
0,09
Réf.
0,17
Réf.
0,05
Réf.
0,05
Réf.
Réf.
-0,29** -0,1
Réf.
0,15
-0,19
0,51
0,11
0,24
0,19
0,03
0,09
-0,04
-0,32
Ref.
-0,32
-0,44**
-0,43*
3
Réf.
0,07
Réf.
0,51*
0,3
-0,11
0,28
0,51*
-0,22
0,4
0,27
1,14**
0,17
Réf.
0,44*
0,24
0,12
0,27
0,52**
-0,16
0,23
0,33
0,62*
-0,02
Réf.
0,41
0,18
0,52
0,34
0,44*
0,36
0,22
0,13
0,39
047*
Réf.
0,36
0,07
0,45
0,25
0,50**
-0,07
0,39
0,27
0,49
0,19
Réf.
Réf.
Réf.
0,66*** 0,60*** 0,72***
Réf.
0,1
Réf.
0,56***
Réf
0,21*
-0,01
Réf.
0,19
0,9
Réf.
0,20*
-0,88
Réf
0,37**
0,66
Réf.
0,26**
-0,57
Modèle 1 : probabilité de ne pas donner une valeur supérieure aux mères modèle 1.
Modèle 2 : probabilité de rejeter la norme traditionnelle qui donne la primeur au mariage sur les études pour les filles. Modèle 3 : probabilité de refuser les deux aspects traditionnels de l’identité féminine. Modèle 4 : probabilité de rejeter ou de questionner la
norme traditionnelle qui donne la primeur à l’activité professionnelle sur le mariage pour
les hommes. Modèle 5 : probabilité de rejeter les normes de l’identité féminine classique
et de rejeter ou de questionner les normes masculines.
Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.
Note : Les coefficients présentés en gras sont significatifs : * au seuil de 1 %, ** au seuil de
5 %, *** au seuil de 10 %.
Lecture : un coefficient positif, statistiquement significatif, indique que l’on est en présence
d’un facteur qui accroît la probabilité estimée par rapport à la catégorie de référence (Ref.).
À l’inverse, un coefficient négatif, statistiquement significatif, indique que cette probabilité
décroît. Plus les coefficients sont importants plus l’impact sur le phénomène l’est aussi.
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et que le père a poursuivi ses études au moins jusqu’au lycée que les élèves
s’éloignent le plus du modèle traditionnel.
Conclusion
Comprendre le système de genre en vigueur dans une population est complexe
et l’analyse proposée est certainement réductrice des différents aspects intervenant.
Elle confirme cependant qu’il existe une pluralité de représentations sexuées chez
les jeunes lycéennes de Tijuana qui fait écho à la coexistence de normes de
comportements et de pratiques variées, voire antinomiques, dans une société en
mutation où les contrastes socio-économiques et culturels sont importants.
La figure traditionnelle de l’épouse et mère au foyer semble fortement
questionnée par les adolescentes et leurs aspirations sont complexes. Les
lycéennes refusent massivement le schéma le plus classique de l’identité
féminine imposant aux jeunes filles le mariage puis la maternité au détriment des
études et de l’insertion professionnelle. Le mariage n’est pas un « rite initiatique »
incontournable de l’identité féminine. Si elles expriment quelques résistances à
dissocier la maternité de l’identité féminine, devenir mère n’est pas une
« urgence ». En effet, émerge chez ces filles investies dans la carrière scolaire une
norme « du bon moment » pour enfanter : ne souhaitant pas renoncer à leurs
études et à une activité professionnelle, certaines aspirent à retarder leur entrée
en union et leur maternité ce qui témoigne d’un changement dans le processus
de construction identitaire. Cependant, les entretiens font apparaître que ces
adolescentes expérimentent dans leur quotidien l’inégalité entre les sexes. Elles
connaissent précocement la difficulté d’articuler « plusieurs vies » : suivre une
scolarité, participer aux activités domestiques et aux soins des frères et sœurs et
parfois avoir une activité professionnelle de quelques heures par semaine
[Brugeilles, 2009]. Aussi ne retrouve-t-on pas le désir d’échapper, durant un
temps, à une spécialisation des rôles sexués qui explique les comportements de
mise en union et de procréation tardives de jeunes françaises par exemple.
La redéfinition des contours de l’identité masculine, plus récente, semble
particulièrement complexe : relativement peu questionné par les adultes, le
modèle dominant de pourvoyeur économique est valorisé et les changements en
s’inscrivant dans la sphère privée sont peu visibles. Or leur modification est
indispensable à l’avènement de relations plus égalitaires entre les sexes. Cette
résistance et les représentations de la maternité freinent incontestablement
l’évolution du système de genre.
Les rapports sociaux de sexe s’élaborent de façon différenciée à travers des
processus de socialisation mis en œuvre par différentes institutions comme la
famille ou l’école mais aussi par des vecteurs plus flous inscrits dans
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
l’environnement. Vivant dans un contexte en mutation, les adolescentes
reçoivent des injonctions parfois contradictoires. La définition des rôles sexués
résulte de multiples facteurs.
Résultat d’une élaboration complexe impliquant la famille, l’école mais aussi
l’ensemble de l’environnement, la conception des aptitudes intellectuelles qui
renvoie ou non à une naturalisation des identités masculines et féminines est un
élément clef dans la définition des rôles sexués. Une conception égalitaire des
aptitudes favorise la remise en question des rôles traditionnels et le plébiscite
d’un système de genre plus égalitaire chez des filles qui ne présentent pas de
complexe d’infériorité intellectuelle. Confiance en soi et respect de l’autre sont
incontestablement des facteurs de changements sociaux. Dès lors, l’institution
scolaire apparaît comme un facteur primordial de transformation sociale. La
perception d’un traitement égalitaire des élèves filles et garçons par les
enseignants développe et légitime le renouveau des identités sexuées. De plus,
l’enseignement général, par son contenu et en offrant de meilleures perspectives
de carrière, permet de redéfinir la place accordée à la maternité.
Les niveaux scolaires des parents influent sans qu’il soit possible de séparer ce
qui est imputable au milieu social de ce qui relève des relations, liées aux
dotations scolaires, au sein du couple parental. Soulignons qu’une dotation
scolaire inférieure de la mère par rapport au père encourage les filles à investir
dans les études. Par ailleurs, avoir vécu son enfance à Tijuana a une influence ; ces
filles ont des attentes moins traditionnelles vis-à-vis des hommes et valorisent
ainsi « des relations économiques » plus égalitaires entre les sexes. La vie à la
frontière, en incitant au renouveau des identités masculines, apparaît donc
comme un accélérateur des évolutions sociales. Enfin, les filles les plus jeunes
semblent moins conformistes. Étant donné la différence d’âge et la lenteur des
évolutions cela ne relève certainement pas d’un effet de génération, mais plutôt
d’une avancée dans le cycle de vie. Les contraintes normatives traditionnelles se
font-elles plus pressantes en fin d’adolescence ?
Si la redéfinition de l’identité féminine semble largement acquise chez les
lycéennes on peut s’interroger sur l’ampleur des changements réels. Ils
dépendront des opinions de leurs partenaires masculins [Brugeilles, 2010], de la
faculté des jeunes femmes à négocier avec leurs parents, leurs enseignants puis
leur conjoint et à endosser des rôles en conformité avec leurs représentations.
Rappelons que cette population est fortement sélectionnée, une minorité de filles
fréquentent le lycée. Ainsi l’évolution de la société frontalière dépendra aussi de
sa capacité à scolariser de plus en plus de filles dans des lycées d’enseignement
général et à leur offrir des perspectives de carrières professionnelles valorisantes.
Dans cette perspective, la sensibilisation des enseignants à la promotion de
l’égalité entre les sexes semble être fort utile.
179
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RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
facteurs primordiaux. Par ailleurs, en
encourageant la redéfinition des rôles
masculins une socialisation à la frontière
apparaît comme un accélérateur du
changement social.
Les potentialités heuristiques d’une
approche en terme de rapports sociaux de
sexe ne sont plus à démontrer dans la
compréhension des comportements
socio-démographiques. Une telle
démarche demande de mener une analyse
des identités et des rôles sexués. Les
adolescentes de Tijuana, à la frontière
entre le Mexique et les États-Unis,
évoluent dans un contexte social, national
et régional, où les contours des identités
féminine et masculine sont multiples et
brouillés. Dès lors, quelles
représentations ont-elles des identités
sexuées ? Au-delà de cette description,
qu’est-ce qui favorise une conception
donnée des rôles sexués ? L’analyse
s’appuie sur une enquête faite auprès de
1 348 lycéennes et d’entretiens collectifs.
Si une redéfinition de l’identité féminine
semble largement entamée, la maternité
et la définition de l’identité masculine
apparaissent comme des remparts à une
évolution profonde du « système de
genre ». Les positions des adolescentes
résultent de multiples vecteurs de
socialisation. Leur conception des
aptitudes intellectuelles selon le sexe et
la scolarisation, par sa nature, son
contenu, ainsi que leur perception de
l’attitude des enseignants semblent des
182
Los estudios de género ocupan un lugar
cada vez más importante en el análisis de
las evoluciones o de las resistencias de
los diferentes fenómenos socio-demográficos. Sin embargo, movilizar una perspectiva de género para explicar los comportamientos requiere de hacer un análisis previo de las identidades y de los roles
de genero. Los adolescentes de Tijuana se
viven en un contexto social donde los contornos de las identidades de genero son
múltiples. ¿ Por lo tanto, a qué sistema de
género se adhieren ellos ? ¿ Qué representaciones tienen de las identidades
sexuadas ? Más allá de la descripción de
las representaciones de los roles sexuados parece importante interesarse por su
construcción social a través de procesos
de socialización. ¿ Qué características en
el medio ambiente, en particular, familiar
y escolar, de los adolescentes favorecen
la adhesión a un sistema de género dado ?
La investigación se basa en datos cuantitativos, una encuesta de 1 348 alumnas en
dos preparatorias ubicadas en Tijuana, y
cualitativos recolectados por medio de
entrevistas colectivas. Si la redefinición
de la identidad femenina parece larga-
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ÉTUDES
RÔLES FÉMININS, RÔLES MASCULINS, LE REGARD
DES ADOLESCENTES LYCÉENNES DE TIJUANA (BASSE CALIFORNIE, MEXIQUE)
mente iniciada, la maternidad y la definición de la identidad masculina frenan la
evolución del sistema de género. La
definición de los roles sexuados resulta
de múltiples factores (edad, lugar de
socialización, educación de los padres,
tipo de establecimiento escolar, concepción de las aptitudes intelectuales según
el sexo…)
Gender studies play an increasing role in
the analysis of the changes of different
socio-demographic phenomena or
resistance to those changes. However,
using the gender perspective to explain
the behaviors requires a preliminary
analysis of identities and gender roles.
Teenagers in Tijuana, on the U.S.-Mexico
border, live in a social, national and
regional context where there are multiple
contours of masculine and feminine
identities. So, what are the teenagers’
representations about gender identities
and roles ? Beyond this description, it
seems important to analyze its social
construct through socialization processes.
What features in the environment,
particularly family and school, promote
adolescents’ adherence to a given gender
system ? The research is based on
quantitative data, a survey of 1 348 school
girls in two high schools located in
Tijuana, and a qualitative data collected
through group interviews. If the
redefinition of female identity seems
largely initiated, motherhood and the
definition of male identity impede the
evolution of the gender system.
Adolescents’ positions result from
multiple socializations’ vectors such as
age, place of socialization, parental
education, type of school, and
development of intellectual skills by
gender, etc.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• genre
• socialisation
• adolescentes
• frontière
Mexique-États-Unis
• género
• socialización
• adolescentes
• frontera
México-Estados-Unidos
• gender
• socialization
• teenagers
• U.S.-Mexico border
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Charles-André Goulet
La medición y la evolución
de la democracia
en América Central
utre temps, autres mœurs. A este dicho le podríamos agregar que
con el cambio de época y de costumbres cambian… las preocupaciones y los desafíos. En términos prácticos la extensa difusión de la democracia en América Latina durante los últimos quince años ha
modificado los temas de análisis de los expertos en democratización. De los
temas relacionados con el desafío planteado por el relevo democrático [StahlerSholk, 1994] y las obstaculizaciones a la consolidación [Bertnzen, 1993 ; Merkel,
1999 ; O´Donnell, 1996], ahora se dedican muchos esfuerzos para definir y
medir la calidad de la democracia [Diamond et al., 2004 ; Schmitter, 2004 ;
Vargas et al., 2003].
A
El primer propósito de este ensayo es modesto, o sea no es de valorar el tipo
de democracia que se ha instalado en esta región de América Latina ni de valorar
su calidad. Más bien, este ensayo pretende rastrear la evolución de la democracia
en América Central1. El objetivo del ejercicio histórico que se realizará no es de
proponer una nueva teoría de la democratización, sino de proveer una nueva capa
de conocimiento sobre la evolución de la democracia en América Central de
1945 al año 2000. Esperamos que la información reportada contribuya a ver los
presentes desafíos democráticos como productos de la evolución histórica de los
regímenes del istmo. Conocer los obstáculos democráticos del pasado permite
enfrentar y encontrar soluciones a los desafíos presentes.
1. En este ensayo el término « América Central » se refiere a los seis países del istmo centroamericano, o sea Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua y Panamá. En cambio, el
término « Centroamérica » se refiere a todos éstos países menos Panamá.
185
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La evolución de la democracia no es un proceso sencillo. En efecto, en
América Central la democratización ocurrió a la vez precoz y tardíamente,
paulatina y abruptamente. A lo largo del siglo XX se han presentado
subsiguientes logros y retrocesos que hicieron de la evolución de la democracia
un fenómeno complejo a analizar. La base de datos de Bowman, Lehoucq y
Mahoney resulta ser un instrumento útil para esclarecer la situación. En la
primera parte de este artículo se discute en detalles de la metodología utilizada
por los tres expertos. La segunda parte de este ensayo se dedica a analizar la
evolución de la democracia en América Central a partir de los datos incluidos en
la dicha base de datos y también a partir de los datos recopilados por el autor. En
esta sección se han incorporado datos históricos para contextualizar los cambios
observados en Centroamérica. Los datos reportados para el caso de Panamá han
influido en la clasificación realizada por el autor.
Antes de seguir vale la pena contestar una pregunta sencilla: ¿Para que sirve el
análisis de la evolución democrática? Aquí cabe recordar lo que propone Mainwaring
et al. acerca del tema: «la clasificación de regímenes [a través el tiempo] es una etapa
necesaria para hacerse preguntas sobre las causas y consecuencias de los distintos
regímenes y de la transición de un tipo de régimen hacia otro»2 [Mainwaring et al.,
2001, p. 39]. Complementariamente, diríamos que la medición de la democracia (y
de sus aspectos relacionados) permite contestar preguntas fundamentales en cuanto
a la democratización. ¿Cómo ocurrió la democratización? O más precisamente,
¿cuales son los derechos y libertades que tardaron a ser respetados? ¿Existen patronos
de democratización entre los países? De igual forma, ¿cuales son los retrocesos
democráticos? ¿Son parecidos de un país a otro? Los resultados que se generan a
partir de los índices disponibles3 juegan un papel notable pues nos permiten
encontrar respuestas a estas preguntas. Esperamos que los datos reportados en este
ensayo sean útiles a los que se dedican a contestar estas preguntas.
2. El autor ha traducido al español todas las citas que provienen de textos originalmente publicados
en inglés.
3. Existen varios instrumentos para analizar la evolución de los regímenes políticos en América
Latina y en el resto del mundo. El índice de Freedom House sobre los derechos civiles y políticos
es uno de estos instrumentos. Los índices de Smith [2004], Marshall y Jaggers [2002], Vanhanen
[2000] y Coppedge y Wolgen [1990] son otros instrumentos disponibles. Por un lado, todos estos
instrumentos comparten un rasgo común pues pretenden valorar el grado de democratización en
regiones del mundo. Por otro lado, los varios instrumentos se diferencian en sus maneras de definir
el concepto de estudio, de agregar los datos recolectados y de medir el concepto analizado.
