« Pluridisciplinarité » et réorganisation des services de santé au
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« Pluridisciplinarité » et réorganisation des services de santé au
« Pluridisciplinarité » et réorganisation des services de santé au travail : comment les médecins se positionnent-ils ? Gabrielle LECOMTE-MENAHES1 Introduction Cette communication est l'occasion de présenter un aspect de mon objet de thèse, à savoir l'influence des interactions entre les groupes professionnels des services de santé au travail interentreprises sur l'évolution de leurs pratiques de travail. Je vais plus particulièrement analyser l'attitude des médecins du travail, population historique de ces services, face à l'arrivée de nouveaux professionnels de la prévention en santé au travail. Cette réflexion se base sur des résultats présentés dans un mémoire de Master 2 portant sur la médecine du travail pour lequel une dizaine d'entretiens semi-directifs ont été réalisés, ainsi que deux observations de réunions entre médecins du travail et une recherche documentaire sur la réforme de leur activité. Onze entretiens réalisés ces derniers mois viennent compléter cette première étude, recueillant le témoignage de médecins du travail mais également d'autres professionnels des services de santé au travail. Principalement trois grands services interentreprises de la région ont été étudiés. Après une présentation du contexte actuel de ces services, je m’inspirerai des travaux d’Everett Hugues sur l'analyse des professions pour comprendre les prises de positions des médecins du travail face à ce que je suppose être une diversification professionnelle des services de santé au travail. Les médecins du travail : une pratique individuelle La médecine du travail est l'une des spécialités médicales les moins prestigieuses. Elle reste peu appréciée des étudiants en médecine et est classée dernière dans l'ordre de leurs préférences à l'issue des Épreuves Classantes Nationales (ECN) de 2009 selon l'analyse issue de l'exploitation statistique des résultats des ECN faite pour le compte de la DREES2. Ce « choix par défaut » n'est pas une nouveauté. Nombre de médecins du travail ont passé un Certificat d’Études Spéciales (CES) de médecine du travail « au cas où » après leur cursus de médecine générale3. Beaucoup des médecins rencontrés font référence à leur vie de famille pour justifier le choix d'un emploi salarié aux horaires fixes moins contraignants que ceux d’une activité libérale. Ces conditions d’emploi expliquent qu'une large majorité des médecins du travail soit des femmes. Elles représentent ainsi 71 % des 5808 médecins du travail recensés par le Conseil National de l'Ordre des Médecins au 1er janvier 20104. Les médecins du travail sont employés par des services autonomes d'entreprise lorsque celle-ci regroupe plus de 500 salariés. Ils sont alors affectés à cette seule entreprise dont ils sont salariés. Ils peuvent également être salariés de services interentreprises, associations auxquelles les employeurs adhèrent afin d'assurer l'obligation légale de suivi de la santé de leurs salariés. Je vais centrer mon analyse sur ces services de santé au travail qui couvrent 1 Doctorante en sociologie, Ecole des mines, Nantes. 2 Fauvet Laurent, « Les affectations des étudiants en médecine à l'issue des épreuves classantes nationales en 2009 », Etudes et résultats, n°720, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), février 2010. 3 Piotet Françoise, « Médecins du travail », La révolution des métiers, PUF, Paris, 2002, p. 293. 4 Le Breton-Lerouvillois Gwénaëlle, 2010, Atlas de la démographie médicale en France, CNOM, Paris. 1 près de 93 % de la population salariée5 et qui connaissent aujourd'hui des transformations organisationnelles majeures affectant le travail de leurs médecins. Bien qu'ils côtoient quotidiennement leurs pairs dans ces services, les médecins du travail ont une approche très individuelle de leur métier. Beaucoup d'entre eux m'ont ainsi dit que je verrais autant de manières de pratiquer le métier que de médecins que je rencontrerais. L'activité des médecins du travail est principalement constituée de visites médicales, à l'issue desquelles ils délivrent des avis d'aptitude aux salariés. À ces visites s'ajoute le « tiers temps », qui consiste à se déplacer sur les lieux de travail. Le « temps connexe » peut lui aussi être pris en compte, il s'agit de tous les à-côtés que le médecin du travail passe en réunions, à se renseigner sur certains cas, en formations et à rédiger des courriers. Depuis une dizaine d'années, les médecins du travail connaissent un changement important de leur activité. La structure de la