Patrimoine universitaire et inscription culturelle des savoirs

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Patrimoine universitaire et inscription culturelle des savoirs
Patrimoine universitaire et inscription culturelle des savoirs
Par Andrée BERGERON, Maître de conférences au Palais de la découverte (Paris),
Chercheur au Cerlis (Paris V /CNRS)
Au cours des périodes récentes, les universités ont été de plus en plus nombreuses à se doter d’un
service culturel1. Dans le même temps, de multiples actions de sauvegarde, inventaire et valorisation
ont été entreprises par les acteurs et les institutions scientifiques2 témoignant de l’intérêt croissant que
les communautés scientifiques, dont les universités, portent à leur patrimoine.
Mon souhait ici est, partant de résultats d’une étude antérieure, de mettre en évidence quelques
questions et objectifs communs à ces deux entreprises qui semblent se développer de manière
concomitante. Il s’agit tout particulièrement d’examiner sur le terrain la place qu’occupe le patrimoine
dans les activités culturelles des universités et de voir de quelle manière il contribue à l’inscription
culturelle des savoirs produits et enseignés dans les universités.
Je m’appuierai sur des données issues d’une étude réalisée en décembre 2000 pour le compte de la
Mission de l’information et la culture scientifiques et techniques et des musées3. Dans cette étude, il
s’agissait de s’intéresser à la façon dont les universités, en tant que lieux de production et de
transmission de savoirs, s’emparent d’une mission que la loi confère explicitement à l’institution
universitaire et à ses agents : la « diffusion de la culture et de l’information scientifique et
technique »4. En posant la question de la « culture scientifique et technique », et en la posant à
l’ensemble des universités sans chercher à nous limiter à celles qui affichent une dominante
scientifique, nous voulions mettre en évidence la façon dont, par le biais d’activités qu’elles
considèrent comme relevant de la sphère culturelle, ces institutions et leurs acteurs travaillent à
inscrire les savoirs qui sont au cœur de leurs fonctions dans le social.
L’étude faisait fond sur une enquête de terrain qui s’est déroulée en deux étapes. La première entendait
dresser un état des lieux des différentes actions et équipement culturels, effectifs ou en projet. Pour ce
faire, un questionnaire a été envoyé à l’ensemble des universités (taux de retour > 78%) ; l’analyse a
permis de mettre en évidence quelques tendances concernant les objectifs poursuivis, les publics
souhaités, les partenaires privilégiés, etc. Parmi les résultats susceptibles d’alimenter la réflexion
engagée dans ce colloque, le premier est la place centrale que semblaient occuper les questions
patrimoniales et muséales : la sauvegarde et la valorisation des collections, d’une part, l’ouverture de
musées et les partenariats avec le monde muséal, d’autre part, apparaissaient à la date de l’enquête par
questionnaire comme deux tendances fortes du monde « culturel » universitaire.
En effet, sur les 68 universités5 ayant répondu à l’enquête, 10 faisaient état d’un projet de musée et 8
envisageaient l’ouverture prochaine de leurs collections aux publics, ce qui faisait de cette famille de
projets celle qui était de loin la plus représentée. Seuls les ateliers multimédia (avec 9 mentions) se
1
Sur ces questions voir Claude Patriat, Éloge de la perturbation, Les Presses du réel, Collection Art et
Université, Paris, 1993 ; Janine Chêne (dir.), La mission culturelle de l’université au XXIeme siècle, Actes des
journées nationales Art+Université+Culture, Université de Lille 3, Villeneuve d’Ascq.
2
Voir par exemple Soraya Boudia (dir), Patrimoine scientifique et tourisme, la question des lieux : construction,
usages et publics, Mission à l’ethnologie, Ministère de la culture, 2003.
3
Andrée Bergeron, La culture des savoirs : culture scientifique et technique et universités, Rapport pour la
mission de la culture et de l’information scientifiques et techniques et des musées, Paris, Palais de la découverte,
2000.
4
Loi n°84-52 du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur et Décret n°84-431 du 6 juin 1984. Les adjectifs
scientifique et technique sont au singulier dans les textes.
5
Le questionnaire avait été envoyé à 83 universités.
situaient à un niveau aussi élevé. Au-delà des indéniables effets dus aux politiques de sensibilisation
conduites au cours des périodes récentes, un tel résultat confirme la montée en puissance des
préoccupations patrimoniales dans le monde universitaire. La double idée de la présentation matérielle
des savoirs et de leurs contextes d’élaboration et de l’ouverture d’un espace à des publics semble bien,
désormais, faire partie de la « philosophie spontanée » de nos communautés.