186
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
El índice de Bowman, Lehoucq y Mahoney (BLM)
A pesar de que excluye a Panamá, el índice BLM4 parece ser el instrumento
adecuado para analizar la evolución democrática en América Central. El uso de
una concepción amplia de la democracia y de una metodología transparente hace
del índice BLM una fuente de información rica y valiosa.
Bowman, Lehoucq y Mahoney, los cuales tienen mucha experiencia en el
estudio político e histórico en Centroamérica, construyeron un índice que mide la
democracia (o su ausencia) por años calendario de 1900 al 2000 en Costa Rica, El
Salvador, Guatemala, Honduras y Nicaragua. Para medir la democracia los tres
expertos desagregaron el concepto analizado en dos dominios, cinco dimensiones
y a lo menos 15 indicadores. El dominio de las Libertades Políticas está compuesto
por las dimensiones de la « Organización Política y de la Libertad de Expresión ».
Alternativamente, el domino de los Derechos Políticos está compuesto por las
dimensiones de la « Competitividad Electoral », de la « Participación Inclusiva », de
la « Supremacía Civil » y, finalmente, de la « Soberanía ».
La desagregación por dimensión nos será muy útil a la hora de comparar la
evolución democrática en los países de la región. Además, el análisis desagregado
de las dimensiones nos permitirá averiguar de qué naturaleza fue los primeros
logros democráticos y cuales fueron los retos al fin del siglo pasado. No
habríamos podido realizar un tal análisis si hubiéramos elegido un índice
construido a partir de una concepción minimalista de la democracia.5
Tal como lo señalan Bowman et al., se debe contar con amplias fuentes de
información para medir correctamente la evolución democrática. Por lo tanto, los
tres expertos contaron a la vez con fuentes internacionales (lo que, por ejemplo,
incluye correspondencias diplomáticas norte americanas) y regionales (tal como
monografías, disertaciones doctorales, documentos gubernamentales y periódicos).
Para que se pudiera realizar un verdadero análisis regional, el Programa Estado
de la Nación de Costa Rica y el Office Québec-Amériques pour la Jeunesse apoyaron
un proyecto de recolección de datos sobre Panamá6, el cual quedó excluido en el
índice BLM7. Respetando la metodología de este índice, se ha logrado clasificar
4. Ver Kirk Bowman, Fabrice Lehoucq, James Mahoney, Measuring Political Democracy : Case
Expertise, Data Adequacy, and Central America, 2005 : http://www.blmdemocracy.gatech.edu/
5. Los lectores interesados en discusiones sobre las definiciones de la democracia y sus implicaciones
empíricas podrán consultar el texto de Munck y Verkuilen (2002).
6. De hecho, esta investigación fue realizada en la oficina del Programa Estado de la Nación en 2005.
Para conocer más sobre el Programa visite : http://www.estadonacion.or.cr/.
7. Bowman, Lehoucq y Mahoney proveen explicaciones muy claras sobre la metodología que usaron para
codificar las variables y, posteriormente, clasificar los regimenes de los cinco países centroamericanos.
La transparencia en la metodología tiene a lo menos dos ventajas: a) comprobar los resultados reportados en su estudio y b) usar la metodología para clasificar la evolución de la democracia en otros países.
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la democracia panameña de 1945 al 2000. Cabe mencionar que se han recogido
los datos a través de la consulta de fuentes nacionales, regionales e internacionales. Más precisamente, se han consultado artículos académicos, disertaciones
doctorales, periódicos, documentos gubernamentales centroamericanos, etc.
Tal como lo han hecho Bowman et al. para los cinco países centroamericanos,
el autor ha determinado por cada año si en Panamá se encontraba un régimen no
democrático, semi democrático o democrático. El uso de esta ordenación
tricotómica nos parece superior a otras alternativas de medición (por ejemplo las
por medición dicotómica o por intervalo). De hecho, compartimos lo que
señalan Mainwaring et al. sobre el tema, « el enfoque tricotómico es consistente
con la naturaleza continua de las prácticas democráticas »8 [Mainwaring et al.,
2001, p. 51].
Ahora hace falta discutir acerca de la metodología utilizada para determinar
si los países del estudio se clasificaban en una de las tres categorías. Para cumplir
con este propósito Bowman et al. usaron la lógica « Fuzzy-Set ». El uso de este
instrumento metodológico es adecuado cuando se trata de realizar una
clasificación a partir de un conjunto de dimensiones de igual importancia o por
las cuales sería subjetivo y teóricamente arriesgado atribuirles valores distintos.
Bowman et al. atribuyeron criterios y puntajes (de 0 a 1) para medir la fuerza
de cada una de las dimensiones. El Cuadro 1 ilustra en detalles los dichos
criterios. Tomando en cuenta que las cinco dimensiones son esenciales para la
democracia, un país debe obtener un puntaje de 1 en todas las dimensiones para
ser clasificado democrático. Esta regla implica que el hecho de atribuir 0,5 punto
a una sola dimensión (y 1 punto en las demás) es suficiente para colocar un país
en la categoría intermedia, o sea Semi Democrática. De hecho, la obtención
mínima de 0,5 punto en todas las cinco dimensiones es el umbral mínimo de la
categoría intermedia. Los países donde no se logra este requisito se clasifican en
la categoría No Democrática.
El uso de una codificación tricotómica conlleva ventajas. Contrariamente a
una clasificación dicotómica (compuesta por dos categorías : no democrática y
democrática), la codificación propuesta por Bowman et al. permite visualizar y
valorar las fases de transición histórica. La inclusión de una categoría intermedia
es esencial debido a que la naturaleza de los regímenes que caben en esta
categoría es empíricamente distinta a la de los regímenes autoritarios o
plenamente democráticos.
Muchos investigadores usan escalas numéricas para medir la democracia.
Consideramos que la clasificación ordenada de varios países en este tipo de
8. Eso fue el caso de Nicaragua entre 1929 y 1932.
188
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
0
punto
Todo por debajo
del umbral 0,5
Todo por debajo
del umbral 0,5
Todo por debajo
del umbral 0,5
El electorado está compuesto en su
gran mayoría por varones de tal
manera que los de clase media y
obreros pueden votar. Vota una proporción significativa del electorado.
Todo por debajo
del umbral 0,5
Hay evidencia de que el ejército excede sus atribuciones constitucionales
para ejercer presión sobre los funcionarios electos en ciertos asuntos de
carácter político. A pesar de que, en
general, se respetan las esferas de
autoridad, la evidencia sugiere que los
políticos exceden sus competencias.
Todo por debajo
del umbral 0,5
Elecciones competidas
Las elecciones son realizadas periódicamente de conformidad con lo que
establece la constitución. Los candidatos son seleccionados a través de un
proceso limpio, el voto es secreto y las
personas pueden emitir solo un voto.
Sin embargo, pueden reportarse fraudes, violencia e intimidación pero estas
irregularidades solo inciden sensiblemente en los resultados electorales.
Participación
inclusiva
Organiza-ción política Dimy libertad de expresión ensión
El estado restringe la organización
política de ciertos grupos. Sin embargo, la mayoría de la población es libre
de formar grupos, sindicatos y partidos políticos. Los medios de comunicación son pluralistas. No obstante,
el Estado limita la difusión de ideas
que no le son favorables.
Supremacía civil
0,5 punto
Soberanía
Derechos Políticos
Libertades Políticas
CUADRO 1. REQUISITOS MÍNIMOS DE CLASIFICACIÓN POR DIMENSIÓN
1 punto
Los actores estatales no limitan sistemáticamente la formación de partidos políticos, grupos y sindicatos,
tampoco restringen la difusión de
ideas políticas en los medios de
comunicación.
Las elecciones son realizadas periódicamente de conformidad con lo que
establece la constitución. Los candidatos son seleccionados a través de
un proceso limpio, el voto es secreto y
las personas pueden emitir sólo un
voto. No se reportan fraudes significativos, violencia u intimidación.
La constitución establece formalmente el derecho al sufragio para todos
los adultos. Vota una proporción significativa del electorado.
No hay evidencia de que el ejército
excede sus atribuciones constitucionales para ejercer presión sobre los
funcionarios electos en ciertos asuntos de carácter político. De igual
forma, no hay evidencia que sugiere
que los políticos exceden sus competencias.
Aunque actores extranjeros pueden
influir directamente en las políticas
públicas sobre ciertos asuntos, el
gobierno tiene suficiente autonomía
para adoptar sus propias políticas y,
en ciertas ocasiones, superar las presiones externas. No existen informes
de amenazas externas contra el
gobierno por estos motivos.
No hay evidencia de que actores
extranjeros que influyan de forma
directa en el contenido de las políticas públicas. Tampoco se observan
amenazas extranjeras de deponer el
gobierno por estos motivos.
El gobierno controla en totalidad su
territorio. Alternativamente, tiene lugar
Una fuerza extranjera controla de
una apertura legal en cuanto a una gesforma autónoma una zona de importión conjunta de zonas importantes
tancia en el país.a/
que han sido históricamente bajo control de un gobierno extranjero. a/
a/ El autor ha añadido este último criterio para adaptar la clasificación al caso panameño.
Fuente: Bowman et al., 2005b.
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escalas, adolece de ciertas debilidades. Además de hacer poco caso a los criterios
de democratización elaborados en la literatura, el uso de este tipo de escalas
implica cierta subjetividad a la hora de determinar umbrales críticos. Como si
fuera poco, las escalas numéricas inducen al lector a atribuir una mejor
clasificación a países que obtuvieron puntajes muy parecidos, sin que ello
signifique variaciones sustantivas entre los regímenes que se hallan en estos
países.
Sería engañoso afirmar que el uso de la lógica Fuzzy-Set no tiene debilidades.
Recordemos que en el estudio BLM las tres categorías de regímenes son muy
amplias, elemento que favorece la agrupación de países que tienen regímenes
poco parecidos bajo una misma categoría (generalmente en la categoría inferior
e intermedia). Tomemos el ejemplo de un país ficticio a dos momentos de su
historia. Analizando la situación política en el momento A de este país se
atribuyeron un puntaje intermedio de punto 0,5 en las cinco dimensiones de la
democracia.9 Algunas décadas después, o sea en el momento B, se atribuyeron un
puntaje de 0,5 en una de las dimensiones y un puntaje de 1 en las demás10. Según
los criterios fuzzy-set se clasificaría el dicho país en la categoría
semi-democrática en los dos momentos de su historia pese a las importantes
aperturas que se han realizado a través del tiempo. En este caso la amplitud de la
categoría intermedia permite que eso sucediera a pesar de que la situación
política en el momento B era mucho más parecida a la de otros países
democráticos que a la del momento anterior de su historia.
Desafortunadamente no existe un sistema de clasificación perfecto. A pesar
de la debilidad reportada, sostenemos que la lógica Fuzzy-Set es una de las
mejores para clasificar los regímenes. Ahora analicemos los resultados de la
evolución de la democracia en el istmo en la segunda mitad del siglo XX.
La evolución de la democracia en América Central
de 1945 a 2000
El Gráfico 1 ilustra la evolución de la democracia en los seis países del istmo
entre 1945 y 2000. Para cada país se encuentra una línea de tiempo compuesta
por 56 celdas, o sea una celda por año. Distintos colores son atribuidos a los tres
tipos de regímenes.
9. Eso fue el caso de Nicaragua entre 1985 y 1989.
10. Cabe mencionar que los regímenes semi-democráticos son regímenes de transición. Su función
hacia la instalación de un sistema que favorece o limita la democratización explica porqué estos
han sido numerosos y generalmente de corta duración.
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
GRÁFICO 1. AMÉRICA CENTRAL : EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA POR PAÍS (1945-2000)
Fuente : Elaboración propia. Los datos sobre los países centroamericanos provienen de Bowman et
al., 2005b. Los datos sobre Panamá fueron recopilados por el autor.
En su ponencia sobre los ciclos electorales, Peter Smith argumenta que «la
instabilidad política ha sido endémica en América Latina» [Smith, 2004, p. 23]. Las
conclusiones que logra Smith sobre todo la región a lo largo del siglo XX se aplican
claramente a este análisis. Efectivamente, entre 1945 y 2000 ocurrieron veintiséis
cambios de regímenes en los seis países del estudio, o sea un promedio de 3,5 cambios
por país. Los países los más estables (dos cambios) han sido Guatemala y Nicaragua
mientras que los más inestables (cuatro y seis cambios respectivamente) fueron
Panamá y Honduras. Costa Rica representa un caso promedio con tres cambios.
En el istmo los regímenes no democráticos han sido más estables que los dos
otros tipos de regímenes. Los nueve regímenes no democráticos tuvieron un
promedio de duración de 20,5 años. El Gráfico 1 nos enseña que el régimen no
democrático panameño ha sido el más estable (42 años) del periodo pos-guerra.
En cambio, el régimen semi-democrático de más larga duración fue el de
Honduras entre 1982 y 1996. Los doce regímenes semi-democráticos del istmo
tuvieron un promedio de duración de 7,2 años.11 En total se establecieron cuatro
regímenes democráticos en los seis países. La duración promedio de estos
regímenes fue de 16,25 años. La fuerte estabilidad de la democracia costarricense
influye en este dato pues los regímenes democráticos de Honduras, Nicaragua y
El Salvador tuvieron un promedio de duración de 7,33 años.
El Gráfico 2 ilustra la distribución de los seis países del istmo según régimen
a partir de 1945.
11. En este país se adoptó una medida de voto optativo para las mujeres y obligatorio para los
varones.
191
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GRÁFICO 2. CENTROAMÉRICA Y PANAMÁ. DISTRIBUCIÓN DE LOS PAÍSES SEGÚN RÉGIMEN
6
5
4
3
2
1
0
Fuente : Elaboración propia con Bowman et al., 2005a y Goulet.
Hasta 1958 la distribución de los países siguió haciéndose entre regímenes no
democráticos y semi-democráticos. La democratización del sistema político
costarricense a final de los años cincuenta cambió esta distribución. Sin embargo,
vale mencionar que los logros democráticos en Costa Rica no trascendieron las
fronteras de este país. De hecho, entre 1973 y 1981 la democracia costarricense
existía al lado de regímenes exclusivamente no democráticos.
Existen muchos elementos específicos a El Salvador, Guatemala, Honduras,
Nicaragua y Panamá para explicar porqué no se produjo una difusión de la
democracia en estos países. A pesar de las particularidades de cada país, se puede
brindar explicaciones generales. En primer lugar, el temor que se propagará el
comunismo en el istmo creó un contexto político poco propicio para que sucediera
una apertura democrática. El desarrollo de la doctrina de seguridad nacional
limitó las posibilidades de contestación y fomentó el uso de medidas represivas en
contra de los miembros de organizaciones civiles (o armadas) sospechosos de
apoyar a grupos comunistas. En segundo lugar, se mantuvó o se reforzó las reglas
de contestación en las esferas gubernamentales. Es decir, se toleraba una oposición
limitada solo si sus miembros estaban dispuestos a respetar las estrictas reglas de
contestación. El control de la contestación también implicó el uso de fraude
cuando los resultados electorales resultaban desfavorables a la élite. Vale
mencionar que durante este periodo los líderes también contaban con las fuerzas
militares para evitar que ocurrieran cambios políticos desafiantes para ellos.
En 1982 la instalación de un régimen semi-democrático en Honduras inició
una fase de transición hacia una más profunda democratización del istmo. Esta
fase de transición continuó con la instalación de sistemas semi-democráticos en
Guatemala (1985), Nicaragua (1985), Panamá (1990) y El Salvador (1992). El
tardío cambio histórico en este último país hizo del istmo un territorio libre de
regímenes autocráticos. Al cierre del siglo XX sólo Guatemala y Panamá no
habían completado su transición democrática.
