le defi italien de la fuite des cerveaux_hh

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le defi italien de la fuite des cerveaux_hh
LE DEFI ITALIEN
CERVEAUX
DE
LA
FUITE
DES
Décembre 2011
Hubert Heidsieck
1
Introduction
Les idées, l’information, la technologie et les brevets se propagent de nos jours à
grande vitesse, et font qu’au niveau mondial les collaborations s’intensifient et se multiplient.
La science a tout à gagner de la mondialisation de la recherche, mais celle-ci s’applique aussi
aux chercheurs, qui sont désormais très mobiles et souvent capables de s’expatrier pour aller
chercher ailleurs les meilleures conditions possibles pour leur vie et leur travail. Si certains
pays, offrant de grands moyens, voient positivement l’arrivée de milliers de chercheurs sur
leur territoire, d’autres se battent pour ne pas les voir partir. C’est le cas de l’Italie où la
tendance générale est au départ des meilleurs talents.
Certains considèrent qu’il s’agit d’une fuite des cerveaux, au sens traditionnel, et
pensent qu’il faut mettre en place des politiques visant à en réduire l’importance, alors que
d’autres parlent plutôt de circulation des compétences et voient ces transferts de savoir
comme un atout pour les pays d’accueil comme pour les pays de départ.
Le consensus général est que le capital humain est primordial pour la croissance
économique. Et sans méconnaître que la recherche scientifique est aujourd’hui mondiale et
que les carrières s’internationalisent, il est vrai que le système italien a aujourd’hui besoin
d’un processus qui lui permette de faire entrer au moins autant de chercheurs qu’il en voit
partir, et d’un niveau au moins aussi élevé que celui des chercheurs émigrants.
Bien qu’il ait été identifié comme l’un des plus importants problèmes du secteur de la
recherche en Italie, les connaissances quantitatives et qualitatives relatives au brain drain de
ce pays restent parcellaires. Le but de cette étude est d’abord de définir et de quantifier la fuite
des cerveaux. Nous consacrerons la première partie du rapport à un état des lieux. Dans les
deux parties suivantes, plus analytiques, nous nous attacherons à comprendre la cause des
départs des chercheurs, puis nous essaierons d’en déterminer les conséquences, et
expliquerons les moyens que les politiques publiques tentent de mettre en œuvre pour y
remédier.
2
Table des matières
Introduction .............................................................................................................................. 2
1- Définition et quantification de la fuite des cerveaux..................................................... 4
A - Qu’entend-on par « fuite des cerveaux » ? .................................................................. 4
B - L’ampleur du phénomène ............................................................................................. 4
1 - L’exode des cerveaux italiens..................................................................................... 4
2 -Quantification de l’immigration de cerveaux en Italie: un solde négatif .............. 6
3 - L’exemple du CNRS français .................................................................................... 8
4 - Estimation par domaine : situations contrastées ................................................... 10
2 - Causes du phénomène....................................................................................................... 10
A - Une recherche italienne en crise ................................................................................. 10
1 - La recherche n’est plus vue comme une priorité nationale .................................. 10
2 - Manque de technologie et niveau scientifique plus faible ..................................... 12
3 - Aggravations récentes dues à la crise économique et disparités régionales. ....... 13
4 - Des spécialités non présentes sur le territoire italien............................................. 13
B - Des conditions de vie moins aisées qu’ailleurs pour les chercheurs ........................ 13
C - Des carrières lentes et longues .................................................................................... 14
D - Une crise des mentalités............................................................................................... 15
1 - Les limites de la méritocratie italienne ................................................................... 15
2 -La lettre du directeur de la LUISS à son fils ........................................................... 15
3 - Un cas médiatisé de départ pour cause de népotisme............................................ 17
E - Des chercheurs bien formés et un niveau reconnu.................................................... 18
3 – Conséquences de la fuite des cerveaux de l’Italie et solutions proposées.................... 19
A - Conséquences................................................................................................................ 19
1 - Une perte des meilleurs éléments............................................................................. 19
2 - Un manque à gagner pour l’Italie ........................................................................... 19
B - Solutions politiques ...................................................................................................... 19
1 - Les mesures directes ................................................................................................. 19
Les initiatives développées par l’ex-ministère des Italiens de l’étranger.............. 19
Le programme pour jeunes chercheurs « Rita Levi Montalcini »......................... 20
Les réductions de taxes .............................................................................................. 20
Les grands investissements du nouveau Plan National pour la Recherche .......... 21
Le registre et le réseau des chercheurs italiens expatriés ....................................... 21
La réforme des universités ........................................................................................ 22
Initiative de La Repubblica ........................................................................................ 22
Conclusion............................................................................................................................... 23
3
1- Définition et quantification de la fuite des
cerveaux
A - Qu’entend-on par « fuite des cerveaux » ?
Depuis les années 70, et plus encore depuis le milieu des années 90, la science connaît
une mondialisation poussée et qui va en s’accélérant. En Italie comme dans le reste du monde
les chercheurs sont libres (et même parfois contraints) de s’exiler géographiquement pour
aller trouver ailleurs de meilleures conditions de vie et de travail. La recherche est
mondialisée et une carrière scientifique est presque obligatoirement une carrière
internationale. Dès les années 60, les migrations des chercheurs se faisaient surtout à
l’intérieur d’un même Etat, par exemple vers les grandes villes ou les technopoles, où la
science est concentrée, mais de plus en plus les migrations des chercheurs se considèrent au
niveau international.
Aujourd’hui chaque pays voit certains de ses chercheurs émigrer quand des étrangers y
immigrent, c’est pour cela que l’exode des cerveaux doit être considéré comme un solde de
deux flux de sens contraire. On ne peut parler de la quantité et de la qualité des chercheurs
quittant l’Italie sans parler de la quantité et de la qualité de ceux qui y rentrent. En Italie,
comme les chiffres nous le prouvent, le solde est négatif, tant par la qualité que par la
quantité : ce solde autorise à parler d’un exode des cerveaux.
