Le Monde - entree

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Le Monde - entree
MERCREDI 30 MARS 2016
72E ANNÉE – NO 22147
2,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR ―
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
Scandale des abattoirs : l’industrie
de la cruauté envers les animaux
▶ Après les cas de maltrai-
▶ Une vidéo saisissante
▶ L’association L214, qui
▶ Les viandes de cet abat-
tance animale dans le
Gard, au Vigan et à Alès,
l’abattoir de MauléonLicharre, au Pays basque,
est désormais sur la sellette
en caméra cachée montre
des agneaux saignés qui se
débattent encore, des bêtes
encore vivantes dont on
découpe les pattes ou la tête
a diffusé cette nouvelle
vidéo, s’appuie sur l’article
du code rural qui reconnaît les animaux comme
des « êtres sensibles »
toir sont en partie classées
Label rouge et certifiées
bio, le chef Alain Ducasse
compte parmi ses clients
PLANÈTE – LIR E PAGE 7
Que révèle
la polémique
Kamel Daoud ?
L’article de l’écrivain
algérien sur les
agressions de Cologne
et le rapport des musulmans à la sexualité
n’en finit pas de susciter
la controverse. Trois
nouveaux points de vue
DÉBATS – LIR E PAGE S 2 2 - 2 3
Cinéma
HOLLANDE
AU RISQUE
DE
L’ISOLEMENT
Téchiné, loin d’une
« France rassise »
« Quand on a 17 ans », se
penche sur cet « âge assez
radical » de deux garçons,
dans les somptueuses
montagnes des Pyrénées
▶ Coupure avec le pays,
perte d’habileté politique : des proches du
président s’inquiètent
▶ Qui sont les visiteurs
du soir à l’Elysée ?
▶ Les conseillers
économique et Afrique
s’apprêtent à quitter
le palais
CULTURE – LIR E PAGE S 1 6 - 1 7
Brésil
Le plaidoyer
de Lula
LIR E PAGE 6
FRANCE –LIR E PAGE S 8 - 9
1
ÉD ITO R IAL
SYRIE : LA PRISE
DE PALMYRE,
ET APRÈS
Le chef de l’Etat
à mi-mandat,
en février 2015,
à l’Elysée.
LI R E P 24
ÉRIC FEFERBERG/AFP
SCIENCE
& MÉDECINE
CHRONIQUE FRANCE
Sarkozy et l’effet Tefal
Imaginer le confort
par GÉRARD COURTOIS
Le spadassin de Valéry Giscard d’Estaing était
assassin. Au début de la campagne présidentielle de 1974, qui allait conduire « VGE » à l’Elysée, Michel Poniatowski décocha ce trait meurtrier contre Jacques Chaban-Delmas, candidat
de l’armada gaulliste qu’il fallait couler au plus
vite : « Les risques sont si sérieux que c’est vérita-
blement un candidat sans fragilités qu’il faut opposer à François Mitterrand », alors candidat de
la gauche. Les fragilités en question renvoyaient à plusieurs affaires qui avaient écorné
le crédit d’un Chaban-Delmas méchamment
« chabanisé ».
→ LIR E
THE INNOVATORS OF COMFORT™ (1)
L A S U IT E PAGE 2 4
LE REGARD DE PLANTU
▶ L’accès aux mé-
dicaments dans les
pays émergents se
heurte aux brevets
des laboratoires
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Economie
Nouvelle crise
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Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Arrivés à Lesbos,
des réfugiés
attendent
d’être transférés
au camp de
Moria, le 22 mars.
FABIO BUCCIARELLI/AFP
« A Lesbos, c’est l’opération grand nettoyage »
La Grèce attend les agents européens censés aider à relocaliser les migrants ou à les renvoyer en Turquie
lesbos (grèce) - envoyée spéciale
L
esbos sans réfugiés. Lesbos tenue par les gardesfrontières… Sur le port de
Mytilène, la capitale, le
patron du gril Magros Kokoras se
prend à rêver que son île aux
11 millions d’oliviers retrouve
bientôt son visage d’avant la crise
migratoire. Et même mieux ! Il
imagine l’arrivée de ferries remplis de Turcs, une fois qu’ils
n’auront plus besoin de visas
pour entrer en Europe. Ces touristes remplaceraient avantageusement, à ses yeux, les « gilets fluo »
des humanitaires et des bénévoles internationaux, qui ne sont
manifestement pas ses clients
préférés, même s’ils remplissent
sa caisse toute l’année.
Esquissé en pointillé par l’accord signé, vendredi 18 mars, entre l’Union européenne (UE) et la
Turquie, qui autorise la Grèce à
renvoyer tous les migrants accostant sur ses îles, ce « Lesbos Nouveau » reste pourtant une chimère. Beaucoup en rigolent en sirotant leur café, sous les casquet-
30 000
« Le maire nous
a dit qu’avec
l’accord turc,
on n’avait plus
besoin de camp »
YANNIS ANAGNOSTOU
psychologue à la tête
d’un collectif de bénévoles
tes, déjà de mise au mois de mars.
Dans cette île, sous domination
turque jusqu’en 1912, on se méfie
toujours du voisin d’en face. « Erdogan est bien plus malin que les
technocrates de Bruxelles. Les arrivées de migrants vont se calmer, il
va empocher l’argent ; le bazar recommencera, et il demandera une
rallonge », observe Babbis Vournouxouzis, un hôtelier.
Le compte n’y est pas
Pourtant, l’heure n’est plus à la
critique de l’accord, mais bien à
sa mise en œuvre. Et sur ce point,
la Grèce a besoin d’un sérieux
coup de main pour mettre en
personnes relocalisées en France d’ici à 2017
Dans le cadre des accords de relocalisation, Paris s’est engagé à accueillir 30 000 personnes d’ici à la fin 2017, sur un objectif européen
de 160 000. Mardi 29 mars, 96 Erythréens, en provenance d’Italie, devaient arriver en France. Mille autres réfugiés en provenance de
Grèce sont attendus entre avril et mai. Les réinstallations vont aussi
s’accélérer : en effet, les réfugiés sélectionnés par le Haut Commissariat comme personnes vulnérables ne viendront plus seulement
de Jordanie, du Liban et d’Egypte, mais aussi de Turquie. L’accord
du 18 mars contient une clause qui oblige l’Union européenne
à réinstaller en Europe un Syrien de Turquie pour chaque ressortissant syrien renvoyé depuis la Grèce, à hauteur de 72 000 personnes.
œuvre ce dispositif nécessitant
4 000 agents, selon la Commission européenne.
Sur le port, l’arrivée de quelques
policiers hollandais a fait croire
un instant à un renfort rapide. En
fait, « sur un total de 1 500 escorteurs demandés par Frontex,
492 officiers ont été confirmés par
19 Etats membres », explique Fabrice Leggeri, le directeur de
Frontex, au Monde, lundi
28 mars. Le directeur de l’agence
européenne pour la gestion de la
coopération opérationnelle aux
frontières extérieures des Etats
membres de l’Union européenne
ajoutait que « certains grands
Etats membres ont annoncé des
chiffres très ambitieux, mais n’ont
toujours pas confirmé la mise à
disposition ».
Même si, à ses yeux, ce retard
peut s’expliquer par le nécessaire
renforcement de la sécurité intérieure après les attentats de
Bruxelles, le compte n’y est pas.
En revanche, sur les cinquante experts en réadmission qui lui sont
nécessaires, quarante-sept ont
déjà été officiellement confirmés.
La France, elle, se dit prête. « A la
fin de cette semaine, ou au début
de la suivante, deux cents officiers
seront envoyés avec des missions
d’escorteurs », rappelle-t-on dans
l’entourage du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. Sur ce
point, Français et Allemands produiront le même effort, comme
pour les cent fonctionnaires que
fournira chacun des deux Etats.
La France mettra l’accent sur les
traducteurs, dont l’agence européenne de l’asile manque cruellement et enverra quelques juges
aussi, précise-t-on place Beauvau.
Un appel à volontaires a été lancé
au sein de la fonction publique
parmi les actifs et les retraités.
L’Office français de protection des
réfugiés et des apatrides devrait
envoyer vingt officiers début
avril, pour la relocalisation de réfugiés. L’Office français de l’immigration et de l’intégration vient,
lui, d’envoyer une première personne, lundi 28 mars, à Athènes.
« Et nous monterons progressivement en puissance », promet Didier Leschi, son directeur, qui dispose déjà « d’agents prêts à partir ». Un autre coordinateur a rejoint Athènes depuis la Direction
générale des étrangers de France,
accompagné d’un représentant
de la Sécurité civile.
Des camps complets
Selon une source directement impliquée, le travail dans les îles
aurait déjà pu démarrer, mais « les
pays sont dans l’attente d’une définition précise des besoins des Grecs.
Les ministères n’ont pas envie d’envoyer des gens sans savoir quelles
missions leur seront confiées ».
En l’absence de réponse et pour
avancer, chaque grand pays impliqué devrait prendre la responsabilité globale d’une tâche. Ainsi, l’Allemagne devrait chapeauter les
renvois vers la Turquie, mission
sur laquelle les Etats ne se sont pas
précipités. La France, elle, n’interviendra pas sur les mesures contestées de l’accord, mais devrait
s’occuper des relocalisations vers
tous les pays d’Europe qui ont
donné leur aval.
Mais, au train où vont les choses,
le centre de Moria, le lieu de rétention de Lesbos, pourrait afficher
complet avant que l’Europe n’ait
fini de s’organiser. Depuis le dimanche 20 mars, aucun Syrien ou
Afghan qui y entre n’en ressort. Or,
les arrivées ont beau être moins
nombreuses, chaque jour un ou
deux canots d’une soixantaine de
personnes arrivent encore.
Même si cela ne leur libère
aucune place de rétention, les
autorités profitent aussi du moment pour inciter ceux qui ont
accosté avant le 20 mars (et sont
donc libres) à rejoindre le continent. Une bonne centaine attend
dans le camp municipal de Kara
Tepe « que la situation s’améliore à
Athènes », comme l’explique
Brahim, un maçon syrien de Damas, en montrant sur son téléphone des photos de tentes entassées au Pirée.
Dans le camp autogéré de Pikpa,
qui accueille une centaine de migrants très vulnérables, c’est la
consternation. « Le maire vient de
nous demander d’évacuer ce lieu
qui fonctionnait sans argent public,
juste sur des dons et sur la mobilisation locale », se désole Yannis Anagnostou, un psychologue à la tête
d’un collectif de bénévoles. « Il
nous a dit qu’avec l’accord turc on
n’avait plus besoin de camp. »
Essentiellement syriens, les locataires du lieu sont tous arrivés
avant le 20 mars, mais ils sont malades et n’ont nulle part où aller.
Mohamed vient de Damas. Il a
perdu un œil, et sa blessure, due à
des éclats métalliques, n’est pas
encore stabilisée. Ahmed, lui,
« Sur un total de
1 500 escorteurs
demandés par
Frontex,
492 officiers
ont été confirmés
par 19 Etats »
FABRICE LEGGERI
directeur de Frontex
vient d’Alep et marche difficilement. Il lui faudrait de la chirurgie. « J’attends d’être relocalisé. J’ai
fait mon dossier », précise-t-il, en
espérant qu’un pays voudra bien
de lui avant qu’on ne ferme le
camp. « Ici, on a des dialysés, des
personnes atteintes de maladies
chroniques. On leur offre des petites cabanes de bois, c’est le minimum. On ne peut pas fermer ce
camp avant que le sort du dernier
ne soit réglé », répète M. Anagnostou. Mais le maire, qui rêvait
depuis un an de reprendre cet ancien centre de loisirs, a saisi
l’occasion.
Prisonniers de l’île
Une même menace plane sur un
autre campement : celui d’une
centaine de Pakistanais et d’une
vingtaine de Marocains, installés
au bord de la plage. Tous aimeraient s’embarquer pour Athènes, mais n’ont pas droit aux laissez-passer. Ils sont prisonniers
de l’île. « La police est venue nous
sommer deux fois de quitter le
lieu. On sera renvoyés, tôt ou
tard », se lamente un jeune garçon, qui ne peut se résoudre à la
honte de rentrer chez lui. Il lui
reste juste un espoir ténu, qu’il
est bien décidé à exploiter…
Chaque jour, à la montée dans le
ferry, quelques Pakistanais passent le filtre du contrôle, munis
d’un faux laissez-passer. « Ce sera
peut-être moi aujourd’hui », ajoute-t-il, ragaillardi à cette idée.
Juan Placa, un bénévole espagnol qui les aide depuis deux semaines, s’inquiète : « Depuis l’accord, le vent a tourné et c’est l’opération grand nettoyage dans l’île.
Ils ne veulent plus de migrants. La
vraie question, c’est de savoir si
elle se remplira à nouveau. » p
maryline baumard
international | 3
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Le ministre de l’intérieur belge contesté
ÉGY PT E
Prise d’otages
sur un vol d’EgyptAir
Un avion de ligne de la compagnie aérienne EgyptAir
effectuant la liaison entre
Alexandrie et Le Caire, avec
81 passagers à son bord, a été
détourné sur l’aéroport de
Larnaca, à Chypre, sous la
menace d’un passager qui a
dit porter sur lui une ceinture d’explosifs, mardi
29 mars au matin. Des négociations ont permis d’obtenir
la libération rapide des
81 passagers, à l’exception de
l’équipage et de quatre étrangers, a annoncé la compagnie, sans préciser leur nationalité. – (AFP.)
Jan Jambon est critiqué pour les failles de l’enquête et la gestion de l’après-attentats
bruxelles - correspondance
L’
homme au chapeau repéré par les caméras de
vidéosurveillance de
l’aéroport de Zaventem, peu avant l’attentat du mardi
22 mars, n’était pas Fayçal Cheffou, ce journaliste indépendant
que des témoins avaient aussi repéré aux abords de la station de
métro Maelbeek, où a eu lieu un
autre attentat-suicide.
Fayçal Cheffou, la seule personne mise en examen pour un
lien présumé direct avec ces attaques – dont le bilan est passé à
35 morts, lundi 29 mars –, a été libéré sans condition lundi. Con-
PROFIL
Jan Jambon
Le vice-premier ministre et ministre de l’intérieur belge, âgé de
55 ans, est un proche du président du Parti nationaliste flamand (NVA), Bart de Wever. Il a
fait polémique en fermant en février une partie de la frontière
franco-belge pour éviter la venue
de migrants depuis Calais.
formément à la procédure, il reste
inculpé pour participation aux
activités d’un groupe terroriste,
mais la police belge, qui a mis en
ligne la vidéo de l’aéroport lundi,
recherche manifestement un
autre homme.
Cet épisode, qui a surpris, est
une autre déconvenue pour le ministre de l’intérieur, Jan Jambon,
membre du parti nationaliste flamand NVA (Alliance néoflamande), alors qu’il est au centre
des polémiques sur les failles des
enquêteurs belges dans la lutte
contre les mouvements djihadistes. Une guerre des mots l’a opposé, depuis dimanche 27 mars,
au bourgmestre (PS) de Bruxelles,
Yvan Mayeur, après que des groupes de supporteurs de clubs de
football ont perturbé une cérémonie d’hommage aux victimes,
au cœur de la capitale belge. Ces
hommes habillés de noir, regroupés sous une bannière « Hooligans belges contre le terrorisme », ont investi les marches de
la Bourse, piétinant les fleurs déposées sur le sol et distribuant
quelques coups.
M. Mayeur s’est dit « scandalisé »
par les propos du ministre, qui a
affirmé que Bruxelles avait reçu
les renforts nécessaires pour faire
face à cette situation. « Les policiers étaient présents pour se prémunir d’une autre menace », a indiqué le maire. La grande manifestation prévue avait en effet été
annulée à la demande des autorités fédérales en raison des menaces pour la sécurité et de la surcharge de travail des policiers.
Le parti
nationaliste
flamand NVA
découvre
la difficulté
d’exercer
le pouvoir
Yvan Mayeur désigne comme
principal responsable Jan Jambon, qui exerce la tutelle sur la police des chemins de fer. Celle-ci
aurait dû, dit-il, empêcher les supporteurs d’embarquer dans des
trains à destination de Bruxelles.
Le ministère de l’intérieur maintient que M. Mayeur avait été
alerté, dès le vendredi 25 mars, sur
le risque de voir cette action se dérouler sur le territoire de sa ville.
La polémique s’est envenimée
avec le refus de la NVA – le parti de
M. Jambon – de signer un communiqué des autres partis flamands condamnant les incidents
de dimanche. Bart De Wever, le
maire d’Anvers et président de la
formation nationaliste, ne voulait
pas « donner trop d’importance
aux hooligans ».
« On aurait pu stopper Bakraoui »
Ce parti adepte de « la loi et l’ordre » découvre la difficulté d’exercer le pouvoir. Il n’avait pas non
plus pris officiellement position,
à la fin de la semaine dernière,
quand un adjoint au maire
d’Alost, en Flandre, avait posté sur
Facebook une affiche pétainiste
agrémentée du slogan « On les
aura ! » et invitant à réagir face à
« cette bande de singes à barbe ».
L’intéressé, affilié à la NVA, est un
ancien membre du parti d’extrême droite Vlaams Belang.
M. Jambon, qui avait été mis en
cause au début de son mandat
en 2014 pour ses accointances
avec un groupe de réflexion lié au
Vlaams Belang, est sur la sellette.
Il pourrait être interrogé par une
commission parlementaire d’enquête sur les décisions qu’il a prises, ou n’a pas prises, après l’attentat de Zaventem, survenu peu
avant 8 heures. Il affirme avoir demandé à 8 h 50 (21 minutes avant
l’explosion à la station de métro
Maelbeek) la fermeture des gares
et des lignes de métro. Infrabel, la
société qui gère le réseau des chemins de fer, et la Société des transports intercommunaux de
Bruxelles (STIB) contredisent toutefois ses propos.
La porte-parole de la STIB a indiqué, samedi 26 mars, que la compagnie n’avait reçu aucune demande du gouvernement fédéral.
Infrabel affirme avoir décidé
seule de la fermeture de la ligne
vers Zaventem, puis des gares de
Bruxelles. Le Centre de crise du
ministère de l’intérieur pourrait
bien être mis en cause : il n’aurait
ouvert ses portes qu’à 9 heures…
Le mystère entoure, par ailleurs,
l’épisode concernant Ibrahim El
Bakraoui, l’un des kamikazes de
l’aéroport. C’est le président turc,
Recep Tayyip Erdogan, qui a révélé, la semaine dernière, que cet
individu en liberté conditionnelle avait été repéré et arrêté
dans le sud de la Turquie à l’été
2015, alors qu’il tentait de gagner
la Syrie. Il avait été extradé à sa demande vers les Pays-Bas mais l’information a été transmise aux
autorités belges et néerlandaises.
Lors d’une audition au parlement, vendredi 25 mars, Jan Jambon a clairement rejeté la faute
sur l’officier de liaison de la police belge, installé dans l’ambassade d’Istanbul. Au cours de ce
week-end, le ministre a affirmé,
sur un plateau de télévision, que
« l’on aurait pu stopper El
Bakraoui ». Il rejette toujours la
faute sur l’officier de liaison. Un
syndicat policier parle de « sale
petit jeu politique ».
Mercredi 23 mars, M. Jambon a
présenté symboliquement sa démission au premier ministre,
Charles Michel, qui l’a refusée.