192
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
La imposibilidad de mantener una alianza entre los grupos exclusivos
gobernantes, la instalación de dirigentes civiles y el derrumbe electoral de las
fuerzas revolucionarias son algunos factores que contribuyeron a que sucediera
una democratización parcial en las distintas zonas del istmo donde la democracia
no había existido previamente a los años ochenta. En la próxima sección se
analizará más en profundidad los eventos que hicieron de las últimas décadas del
siglo XX el periodo más democrático en la historia de América Central.
Análisis de desagregación democrática : 1945-2000
El sufragio universal
En Centroamérica el sufragio universal empezó a ser realidad a partir del
1945. En este mismo año, las panameñas de más de veintiún años de edad
pudieron votar por primera vez. Las costarricenses y las salvadoreñas tuvieron
que esperar hasta 1950 para gozar de este derecho. Las leyes electorales que no
discriminaban a las mujeres se pusieron en práctica en 1955 en Honduras12 y en
1957 en Nicaragua.
En el cambio de sus leyes electorales, el gobierno costarricense adoptó
medidas para permitir la elección del jefe de Estado por todos los ciudadanos y
no sólo los terratenientes. En Guatemala, la adopción de comicios secretos y sin
restricciones de todo tipo se llevó a cabo en 1956.
Vale mencionar que en Centroamérica se han respetado los principios de
participación inclusiva en todas las elecciones que tuvieron lugar desde 1957.
Dicho de otro modo, desde este año desaparecieron las restricciones electorales
que impedían votar a las mujeres, los no terratenientes, los iletrados o los solteros.
A medida que avancemos en este análisis se podrá observar una paradoja : en
el istmo la consolidación de los derechos al sufragio universal se realizó a pesar
de los numerosos intentos de limitar la democratización en la región. Vale
mencionar que este fenómeno no sólo es una particularidad del istmo, sino de
varios otros países latinoamericanos. Tal como lo reportan Coppedge y Reinicke
en su estudio, « debería ser notado que un numero apreciable de países que no
[celebraban] elecciones [reconocían], sin embargo, el sufragio universal »13
[Coppedge y Reinicke, 1990, p. 54].
12. En su encuesta, Coppedge y Reinicke encontraron que más de un tercio de los 144 países donde
se respetaban el sufragio universal en 1985 no eran poliarquías o eran poliarquías de bajo nivel
[Coppedge y Reinicke, 1990].
13. Ver Karl Terry Lynn, 1995 : « The Hybrid Regimes of Central America », Journal of Democracy 6
(3), p. 72-86.
193
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La soberanía nacional
A través el siglo XX, Costa Rica y El Salvador han sido los únicos países
centroamericanos que gozaron de forma ininterrumpida de una soberanía
integral. En Nicaragua, se ha gozado de este derecho durante la mayoría del siglo
pasado. Sin embargo, en este caso, se experimentó una interrupción parcial o
completa de la soberanía entre los años 1909 y 1932. Desde 1933 no hubo serias
amenazas contra la soberanía en este país.
En el caso de Guatemala, solo hubo una drástica interrupción en 1954. Esta
interrupción corresponde al golpe de estado contra el gobierno progresista de
Jacobo Arbenz Guzmán. Recordemos que esta maniobra fue respaldada por los
Estados Unidos.
La evolución de la soberanía, y de las amenazas contra ella, fue totalmente
distinta en Honduras. Efectivamente, Honduras ha experimentado una amenaza
parcial contra su soberanía durante todas las décadas de la guerra fría. Bowman
et al. observan que dos invasiones estadounidenses (en 1963 y 1972) tuvieron
lugar entre 1952 y 1989. Cabe destacar que los hondureños gozaron de la
soberanía de su país durante muy pocos años del siglo pasado. Según el análisis
de los creadores del índice, se ha respetado la soberanía hondureña durante dos
breves épocas : entre 1933 y 1951 y durante la última década del siglo. La
incorporación histórica de inversionistas extranjeros en los grupos gobernantes
explica en gran medida porqué se ha limitado la soberanía en este país.
La construcción del canal interoceánico ha tenido impactos profundos sobre
la soberanía panameña a lo largo del siglo XX. El tratado Bunau-Varilla de 1903,
el cual fue adoptado en el primer año de la independencia de Panama, otorgó a
Washington poderes soberanos sobre la zona del canal [1996. Labreveux, 1977].
Cabe mencionar que la presencia estadounidense en Panamá no se limitó a esta
zona geográfica. Hasta 1968, lo que corresponde con la instalación del régimen
nacionalista de Torrijos, los Estados Unidos jugaron un papel importante en
varias esferas públicas tal la política extranjera de Panamá y la seguridad interna.
La combinación de la adopción de una política menos intervencionista de parte
de los Estados Unidos y la implementación del tratado Carter-Torrijos de 1977
representó un avance notable, lo que permitió a Panamá gozar de una fuerte
soberanía por primera vez en su historia. En los últimos días del año 1989 el
gobierno de George Bush puso en marcha la operación Just Cause para acabar
con el « narco régimen » del General Noriega. En las semanas siguientes los
Estados Unidos capturaron a Noriega, destruyeron las Fuerzas de Defensa de
Panamá y pusieron Guillermo Endara en la silla presidencial. En 1991, Panamá
logró recuperar su soberanía, la cual resultó fortalecida por la entrega completa
del canal en el año 2000.
194
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
La intervención de los Estados Unidos en Panamá en 1989 fue un hito
histórico. En efecto, la operación Just Cause fue la última intervención en contra
de la soberanía del istmo. Desde 1991, los seis países de la región gozan a la vez
de una soberanía completa.
La competitividad electoral
El Cuadro 2 muestra la evolución de la competitividad electoral en los seis
países del istmo.
CUADRO 2. AMÉRICA CENTRAL. PERIODOS DE COMPETITIVIDAD ELECTORAL
POR NIVEL SEGÚN PAÍS (1945-2000)
No o muy bajo nivel de
competitividad electoral (0 punto BLM a/)
Competitividad
electoral intermedia
(0.5 punto BLM b/)
El Salvador
1945-1963
y 1972-1983
1964-1971
y 1984-1993
1994-2000
Guatemala
1955-1983
1945-1954
1984-2000
Costa Rica
Honduras
Competitividad
electoral adecuada
(1 punto BLMc/)
1945-2000
1945-1957, 1964-1970 1958-1963, 1971-1972
y 1973-1979
y 1986-1989
1980-1985
y 1990-2000
Nicaragua
1945-1984
1985-2000
Panamá
1948-1991
1945-1947
y 1992-2000
a/ 0 punto BLM : todo por debajo del umbral 0,5.
b/ 0,5 punto BLM : las elecciones son realizadas periódicamente de conformidad con lo
que establece la constitución. Los candidatos son seleccionados a través de un proceso
limpio, el voto es secreto y las personas pueden emitir sólo un voto. Sin embargo, pueden
reportarse fraudes, violencia e intimidación pero estas irregularidades sólo inciden sensiblemente en los resultados electorales.
c/ 1 punto BLM : las elecciones son realizadas periódicamente de conformidad con lo que
establece la constitución. Los candidatos son seleccionados a través de un proceso limpio,
el voto es secreto y las personas pueden emitir sólo un voto. No se reportan fraudes significativos, violencia u intimidación.
Fuente : elaboración propia con datos de Bowman et al., 2005a y Goulet.
Costa Rica es el ejemplo de estabilidad en materia de competitividad
electoral. Efectivamente, en este país se ha respetado el principio de
competitividad electoral de forma ininterrumpida a partir de 1928. Este año
Costa Rica fue el primer país de la región donde se celebró elecciones justas.
Por razones opuestas, sin embargo, los casos de Guatemala, Nicaragua y Panamá
son también ejemplos de estabilidad en materia de competitividad electoral.
195
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En Guatemala los logros democráticos de la Revolución de Octubre
permitieron que se volviera a respetar parcialmente la competitividad electoral.
De hecho, a lo largo del siglo XX se respetaron los principios de competitividad
electoral en dos ocasiones, o sea entre 1927 y 1930 y también entre 1945 y 1954.
Se limitaron aún más los principios de competitividad en los ocho comicios que
tuvieron lugar entre el golpe de estado contra Arbenz y 1983. Cabe mencionar
que la adopción del voto secreto fue uno de los muy pocos avances que hubo
durante esta época de « elecciones de fachada »14. La elección de la asamblea
constituyente en 1984 y la elección presidencial de 1985 son hitos en la historia
de la democratización del sistema político guatemalteco. Efectivamente, los dos
comicios tuvieron lugar en un ámbito competitivo. En estos años, no sólo se
celebraron las primeras elecciones competitivas en la historia del país, sino
también el primer relevo pacífico desde 1951.
La represión de la competitividad también fue muy severa en Nicaragua. A
pesar de una apertura parcial apoyada por los Estados Unidos entre los años 1929
y 1936, los nicaragüenses tuvieron que esperar hasta 1985 para votar en la
primera elección competitiva de su historia. La muy larga dictadura de los
Somoza limitó todas las posibilidades de democratización electoral. En las
palabras de Micheal Krennerich,
[en] las siete elecciones presidenciales que se realizaron durante la dictadura, nunca se
cuestionó quién accedería al poder : se elegía bien a un Somoza o bien a uno de sus
protegidos. La victoria electoral estaba asegurada por el carácter poco competitivo de
las elecciones, que, entre otras cosas, se manifestaba por la falta de una verdadera oposición o simplemente por el fraude electoral. Durante esta fase autoritaria, las elecciones sirvieron principalmente como instrumento para el mantenimiento y el ejercicio
del poder por parte de los Somoza [Krennerich, 1993].
Aunque la elección de 1984 no permitió que ocurriera una alternación
pacífica, se produjó una mejoría histórica en el manejo técnico del proceso
electoral.
Panamá se gana el poco prestigioso premio de haber sido el país con el más
bajo nivel de competitividad electoral. En efecto, en este país hubo una
interrupción total en esta materia de 1948 a 1992. Recordemos que durante este
largo periodo la Guardia Nacional, el Tribunal Electoral y/o el Partido
Revolucionario Democrático (PRD) participaban en los fraudes electorales. La
cancelación de elecciones y la imposición de candidatos son otras estrategias que
se han utilizado para obstaculizar la democracia electoral. Pese a que no hubo
14. Las primeras elecciones semi-competitivas del siglo tuvieron lugar en Honduras en 1900 y luego
en Costa Rica tres años después.
196
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
elecciones en 1992, consideramos que se recuperó la competitividad electoral en
este año, el cual corresponde a la celebración del referéndum constitucional.
Finalmente, consideramos que los comicios de 1994 y 1999 han sido
« generalmente libres y justos ».
No cabe duda, Honduras representa el país más inestable del istmo en
materia de competitividad electoral. Después de haber logrado un nivel
intermedio en dos ocasiones entre 1958 y 1972, Honduras volvió al más bajo
grado de competitividad entre 1973 y 1979. En 1981, se eligió de forma directa
al jefe de Estado, algo que no se había hecho en más de 25 años. La victoria de
Roberto Suazo Córdova, candidato del Partido Liberal de Honduras, fue el
producto de la primera elección presidencial competitiva. Desgraciadamente, los
logros en materia de competitividad electoral no fueron consolidados a partir de
este momento. En efecto, se impusieron imitaciones parciales por un breve
momento, o sea entre 1986 a 1989. Desde entonces, se celebran comicios justos
en Honduras.
En 1964 los salvadoreños participaron por primera vez en una elección semi
competitiva. Vale destacar que ningún otro país centroamericano ha tardado
tanto en adoptar medidas permitiendo la celebración de elecciones parcialmente
competitivas. Sin embargo, esto no fue señal de la existencia de una
democratización progresiva y constante. Los requisitos para que tuvieran lugar
elecciones parcialmente competitivas aparecieron muchos años antes en los otros
países centroamericanos.15 Exactamente como lo experimentaron estos países
anteriormente, la competitividad electoral volvió a un muy bajo nivel después de
una primera apertura histórica. En El Salvador la década de los años setenta, o
más precisamente de 1972 a 1982, corresponde a un periodo de fraude y
violencia. La elección de José Napoleón Duarte, candidato del Partido
Demócrata Cristiano, en 1984 inició una progresión en materia de
competitividad electoral. Este proceso culminó en 1994 con « la elección del
siglo ». En este año, el Doctor Armando Calderón Sol, el cual se había
desempeñado como el alcalde de San Salvador, ganó la primera elección
presidencial competitiva en la historia del país. Con su elección, el istmo se
transformó integralmente en un territorio donde se respetan los principios de
competitividad democrática en la selección de líderes nacionales.
15. Uno podría cuestionar la codificación de Bowman et al. Sin embargo, consideremos algunos
aspectos de la naturaleza del régimen somozista. Primero, en lugar de violar leyes establecidas por
gobiernos anteriores Somoza se dedicó a adoptar leyes y constituciones que convenían a su estilo de liderazgo. Esta maniobra le permitió gobernar sin « violar sistemáticamente » las reglas en
vigencia. De igual forma, el régimen somozista tenía un fuerte control sobre las fuerzas represivas. De hecho, la Guardia Nacional era un instrumento para Somoza y no lo contrario.
197
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La supremacía civil
En el Cuadro 3 se enseñan algunos datos sobre la supremacía civil en el istmo
entre 1945 y 2000. En esta dimensión se destacan dos grupos de países : los
países con una amplia experiencia de supremacía civil y los otros con poca
experiencia.
CUADRO 3. AMÉRICA CENTRAL. DATOS SOBRE LA SUPREMACÍA CIVIL (1945-2000)
Números de Números de Números de Números de
Supremacía
años con bajo
años con
años con cambios entre
civil completa
nivel de
supremacía
supremacía los distintos
ininterrumpisupremacía civil interme- civil completa niveles de
da de... al
civil (0 punto dia (0,5 punto (1 punto
supremacía
2000
BLM a/)
BLM b/)
BLM c/)
civil
Costa Rica
1
2
53
3
1951
El Salvador
32
17
7
4
1994
Guatemala
31
25
2
Honduras
18
26
12
8
1997
Nicaragua
6
50
2
1985
Panamá
23
22
11
4
1990
a/ 0 punto BLM : todo por debajo del umbral 0,5.
b/ 0,5 punto BLM : hay evidencia de que el ejército excede sus atribuciones constitucionales para ejercer presión sobre los funcionarios electos en ciertos asuntos de carácter político. A pesar de que, en general, se respetan las esferas de autoridad, la evidencia sugiere
que los políticos exceden sus competencias.
c/ 1 punto BLM : no hay evidencia de que el ejército excede sus atribuciones constitucionales para ejercer presión sobre los funcionarios electos en ciertos asuntos de carácter político. De igual forma, no hay evidencia que sugiere que los políticos exceden sus competencias.
Fuente : elaboración propia con datos de Bowman et al., 2005a y Goulet.
Con una breve interrupción entre 1948 y 1950, Costa Rica se clasifica como el
país donde más se ha respetado el principio de supremacía de los civiles en el poder
desde el fin de la II guerra mundial. Cabe mencionar que esta clasificación se
mantiene a la hora de analizar la evolución de la supremacía civil a lo largo del siglo
XX. En este país, la interrupción (parcial o completa) de 1948, 1949 y 1950
corresponde a la guerra civil y, más precisamente, a la instalación de una junta de
gobierno. La abolición del ejército costarricense por José Figueres Ferrer en 1949 fue
un evento decisivo cuyo impacto reforzó la supremacía de los civiles hasta este día.
Nicaragua también ha sido un ejemplo de estabilidad de supremacía civil. Al
final de la II guerra mundial Nicaragua ya llevaba algunos años durante los cuales
el ejército no imponía poderes extra constitucionales. El periodo durante el cual
ni la Guardia Nacional ni los políticos violaban sistemáticamente las reglas de
198
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
gobernanza duró hasta 1979.16 La victoria de los líderes revolucionarios inició un
periodo de muy baja supremacía civil. En 1985 Nicaragua recuperó una
supremacía civil conducente a la democratización del país.