Si l’on a défini l’exode comme un solde, il reste à définir ce que l’on entend par
« cerveaux ». Le point de départ de cette étude est une interrogation sur l’exode des
chercheurs, c’est-à-dire de ceux dont la recherche est le métier à temps plein (chercheurs
travaillant pour la recherche publique ou bien en entreprise) ou à temps partagé (enseignantschercheurs universitaires), ainsi qu’aux doctorants (qui aspirent pour la plupart à une carrière
de chercheur). Mais il nous faut composer avec les statistiques disponibles, qui se réfèrent
pour mesurer la migration internationale des cerveaux à des indicateurs variés, pouvant
recouvrir un champ trop étroit (chercheurs du secteur public, ingénieurs, médecins…) ou à
l’inverse trop large (diplômés de l’enseignement supérieur). Dans le cas de l’Italie, ces
différentes migrations s’ajoutent les unes aux autres. Sans exclure par principe l’éclairage
donné par des statistiques à spectre plus large, nous nous intéresserons ici principalement aux
migrations de chercheurs travaillant pour des centres de recherche publics et des universités.
Nous mettrons donc de côté les migrations d’étudiants, qui sont souvent très courtes et
réversibles. De même, nous ne considérerons pas les ingénieurs et les chercheurs du secteur
privé, difficilement comptabilisables et faisant souvent l’objet de mobilités internationales
internes aux entreprises.
B - L’ampleur du phénomène
1 - L’exode des cerveaux italiens.
Comme dans d’autres pays européens, la fuite des cerveaux italiens est un problème
économique et social important mais difficile à quantifier. Le gouvernement a estimé à 50 000
le nombre de jeunes « cerveaux » qui quittent la botte chaque année, et certains journalistes
tablent même sur des effectifs allant jusque 110 000 chercheurs. Selon le quotidien La
Repubblica, un million de diplômés universitaires (pas seulement des chercheurs) ont quitté
l’Italie entre 2007 et 2010. L’association d’étudiants Almalaurea recense pour sa part que
plus de 4% des diplômés en sciences en 2002 avaient émigré en 2008.
4
Sur les 18 000 docteurs de recherche diplômés entre 2004 et 2006, environ 1300 –
soit, 7% de l’effectif – se sont installés à l’étranger1.
Ce phénomène qui a débuté à grande échelle au milieu des années 90 draine ainsi des
milliers de scientifiques avec chaque année une ampleur plus importante.
Comme dans de nombreux autres pays présentant la même situation de déficit de
cerveaux, les chercheurs qui s’expatrient sont souvent les meilleurs éléments, qui trouvent
ainsi facilement des portes ouvertes à l’étranger. Un rapport de l’ICom (Institut italien de la
Compétitivité) présenté en décembre 2010 classe les 500 meilleurs scientifiques italiens au
niveau mondial (classement basé sur le nombre de prix, de publications et de citations). Parmi
les 500 premiers, 177 exercent à l’étranger, soit 35%. Mais plus on se rapproche des
premières places, plus les expatriés sont nombreux : on en compte ainsi 50 parmi les 100
premiers et même 27 parmi les 50 premiers, soit un pourcentage très élevé de 54%. On peut
conclure de cette étude que les meilleurs espoirs quittent l’Italie pour lancer leur carrière
scientifique, mais on peut aussi faire l’hypothèse que ces chercheurs de haut niveau sont
souvent utilisés dans de meilleures conditions à l’étranger.
Tableau 1 / Répartition par pays de destination des chercheurs italiens expatriés, en %.
Source : « Talenti nazionali : frustrati in Italia, delusi all’estero », Censis, 2002
Selon les chiffres présentés sur le tableau 1, qui datent de 2002 et sont issus d’un
rapport publié par la Censis, les chercheurs italiens émigrants se concentrent sur un petit
nombre de destinations : 72% d’entre eux émigrent vers la triade Etats-Unis (35%) Royaume-Uni (26%) - France (11%). Parmi les autres pays accueillant dans une moindre
mesure des chercheurs italiens, on peut citer l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède ou le
Canada.
1
Selon une enquête récente réalisée par l’Institut National de Statistique (ISTAT)
www.istat.it/it/archivio/48791.
5
2 -Quantification de l’immigration de cerveaux en Italie: un solde négatif
Autre problème, le pays ne parvient pas à attirer les talents. Les chercheurs s’installant
en Italie sont peu nombreux, et viennent pour la plupart de pays voisins moins avancés
scientifiquement (Albanie, Roumanie, …). En Italie, les universités sont de petite taille, et
beaucoup n’investissent pas assez sur l’attractivité internationale. La Grande-Bretagne par
exemple délivre à elle seule 8 fois plus de diplômes à des étrangers que ne le fait l’Italie, qui
reste le seul grand pays d’Europe à présenter un solde migratoire négatif d’étudiants (- 4500
par an).
Les deux tableaux suivants (Tableau 2A et Tableau 2B) contiennent des données
montrant le rapport entre les effectifs d’immigrants diplômés et d’émigrants diplômés dans les
principaux pays occidentaux. Il est très compliqué de trouver des données isolant les
chercheurs en tant que tels, c’est pourquoi nous avons fait le choix de raisonner sur les
effectifs de diplômés (enseignement supérieur), bien que ce soit une approximation.
On remarque que le nombre de migrants vers ou depuis l’Italie reste faible en
comparaison avec d’autres pays à la démographie comparable (Allemagne, Royaume-Uni).
Au niveau européen, il apparaît que les terres d’accueil des migrants diplômés sont
l’Allemagne, la France et l’Espagne, quand les terres d’exil sont plutôt l’Italie, l’Irlande et la
Pologne.
Tableau 2A / Rapport entre les immigrants diplômés et les émigrants diplômés pour
quatre pays, données OCDE 2005
Source: « A profile of Immigrant Populations in the 21st Century », OCDE, 2008
6
Tableau 2B / Rapport entre les immigrants diplômés et les émigrants diplômés pour quelques
pays d’Europe, données OCDE 2005
Source: « A profile of Immigrant Populations in the 21st Century », OCDE, 2008
Le graphique suivant rapporte le nombre d’immigrants diplômés pour chaque émigrant
diplômé, pour l’année 2005. Il en ressort que :
•
Certains pays (Etats-Unis, Allemagne, Espagne ou France) sont clairement des terres
d’accueil pour de nombreux diplômés. Ils présentent un rapport immigrants/émigrants
supérieur à 1. Ainsi les Etats-Unis comptent 19 immigrants pour 1 émigrant,
l’Australie près de 12, la France 2,8.