population salariée se transforme, passant d'un modèle d'emploi stable à davantage de mobilité et de précarité. L'organisation des visites médicales en est modifiée. Pendant longtemps les médecins voyaient la majorité des salariés en visites médicales périodiques, mais aujourd’hui, non seulement, ils doivent face à de plus en plus de visites d'embauches, de reprises après des arrêts de travail mais également de visites à la demande de l'employeur ou du salarié. S'agissant de cas problématiques, ces visites dépassent régulièrement les 20 minutes généralement attribuées. Les médecins du travail se trouvent alors systématiquement débordés. Cette augmentation de la charge de travail est aussi due à la diminution structurelle de la population de ces professionnels. Selon le rapport La santé au travail. Vision nouvelle et profession d'avenir, « plus de 55% des médecins du travail ont plus de 55 ans »6. Le départ à la retraite d'une grande partie de ces médecins et leur non renouvellement, entraînent une augmentation mécanique du nombre de salariés à « surveiller » par les professionnels toujours en poste. Depuis la fin des années 70, la médecine du travail est un domaine qui a connu de multiples réformes. Je vais cependant me concentrer sur celle de 20047 qui généralise l’entrée de nouveaux professionnels dans les anciens « services de médecine du travail ». Ceux-ci deviennent des « services de santé au travail »8 en réponse, selon les réformateurs, à la « pénurie » à venir en médecins du travail. La mise en place de la « pluridisciplinarité » est symbolisée par l'habilitation de professionnels en tant qu'Intervenants en Prévention des Risques Professionnels (IPRP). Ces IPRP employés par les services de santé au travail sont majoritairement des hygiénistes du travail, des ergonomes, des psychologues du travail et des toxicologues. Ces personnes sont définies comme étant « dotée de compétences techniques, organisationnelles ou médicales (hors médecine du travail), dont la mission consiste à participer à la prévention des risques professionnels et à l’amélioration des conditions de travail, en complément de l’action conduite par le ou les médecins du travail.»9 Il s'agit donc d'une population hétérogène regroupant une grande diversité de métiers et de pratiques sous une même habilitation. 4300 personnes physiques ont été habilitées depuis 2004 selon les rédacteurs du rapport La santé au travail. Vision nouvelle et profession d'avenir, sorti en 5 Dellacherie Christian, Frimat Paul, Leclercq Gilles, La santé au travail. Vision nouvelle et profession d'avenir, Rapport remis aux Ministre du travail, de la solidarité et de la fonction publique, Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Ministre de la santé et des sports , 2010, p. 12. 6 Dellacherie C., Frimat P., L. Gilles, Op. Cit, p.12. 7 Décret n°2004-760 du 28 juillet 2004 relatif à la réforme de la médecine du travail et modifiant le code du travail, Journal Officiel du 30 juillet 2004 8 Buzzi Stéphane, Devinck Jean-Claude, Rosental Paul-André, La santé au travail 1880-2006, Repères 438, La découverte, Paris, 2006. 9 Circulaire Direction des Relations du Travail 2005/05 du 20 juin 2005 2 201010. Dans les services étudiés, les IPRP sont réunis dans un pôle « technique » distinct du pôle médical. En font également partie les Assistantes Santé et Sécurité au Travail (ASST) qui sont d'anciennes secrétaires médicales formées à établir un premier contact avec les employeurs, faire des repérages dans les entreprises et dispenser des formations sur les risques en santé au travail. De plus, en attendant une législation qui tarde à venir, les services embauchent de plus en plus d'infirmières afin de palier le manque de médecins. Cette réforme marque un tournant dans l’activité professionnelle des médecins du travail qui, bien qu'ils collaboraient déjà avec des personnes extérieures à leurs services et étaient assistés de leurs secrétaires médicales, n'étaient pas préparés à un travail collectif au sein du service de santé au travail. L'arrivée de nouveaux professionnels au sein des services de santé au travail se fait, pour les médecins du travail, dans un contexte d'incertitude quant à leur avenir. Ceci se traduit, pour la majorité des médecins rencontrés, par une forte inquiétude face à la transformation de leur activité. L'un d'eux l'exprime en ces termes : « Bon, je crois qu'il y a [silence] un petit peu d'appréhension de déléguer du pouvoir médical, de perdre la main sur tout un tas de choses. De perdre, c'est aussi la perte de [elle cherche ses mots] du métier. La perte de vingt ans, de trente ans de pratique. Donc c'est pas, c'est pas facile de voir les choses