Il n’est donc pas surprenant que le monde muséal (centres de culture scientifique et technique et
musées) apparaisse comme le premier partenaire extérieur des universités en matière de culture
scientifique et technique (44 citations sur 68 réponses), devant la radio et la télévision (35 citations),
l’édition et la presse (respectivement 30 et 29 citations). Les modalités de partenariat entre université
et musée peuvent être très diverses : 10 universités déclarent avoir formalisé leur partenariat par une
convention, quand 16 le déclarent plutôt informel ; de même, dans 21 cas, ce partenariat est qualifié de
ponctuel, 9 universités seulement le déclarant régulier. Entre une collaboration ponctuelle (par
exemple, une conférence faite par un universitaire dans le cadre d’un événement ou d’une exposition)
et un partenariat régulier et institutionnalisé (comme c’est le cas, par exemple, à Poitiers entre
l’Espace Mendès France et l’université), tous les cas de figure sont envisageables. Il n’en reste pas
moins qu’il est significatif que le monde muséal se retrouve le premier partenaire cité par les
universités, tout comme le musée et l’exposition arrivent en tête de la catégorie projets.
La seconde partie de l’enquête, plus qualitative, était fondée sur plus d’une centaine d’entretiens avec
des acteurs de ce que les universités nous indiquaient comme relevant de l’inscription culturelle des
savoirs. Ces entretiens étaient conduits selon une logique de site, c’est-à-dire que nous nous sommes
intéressés à l’ensemble des universités dans 7 villes françaises, touchant ainsi au total 17 universités.
Nous cherchions à mettre au jour, d’une part, la façon dont l’institution universitaire articule la
question culturelle à celle des savoirs qu’elle a pour mission d’élaborer et de transmettre et, d’autre
part, les enjeux, obstacles et soutiens auxquelles ces actions – et leurs porteurs – se trouvent
confrontées.
Avant de m’arrêter sur l’éclairage que cette étude peut apporter à la question du patrimoine dans les
universités et notamment sur l’articulation entre projets patrimoniaux et projets culturels, il est
nécessaire de préciser quelques points quant aux modes de constitution de ce que les universitaires
considèrent aujourd’hui comme relevant du champ patrimonial.
Les objets aujourd’hui considérés comme patrimoniaux dans les universités ont des provenances
diverses. Certains sont depuis déjà longtemps rassemblés en collections. Celles-ci peuvent trouver leur
origine dans la recherche, collections constituées comme telles par des chercheurs pour les besoins de
leurs travaux : l’exemple emblématique en est sans doute les collections d’histoire naturelle. D’autres
ont été réunies à des fins d’enseignement : collections de moulage, de cires anatomiques, etc.
Le patrimoine d’aujourd’hui peut encore témoigner de la qualité d’un lien – passé ou présent – entre
l’université et la Cité. L’université se retrouve ainsi parfois destinataire d’un legs, comme à
Montpellier avec le legs Atger ; le « 1% culturel » dont il fut question ailleurs dans ce colloque
pourrait entrer dans ce cadre, tout comme la qualité, la visibilité d’un patrimoine architectural – on
pense par exemple aux universités strasbourgeoises dont le patrimoine architectural actuel, construit
au temps des guerres de territoire franco-allemandes, atteste du rôle de vitrine que les pouvoirs d’alors
entendaient faire jouer à l’université.
Il y a enfin les objets patrimoniaux de type identitaire : pour prendre un exemple hors de France, un
des patios du bâtiment principal de l’université de Vienne, l’Arkadenhoff, abrite et exhibe une
magnifique collection de bustes, ceux des savants illustres qui y ont, un temps au moins, exercé6.
Nombreux sont les objets, voire les archives, qui ont ainsi été conservés dans les universités sans
véritable intention de les constituer en collection ou en archive mais incidemment, par fidélité envers
une personnalité ou parce que nul problème de place n’imposait qu’on s’en défît, rendant ainsi
possibles des réappropriations a posteriori – c’est bien souvent le cas de ce que les universitaires
6
Sur la façon dont les œuvres exposées dans les universités et les grandes écoles contribuent à façonner les
communautés voir Christian Hottin, Quand la Sorbonne était peinte, Maisonneuve et Larose, Paris, 2001.
reconnaissent aujourd’hui comme des instruments anciens quand ils restèrent longtemps de vieux
instruments.