•
D’autres pays (Japon, Royaume-Uni) entretiennent un solde presque nul, et un
turnover assez sain entre les départs et les arrivées. Leur rapport immigrant/émigrant
est alors assez proche de 1. Le Royaume-Uni par exemple présente un très grand
nombre de diplômés de l’enseignement supérieur qui s’expatrient, mais un nombre
équivalent d’étrangers viennent y travailler et cela assure une diversification souvent
positive des origines des effectifs concernés.
•
D’autres enfin (Italie, Irlande, Pologne) ne parviennent pas à faire entrer autant de
cerveaux sur leur territoire qu’ils n’en voient partir. L’Italie est à 0,8 immigrant par
émigrant, l’Irlande à 0,7 et la Pologne seulement à 0,25.
7
Tableau 3 / Nombre d’immigrants diplômés pour chaque émigrant diplômé, 2005
Source: « A profile of Immigrant Populations in the 21st Century », OCDE, 2008
3 - L’exemple du CNRS français
Il est intéressant de se pencher sur les chiffres du CNRS, qui a recensé depuis 1999 et
jusqu’en 2009 le nombre de ses chercheurs étrangers par nationalité. Les Italiens représentent
le premier contingent de chercheurs étrangers, quasiment 300, soit 15% des étrangers
employés au CNRS et 1,2% de l’effectif total du CNRS. Ils ont depuis 2007 dépassé les
Allemands en tant que première nationalité représentée dans le Centre. Comme l’illustre le
tableau 4A, ces chercheurs sont de plus en plus nombreux année après année, et si l’on fait un
rapport entre le nombre de chercheurs par nationalité en 2009 et en 1999 (tableau 4B), on peut
se rendre compte que le taux de croissance de la population italienne du CNRS (+180%) est le
plus important parmi les principales nations, alors que le nombre de chercheurs total au
CNRS n’a augmenté que de 28%, et que le nombre d’étrangers dans l’institution a crû de
74%.
8
Tableau 4A / Répartition des chercheurs étrangers du CNRS, par pays d’origine 1999-2009
Source : CNRS
D’après Mme Francesca Grassia, de la direction des affaires européennes du CNRS, le
nombre de candidats italiens aux différents concours d’entrée est lui aussi en très forte
croissance. Les chercheurs représentent bien souvent une aubaine pour le Centre car ils
correspondent à des profils et des formations bien précis. De plus ils sont souvent à l’aise
avec la langue française, ou ils le deviennent rapidement.
On peut noter pour l’anecdote le cas d’un concours de physique théorique en 2009
ouvert aux Français et aux étrangers où 90% des personnes retenues finalement étaient des
Italiens.
Tableau 4B / Taux de croissance annuel du nombre de chercheurs étrangers au CNRS
1999-2009
9
4 - Estimation par domaine : situations contrastées
Dans nombre de domaines de la recherche pourtant, l’Italie est un pays qui peine à
produire des spécialistes. Par exemple, en mathématiques et en informatique l’Italie s’est
classée dernière des pays de l’OCDE dans la formation des jeunes. Seuls 2,1% des diplômés
choisissent ces voies, alors qu’ils sont 5,9% en moyenne pour l’ensemble OCDE en 20082.
Certains domaines, tels que l’aérospatial, qui a traversé la crise économique sans trop de
difficultés, peinent même à recruter des ingénieurs spécialisés et tentent de profiter de
l’arrivée de chercheurs étrangers.
Le secteur nucléaire a pour sa part été relancé entre 2008 et 2010 par des projets du
gouvernement « Berlusconi 3 » créant une demande de savoir-faire et d’emplois qualifiés,
alors même que les Italiens formés sur ce domaine étaient très peu nombreux. Le recrutement
d’ingénieurs et de scientifiques français et américains s’est fait sur des projets de
constructions de nouvelles centrales.
Un rapport de l’ENEA rédigé en 2011 évalue les besoins de l’Italie en ingénieurs qualifiés
à au moins 300 par an3.
En juin 2011 cependant la poursuite du développement du secteur nucléaire a été écartée
par référendum, coupant court aux perspectives de recrutements sur cette filière.
2 - Causes du phénomène
Selon une étude réalisée par l’Université de Catane en 2010 sur un échantillon de 1000
jeunes chercheurs partis travailler à l’étranger et ayant entre 25 et 40 ans, 73% d’entre eux
sont satisfaits de leur nouvelle vie et 70% d’entre eux ne s’imaginent pas rentrer au pays dans
les prochaines années.
En 2003 le rapport de l’institut d’études Censis publiait un sondage réalisé à partir
d’interviews de 737 chercheurs italiens établis à l’étranger. Selon ce sondage, la raison
principale évoquée par les chercheurs pour justifier leur départ est avant tout financière : ils
critiquent les faibles crédits alloués pour effectuer le travail de recherche (cité par près de
60% des chercheurs) mais aussi le niveau bas des salaires (56%). Ils sont 52% à voir dans leur
expatriation un espoir de meilleure carrière. La quatrième plus importante raison évoquée est,
loin derrière (26% du total), le fait que certaines activités de recherche spécialisées ne sont
pas présentes en Italie.
A - Une recherche italienne en crise
1 - La recherche n’est plus vue comme une priorité nationale
Depuis 2007 le pourcentage du PIB italien dévolu à la recherche n’a cessé de
diminuer. Alors qu’avant la crise (2001 à 2007) ce chiffre stagnait selon Eurostat aux
alentours de 1,15%, il décroît depuis et il n’était plus que de 1,09% en 2009. Le tableau 5, qui
reporte les dépenses en R&D des principaux pays de l’OCDE décomposées par secteur,
montre que l’Italie se situe à cet égard loin derrière les autres pays européens (1,89% en
moyenne) et reste loin des 3% des objectifs de Lisbonne.