partir. Sans savoir trop comment ça va être remplacé, comment on va travailler. De voir petit à petit que notre métier disparaît, quoi. C'est... alors après c'est comment, par quoi, on va le remplacer. C'est ça qu'est pas facile à admettre et à, c'est pas, on ne change pas de métier... Parce que là vraiment on est en train de changer de métier complément. Depuis, depuis dix ans, ça ne se fait pas... Donc c'est, c'est toujours déstabilisant. » Bien que certains médecins du travail soutiennent cette réforme, une grande partie d'entre eux est réticente à la diversification des métiers au sein des services de santé au travail. Dans cette conjoncture, une partie des médecins du travail les plus âgés attendent la retraite sans se sentir très concernés par ces changements. Mais les services de santé au travail étant en train de se transformer, beaucoup de médecins se soucient des modalités d'organisation du travail en interne. Malgré eux, les médecins du travail doivent s'adapter à cette nouvelle situation comme nous allons le voir dans ce qui suit. Une division morale du travail Des hygiénistes du travail et des ergonomes ont fait leur apparition dans les services de santé au travail à la fin des années 80, bien avant la mise en place de la « pluridisciplinarité ». Cependant, ce qui est nouveau au début des années 2000, c'est la multiplication des métiers au sein des services de santé au travail, nécessitant l'instauration d'une nouvelle organisation du travail afin de répartir les tâches entre les différents professionnels. Cette organisation du travail en construction est l’occasion d’ajustements pour les acteurs concernés. J'ai ainsi choisi d’étudier les services de santé au travail afin de comprendre comment leurs professionnels redéfinissent leurs pratiques. Préserver le mandat des médecins du travail Le concept de licence développé par Everett Hughes11, permet d’analyser l'introduction de la « pluridisciplinarité » dans les services de santé au travail comme ayant 10 Dellacherie C., Frimat P., L. Gilles, Op. Cit, p.18. 11 Hughes Everett C., « Licence et mandat », Le regard sociologique : Essais choisis, Edition de l’EHESS, Paris, 1996, pp. 99-106. 3 levé l'exclusivité de la licence attribuée aux médecins du travail, à savoir la surveillance de la santé au travail. D'autres groupes professionnels en bénéficient, désormais, au sein des services interentreprises. Ceci explique qu'une large majorité de médecins du travail était opposée à cette réforme, principalement portée par les directions de services. Cependant, le mandat de ces médecins, leur attribuant la mission de surveiller la santé des salariés, leur permet également de « définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail »12. Les médecins du travail utilisent cette partie de leur mandat afin de préserver leur position au sein des services de santé au travail. En tant que médecins, les médecins du travail définissent et contrôlent les conditions de travail de leurs secrétaires médicales. Ce mandat est aujourd'hui élargi aux nouveaux « préventeurs » recrutés par les services de santé au travail. Ainsi, avant l’introduction des IPRP et des ASST, les médecins du travail se réunissent pour mettre en place des « protocoles » établissant le rôle de ces nouveaux acteurs et les conditions d'échanges avec eux. Dans tous les services étudiés, les interventions des IPRP et des ASST ont pour origine une demande des médecins du travail. Ils les sollicitent pour effectuer des mesures dans les entreprises, faire des études de poste ou pour tout autre action, suite à la demande de l’entreprise ou à leur propre analyse de la situation de travail. Le travail des IPRP et des ASST reste organisé autour du médecin qui a d'ailleurs le choix de faire appel à leurs services ou non. Après une période d'adaptation durant laquelle ce sont généralement des médecins volontaires qui travaillent avec eux et où le reste des médecins les « apprivoisent », les demandes se généralisent. Il est ainsi expliqué dans le rapport annuel d'activité 2010 d'un pôle technique que sur la cinquantaine de médecins potentiellement concernés, seuls 5 n’avaient pas sollicité les services des IPRP. Cependant, certains médecins ne font intervenir ces professionnels que de manière très ponctuelle puisque près de la moitié des médecins sont à l’origine de 80 % des interventions. Certains médecins du travail tiennent à être présents lors de la première visite de l'entreprise qu'effectuent les IPRP ou les ASST. Et beaucoup d'entre eux participent à la restitution finale faite au sein de l’entreprise, voire quelques uns s'y rendent seuls s'attribuant ainsi un travail qu’ils n’ont pas ou que