En Panamá, los golpes de estado (1949, 1951, 1968 y 1989), la alianza entre
civiles y militares, la elección de líderes poco dedicados a la democratización y la
tutela militar han sido factores que limitaron la existencia de una supremacía civil
entre 1945 y 1989. De hecho, el golpe de 1968 marcó el inicio de un periodo de
más de dos décadas durante el cual el ejército controló o vigiló estrechadamente
las decisiones políticas. La captura del General Noriega y la instalación de un
gobierno civil fueron elementos determinantes en la promoción de la plena
supremacía civil.
Honduras es el mejor ejemplo de fortaleza de la supremacía civil en la
primera mitad del siglo XX. Contrariamente a Costa Rica, Honduras no ha
experimentado ninguna interrupción o debilitación en esta materia entre 1900 y
1952. Desgraciadamente la situación cambió radicalmente a partir de 1953. En
efecto, durante las décadas subsiguientes los militares fueron « arbitradores
supremos » de la esfera política. Recordemos que seis golpes de estado tuvieron
lugar entre 1956 y 1978, o sea un promedio de uno por 3.66 años. Finalmente en
1997, año de elección de Carlos Roberto Flores, todos los poderes políticos
fueron otorgados a civiles que cumplieron con las reglas de gobernanza. La
recuperación de la supremacía civil es un hito en la historia hondureña pues
condujó a una democratización « completa » del sistema político.
Una diferencia importante entre El Salvador y Guatemala es que en este
último país nunca se ha podido gozar de una supremacía civil completa. De
hecho, las limitaciones en esta materia impidieron que Guatemala completará su
transición democrática antes del cierre del siglo XX. Analizando la evolución de
esta dimensión a lo largo del siglo se observa que en Guatemala hubo tres
periodos de apertura parciales, o sea de 1920 a 1930, de 1944 a 1953 y,
finalmente, de 1985-2000. La última apertura tuvo lugar mediante la elección de
un candidato civil, lo que era un evento excepcional en Guatemala.
Desgraciadamente, la elección de Vinicio Cerezco Arévalo en 1986 no permitió
que ocurriera un cambio radical en materia de supremacía civil, tal como fue el
caso en Nicaragua el año anterior. En las palabras de Skidmore y Smith, Vinicio
Cerezo Arévalo gobernó « para agradar a los militares » [Skidmore y Smith,
1992, p. 342-343]. El Cuadro 3 nos enseña que en la segunda mitad del siglo XX
todos los países menos Guatemala han experimentado a lo menos de forma breve
lo que era la plena supremacía civil.
16. Estas medidas son conocidas como leyes mordazas o regulaciones que penalizan las ofensas contra el honor y la calumnia.
199
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La organización política
El Grafico 5 evidencia el número de años durante los cuales se han reprimido
(de forma parcial o total) o respetado los derechos de participación política y la
libertad de expresión.
GRÁFICO 3. AMÉRICA CENTRAL. RESPETO DE LOS DERECHOS DE PARTICIPACIÓN POLÍTICA
Y LIBERTAD DE EXPRESIÓN POR PAÍS (1945-2000)
50
40
30
20
10
0
Fuente : elaboración propia con datos de Bowman et al., 2005a y Goulet.
La fortaleza de la democracia costarricense se explica por varios factores. El
respeto histórico de los derechos generales de participación política y de libertad
de expresión es claramente uno de estos factores. Desde el fin de la Segunda
Guerra mundial sólo hubo un retroceso parcial de estos derechos, el cual tuvo
lugar entre 1949 y 1957. Recordemos que los vencedores de la guerra civil de
1948 limitaron la participación política a través de medidas represivas hacia los
dirigentes del Partido Republicano Nacional. Ante resultados electorales
desfavorables, José Figueres Ferrer, político emblemático de este periodo, afirmó
que de ciertas maneras la caída de su equipo político representaba una
« contribución para la democracia en América Latina » [Skidmore y Smith, 1994,
p. 325]. Resultaría difícil comprobar esta afirmación. Sin embargo, se debe
reconocer que el relevo pacífico de 1958 dio luz a lo que iba a ser reconocido
« universalmente como la democracia más antigua y estable de América Latina »
[Selingson, 2001, p. 87].
La situación del respeto de los derechos de participación política fue
totalmente distinta en El Salvador. Entre 1945 y 1991 sólo hubo un breve
periodo (1964 a 1971) durante el cual se ha(n) parcialmente respetado los
derechos de participación y expresión. En el periodo entre 1972 y 1991 las
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
limitaciones iban mucho más allá de la obstaculización a la participación de
ciertos grupos. Las juntas militares-civiles que gobernaron entre 1979 y 1982
usaron medidas de eliminación masiva en contra de los opositores políticos. La
violencia y represión política contra los grupos izquierdistas terminó en 1991.
Recordemos que el año siguiente las Naciones Unidas lograron encontrar un
compromiso entre el Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional y el
gobierno.
En Guatemala la Revolución de Octubre de 1944 llevó consigo muchos
cambios positivos. A pesar de la fuerte presión militar, los gobiernos de Juan Jose
Arevalo Bermejo y de Arbenz fomentaron la participación de grupos
anteriormente excluidos de la esfera política. Sin embargo, las políticas
reformistas y nacionalistas de Arbenz asustaron a las facciones conservadoras
guatemaltecas y estadounidenses. El golpe de estado contra Arbenz inició una
era de violenta represión en materia de participación política. De hecho, los
guatemaltecos tuvieron que esperar hasta el 1994 para gozar de nuevo del pleno
respeto de sus derechos generales de participación y de expresión.
Contrariamente al caso de El Salvador, en Guatemala hubó una transición
progresiva entre el no respeto y el respeto general de los derechos de
participación. Esta transición empezó en 1985 bajo la presidencia militar de
Oscar Humberto Mejía Victores.
Hasta 1991 los hondureños han experimentado constantes periodos de
alteración entre gobiernos que controlaban fuertemente la participación y otros
que ofrecían oportunidades limitadas en esta materia. Los datos reportados por
Bowman et al. reflejan un buen ejemplo de alternación entre, por un lado,
medidas de predominancia de un partido y de represión civil y, por otro, medidas
de inclusión social controladas.
Entre 1945 y 2000 los panameños nunca tuvieron la oportunidad de gozar
del pleno respeto de sus derechos participativos. Al cierre del siglo XX el uso
persistente de medidas que impedían la libertad de prensa17 hacía de Panamá
parcialmente democratizado. En Panamá los periodos más fuertes de represión
en contra de la libertad de expresión y los demás derechos de participación
política ocurrieron entre 1951 y 1961 y entre 1968 y 1989. El primer periodo
reportado corresponde a la ilegalización del partido de Arnulfo Arias. El golpe
de estado de 1968 en contra de Arias inició una larga época durante la cual las
fuerzas armadas limitaron la participación a través de medidas tales la
« representación » partidaria por la Guardia Nacional, la substitución de líderes
17. Estas medidas son conocidas como leyes mordazas o regulaciones que penalizan las ofensas contra el honor y la calumnia.
201
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civiles, la suspensión de los derechos de organización, etc. Al igual que lo sostiene
William L. Furlong « durante el periodo del régimen militar (1968-1989) el
debido proceso legal no existía, las libertades de expresión y de prensa eran
restringidas, las organizaciones eran acosadas y el gobierno militar gobernaba
independientemente de los controles y reglas civiles » [Furlong, 1993, p. 10-11].
La consolidación de la democracia en el istmo
¿El final del camino?
Independientemente de la concepción de la democracia que uno adopte – y
de la persistente presencia de obstáculos que siguen impidiendo una más
profunda democratización de la región –, el istmo centroamericano es mucho
más democrático hoy que lo que era cien, cincuenta o veinticinco años atrás. El
objetivo principal de este ensayo fue de rastrear esta evolución.
En este artículo se ha analizado la evolución de la democracia en los países
centroamericanos y en Panamá, a partir de los datos incluidos en el índice BLM
y de los datos recopilados por el autor. Tal como lo hemos visto, la primera
apertura regional hacia la democratización se inició en los años ochenta. Este
intento rindió frutos pues generó la plena democratización de tres de los seis
países y la semi democratización de dos de estos. Observamos que el sistema
político costarricense se democratizó en 1958. Al cierre del siglo XX Guatemala
y Panamá no habían logrado completar su transición. En segundo lugar,
mediante el análisis desagregado de las cinco dimensiones aprendimos que la
democratización en la región se realizó de forma compleja. En efecto, mientras
que se consolidaba la democracia (y sus distintas dimensiones) en Costa Rica, los
demás países experimentaban importantes retrocesos. De igual forma, el análisis
desagregado nos permitió averiguar que el respeto del sufragio universal es la
única dimensión democrática que se logró consolidar a través de América
Central. De hecho, desde 1957 nunca hubó un retroceso en esta materia. En
cuanto a la soberanía y a las reglas de elecciones, vale mencionar que se han
respetado ininterrumpidamente estas dos dimensiones a través de la región desde
1991 y 1994. Sin embargo, al cierre del siglo XX todavía no se respetaba
plenamente los principios de supremacía civil (en Guatemala) y de los de libertad
de expresión (Panamá). Estas dos limitaciones impidieron que la democracia
floreciera a través de todo el istmo al ocaso del siglo XX.
Por razones teóricas y de metodología este ensayo presentó la democracia, o
sea el respeto de las cinco dimensiones, como si fuera la cima del proceso de
democratización. Cabe plantear la idea que, en realidad, la más alta categoría del
índice BLM es « únicamente » un umbral a partir del cual los países se pueden
dedicar a fortalecer y consolidar los logros democráticos. De hecho, el respeto de
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
las cinco dimensiones permite que se establezca un sistema político en el cual las
relaciones entre los diversos actores son regidas por reglas que fomentan los
principios de participación y expresión, de representatividad popular y de
desempeño político. La creación de este tipo de sistema político no constituye per
se una inmunización contra los problemas de funcionamiento y de mala calidad
de la democracia (pobre estado de derecho, bajo nivel de participación, débil
rendición de cuentas, etc.).
Cuando pensemos en el futuro, no debemos ver la posible consolidación de
la democracia a través del istmo como un destino final, sino como un hito que
nos indicará que habrá superado muchos de los problemas del pasado. La
consolidación de las cinco dimensiones a través del istmo traerá consigo nuevas
esperanzas para los centroamericanos así que nuevos retos metodológicos para
los estudiantes de historia política.
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Cullell, Rosario, Homo Sapiens, 2003.
RÉSUMÉ/RESUMEN/ABSTRACT
proponer una nueva teoría de la
democratización, sino de proveer una
nueva capa de conocimiento sobre un
proceso complejo. En los países de
América Central la democratización
ocurrió a la vez precoz y tardíamente,
paulatina y abruptamente. La base de
datos de Bowman, Lehoucq y Mahoney
resulta ser un instrumento útil para
esclarecer la situación. En la primera
parte de este artículo se discute en
detalles la metodología utilizada por los
tres académicos. La segunda parte del
ensayo se dedica a analizar la evolución
de la democracia en la región del istmo a
partir de información incluida en la dicha
base de datos y también a partir de
elementos recopilados por el autor. En
esta sección se han incorporado datos
históricos para contextualizar los cambios
observados. La información recopilada
por el autor sobre el caso de Panamá ha
influido en la clasificación de este país en
tres fases : democrática, semi
democrática y democrática.
Cet article analyse l’évolution de la
démocratie en Amérique centrale de 1945
à 2000. L’objectif n’est pas de proposer ici
une nouvelle théorie de la
démocratisation, mais plutôt d’en
connaître davantage sur un processus
complexe. Dans les pays centraméricains,
la démocratisation s’est produite à la fois
hâtivement et tardivement,
progressivement et abruptement. La base
de données de Bowman, Lehoucq et
Mahoney est un outil de grande utilité afin
de comprendre cette évolution. L’auteur
passe en revue la méthodologie employée
par les trois universitaires. Il analyse
ensuite l’évolution de la démocratie à
partir de renseignements fournis par la
base de données, ainsi que d’informations
amassées par ailleurs. Il émet plusieurs
observations afin de rappeler les
circonstances dans lesquelles se sont
produites les bouleversements
démocratiques. Les données sur le
Panama qu’il a recueillies ont influé sur la
classification de ce pays en trois phases :
non démocratique, semi-démocratique et
démocratique.
Este ensayo pretende rastrear la
evolución de la democracia en América
Central desde 1945 hasta el año 2000. El
objetivo del ejercicio que se realiza no es
204
This article is aimed at analyzing the
evolution of democracy in Central America
from 1945 to 2000. The objective of this
exercise is not to propose a new theory of
democratization but rather to learn more
about complex historical process. In
Central American countries,
democratization occurred in a hasty and
belated way as well as in a progressive
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ÉTUDES
LA MEDICIÓN Y LA EVOLUCIÓN DE LA DEMOCRACIA
EN AMÉRICA CENTRAL
and abrupt fashion. The Bowman,
Lehoucq et Mahoney database is a useful
instrument to understand this evolution.
In the first section of this article the
author comments on the methodology
used by the three scholars. In its
subsequent section, this article analyzes
the evolution of democracy using the
database as well as data compiled by the
author. In this section, several
observations are made in order to
contextualize the evolution of democracy
witnessed in the region. The data
collected by the author on Panama
influenced the categorization of the latter
country in three phases : non-democratic,
semi-democratic and democratic.
MOTS CLÉS
PALABRAS CLAVES
KEYWORDS
• démocratie
• Amérique centrale
• Panama
• XXe siècle
• democracia
• América central
• Panama
• Siglo XX
• democracy
• Central America
• Panama
• 20th Century
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CAL 59 ok:Layout 1 06/05/10 13:52 Page207
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
Caroline Sappia et Paul Servais
(éd.), Les relations
de Louvain avec l’Amérique
latine. Entre évangélisation,
théologie de la libération
et mouvements étudiants,
Louvain-la-Neuve, Academia
Bruylant, 2006, 186 p.
Issu d’un colloque organisé à l’Université
catholique de Louvain en avril 2004, ce
volume réunit neuf textes qui apportent
des éléments importants à l’histoire du
catholicisme latino-américain et de ses
relations avec l’Europe au XXe siècle.
L’introduction, rédigée par les deux coordinateurs de l’ouvrage, n’évoque pas l’arrièreplan méthodologique des transferts culturels, mais c’est pourtant bien cette question
qui constitue le cœur problématique de cet
ouvrage. Quel est l’impact du passage de
jeunes étudiants latino-américains par les
bancs de l’Université de Louvain et de la
formation de prêtres européens – belges
principalement – destinés à partir exercer
leur ministère outre-Atlantique ? Dans
quelle mesure cette expérience modifie-telle leur compréhension du monde ou de la
place de l’Église dans le monde, ainsi que
les formes de leur engagement ? Quelles
sociabilités ont-ils l’occasion de nouer à
cette occasion ? En quoi la prise en compte
de cette formation intellectuelle européenne nous aide-t-elle à comprendre les mutations observées au sein des Églises latinoaméricaines dans les années 1960 et 1970
et, en particulier, la nébuleuse du christia-
nisme de la libération ? Certes, ce livre n’est
pas le premier à s’interroger de la sorte sur
la circulation transatlantique des discours
et des pratiques catholiques et s’inscrit
dans le prolongement d’études plus ou
moins récentes sur les réseaux religieux
transnationaux dont Louvain fut partie
prenante1 ; il n’en constitue pas moins une
mise au point utile, qui suggère de nombreuses pistes nouvelles pour des
recherches ultérieures.
En guise d’entrée en matière, l’ouvrage
s’ouvre sur deux contributions générales
visant à mettre en perspective l’histoire
religieuse de l’Amérique latine. D’une part,
Michel Bertrand propose une très utile
synthèse des tendances historiographiques
les plus récentes en la matière, en insistant
notamment sur les débats engendrés par
« l’ethnocide colonial » (p. 21-27) et sur les
différentes approches de la fragmentation
confessionnelle contemporaine et de l’essor
très rapide du pentecôtisme (p. 27-39).