2
Annuario Scienza & Società, Il Mulino, 2010
Disponible sur http://www.enea.it/it/produzione-scientifica/edizioni-enea/analisi-delle-necessita-formative-peril-programma-nucleare-italiano
3
10
La proportion de la recherche financée par le secteur public est beaucoup plus
importante en Italie que chez les principaux partenaires européens : plus de 50%, alors qu’elle
est de 37% en France et de 30% en Allemagne. Si de nombreuses entreprises italiennes
investissent en R&D, leur taille est souvent moins importante, donc leurs budgets sont plus
faibles. Ainsi dans la liste mondiale des entreprises investissant le plus en R&D en 2008, la
première italienne, Finmeccanica, n’est que 46ème, avec 1,8 milliard d’euros investis.
Il est à noter qu’en plus de la faiblesse relative des investissements liés à la recherche,
les effectifs employés dans la recherche et le développement sont faibles en Italie, bien en
deçà de la moyenne européenne. On considère ainsi en 2008 que le nombre de personnes
travaillant en France dans le secteur de la R&D est le double de celui de l’Italie. La figure 6
montre le nombre de personnes travaillant pour la recherche en 2008 dans différents pays
occidentaux. Le phénomène de faiblesse du nombre de chercheurs en Italie est lié, selon le
journaliste Sergio Nava dans son livre « La fuga dei talenti » paru en 2007, à des recrutements
limités depuis les années 80, alors que d’autres pays ont fait le choix d’accentuer ou au moins
de stabiliser leur secteur de la recherche sur la même période4.
Tableau 5 / Dépense de R&D par pays et par secteur, 2007 – Données de l’OCDE
Source : Annuario Scienza & Società 2010
4
Sergio NAVA (2009), La fuga dei talenti – Storie di professionisti che l’Italia si è lasciata scappare, Edizioni
San Paolo, Milano.
11
Tableau 6 / Effectifs de la R&D par pays, 2007 – Données de l’OCDE
Source : Annuario Scienza & Società 2010
2 - Manque de technologie et niveau scientifique plus faible
Le manque d’argent dans le secteur de la recherche implique que les chercheurs sont
moins nombreux et moins bien payés, mais il implique aussi que les centres de recherche sont
moins nombreux et moins bien équipés.
La perte d’influence de l’Italie dans la science à l’échelle mondiale se constate aussi
quand on observe le palmarès des Prix Nobel scientifiques : plus aucun n’a été décerné à un
chercheur italien depuis 1986, année où Rita Levi-Montalcini s’est vu décerner le Prix Nobel
de médecine pour récompenser ses travaux sur les hormones de croissances menés… aux
Etats-Unis.
Si la moyenne des publications par chercheur est assez élevée en Italie, le pays ne
parvient pas à avoir un rôle de leader dans la recherche scientifique au niveau mondial. Le
récent « Plan national pour la recherche » (PNR, 2011) tente de remédier à cet état de fait en
prévoyant la création de nouvelles structures de recherche d’ambition mondiale.
L’Italie compte relativement peu d’infrastructures scientifiques d’envergure
internationale. Il n’y a pas suffisamment de laboratoires d’excellences capables d’attirer les
chercheurs de tous les horizons et de faire travailler italiens et étrangers dans de bonnes
conditions au regard des standards internationaux. Aux confins de l’Italie, le meilleur exemple
de centre scientifique international est le CERN de Genève, où 3000 chercheurs de 51 pays
travaillent à plein temps, dont de très nombreux italiens, et qui accueille un volant de 6500
autres chercheurs venus faire des expériences temporaires dans ses installations, dynamisant
scientifiquement et économiquement ce territoire franco-suisse. D’après le site dirittiglobali.it,
1500 chercheurs italiens travaillaient sur le site du CERN en mars 2011.
Le pouvoir d’attraction des grandes infrastructures de recherche peut être illustré, a
contrario, par l’exemple du Tevatron du FermiLab, dans l’Illinois : à la suite de la fermeture
de ce grand centre d’excellence, les chercheurs qui étaient venus travailler aux Etats-Unis de
toute la planète sont repartis pour un grand nombre dans leur pays respectif, ou dans d’autres
12
grands centres scientifiques (comme le GCH du CERN). Ceci illustre le fait que de telles
situations peuvent être réversibles, mais souligne également le handicap de pays qui, comme
l’Italie, ne disposent pas de grandes infrastructures de recherche de niveau mondial, capables
d’attirer des chercheurs venus du monde entier.
3 - Aggravations récentes dues à la crise économique et disparités régionales.
Les principales raisons des difficultés que traverse actuellement la recherche italienne
ne datent pas de la crise économique et ont des causes structurelles plus anciennes. Mais la
récession plus longue et plus profonde que chez les pays voisins n’a pas permis de réaliser des
investissements significatifs et a souligné les difficultés existantes en les aggravant.
Selon les chiffres de l’OCDE, l’Italie présente une dette publique remarquablement
élevée, correspondant à 109% de son PIB en 2010, dépassée en Europe uniquement par la
Grèce. La crise de la dette italienne en 2011 oblige le pays à adopter des plans de rigueur et
l’on peut imaginer que certains grands investissements scientifiques soient affectés, retardés
ou même annulés par ce fait.
La situation est aussi extrêmement disparate entre les différentes régions et provinces,
et ces disparités vont en s’accroissant. La science déserte de plus en plus le Mezzogiorno, le
Sud de la péninsule et les îles, en concentrant étudiants et chercheurs sur une partie du
territoire. Alors qu’à Pise 3,5% du PIB est dirigé vers la recherche, cette part est de 0,07%
dans les provinces de Crotone ou Vibo Valentia. Selon les données par région de l’ ISTAT, le
Piémont a dépensé 1,88% de son PIB dans la recherche en 2008, quand la Molise n’y a
consacré que 0,42%.
4 - Des spécialités non présentes sur le territoire italien
Depuis les années 80, l’Italie a perdu plusieurs de ses productions d’excellence, à
cause de l’évolution de la société ou à cause des délocalisations. Ainsi, des secteurs comme le
textile ou l’agroalimentaire, pour lesquels l’Italie était leader, qui employaient de nombreux
salariés et dont les secteurs de recherche et développement étaient puissants, ont subi un
déclin progressif et n’ont jamais été remplacés.