Pure stratégie, destinée à placer
également le ministre de la justice, Koen Geens, membre du
parti chrétien démocrate flamand
CD & V, devant ses responsabilités ? L’entourage de M. Jambon réfute cet argument, comme il conteste l’idée que ce dernier cherche
à dégager sa responsabilité en recherchant des boucs émissaires.
Sa chute entraînerait vraisemblablement celle de la coalition de
M. Michel. D’où le fait que ce dernier ait, la semaine dernière,
refusé une démission qui aurait
totalement déstabilisé son
équipe… et un pays qui vit des
heures noires. p
AN GOL A
17 activistes condamnés
pour rébellion
Dix-sept opposants ont été
condamnés, lundi 28 mars, à
Luanda, à des peines allant de
2 à 8 ans de prison. Les accusés, dont le rappeur Luaty
Beirao et le journaliste Domingos da Cruz, avaient demandé le départ du président
dos Santos. Leurs avocats ont
annoncé leur intention de
faire appel de ce verdict
« scandaleux », selon des organisations de défense des
droits de l’homme. – (AFP.)
ETATS - U N I S
Panique au Capitole
Un homme a été blessé et arrêté après avoir sorti une
arme, lundi 28 mars, à l’une
des entrées du Capitole, le
siège du Congrès à Washington. Le bâtiment a été brièvement bouclé, de même que la
Maison Blanche. Selon le chef
de la police du Capitole, « le
suspect est connu de [ses] services ». – (AFP.)
jean-pierre stroobants
Polémique en Israël après l’exécution
d’un Palestinien par un soldat
$#
"%
$!
Benyamin Nétanyahou a exprimé sa solidarité avec le militaire
L
e 24 mars à Hébron, en Cisjordanie, un soldat israélien a abattu d’une balle
dans la tête, à quelques mètres de
distance, un Palestinien gisant
déjà à terre. Celui-ci avait, peu
avant, commis une agression au
couteau contre un militaire, avec
un autre homme. Ils avaient été
atteints par balle en réponse. Une
vidéo, tournée par un militant de
l’ONG B’Tselem, montre l’absence
de menace directe pour l’auteur
du coup de feu fatal, l’immobilité
de l’agresseur à terre, la présence
d’autres soldats, tranquilles, à
proximité. Le militaire incriminé
a été arrêté. Pourtant, les réactions outrancières que cet événement a suscitées traduisent l’impossibilité de débattre, en Israël,
du coût humain et moral de l’occupation en Cisjordanie.
Depuis le début de la nouvelle vague de violences palestiniennes,
en octobre 2015, 28 Israéliens et
près de 190 Palestiniens – dont une
bonne partie d’agresseurs avérés
ou supposés – ont été tués. Or, selon les responsables palestiniens
et certaines ONG, plusieurs cas
d’exécutions sommaires de suspects palestiniens ont été constatées, sans toutefois être confirmées de façon aussi éclatante, par
une vidéo. L’acte d’Hébron est
« horrible, immoral et inique » selon Nikolaï Mladenov, envoyé spécial des Nations unies pour le processus de paix. Amnesty International, de son côté, évoque « un
crime de guerre potentiel ».
Il s’est passé de longues minutes
entre le moment où l’agression palestinienne a eu lieu et celui où
Abed Al-Fatah Al-Sharif a été
achevé. Trois officiers ont été mis
en cause par la hiérarchie pour ne
pas avoir porté secours à l’homme
à terre, alors que la situation était
sous contrôle. Selon les premiers
éléments de l’enquête, rapportés
par la presse, le soldat qui a abattu
le Palestinien avait expliqué au
préalable à ses camarades que celui-ci « devait mourir », parce qu’il
avait agressé au couteau l’un de ses
amis en uniforme. Contrairement
à ce qu’a prétendu l’avocat du mis
en cause, rien n’indiquait que
l’homme à terre pouvait porter
une veste d’explosifs.
Extrémiste notoire
Une nouvelle vidéo diffusée dimanche soir par le quotidien
Haaretz montre le soldat, auteur
du coup de feu, serrant la main
d’un extrémiste juif notoire, juste
derrière le cordon de sécurité,
alors que le corps était évacué. Cet
extrémiste est Baruch Marzel, disciple du rabbin Meir Kahane, fondateur du mouvement raciste
Kach, interdit en Israël en 1994.
Arrêté à de nombreuses reprises,
Baruch Marzel est une célébrité
dans les milieux d’extrême
droite, en raison de ses appels à la
haine et de ses actions violentes.
Les organisations non gouvernementales documentant l’occupation en Cisjordanie ont exprimé une condamnation unanime après cet assassinat. Mais le
débat a surtout eu lieu au-dessus
de leur tête, entre l’extrême
Le débat
a surtout eu lieu
entre l’extrême
droite, bien
représentée au
gouvernement,
et l’armée
droite, solidement représentée au
sein du gouvernement, et l’institution militaire, qui a des règles
d’engagement et des procédures
disciplinaires. Or, la première fait
semblant de minorer, voire
d’ignorer ces procédures, au nom
de la « guerre » qui serait engagée
contre le terrorisme palestinien.
Les hauts gradés, eux, redoutent
tout dérapage individuel pouvant
conduire à un embrasement.
Une campagne a été initiée sur
les réseaux sociaux pour attaquer
une nouvelle fois les ONG, dites
de gauche, comme B’TSelem,
mais aussi l’état-major et les responsables politiques, jugés trop
mous. Dans un premier temps,
jeudi 24 mars, Benyamin Nétanyahou avait estimé que cet incident grave « ne reflétait pas les valeurs de l’armée ». Mais il a fait
marche arrière, sentant qu’une
partie de sa formation, le Likoud,
et la base nationaliste exprimaient une solidarité décomplexée avec le soldat. « Toute mise
en cause de la moralité de l’armée
est révoltante et inacceptable », a
dit le premier ministre dimanche.
Le ministre de l’éducation, Naftali Bennett, leader du parti extrémiste Le Foyer juif, a eu une algarade lors du conseil des ministres
avec Benyamin Nétanyahou, selon
la presse. Il lui a reproché de ne pas
soutenir les soldats. Le ministre refuse toute mise en cause du soldat
pour « meurtre » et évoque un simple « incident opérationnel en territoire dangereux ». Son collègue à la
défense, Moshe Yaalon, lui a répondu sans le citer. « Toute personne encourageant la violation de
la loi pour contenter une minorité
extrême et violente pourrait nous
conduire à l’anarchie. » Dès jeudi, il
avait promis « la plus grande sévérité » dans l’enquête. p
piotr smolar
Tous les mercredis à 23h
La série événement 100% québécoise
débarque chez vous ce soir !
Une série de Sphère Média Plus et Écho Média, diffusée par Radio-Canada.
En savoir plus et à (re)voir sur tv5monde.com/19deux
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Photo © Véro Boncompagni
jérusalem - correspondant
La chaîne culturelle francophone mondiale
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Canal 79
Canal 55
Canal 36
Canal 33
4 | international
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Après la reprise
de Palmyre, la
reconstruction
en question
D’après les archéologues, certaines
parties du site antique détruites
par l’EI seront difficiles à restaurer
A
près la reconquête, dimanche 27 mars, de
Palmyre par les troupes gouvernementales syriennes, appuyées par l’aviation russe, l’heure est à l’évaluation des dégâts causés par dix
mois d’occupation de la cité antique par l’organisation djihadiste
Etat islamique (EI). Selon Maamoun Abdulkarim, le directeur
des antiquités et musées de Syrie
(DGAM), joint par téléphone à Damas, « 80 % de l’architecture du
site archéologique n’ont pas été
touchés : la colonnade, l’agora, le
théâtre, les ruines des bains [de
l’empereur Dioclétien], les temples de Nébo et d’Allat », comme le
montre une vue aérienne prise
par un drone russe.
« Après les destructions des temples de Bêl et de Baalshamin [en
août 2015], de l’Arc de triomphe et
d’une dizaine de tours funéraires,
la cinquantaine de fonctionnaires
restés sur place ont mobilisé la population, affirme le directeur,
pour faire savoir à Daech [acronyme arabe de l’EI] qu’il y aurait
des manifestations si les destructions continuaient. Elles se sont
arrêtées. »
Archéologue lui-même, M. Abdulkarim ajoute que « la destruction du temple de Bêl a désolé les
Palmyréniens. Je n’étais pas seul
dans ce combat, un combat culturel pour la sauvegarde de l’héritage de tous les Syriens, patrimoine de l’humanité. » Il n’empêche : après les destructions, les
pillages ont continué, reconnaît-il. « Il y a eu beaucoup de
fouilles clandestines, les tombeaux
ont été pillés, mais nous n’avons
pas de détails. »
Outre la citadelle arabe qui a été
endommagée dans les combats,
le musée archéologique a été saccagé. Quatre cents sculptures
avaient été évacuées avant l’arrivée de l’EI. Intransportables car
trop lourds, les statues et hautsreliefs ont été renversés, les têtes
coupées, les visages martelés, à la
manière du saccage perpétré au
Musée de Mossoul, en Irak, début
2015. « C’est dramatique, le musée
est dans un état lamentable », se
désole Michel Al-Maqdissi, le responsable des fouilles et des études archéologiques de Syrie de
2000 à 2012, qui travaillait encore dans l’enceinte du temple de
Bêl en 2011.
Opulent commerce caravanier
Oasis en plein désert, entre l’Euphrate et la Méditerranée,
l’ancienne Tadmor biblique était
devenue, au tournant de notre
ère, du Ier siècle avant J.-C.
au IIe siècle après J.-C., une cité
Des pièces très endommagées dans le musée archéologique de Palmyre, le 27 mars. SANA/REUTERS
« 80 % de
l’architecture
du site n’a pas
été touchée »
MAAMOUN ABDULKARIM
directeur des antiquités
et musées de Syrie
prospère. Sur les marches de l’empire romain d’Orient, Palmyre
était la plaque tournante d’un
opulent commerce caravanier,
comme Hatra en Irak, détruite par
l’EI en 2015.
Les tribus sémitiques, à la tête
de caravanes de centaines de dromadaires – comme en témoignent les dessins sur le vif de
Louis-François Cassas, en 1785,
premier Français à s’aventurer
dans ce désert –, convoyaient la
soie, les épices, les pierres précieuses venues de Chine et d’Inde,
et l’encens d’Arabie qui s’arrachaient à prix d’or à Rome. Ce
sont les tribus palmyréniennes
qui financèrent la construction
en pierre de taille de l’antique
cité, mariant le vocabulaire grécoromain aux codes sémitiques.
Peut-on parler, déjà, de reconstruction ? L’heure est au déminage du site. « On voit des explosifs
un peu partout », rapporte M. AlMaqdissi. L’état des édifices dictera la suite. Le Lion, énorme pièce
de 15 tonnes qui trônait dans le
jardin du musée, a été renversé,
mais tous les éléments sont là,
prêts à être remontés. C’est le cas,
aussi, de l’Arc de triomphe.
Pour les deux principaux sanctuaires, Bêl et Baalshamin, c’est
une autre affaire. L’archéologue
se fait prudent : « Cela va prendre
un temps fou. Il faut se donner le
Un djihadiste accusé de crime de guerre pour
avoir détruit des mausolées à Tombouctou
L
e Touareg malien Ahmad
Al-Faqi Al-Mahdi, plus
connu sous le nom d’Abou
Tourab, a été renvoyé en procès
par les juges de la Cour pénale internationale (CPI) jeudi 24 mars.
Livré le 26 septembre 2015 par le
Niger, où il était détenu, ce djihadiste du groupe armé Ansar Eddine devrait plaider coupable de
crime de guerre pour la destruction de neuf mausolées et de la
porte de la mosquée Sidi Yahia à
Tombouctou, entre le 30 juin et le
11 juillet 2012.
La date du procès n’a pas encore
été fixée. Après s’être emparés de
la « cité des 333 saints », le 1er avril
2012, les djihadistes d’Al-Qaida au
Maghreb islamique (AQMI) et
d’Ansar Eddine soumettaient la
population et détruisaient les
mausolées à coups de pioche et de
barre de fer. Chef de la Hesbah, la
brigade des mœurs chargée de
« réprimer tout comportement
contraire à la vertu », M. Al-Faqi
Al-Mahdi aurait « joué un rôle crucial », selon la Cour, dans la destruction des bâtiments placés
sous la protection de l’Unesco et
dont certains étaient inscrits au
patrimoine mondial.
Ce n’est pas la première fois que
la justice internationale s’empare
de tels crimes. Le tribunal pour
l’ex-Yougoslavie avait condamné
un général serbe à huit ans de prison pour le pilonnage de la vieille
ville de Dubrovnik, en 1991, elle
aussi classée au patrimoine mondial. Mais après la destruction par
l’Etat islamique du musée de
Mossoul en Irak en février 2015,
du site gréco-romain de Palmyre
en Syrie l’été suivant, et d’autres
lieux historiques ou religieux, la
procureure espère faire un exemple de cette première affaire dans
l’enquête sur les crimes commis
au Mali, ouverte à la demande de
Bamako en janvier 2013.
« C’est l’identité et la dignité mêmes de la ville et de ses habitants
qui ont été touchées, les sites attaqués étaient le symbole de Tombouctou et étaient perçus comme
un moyen spirituel de protection
de la ville », déclarait le procureur
dans un document remis aux juges. Selon le dossier, la décision
de détruire avait été prise par
Le chef
de la brigade
des mœurs avait
expliqué aux
habitants qu’il
agissait tel que
l’avait ordonné
« le Messager »
Iyad Ag Ghaly, le chef d’Ansar Eddine. Considéré par l’accusation
comme le « fil rouge » de l’opération, « chargé d’organiser l’attaque contre les mausolées et de superviser les opérations », Ahmed
Al-Faqi Al-Mahdi, « érudit en religion », avait non seulement participé à la décision, mais aussi
fourni les outils, sélectionné les
hommes et conduit l’attaque. Le
chef de la brigade des mœurs
avait alors expliqué à la population agir tel que l’avait ordonné
« le Messager », et avait écrit le
sermon lu lors de la prière du
vendredi, la veille de l’attaque.
Une tonne d’armement
Cette première affaire de la Cour
dans le dossier malien ne porte
que sur la destruction des mausolées, et non sur les crimes ciblant
directement la population de
Tombouctou. La Fédération internationale des ligues des droits de
l’homme (FIDH) avait d’ailleurs
regretté le caractère partiel des accusations. L’organisation a porté
plainte, en collaboration avec plusieurs associations maliennes,
pour crimes contre l’humanité
devant la justice malienne contre
Al-Mahdi et plusieurs djihadistes
d’AQMI et d’Ansar Eddine, après
des viols, des tortures et des détentions arbitraires.
Longtemps fonctionnaire au
ministère malien de l’éducation,
« Voir les choses avec sagesse »
M. Al-Maqdissi rappelle que, dans
les années 1930, pendant le mandat français, l’architecte Robert
Amy avait restauré, sous la conduite d’Henri Seyrig – père de l’actrice Delphine Seyrig et grand archéologue –, la cella, qui était
alors debout. « Et cela a pris dix
ans. Palmyre, ce ne sont pas les
mausolées de Tombouctou en brique crue [détruits par les djihadistes d’Ansar Eddine en 2012]. C’est
comme les Bouddhas de Bamiyan
en Afghanistan [détruits en 2001
par les talibans], on ne peut les reconstruire. Il faut voir les choses
très tranquillement, avec sagesse.
L’Unesco va-t-elle envoyer des experts et trouver l’argent pour réaliser ce programme ? », interroge
l’archéologue.
Maamoun Abdulkarim, lui,
avance un délai de cinq ans pour la
reconstruction. Mais il reconnaît
les limites de l’exercice. « Dans le
cas des deux temples de Bêl et
Baalshamin, on va évaluer le pourcentage de pierres réutilisables et
les blocs à remplacer, dit-il. La
porte du temple de Bêl est debout,
comme le podium. On verra jusqu’à quel niveau reconstruire les
édifices. C’est le travail des experts,
avec la ratification de la commission scientifique. » Une réunion est
déjà prévue à Paris, en sa présence,
à l’Unesco, le 1er avril. p
florence evin
Fidel Castro refuse la main
tendue du « frère Obama »
C’
Ahmed Al-Mahdi avait rejoint
Tombouctou, sa région natale,
dès la prise de la ville par les groupes djihadistes, avant de la fuir en
janvier 2013 face à la progression
des forces françaises de l’opération « Serval ».
Mais en octobre 2014, il avait été
blessé lors de son arrestation au
Niger par la force Barkhane, à
30 kilomètres de la frontière nigéro-algérienne et à bord d’un
convoi transportant plus d’une
tonne d’armement du Sud libyen
vers le Mali. Le Niger l’avait remis
à la CPI en septembre 2015. En janvier, l’Emirat du Sahara, une branche d’AQMI, a exigé la libération
de combattants détenus au Mali
et celle d’Al-Faqi Al-Mahdi en
échange de la religieuse suisse
Béatrice Stockly, enlevée dans la
nuit du 7 au 8 janvier au Mali pour
la seconde fois.
Sur la vidéo de revendication,
on peut voir la photo de l’ancien
chef de la brigade des mœurs, accompagné d’une voix off demandant sa libération. En bas de
l’image, en incrustation, on peut
aussi lire qu’« un musulman est le
frère d’un autre musulman, il ne
l’opprime point et ne le dénonce
point ». Selon une source à la
Cour, il pourrait s’agir d’un message à l’adresse du détenu. Depuis, la CPI a pris de nouvelles mesures de sécurité. p
est le coup de pied de l’âne : six jours après la fin de la
visite historique du président américain, Fidel Castro
s’est acquitté du « devoir élémentaire de répondre au
discours d’Obama au Gran Teatro de La Havane ». Lundi 28 mars,
sa réplique est à la « une » de Granma, l’organe officiel du comité
central du Parti communiste de Cuba : Barack Obama a « utilisé
les mots les plus sirupeux » pour inviter à tourner la page de la
guerre froide. « Chacun de nous a failli avoir un infarctus en
écoutant le président des Etats-Unis », avoue Fidel Castro, bientôt
nonagénaire. Contrairement à d’autres dirigeants politiques et
religieux, le président américain n’avait pas jugé utile de rendre
visite au grand malade.
Fidèle à sa légende, l’ancien « Lider
Maximo » emprunte une longue digression historique, ironiquement inDANS SA LONGUE
titulée « le frère Obama ». Il remonte
DIGRESSION
jusqu’aux conquistadors, plus ou
moins comparés au déferlement des
HISTORIQUE,
touristes. Vient ensuite la rituelle évocation de José Marti, le patriarche de
LE LIDER MAXIMO
l’indépendance, et la geste des expédiÉNUMÈRE LES MÉFAITS tionnaires cubains en Angola en 1975,
commandés personnellement par FiDE « L’EMPIRE »
del Castro depuis La Havane pour battre l’Afrique du Sud avant que le régime
de l’apartheid utilise ses bombes atomiques. Entre les deux,
une énumération des agressions et méfaits commis par l’impérialisme contre « le premier territoire libre des Amériques », sans
oublier le « blocus » – l’embargo américain.