partiellement réalisé. Ils se placent de cette manière comme des acteurs incontournables du processus de prévention de la santé au travail. Les médecins ne souhaitent pas que les employeurs et les IPRP collaborent sans leur intermédiaire. Un médecin du travail me dit ainsi : « C’est-à-dire que toutes les demandes qui sont faites aussi bien par les entreprises que par nous, je veux dire, il faut toujours que nous, on soit au courant. Donc, tout ce qu’il [l’IPRP] fait, on est tenu au courant. Et donc, l’autre jour par exemple, il y a une entreprise qui a téléphoné directement dans son service, il a dit : « D’accord. Mais je viendrai, j’en parle au médecin du travail et je viendrai avec le médecin du travail. » L’entreprise n’a rien dit mais ça parait normal. Ils ne veulent pas intervenir comme ça. Et nous on ne veut pas [elle insiste sur le mot] séparer. Il y a plein de services où c’est chacun de son côté et résultat, c’est la zizanie ». Un autre médecin du travail justifie cette même volonté en m’indiquant que les IRPR ne sont pas aptes à évaluer la pertinence d'une intervention dans une entreprise qu'eux connaissent par ailleurs depuis longtemps. Sans leur intermédiaire, les employeurs à l'origine des interventions des IPRP contournent les médecins du travail et sont seuls à contrôler ces interventions. Les médecins du travail ont intérêt à maintenir un mandat assez large qui leur permette à la fois d'assurer leur mission de surveillance générale de la santé des salariés et de 12 Hughes E., Op. Cit, p. 99. 4 contrôler l’ensemble des missions relevant de la santé des salariés sur le lieu de travail afin de préserver leur propre vision de la santé au travail. Il est d'autant plus important pour les médecins du travail de contrôler ce mandat qu'ils semblent appréhender que la multiplication des métiers provoque une redistribution des positions au sein du service. La réorganisation du travail se fait aujourd'hui avec des métiers aux statuts sociaux moins prestigieux que le leur. Afin de préserver leur groupe professionnel, les médecins semblent souhaiter contrôler cette répartition sociale du travail. L'exemple emblématique est celui des ASST qui sont d'anciennes secrétaires médicales volontaires pour se former à ce nouveau métier et ainsi évoluer professionnellement. L'augmentation de leur qualification, leur spécialisation en « santé au travail » et leur subordination à d'autres acteurs des services (souvent les IPRP) influencent la redéfinition de leurs rapports avec les médecins. Certains médecins du travail semblent vivre cette situation de manière violente et pensent que ces assistantes ne sont pas capables d'accomplir une partie des tâches qu'ils effectuaient eux-mêmes auparavant ou qu'ils continuent d'effectuer. D'autres n'y voient aucun problème. Je suppose que leur capacité à partager une partie de leurs anciennes prérogatives est liée à la collaboration qu'ils ont mise en place avec leurs propres assistantes médicales ; à l'implication plus ou moins forte de celles-ci dans le « tiers temps » et à l'autonomie plus ou moins importante qui leur est laissée dans le travail. Ces questions de hiérarchies bureaucratiques et sociales semblent moins se poser avec les IPRP dont beaucoup de médecins rencontrés reconnaissent le rôle « complémentaire » au leur, notamment parce que leur action ne porte pas sur le domaine médical. Ainsi un médecin me déclare que les IPRP travaillent « d'égal à égal avec l'équipe médicale » et qu'ils prennent leurs propres responsabilités. Les médecins les sollicitent uniquement pour des missions et n'ont pas le pouvoir de leur faire modifier leurs rapports. Ceci est dû, pour ce médecin, au fait qu'ils ont un niveau de diplôme de technicien supérieur ou d'ingénieur. Cependant d'autres médecins voient les IPRP comme des assistants dont le rôle est subordonné au leur et auxquels ils peuvent déléguer certaines tâches spécialisées mais ne nécessitant pas de compétences médicales. La complémentarité permet ici d'éviter la comparaison entre différentes spécialités professionnelles. Cependant, le problème se pose de nouveau avec l'arrivée d'infirmières dans les services de santé au travail. Les compétences médicales qu’elles détiennent font craindre à beaucoup de médecins qu'elles ne les remplacent. Même s'ils souhaitent garder une médicalisation de la prévention de la santé au travail, pour eux, cela ne doit pas se faire à n’importe quelle condition. Déléguer le sale boulot Comme je l’ai dit précédemment, les médecins du travail utilisent leur mandat pour instaurer une division morale du travail qui préserve leur place dominante au sein des services interentreprises. Pour ce faire, ils