B - Des conditions de vie moins aisées qu’ailleurs pour les
chercheurs
L’Etat surendetté a fait le choix de peu investir dans la recherche et les entreprises
taillent aussi leurs budgets. Les salaires des chercheurs sont les plus faibles du G8 (à
l’exclusion de la Russie). A titre de comparaison, un doctorant boursier ne reçoit ainsi en
moyenne que 1100 euros par mois, 3 à 4 fois moins qu’aux Etats-Unis.
Comme le montre le tableau 7, les rémunérations moyennes des chercheurs italiens
sont elles aussi bien moindres que dans d’autres pays du monde occidental. Elles représentent
la moitié de celle des chercheurs américains et japonais.
13
Tableau 7 / Salaire annuel moyen des chercheurs, par pays (en €)
Source : Annuario Scienza & Società 2010
C - Des carrières lentes et longues
Dans son étude « La fuite des talents » publiée en 2009, Sergio Nava met en avant une
raison importante du départ des chercheurs à l’étranger : en Italie, l’âge moyen des chercheurs
est beaucoup plus élevé que dans les pays voisins. En Italie, comme l’indique le tableau 8,
58% des chercheurs ont plus de 50 ans et 25% ont même plus de 60 ans. L’âge maximal pour
prendre sa retraite de professeur d’université en Italie est longtemps resté à 74 ans, un record
absolu dans les pays de l’OCDE.
La récente réforme de l’université de la ministre Mariastella Gelmini a réduit cet âge à
70 ans maximum, sous réserve de l’accord de l’université à partir de 65 ans. En France, l’âge
de cessation obligatoire de l’activité des professeurs d’université ne peut pas dépasser 67 ans.
Les désillusions des jeunes sont grandes, dans un pays où les chercheurs sont
beaucoup plus âgés qu’ailleurs et bloquent souvent l’accès aux postes à responsabilité,
entraînant une précarité de longue durée pour la plupart des nouveaux venus dans la carrière.
14
Figure 8 / Age moyen des chercheurs par pays
Source : Annuario Scienza & Società 2009
D - Une crise des mentalités
1 - Les limites de la méritocratie italienne
Le monde de la recherche en Italie est souvent critiqué pour son manque d’égalité, et
pour l’absence relative de méritocratie dont il fait preuve. Un éditorial du Financial Times en
2011 a déploré un « système universitaire italien rigide dans ses hiérarchies, qui récompense
l’âge plus que le mérite ».
Ces dernières années de nombreux scandales ont éclaté à cause de passe-droits dans
l’attribution des postes dans les instituts de recherche ou les universités. A l’université Roma
Tre ou à l’Istituto di Medecina Legale de Turin, des irrégularités flagrantes ont été mises à
jour dans les processus de recrutement, et la presse s’en est emparée. L’opinion publique en a
été affectée durablement.
2 -La lettre du directeur de la LUISS à son fils
En 2009, Pier Luigi Celli, alors directeur général de la Libera Università
internazionale degli studi sociali (LUISS) de Rome, fait publier par le journal romain La
Repubblica une lettre adressée à son fils, lui proposant de quitter un pays ou il n’est pas
15
question de méritocratie. Le texte qui fustige le népotisme et l’incapacité des dirigeants dans
la société italienne fera couler beaucoup d’encre, et de nombreuses personnalités italiennes le
soutiendront dans des discours ou des éditoriaux.
Mon fils,
Tu es sur le point de terminer l’université. Je n’ai pas de reproches à te faire, tu as été
très bon. Tu finis dans les temps, et en obtenant des notes encore meilleures que celles que ta
mère et moi espérions pour toi. C’est pour cela que mon discours est amer, parce que je
pense à ce qui t’attend maintenant. Ce pays, ton pays, n’est plus un endroit ou l’on peut vivre
avec fierté.
Tu peux croire que c’est avec une grande souffrance que je te dis ces choses, et tu
t’imagines ma préoccupation pour un futur qui s’annonce plus dramatique que notre passé.
Mais je ne peux pas honnêtement cacher ce que je pense depuis longtemps. Je te connais
assez pour savoir combien ton sens de la justice est aiguisé, combien tu as envie de réussir, et
combien tu comptes sur l’amitié. Je connais aussi ta conviction que les études sérieuses sont
la meilleure voie pour devenir crédible et fiable dans le monde professionnel.
Mais regarde plutôt autour de toi. Ce que tu peux voir, c’est que tout cela a de moins en
moins de valeur dans une société divisée et très individualiste. Cette société est sur le point
d’abandonner ce qui lui reste des valeurs de solidarité et d’honnêteté, pour les remplacer par
une course aux intérêts personnels, aux promotions discutables, aux carrières féroces et aux
mérites inexistants. La filiation (politique, familiale, clanique) devient le critère majeur de
réussite.
Tu viens d’un pays dans lequel, si tout se passe bien, tu commenceras ta vie en
gagnant le dixième de ce que touche l’assistant de l’assistant d’un politicien, le centième de
ce que touche une starlette de la télé ou un candidat de TV réalité, le millième de ce que
touche un grand manager, même si celui-ci a à son actif une quantité d’échecs et d’erreurs
qu’il ne paiera jamais.
Tu viens d’un pays dans lequel, si tu veux voyager, tu dois souhaiter qu’Alitalia n’ait
pas décidé de demander le respect des horaires à ses employés, autrement tu attendras des
jours entiers à l’aéroport que se finisse la grève. Et l’on ne te fournira pas l’ombre d’une
explication, ni d’une excuse. Mais comment pourrait-il en être autrement, c’est le seul pays
ou une compagnie d’état, techniquement en faillite, a été privatisée, avec en prime le
monopole, ce qui contraindra tous ses dirigeants à la paralysie quand il s’agira de traiter
avec des sous-traitants qui se savent à l’abri.
Crois-moi, si tu regardes autour de toi, tu trouveras bien peu de raisons de te réjouir.
Tu te rendras compte des destinées glorieuses de chauffeurs de taxis qui rentrent dans des
conseils d’administrations fantoches, ou d’électriciens qui, de manière imperturbable,
obtiennent des postes de directeurs dans des hôpitaux. Et que leurs casiers judiciaires soient
vierges ou pas ne changera rien du tout !