Ainsi, intentionnellement ou incidemment, les universités se sont retrouvées dépositaires de
patrimoines de toutes natures et parfois de grande valeur. Si elles n’y ont pas toujours été très
sensibles, ou pour le moins si elles n’ont pas fait preuve d’une sensibilité identique envers les
différentes catégories de patrimoine qu’elles détiennent, tout semble indiquer que l’on assiste depuis
quelques années au développement de ces préoccupations.
Il est fréquent qu’un projet patrimonial soit associé à un projet culturel. Il y a alors deux cas de figure.
Soit l’université, soucieuse de prendre en compte et de valoriser son (ou ses) patrimoine(s), va être
conduite à mettre sur pied un projet culturel plus vaste, soit le projet préexiste et c’est à cette occasion
que le patrimoine existant sera remobilisé. Ainsi, projet culturel et projet patrimonial se renforcent et
se justifient mutuellement. Faut-il s’en étonner ou ne pourrait-on considérer qu’il s’agit là de deux
entreprises, différentes dans leurs objets et leurs moyens, mais relevant de logiques apparentées ?
L’étude déjà évoquée nous permet de dire que les projets culturels, comme les modes de constitution
du patrimoine, peuvent être revendiqués ou conjoncturels ; mais surtout qu’ils s’inscrivent dans une
typologie similaire à celle que nous venons de voir pour le patrimoine. En effet, il apparaît que les
logiques qui président à la naissance d’un projet culturel à l’université, lorsqu’on y affirme un lien
avec les savoirs que celle-ci a pour mission d’élaborer et de transmettre, peuvent être d’ordre
scientifique, éducatif, communicationnel (par lesquelles on entend instaurer un lien avec la Cité) ou
identitaire. Lorsque, au travers du projet culturel, on entend œuvrer à « articuler ces différents champs
de savoir qui sinon dérivent dans leur propre sphère sans jamais se rencontrer »7 ou que l’on
considère que « pour une université s’ouvrir vers l’extérieur, cela peut servir à faire surgir des thèmes
de recherche, voire à les financer », il s’agit bien d’influer sur la recherche ; si on souhaite offrir aux
étudiants « la culture d’une connaissance, la culture d’un savoir » ou leur permettre de « développer
leur imaginaire, de s’exprimer sur ce qu’ils voient autour d’eux » partant du constat que « les valeurs
humaines aussi doivent avoir leur place dans les cursus », c’est bien un objectif éducatif qui est
poursuivi ; vouloir rendre visible, au travers du projet culturel, le fait que « l’université irrigue la ville
de son inventivité culturelle » ou vouloir « mettre à disposition les recherches des différents
laboratoires, d’une manière simple pour le public », c’est travailler la qualité du lien qui rattache
l’université à la Cité ; enfin, c’est un groupe et son identité qu’il s’agit de construire lorsqu’on souhaite
ainsi « réunir des membres de l’ensemble des composantes de l’université » ou réaffirmer que « une
université, c’est au départ un lieu de culture ».
Dernier point susceptible de retenir l’attention de ceux, acteurs ou analystes, qui s’intéressent au
patrimoine universitaire : les objets patrimoniaux changent parfois de nature lors de la mise en place
d’un projet culturel ou d’une valorisation. Et tout d’abord, il arrive que ce soit précisément à
l’occasion de tels projets qu’un statut patrimonial leur est accordé. Qu’il s’agisse de réunir les objets
aptes à servir de support matériel à des opérations – qui, comme les instruments anciens, peuvent une
fois rassemblés devenir collection – ou d’identifier des lieux à même de les accueillir – qui peuvent
ainsi être préservés, voire devenir lieu de mémoire8, quand ils n’étaient « que » lieu d’enseignement
et/ou de recherche. Mais encore, des collections existantes, comme les collections de recherche, tout
en gardant leur statut originel, acquièrent celui, additionnel, d’objets publics, voire esthétiques,
lorsqu’elles prennent place au cœur d’un musée ouvert aux publics.
De ce panorama, il apparaît que, pour les universités, le patrimoine est tantôt catalyseur de projets
culturels tantôt l’outil que ceux-ci (ré)activent. Il leur permet ainsi de déployer une vocation culturelle
susceptible d’inscrire culturellement les savoirs. Par là-même, il contribue à renforcer un ensemble de
liens entre les différents groupes qui peuplent l’université ou encore entre l’institution elle-même et un
environnement social plus large.
7
8
Toutes les citations qui suivent sont extraites des entretiens avec les acteurs, voir Bergeron (2000).
Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire (4 tomes), Paris, Gallimard, 1987.