La digression africaine s’expliquerait, si on suit le raisonnement sinueux de l’auteur, parce que « le frère Obama » a oublié
de dire que la Révolution a balayé la discrimination raciale. Un
point de vue que la rue cubaine, majoritairement noire et métisse, partagera difficilement. Face au premier président noir
des Etats-Unis, le castrisme ne fait pas le poids avec son seul dirigeant afro-cubain, Esteban Lazo, qui se limite à faire de la figuration.
Refusant la main tendue par M. Obama, Castro écrit enfin une
phrase ciselée pour Twitter : « Nous n’avons pas besoin de cadeaux de l’empire. » « Nous sommes capables de produire les aliments et les richesses matérielles dont nous avons besoin », assure-t-il. Cuba importe pourtant 80 % des denrées, en provenance
notamment des Etats-Unis, en dépit de l’embargo. p
stéphanie maupas
paulo a. paranagua
Abou Tourab, membre d’Ansar Eddine, sera jugé par la Cour pénale internationale
la haye - correspondance
temps de la réflexion, faire l’inventaire et l’état des lieux. » Reconstruire la cella – l’édifice dédié au
culte – du temple de Bêl ? « Impossible, répond-il. C’est une folie, elle
a explosé. » Les djihadistes avaient
tellement bourré le temple de dynamite que l’explosion a réduit en
morceaux le saint des saints dédié
à Bêl, le Seigneur.
6 | international
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Lula en mission séduction pour défendre Dilma
La présidente brésilienne pourrait être lâchée par le parti centriste PMDB, son principal allié au gouvernement
sao paulo - correspondante
« La démocratie
est trop sacrée
pour jouer avec.
Mais je crois
au bon sens
des députés »
P
lusieurs fois, il a tapé du
poing sur la table, a ému
la salle, puis l’a fait rire,
employant ses habituelles métaphores footballistiques
donnant à la situation délicate du
Brésil des airs plus légers. Lundi
28 mars, à Sao Paulo, devant un
parterre de journalistes de la
presse étrangère, Luiz Inacio Lula
da Silva, président de 2003 à 2010,
a emprunté à sa verve d’ancien
syndicaliste et à son charme naturel pour porter à nouveau secours
à Dilma Rousseff, sa successeure,
menacée de destitution (impeachment). « Laissez cette femme gouverner le pays », a-t-il presque supplié. « Un président a besoin de
tranquillité pour penser au futur »,
il ne doit pas avoir à « se préoccuper de sa survie ».
Une opération séduction adressée notamment à des médias
français, allemands, américains,
argentins et même chinois, pour
faire entendre son plaidoyer, que
la presse brésilienne, en particulier la chaîne Globo, accusée d’être
biaisée et acharnée contre lui, ne
voudrait pas relayer. Lula, qui a
quitté le pouvoir auréolé de plus
de 80 % de popularité, laissant un
Brésil prospère et prometteur, est
aujourd’hui un homme abîmé.
Des soupçons de corruption planent sur l’ancien président maladroitement convoqué par une
Dilma Rousseff aux abois pour
faire partie de son gouvernement. L’initiative a choqué.
L’homme veut aujourd’hui faire
oublier l’idée qu’en tant que ministre il tenterait d’échapper à la justice. Son entrée en fonctions est,
LUIZ INACIO LULA DA SILVA
ancien président du Brésil
Lula, lors d’une conférence de presse, le 28 mars, à Sao Paulo. LUDOVIC CARÈME/POUR « LE MONDE »
pour le moment, suspendue. « Je
ne veux pas jouer les intrus. » S’il a
accepté de servir l’Etat, c’est pour
redresser une économie en profonde récession, ne plus parler de
coupes budgétaires mais d’investissements. Le voilà prêt à rejouer
pour les Brésiliens le « Lulinha paz
et amor » (« petit Lula, paix et
Israël renonce à faire d’un colon
son ambassadeur à Brasilia
Israël a fini, lundi 28 mars, par renoncer à faire de Dani Dayan, figure de la colonisation, son nouvel ambassadeur au Brésil après
un bras de fer de plusieurs mois avec Brasilia. Le premier ministre Benyamin Nétanyahou, également ministre des affaires étrangères, a décidé de le nommer consul général à New York. Sa nomination à Brasilia était dans l’impasse depuis qu’elle avait été
décidée à l’été 2015. Sans porter la querelle sur la place publique,
le Brésil refusait le choix de cet entrepreneur d’origine argentine,
qui a dirigé entre 2007 et 2013 le Conseil de Yesha, principale organisation de colons dans les territoires palestiniens occupés.
Fauteuils & Canapés Club
Haut de Gamme
amour »), slogan de la campagne
de 2002 qui s’était traduite par
deux mandats synonymes d’un
enrichissement des Brésiliens.
Le pays s’enfièvre et se déchire
La nostalgie peut-elle fonctionner ? Les manifestations appelant
au départ « immédiat » de la présidente et à l’emprisonnement de
Lula se succèdent depuis des mois,
suivies de presque autant de contre-manifestations plus modestes
en soutien à Dilma Rousseff, à l’ancien président et au Parti des travailleurs (PT, gauche), la formation
présidentielle. La foule crie tantôt
« Fora Dilma » (« dégage Dilma »),
tantôt « não vai ter golpe » (« il n’y
aura pas de coup d’Etat »). Le pays
s’enfièvre et se déchire, opposant
deux camps caricaturés : les
« coxinhas », des fritures au poulet
symbolisant la bourgeoisie qui
exige le départ du PT, face aux
« mangeurs de mortadelle », censés
incarner la classe populaire.
Lula assiste, désolé, à ce spectacle, lui qui se revendique l’auteur
d’une « révolution sociale » ayant
permis à des dizaines de millions
de Brésiliens de sortir de la pauvreté, sans même que soit dégainé un « pistolet à eau ». Le septuagénaire est agacé. Hier défenseur de la procédure de destitution prévue dans la Constitution,
il use aujourd’hui lui aussi de
cette rhétorique du coup d’Etat
pour dénoncer un processus sans
fondement juridique à ses yeux.
Pour qu’il y ait l’impeachment, il
faut qu’il y ait crime de responsabilité. Or, de crime, Dilma Rousseff n’en a pas commis, assure-t-il.
On reproche à la présidente
d’avoir maquillé les comptes publics en ayant recours à un « péda-
lage budgétaire », une astuce permettant de minimiser les dépenses d’une année en les reportant
sur l’année suivante grâce à des
emprunts publics. D’autres chefs
d’Etat ont usé de cette tactique
mais dans une moindre ampleur.
La présidente est aussi accusée
par l’Ordre des avocats du Brésil
(OAB), qui a déposé lundi une
nouvelle demande de destitution,
d’avoir fait obstruction à la justice.
« Prétexte », balaie Lula, sûr qu’il
s’agit d’une manœuvre visant à
servir une opposition qui n’a jamais digéré d’avoir perdu en 2014.
Ce jeu est dangereux, pense-t-il. La
« démocratie est trop sacrée pour
jouer avec. Mais je suis optimiste.
Je crois au bon sens des députés ».
L’impeachment n’est pas la seule
menace qui plane sur sa protégée.
Le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre),
principal allié du PT au sein de la
coalition gouvernementale, envisage d’abandonner la présidente,
qui bat des records d’impopularité. Sans son appui, trouver une
majorité au Congrès afin d’empêcher la destitution et d’exercer le
pouvoir relèverait de la prouesse.
Lundi, le ministre du tourisme,
Henrique Eduardo Alves (PMDB), a
le premier présenté sa démission
« par cohérence », pour s’engager
dans une « lutte pour un Brésil
meilleur ». Cette attitude remplit
Lula de « tristesse », sans l’abattre :
« En 2003, le PMDB ne m’a pas appuyé. Le gouvernement va construire une nouvelle alliance. »
Les soupçons de corruption contre lui sont vite évacués, Lula préférant laisser ses avocats gérer sa défense. Mais l’homme ne manque
pas d’épingler celui qu’il décrit
comme un fanfaron aux méthodes de cow-boy, grisé de sa soudaine notoriété : le juge Sergio
Moro. Ce magistrat de Curitiba,
chargé de l’enquête « Lava Jato »,
qui a mis au jour le scandale de corruption liant le groupe pétrolier
Petrobras à de grandes entreprises
du bâtiment et des travaux publics
(BTP) et impliquant une multitude
de dirigeants politiques, l’irrite.
« Le juge n’a pas été correct », souligne l’ex-président, qui s’est senti
« offensé » lorsque M. Moro a
rendu publiques des écoutes téléphoniques personnelles. Sergio
Moro est « intelligent et compétent », reconnaît-il, avant d’attaquer celui qui aurait transformé
une enquête judiciaire en un cirque médiatique et un spectacle
« pyrotechnique ». D’ici peu, Lula
en est persuadé, on lui « demandera des excuses ». p
claire gatinois
Mystérieuse pétition contre Xi Jinping
Pékin recherche les auteurs d’un texte visant le président, publié sur un site chinois
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pékin - correspondant
M
ystérieusement apparue sur un site chinois
malgré la censure, une
pétition anonyme au vitriol contre la politique du président Xi
Jinping met la police dans tous ses
états. Au moins deux journalistes
en exil, l’un aux Etats-Unis, Wen
Yunchao (alias Bei Feng) et l’autre
en Allemagne, Chang Ping, ont
déclaré ces derniers jours que des
membres de leur famille en Chine
avaient été interpellés par les
autorités afin de les pousser à collaborer à l’enquête.
Signée de « membres loyaux du
Parti communiste », la pétition demandait la démission du numéro
un chinois, auquel les mystérieux
auteurs reprochent une « concentration excessive du pouvoir ». Ils
dressent ensuite une liste très argumentée de griefs à l’encontre
des méthodes de M. Xi – dont un
culte grandissant de la personnalité. Cette lettre serait sans doute
passée inaperçue si elle n’était apparue le 4 mars, sans doute à l’instigation d’un pirate informatique,
sur le site d’information Watching
(« Wujie » en chinois), un nouveau
média de la galaxie « libérale » chinoise soumis, comme toute la
Depuis Bonn,
le dissident
et ex-journaliste
Chang Ping
s’est alarmé des
pressions sur sa
famille, en Chine
presse, à un contrôle étroit de son
contenu. Elle avait simultanément
été mise en ligne sur des sites connus de la dissidence en exil, où ce
genre de texte n’est pas rare, et envoyée à de nombreuses personnalités en exil.
Le raté de la censure a d’abord
suscité moult railleries sur les réseaux sociaux chinois – sans
compter qu’il intervenait la veille
de l’ouverture d’une session parlementaire marquée justement par
une fronde sur les excès du contrôle des médias. Puis, il a vite entraîné une réaction disproportionnée de l’appareil policier : outre le
fait qu’une grande partie de la rédaction de Wujie est toujours détenue à ce stade, un blogueur chinois, Jia Jia, « disparaissait » à l’aéroport de Pékin le 15 mars. Il avait
été le premier à prévenir le rédacteur en chef de Wujie de l’apparition à son insu de la lettre sur son
site. Jia Jia, dont l’arrestation a provoqué un choc, a été libéré par la
police vendredi 25 mars et ne s’est
pas exprimé depuis.
A New York, Wen Yunchao, un
célèbre blogueur de Canton et ancien journaliste en exil, a appris ce
même jour que ses parents et son
frère avaient été arrêtés le
22 mars. Ils sont toujours en détention, a-t-il confirmé au Monde
lundi. « La police leur a dit savoir
que je n’étais pas l’auteur de la pétition, mais que celui qui l’a écrite
me l’aurait confiée pour que je la
publie. Ils [les autorités] m’exempteront de toute responsabilité si je
révèle l’identité de l’auteur », précise-t-il. Or, Wen Yunchao affirme
n’avoir rien à voir avec la pétition,
même s’il a été le premier à révéler sur Twitter sa mise en ligne sur
le site Wujie. Et d’ajouter : « Je n’ai
pas à reconnaître quelque chose
que je n’ai pas fait. »
Machine policière susceptible
Depuis Bonn, le dissident Chang
Ping, un ex-journaliste très connu
qui a fui la Chine et écrit régulièrement pour la chaîne Deutsche
Welle, s’est, lui aussi, alarmé de
pressions sur sa famille en Chine.
Deux frères et une sœur ont été
arrêtés le 27 mars et servent depuis d’intermédiaires maladroits
pour des requêtes très précises de
la police concernant ses activités :
« Ils ne semblent pas soupçonner
que j’ai quoi que ce soit à voir avec
la lettre », dit-il. Mais les policiers
exigent qu’il cesse de « publier des
articles et des commentaires critiquant le gouvernement chinois »,
et retire du site de la Deutsche
Welle son article sur l’arrestation
du blogueur Jia Jia.
Une requête qu’il a publiquement rejetée lundi 28 mars.
« C’est comme si la police cherchait à se venger des dissidents
qui les gênent le plus », estime
une journaliste chinoise sous
couvert d’anonymat. Ce nouvel
excès de zèle qui vire à la mauvaise farce confirme la susceptibilité extrême de la machine policière chinoise, déjà empêtrée
dans l’imbroglio de l’enlèvement
d’éditeurs hongkongais critiques
envers le chef de l’Etat. « Je pense
que si les autorités en font tant,
estime le dissident en exil Hu
Ping, c’est que Xi Jinping est vraiment inquiet d’une résistance
contre lui au sein du parti. » p
brice pedroletti
planète | 7
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Nouveaux cas de cruauté dans un abattoir français
Une entreprise basque mettant en avant le bio et le Label rouge est accusée de graves maltraitances animales
C’
est un scandale qui
jette un peu plus
l’opprobre sur le milieu des abattoirs.
Un mois après les actes de cruauté
filmés dans l’établissement du Vigan (Gard) et cinq mois après ceux
perpétrés à Alès, qui avaient suscité l’indignation, l’association
L214 dévoile de nouveaux cas de
maltraitance animale. Cette fois,
les faits se déroulent au sein d’une
entreprise de découpe de viande
mettant en avant le bio et le Label
rouge : l’abattoir intercommunal
de Soule, dans la petite ville de
Mauléon-Licharre (Pyrénées-Atlantiques), au Pays basque.
Filmée en caméra cachée en
mars, la vidéo, à laquelle Le
Monde a eu accès en exclusivité,
témoigne de pratiques d’abattage
choquantes et manifestement illégales de bovins, de veaux et surtout d’agneaux de lait – des ovins
de moins de 45 jours, pas encore
sevrés –, au lendemain de la fête
de Pâques. L214 devait déposer
une plainte, mardi 29 mars, devant le procureur de Pau pour
faits de maltraitance, de sévices
graves et d’actes de cruauté.
Comme dans les abattoirs du Vigan ou d’Alès, on y voit des animaux qui reprennent conscience
et se débattent violemment alors
qu’ils sont suspendus pour la saignée ; des employés qui commencent les opérations de découpe
des pattes et de la tête sur des bêtes encore vivantes ; des salariés
qui frappent ou assomment à
l’aide de crochets des ovins pas
complètement étourdis ; d’autres
qui poussent des bovins en leur
assénant des coups d’aiguillon
électrique sur la tête ; des animaux tombant de la chaîne
d’abattage face à un personnel indifférent et débordé par les cadences ; ou encore un agneau écartelé
vivant, pris entre deux crochets
en l’absence de l’opérateur.
« Inadéquate et violente »
Si la mort d’animaux d’élevage
n’est jamais douce, elle est encadrée. Le code rural français et un
règlement européen de 2009 stipulent que « toute douleur, détresse ou souffrance évitable est
épargnée aux animaux lors de la
mise à mort ». Les abattages conventionnels prévoient notamment un étourdissement des bêtes (avec une deuxième tentative
si la première a échoué), afin de
leur éviter d’être conscientes au
« S’ils sont
confirmés,
ces faits sont
inacceptables »
PATRICK DEHAUMONT
directeur général
de l’alimentation
Capture d’écran
de la vidéo
publiée par
l’association L214
dans l’abattoir
de Soule,
à MauléonLicharre (64). L214
Comme dans les
abattoirs du Vigan
ou d’Alès, les
vidéos montrent
des pratiques
choquantes
moment de leur mort. « L’abattoir
de Mauléon-Licharre viole plusieurs articles de la réglementation, causant ainsi douleurs et
souffrances évitables aux ovins
abattus, juge Gilbert Mouthon,
vétérinaire et expert auprès des
tribunaux, dans un rapport remis
à L214, après le visionnage de
deux vidéos de quarante-huit minutes. La manipulation des animaux est inadéquate et violente. »
Pourtant, cette fois encore, ces
sévices sont perpétrés dans un établissement à taille humaine et en
apparence irréprochable : l’abattoir emploie trente-trois salariés et
se décrit comme « résolument
tourné vers l’abattage de qualité ».
Il tue chaque année, selon la direction, 35 000 agneaux et 40 000 bo-
vins, soit exploite 3 000 tonnes de
viande ; 40 % de son activité provient de bêtes élevées dans la vallée de Soule, notamment par la
coopérative Axuria, fleuron de la
gastronomie locale.
Les viandes qui y sont débitées
sont pour partie certifiées Label
rouge et classées sous le régime
européen des indications géographiques protégées (IGP). L’établissement possède également la certification Ecocert pour l’agriculture biologique – même si le cahier des charges ne prévoit pas de
spécificités pour l’abattage. Parmi
ses 460 clients, on trouve des particuliers en vente directe, des associations pour le maintien d’une
agriculture paysanne (AMAP) et
quelques grandes tables parisiennes et chefs étoilés, comme le
boucher-star Yves-Marie Le Bourdonnec ou le chef Alain Ducasse.
Une activité qui connaît un pic à la
période des fêtes pascales.
« Je suis effondré, catastrophé,
réagit, après le visionnage des vidéos, Gérard Clémente, directeur
de l’abattoir depuis quarante ans,
à deux mois de la retraite. Je suis
très souvent dans mon abattoir, j’ai
essayé d’améliorer les conditions
d’abattage depuis des années, et là,
on tourne le dos, et des employés
frappent les bêtes. On est cuits. »
L’homme assure qu’il va congédier les salariés, tout en incriminant les cadences de travail : « Il
faut tuer 15 000 agneaux en quinze
jours pour Pâques. Si on travaillait
plus sereinement, ils ne commettraient pas ce type d’action. »
« S’ils sont confirmés, ces faits
sont inacceptables, et entraîneront une enquête judiciaire et administrative, avance Patrick
Dehaumont, directeur général de
l’alimentation, qui dépend du ministère de l’agriculture, avant
d’avoir pu voir les images. S’il y a
bien une nouvelle dérive, nous ne
pourrons pas en rester là : il faudra
renforcer les contrôles, avec une
présence d’agents plus fréquente et
peut-être une pose de caméras. »
« Les scandales se suivent et se ressemblent. Après les discours rassurants à la suite d’Alès et du Vigan,
rien n’a changé dans la pratique »,
dénonce la porte-parole de L214,
Brigitte Gothière, alors que les
deux établissements du Gard, toujours sous le coup d’enquêtes judi-
ciaires et administratives, ont rouvert un et deux mois après leur fermeture à titre conservatoire. « Les
abattoirs, qui tuent en France plus
d’un milliard d’animaux par an,
poursuit-elle, continuent de leur infliger impunément d’atroces souffrances, dans le silence complice des
autorités et des services vétérinaires. » « Aucune surveillance par le
service d’inspection vétérinaire
n’apparaît sur les images de Mauléon-Licharre : il n’intervient à
aucun moment pour corriger et
sanctionner les infractions constatées », confirme Gilbert Mouthon.