Tu viens d’un pays dans lequel personne n’est disposé à payer pour les erreurs qu’il
commet. Où il est toujours plus simple de faire subir à la collectivité des incapacités
personnelles…
Je pourrais continuer ce discours à l’infini, mais je t’ennuierais et je me déprimerais.
C’est pour cela que le conseil que je te donne le cœur souffrant est de terminer tes
études et de prendre la route de l’étranger. Choisis d’aller faire ta vie là où la loyauté, le
respect, la reconnaissance du mérite et des résultats ont encore une valeur.
A l’évidence, tout ne sera pas non plus parfait. Il t’arrivera certainement souvent d’être
nostalgique à l’idée de ton pays et, j’espère, de ta famille. Mais tu pourras réaliser
loyalement la vie à laquelle tu t’es préparé pendant des années.
16
Quitte ce pays qui ne te mérite pas. Nous aurions voulu qu’il fût différent, mais nous
avons échoué. Toi, tu as le droit de vivre différemment, sans te demander si ce que tu dis ou
écris pourrait déplaire à ces médiocrités qui ont le pouvoir. Sans prendre toujours le risque
d’être mis de côté, à la marge, sans savoir pourquoi, pour des raisons non professionnelles.
Maintenant que je t’ai dit tout ce que je souhaite te faire éviter, je sais, je le prévois,
ce que tu as envie de me répondre. Je te connais comme je t’aime. Tu vas me dire que tout
cela est vrai, que les choses sont telles que je les présente, qu’elles te dégoutent toi aussi,
mais que tu préfères les combattre plutôt que t’enfuir.
Et j’aurais, crois-moi, beaucoup de mal à savoir si je devrais me préoccuper de ton
obstination, ou alors me réjouir de ta volonté de faire bouger les choses.
En tous cas, prépare-toi à souffrir.
Avec toute mon affection, ton père.
3 - Un cas médiatisé de départ pour cause de népotisme
Un autre exemple est celui d’Antonio Iavarone et d’Anna Lasorella, un couple de
chercheurs napolitains, qui faisaient partie des plus brillants jeunes chercheurs italiens donné
en exemple en 2009 par La Repubblica5. Ils étudiaient depuis 1995 les neuroblastes à l’hôpital
Agostino Gemelli, à Rome, dans le département d’oncologie pédiatrique. Ce qui les a fait
partir, selon Iavarone, c’est un cas typique de népotisme :
« Nous avions depuis 1995 fait de grandes avancées dans nos recherches. Nous avions
isolé la protéine Id2 et compris son rôle dans le développement de tumeurs chez certains
enfants. Notre laboratoire était moderne et n’avait rien à envier aux centres de recherche
américains. Mais le chef du département d’oncologie pédiatrique, le professeur M***, a
commencé à nous rendre la vie impossible. Il nous imposait d’écrire le nom de son fils dans
nos publications scientifiques. Nous avons essayé d’exposer notre problème au recteur, au
président et aux administrations de l’hôpital, mais personne n’a daigné nous répondre. Après
avoir longtemps courbé l’échine, nous avons décidé de tout dénoncer à la radio et aux
journaux. La seule solution qui nous restait était l’émigration vers les Etats-Unis, chez des
scientifiques avec qui nous avions collaboré. »
Aujourd’hui, alors que le fils du professeur M*** a remplacé son père à l’hôpital
Agostino Gemelli, le laboratoire italien est en décadence. Le professeur Iavarone, qui travaille
à l'University of Colombia de New York déplore que, contrairement aux Etats-Unis où le
mérite est récompensé, l’Italie reste un pays où les facteurs de progression professionnelle
n’ont rien à voir avec la qualité scientifique.
Le chercheur et son équipe ont déposé à plusieurs reprises des brevets, et publié en
2009 dans la revue Nature la découverte de deux gènes clefs mis en cause dans certaines
tumeurs du cerveau. Sur des souris de laboratoire, ils sont même parvenus à stopper la
prolifération de la maladie. Antonio Iavarone et sa femme assurent qu’ils reviendraient en
Italie si lui étaient garanties liberté, autonomie et indépendance.
5
http://www.repubblica.it/2009/01/sezioni/scienze/staminali/scoperta-italiani/scoperta-italiani.html?ref=search
17
E - Des chercheurs bien formés et un niveau reconnu
Malgré les critiques qu’on peut lui adresser par ailleurs, le système universitaire italien a cette
qualité de bien former ses chercheurs. Par comparaison avec les autres grands pays, il produit
relativement peu de diplômés dans les domaines scientifiques (voir graphique), mais leurs
connaissances et leur efficacité sont connues. A l’étranger, les chercheurs italiens sont
souvent reconnus pour la qualité de leur formation scientifique. Ce que l’on peut ranger parmi
les facteurs favorisant l’expatriation.
Le tableau 9 présente le nombre de doctorants en mathématiques et en informatique, ainsi
qu’en sciences en général, rapporté au nombre total de docteurs du pays. Les Italiens sont
situés en bas du classement, avec environ 8,5% de thèses de doctorat en sciences, un nombre
moitié moins important qu’en Allemagne par exemple.
Tableau 9 / Pourcentage d’étudiants en master et en doctorats
dans les disciplines scientifiques
Source : Annuario Scienza & Società 2009
18
3 – Conséquences de la fuite des cerveaux de l’Italie
et solutions proposées
A - Conséquences
1 - Une perte des meilleurs éléments
Comme on a pu le voir dans la première partie, plus de 50% des chercheurs italiens les
plus réputés le sont grâce à une carrière qu’ils ont effectuée à l’étranger. Ces expatriés sont
autant d’exemples donnés aux jeunes générations que la vie des chercheurs est plus simple à
l’étranger. Les conséquences pour l’Italie sont doublement dommageables : non seulement les
expatriés ne participent pas à l’augmentation de l’attractivité scientifique de leur pays
d’origine, mais en plus leur réussite rend leur pays d’accueil plus attractif.