passent notamment par la délégation du sale boulot13. Ce concept, développé par Everett Hughes, permet d'analyser le rejet de la partie « impure » de l'activité aux métiers hiérarchiquement inférieurs comme participant du processus de mobilité du groupe professionnel. Concernant les médecins du travail, il ne s'agit pas tellement de déléguer des tâches impures physiquement. Les tâches ingrates consistent pour l'essentiel à des premiers repérages dans l'entreprise ou à des mesures quantitatives. Il s'agit d'activités auxquelles les médecins ne souhaitent pas consacrer trop de temps mais qui leur permettent de porter ensuite leur diagnostique. Avant la mise en place de la pluridisciplinarité, les médecins déléguaient déjà les analyses d'urine, les visio-tests et l'audiométrie des salariés à 13 Hughes Everett C., « Le travail et le soi », Le regard sociologique : Essais choisis, Edition de l’EHESS, Paris, 1996, p. 82 5 leurs secrétaires médicales avant les consultations. Aujourd’hui, ils font également faire aux ASST, un premier niveau de fiches d'entreprises qu'ils complètent ensuite de leurs propres analyses. De plus, en déléguant la partie technique de la réalisation des études de poste de travail aux IPRP, les médecins du travail préservent ce qui leur paraît être fondamental dans leur métier, à savoir la visite médicale. Bien que certains médecins accordent une place essentielle à l'« action en milieu de travail », elle n'est pas la tâche la plus valorisée au sein du groupe professionnel. Au contraire, la valorisation de la visite médicale peut s’expliquer par l’approche clinique de beaucoup de médecins du travail et leur passé majoritaire de médecins généralistes. Outre le fait que la visite médicale symbolise le métier de médecin, je suppose que l’aspect tabou de cette activité qui permet de recueillir les secrets des salariés et du fonctionnement de leurs entreprises explique également l'attachement du groupe professionnel à cette pratique. Comme le souligne Jean-Paul Payet dans son analyse du concept de sale boulot développé par Everett Hughes, certaines professions tirent leur légitimité du contact entretenu avec les choses taboues d’une société14. Le recrutement d'infirmières dans la plupart des services de santé au travail pose le problème de la division morale du travail entre professions médicales. La délégation du sale boulot semble plus compliquée envers les infirmières qui ont, elles aussi, des compétences médicales. Comme aucune législation ne reconnaît, pour l'instant, l'emploi d'infirmières dans les services interentreprises, lorsque les directions prennent l'initiative de telles embauches, elles le font souvent sous couvert d’ « expérimentations ». Les médecins y sont en général réticents, redoutant leur remplacement pur et simple. Mais une fois le processus enclenché, certains se portent volontaires pour les accueillir et décident parfois eux-mêmes de la manière dont ils vont travailler avec elles, notamment en choisissant le « secteur » qu'ils vont leur attribuer, à savoir le type d'entreprises qu'elles vont surveiller. Une fois ce choix fait, deux cas de figures se présentent généralement : soit les infirmières font passer un questionnaire préétabli aux salariés, soit elles mènent des entretiens infirmiers avec eux. L'opposition de nombreux médecins du travail à l'idée de déléguer leurs visites médicales à une infirmière peut s'expliquer par leur attachement à une tâche qui constitue le cœur de leur activité, comme nous l'avons vu précédemment. Everett Hughes le montre dans son analyse du fonctionnement des professions hospitalières : « La délégation du sale boulot fait aussi partie du processus de mobilité professionnelle. Pourtant dans certains métiers, parfois très prestigieux, une telle délégation n'est que partiellement possible. Le sale boulot peut constituer une partie essentielle de cette même activité qui confère au métier son charisme comme, pour le médecin, le traitement du corps humain. »15. La visite médicale est, en effet, une des tâches essentielles, voire la principale, de l’activité professionnelle des médecins du travail. Ils ne peuvent donc la déléguer telle quelle à un autre professionnel sans perdre la particularité de leur activité. En choisissant de faire remplir des questionnaires aux infirmières, les médecins du travail délèguent le recueil d’information auprès des salariés, supprimant la partie diagnostique de l’activité. Cependant l’utilisation de cet outil semble provoquer un fort turn-over chez les infirmières qui n’y voient pas une manière satisfaisante d’exercer leur métier. Une partie des médecins est donc opposée à cette forme de délégation du sale boulot qui ne rend pas l’activité des infirmières concernées attractive et intéressante. Ces médecins souhaitent garder une médicalisation de la prévention en santé au travail, passant notamment par des conditions de travail intéressantes pour les infirmières. Certains choisissent alors de faire passer des entretiens infirmiers aux salariés, équivalant aux visites 14 Payet Jean-Paul, “Le "sale boulot". Division morale du travail dans un collège en banlieue,” Les annales de la recherche urbaine, n°. 