L214 doit déposer dans la semaine
un référé expertise devant le tribunal administratif de Pau, visant à
caractériser les défaillances des
services vétérinaires.
Effectifs d’inspecteurs en baisse
La réglementation impose un
contrôle continu des pratiques
d’abattage par les services vétérinaires. Ainsi, 1 400 agents de la direction générale de l’alimentation sont constamment présents
dans les 260 abattoirs de boucherie français, le maillon le plus sensible de la chaîne alimentaire.
Mais leurs effectifs sont en baisse
(– 19 % en dix ans, malgré la création de nouveaux postes depuis
2015) et leur rôle est plus tourné
vers l’inspection sanitaire que
vers la maltraitance animale. « La
grande majorité des agents sont
affectés à l’inspection sanitaire des
bêtes vivantes, lorsqu’elles entrent
à l’abattoir. L’inspection lors des
phases d’étourdissement ou de saignée n’est pas obligatoire », précise Patrick Dehaumont.
Face à ces « carences » et à « l’absence de suivi et de sanctions dissuasives », L214 lance une nouvelle
pétition, adressée au premier ministre, pour demander une « transparence effective des abattoirs par
la mise en place d’outils qui permettent aux ONG et aux citoyens
d’exercer un droit de regard ».
Parmi les requêtes des militants :
la publication des rapports d’inspection et des mises en demeure
des services vétérinaires à l’encontre des abattoirs ; un libre accès de
ces établissements aux associations de défense des animaux ; la
pose de caméras « sur les postes de
déchargement, d’attente, d’amenée
et d’abattage des animaux » avec
accès libre des ONG aux images.
Sous la pression des associations
et de nombreux citoyens, l’Assemblée nationale a également créé, le
22 mars, une commission d’enquête parlementaire « sur les conditions d’abattage des animaux de
boucherie dans les abattoirs français ». La commission, qui devrait
être présidée par le député (RRDP)
Olivier Falorni, sera composée de
trente députés et devra rendre un
rapport dans six mois. « L’objectif
est de lutter contre la maltraitance
animale, tout en garantissant le
respect des règles élémentaires
d’hygiène, de sécurité alimentaire
et de traçabilité de la production,
avance M. Falorni, à l’origine de
l’initiative. Comme l’a dit Gandhi,
“on reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont
il traite ses animaux”. » p
audrey garric
L214, des militants végans et une méthode de dénonciation choc
L’association, fondée en 2008, souhaite l’abolition de toute exploitation animale, des élevages et des abattoirs, industriels comme familiaux
I
ls se sont fait une spécialité de
dévoiler l’intérieur des abattoirs ou des élevages industriels à coups de vidéos chocs. A
l’inverse, découvrir l’environnement de travail de l’association
L214, qui lutte contre la maltraitance animale, est plus malaisé. « On travaille essentiellement
à la maison, comme la plupart de
nos militants. Je suis un peu casanière », sourit Brigitte Gothière,
43 ans, porte-parole et cofondatrice de l’association, basée à Lyon.
Dans le petit local parisien qu’ils
occupent depuis février, au fond
du 19e arrondissement, des étagères de livres et de brochures côtoient des pancartes, des tonnelles
et un comptoir mobile pour leurs
actions. « Toutes les semaines, nous
sommes sur le terrain pour sensibiliser le public », explique Isis, qui
coordonne la section de la capitale.
Mais, si l’association s’est véritablement fait connaître au-delà des
cercles végétariens et écolos, c’est
grâce à ses actions en ligne. La vidéo dévoilant des actes de cruauté
perpétrés à l’abattoir du Vigan
(Gard), publiée en février, a été vue
1,8 million de fois. Celle tournée à
l’abattoir d’Alès, en octobre,
2,3 millions. Les images, suscitant
une vague d’indignation, ont été à
l’origine de la fermeture provisoire
des deux établissements et de
l’ouverture de plusieurs enquêtes.
Forte de ces coups médiatiques,
L214 emploie désormais treize salariés et enregistre douze mille adhérents, avec un budget de fonctionnement de 600 000 euros
en 2015, issus à 95 % des cotisations et des dons des adhérents.
Surtout, avec 470 000 abonnés sur
Facebook, elle s’avère une des ONG
de protection de l’environnement
les plus « likées » (« aimées ») dans
l’Hexagone, devant Greenpeace
France et le WWF France.
Tout a commencé en 1993. Cette
année-là, Brigitte Gothière et son
compagnon, Sébastien Arsac, alors
étudiants, décident du jour au lendemain d’arrêter de manger de la
viande. Puis du poisson. Et, enfin,
des œufs, du lait et tout produit
d’origine animale. La décision n’a
pourtant rien d’une évidence dans
leur petit village de Haute-Loire,
en Auvergne. A cette époque, à la
campagne, les végétariens ne sont
pas légion, encore moins les végans. Surtout, les grands-parents
de Sébastien officient comme éleveurs et bouchers. « Tous les ans en
février, on saignait le cochon afin de
remplir le congélateur, raconte-t-il.
C’était censé être un moment convivial, mais c’est devenu de plus en
plus insupportable à mes yeux. »
Le couple emménage à Lyon, où
Brigitte Gothière enseigne la physique appliquée. C’est là qu’ils rencontrent pour la première fois des
végétariens engagés. « Ce fut un
Les images sont
tournées dans
les abattoirs,
et les élevages
par des militants
infiltrés ou par
des salariés
tournant, avec la découverte de
l’antispécisme, c’est-à-dire la lutte
contre les discriminations fondées
sur l’espèce et la supériorité supposée des humains », poursuit Sébastien Arsac. L’essai du philosophe
Peter Singer, La Libération animale, qui popularise le concept,
devient son livre de chevet.
Jusqu’à six vidéos par an
En 2003, les deux compagnons
montent, avec une poignée de militants, le collectif Stop gavage, engagé contre la production de foie
gras. Ils y fourbissent leurs armes :
apprennent à chercher des informations sur la filière, à communiquer auprès des médias, et tournent leurs premières vidéos en
caméra cachée.
En 2008, les activistes élargissent leurs actions à l’ensemble des
productions animales et fondent
l’association L214. Une référence à
l’article L214-1 du code rural, qui
reconnaît pour la première fois,
en 1976, les animaux comme des
« êtres sensibles ». Leur credo est
radical : ils souhaitent l’abolition
de toute exploitation animale,
donc des élevages et des abattoirs,
industriels comme familiaux.
A raison de cinq ou six vidéos
par an, L214 dénonce aussi bien
les actes de maltraitance dans les
abattoirs que le broyage des poussins mâles, la production de foie
gras, l’élevage en cage des poules
pondeuses ou « l’horreur » d’un
élevage de lapins. Les images sont
tournées par des militants infiltrés (qui se font embaucher) ou
par des salariés. Un succès en entraîne un autre. « On reçoit des
centaines de messages tous les
jours, dont de nouveaux témoignages d’actes de cruauté, explique Sébastien Arsac. Il y a un
changement des mentalités. »
La place de l’abolitionniste L214,
qui évite au maximum le contact
avec les industriels, n’était pas évidente à trouver, dans un milieu de
la protection animale déjà bien investi, entre les traditionnelles
Fondation Brigitte Bardot, SPA et
30 millions d’amis, et les associations plus spécifiques sur les animaux d’élevage, comme Welfarm
ou l’Œuvre d’assistance aux bêtes
d’abattoirs (OABA).
« Nos stratégies sont complémentaires, assure Frédéric Freund,
le directeur de l’OABA. Le choc des
images permet une mobilisation
immédiate, mais les consommateurs ne remettent pas durablement en cause leurs habitudes alimentaires. Il faut alors également
travailler en concertation avec les
éleveurs et les abattoirs pour faire
évoluer leurs pratiques. »
Du côté de la filière, les méthodes de L214 font grincer des dents.
« Cette association, au lieu d’alerter les services de l’Etat pour faire
cesser des pratiques inadmissibles,
préfère garder ses images plusieurs semaines ou mois, et les sortir à des moments médiatiques, dénonce Marc Pagès, le directeur
d’Interbev, l’Association nationale
interprofessionnelle du bétail et
des viandes. C’est un processus de
culpabilisation des citoyens, pour
les faire arrêter de manger de la
viande. » Une finalité que l’association L214 n’a jamais cachée. p
audrey garric
8|
FRANCE
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
É LY S É E
François
Hollande,
le piège
de l’isolement
Coupure avec le pays, perte
d’habileté politique… « Il écoute,
mais n’entend pas », s’inquiètent
les proches du chef de l’Etat
L
e président de la République serait-il en passe de perdre son
flair ? A la veille du quatrième anniversaire de son élection, parmi
les ministres, les parlementaires
et ses amis de longue date, beaucoup s’interrogent. Comme si François Hollande, dont personne ne niait jusqu’ici la capacité à comprendre le pays nonobstant un
certain nombre d’erreurs politiques, avait vu
ses réflexes émoussés. Par les murs épais du
palais de l’Elysée. Et par la certitude, classique somme toute pour un président en fin
de mandat, d’avoir raison envers et contre
tous.
Un de ses intimes confirme : « Il ne fait plus
confiance à personne. Il a réussi à dézinguer
tout cadre de discussion collective. Il est tout
seul et se prend pour omniscient. » Un pilier
du groupe socialiste à l’Assemblée nationale
confirme : « C’est quelqu’un qui a toujours
senti les choses sur le plan politique. Mais on
dirait qu’il a complètement perdu le contact
et qu’il est déconnecté. J’ose espérer qu’il lui
reste un peu de sens politique… »
Longtemps, François Hollande s’est levé
avec des capteurs. Sentant la société française, ses tendances, ses inclinations. Connaissant dans les moindres détails, en professionnel éprouvé du suffrage universel, ses
résultats électoraux, canton par canton. Recevant de la part de multiples sources – proches, élus, conseillers divers et variés – des
idées, avis et analyses, souvent par SMS.
« Quand il était premier secrétaire du PS, il
était ultraconnecté au terrain, très politique
dans sa façon de gérer les choses. Mais il n’arrive plus à sentir le parti ni le groupe socialiste », s’inquiète ce député, qui voit dans les
mésaventures de la révision constitutionnelle et de la réforme du code du travail deux
« plantages révélateurs ». Un ministre n’en
revient toujours pas : « On termine en fanfare ! En making of de politique publique, je
me demande comment on a pu faire ça. C’est
surréaliste, hallucinant… »
« C’EST DE L’À-PEU-PRÈS »
Ces errements pointés jusque dans son entourage proche étonnent d’autant plus que
M. Hollande, après les attaques terroristes
du 13 novembre 2015, avait reconquis un capital significatif dans l’opinion, tôt dilapidé.
Un vieux complice s’en exaspère : « Il avait
repris une crédibilité forte après les attentats
mais, au lieu de s’en servir, il fait n’importe
quoi. C’est de l’à-peu-près. » L’un de ses conseillers, pourtant, rappelle qu’« il voit encore
pas mal d’élus ». M. Hollande est ainsi toujours destinataire de comptes rendus et de
notes rédigés par ses conseillers chargés des
relations avec les élus, Bernard Combes, Bernard Poignant et Bernard Rullier, par son
conseiller chargé des études d’opinion,
Adrien Abecassis, ou par les responsables du
service courrier, auxquels il demande des
synthèses régulières.
Le chef de l’Etat garde également le contact
avec les « hollandais » du canal historique,
qu’il invitait encore, mercredi 16 mars, à dîner à l’Elysée. Y participaient, entre autres,
les ministres de la défense et de l’agriculture,
Jean-Yves Le Drian et Stéphane Le Foll, le
maire de Dijon, François Rebsamen, sa chef
de cabinet, Isabelle Sima, et, une fois n’est
pas coutume, la ministre de l’environnement, Ségolène Royal. M. Hollande continue
également de passer aux apéritifs organisés,
à l’Elysée, avec des petits groupes de parlementaires. Mais sans grand effet, regrette
l’un d’eux : « Il écoute, mais n’entend pas. Cela
n’imprime plus. » Une tendance plus structurelle que personnelle, selon son conseiller
Bernard Poignant : « Il a une connaissance
parfaite de l’opinion, qui est très cruelle. Il n’est
pas coupé de tout ça. Mais, à l’Elysée, même
quand il pleut, vous n’avez pas à vous occuper
de votre parapluie », estime M. Poignant,
pour qui « l’Elysée est l’un des lieux les mieux
informés de France. Mais c’est aussi l’un des
lieux les plus enfermés de France ».
« ON S’EST BIEN DÉBROUILLÉS, HEIN ? »
François Hollande, coupé du monde… Le
président, qui se rendra à Washington, jeudi
et vendredi, à un sommet sur la sécurité nucléaire pour y parler terrorisme, pourrait
avoir un entretien bilatéral avec Barack
Obama sur ce sujet. Après un conseil des ministres franco-allemand, le 7 avril, à Metz, il
se déplacera les 16 et 17 en Egypte et en Jordanie, le 22 à New York pour la signature de l’accord de la COP21, puis les 26 et 27 mai au sommet du G7, au Japon. L’agenda international
et sécuritaire absorbe toujours l’essentiel
des journées présidentielles. Et c’est paradoxalement à l’occasion de ces escapades diplomatiques, loin du théâtre national, que le
chef de l’Etat prend aujourd’hui le plus de
plaisir à sa fonction. Il l’a confié à un ami :
« Pendant les V.O. [voyages officiels], je n’ai pas
de compte à rendre. A personne ! »
Voilà qui interroge sur l’exact degré de
« vista politique » du chef de l’Etat à
François Hollande dans son bureau,
au palais de l’Elysée, le 1er octobre 2014.
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH-POLITICS POUR « M LE MAGAZINE »
« PENDANT
LES VOYAGES
OFFICIELS,
JE N’AI PAS DE
COMPTE À RENDRE.
À PERSONNE ! »
FRANÇOIS HOLLANDE
l’automne du quinquennat. Le 11 février, au
soir d’un remaniement considéré comme
profondément « politicien », il se fendait de
ce SMS à un proche : « On s’est bien débrouillés, hein ? » Défense de sa garde rapprochée : « De son point de vue, ce remaniement,
sur lequel il avait d’ailleurs parfaitement anticipé les commentaires négatifs, était réussi.
Qui peut aujourd’hui lui contester sérieusement le leadership à gauche ? »
De bonne guerre, les siens nient évidemment toute perte de lucidité, même momentanée. Et jurent que le président n’a rien
perdu de son lien avec le pays, arguant de ses
nombreux déplacements « off », sans presse,
en particulier dans le monde de la culture.
Ces derniers jours, on l’a ainsi vu au cinéma
Le Balzac pour écouter Michel Legrand, au
Salon du livre, au Théâtre du Rond-Point ou à
la librairie Le Temps de lire pour un hommage à l’ancien maire d’Aubervilliers (SeineSaint-Denis), Jacques Salvator. Le 23 mars, il
dînait au Café de la Gare, où l’on donnait un
spectacle de tango ; deux jours plus tard, il
assistait au concert d’Alain Chamfort à
l’Olympia. Suffisant pour garantir un lien
avec le pays ?
« Je ne crois pas qu’il était génialissime il y a
six mois et qu’il aurait soudainement tout
perdu, dément un proche. Il voit énormément de gens, sort tout le temps et échange
vraiment beaucoup. Il est d’une extrême lucidité dans l’analyse, avec une sorte de froideur
clinique, qu’il s’applique à lui-même et à son
propre camp. » Chacun pourra en juger lors
des prochains épisodes : une expression
« solennelle et courte », mardi 29 ou mercredi
30 mars, dans l’affaire de la déchéance de nationalité, « des prises de parole plus régulières », notamment dans la presse quotidienne régionale à l’occasion de déplacements en province ou encore, côté audiovisuel, des émissions privilégiant « l’échange
avec des citoyens », dans la deuxième quinzaine d’avril sur France 2, puis dans la matinale d’Europe 1. Mais un de ses conseillers
n’y croit plus guère. Et « ne comprend pas »
comment, en quelques semaines, « tout s’est
déglingué ». p
david revault d’allonnes
Des « communicants » en nombre parmi les visiteurs du soir à l’Elysée
mais qui parle vraiment, en cette fin de quinquennat, à l’oreille du président ? « Il voit un nombre
incroyable de personnes. C’est son mode de réflexion.
Il est beaucoup dans l’écoute et c’est ainsi qu’il forge
ses convictions », vante un conseiller. Beaucoup de
monde, donc, et pas forcément les mêmes qu’au début du mandat. Mais il n’est pas forcément plus aisé,
dans la petite géopolitique de la cour élyséenne, de
s’y retrouver.
Il y a d’abord les politiques, ministres et/ou fidèles
de longue date. Comme Stéphane Le Foll et Julien
Dray, qui se révèle l’un des visiteurs du week-end les
plus assidus. Ancien fabiusien, Guillaume Bachelay,
député de Seine-Maritime et numéro deux du PS,
s’est installé comme un invité régulier. Les sondeurs, aussi : le président reçoit fréquemment Brice
Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos. Mais
aussi, de temps en temps, François Miquet-Marty,
président de Viavoice, ou encore Jérôme Fourquet,
directeur du département opinion de l’IFOP.
Un nombre incalculable de journalistes, enfin,
qu’il accueille dans son bureau ou invite à partager
son repas à l’Elysée. Tous les deux mois environ, il
déjeune ainsi régulièrement avec le trio constitué
par le politologue Jérôme Jaffré, et les éditorialistes
Jean-Marie Colombani et Alain Duhamel. Jusqu’aux
plumes de la presse footballistique, qu’il a reçues
pour évoquer l’Euro 2016…
Mais, et c’est moins connu, les communicants
sont aussi nombreux à graviter dans l’orbite présidentielle. Le plus assidu : Robert Zarader, avec lequel
François Hollande entretient une relation amicale.
Tout comme avec Philippe Grangeon, directeur de
la communication de Capgemini, qu’il a connu à
HEC et qui lui rend visite régulièrement. Ancien
d’Euro RSCG, patron de la société de communication Balises et auteur du livre L’Homme sans com
(Seuil, 2013), consacré à… M. Hollande, Denis Pingaud fut un temps l’un des plus présents. Ce n’est
plus le cas aujourd’hui.
Légion d’honneur
Depuis l’été 2014, Philippe Buisson, maire de Libourne (Gironde) et ancien secrétaire national du PS
chargé des médias, officie comme chargé de mission – « bénévole », tient-on à préciser à l’Elysée –
auprès de Gaspard Gantzer, le conseiller en communication de M. Hollande. Il vient une fois tous les
quinze jours à l’Elysée pour « apporter un regard différent », y indique-t-on. D’un peu plus loin, Natalie
Rastoin, présidente du groupe Ogilvy France, qui fut
très active dans la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2006-2007, conseille également le président. Tout comme Marie-France Lavarini, chargée
de la communication de Lionel Jospin pendant la
campagne présidentielle de 2002. Cette ancienne dirigeante de l’agence TBWA, qui a créé en 2012 la société Ella Factory, organise épisodiquement des dîners où est convié le président. Elle vient tout juste
de bénéficier de la promotion de Pâques de la Légion
d’honneur, publiée le 27 mars au Journal officiel.
« Les conseillers du soir ont remplacé les élus »,
s’agace un député, pointant l’influence supposée
grandissante de ces communicants au détriment de
celle des politiques. Ce serait néanmoins oublier
une constante essentielle du hollandisme : personne n’a le monopole de l’oreille présidentielle.