Lors d’un discours prononcé en 2010, le Ministre de la Santé s’est dit attristé que les
meilleurs étudiants soient systématiquement poussés à l’expatriation par leurs professeurs et
leurs responsables, leur promettant des carrières plus glorieuses hors d’Italie. Ce phénomène
peut entrer en compte dans la décision des jeunes Italiens de quitter leur pays.
2 - Un manque à gagner pour l’Italie
Selon le rapport de l’Institut de la Compétitivité Italie (ICom) les chercheurs italiens
expatriés ont rapporté grâce à leurs divers brevets développés à l’étranger plus de 4 milliards
d’euros en 20 ans à leurs différents pays d’accueil. Le même rapport calcule que la perte
s’évalue pour les 50 scientifiques expatriés les plus importants à 148 millions d’euros par
expatrié. Ce calcul simpliste peut être contesté, mais il reste que ces milliards d’euros auraient
pu être redistribués dans le but d’augmenter l’attractivité et le nombre des emplois de
recherche dans le pays.
On peut considérer en définitive le problème de la fuite des cerveaux de l’Italie
comme un cercle vicieux : si l’Etat investit trop peu et laisse partir ses chercheurs à l’étranger,
son attractivité décroît d’autant et les jeunes de la génération suivante seront d’autant moins
tentés d’entrer dans la carrière de la recherche. Et pour ceux qui la choisissent, la tentation
sera plus forte de la faire à l’étranger.
B - Solutions politiques
1 - Les mesures directes
Les initiatives développées par l’ex-ministère des Italiens de l’étranger
Sous le gouvernement Berlusconi II (entre 2001 et 2005) existait un ministère des
italiens de l’étranger. Affilié au Ministère des affaires étrangères il avait parmi ses
prérogatives de proposer aux cerveaux expatriés des bonnes conditions de retour et des
incitations à revenir en Italie. En 2003 et en 2005 il a organisé à Rome deux « Congrès
Internationaux des scientifiques italiens à l’étranger », rassemblant chaque fois plus de cent
scientifiques italiens exerçant dans différents pays du monde.
19
En 2004, le ministre avait été à l’origine du premier fichier recensant les chercheurs
italiens expatriés : à l’époque la base de données rassemblait près de 1000 entrées et
permettait la mise en contact permanente des chercheurs italiens à l’étranger et en Italie, la
diffusion d’informations diverses dans le monde scientifique italien international, et
l’utilisation des scientifiques italiens à l’étranger comme des têtes de pont pour créer des
collaborations scientifiques ou des programmes d’échanges avec l’Italie.
Le réseau des conseillers et attachés scientifiques dans les ambassades d’Italie à
travers le monde couvre 29 pays. Selon l’ex-ministre des affaires étrangères Frattini leur
travail est aussi d’attirer des chercheurs en Italie (et parmi ceux-ci les expatriés).
Le programme pour jeunes chercheurs « Rita Levi Montalcini »
Le programme « Rientro dei cervelli » a été créé en 2001 par la ministre Laetizia
Moratti par le décret ministériel numéro 13 du 26 janvier 2001. Il a été élargi et renommé
“Programma per Giovanni Ricercatori - Rita Levi Montalcini » en 2008.
Le programme 2009-2011 prévoit l’allocation de 600 millions d’euros pour les
scientifiques rentrant en Italie (à titre de comparaison, le financement était de 300 millions
d’euros sur la période 2003-2005).
Il finance à hauteur de 77 000 euros par an et par chercheur, et sur une durée de trois
ans, les universités d’accueil afin qu’elles lancent des programmes de recherche, notamment
transnationaux. Les chercheurs italiens revenus au pays ont aussi droit à des réductions
importantes d’impôts.
Seuls 600 chercheurs ont pu bénéficier de ce programme sur les 8 premières années, et
rien ne prouve que ceux-ci aient été spécifiquement attirés par ces mesures. Les critiques
généralement faites au programme sont :
- Le manque de fonds qui lui sont destinés (même avec ces initiatives, les chercheurs
doivent souvent faire un sacrifice financier important s’ils veulent rentrer en Italie). Il faut
noter que des programmes similaires sont lancés dans de nombreux autres pays avec souvent
plus de fonds alloués.
- La discontinuité des financements (en 2006 et 2007 par exemple le fonds a été
bloqué)
- La sélectivité des dossiers (seuls les docteurs ont accès aux subventions, choisis sur
dossier. Il faut justifier d’un certain nombre d’années de travail à l’étranger et d’un minimum
de publications).
Les réductions de taxes
En mai 2011, le décret ministériel pour l’application de la loi 238/10 du 30 décembre
2010 a été publié. Cette loi appelée « Mesures fiscales pour les chercheurs retournant en
Italie » propose aux chercheurs de moins de 42 ans, ayant travaillé pendant un temps
suffisamment long à l’étranger et ayant choisi de reprendre la résidence en Italie, des
réductions très importantes de l’impôt sur le revenu. Ainsi les chercheurs revenant en Italie ne
paieront que 30% de cet impôt, tandis que les chercheuses n’en paieront que 20%. L’initiative
cible donc en priorité les jeunes chercheurs.
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2 - Les mesures indirectes
Les grands investissements du nouveau Plan National pour la Recherche
Etant donné le manque de centres de recherche italiens d’impact mondial déjà évoqué
dans la partie 2, le gouvernement a insisté lors de la publication du Plan National pour la
Recherche sur 14 projets phares, dont quelques-uns ont vocation à avoir une envergure
internationale et à attirer dans des centres d’excellence des chercheurs étrangers, tout en
donnant une possibilité aux Italiens expatriés de venir y travailler dans de bonnes conditions
de recherche. Ainsi on peut penser à trois projets principaux qui vont nécessiter la création ou
le développement d’infrastructures et de nouveaux chercheurs à embaucher:
•
Le SUPER-B Factory est un projet de nouvel accélérateur de particules pour
les électrons et les positrons à forte luminosité en mesure de répondre aux
exigences de la recherche fondamentale et de la physique appliquée.
•
La seconde génération de COSMO SkyMed est une constellation de deux
satellites avec à bord des radars opérant dans la bande X, dédiés à l'observation
de la superficie terrestre, et à haute résolution spatiale et temporelle. Le projet
prévoit aussi une station terrestre dédiée à la réception, le traitement et le
stockage des données de télédétection.