D’autre part Rodolfo de Roux propose un
bilan des évolutions récentes du champ
religieux latino-américain, mettant en
avant l’érosion du monopole catholique
depuis la Seconde Guerre mondiale et certaines tendances actuelles au « désenchantement du monde » ; il identifie par ailleurs
la prégnance maintenue de la vocation
sociale de l’Église catholique, notamment
dans le contexte néolibéral issu des
années 1980 et 1990, tout en soulignant
l’écart séparant les propositions pontificales de Jean Paul II – en particulier dans
l’Exhortation apostolique Ecclesia in
1. Voir par exemple L’Université catholique de Louvain et l’Amérique latine. Regards métis, Louvainla-Neuve, AGL/Approche, 1993 ; André Corten, « Une mise en réseau de la théologie de la libération », in Jean-Pierre Bastian (dir.), La modernité religieuse en perspective comparée. Europe latineAmérique latine, Paris, Karthala, 2002, p. 267-285 ; I. Yepes del Castillo (dir.), L’Amérique latine et
l’UCL. Quelle coopération universitaire dans un monde globalisé ?, Louvain-la-Neuve, Presses
Universitaires de Louvain, 2003.
209
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America de 1999 – et « les positions radicales du christianisme de la libération »
(p. 54). Si ce texte s’achève sur le constat
que le XXIe siècle commençant semble perpétuer les vieilles querelles du XXe siècle
entre « modernistes » et « intégristes » ou
entre « progressistes » et « conservateurs », il
ne mentionne pas le fossé croissant qui
sépare une hiérarchie catholique inapte à
envisager toute réforme doctrinale – que ce
soit à Rome ou au sommet des épiscopats
nationaux – et des sociétés latino-américaines en voie de modernisation. Or, c’est
sans doute dans cet enjeu-là – bien davantage que dans les tensions internes propres
à l’institution ecclésiale – que se joue l’avenir du catholicisme en Amérique latine,
comme en témoigne par exemple la forte
conflictualité entre Église et société civile
qui a accompagné l’adoption de la loi sur le
divorce au Chili en 2004 ou qui entoure
actuellement les débats sur l’avortement au
Brésil et au Mexique.
Les cinq articles suivants sont directement
consacrés aux relations entre Louvain et
l’Amérique latine et constituent le cœur de
cet ouvrage. Paul Servais (« Louvain et
l’Amérique latine. Quelques pistes et matériaux », p. 54-85) esquisse un portrait de
groupe des étudiants latino-américains présents dans l’Université brabançonne après la
Seconde Guerre mondiale, tout en rappelant que cette tradition d’échanges est
ancienne et remonte à la fin du XIXe siècle.
Si la Colombie a fourni la majorité des
contingents dans l’entre-deux-guerres, les
années 1950-1980 correspondent à une
diversification des origines géographiques et
installent progressivement une prédominance brésilienne (111 étudiants pour la
seule année 1969). Attirés par l’image traditionnelle de Louvain comme « phare de la
210
pensée catholique mondiale », mais aussi par
la contribution des théologiens belges aux
débats du Concile ou par le rayonnement de
personnalités telles que François Houtart,
les jeunes Latino-Américains affluent également dans le cadre de l’exil après 1964
(coup d’État au Brésil) et, surtout, après la
chute d’Allende au Chili en 1973. Plus de
40 % d’entre eux suivent des cursus de
sciences sociales et 20 % des études de théologie, sciences religieuses ou philosophie, les
autres se répartissant entre sciences économiques, psychologie, pédagogie, lettres,
médecine ou discipline de « science dure ».
Si l’on peut regretter l’absence d’une
approche prosopographique, au sens strict
du terme, cet article n’en propose pas moins,
une annexe particulièrement utile qui répertorie l’ensemble des mémoires de licence et
thèses de doctorat réalisés à Louvain sur
l’Amérique latine ou par des étudiants latino-américains, en sciences politiques et
sociales, en philosophie et en théologie et
sciences religieuses entre le milieu des
années 1960 et le début du XXIe siècle. Où
l’on constate que Louvain ne forma pas seulement de jeunes clercs d’Amérique latine,
comme pourraient le laisser croire un peu
rapidement les exemples bien connus du
Colombien Camilo Torres, du Péruvien
Gustavo Gutiérrez ou du Brésilien Clodovis
Boff, mais aussi une intelligentsia débordant
très largement le cadre de l’Église : ainsi
deux universitaires chiliens fort renommés à
l’heure actuelle, le sociologue Tomás
Moulian et l’historien Eduardo Devés
Valdés, soutinrent-ils à Louvain des travaux
respectivement intitulés Tensiones estructurales y conflictos de clase en la empresa (1965)
et La praxis y la temporalidad latinoamericanas a la luz de L. E. Recabarren (1977).
Dans l’article suivant, Caroline Sappia ana-
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
lyse la fonction de plaque tournante entre
catholicisme européen et catholicisme latino-américain que joua le Collège pour
l’Amérique latine de l’Université, créé en
1953 et destiné – selon les mots du cardinal
von Roey – à devenir « une pépinière de
prêtres pour les immenses pays de
l’Amérique latine où la pénurie extrême des
ministres de Dieu se fait sentir d’autant plus
douloureusement que l’ensemble des habitants sont des baptisés » (p. 89). Le Collège
connut une expansion rapide après l’encyclique Fidei Donum de 1957, qui favorisait
l’envoi de prêtres diocésains dans le Tiers
Monde mais nécessitait que ceux-ci fussent
formés. Au total, 343 clercs passèrent par
cette institution entre 1955 et 1983 avant de
partir en Amérique latine – près de la moitié d’entre eux pour le Brésil (115) et le
Chili (54). Bien qu’enthousiasmés par leur
vocation missionnaire, ceux-ci peinent parfois à s’adapter aux conditions particulières
d’exercice de leur ministère comme en
témoigne le cas de l’abbé Ceulemans, arrivé
à Potosí en 1955 et surpris par la nature des
agapes à l’occasion de la neuvaine de
l’Immaculée Conception : « Cela devient un
véritable banquet où tout le monde est
saoul ; tout cela dans l’église. […] Un soir
j’ai dû employer beaucoup de fermeté et de
vigueur pour faire évacuer l’église, envahie
par une bande de gens, chargés de bouteilles
et de marmites. On en est presque venus aux
mains. Je me suis fait insulter en quechua »
(p. 101). Ils n’en sont pas moins des courroies de transmission entre les mondes
catholiques d’Europe et d’Amérique latine
dans le contexte de l’aggiornamento conciliaire et de l’essor du christianisme de libé-
ration. Ainsi le père belge Joseph Comblin,
né en 1923, ordonné prêtre à Malines en
1947, formé à Louvain entre septembre 1957 et juin 1958 avant de partir
pour Campinas : après trois années passées
dans ce diocèse puis trois autres au Chili, il
regagne le Brésil où il devient le conseiller
de Dom Hélder Câmara, évêque de Recife
et figure de proue du christianisme de libération. Avec raison, Caroline Sappia n’en
conclut pas pour autant que le Collège pour
l’Amérique latine fut un vecteur de développement de la théologie de la libération dans
la mesure où, bien que l’on y enseignât les
sciences sociales et que le marxisme fût alors
très en vogue, Louvain suivit toujours de
manière relativement scrupuleuse la ligne
romaine. Instrument pastoral davantage
qu’incubateur politique, les sociabilités
transatlantiques que le Collège généra et les
nombreuses activités qu’il déploya – par
exemple en éditant à partir de
décembre 1956 le bulletin Aux amis de
l’Amérique latine – n’en contribuèrent pas
moins à donner à connaître en Europe les
mutations en cours au sein des Églises latino-américaines. Permettant de penser les
relations euro-américaines à rebours d’une
tradition historiographique mettant traditionnellement en lumière les « influences »
européennes à destination des périphéries
du monde, cet aspect aurait sans nul doute
mérité d’être développé si l’on songe par
exemple à l’inlassable activité déployée par
le père Comblin pour défendre, réhabiliter
puis perpétuer la mémoire de la théologie de
la libération2. Une telle perspective pourrait
également donner lieu à d’intéressantes
comparaisons avec d’autres cas, comme celui
2. Voir par exemple, parmi ses publications récentes, Où en est la théologie de la libération ? L’Église
catholique et les mirages du néolibéralisme, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Vatican en panne d’Évangile.
L’Église des pauvres, est-ce pour demain ?, Paris, L’Harmattan, 2004.
211
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des nombreux jésuites français partis en
Amérique latine dans la même période –
ainsi le père Pierre Bigo au Chili – et ayant
largement relayé les postulats du christianisme de la libération dans la revue parisienne
Études.
Les trois articles suivants développent
quelques points plus particuliers des relations entre Louvain et l’Amérique latine.
D’une part, Pierre Sauvage répertorie un
certain nombre de lieux de sociabilité entre
Belges et Latino-Américains à l’Université
catholique de Louvain et montre comment, autour du Centre de recherches de
sociologie religieuse dirigé par le père
François Houtart, de l’Institut des pays en
voie de développement, de la faculté francophone de théologie ou encore de la
Paroisse universitaire, se sont nouées des
relations plus ou moins denses et plus ou
moins durables. Ici, une réflexion un peu
plus théorique sur la notion de réseau –
voire une analyse formelle de l’un d’entre
eux, à partir d’une enquête orale par
exemple – aurait sans doute permis de
déterminer plus précisément la nature des
échanges et la centralité d’un certain
nombre d’individus, plutôt que de conclure
de manière quelque peu impressionniste
qu’« il y a gros à parier que la théologie de
la libération a été un des thèmes d’échange
ou, du moins, un des centres d’intérêt »
(p. 121). D’autre part Ana Maria Bidegain
met en lumière le rôle d’un certain nombre
de femmes dans le développement des
relations entre Louvain et l’Amérique latine ; celui de Theresa Clayes par exemple,
une Belge ayant fréquenté Hélder Câmara
au Brésil et créant à son retour à Louvain
une sorte de foyer installé dans une bergerie restaurée – d’où son nom de Bergerie
des Ardennes – et destiné à promouvoir les
212
échanges entre jeunes Européens et
Latino-Américains socialement engagés
(p. 130-133). Enfin, William Plata
Quezada analyse de manière très suggestive le cas de dix étudiants colombiens étant
passés par Louvain : la motivation de leur
venue en Belgique, la nature de leur insertion dans leur nouvel environnement, les
formations reçues, la conscientisation politique qui en découle sont autant d’éléments
décrits avec précision qui complètent utilement le portrait de groupe des étudiants
dressé dans l’article de Paul Servais au
début de l’ouvrage. Plus lyrique que scientifique, la conclusion de cet article laisse
toutefois à désirer en affirmant que, « pour
tous ces Colombiens, l’expérience à l’UCL
Université catholique de Louvain a représenté un tournant dans leur existence.
Aucun ne demeura le même au terme de
son voyage. Tous apprirent la signification
d’être « latino-américain », de l’intégration
culturelle, du respect, de la tolérance, du
travail en équipe et du travail interdisciplinaire, de la démocratie… » (p. 173). Il en va
de même pour la conclusion générale de
l’ouvrage qui, sous la plume de Pedro
Milos, n’apporte guère d’éléments nouveaux. Cependant, ces quelques réserves
n’enlèvent rien au grand intérêt d’un livre
témoignant des vertus de l’analyse des processus de circulation transnationale pour
une meilleure compréhension des dynamiques catholiques contemporaines.
Olivier Compagnon
(IHEAL/CREDAL/IUF)
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
Idelette Muzart-Fonseca dos
Santos et Denis Rolland (éd.),
L’exil brésilien en France.
Histoire et imaginaire, Paris,
L’Harmattan, 2008, 398 p.
Issu du colloque éponyme organisé à l’université de Paris Ouest les 24 et
25 novembre 2005, ce livre réunit en trois
parties 18 articles, rédigés principalement
par des universitaires brésiliens. Même si
l’exil brésilien en France pendant le régime
militaire (1964-1985) constitue le thème
principal de l’ouvrage, les organisateurs ont
veillé à établir des comparaisons entre différents exils. Nous trouvons ainsi des textes
sur l’exil européen de l’empereur brésilien
Pedro II à l’instauration de la République,
en 1889 (« France, terre fertile d’exil ? La
mort de Dom Pedro II à Paris et la
construction française de la mythologie
impériale », p. 175-184) ; sur celui du général portugais Humberto Delgado, disgracié
du salazarisme, en 1959 (« Humberto
Delgado : asile et exil du Portugal au Brésil
démocratique (1959-1961) », p. 241-259) ;
ou encore l’expérience politique que fut
l’émigration vers le Brésil de l’écrivain
belge Conrad Detrez dans les années 1960
(« L’exil brésilien et sa lecture chez Conrad
Detrez », p. 301-314). La perspective de
l’exil est abordée sous tous ses aspects :
archives, mémoires, politiques d’accueil,
conditions de vie, activités politiques,
dynamiques internes, coopérations entre
États, sans négliger les dimensions personnelles, sociales, sexuelles et artistiques. De
la diversité des approches et de la qualité
des textes résulte un ouvrage riche et utile
pour tout chercheur s’intéressant aux liens
contemporains entre la France et le Brésil.
Afin d’éviter que le lecteur ne s’égare dans
l’histoire des exils brésiliens en France, les
auteurs rappellent à chaque moment dates,
noms et épisodes qui jalonnent les trajectoires des exilés. Au-delà du traitement
attendu des questions portant sur la répression et la mémoire surgissent, tout au long
de l’ouvrage, un certain nombre de problématiques moins triviales, révélant l’importance des relations entre la France et le
Brésil dans la définition des politiques
d’accueil et de coopération entre polices.
La première partie du livre s’interroge sur
les dynamiques liées à la mémoire et à
l’histoire de l’exil brésilien. Denise
Rollemberg souligne que les chercheurs
travaillant sur ce thème et, d’une certaine
manière, ceux qui ont vécu l’exil renforcent
ses aspects négatifs : la fonction d’élimination, d’éloignement, d’exclusion d’une
génération qui s’oppose au statu quo. Elle
soulève alors une question cruciale : si la loi
d’amnistie de 1979 permet le retour des
exilés et l’acquittement des militaires,
ouvre-t-elle pour autant une période de
réconciliation des deux camps opposés ?
(« Mémoires en exil, mémoires d’exil »,
p. 17-34). Le séjour en Europe constitue,
pour certains auteurs et acteurs, l’un des
moments forts de l’expérience d’exil.
Daniel Aarão Reis observe que la contribution des gauches au perfectionnement des
institutions démocratiques du Brésil actuel
a été faible, même si, du point de vue de la
perception de la démocratie, exils et exilés
ont contribué à modifier la vision du
monde des gauches brésiliennes (« Culture
politique, démocratie et exil des Brésiliens
en France dans les années 1960 et 1970 »,
p. 35-47). Aujourd’hui, il est notable qu’un
certain nombre d’anciens exilés politiques
se trouvent au pouvoir aux côtés du président Luis Inácio Lula da Silva. Les exilés
213
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n’ont cependant pas été confrontés, en
Europe, à une démocratie idéale et bienveillante, mais également à un appareil
d’État plongé dans les enjeux diplomatiques et sécuritaires de la Guerre froide.