« Tout ceci reste occasionnel, et c’est d’abord l’amitié
qui est importante dans ces relations », assure un habitué de l’Elysée. Un peu trop, sans doute : « Il ne faut
pas compter sur ces conseillers pour mettre une
énorme taloche à Hollande, estime une professionnelle de la communication. Alors que de temps en
temps, cela ne lui ferait pas de mal. » p
d. r. a.
france | 9
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
AP-HP: baroud d’honneur syndical
contre la réforme du temps de travail
Une grève était prévue mardi, avant l’application de l’accord le 1er avril
P
lusieurs syndicats de
l’Assistance publiqueHôpitaux de Paris
(AP-HP) appelaient à la
grève, mardi 29 mars, pour s’opposer à la réforme du temps de
travail des 75 000 salariés nonmédecins du groupe. Un mouvement qui pourrait bien n’être
qu’un baroud d’honneur face à
une direction déterminée à tirer
avantage d’une mobilisation en
constante baisse depuis mai 2015.
Après la tenue d’un comité
d’hygiène et de sécurité et des
conditions de travail (CHSCT)
mardi, puis d’un comité technique d’établissement (CTE) mercredi 30 mars, rien ne s’opposera
plus légalement à l’entrée en vigueur de l’accord signé le 27 octobre 2015 avec la seule CFDT,
troisième syndicat du groupe
hospitalier.
Dès le 1er avril, une première
partie de la réforme sera « d’application immédiate », annonce au
Monde Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP. Des journées de repos extralégales seront
ainsi supprimées.
La réforme des rythmes de travail proprement dite, qui prévoit
notamment que les personnels
perdent entre deux à six jours de
RTT par an, devrait entrer en vigueur au 1er septembre, le temps
que les 38 hôpitaux du groupe
transposent chacun en interne
ces changements.
« Le directeur général met sa réforme en place avant même que
les instances centrales ne se soient
réunies », regrette Jean-Marc Devauchelle, le secrétaire général de
SUD-Santé de l’AP-HP. Pour le responsable syndical, les changements annoncés ne représentent
« qu’une détérioration de nos conditions de travail et de nos conditions de vie en dehors du travail ;
tout cela au détriment du patient ».
« Proposer des contreparties »
La tenue du CHSCT mardi
29 mars va cependant donner
lieu à quelques propositions de la
part de la direction du groupe
hospitalier, notamment sur un
renforcement de la médecine du
travail ou sur un engagement à
mieux remplacer les congés maternité et les congés maladie longue durée. Des évolutions proposées en réponse aux expertises
commandées par les syndicats
sur la réforme.
Très critique, l’étude réalisée
par le cabinet Secafi fait valoir
que la « balance » entre les gains
attendus et le coût quant aux
conditions de travail « paraît très
déséquilibrée ». Il « semble indispensable d’accepter de discuter
emplois et de proposer des contreparties en personnels si l’objectif
de la direction est de revoir l’organisation du temps de travail »,
écrivent notamment les auteurs
du rapport.
« Ces études disent que nous
sommes bénéficiaires, mais
l’AP-HP est toujours déficitaire en
exploitation », répond M. Hirsch,
pour qui seules « les marges de
manœuvre dégagées par la réforme permettront d’éviter de supprimer des emplois ». C’est pour ne
pas avoir à faire disparaître « environ 4 000 emplois » sur cinq ans
que le directeur général de l’AP-HP
avait souhaité en mai « revisiter les
modalités » de l’accord conclu
en 2002 sur les 35 heures. p
françois béguin
Avant la présidentielle,
des conseillers
de l’Elysée se recasent
Jean-Jacques Barberis, conseiller économique,
va rejoindre une filiale du Crédit agricole
I
l n’y aura bientôt plus de conseiller économique à l’Elysée.
Jean-Jacques Barberis, qui y
occupe le titre de conseiller aux
affaires économiques et financières nationales et européennes,
devrait quitter l’équipe du président de la République d’ici à cet
été. Cet énarque d’allure juvénile
et adepte du costume trois-pièces, ancien membre du cabinet de
Pierre Moscovici à Bercy, âgé de
36 ans, rejoindra en juin l’entreprise de gestion d’actifs Amundi,
filiale du Crédit agricole, où il
s’occupera de la clientèle des
fonds souverains et des banques
centrales.
« Un job par définition très international, qui n’a donc rien à voir
avec son carnet d’adresses », indique un bon connaisseur du dossier, pour qui M. Barberis est une
« super-mécanique intellectuelle. Il
est mieux pour la France qu’il rejoigne une grande institution française, premier gestionnaire d’actifs
européen, qu’une banque américaine. » Sans rancune aucune du
côté de la présidence de la République, donc. « Il a vraiment fait du
bon boulot, a acquis un maximum
de responsabilités. Le président
l’aime vraiment beaucoup, ils se
recroiseront », confie un habitué
de l’Elysée.
Ce départ interviendra après celui de Laurence Boone, conseillère spéciale du chef de l’Etat
chargée des sujets économiques.
Mme Boone, qui avait intégré l’Ely-
sée en remplacement d’Emmanuel Macron, en juin 2014, vient
de rejoindre l’assureur Axa. Elle y
occupe le poste d’économiste en
chef du groupe et de responsable
de la recherche d’Axa Investment
Managers.
Dernière année moins chargée
Il ne semble pas, à ce stade, que la
présidence de la République ait
l’intention de recruter un nouveau conseiller économique,
alors que la dernière année du
quinquennat, par nature, sera
nettement moins chargée en réformes. Le suivi des dossiers économiques à l’Elysée reposerait
donc sur le secrétaire général adjoint, Boris Vallaud, ainsi que sur
Julien Pouget, le conseiller industrie et numérique, et Rodolphe
Gintz, le spécialiste budgétaire,
ancien conseiller de Jean-Marc
Ayrault à Matignon.
Les mouvements de postes, à un
plus d’un an de l’élection présidentielle de 2017, suivent donc
leur cours. Un autre départ concerne la cellule diplomatique : la
conseillère Afrique, Hélène Le Gal,
quittera elle aussi le cabinet cet
été. Elle pourrait se voir attribuer
le poste d’ambassadrice à Jérusalem, un an après qu’Emmanuel
Bonne, l’ancien conseiller de
François Hollande chargé de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à
l’Elysée, a été nommé ambassadeur au Liban. p
isabelle chaperon et d. r. a.
Crédit Coopératif – Société coopérative anonyme de Banque Populaire à capital variable – RCS Nanterre 349 974 931 01213 – APE 6419 Z – N° ORIAS 07 005 463 – 12, boulevard Pesaro – CS 10002 – 92024 Nanterre cedex – Illustration : Artus – L A S U I T E & C O
UNE AUTRE BANQUE EST POSSIBLE
#UneAutreBanque
10 | france
EMPLOI
Rebsamen n’attend pas
de « miracle » du projet
de loi travail
L’ex-ministre du travail, François Rebsamen, estime qu’il
ne faut pas attendre de « miracle » du projet de réforme
du code du travail présenté
par Myriam El Khomri, qui
lui a succédé rue de Grenelle.
« Les corrections apportées ont
permis de rééquilibrer le texte
(…) mais il ne faut pas attendre
de miracle », a-t-il déclaré dans
une interview publiée, lundi
28 mars, sur le site Internet
des Echos. Pour M. Rebsamen,
« c’est bien, mais c’est plus une
loi travail qu’une loi emploi ».
FAI T D I VERS
53 kilos de cocaïne
saisis en Guyane
Vers une nouvelle loi contre la corruption
Le texte « Sapin II » entend mettre la France aux standards de la lutte anticorruption
V
ingt-trois ans après la
première loi portant
son nom, Michel Sapin
va présenter au conseil
des ministres, mercredi 30 mars,
un nouveau projet de loi pour la
lutte contre la corruption, dit
« Sapin II ». Avec ce texte, la France
entend se mettre aux standards
de la lutte anticorruption, notamment dans les opérations commerciales transnationales.
Elle est certes signataire de la
convention internationale de
l’Organisation de coopération et
de développement économique
(OCDE) entrée en vigueur en 1999,
pour laquelle elle a fortement
œuvré et qui est censée être appliquée par 41 pays. Pourtant, « jamais une entreprise n’y a été condamnée de manière définitive
pour corruption d’agents publics
étrangers », rappelait récemment
le chef de la division anticorruption de l’OCDE, Patrick Moulette,
lors de la réunion, à Paris, d’une
cinquantaine de ministres pour
faire le bilan de son application.
En 2014, l’OCDE avait adressé un
sévère rappel à la France pour
qu’elle se mette en conformité
avec la convention, la pressant de
« poursuivre les réformes annoncées et toujours nécessaires ».
« L’absence de condamnations
en France pour versements, en
particulier, de pots-de-vin a créé
un climat de soupçon envers notre
pays que je juge infamant », reconnaissait M. Sapin dans un entretien au Journal du dimanche, le
27 mars. Dans le classement de
l’ONG Transparency International en 2015, la France figurait au
23e rang en matière de lutte contre la corruption, sur 104 pays notés. « Le système actuel n’est pas
efficace », constate le ministre
des finances. Le projet de loi doit
permettre de combler les lacunes
mises en évidence par la condamnation à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, de grandes
entreprises françaises.
Le texte présenté en conseil des
«Je ne vois pas
de mal
à être lobbyiste,
mais il faut
que ce soit
transparent »
MICHEL SAPIN
ministre des finances et des
comptes publics
ministres crée une agence de prévention et de détection de la corruption, qui se substitue au service central de prévention de la
corruption, instauré par la loi Sapin I, qui n’avait pas de pouvoir
d’enquête. Cette agence sera placée sous l’autorité conjointe des
ministres des finances et de la justice. Ce n’est pas une autorité administrative indépendante mais
un service de l’Etat. Elle pourra à la
fois conseiller, contrôler et enquê-
© FNH
Trois valises contenant chacune 17 kilos de cocaïne ont
été saisies, dimanche 27 mars,
à l’aéroport Félix-Eboué de
Matoury, dans les bagages
de trois passagers originaires
de Marseille, voyageant pour
Paris, a annoncé, lundi, le
procureur de la République
de Cayenne. Au total, « 53 kilos de cocaïne » ont été saisis.
Une enquête a été confiée à
la police judiciaire de Guyane.
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
ter sur les procédures mises en
œuvre par les acteurs publics et
privés pour prévenir la corruption.
La nouvelle agence devra ainsi
veiller à ce que toute entreprise de
plus de 500 salariés réalisant un
chiffre d’affaires supérieur à
100 millions d’euros soit dotée
d’un programme de prévention de
faits de corruption ou de trafic
d’influence, sous peine d’une
amende pouvant aller jusqu’à
un million d’euros pour les personnes morales et 200 000 euros
pour les personnes physiques. La
poursuite de faits de corruption
d’agents publics commis à l’étranger sera rendue possible et sanctionnée pénalement. Le projet de
loi prévoit un délai de prescription
de trois ans pour l’action de
l’agence. Un délai que certaines
ONG jugent trop court, souhaitant
le porter à six ans.
Règles déontologiques
Le texte met également en place
une protection des lanceurs
d’alerte. L’agence pourra recueillir
leurs renseignements, les signalements seront anonymisés. Dès
lors que leurs déclarations auront
été retenues, l’agence pourra
prendre en charge leur défense en
cas d’éventuelles représailles et assumer les frais de justice. Le projet
de loi devrait encore évoluer vers
un statut unique de protection
pour tous les lanceurs d’alerte en
fonction des recommandations
que le gouvernement a demandé
au Conseil d’Etat de lui faire.
S’appuyant sur les propositions
du rapport remis début 2015 à
François Hollande par Jean-Louis
Nadal, le président de la Haute
Autorité pour la transparence de la
vie publique (HATVP), le projet de
loi prévoit la mise en place d’un registre des représentants d’intérêt.
L’inscription des lobbyistes à ce registre sera rendue obligatoire et
les informations seront publiques,
sur un site en ligne. La loi fixera
également des règles déontologiques, et la HATVP pourra sanctionner les manquements les plus graves par des mises en demeure ou
des amendes pouvant aller jusqu’à 30 000 euros. « Je ne vois pas
de mal à être lobbyiste, mais il faut
que ce soit transparent et il faut respecter un certain nombre de principes éthiques », soutient M. Sapin.
Enfin, le projet de loi met la législation en matière de délit ou de
manquement d’initié en conformité avec la jurisprudence du
Conseil constitutionnel qui, dans
sa décision du 18 mars 2015 sur
une question prioritaire de constitutionnalité concernant EADS,
avait estimé que les mêmes faits
ne pouvaient donner lieu à une
double poursuite par l’Autorité des
marchés financiers et la justice pénale, au nom du principe « non bis
in idem ». Le Conseil avait reporté
au 1er septembre 2016 la date
d’abrogation des dispositions actuelles pour permettre au gouvernement de promouvoir une nouvelle législation. Le texte prévoit
donc que chaque procédure sera
exclusive de l’autre.
Le « Sapin II » inclut également
des dispositions que le ministre de
l’économie, Emmanuel Macron,
prévoyait de présenter dans son
texte sur les « nouvelles opportunités économiques » et qui ont finalement été regroupées avec celui du ministre des finances. p
patrick roger
Michel Sapin rengaine l’arme
de la transaction pénale
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négocier une amende pour s’éviter un procès : la mesure
était présentée comme l’arme qui aurait permis à la France d’aller au-delà des proclamations de bonne foi dans la lutte contre
la corruption internationale. Mais le Conseil d’Etat, dans un
avis transmis au gouvernement jeudi 24 mars, a exprimé des
réticences qui ont amené le ministre des finances, Michel Sapin, à retirer de son projet de loi sur la transparence de la vie
économique les dispositions permettant au parquet de proposer aux entreprises une transaction pénale en lieu et place de
poursuites judiciaires longues et incertaines.
C’est un coup dur pour le gouvernement alors que la France
est régulièrement critiquée, notamment par l’OCDE, pour son
inefficacité en la matière. Une seule entreprise a été condamnée en quinze ans : Total, en février, à 750 000 euros d’amende
dans le scandale « pétrole contre nourriture » en Irak. Et encore,
cette condamnation n’est pas définitive, et demeure suspendue à un pourvoi en cassation. Les Etats-Unis, eux, sanctionnent régulièrement des entreprises françaises pour corruption, avec des amendes autrement plus dissuasives : 772 millions de dollars (690 millions d’euros) à l’encontre d’Alstom en
décembre 2014, 245 millions de dollars contre Total en
mai 2013.
Reprenant une proposition défendue par l’association Transparency International, qui a acquis une légitimité sur ce terrain,
le gouvernement souhaitait introduire une « convention de
compensation d’intérêt public » inspirée de la pratique américaine. Le procureur aurait pu proposer, si l’entreprise reconnaît
les faits, cette transaction pénale avec une amende pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires. Un programme de mise en
place de procédures de contrôle anticorruption devait être imposé et surveillé sur trois ans. En échange de cette transaction,
homologuée par un juge après une audience publique, et à l’issue de la période d’observation de trois ans, la société échappait
aux poursuites judiciaires et à la déclaration de culpabilité.
« Outil supplémentaire »
Cette mesure, dans laquelle Eliane Houlette, qui dirige le parquet national financier, voit un « outil supplémentaire » pour
renforcer l’efficacité du système répressif, soulève pourtant de
fortes oppositions. Un collectif d’associations, regroupant notamment Anticor, Oxfam et le Syndicat de la magistrature, dénonce une mesure de dépénalisation au profit des grandes entreprises. Pour Eric Alt, vice-président d’Anticor, « l’inefficacité
de la lutte contre la corruption en France est un problème de
moyen et de compétence des services d’enquête, pas un manque
d’outil juridique ». Le débat promettait d’être enflammé au Parlement. Michel Sapin veut croire que le dispositif pourra revenir sous forme d’amendement parlementaire, en tenant
compte des préventions du Conseil d’Etat.
Elles portent principalement sur deux points : le fait que cette
transaction ad hoc soit réservée aux personnes morales, et
qu’elle s’applique aussi bien à la corruption en France qu’à
l’étranger (alors que sa justification vient de la longueur des enquêtes internationales). Le débat n’est pas clos. p
jean-baptiste jacquin
france | 11
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Polémique sur la « centaine » de Molenbeek français
Les propos du ministre de la ville, Patrick Kanner, divisent à gauche et suscitent les critiques de chercheurs
I
l y a aujourd’hui, on le sait,
une centaine de quartiers en
France qui présentent des similitudes potentielles avec
ce qui s’est passé à Molenbeek », la
ville de banlieue bruxelloise
foyer d’un grand nombre de djihadistes. Les propos du ministre
de la ville, Patrick Kanner, dimanche 27 mars, lors du Grand
Rendez-Vous Europe1-Le Mondei-Télé, ont aussitôt suscité la polémique.
Jugé « lucide » par les Républicains Eric Ciotti et Hervé Mariton, ou par le frontiste Florian
Philippot, le socialiste a été sévèrement critiqué par le président de l’UDI, Jean-Christophe
Lagarde, « parce que c’est le genre
de formule qui mutile le débat politique français ». Le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe
Cambadélis, a aussi regretté une
« stigmatisation » des quartiers
tandis que Julien Dray, conseiller
régional PS d’Ile-de-France a considéré que « par les formules, on
ne résout aucun problème, on
cède aux facilités de la communication, ça ne livre aucune information réelle ».
Pour Patrick Kanner, « Molenbeek (…), c’est une concentration
énorme de pauvreté et de chômage, c’est un système ultracommunautariste, c’est un système
mafieux avec une économie souterraine, c’est un système où les
services publics ont quasiment
disparu, c’est un système où les
élus ont baissé les bras ».
Il y aurait donc « une centaine »
de quartiers regroupant ces caractéristiques en France. D’où
sort ce chiffre ? Il ne renvoie à
aucune étude précise. Au ministère de la ville, on laisse entendre
qu’il s’agit des endroits cumulant
« les handicaps sociaux », figurant
à la fois au rang des 1 500 quartiers prioritaires de la politique
de la ville, des 150 REP +, le noyau
dur de l’éducation prioritaire, ou
encore des 80 zones de sécurité
prioritaire.
Sont-ils pour autant des viviers
terroristes en puissance ? François Pupponi, président de
l’Agence nationale de rénovation
urbaine, y croit : « La France et la
Belgique ont créé des ghettos sociaux, communautaires et ethniques. A l’intérieur de ces ghettos,
l’Etat islamique a compris qu’il y
avait quelques dizaines d’individus qui pouvaient devenir des
bombes humaines. C’est ni plus ni
moins ce qu’a dit Manuel Valls
lorsqu’il a parlé de politique
d’apartheid. »
« Comme des menaces »
Cette lecture est loin de mettre
tout le monde d’accord. D’abord,
elle résiste peu devant la variété
sociologique des jeunes partis de
France pour le djihad en Syrie, issus des classes moyennes, récemment convertis à l’islam ou originaires de communes rurales.
Pour Renaud Epstein, maître de
conférences en sciences politiques à l’université de Nantes,
« Le basculement
djihadiste n’est
pas spécifique
aux cités HLM »
MARIE-NOËLLE LIENEMANN
vice-présidente de l’Union
sociale pour l’habitat
« parler de quartiers comme Molenbeek n’a pas de sens ». Lui y voit
un discours d’opportunité politique qui dénote « une stigmatisation des quartiers comme des menaces pour la République ».