•
Le projet ELETTRA – FERMI – EUROFEL de Syncrotron, qui inclut le
développement et la construction d'installations qui permettent la réalisation et
la mise en route du projet FERMI – Elettra, relié au projet d'Infrastructure EUEUROFEL approuvé au niveau du Conseil EU et inséré dans la Roadmap
ESFRI. Ce projet construit à Trieste (frontière Nord-est du pays) aura toutes
ses chances d’aboutir sur une arrivée de chercheurs qualifiés des pays de l’Est
européen.
Le registre et le réseau des chercheurs italiens expatriés
Au mois de novembre 2010, le ministre de la santé et la ministre de l’éducation et de
la recherche ont mis en place un registre des chercheurs expatriés : 10 millions d’euros ont été
investis pour financer des projets et des collaborations entre les chercheurs italiens restés dans
la péninsule et d’autres chercheurs italiens expatriés. Le jour de l’inauguration de ce fichier on
pouvait compter 245 chercheurs inscrits, mais plusieurs milliers de participants sont
escomptés à moyen terme.
A cette occasion le ministre de la santé a réuni à Cernobbio de nombreux scientifiques
italiens expatriés pour leur délivrer le message suivant : « Nous voulons que les italiens ayant
acquis des positions scientifiques importantes sachent que non seulement nous apprécions
leurs travaux, mais que nous comptons aussi sur eux pour rationnaliser et moderniser le
système italien de recherche».
La stratégie des gouvernements successifs est donc de remettre en relation différents
chercheurs italiens de par le monde et de les faire travailler entre eux et avec l’Italie. Mais par
eux-mêmes, de nombreux scientifiques italiens expatriés avaient pris l’initiative de travailler
entre eux depuis l’étranger. Ils valorisent ainsi leur formation, et peuvent profiter de leur
langue commune pour leurs travaux. On voit par exemple des doctorants expatriés qui
continuent des recherches avec leurs professeurs en Italie.
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Récemment, on peut noter l’exemple de trois chercheurs expatriés, Luca Baiotti à
l’Université d’Osaka au Japon, Bruno Giacomazzo à l’Université du Maryland aux EtatsUnis, et Luciano Rezzolla à l’Albert Einstein Institute en Allemagne, qui ont travaillé
ensemble pour réaliser la première simulation complète de la rencontre entre des étoiles à
neutrons en mai 2011. D’après leur témoignage, le fait de travailler dans trois continents
différents n’a pas posé de problème grâce à l’organisation moderne de la science mondiale. Ils
assurent d’ailleurs que quitter l’Italie s’est révélé un excellent choix d’un point de vue
scientifique, et qu’ils n’auraient pas pu réaliser les mêmes recherches dans leur pays. En
outre, chacun d’entre eux admet qu’il gagne plus du double de ce qu’il toucherait en Italie, et
bien que leur pays leur manque, aucun n’imagine y rentrer un jour.
La réforme des universités
La réforme des universités lancée par la ministre Gelmini avait parmi ses objectifs
celui d’assurer l’amélioration du niveau de vie des enseignants-chercheurs :
Le nombre de filières doit être divisé par deux, l'âge minimal requis pour enseigner
baisser de 36 à 30 ans, et des contrats à durée déterminée de trois ans, renouvelables une fois,
doivent être instaurés pour les jeunes chercheurs. Mais la profession craint que la réforme ait
un effet inverse et qu’elle aboutisse à une précarisation accélérée (on compte déjà 26 000
chercheurs en CDD dans les universités italiennes).
D’autant que cette réforme doit s’accommoder du plan de rigueur décidé par le
gouvernement. Il est prévu que le budget des universités d'Etat passe de 7 milliards d'euros en
2009 à 6,8 milliards en 2010, et qu'il reculera à 5,5 milliards en 2011.
Initiative de La Repubblica
Très préoccupée par ce sujet, le quotidien romain La Repubblica (centre-gauche) y
consacre souvent des dossiers. En 2007 le journal a ouvert une tribune à ses lecteurs expatriés
sur plusieurs numéros, et sur un blog internet. Ils avaient alors été plus de 4000 à exprimer
leur désarroi face au système, et à l’insuffisance de moyens mis en place par l’Etat. Ce site a
servi en quelque sorte de répertoire avant que le véritable registre officiel ne soit instauré par
l’Etat. Il n’existe plus aujourd’hui.
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Conclusion
La recherche ne peut se faire sans cerveaux, et les décideurs politiques italiens l’ont
compris qui cherchent depuis une vingtaine d’années à colmater une fuite de talents qui coûte
cher, utilisant des moyens sans doute insuffisants face à l’ampleur du phénomène.. Dans un
monde de la recherche de plus en plus mondialisé, chaque pays doit faire valoir ses avantages
pour capter les talents des autres. Mais coincée entre un budget serré et le manque de volonté
politique d’en faire ces dernières années une vraie priorité, l’Italie a des marges limitées pour
redevenir attractive.
Les faiblesses du système sont multiples : le manque de fonds, le retard technologique
accumulé, les conditions fiscales et sociales peu attractives, sont des poids, mais un autre
problème est celui de la multiplication des irrégularités et des passe-droits à l’intérieur du
système, qui a découragé les jeunes chercheurs de l’intégrer. C’est aussi l’âge moyen élevé
des chercheurs et le blocage du système par les plus anciens qui est mis en cause : la lourdeur
et l’archaïsme du système italien sont souvent décriés, et ce sont justement des jeunes, qui
peuvent apporter la fraîcheur et l’enthousiasme dont le pays a actuellement besoin.
Quelques pistes sont avancées, comme la création de nouvelles infrastructures de
recherche d’ambition mondiale dans les prochaines années, ou la réduction des impôts pour
les chercheurs revenant au pays. Mais d’autres pays, notamment en Europe, veulent se rendre
plus attractifs pour les mêmes cerveaux et l’Italie se positionne sur de nombreux points en
dessous de ses concurrents proches. L’Italie devra donc attendre un nouveau cycle de
croissance pour rebondir, réformer le système en profondeur, faire confiance à ses jeunes, et
jouer dans l’Espace européen de la recherche un rôle actif et attractif.
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