La politique étrangère des deux pays est
ainsi un élément essentiel : la visite du
général Charles de Gaulle au Brésil en septembre 1964, quelque six mois après le
coup d’État qui a installé les militaires au
pouvoir, marque le début de la politique
panaméricaine de la France et un tournant
dans les relations franco-brésiliennes. D’où
cette question soulevée par Denis Rolland :
derrière le silence de la mémoire officielle,
dont le vide est empli de doutes, doit-on
envisager un possible soutien du gouvernement français au régime militaire brésilien ? Si la réponse de l’auteur est négative,
il observe néanmoins que les stratégies
d’accueil de certains réfugiés sont orientées
par des logiques politiques. Il montre que
l’accueil des opposants au régime, en plus
de poser un problème pour les relations
diplomatiques entre les deux pays, permettrait aux exilés brésiliens de se présenter
parfois comme des résistants. Ce qui placerait implicitement le gouvernement de la
dictature brésilienne en position d’occupants ou de collaborateurs (« L’État français et les exils brésiliens : prudence d’État,
Guerre froide et propagandes », p. 49-124).
Les traumatismes de la torture et de la
répression, notoires dans les mémoires de
l’exil, conduisent Samantha Viz Quadrat à
s’interroger sur l’action des organes de
répression au sein de la communauté des
exilés. D’après une étude sur archives
inédites (du Centre d’information extérieure et de la division de sécurité et d’information, à l’Arquivo Nacional), l’auteur
émet l’hypothèse d’un échange d’informa-
214
tions probable entre la France et le Brésil
qui aurait permis la persécution des exilés
au-delà des frontières nationales, créant
avant la lettre une communauté d’information internationale, prélude au Plan
Condor (« La mémoire de la répression
politique chez les exilés brésiliens en
France », p. 125-143). Toutefois, les
archives officielles ne fournissent que des
informations partielles qui ne permettent
pas de conclure à une contribution française à la répression politique brésilienne.
C’est donc au contrôle que l’État français
exerce sur les exilés que s’intéresse Maud
Chirio. L’auteur soutient que l’incompréhension de la structure politique de la communauté exilée, l’incompétence des services de police et leur méconnaissance de la
vie politique brésilienne constituent autant
d’obstacles au contrôle que l’appareil d’État français prétend exercer sur les exilés ;
elle montre en outre que les exilés latinoaméricains ont fait l’expérience parfois
douloureuse, loin d’un pays d’accueil idéal,
d’une insertion sociale difficile et d’un
appareil d’État répressif et très réel.
L’existence d’un contrôle policier à leur
encontre a été totalement occultée, comme
si l’image de « terre d’asile » y avait fait obstacle (« Les exilés brésiliens et la police
française : un exemple de contrôle politique
dans un pays d’accueil », p. 145-158).
L’image idyllique de la terre d’accueil est
aussi l’objet d’étude de Cristina Wolff qui
s’interroge, à la fois sur la mémoire de militantes de la lutte armée et sur les discours
du Cercle des femmes brésiliennes de
Paris : l’exil fonctionne ici comme un recul
capable de conduire femmes et hommes à
repenser leurs pratiques, leurs théories
politiques, leurs actions, leurs subjectivités
au sein des organisations dont ils faisaient
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
partie (« Féminisme et lutte armée : un
regard à partir de l’exil », p. 159-171).
La deuxième partie de cet ouvrage concerne les dynamiques internes de l’exil, les
possibles comparaisons avec d’autres exils
et l’impact sur la longue durée. Denis
Rolland, dans un autre article, s’interroge
sur la nature de la présence latino-américaine en France et souligne que son origine
politique, dans les années 1960 à 1980,
laisse inchangée sa nature d’élite culturelle
et sociale, caractéristique ancienne de cette
immigration (« L’exil des dictatures :
impact conjoncturel dans la présence latino-américaine en France ? », p. 185-205).
Cet effort de conceptualisation est renforcé par la contribution d’Angela Xavier de
Brito et d’Ana Vasquez. D’après une
démarche comparative qui établit un rapport entre l’exil brésilien et chilien, les
auteurs identifient cinq phases de l’exil : la
séparation traumatique d’avec le pays
d’origine et l’arrivée dans le pays d’accueil ;
le processus de transculturation et l’ambivalence permanente des exilés, partagés
entre deux cultures ; l’affaiblissement des
liens communautaires, accentué par l’avènement d’une génération née et éduquée
en France ; les modalités de retour et les
mythes qui y sont liés ; le post-exil, qui se
caractérise par l’élaboration d’une mémoire
a posteriori et la substitution des communautés d’exilés par des réseaux personnels
et/ou professionnels (« On déguste l’amer
caviar de l’exil à plusieurs sauces : un schéma théorique pour comprendre les exils
latino-américains », p. 207-224). La contribution d’Helenice Rodrigues da Silva participe également à la création d’un cadre
conceptuel : son étude met en lumière des
intellectuels menacés par la répression qui
abandonnent une expérience politique au
Brésil pour s’installer dans une autre en
France. Selon l’auteur, les échanges antérieurs entre la France et le Brésil, particulièrement durant les années 1930 lors de la
fondation de l’Université de São Paulo,
permettent une relative structuration de
l’accueil des intellectuels grâce à leurs
réseaux : dans la mesure où ils sont reçus
dans des institutions d’enseignement et de
recherche, leur insertion dans la vie académique française semble moins difficile que
pour d’autres exilés non engagés dans cette
trajectoire professionnelle (« Les exils des
intellectuels brésiliens et chiliens en France
lors des dictatures militaires : une histoire
croisée », p. 225-240). Joana Maria Pedro
reprend ensuite la question de la construction identitaire dans le dernier chapitre, en
révisant les échanges entre le féminisme
français et brésilien. Ici, l’expérience de
l’exil permet l’appropriation des idées politiques développées par des groupes féministes français et leurs transferts au contexte brésilien. Toutefois, c’est la circulation
de questions liées à la lutte pour l’amnistie
et contre la dictature, plus que celles sur la
condition des femmes, qui intéresse les
membres du Cercle de femmes brésiliennes de Paris (« Lectures brésiliennes du
féminisme français et mécanismes d’identification au Brésil », p. 261-279).
La troisième et dernière partie de l’ouvrage
a trait aux aspects littéraires et artistiques
de l’exil. D’emblée, Adriana Coelho
Florent s’intéresse aux relations intimes
entre poésie et politique dans la chanson de
Chico Buarque. Chanter devient alors un
moyen privilégié d’expression des opposants au régime et une manière presque
physique de conjurer l’oubli, aussi bien
pour les exilés que pour ceux qui sont restés (« Les chants du Sabia funambule : exil,
215
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nostalgie et identité dans le Brésil de la
dictature militaire de Tom Jobim et Chico
Buarque à Gilberto Gil et João Bosco »,
p. 283-299). Le cinéma surgit pour illustrer
les relations entre l’art et la politique dans
l’expérience de l’exil, avec les contributions
de Sylvia Nemer (« Glauber Rocha et les
lettres de l’exil », p. 315-326) et Maurício
Cardoso (« Glauber Rocha et la tentation
de l’exil 1972-1976 », p. 326-339).
Catarine Sant’ana analyse la relation entre
théâtre et politique dans l’œuvre du dramaturge brésilien Augusto Boal (« Le rire sur
la corde raide : l’humour dans l’œuvre
d’Augusto Boal en exil », p. 341-364).
Enfin, Monica Raisa Schpun analyse la
dérision humoristique de Jô Soares dans
son émission télévisée du début des années
1980, lorsqu’il met en scène le personnage
Sebá, dernier exilé brésilien en France.
(« Le regard décalé de l’exilé sur le Brésil
post-amnistie : Sebá, personnage de l’humoriste Jô Soares », p. 365-374).
Cet ouvrage constitue une somme, issue de
la consultation d’un nombre très important
de documents privés et publics, révélant
aux lecteurs des sources inédites et une
bibliographie dense et variée. Il témoigne
de la fécondité d’un champ de recherche en
expansion et désormais solidement ancré
dans le paysage académique brésilien. Par
ailleurs, Ana Vasquez rappelle que ce
thème est relativement daté ; les premières
études émanent des exilés eux-mêmes dès
la fin des années 1970. C’est pourquoi il
n’est jamais inutile de rappeler l’effort de
mise à distance, employé par ceux-là
mêmes qui ont connu l’expérience de l’exil.
Plus qu’ailleurs, la question de l’identité est
centrale dans cet ouvrage. Mais parvient-
on à dépasser ce paradigme qui nous
empêche de comprendre les processus à
l’œuvre dans les transferts que réalisent les
exilés ?
Rodrigo Nabuco de Araujo
(Université de Toulouse –
le Mirail/FRAMESPA)
Laurent Vidal3,
Les larmes de Rio, Paris,
Flammarion/Aubier, 2009, 254 p.
Du haut du Corcovado, surplombant la
baie de Guanabara, un groupe de personnes regarde Rio de Janeiro émerger des
brumes. En couverture du dernier livre de
Laurent Vidal, ce cliché mis en regard du
titre pourrait laisser présager, du fait de
l’impression de solitude qui s’en dégage,
une lecture lacrymale. Il n’en est rien même
si c’est à une tragédie sur le modèle des
anciens Grecs à laquelle nous sommes
conviés. Le moment est grave, en effet, car
Rio s’apprête à vivre sa dernière journée de
capitale fédérale. Celle-ci sera désormais
l’emblématique et neuve Brasilia. Le transfert des pouvoirs est aussi planifié que mis
en scène et c’est cette représentation, tant
du point de vue synoptique que de celui des
différents acteurs en jeu, que l’auteur s’est
efforcé de restituer. Traitant des personnages de la pièce, tout comme de leurs passions, c’est bien un drame antique qui se
joue derrière le rideau de l’histoire.
Contant par le menu la pièce dans ses différents actes, Laurent Vidal décrit ensuite
le processus cathartique qui prend place
lors de cet épisode. La collection historique
Aubier se voit enrichie d’un nouvel ouvrage de micro-histoire, qui retrace les der-
3. Laurent Vidal est membre du comité de rédaction des Cahiers des Amériques latines.
216
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
nières heures de Rio comme capitale et
nous livre le récit détaillé de ce transfert de
pouvoir.
Le 20 avril 1960, au palais du Catete, « le
président de la République […] a refermé
d’un geste solennel les lourds battants de ce
portail, avant de le fermer à clé ». De ce
geste insignifiant, « si on le rapporte à ce qui
est en jeu en ces heures décisives – le transfert de la capitale du Brésil », Laurent Vidal
exhume un édifice beaucoup plus complexe,
celui de l’événement. La problématique
alors mise en lumière présente un double
intérêt. L’originalité de l’événement considéré se détache dans un premier temps. Il
s’agit en effet de « la mise en scène d’une
sortie de ville par le pouvoir », phénomène
qui n’a jusque-là que peu retenu l’attention
des historiens. Pour rendre compte au plus
près de ses découvertes, l’auteur nous propose une métaphore architecturale. À
l’image du palais du Catete, elle se dresse en
deux parties. La première, plus factuelle,
« solidement posée sur son socle de granit »,
bâtit le déroulement de cette « journée particulière » et arme la question des rapports
entre ville et pouvoir. La seconde assise de
l’analyse, « d’apparence plus légère avec son
revêtement de marbre rose », se porte sur les
modalités de la perception de l’événement
par les différents personnages en présence.
Le théâtre et la poétique de l’événement,
voilà donc les deux composantes de ces
Larmes de Rio.
Cette image du livre conçu comme un
palais offre un autre niveau d’interprétation, plus implicite celui-ci. La tentative de
mener à une poétique de l’événement
impose de s’éloigner et de changer d’angle
d’analyse, en prenant appui sur la diversification des sources et l’ouverture vers la littérature comme vecteur de diffusion des
perceptions. Pour cela, et ne tenant nullement compte des fondations de cet ouvrage, d’aucuns diraient qu’il est davantage littéraire que scientifique. Pourtant, les
sources utilisées pour la rédaction de la
première partie sont très classiques : des
extraits de presse, des entretiens avec les
acteurs, des archives et un corpus iconographique solide. Elles permettent une
reconstitution très précise des événements,
bien logée dans les canons de la science
historique. La seconde partie en revanche,
bien qu’utilisant un même corpus documentaire, s’arc-boute sur un nombre étonnant de poèmes. Par là, l’analyse se rapproche de la critique littéraire et pourrait
sans doute constituer une « littérature sur la
littérature ». Mais ne nous y trompons pas :
c’est bien d’histoire et à proprement parler
d’histoire critique dont il est question ici.
Un point retient tout particulièrement l’attention : dans cette tentative de redonner
vie à un événement particulier, Laurent
Vidal s’attache à mettre en évidence des
faits, aussi applique-t-il des modèles littéraires comme grille de lecture. Dramatisation de la tragédie et poétique, praxis et
poïesis pour reprendre les termes consacrés :
cette perspective fort stimulante mérite
d’être soulignée.
La première partie, donc, s’intéresse à ce
moment si particulier et généralement
oublié de l’histoire, « quand le pouvoir
quitte la ville ». Construite sur le schéma de
la tragédie classique française, avec des
réminiscences plus ou moins fortes du
drame antique, elle rend compte du déroulement de cet épisode singulier. C’est une
praxis de l’événement où se dessinent les
grandes lignes de l’action, avec pour décor,
en guise d’hommage à la ville merveilleuse,
Rio de Janeiro elle-même. La mise en
217
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forme est indubitablement théâtrale, à la
fois pour l’événement lui-même, mais aussi
pour le récit qui nous en rapporte les
détails : le théâtre de l’histoire se joue
devant nous. Théâtralisation par le pouvoir,
théâtralisation par l’historien.
Dans le premier temps de la pièce, le lecteur assiste à « la périlleuse entrée en scène
de Juscelino Kubitschek ». Le protagoniste
principal est campé dans son projet présidentiel bardé de ses promesses de respect
de la Constitution. Pour étoffer son personnage, et le placer fidèlement sous le
signe des dieux, Juscelino apparaît tel
Janus, présidant au rituel de passage,
ouvrant et fermant les portes, le regard
tourné tout à la fois vers le passé et vers
l’avenir. Rio n’est plus capitale fédérale, elle
sera désormais capitale de l’État de
Guanabara. Le héros présenté dans ce prologue, l’acte I commence et « le rideau se
lève… sur Cinelândia ». Juscelino fait son
premier discours d’adieu à Rio capitale du
district fédéral, devant la Chambre du
même district. Alors vient le moment d’entrée du chœur, le parodos. C’est là que, tels
les vieillards de la cité thébaine apostrophant Zeus, la ville se questionne et manifeste auprès de Juscelino ses craintes et ses
espérances face à ce grand chambardement. L’heure est venue pour le président,
en cet acte II, de faire ses adieux, tambour
battant, au pouvoir spirituel, à la communauté internationale et au monde culturel.
L’action du troisième acte prend place
déployant dans le drame qui se joue, les
réponses des diverses parties : le décret
d’amnistie signé par Juscelino, son second
discours, directement aux Cariocas
accueillis au Palais Royal et, enfin, l’organisation d’un grand « carnaval de l’adieu ».
Cet « appel aux Cariocas » n’aura pas le suc-
218
cès escompté et les doutes du peuple,
comme ceux des élites, ne seront pas effacés pour autant. Quand vient le quatrième
acte, Juscelino se détache des fonctionnaires et des serviteurs des palais présidentiels. À cette occasion, il se défait publiquement de toutes les possessions et privilèges
attachés à sa fonction de chef d’État. Il va
quitter le Catete, voué désormais à n’être
que musée. Le sort de la ville est scellé. La
fin se rapproche, inexorable. « Juscelino se
défait des derniers liens avec Rio » et administre ses ultimes adieux. Le pouvoir présidentiel dans la ville merveilleuse vit ses
derniers instants. Fidèle au modèle, l’acte
V voit enfin s’ouvrir « la porte des larmes » :
c’est là l’exodos si cher aux Anciens, ce
moment où la joie et la foi dans l’avenir
succèdent aux peines de l’adieu. Pas de tristesse ici. Juscelino donne finalement le ton
de cette tragi-comédie. En une soigneuse
mise en scène, il ferme à clé la porte du
palais, véritable porte des larmes. « À ce
moment, le Catete cessait d’être le siège du
gouvernement. Il était fermé symboliquement. » Le président part vers l’aéroport
Santos Dumont. La ville est morte, vive la
ville ! Dans ce dénouement, Rio trouve la
mort pour se tourner, résolument, vers un
avenir nouveau. De capitale fédérale se
questionnant sur son avenir, elle devient, au
terme de cette pièce, capitale de l’État de
Guanabara ne doutant plus de son futur.