« On peut comparer les quartiers
sur la base de leurs caractéristiques sociales mais on ne peut pas
dire que ces caractéristiques sont
des facteurs prédictifs du terrorisme », ajoute Antoine Jardin,
chercheur et co-auteur de Terreur
dans l’Hexagone. Genèse du djihad français.
Le sociologue Mohamed AliAdraoui abonde : « Ce sont davantage des groupes de pairs, des fratries qui se radicalisent. Le point
commun entre Mohammed Atta,
le coordonnateur des attentats du
11-Septembre, et Salah Abdeslam,
ce n’est pas leur origine sociale,
c’est leur imaginaire religieux et
politique. » L’auteur de Du Golfe
aux banlieues : le salafisme mondialisé (PUF, 2013) critique en
outre la « figure imposée » du communautarisme. Selon lui, le djihadisme est au contraire un « hyperindividualisme ».
M. Kanner pourrait avoir amalgamé deux problématiques que
lui a exposées l’Union sociale
pour l’habitat : celle des quartiers
où la délinquance est telle que la
vie est devenue difficile pour les
habitants, et celle des villes où la
présence salafiste inquiète. L’organisation représentative des
HLM a ainsi répertorié depuis
trois ans 60 quartiers de logements sociaux gangrenés par le
trafic de drogue et l’économie parallèle. Elle a par ailleurs mis en
place un groupe de travail depuis
mi-2015 sur les problèmes rencontrés par ses agents confrontés
au prosélytisme religieux dans
certaines cités.
« Nous n’avons jamais lié les
deux », assure Béatrice Morra, directrice du service des politiques
urbaines et sociales. « Le basculement djihadiste n’est pas spécifique aux cités HLM. Nous avons signalé 60 quartiers qui ont de gros
problèmes de sécurité mais ce n’est
pas la même chose ! », renchérit
Marie-Noëlle Lienemann, viceprésidente de l’Union sociale
pour l’habitat.
Lundi, le ministère de l’intérieur ne souhaitait pas commenter les propos de Patrick Kanner.
Idem du côté du secrétariat d’Etat
à la ville : « On n’est pas à l’aise
parce que ce n’est pas notre ligne »,
y expliquait-on. p
julia pascual
et sylvia zappi
« Tony l’Anguille », 76 ans,
de retour au tribunal
Figure du banditisme reconverti dans le
polar, il est jugé pour un projet de braquage
#entre
« Voyou avec passion »
La même enquête conduit les policiers viennois dans un appartement du centre de la capitale
autrichienne loué par un prétendu émissaire du Vatican,
Mgr Pierro de la Rosa, inconnu à
Rome. Dans cette « planque » où
seront saisis deux détonateurs, les
enquêteurs ont identifié sur trois
chemises ecclésiastiques l’ADN
d’Antoine Cossu, reconnu aussi
par le propriétaire des lieux
comme l’envoyé du Saint-Siège.
Au juge d’instruction, en
mai 2015, « Tony » martèle : « Moi
je n’étais pas sur ce coup ! On exagère. Le procureur de là-bas [à
Vienne], il m’a dit : “Chez vous,
vous êtes Al Capone.” » Les autorités autrichiennes ont dénoncé
les faits à la justice française et,
au total, six hommes sont jugés
par le tribunal correctionnel de
Marseille pour association de
malfaiteurs. Tous fichés au grand
banditisme.
Installé à côté de Sète depuis sa
sortie de prison en 2009, Antoine
Cossu assure avoir changé de vie.
« Je suis à la retraite et j’écris des
luc leroux
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+22(*),')3/1* - 43)&'1$
T
ony l’Anguille » est de nouveau face à la justice. Antoine Cossu, figure mythique du grand banditisme méridional, a gagné son surnom au gré
de nombreuses et rocambolesques évasions. Beau-frère et
homme de confiance du parrain
marseillais Francis Vanverberghe,
alias « le Belge », assassiné
en 2000, « l’Anguille » s’est reconvertie, après trente ans de prison,
en auteur de polars et en peintre
amateur. Las ; il doit être jugé,
mercredi 30 mars, à presque
76 ans, pour un projet d’attaque
d’un fourgon de transport de
fonds près de Vienne, en Autriche.
Alertés par leurs homologues
marseillais, les policiers autrichiens interpellaient, le 4 juin 2014,
quatre Français qui s’apprêtaient,
cagoulés, à dérober un poids lourd
pouvant servir de « bélier » contre
l’un des véhicules de la société de
transport de fonds Loomis. Ils
avaient au préalable pris soin de
chronométrer les trajets et de surveiller les habitudes de circulation
des fourgons entre le centre-fort
de Graz et Vienne.
bouquins », répond-il aux juges
auxquels il fait parvenir des
exemplaires dédicacés. C’est grâce
à un contrat avec Plon, son éditeur, et avec l’aide d’un journaliste, qu’il bénéficiera d’une libération conditionnelle. Lorsqu’il
obtient, en 2010, le prix Intramuros du festival Polar & Co de Cognac pour Taxi pour un ange, il se
livre auprès des journalistes : « J’ai
été un voyou avec passion. Je serai
écrivain avec passion. » Deux ans
plus tard, « Tony l’Anguille » fait
partie du jury du même festival
aux côtés de l’ancien juge d’instruction Gilbert Thiel.
S’il est à Vienne au printemps
2014, explique-t-il, c’est justement
pour écrire un roman. « Quand je
leur ai dit que j’écrivais un livre, les
policiers, ça les a fait rire. » C’est
aussi pour « des contacts commerciaux » avec la société Red Bull en
vue d’importer la boisson énergisante en France. Mais il refuse de
donner le nom de son contact chez
Red Bull : « C’est un monsieur qui a
une position un peu établie, j’ai pas
envie d’emmerder les gens. »
Pour cette escapade autrichienne, Antoine Cossu a connu la
détention durant huit mois. « Je
suis fatigué d’être en prison », soupire-t-il auprès du juge d’instruction. « Ce qui le caractérise, c’est la
force de vie qu’il a au fond de luimême, dit son avocat Me Frédéric
Monneret. Au début de chaque longue peine [quinze ans pour un braquage commis en 1965, dix-huit
ans, en 2006, pour un trafic international de drogue], il se disait :
“Un jour, je vais sortir.” » En cellule,
il écrit sur des petits carnets – « Le
temps passait autrement dans
mon cachot » – et il peint.
Au-delà des toiles au fusain sur
lesquelles il s’est représenté avec
« le Belge » et qui ornent les murs
des cabinets de ses avocats, Antoine Cossu a réalisé quelques expositions dans des galeries niçoises. Le tribunal dira s’il est ou non
l’énigmatique Mgr de la Rosa
mais pour « Tony l’Anguille », ce
procès devrait être l’occasion de
tirer sa révérence : « Au point de
vue du banditisme, je n’ai rien à me
reprocher ni ici ni là-bas. Je vis
tranquille à la campagne, je m’occupe de ma peinture et de mes livres. Qu’est-ce que je vais m’embêter à mon âge avec cela ? » p
tendre
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12 | france
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
DÉMANTÈLEMENT DE LA « CELLULE DE VERVIERS »
ATTENTATS DE PARIS ET SAINT-DENIS
15 JANVIER 2015
13 NOVEMBRE 2015
Français
Cache
rue du Corbillon
à Saint-Denis
SAINTDENIS
Français
Français
Français
10è
11è
Marocain
Assaut
le 18 novembre
2 km
PARIS
Néerlandais
Jawad
BENDAOUD
et
Mohamed
SOUMA,
les logeurs
Belge
28 ans, Belge
Mohamed
HAJNI
27 ans
Souhaib
EL ABDI
26 ans, Belge
BRUXELLES
BATAC
Sofiane
AMGHAR
Khalid
BEN LARBI
Marouane
EL BALI
Brahim
ABDESLAM
Samy
AMIMOUR
LAN
Considérée comme démantelée
depuis janvier 2015
Belge
T E R R AS S E S
Abdelhamid
ABAAOUD
CELLULE DE VERVIERS
Chakib
AKROUH
Ismaël Omar
MOSTEFAÏ
EXÉCUTANTS
DES ATTENTATS
29 ans,
Français
26 ans
31 ans, Français
Abdelhamid
ABAAOUD
28 ans, Français
Salah
ABDESLAM
23 ans, Français
26 ans, Français
VERVIERS
FRANCE
Omar DAMACHE
33 ans, Algérien
Français, relâché
à la suite d’une erreur,
en fuite
Athènes
Deux appartements fouillés
20 ans, Français
STA
SOUTIEN LOGISTIQUE
?
GRÈCE
Bilal
HADFI
E
Walid HAMAM
Identités
inconnues,
présentés par l’EI
comme irakiens
NC
PARIS
DE
Khalid EL BAKRAOUI
Il loue une cache à Charleroi avant les attentats
Verviers, « cellule
souche » des attentats
de Paris et Bruxelles
La galaxie djihadiste des attaques naît d’un réseau
créé par Abaaoud, démantelé le 15 janvier 2015
T
prêtait à commettre des attentats,
le lendemain, à Bruxelles.
L’assaut est d’une rare violence.
Deux suspects sont tués, un troisième arrêté. Deux jours plus tard,
dans un appartement d’Athènes,
la police grecque interpelle Omar
Damache, un Algérien soupçonné
d’avoir aidé Abdelhamid Abaaoud
– futur instigateur des attentats
du 13 novembre – à superviser ce
projet terroriste.
Dans l’appartement, les enquêteurs mettent la main sur l’ordinateur d’Abaaoud, dont certaines
données semblent, déjà, préfigurer les attentats de Bruxelles. Sur le
disque dur : des notes représentant des plans d’attaque dans un
aéroport. Abaaoud se vantera,
quelques mois plus tard, dans le
magazine de propagande de l’EI
Dabiq, d’avoir échappé au coup de
filet de Verviers. Il passera les mois
suivant à mettre sur pied son nouveau projet : les attentats simultanés de Paris.
RA
LES SOUTIENS
LOGISTIQUES
TURQUIE
?
F
DE
Mohamed BELKAID
alias Samir Bouzid,
35 ans, Algérien
Soutien logistique et coordination, avec Laachraoui,
des attentats de Paris depuis Bruxelles
ATHÈNES
out part d’une « cellule
souche », Verviers, et de
son créateur, Abdelhamid Abaaoud. Un réseau
en partie détruit par la police
belge, le 15 janvier 2015, qui renaîtra quelques mois plus tard pour
frapper Paris en son cœur, puis
Bruxelles. Une hydre de Lerne djihadiste, dont les membres se régénèrent pour préparer l’attaque suivante. L’organisation Etat islamique (EI) l’a froidement calculé : un
kamikaze ne sert qu’une fois. Le logisticien d’un attentat est le martyre en puissance de sa réplique.
Une semaine après la tuerie du
7 janvier 2015 dans les locaux de
Charlie Hebdo, la Belgique découvre, stupéfaite, qu’un projet terroriste se prépare sur son sol. Le
15 janvier, à la nuit tombante, la
police belge lance l’assaut contre
une maison de Verviers, où conspirent trois djihadistes de retour
de Syrie. Des écoutes téléphoniques ont révélé que la cellule s’ap-
Chakib
AKROUH
25 ans,
Belgo-Marocain
Foued
MOHAMED-AGGAD
BELGIQUE
Abdelhamid
ABAAOUD
DEVIENNENT
EXÉCUTANTS
Najim LAACHRAOUI
alias Soufiane Kayal
Soupçonné d’être l’artificier des attentats de Paris,
et d’avoir coordonné par téléphone avec Belkaid,
les attentats de Paris depuis Bruxelles
Ahmed DAHMANI
Arrêté le 16 novembre en Turquie et condamné pour trafic de migrants
Mohamed BAKKALI
Mohammed ABRINI
Arrêté en Belgique. Suspecté d’avoir loué un appartement utilisé pour
préparer les explosifs, on a retrouvé chez lui une vidéo, récupérée par
les frères El Bakraoui, montrant le domicile d’un cadre d’une centrale
nucléaire belge
30 ans, Belge
Il accompagne les commandos à Paris,
rentre en Belgique, puis disparaît le 13 novembre.
Visé par un mandat d’arrêt international
Multipliant les voyages entre la
Syrie et la Grèce, ce cadre de l’EMNI
– l’organe de sécurité intérieure de
l’EI – va s’atteler à reconstituer une
nouvelle cellule autour d’un noyau
de copains de quartier, originaires,
comme lui, de Molenbeek. A cette
colonne vertébrale s’agrègent
quelques Français – Salah Abdeslam, qui a aussi grandi à Molenbeek, et les trois kamikazes du Bataclan –, ainsi que des combattants
étrangers recrutés en Syrie.
Plusieurs membres de ce réseau
ont accosté sur l’île grecque de Leros à l’automne 2015, en se mêlant
au flux de migrants avec de faux
passeports syriens. C’est le cas des
deux kamikazes irakiens du Stade
de France, et de deux suspects des
attentats de Bruxelles : Sofiane
Ayari, alias Mounir Ahmed Alaaj,
interpellé le 18 mars, et l’homme
avec qui il est arrivé en Grèce, Naim
Al-Hamed, dont on ignore la véritable identité, toujours recherché.
D’autres, comme Najim Laa-
chraoui et Mohamed Belkaid – qui
ont coordonné les attaques de Paris par téléphone depuis Bruxelles –, voyagent sous de fausses
identités belges, ce qui ralentira
considérablement leur identification. Durant les mois qui précèdent les attaques, la nouvelle
équipe d’Abaaoud traverse ainsi
l’Europe – certains seront contrôlés en Grèce, en Hongrie, en Autriche ou en Allemagne – sans être
démasquée.
Les logisticiens-kamikazes
Abaaoud a réussi à reconstituer un
réseau de logisticiens et de candidats au martyre. Le soir du 13 novembre, sept kamikazes se font exploser à Paris. Le huitième – dont
l’existence sera révélée le lendemain par un communiqué de l’EI –
n’a jamais actionné sa ceinture : il
s’agit vraisemblablement de Salah
Abdeslam. Abaaoud et Chakib
Akrouh, qui ont participé au massacre des terrasses, trouveront la
mort cinq jours plus tard lors d’un
assaut du RAID contre un appartement de Saint-Denis.
Des dix terroristes présents à Paris, la nuit du 13 novembre, neuf
sont morts, le dernier, Salah Abdeslam, est en cavale. Mais les enquêteurs découvrent rapidement
qu’ils ont bénéficié de nombreuses complicités : l’Algérien Mohamed Belkaid et le Belge Najim Laachraoui – que les policiers ne connaissent alors que sous leurs identités d’emprunt – ont coordonné
les attaques à distance. D’autres,
comme Khalid El Bakraoui, ont
loué des appartements ayant servi
de planque aux commandos.
Ce qui frappe dans la dynamique
de cette cellule reconstituée sur
les cendres de Verviers, c’est sa
plasticité. Elle se joue autant des
frontières que des rôles assignés.
Tandis que les enquêteurs traquent les personnages secondaires des attentats de Paris – Mohamed Belkaid, Najim Laachraoui et
Khalid El Bakraoui –, ces derniers
mettent sur pied leur propre opération martyre.
Elle aura pour cible Bruxelles, la
ville où tout a commencé. Le
mardi 22 mars, vers 8 heures du
matin, deux kamikazes se font exploser à l’aéroport de Zaventem :
Najim Laachraoui et Ibrahim El
Bakraoui. Un peu plus d’une heure
plus tard, Khalid, le frère d’Ibrahim, déclenche sa ceinture à la station de métro Maelbeek.
Mohamed Belkaid a été tué quelques jours plus tôt lors d’une opération de police dans le quartier de
Forest. Salah Abdeslam et Sofiane
Ayari, connu des enquêteurs sous
l’identité d’emprunt de Mounir
Ahmed Alaaj, sont parvenus à s’enfuir. Ils seront interpellés le
18 mars à Molenbeek. Les enquêteurs soupçonnent les trois hommes d’avoir constitué un troisième commando censé frapper
Bruxelles le 22 mars. p
soren seelow
france | 13
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MERCREDI 30 MARS 2016
COMMENT LIRE CETTE INFOGRAPHIE ?
Chaque point représente un terroriste impliqué
dans les attaques de Paris ou de Bruxelles.
ARRESTATION DE SALAH ABDESLAM
Infiltré parmi les migrants
avec un faux passeport syrien
En fuite
Passage en Syrie
18 MARS 2016
En prison
Véhicule
Cache
Mort
Attentat
2
MolenbeekSaint-Jean
Schaerbeek
1b
ATTENTATS DE BRUXELLES
BRUXELLES
1a
2 km
Cache no 1
Rue du Dries
à Forest
Nouvelle cache
Rue des Quatre-Vents
à Molenbeek
1a
1b
8 heures
Deux explosions
à l’aéroport
de BruxellesZaventem
Bilan provisoire
BRUXELLES
Fuite d’Abdeslam
vers la Belgique
le 14 novembre
Assaut
le 15 mars
Lazez
ABRAIMI
22 MARS 2016
Forest
Arrestation
le 18 mars 2016
9 h 11
15 MORTS
Une explosion
à la station
de métro
Maelbeek
Bilan provisoire
Aéroport
20 MORTS
Hamza
ATTOU
Salah
ABDESLAM
Salah
ABDESLAM
Les trois kamikazes de
Bruxelles, tous de nationalité
belge, faisaient partie des
suspects les plus recherchés
dans le cadre de l’enquête sur
les attaques du 13 novembre
dont le noyau s’était formé il y
a plus d’un an autour de la
figure d’Abdelhamid Abaaoud
Métro
Maelbeek
Salah
ABDESLAM
Abdellah
CHOUAA
Ali
OULKADI
Mohamed
AMRI
Sofiane AYARI,
alias Amine Choukri
ou Mounir Ahmed Alaaj
Sofiane AYARI
Ont aidé Salah Abdeslam
dans sa fuite
2 km
Mohamed
BELKAID
Abid
ABERKAN
Il meurt durant l’assaut
M É T RO
Ami de la famille,
il loge S. Abdeslam ;
également arrêté
le 18 mars
Khalid
EL BAKRAOUI
Il loue la cache de Forest
Khalid
EL BAKRAOUI
27 ans, Belge
Najim
LAACHRAOUI
Najim
LAACHRAOUI
Ibrahim
EL BAKRAOUI
Naim
AL-HAMED
Fausse identité,
ses empreintes
digitales
ont été retrouvées
dans la cache
alias Soufiane Kayal,
24 ans, Belge
Arrivés sur l’île de Leros
le 20 septembre, et accueillis
par Salah Abdeslam
en Allemagne.
Suspecté par les enquêteurs
d’être « l’homme au chapeau »,
le troisième terroriste de
l’aéroport.
?
EXÉCUTANTS
DES ATTENTATS
Toujours
recherché
Identité
inconnue
Ibrahim
EL BAKRAOUI
29 ans, Belge
« L’homme
au chapeau »
A É R O P O RT
Filmé par la vidéosurveillance
de l’aéroport, il a déposé un
sac bourré d’explosifs avant
de disparaître.
?
Toujours
recherché
?
Toujours
recherché
?