75, Mars 1996, p. 21. 15 Hughes E., Op. Cit, p. 82 6 périodiques, les infirmières ayant pour rôle de repérer les cas problématiques et de le rediriger vers les médecins du travail. Un destin tout trouvé : manager d'équipe pluridisciplinaire ? Comme le montre Everett Hughes, la délégation du sale boulot, est liée à un processus de mobilité du groupe professionnel. Pour l'instant, les préventeurs des services interentreprises sont souvent catégorisés entre un pôle médical pour les médecins du travail et les infirmières et un pôle technique pour les IPRP et les ASST. Mais cette séparation semble n'être qu'une étape de l'organisation du travail interne de ces services. En effet, les directions constituent de plus en plus d'équipes pluridisciplinaires au sein de certains de leurs centres. Des représentants de chaque métier se trouvent alors réunis sur un secteur géographique ou professionnel particulier, le médecin du travail assurant la coordination de l'équipe. A terme, il est envisagé par une partie des salariés des services de santé au travail que ce « rôle de pivot » des médecins du travail les conduise à se focaliser sur la supervision de l'équipe au détriment des tâches administratives et de celles liées à la surveillance périodique des salariés. Leur responsabilité est également supérieure à celle des autres professionnels du service, c'est pourquoi ils auront sûrement en charge le suivi des cas problématiques et la décision finale concernant la délivrance des certificats d’aptitudes. Ce rôle de cadre attribué au médecin du travail vient confirmer l'idée d'une certaine mobilité du groupe professionnel. Mais cette évolution du statut et du rôle de ces médecins se fait pour certains d'entre eux conjointement à la perte d'une partie de leur autonomie professionnelle. En effet, celle-ci leur paraît bridée par des directions de services leur demandant de plus en plus de rendre compte de leur activité. L'analyse de la redéfinition des pratiques d'encadrement portée par Hélène Chéronnet et Charles Gadéa confirme cette évolution pour les cadres du travail social et de la santé. Ils écrivent en effet que « C’est [...] leur culture et leur morale professionnelle qui est menacée par une évolution, qui leur a certes permis de gagner en légitimité et en force statutaire, mais qui au fond, selon beaucoup d’entre eux, se solde par une perte d’autonomie professionnelle. »16. Il s'agit pour les médecins du travail d'un repositionnement majeur au sein des services de santé au travail et d'une transformation importante de leur activité professionnelle. Conclusion Les services de santé au travail interentreprises sont actuellement en pleine mutation provoquant dans le même mouvement une forte modification du métier de médecin du travail. Après avoir été pendant un demi-siècle les seuls interlocuteurs des entreprises adhérentes, ces médecins doivent apprendre à partager une partie de leurs anciennes prérogatives. Cette mutation ne se fait pas sans difficulté pour des professionnels habitués à une pratique individuelle de leur activité. Mais le mandat des médecins du travail leur permet de jouer un rôle clé dans la répartition du travail avec les autres préventeurs qui passe notamment par la délégation du sale boulot. Cette organisation du travail se traduit par un processus de mobilité du groupe professionnel qui place les médecins du travail dans un rôle de cadre d'équipe pluridisciplinaire. Nous avons, par ailleurs, évoqué le fait que face à cette réforme, les réactions n’étaient pas unanimes. Une segmentation se fait entre des sous-groupes selon leur accueil plus ou moins favorable à cette transformation du métier. J'émets l'hypothèse que l'ancienneté des médecins dans le groupe professionnel est alors à prendre en compte, les 16 Chéronnet Hélène et Gadéa Charles, « Les cadres du travail social et de la santé face à la rationalisation managériale des services publics » in Demazière Didier et Gadea Charles, Sociologie des groupes professionnels : acquis récents et nouveaux défis, la Découverte, Paris, 2009, p 78. 7 médecins proches de la retraite se sentant moins concernés que de jeunes professionnels arrivants dans le métier. 8