Le chœur de la ville a déjà quitté l’hémicycle et observe, se tenant au bord de la
scène, le héros et ses doutes.
Épilogue : Juscelino Kubitschek doute. Il se
questionne sur la mise en scène de son
propre départ, sur son succès et sur l’état
d’esprit dans lequel se trouve la ville. Dans
ce drame, « la mimesis, opérée par les personnages eux-mêmes, et la katharsis, opérée
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par le chœur » nous sont livrées par l’auteur, mettant ainsi en scène la réconciliation entre la ville et son destin. La colère et
les doutes des protagonistes dissipés en
pardon général, seul le héros, finalement,
reste dans l’incertitude.
Tout comme le doute du maître d’œuvre de
ces cérémonies se porte sur la perception
de la ville par ses habitants, les questions de
l’historien vont désormais se porter sur la
poétique de l’événement, et vers les sentiments des protagonistes et des spectateurs.
Le rideau retombe sur Rio, le centre politique est désormais déplacé à Brasilia. La
deuxième partie s’ouvre, sur une analyse
visant à « mesurer les modalités de perception d’un événement ». Le temps est donc
venu de s’intéresser à sa poïesis. L’exemple
de transfert de capitale est paradigmatique
de ce qu’est un événement, dans la mesure
où il est tout d’abord attendu, avant d’être
vécu puis (re)construit. Nous voici plongés,
à travers divers témoignages d’acteurs, dans
la fabrique de l’événement historique, une
« poétique de l’événement – manière de se
frayer un chemin vrai au plus près de l’événement, pour en délivrer non le sens, mais
la façon dont il nous affecte ».
Dans les « Chroniques d’un départ annoncé » nous est présentée une liste non
exhaustive des différents horizons d’attente manifestés par les Cariocas face à ce
bouleversement. De la campagne menée
par le quotidien O Globo autour des thèmes
du renouveau et de la renaissance de Rio,
aux littéraires attentes de Carlos
Drummond de Andrade, une première
esquisse de poétique nous est livrée au fil
de ces pages. Celle de l’attente, ou comment se trouver dans une posture d’espérance face à l’avenir de la ville et à la naissance de l’État de Guanabara ? Ce chantre
du modernisme lyrique et subjectif au
Brésil, l’un des plus grands auteurs de la
lusophonie, honore pour la circonstance la
ville qui l’a accueilli, portant la voix de ses
habitants avec une tristesse métissée d’inquiétude et d’espoir quant à la renaissance
de Rio. Après cette attente, nous sommes
conviés « dans l’antichambre de l’événement ». C’est en fait d’une mise au point
philosophique dont il est ici question. Pour
définir brièvement le référentiel dans
lequel il place son étude de cas, Laurent
Vidal se revendique d’une conception
bergsonienne du temps, où ce dernier est
une valeur non seulement quantifiable,
mais surtout vécue et, de là, exposée à différentes interprétations. Alors, faisant feu
de tout bois, l’auteur utilise le poème qui
devient source à part entière et permet de
rendre compte de « la double nature de l’attente – expérience d’une durée et affect ».
En cette « journée particulière », ce sont les
détails de ce dernier jour, les discussions,
les sensations du moment qui intéressent
l’historien. Cela en vue d’éclairer l’appréhension de l’événement par les Cariocas
lors de cette journée, qui n’est, pour beaucoup d’entre eux, qu’un quotidien ordinaire. Face à une telle tâche, l’impossibilité à
laquelle a été confronté Alain Corbin pour
rendre compte d’une existence ordinaire,
est évoquée. C’est à ce même obstacle que
vient se heurter la volonté de l’historien
pour relater une journée ordinaire. Et c’est
grâce au poète, enfin, que l’état d’esprit qui
règne en cette journée peut être mis en
lumière : l’amertume, l’incrédulité, la stupéfaction… À foison, les émotions sont au
rendez-vous. Abandonnant ce paysage
sentimental, l’auteur cherche à s’aventurer
« dans le brouillard du lendemain ». Là,
dans les brumes des témoignages, il met au
219
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jour les perceptions et réflexions d’alors.
Essentiellement deux évidences pour lui : la
première est la volonté du pouvoir pour
dépasser l’événement entraînant ainsi les
Cariocas vers l’espoir du lendemain et la
nouvelle vie de Rio ; la seconde, elle, prend
« la forme encore confuse d’un désir de
repli, de retournement », plus proche en
cela d’une crainte des jours qui viennent.
Le nouveau statut de Rio de Janeiro, désormais capitale de l’État de Guanabara est ici
vécu, ressenti par les populations et les instances de pouvoir. La vision que nous en
donne Laurent Vidal, est intéressante :
recréer l’état d’esprit d’un peuple à l’entrée
d’une ère nouvelle, c’est, pour lui, peindre
« les larmes de la renaissance ».
En replaçant son travail dans le champ historiographique de l’étude événementielle,
Laurent Vidal nous fournit la lecture d’un
cas, en nous dévoilant quelques réalités du
Brésil d’alors. Tout comme Le dimanche de
Bouvines dans la filiation duquel se place
Les larmes de Rio, l’œuvre ne se contente
pas d’être un récit. Si l’un nous parle de la
société médiévale, l’autre nous entraîne
dans la vie des Cariocas. L’historiographie
brésilienne en général se voit enrichie grâce
à cette étude de cas. En suivant le fil du
déroulement particulier d’une journée, ce
sont les caractéristiques du monde et de
l’époque où elle prend place qui sont ainsi
éclairées.
Des indices propres aux œuvres de la microhistoire sont ici décelables, comme par
exemple la manière de forger l’objet d’étude
à partir d’un geste à priori anodin. La fermeture du Catete, permet à Laurent Vidal
de recréer toute l’architecture de l’événement. Il prend au sérieux l’ensemble des
formes sociales indépendamment de leur
fréquence. Bien sûr, les populations peintes
220
dans Les larmes de Rio ne représentent pas les
masses cariocas. Nous sommes plutôt face à
un tableau des différents groupes, parties
prenantes dans cette affaire. Les poètes
constituent l’un de ces groupes. L’attention
portée aux cas rares et extrêmes reste l’une
des marques les plus spectaculaires de la
micro-histoire. Celui de la sortie de ville et
sa mise en scène par le pouvoir est, de ce
point de vue, exemplaire.
Il y a aussi, dans la recherche de ces Larmes
une curiosité et une ouverture remarquable
face aux archives et aux sources. L’utilisation
systématique des poèmes est un projet qui
porte ici ses fruits, loin des canons du genre
historique. Ce livre d’histoire, utilisant des
modèles littéraires, tant pour la narration que
pour la structure, s’inscrit dans une veine historiographique inattendue. Marcel Proust,
Virginia Woolf, ou bien encore Léon Tolstoï
et Stefan Zweig sont cités pour la conception du temps et de l’événement qui se manifeste dans leurs œuvres. Dans cette volonté
de puiser des références et des modèles dans
les expériences littéraires du XXe siècle, on
peut reconnaître encore une marque de la
micro-histoire: rejet de la narration linéaire,
goût pour la rhétorique de l’enquête, adoption des représentations médiatisées,
recherche de significations dans les événements les plus insignifiants; cette facture est
exploitée en vue de la reconstitution de cette
journée tellement particulière et pourtant
méconnue, où Rio a perdu une partie de ses
privilèges et vu les institutions présidentielles
déménager à Brasilia.
Qu’il nous soit permis, pour clore cette
recension, de répondre à l’un des questionnements liminaires de cet ouvrage à la lecture aisée et agréable : ce parcours au long
d’un quotidien extraordinaire a bel et bien
« redonné couleurs et vie aux expressions
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
qui ont imprégné les traits de Rio en ces
heures décisives ».
Antoine Huerta
(Université de La Rochelle)
Ruth Pérez López, Vivre
et survivre à Mexico. Enfants
et jeunes de la rue, Paris,
Karthala, coll. « Questions
d’Enfances », 2009, 345 p.
L’ouvrage de l’anthropologue Ruth Pérez
López, sur les jeunes de la rue à Mexico,
part d’une question simple : pourquoi ces
enfants et jeunes demeurent-ils dans la rue,
hostile et violente au premier abord, alors
qu’ils pourraient intégrer l’une des nombreuses institutions sociales présentes dans
la capitale mexicaine ? L’auteur propose
une réponse en huit chapitres : les deux
premiers – « Une étude d’ethnologie urbaine dans les « marges » et « Cadre de l’étude » – situent l’étude et sa méthodologie ; le
troisième – « Représentations sociales des
enfants/jeunes de la rue et modèles d’intervention » – traite de la dualité
victime/délinquant qui caractérise le discours sur les enfants de la rue et des
réponses apportées par les acteurs publics
et privés qui travaillent avec eux ; les chapitres suivants – « Des stratégies de réponse face à l’adversité », « La constitution de
groupes et l’exploitation de l’espace comme
principaux modes d’adaptation au contexte
de la rue » et « Relations sociales et réseaux
de sociabilité » – s’intéressent aux stratégies
des jeunes de la rue ; et enfin les deux derniers – « Le rapport à la rue » et « S’intégrer
dans un quartier, s’inscrire dans la ville » –
resituent les pratiques spatiales des jeunes
par rapport à la ville.
Tout d’abord éducatrice bénévole au sein
d’institutions de bienfaisance, puis observatrice « indépendante » de deux groupes
de jeunes de la rue, Ruth Pérez López
montre dans ce livre sa connaissance du
terrain et revient sur la position difficile de
l’anthropologue dans un environnement tel
que la rue. Elle raconte les limites de l’observation, les effets de la présence du chercheur, sa subjectivité par rapport aux sujets
de son étude mais aussi les questions
d’éthique qui se posent à lui, de sa responsabilité et de son inévitable implication.
La démonstration s’appuie ainsi sur un
solide travail de terrain ethnographique –
observation de 24 groupes de jeunes des
rues (approfondie pour deux d’entre eux),
100 questionnaires, 19 entretiens sous
forme de récits de vie –, qui alimente le
texte en exemples, extraits d’entretiens et
illustrations, et qui facilite l’entrée dans
l’univers des jeunes de la rue. À ces
méthodes classiques de l’anthropologie
s’ajoutent l’utilisation de la carte mentale,
comme méthode complémentaire pour
comprendre les déplacements et les espaces
qu’utilisent les enfants et jeunes dans leur
quotidien, et celle de la photographie, qui
permet d’approcher la dimension spatiale
de la vie dans la rue et les réseaux sociaux
développés par ces jeunes.
L’espace est, en effet, un aspect central de
cette étude, qui s’intéresse à l’intégration
parallèle des jeunes de la rue « au sein de
logiques sociales informelles » (p. 21), lesquelles sont liées à l’espace dans lequel
vivent ces jeunes. L’espace apparaît comme
un point clé – bien qu’il ait été peu étudié
en Amérique latine – et Mexico a la particularité d’être une ville où les enfants et
jeunes de la rue ne partagent pas les
espaces publics avec d’autres usagers.
L’appropriation et l’exploitation quotidien-
221
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ne de l’espace sont déterminantes pour
l’insertion des jeunes au sein des dynamiques de la rue et du quartier ; ceux-ci
transforment les espaces publics en espaces
domestiques, les organisent et les « embellissent ». Mais la ville n’est pas seulement
un ensemble d’espaces qui leur permet de
subsister : c’est également un lieu qui leur
ouvre de nouvelles perspectives de mode de
vie et de socialisation.
En s’intéressant aux discours des enfants et
jeunes de la rue et aux raisons invoquées de
leur présence dans la rue, Ruth Pérez
López remet en cause les idées reçues et
défend l’idée qu’il s’agit d’un choix, bien
qu’elle reconnaisse dans le même temps le
poids des déterminismes. Il s’agit donc de
considérer ces enfants et jeunes comme des
sujets et non comme des victimes, car, par
exemple, deux enfants dans la même situation peuvent choisir dans un cas de quitter
le domicile familial et dans un autre d’y
rester. L’auteur se situe en opposition avec
les études qui montrent que les populations
marginales, les sans domicile fixe entre
autres, sont incapables de mettre en place
des stratégies. Elle attribue aux jeunes de la
rue le statut d’acteurs et prend ainsi en
compte leurs stratégies qui ne sont pas seulement des actions urgentes, mais s’inscrivent dans une continuité.
La stratégie dominante dans le cas des
jeunes de la rue à Mexico est celle du
contournement : ils s’approprient un système de valeur différent de celui de la société, au moyen duquel ils peuvent valoriser
leur situation et parvenir à une « intégration par les marges » (p. 132). L’auteur
défend la marge comme mode d’intégration parallèle. La vie dans la rue leur permet de construire une place et des normes
sociales reconnues par leurs pairs et par
222
toute une série d’acteurs avec qui ils interagissent au quotidien. En outre, ils ne sont
pas dépourvus de moyens pour faire face
aux dangers de la rue. Pour être protégés,
les enfants et jeunes de la rue adhèrent à un
groupe, s’approprient un espace et développent des réseaux relationnels. Ils ne sont
pas non plus exclus des dynamiques locales
et ne vivent pas constamment sous la pression de la survie. Une anecdote de l’auteur
raconte comment, lors d’un camp de
vacances organisé avec des jeunes de la rue,
ceux-ci disaient avoir faim parce qu’ils ne
mangeaient que trois fois par jour alors
que, dans la rue, on leur offrait tout le
temps à manger. C’est une conception de la
rue comme un lieu où il est « facile » de survivre.
Dans ce contexte, les jeunes sont généralement dans un rapport de confrontation
avec les institutions d’assistance. Celles-ci
sont vécues par eux comme les espaces de
la norme, de l’obéissance, de la restriction,
de la subordination et de la limite, alors
que la rue est l’espace de l’apprentissage, du
jeu, de la liberté, de l’autonomie et de la
socialisation. Les compétences acquises
dans la rue sont rejetées et inexploitables
dans les institutions. Le rejet des institutions n’est cependant pas absolu : elles
représentent aussi une ressource supplémentaire pour améliorer le quotidien dans
la rue. Par ailleurs, vivre dans la rue n’a pas
le même sens pour tous les jeunes : certains
le vivent positivement, d’autres négativement ; surtout, le rapport à la rue évolue et
se modifie dans le temps.
Pour conclure en reprenant quelques mots
de la préface de Riccardo Lucchini, « le
livre de Ruth Pérez López évite le double
piège de la banalisation/dramatisation qui
trop souvent caractérise les discours à pro-
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INFORMATION SCIENTIFIQUE
pos des enfants en situation de rue » et
offre une image la plus « objective » possible des jeunes de la rue, de leurs stratégies
et de leurs pratiques, usages et appropriation de l’espace. Loin d’idéaliser le monde
de la rue – car elle décrit aussi l’expérience
de la mort, les violences, la drogue qui
caractérisent la vie dans la rue –, Ruth
Pérez López ouvre de nouvelles pistes
d’analyse du phénomène médiatique des
enfants de rue et propose de nouvelles
perspectives de lecture de notions plus
vastes telles que la survie, la marginalité ou
l’intégration sociale.
Caroline Stamm
(Université Paris Est/Lab’Urba)
Luiz Carlos Bresser Pereira,
Mondialisation et compétition,
pourquoi certains pays
émergents réussissent
et d’autres non, Paris,
La Découverte, 2009, 195 p.