Toujours
recherché
2
Cache no 2 de Schaerbeek
qui abrite les auteurs
des attentats
de l’aéroport Zaventem
Mohammed ABRINI
SOURCES : AFP, REUTERS, LE MONDE
INFOGRAPHIE : CLARA DEALBERTO, FRANCESCA FATTORI, JULES GRANDIN, DELPHINE PAPIN
14 | enquête
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
L’alchimie verte
de l’or noir
Depuis 1969, la Norvège vit
des rentes du pétrole, au point
de disposer du premier fonds
souverain au monde.
Que faire de ce « tas d’or » ?
Après la baisse des cours,
le réveil est brutal. Oslo
mise sur une transition
plus « verte ». Mais
la reconversion
est difficile
olivier truc
stavanger (norvège) - envoyé spécial
E
n cette mi-mars 2016, le « Terminal des possibilités » a un petit
arrière-goût amer… Ce bâtiment
moderne donne sur la mer, en
plein cœur de Stavanger, la flamboyante capitale norvégienne
du pétrole, dans le sud du pays. Depuis octobre 2015, l’un de ses demi-étages a été transformé en une annexe de… l’agence pour l’emploi, créée pour accueillir les bataillons d’employés du secteur pétrolier qui ont perdu
leur travail.
Ce vendredi matin, ils sont encore peu
nombreux. Face à eux, par les grandes baies
vitrées qui donnent sur le port, on aperçoit
trois énormes vaisseaux de soutien logistique destinés aux plates-formes de la mer du
Nord. Aucun signe de vie sur les navires. « Ça
pourrait être à cause de la mauvaise météo en
mer, mais là, c’est parce qu’il n’y a plus de travail », lance Ketil Volland, ingénieur mécanique de 44 ans, fraîchement licencié du
groupe Schlumberger. Son père travaillait
dans le pétrole, il a suivi la voie. « C’était un
choix naturel », dit-il.
Le « choix naturel » est devenu une question existentielle pour le pays du prix Nobel
de la paix. Le moment semble venu de commencer cette mue tant évoquée lors des dernières élections législatives, en 2013, où la nécessaire diversification de l’économie norvégienne, au centre des débats, a favorisé la victoire du « bloc bourgeois » (droite) au
détriment des « rouges-verts » (gauche).
LE RÉVEIL BRUTAL DE LA PÉTROMONARCHIE
Depuis la découverte du gisement d’Ekofisk
au large de Stavanger en 1969, la Norvège vit
au rythme de l’or noir. Ce pays de 5 millions
d’habitants s’est transformé en pétromonarchie. Le secteur des hydrocarbures y compte
pour 39 % des exportations et 15 % du produit
intérieur brut (PIB). Citoyens du troisième
pays le plus riche du monde en PIB par habitant (selon le FMI en 2015), septième exportateur mondial de pétrole et troisième de gaz,
les Norvégiens vivent sur un nuage. La crise de
2008 ? « On lisait ça dans les pages internationales des journaux », raconte Franck (prénom
d’emprunt), cadre supérieur dans une filiale
d’Aker Solutions, un gros équipementier de
l’offshore qu’il a quitté fin décembre 2015.
Aujourd’hui, le réveil est brutal. Ketil Volland
est au chômage depuis janvier. Franck, fin
2015, touchait un salaire annuel de 1,1 million
de couronnes (116 000 euros) comme responsable des opérations, gérant plusieurs milliards de couronnes. En janvier, Aker lui propose un poste de contrôleur de gestion à
750 000 couronnes (79 000 euros), pour traiter de projets à quelques millions. « Une mise
au placard, dit-il, alors que je pouvais occuper
d’autres postes et étais prêt à m’expatrier. J’ai
été choqué, déçu. » Il comprend le message et
part chercher ailleurs, comme beaucoup
d’autres qui ont vu leur salaire réduit.
YASMINE GATEAU
Dans la région du Rogaland, dont Stavanger
est la capitale, le taux de chômage a bondi de
67 % en un an. En février, il était de 4,9 %, contre 3,3 % à l’échelle du pays. Une hécatombe
au Rogaland, qui compte 14 000 chômeurs.
Les plus jeunes n’osent pas parler. « Ils se sentent gênés d’avoir acheté une maison après
avoir travaillé deux ou trois ans seulement, dès
leur premier salaire, raconte Elisabeth Kvinnesland, de Nito, un syndicat d’ingénieurs. Ils
s’en veulent de ne pas avoir été plus prudents.
Ils sont obligés de vendre maintenant, et perdent de l’argent. »
Lors de la conférence annuelle sur le pétrole, à Oslo, le 10 mars, l’organisation patronale Norog, qui fédère le secteur, a annoncé
quelque 50 000 pertes d’emplois d’ici à 2018.
Mais elle table sur un retournement de conjoncture qui permettra de recommencer à
embaucher, jusqu’à 22 000 personnes dans
les deux ans selon les prévisions de l’institut
de recherche IRIS.
Le fonds du pétrole, créé en 1990 par la Norvège pour engranger la majeure partie des revenus tirés des hydrocarbures, est devenu le
plus gros fonds souverain au monde, atteignant 750 milliards d’euros. Même s’il a
fondu d’une quarantaine de milliards entre
fin 2015 et la mi-mars – 97 % du fonds sont
placés en actions et obligations sur les bourses du monde entier –, il reste un extraordinaire amortisseur dans lequel le gouvernement puise pour équilibrer son budget. Et investir dans d’autres domaines pour préparer
le pays à l’après-pétrole. « Nous allons effectuer une transition verte, et nous allons insister sur la recherche, l’éducation et le transport », a annoncé, en août 2015, la première
ministre conservatrice Erna Solberg. Même si
l’utilisation d’une partie du fonds dans l’économie norvégienne est sujette à débat.
Gros émetteur de gaz à effet de serre avec
ses plates-formes pétrolières de mer du Nord,
le royaume s’efforce de redorer son blason
« vert ». Le fonds du pétrole a commencé à se
désengager du charbon, se retirant de 50 à 75
compagnies (sur les 9 000 dans lesquelles il a
Mer
de Norvège
NORVÈGE
SUÈDE
Stavanger
investi) pour un total de 35 à 40 milliards de
couronnes. Pour atténuer l’addiction à l’or
noir, trois secteurs sont privilégiés : le transport, les traditionnelles ressources de la mer
et l’essor du numérique.
Le plan national pour le transport 20182029, présenté le 29 février, s’est fixé un objectif ambitieux : réduire de 50 % les émissions de CO2 liées au transport d’ici à 2030. En
misant par exemple sur la voiture électrique,
qui représente aujourd’hui 3 % des 2,5 millions de véhicules en circulation dans le pays.
Oslo compte multiplier par dix le nombre de
véhicules électriques d’ici à 2020. La capitale
a installé des bornes de recharge à tous les
coins de rue. Et accordé des incitations financières et réglementaires (exonération de TVA,
gratuité des péages ou des parkings municipaux…), qui pourraient toutefois être supprimées cette année en raison de leur coût élevé.
OSTRACISME
Oslo
DANEMARK
500 km
Dans le numérique, le pays nordique dispose
d’un atout géographique. Ainsi, le datacenter
de Green Moutain, installé sur l’île de Rennesoy, dans un ancien dépôt de munitions de
l’OTAN, tourne à 100 % à l’énergie hydraulique (renouvelable) et est refroidi par l’eau du
fjord.
Autant de pistes sur lesquelles nombre d’ingénieurs du pétrole comptent rebondir. Non
sans difficulté. « Les entreprises exigent beaucoup de garanties de la part des candidats qui
viennent du secteur pétrolier », note Sasha Elvik, de l’agence de l’emploi NAV. Ketil Volland
témoigne de l’ostracisme dont sont victimes,
comme lui, les travailleurs du pétrole : dans
l’esprit des Norvégiens, ils sont tous très bien
payés, avec quantité d’avantages. « Ça vaut
pour ceux qui travaillent offshore, mais c’est
une minorité », souligne le jeune chômeur,
qui « cherche maintenant un travail en dehors
du secteur pétrolier. Ça ne reviendra jamais au
niveau d’avant. Ce monde-là est trop brutal. Et
je ne suis pas seul… » Même son de cloche chez
Dag Helge Trodahl, ex-Schlumberger lui
aussi : « Comme je viens du pétrole, les compagnies que je démarche dans d’autres secteurs
craignent que, dès que les affaires reprendront
en mer du Nord, je reparte aussitôt, pour retrouver mon ancien salaire. »
Car les industriels des hydrocarbures veulent croire à un redémarrage. « Ceux qui commenceront leur formation dans le secteur à
l’automne 2016 seront vraisemblablement accueillis à bras ouverts par l’industrie pétrolière
et gazière à l’issue de leur école », assurait, le
10 mars, à Oslo, Karl Eirik Schjott-Pedersen,
directeur de Norog. Erna Solberg elle-même
l’a promis ce jour-là : le pétrole va demeurer
une industrie importante pour les décennies
à venir. Franck n’y croit guère : « En Norvège, le
discours social est roi, mais dès que la crise
frappe, tout ça est oublié, et chacun ne voit
que son intérêt. »
Comment en est-on arrivé là, dans cet
Etat-providence qui se targue du bon esprit de coopération entre gouvernement, patronat et syndicat ?
Pour Bjorn Vidar Leroen, conseiller à Norog, la crise a démarré bien avant la baisse des
cours du brut : « Depuis 2000, la production de pétrole sur le socle [continental]
norvégien a chuté de 50 % et, dans le
même temps, les coûts de production et les salaires ont considérablement augmenté. Ajoutez à cela que
la nouvelle génération de responsables politiques norvégiens réclame de
l’énergie propre. Alors qu’il y a vingt ans,
chaque découverte d’un gisement était accueillie comme une bénédiction pour le
royaume, ce n’est plus le cas. Le contexte a complètement changé. »
En 2012, les carnets de commandes sont pleins, les compagnies
embauchent par centaines techniciens et ingénieurs. Les syndicats
mettent la pression : pas moins de
trois grèves en quelques mois. Statoil dit stop. La compagnie publique, détenue à 67 % par l’Etat norvégien, a développé des technologies
sous-marines innovantes mais chères.
Le pétrole norvégien est le plus coûteux
à produire dans le monde. Les conditions généreuses des travailleurs offshore
– deux semaines en mer suivies de quatre semaines à la maison, avec des salaires un tiers
plus élevés qu’à terre – ne passent plus.
En 2013, Statoil présente un programme de
réductions de coûts de 20 % à 30 %, avec un
effet domino sur l’ensemble du secteur : des
contrats jusque-là réservés aux sous-traitants
norvégiens partent en Asie. La chute des prix
du baril, amorcée à l’été 2014 au niveau mondial, accélère celle des investissements sur le
socle norvégien (– 14,7 % en 2015, – 13,5 % prévus en 2016). Les rêves de voir l’Arctique prendre le relais de la mer du Nord s’envolent. Certes, ce 13 mars, le groupe italien Eni a démarré
l’exploitation de Goliat, premier gisement en
mer de Barents, mais avec deux ans de retard
et des dépassements de budget considérables. Les autres projets sont au point mort.
La chasse aux coûts fait le jeu de start-up innovantes comme Robotic Drilling Systems. A
Sandnes, non loin de Stavanger, son fondateur Lars Raunholt montre ses gigantesques
robots destinés à automatiser complètement
les opérations de forage, qui remplaceront
six à huit techniciens sur une plate-forme.
« Nous proposons ce que l’industrie réclame :
plus de sécurité, plus d’efficacité et une baisse
des coûts. Cela met peut-être des techniciens
au chômage, mais si on n’en passe pas par là,
nous serons tous au chômage », prévient-il.
Safe, un syndicat qui revendique 10 000 travailleurs du pétrole (dont 2 000 sont au chômage) est circonspect quant au discours volontariste des industriels et du gouvernement : « Ce que l’on craint, c’est ce qui va se
passer avec les jeunes, qui représentaient l’avenir de la profession. Ils ont été les premiers à
être licenciés. Qu’arrivera-t-il quand les affaires reprendront, alors qu’ils auront trouvé du
travail dans d’autres industries ? Prendront-ils
le risque de revenir dans un secteur qu’ils savent désormais cyclique ? »
« Toute une génération d’ingénieurs va disparaître, et avec elle une compétence énorme,
prévient Ketil Volland. Dans les emplois que je
cherche dans les autres industries, les gens me
disent que je ne serai pas capable de m’adapter
à une vie normale, avec un salaire plus bas. J’en
arrive au point où, dans mon CV, j’évite les
mots qui renvoient à l’industrie pétrolière ! » p
disparitions & carnet | 15
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Les administrateurs de la Maison
de Poésie-Fondation Émile Blémont
Stéphane
Monclaire
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Spécialiste du Brésil
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PANTHÉON
SORBONNE
AU CARNET DU «MONDE»
S
téphane Monclaire, mort
lundi 21 mars à Cuiaba
(Etat brésilien du Mato
Grosso), à 58 ans, avait
une spécialité rare dans les universités françaises : il était un fin
connaisseur du Brésil, et tout particulièrement de ses mœurs politiques. Sa découverte remontait
aux années d’incertitude, au
cours desquelles les Brésiliens
sortaient progressivement de la
dictature militaire (1964-1985) et
faisaient leurs premiers pas dans
la vie démocratique, comme un
enfant qui peine à trouver l’équilibre sur ses jambes.
Beaucoup ont apprécié, de 1998
à 2006, ses chroniques mensuelles dans le bulletin Info Brésil, une
publication parisienne – comme
lui qui était né dans le 15e arrondissement, le 6 avril 1957 – nourrie des solidarités et amitiés franco-brésiliennes nouées pendant
les « années de plomb ». Stéphane
Monclaire y évoquait la vie politique sans la moindre concession
aux clichés militants. Il développait un regard très pointu, à la fois
factuel et analytique, avec un talent et un goût prononcés pour la
sociologie électorale, une approche rendue particulièrement ardue par les impositions du régime militaire.
Au lieu de fermer le Congrès et
de suspendre tous les scrutins, les
généraux-présidents
avaient
autorisé des élections conditionnées, avec deux partis politiques
seulement. Autant dire que toutes
les cartes étaient rebattues et qu’il
fallait beaucoup de ténacité et
d’ingéniosité pour déceler des tendances et interpréter les résultats.
Un personnage atypique
Stéphane Monclaire a été ravi de
se pencher sur l’Assemblée constituante de 1987, ce qui l’a amené à
consolider sa familiarité avec le
droit. Ses études supérieures se
complètent d’une expérience
sans cesse renouvelée du territoire, l’érudition vient combler
une curiosité toujours éveillée, et
l’entregent vient faire le reste.
Avec l’exigence de ses collaborations gracieuses à Info Brésil, il se
prête aux fréquentes interviews
sur les ondes de Radio France Internationale et aux sollicitations
d’autres médias, que ce soit Le
Monde, Le Figaro ou Mediapart.
Maître de conférences en
science politique à l’université de
Paris-I-Panthéon-Sorbonne, il a
commencé à enseigner en 1984. Il
appartient au Centre de recherche
et de documentation sur l’Amérique latine (Credal) et au Centre de
6 AVRIL 1957
Naissance à Paris
1984 Enseigne à l’université
Paris-I-Panthéon-Sorbonne
1998 Début de ses
chroniques mensuelles
dans le bulletin Info Brésil
21 MARS 2016
Mort à Cuiaba (Brésil)
recherches politiques de la Sorbonne (CRPS).
Parlant couramment le portugais, il a été plusieurs fois professeur invité dans des universités
brésiliennes. En France et au Brésil, il a publié des études sur les
institutions brésiliennes, sur la
transition démocratique, sur la
nouvelle Constitution de 1988, et
sur les partis politiques. Mais il
s’intéressait aussi au football
comme facteur d’affirmation nationale et au charisme de Luiz Inacio Lula da Silva, dirigeant syndical sous les militaires, puis fondateur du Parti des travailleurs (PT,
gauche), enfin président de la République (2003-2010).
Après une jeunesse rebelle, il
était passé par une sorte d’ascèse,
habité par la volonté de rigueur,
de précision et de maîtrise dans
son domaine de connaissance,
sans pour autant cesser d’être un
personnage atypique, peu formaté, qui réservait souvent des
surprises à ses amis et à sa famille.
Le cinéma et les arts l’avaient attiré à une époque, comme en témoigne le portrait qu’a fait de lui,
en 1979, Gérard Courant dans son
Cinématon, série consacrée aux
figures underground ou alternatives (disponible sur YouTube). Il a
gardé de cette période généreuse
une disponibilité qui lui a permis
de multiplier les relations amicales, de tisser des réseaux universitaires et d’organiser des colloques
scientifiques. « Il était le meilleur
spécialiste français du Brésil politique », assure Alfredo Valladao, ancien journaliste à Libération et
professeur à Sciences Po Paris.
Du Brésil, il revenait à chaque
fois avec des valises et des poches
pleines de livres, qu’il dénichait
et dévorait. Inlassable arpenteur
de bibliothèques, il était aussi un
infatigable explorateur de terrain. Il faut croire que sa passion
lui a joué un sale tour, que le
corps n’a pas voulu se plier aux
exigences de l’esprit, car il est
mort sans doute d’épuisement, à
un moment où son cher Brésil
connaît un vent de folie et fait
chavirer les têtes et les cœurs les
plus solides. p
paulo a. paranagua
Naissance
Gonzague LESORT,
en communion avec
Maggy LESORT († 2012),
ses arrière-grands-parents,
Olivier LESORT
et Marie-Cécile CLOîTRE,
Paulo et Francesca SOLINAS,
ses grands-parents,
Mathieu LESORT et Laura SOLINAS,
ses parents,
ont la grande joie de faire part de la
naissance de
Candy,
le 25 mars 2016, à Bruxelles.
Décès
Pascal Boucheny,
François et Claudie Boucheny,
ses enfants,
Christian et Sabrina Boucheny,
Loic et Nezhla Boucheny,
ses petits-enfants,
Mina Boucheny,
son arrière-petite-ille,
ont la tristesse de faire part du décès de
Colette
BOUCHENY-MANTELET,
survenu le 23 mars 2016
et y associent le souvenir de son mari,
René Charles (†),
ancien administrateur
de la France d’Outre-Mer
et de son ils,
Jean Luc (†).
Une cérémonie religieuse aura lieu
le vendredi 1er avril, à 11 heures, au temple
protestant, 53, rue Erlanger, Paris 16e.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Biarritz.
Sébastien et Mathilde Castéran,
ses enfants,
Solène, Angèle et Marius Castéran,
ses petits-enfants,
Corinne et Claude Castéran,
sa sœur et son frère
Et leurs familles,
ont la douleur et la tristesse de faire part
du décès de
M. Christian CASTÉRAN,
journaliste,
survenu le 21 mars 2016.
Ses obsèques ont été célébrées le samedi
26 mars, à Pau (Pyrénées-Atlantiques).
Le présent avis tient lieu de faire-part.
17, avenue de Londres,
64200 Biarritz.
ont la tristesse de faire part du décès
de leur ami et président,
Jacques CHARPENTREAU,
survenu le 8 mars 2016, à Paris.
Conformément au vœu du défunt,
l’inhumation a eu lieu dans la stricte
intimité familiale.
Une messe sera célébrée le samedi
2 avril, à 12 heures, en l’église de la
Compassion, place du Général-Kœnig,
Paris 17e (métro porte Maillot).
