Anita GAGNY, Dictionnaire du français régional de

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Anita GAGNY, Dictionnaire du français régional de
Anita GAGNY, Dictionnaire du français régional de Savoie. Savoie •
Haute-Savoie, Paris, Christine Bonneton Éditeur, 1993, 160 pages.
Ce nouveau produit de la maison Bonneton couvre les départements de la Savoie et
de la Haute-Savoie. Il comprend environ 850 articles dont le plan maximal (explicité en
page 11) est un peu plus étoffé que ce à quoi cette série nous avait habitués. C'est ainsi
qu'on y trouvera des citations tirées d'articles de journaux, des renvois onomasiologiques,
une rubrique de synonymes et d'antonymes, des localisations assez précises, des
indications sur la vitalité, et même des données toponymiques. Les exemples donnés en
italique à la suite de la définition ont été saisis «sur le vif au détour d'une rue, dans un
magasin, dans un café, sur un marché, à une fête» [4]; lorsque métalinguistiques, ils sont
précédés d'un signe spécial (•). Les mots traités à la nomenclature et apparaissant dans les
exemples et les citations sont également marqués d'un signe (°); quant aux régionalismes
non traités dans le dictionnaire, ils sont glosés entre crochets carrés. On n'oubliera pas, en
dépouillant l'ouvrage, de consulter l'annexe [152-156] qui recense une cinquantaine
d'expressions et de comparaisons (sans renvois dans le corps du dictionnaire).
La rubrique étymologique est la partie la plus faible de l'ouvrage. D'une façon générale, on notera que la mention de l'étymologie lointaine est tout à la fois superflue et insuffisante dans un dictionnaire de français régional. Ce n'est que par un raccourci assez
violent que l'on peut conclure des articles tels que avoir bon et ça fait bon par un laconique «Du latin bonus "bon"» [31]. De même, bonne main n. f. "pourboire" viendrait
«du latin bonus "bon" et manus "main"» [92]; on ne semble pas s'être posé la question de
l'existence (assez improbable) d'un syntagme lat. bona manus "pourboire". Il serait plus
pertinent d'informer le lecteur sur l'existence de constructions semblables relevées dans les
dialectes et dans le français d'autres régions et d'autres époques, voire dans d'autres
langues romanes, afin de replacer le phénomène lexical à décrire dans un ensemble plus
vaste1. De toute manière, il faut à tout prix éviter de donner l'impression au lecteur que le
mot traité est l'aboutissement direct, sans la moindre évolution sémantique ou morphologique, de l'étymon cité; arsouille, dont l'origine ne fait d'ailleurs pas unanimité (Guiraud),
est présenté comme provenant «Du latin solium "baquet"» [18]. C'est effectivement
l'étymon sous lequel le mot est traité dans FEW (repris par TLF), mais les lecteurs qui
verront dans "baquet" la motivation du sens "ivrogne" feront fausse route, la réalité étant
autrement plus complexe. Entre le dérivé blonder v. i. "courtiser les filles" et l'étymon
germanique *blunda "blond" [29], n'y aurait-il pas lieu de mentionner l'existence de
blonde n. f. "jeune fille que l'on courtise", attesté dans d'innombrables parlers galloromans
et qui a de bonnes chances d'avoir servi de base à ce verbe? Dans certains cas, le recours à
l'étymologie proche aurait épargné à l'auteure de curieuses maladresses; beufferie [sic] n.
f. "bêtise" est un simple dérivé de bœuf adj. inv. "stupide, bête" (courant en Suisse
romande, tout comme d'ailleurs bœufferie); le commentaire «de la racine -beff» [27] laisse
songeur, et ce n'est qu'en consultant l'article BEFF- dans FEW 1, 313 que l'on comprend ce
qui est arrivé: le mot relevé en Savoie en cette fin de vingtième siècle a été assimilé à mfr.
befferie "moquerie, bagatelle" (Baïf), béarn. beferie, ce qui est sémantiquement,
chronologiquement et géographiquement inapproprié.
Dans certains cas, l'étymologie est déclarée «inconnue»; A. Gagny se risque alors
parfois à émettre une «hypothèse». C'est ainsi que arcosse n. f. "aulne vert de montagne"
(v. FEW 21, 66b; 25, 182a, *ARG- I 2; BaldEtym 1, n° 297) pourrait provenir «du latin
arcus "arc" + suffixe -osus "-eux"». Les problèmes grammaticaux et morphologiques,
les particularités de la phonétique locale ainsi que les renvois aux FEW nous sont,
heureusement, épargnés; la concision proverbiale des ouvrages publiés par les Éditions
1
En ce qui concerne ce type lexical, attesté non seulement en Savoie mais aussi en Suisse
romande, à Marseille, dans les dialectes tessinois ainsi qu'en italien littéraire, cf. GPSR 2,
492a s.v. bonne2 3; FEW 6, I, 294a, MANUS I 1 et note 55; Battaglia s.v. buonamano; VSI
2, 666-673 s.v. bonamán; TLF 4, 679b s.v. bonne-main.
Bonneton en aurait certainement souffert. Dans d'autres cas, l'intuition semble avoir été
plus heureuse: bzeler v. i. "courir de tout côté en levant la queue (des vaches énervées par
les insectes qui les assaillent par temps d'orage)" serait d'origine inconnue, mais on nous
suggère qu'il pourrait venir «du francique *bisôn "partir en tout sens en courant"» [37].
Cela tombe bien, puisque toute la famille est classée dans FEW 15, I, 119b-120a, *BISÔN.
Encore une fois, on ne comprend pas exactement ce qui s'est passé; s'agit-il d'une manière
curieuse d'émettre des doutes sur le classement proposé par Wartburg? Peut-être a-t-on
seulement hésité à proposer ce rattachement, les formes citées dans l'article du FEW
n'étant pas exactement identiques à la forme traitée. Il est pourtant assez clair qu'elle
trouve tout naturellement sa place en leur sein. Quoi qu'il en soit, le procédé à l'œuvre
n'est pas très clair.
En résumé, l'ouvrage d'Anita Gagny est dans le peloton de tête des petits dictionnaires de français régional des Éditions Bonneton pour la technique lexicographique, mais
ses commentaires étymologiques, tels qu'ils se présentent, n'ont guère de raison d'être.
Peut-être eût-il été plus avisé de s'en passer; on aurait ainsi pu faire de la place à des informations plus intéressantes et plus fiables.
André THIBAULT