Dans ce livre d’économie, Luiz Carlos
Bresser Pereira rassemble six articles qui,
mis ensemble, proposent une voie alternative de développement pour les pays émergents en général et ceux d’Amérique latine
en particulier (Argentine, Brésil). Cette
entreprise arrive à point nommé, au
moment où les vertus de la libéralisation
tous azimuts et le modèle du « consensus de
Washington » sont mis à mal par la présente crise économique. Mondialisation et compétition pose essentiellement une question :
pourquoi les pays asiatiques tels que la
Chine ou les « tigres » ont pu maintenir une
croissance rapide depuis les années 1980
alors que les pays d’Amérique latine n’ont
profité que d’une faible croissance ? Tirant
son argumentaire de son importante expé-
rience académique (professeur émérite
d’économie à la Fondation Getulio Vargas
au Brésil) et professionnelle (ministre des
Finances sous Sarney et ministre sous
Cardoso), Pereira expose les conditions
nécessaires aux pays émergents pour effectuer un rattrapage durable. Après avoir, de
manière pragmatique, défini les concepts
clés tel que la mondialisation et le rôle stratégique de l’État nation (chap. 1), Pereira
décrit sous un angle politique la nécessité
des pays émergents de se munir d’une stratégie nationale de développement (chap. 2).
L’auteur réévalue l’importance des institutions et note qu’un consensus atteint par les
divers acteurs stratégiques de la société,
avec l’État au centre, prime sur la protection des droits de propriété et des contrats.
Ces derniers sont vus comme une ruse néolibérale de réduction du rôle de l’État. Ces
postulats amènent Pereira à distinguer
l’orthodoxie conventionnelle de ce qu’il
nomme « nouveau développementisme »
(chap. 3). Le chapitre décrit les politiques
développementistes de 1930 à 1970 puis le
glissement vers le néolibéralisme qui eut
pour effet de détruire l’alliance nationale.
Selon Pereira, le développementisme
contenait le germe de sa propre destruction
en étant fondé sur la substitution des
importations. La crise de la dette et la vague
idéologique en provenance du Nord se sont
chargées du reste. La « création du nouveau
développementisme » consiste, elle, en une
stratégie alternative se situant entre l’ancien
développementisme et l’orthodoxie conventionnelle. Encore une fois, cela s’articule
autour de l’État, cet acteur considéré il y a
tout juste quelques années comme nuisible
à la croissance économique. Pour le nouveau développementisme, par rapport à
l’orthodoxie conventionnelle, les réformes
223
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renforcent le marché, mais aussi l’État.
Surtout, et ce sont deux points majeurs de
Mondialisation et compétition, la croissance
doit être financée par l’épargne interne (et
non externe) et les entrées de capitaux se
doivent d’être contrôlées, si nécessaire, pour
administrer le taux de change. Ces affirmations amènent l’auteur à postuler que le
taux de change est la variable dominante
d’une forte croissance et que si l’État n’y
prend pas garde, il risque de contracter la
« maladie hollandaise ». Peu étudiée, l’influence du taux de change est la pierre de
touche de la théorie de Pereira. La tendance à la surévaluation du taux de change
(chap. 4) est la variable la plus stratégique
pour un pays émergent puisqu’elle constitue
un déterminant pour les importations et les
exportations, mais aussi pour les salaires, la
consommation et l’épargne. L’auteur fait
une distinction entre le taux de change
d’équilibre industriel et le taux de change
d’équilibre courant. Si les deux taux de
change ont des valeurs contradictoires, les
biens à plus forte intensité technologique
ne seront pas compétitifs. Dans le cas où
l’État ne remédie pas à la surévaluation du
taux de change, il ne pourra pas engranger
de croissance rapide, donc de rattrapage.
L’État contracte alors la « maladie hollandaise » (chap. 5) (ou « malédiction des ressources naturelles »), qui se « produit lorsqu’il y a une surévaluation permanente du
taux de change, provenant de l’abondance
de ressources naturelles du pays (concept
restreint) ou de travail bon marché (concept
étendu) et dont le faible coût marginal est
compatible avec un taux de change du marché considérablement plus valorisé que le
taux de change d’équilibre industriel. » La
maladie peut aussi être contractée par l’envoi de transferts financiers de la part des
migrants, ce qui est le cas en Amérique centrale. La neutralisation de la maladie hollandaise n’est pas sans risque politique
puisque l’État doit alors faire face aux pressions des exportateurs de biens primaires, à
une hausse transitoire de l’inflation et à la
baisse des salaires. L’idée est de surmonter
ce stade et de parvenir à une économie propulsée par les exportations et l’épargne
interne (chap. 6). Modèle économique utilisé par les économies à croissance rapide
d’Asie, qui ont tôt fait dans le cas de la
Chine et qui ont appris de la crise économique de 1997 dans le cas de la Corée, que
lorsque le pays se fie à l’épargne externe, les
capitaux ne sont pas naturellement transmis
des pays riches aux pays en développement.
L’épargne interne permet au pays émergent
de maintenir son taux de change compétitif
et de baser sa croissance sur les exportations, courant ainsi moins de risque de subir
une crise de la balance des paiements.
L’approche de Pereira est stimulante et propose une voie alternative de développement
économique à un moment où le monde en
a bien besoin. Mondialisation et compétition
ne fonde néanmoins pas de théorie, mais
propose plutôt des pistes de recherche. Estce que la taille du pays importe ? Comment
établir un consensus et éviter la question de
redistribution lorsque les pays, tel que le
Brésil, sont sujets à de fortes inégalités
sociales ? Une fois neutralisée la maladie
hollandaise, comment les pays émergents
peuvent-ils être compétitifs face à des pays
bénéficiant de rendements d’échelle
comme la Chine? Ce sont là toutes des
questions auxquelles les réponses manquent !
Hugues Fournier
(Sciences Po. Paris)
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AUTEURS
Carole BRUGEILLES est démographe, maître de conférences à l’université Paris
Ouest Nanterre, membre du Centre de recherche et de documentation sur
l’Amérique latine (CREDAL) et du Centre de recherche populations et sociétés
(CERPOS). Ses recherches portent sur les comportements démographiques et
plus particulièrement sur les choix reproductifs, la planification familiale, la
santé de la reproduction, les politiques démographiques ainsi que sur la
socialisation et la construction des identités sexuées.
Frida CALDERÓN BONY, anthropologue (Universidad Autonoma MetropolitanaIztapalapa, Mexique), réalise un doctorat à l’EHESS sous la direction d’Alain
Musset. Au croisement de l’anthropologie et de la géographie cette recherche
porte sur les transformations spatiales et les processus identitaires que
provoque la migration des Mexicains vers les États-Unis dans un village de la
région du Michoacán au Mexique. [email protected]
Guénola CAPRON, géographe, chercheure au CNRS, est rattachée au LISST-Cieu à
l’université de Toulouse 2-le Mirail. Elle a été pensionnaire au Centre d’études
mexicaines et centraméricaines (CEMCA) à Mexico. À partir de travaux sur les
centres commerciaux et les ensembles résidentiels sécurisés, elle s’intéresse à
la transformation des espaces publics et de l’urbanité dans les grandes
métropoles latino-américaines, en particulier Mexico et Buenos Aires. Elle a
codirigé plusieurs ouvrages, L’urbanité dans les Amériques (avec Jérôme
Monnet, PUM, 2000), Liens et lieux de la mobilité (Belin, 2005, avec Geneviève
Cortès et Hélène Guétat-Bernard), Quand la ville se ferme (Bréal, 2006), L’espace
public urbain (avec Nadine Haschar-Noé, PUM, 2007).
Stéphane DEGOUTIN conçoit des espaces, des dispositifs artistiques, des textes
théoriques. Ses thèmes de recherche portent sur la ville contemporaine, l’espace
public et l’architecture du plaisir. Il est l’auteur de l’essai Prisonniers volontaires
du rêve américain sur les gated communities et la ville américaine après l’espace
public (éd. de la Villette, Paris, 2006). Il est également l’auteur du blog Nogoland
Bits (bits.nogoland.com), cofondateur du collectif Nogo Voyages (nogovoyages
.com), co-auteur des installations en ligne Googlehouse (googlehouse.net) et
What Are You? (whatareyou.net), auteur du photoblog Lost in Créteil
(lostincreteil.com) et de la structure pour « Here is where we meet ». Il enseigne
à l’École nationale supérieure des arts décoratifs et à l’École Camondo.
Cynthia GHORRA-GOBIN, directeur de recherche au CNRS, enseigne à l’Institut
d’Études Politiques (Paris). Sa recherche porte sur la question urbaine et prend
la ville américaine comme terrain d’investigation. Ses travaux récents privilégient les mutations (sociales, politiques, économiques et culturelles) liées
aux processus de globalisation ainsi que la démarche comparative. Parmi ses
225
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récentes publications, Les États-Unis entre local et global (Presses de Sciences
Po, 2000), Villes et société américaine (Colin, 2005), la co-direction de
Géopolitique des Amériques (Sedes, 2008), la direction du Dictionnaire des mondialisations (Colin, 2006) et d’un dossier sur Los Angeles réunissant chercheurs
américains et français (Urbanisme, 361, 2008). Son ouvrage, Los Angeles, le
mythe américain inachevé (CNRS éditions, 1997, 2000), a reçu le prix FranceAmériques en 1998.
Charles-André GOULET est diplômé en science politique à la McGill University
(Montréal). Il est doctorant à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle (Institut des
Hautes Études de l’Amérique latine) et membre du CREDAL – UMR 7169. Dans le
cadre de ses recherches, il s’intéresse particulièrement aux opinions des
citoyens à l’égard de la démocratie et consacre sa thèse au cas du Guatemala. On
peut consulter certains de ses textes dans Une Amérique latine toujours plus
diverse (2010) ou encore sur le site internet du Centro de Estudios Mexicanos y
Centroamericanos (CEMCA) à l’adresse suivante : http://www.cemca-ac.org/
Céline JACQUIN est doctorante à l’Institut français d’urbanisme (université de
Paris-Est), et rattachée au Lab’Urba, en géographie et études urbaines. Elle
étudie les trajectoires urbaines et les modes de vie des habitants des grands
lotissements d’intérêt social de la lointaine périphérie de Mexico, dans leur
rapport à la mobilité et à l’espace urbain. À Mexico elle est hébergée
institutionnellement par le Centre d’études mexicaines et centraméricaines
(CEMCA) et en co-direction à la Universidad Autonoma Metropolitana, unité
d’Azcapotzalco.
Sonia LEHMAN-FRISCH est maître de conférences en géographie à l’université de
Cergy-Pontoise et chercheur au laboratoire MRTE. Elle travaille sur le rapport
des habitants à leur quartier et à leur ville et sur les concepts de ségrégation, de
gentrification, de mixité sociale et de justice spatiale. Spécialiste des villes
américaines, elle a récemment étendu ses recherches à d’autres grandes villes
comme Londres et Paris. Elle a publié : « La ségrégation : une injustice spatiale ?
Questions de recherche » (Annales de géographie, n° 665, 2009) et « Gentrifieurs,
gentrifiés : co-habiter dans le quartier de la Mission (San Francisco) » (Espaces et
Sociétés, n° 132-133, 2008). Elle est membre du comité de direction de la revue
bilingue Justice Spatiale/Spatial Justice.
Élodie SALIN est maître de conférences à l’université du Maine et rattachée à
l’URM CNRS 6590 ESO (Espaces et Sociétés). Ses thématiques de recherche sont
liées aux enjeux urbains (centralité historique, protection et mise en valeur du
patrimoine, métropolisation) des grandes métropoles latino-américaines
(Mexico, Santiago) et du monde arabe (Le Caire). Spécialiste de la comparaison,
Élodie Salin participe au programme METAL (Métropoles d’Amérique latine) de
l’ANR. Ses axes de recherche l’amènent également à s’intéresser à la patrimo-
226
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nialisation, à la mise en tourisme et à la gestion des aires protégées et classées
au patrimoine mondial de l’UNESCO (Quebrada de Humahuaca, Argentine et
Chemin de l’Inca) dans une perspective de construction des identités territoriales
et de développement durable. [email protected]/[email protected]
Isabelle VAGNOUX est professeur des universités (Aix-Marseille), spécialiste
d’histoire et de politique étrangère américaines, notamment des relations entre
les États-Unis et l’Amérique latine ainsi que de la minorité hispanique. Outre de
nombreux articles dans des revues comme Revue d’Histoire, Vingtième Siècle,
elle a publié Les Hispaniques aux États-Unis (PUF-Que sais-je, 2000), Les
États-Unis et le Mexique : histoire d’une relation tumultueuse (L’Harmattan, 2003)
et a co-dirigé Les États-Unis et le monde aujourd’hui (Éditions de l’Aube, 2008),
Les relations interaméricaines en perspective : entre crises et alliances (Éditions
de l’Institut des Amériques/Documentation française, 2009). Elle est déléguée
Recherche de l’Institut des Amériques. ([email protected])
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EL TRIMESTRE
ECONÓMICO
COMITÉ DICTAMINADOR: Enrique Casares Gil (UAM-A), Gonzalo Castañeda (Colmex), Sara Castellanos
(BBVA-Bancomer), Gerardo Esquivel (Colmex), Lorenza Martínez (Secretaría de Economía), Juan Carlos Moreno Brid (CEPAL), Antonio Noriega Muro (Banco de México), Martín Puchet Anyul (UNAM), Graciela Teruel
(UIA). CONSEJO EDITORIAL: Edmar L. Bacha, Gerardo Bueno, Enrique Cárdenas, Arturo Fernández, Ricardo
Ffrench-Davis, Enrique Florescano, Roberto Frenkel, Kevin B. Grier, Ricardo Hausmann, Alejandro Hernández,
Albert O. Hirschman, Hugo A. Hopenhayn, David Ibarra, Felipe Larraín, Rodolfo Manuelli, José A. Ocampo,
Joseph Ramos, Luis Ángel Rojo Duque, Gert Rosenthal, Francisco Sagasti, Jaime José Serra, Jesús Silva Herzog
Flores, Osvaldo Sunkel, Carlos Tello, Sweder van Winjberger.
Director: Fausto Hernández Trillo
Secretario de redacción: Guillermo Escalante A.
Asistente editorial: Karla López
Vol. LXXVII (2)
México, abril-junio de 2010
Núm. 306
PERSPECTIVA ECONÓMICA
R. Preston McAfee
Transparencia y políticas antimonopólicas
ARTÍCULOS
Carlos Capistrán
y Gabriel López-Moctezuma
Las expectativas macroeconómicas de los especialistas. Una
evaluación dep ronósticos dec orto plazo enM éxico
Alexander Galetovic y Cristián M. Muñoz
La elasticidad de la demanda por electricidad y la política
energética
Ricardo A. Espinoza y Ricardo D. Paredes
Cambios demográficos y estructura salarial
Ricardo H. Cavazos Cepeda,
Felipe A. Vásquez Lavín
y María José Hernández Medina Mora
Estructura de costos y economías de escala en el mercado de
fondos para el retiro en México
Luis Eduardo Arango
y Daniel Eduardo Velandia
Cambios de las tasas de política, paridad cubierta de intereses y estructura a plazo
Natividad Blasco, Pilar Corredor
y Sandra Ferreruela
¿Influyen los tigres asiáticos en el comportamiento gregario
español?
Daniel Knebel Baggio, Luis Ferruz Agudo
e Isabel Marco Sanjuán
¿Es el desempeño de los fondos de inversión de Brasil un indicador de movimiento futuro de sup atrimonio?
NOTAS Y COMENTARIOS
Salvador Cruz Aké
y Francisco Venegas-Martínez
Valor de una empresa en riesgo de expropiación en un entorno
de crisis financiera
EL TRIMESTRE ECONÓMICO aparece en los meses de enero, abril, julio y octubre. La suscripción en México cuesta
$375.00. Número suelto $120.00.
Precios para otros países (dólares)
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Autour de l’« Atlantique noir »
Une polyphonie de perspectives
Préface de
Pap Ndiaye
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FRANÇOISE MARTINEZ
« Régénérer la race »
Politique éducative en Bolivie (1898-1920)
Éditions de l’IHEAL
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Achevé d’imprimer : Imprimerie Bobillier
Dépôt légal n°1110
Mai 2010