Jacqueline Gepner, née Mayer,
son épouse,
Patrick Gepner et Sophie,
Cédric, Lauriane et Fabrice,
Danièle Gepner-Spira,
Agnès Gepner et Rémy,
Jessica et Frédéric,
Cyrielle, Anaëlle et Hugo,
Bruno Gepner et Carole,
Jonathan, Ruben et Clara,
ses enfants et petits-enfants,
Nathan et Hannah,
ses arrière-petits-enfants,
Myriam et Ernst Leblin,
Sacha et Eva Gepner,
Liliane et Bertrand Kempf,
son frère, sa sœur, ses beaux-frères et
belles-sœurs,
Cécilia,
ont la douleur de faire part du décès de
Armand GEPNER,
survenu le 26 mars 2016.
Alice Kojitsky,
son épouse,
Nadine et Gilles Lazimi,
ses enfants,
Julie Lazimi, Sacha Lazimi, Charlotte
et Harry Lazimi Nataf,
ses petits-enfants,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Raymond KOJITSKY,
résistant Pivert au FTP-MOI,
chevalier de la Légion d’honneur,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Les obsèques ont eu lieu le vendredi
25 mars, à 14 h 30, au cimetière parisien
de Bagneux.
Annyck Levée-Le Borgne
et Pierre Le Borgne,
Valérie, Serge et Enaelle Le Borgne,
Olivier Verhaegen,
Ses amis
Et sa famille,
La troupe et l’équipe du Théâtre
de la Ville,
ont la douleur de faire part de la disparition
de
Une célébration en la mémoire d’Olivier
a eu lieu le mercredi 23 mars, à 16 heures,
en l’église Saint-Roch, Paris 1er.
survenu le 23 mars 2016,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Ses obsèques religieuses auront lieu
ce mardi 29 mars, à 15 heures, en l’église
de Cunin.
Condoléances sur registre.
Louis Jouve et Martine Breuil,
Grégoire Jouve,
Hubert Jouve,
Antoine Jouve,
Claire Jouve (†),
Dominique Jouve et Malou Brageul,
Jean-Baptiste Jouve et Marie-Cécile Hac,
ses enfants,
Jérémy Pineau et Catherine, Hélène
Pineau et Christophe, William Jouve et
Gwénola, Julien Jouve, Ronan Jouve,
Tangi Jouve, Charlie Jouve, Arthur Jouve,
Coraline Jouve, Boris Jouve,
ses petits-enfants,
Maëva, Louise, Maëlys, Manoé,
ses arrière-petits-enfants
Et ses beaux-frères et belles-sœurs,
cousins et cousines, neveux et nièces
des familles Fallou, Libert, Bouttier,
Chemouilli, Hallaire, Jouve, Georges
et Le Fur, Colin, Daude, Brunhes,
font part du décès de
Bernadette JOUVE,
née BOUTTIER,
bibliothécaire (h)
de l’université Rennes 2,
dans sa quatre-vingt douzième année,
le samedi de Pâques 26 mars 2016,
munie du sacrement des malades.
La cérémonie religieuse sera célébrée
en l’église Saint-Hélier de Rennes,
le vendredi 1 er avril, à 14 h 30, suivie
de l’inhumation dans le caveau familial au
cimetière de l’Est, auprès de son époux,
Bernard JOUVE
(1923 -1997)
et de leur ille,
Claire
(1954-2011).
La Fondation de France
salue la mémoire de
M. Roger MOULIN,
décédé le 9 avril 2015,
dans les Hauts-de-Seine
et exprime toute sa reconnaissance
pour son généreux legs.
Conférence
Musée d’Orsay
Auditorium,
vendredi 1er avril 2016, à 12 heures,
Un hommage lui sera rendu dans
les semaines à venir, au Théâtre de la Ville
de Paris.
conférence inaugurale,
présentation de l’exposition
« Le Douanier Rousseau.
L’innocence archaïque »,
par les commissaires.
ont la tristesse de faire part de la disparition
de
M. Robert JANIN,
Hommage
Les funérailles ont eu lieu le samedi
26 mars, à Hénon (Côtes-d’Armor).
Cunin (Aube).
ont la tristesse de faire part du décès de
une messe sera célébrée en sa mémoire,
le samedi 2 avril 2016, à 19 heures,
en la chapelle Notre-Dame-du-SaintSacrement, 20, rue Cortambert, Paris 16e.
le 18 mars 2016.
Jacqueline Gepner,
18, rue Tisserand,
92100 Boulogne-Billancourt.
Huguette Janin,
son épouse,
Jean-François et Anne Janin,
Marie-Christine Janin,
ses enfants,
Marianne et Gilles Dupuis,
Cécile et Jean de Bayser,
Camille et Ludovic Velasco,
Mathilde Janin et Sylvain Ianeselli,
ses petits-enfants,
Amélie, Anaïs, Clément, Jérémy, Elise,
Alicia, Mattéo, Elodie et Eloïse,
ses arrière-petits-enfants
Et toute la famille,
Patrice VIAL,
Olivier LE BORGNE,
Marie-France Paillard,
Anne Paillard,
Michel Paillard,
Marie-Christine Paillard et Jean-Marc
Deshayes,
ses enfants,
Ses petits-enfants
Et arrière petits-enfants,
Ses neveux et nièces,
Les obsèques auront lieu le jeudi
31 mars, à 11 heures, au cimetière
de Passy, Paris 16e.
Pour le premier anniversaire du rappel
à Dieu de
musee-orsay.fr
Tarif : 6 € / 4,50 €
Débat
Mme Bernard PAILLARD,
née Jeannine DEVEAUX,
survenue à Dole, le jour de Pâques,
dans sa quatre-vingt-dix-huitième année.
La cérémonie religieuse aura lieu
en la collégiale Notre-Dame de Dole,
le jeudi 31 mars, à 14 heures.
Suzanne Quiers,
son épouse,
Florence,
sa ille,
et Guy Pourcet, son époux,
Pierre-Julien,
son ils,
et Séverine Vanel, sa compagne,
Delphine, Théo et Eliott,
ses petits-enfants,
Corinne Laurent
Et toute sa famille
Et ses amis,
ont la douleur d’annoncer le décès de
Francis Jean QUIERS,
Les Mardis de Curie :
Epigénétique et thérapie cellulaire
La reprogrammation permet
de transformer n’importe quelle cellule
du corps en une cellule souche,
qui peut alors se différencier
pour donner tous les types de cellules.
Le point sur la thérapie cellulaire
avec deux chercheuses de l’Institut Curie
Déborah Bourc’his et Edith Heard,
également professeure
au collège de France
le 5 avril 2016, de 18 h 30 à 20 heures,
Institut Curie,
Amphithéâtre Constant-Burg,
12, rue Lhomond, Paris 5e.
Inscription obligatoire sur
www.curie.fr
Communications diverses
économiste,
ancien président-directeur général
de Kodak France,
chevalier de la Légion d’honneur,
survenu le 25 mars 2016,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
le mercredi 30 mars, à 15 heures,
en l’église Saint-François-Xavier, Paris 7e.
Une bénédiction sera donnée le vendredi
1er avril, à 15 heures, en l’église de Vicsur-Cère (Cantal), suivie de l’inhumation
au cimetière.
Anniversaires de décès
Patrick FIOLE,
26 décembre 1949 - 30 mars 2011.
Sa famille
Et ses amis
ne cessent de penser à lui.
Dominique MONJARDET
nous a quittés, il y a dix ans,
il nous manque.
Ses amis sont invités à se retrouver
le 3 avril 2016, de 11 heures à 16 heures,
6, rue Baudin, à Ivry-sur-Seine.
Panoramiques
3 ans de créations cinéma au Fresnoy
vendredi 1er et samedi 2 avril 2016,
de 15 heures à 21 heures,
rencontres avec Alain Fleischer,
directeur du Fresnoy,
François Bonenfant,
coordinateur pédagogique,
les cinéastes, Vincent Dieutre,
João Pedro Rodrigues, Bernard Faucon.
Films de clôture
en présence des cinéastes
vendredi 1er avril, à 19 heures,
Trilogie de nos vies défaites,
ilm de Vincent Dieutre,
France, 2012, coul., 1 h 20,
samedi 2 avril, à 20 heures,
La dernière fois que j’ai vu Macao,
ilm de João Pedro Rodrigues, France/
Portugal, 2012, coul., 1 h 25.
Entrée libre
inscription citechaillot.fr
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16 |
CULTURE
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
L E N O U V E A U F I L M D ’A N D R É T É C H I N É
« Cette France
qu’on n’a pas
l’habitude
de regarder »
André Téchiné évoque
dans « Quand on a 17 ans »
les tourments d’une
jeunesse pyrénéenne
73 ans, André Téchiné
est l’exemple même
du grand auteur à la
française. Vingt et un
longs-métrages réalisés depuis
1969, des titres qui claquent (Barocco, Hôtel des Amériques, J’embrasse pas, Les Roseaux sauvages), des collaborations avec les
plus grands acteurs du cinéma
national (Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Juliette Binoche, Sandrine Bonnaire, Gérard Depardieu, Patrick
Dewaere, Jean-Louis Trintignant,
Daniel Auteuil…), des distinctions en nombre. L’occasion est
belle de rappeler, avec la sortie en
salles de Quand on a 17 ans, que le
confort de cette rente autorale ne
va pas au teint du cinéaste.
Enfant du Tarn-et-Garonne,
doté d’une grande inquiétude et
d’une vive intelligence, André Téchiné n’a cessé au cours d’une
MARIANNE DENICOURT
ADÈLE HAENEL
EMMANUEL SALINGER
MISE EN SCÈNE
carrière en forme de montagnes
russes de varier les formats et de
fomenter des intrigues passionnelles dont l’architecture intimiste révèle une constante interrogation sur l’altérité sociale,
ethnique, sexuelle. Rien de
moins normé, en somme, que le
cinéma de ce septuagénaire, qui
se ressource aujourd’hui à la verdeur de la nature et de l’adolescence.
Vous n’aviez plus abordé l’adolescence depuis Les Roseaux
sauvages, sorti en 1994.
Quel désir vous y a poussé ?
Après plusieurs films de commande successifs, je voulais revenir à un sujet original. La question
de base, dans ce cas, c’est ce qui
me tient à cœur. J’avais envie de
ce mélange entre expérience rêvée et expérience vécue qui caractérise l’adolescence, contrairement à l’âge adulte, où on est
beaucoup plus dans l’épreuve du
OLD
TIMES
DE HAROLD PINTER
BENOIT GIROS
SCÉNOGRAPHIE
ALEXANDRE DE DARDEL
LUMIÈRE
BERTRAND COUDERC
SON ET VIDÉO
ROMAIN VUILLET
COSTUMES
SARAH LETERRIER
DRAMATURGE
DENIS LACHAUD
CONSEILLER MUSICAL
VINCENT LETERME
TEXTE FRANÇAIS DE
SÉVERINE MAGOIS
@ L’ARCHE EDITEUR
WWW.ARCHE-EDITEUR.COM
DESIGN : AUDE PERRIER / PHOTO : PHILIPPE GARCIA
A
ENTRETIEN
réel et dans la stratégie. C’est un
âge assez radical, qui échappe à la
famille et à l’institution. Vous savez, c’est difficile de dire pourquoi
l’esprit est occupé par telle ou telle
idée. J’avais simplement des images dans la tête, insistantes : un
rite de passage, deux adolescents
qui se battent, un portrait de
femme heureuse, les montagnes
des Pyrénées, un personnage métissé dans la neige, quelqu’un qui
hurle dans la nuit après la mort
d’un être cher. Avec Céline
Sciamma, on ne savait pas très
bien où ça allait nous mener, à
part que nous voulions une sorte
de minimalisme, avec beaucoup
d’action et de physique. Et puis
tout ça s’est noué autour de l’idée
de mettre en miroir la violence
adolescente, qui peut déboucher
sur la reconnaissance du désir de
l’autre, et la violence du monde
adulte, la vraie guerre, qui se révèle fatale.
Vous mentionnez votre scénariste, Céline Sciamma, qui
prend chez vous la suite de
Pascal Bonitzer, Olivier Assayas, Xavier Beauvois ou
Gilles Taurand. Pourquoi
l’avez-vous choisie ?
Comme cinéaste, je trouvais
qu’elle avait su récemment apporter un regard neuf sur l’adolescence [avec les films Naissance
des pieuvres, Tomboy et Bande
de filles]. Mais il se trouve qu’au
moment où je l’ai contactée elle
voulait justement sortir de ça.
C’est aussi pour cette raison
qu’on n’a pas vraiment programmé une histoire avec Céline,
nous voulions surtout nous laisser surprendre.
Comment avez-vous trouvé
vos acteurs ?
Pour les deux garçons, j’ai longtemps voulu les trouver dans la
région toulousaine et qu’ils aient
un accent à couper au couteau.
J’ai dû renoncer à cela. Ce que j’ai
surtout travaillé avec Kacey Mot-
« Loin d’une
France rassise,
je voulais
montrer que
la vie, c’est aussi
l’échange
de solidarités
minuscules »
tet Klein et Corentin Fila, c’est la
relation du couple qu’ils forment.
L’un n’allait pas sans l’autre. L’interaction était très tendue entre
les personnages, il me fallait des
acteurs avec beaucoup de réactivité. Quant au personnage de
Sandrine Kiberlain, il est maternel et sexy à la fois, il a la force du
roseau.
Le décor naturel est splendide :
où avez-vous tourné ?
Dans l’Ariège et la Haute-Garonne, ce sont des endroits assez
déshérités, rarement visités par
le cinéma. C’est une part de la
France qu’on n’a pas l’habitude
de regarder. J’y ai d’ailleurs fait
un gros travail d’enquête sur le
terrain. Notamment dans les lycées et dans les fermes. Beaucoup d’acteurs du film sont dans
leur élément naturel.
Il y a quelque chose de généreux dans le film, avec des personnages qui s’ouvrent largement au monde et à la différence. A l’heure, justement, où
tout semble se refermer dans
notre monde…
Oui, c’est sans doute un désir,
profond, d’apaisement. Une lassitude, pour ne pas dire une colère,
à montrer toujours une France
rassise. Je voulais qu’on se dise
que, même dans un coin aussi reculé, l’hospitalité était possible,
souhaitable. Que la violence entre
deux jeunes gens pouvait aussi
déboucher, quelquefois, sur la
mutuelle délicatesse. Si une mère
dans la situation du personnage
de Sandrine Kiberlain voyait le
film, eh bien, ça ne pourrait pas
être mal, ça pourrait être bienfaisant. Montrer que la vie, c’est
aussi l’échange de solidarités minuscules. Cela dit sans illusion sur
la capacité du cinéma à changer le
monde. Mais, vous savez, cette détestation chez moi du naturalisme cinématographique à la
française remonte à ma propre
adolescence dans l’après-guerre.
Ces personnages étaient d’une
noirceur dans laquelle je ne pouvais pas me reconnaître. Découvrir, à côté, des comédies musicales avec Fred Astaire, mais quel
bonheur !
Votre carrière, commencée
dans les années 1970, vous
donne un point de vue incomparable sur l’écosystème du
cinéma français. Comment
y avez-vous tenu et évolué ?
J’espère surtout ne pas y gérer
une signature auteuriste qui ferait qu’on m’y épingle comme un
papillon. Je suis donc protéiforme de manière délibérée. Tantôt je prends les risques du film
de commande, tantôt je me lance
dans des projets plus intimes. J’ai
tenté de durer comme ça, et ça
m’a plutôt réussi.
J’ai tout de même l’impression
d’avoir passé plus de temps à travailler sur des sujets qui n’ont jamais vu le jour que sur quoi que
ce soit d’autre. Ce n’est un mystère pour personne que le cinéma
d’expérimentation
est
aujourd’hui de plus en plus séparé de l’industrie lourde du cinéma. Que les « films du milieu »,
comme les a nommés Pascale
Ferran, sont plus difficiles à réaliser. Il faut donc jouer avec les interstices, s’adapter en permanence, ne pas trop se plaindre
tant qu’on peut tourner… p
propos recueillis par
jacques mandelbaum
André Téchiné,
le 25 mars.
AUDOIN DESFORGES
POUR « LE MONDE »
de
Tennessee Williams
traduction de l’anglais
Isabelle Famchon
mise en scène
Daniel Jeanneteau
du 31 mars au 28 avril 2016
www.colline.fr
01 44 62 52 52
par la compagnie L’In-quarto
texte
Guy-Patrick Sainderichin
et Julie Duclos
très librement inspiré par le film
La Maman et la Putain de
Jean Eustache
mise en scène
Julie Duclos
du 7 au 22 avril 2016
culture | 17
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
pppp CHEF-D'ŒUVRE
pppv À NE PAS MANQUER
ppvv À VOIR
pvvv POURQUOI PAS
vvvv ON PEUT ÉVITER
Etre punk à Budapest,
retour vers le « no future »
Une adolescence
pleine de grâce
et de fureur
Sur fond de montagne, l’histoire
de Tom et Damien, rivaux et amants.
Un film entièrement tourné vers la vie
QUAND ON A 17 ANS
pppv
C
DATES
André Téchiné a plus souvent
porté son attention sur
l’entrée de jeunes gens dans
le monde adulte que sur
l’adolescence. Deux films sur
cette tranche d’âge peuvent
toutefois lui être comptés.
1987
Le Lieu du crime
La vie de Thomas (Nicolas Giraudi), adolescent secret de 14
ans, verra sa vie bouleversée par
l’arrivée de Martin, mauvais garçon qui séduit sa mère.
1994
Les Roseaux sauvages
La formation sentimentale de
deux adolescents (interprétés
par Gaël Morel et Elodie Bouchez) dans le sud-ouest de la
France, au début des années
1960, sur fond de guerre d’Algérie et de tensions politiques.
e sont des garçons modernes, connectés, encapuchonnés. Tom et Damien
sont aussi des créatures de conte,
l’un vit en haut d’une montagne
enneigée, l’autre aux pieds d’une
belle femme – sa mère – qui attend le retour de son époux parti
en guerre. Quand on a 17 ans, qui
signale le retour d’André Téchiné
au sommet du cinéma français,
explore un territoire fabuleux,
l’adolescence, pour en exalter l’ardeur, pour cristalliser ce moment
où la sensation d’être unique au
monde est si forte qu’elle en devient vraie.
Dans les salles de classe du lycée d’une petite ville des Pyrénées, au gymnase, sur les trottoirs de la ville, Tom (Corentin
Fila) et Damien (Kacey Mottet
Klein) se croisent et se heurtent.
Le scénario d’André Téchiné et
Céline Sciamma emprunte à la
comédie romantique la figure de
l’hostilité initiale qui se mue en
passion.
Plutôt que les dialogues, c’est la
mise en scène qui dessine l’opposition entre les deux garçons. Damien porte la part de disgrâce qui
échoit à tant d’adolescents. Kacey
Mottet Klein, que l’on avait vu
dans les films d’Ursula Meier
– Home et L’Enfant d’en haut –, appartient désormais à ce groupe
d’acteurs (Jodie Foster ou JeanPierre Léaud) que l’on a vus grandir à l’écran. Ici, son personnage
s’efforce d’accélérer son entrée
dans l’âge d’homme en prenant
des cours de combat rapproché
chez un voisin, militaire à la retraite, substitut d’un père officier
envoyé sur tous les théâtres
d’opération de l’armée française.
Tom est un enfant de la nature.
Métis, adopté par un couple de
paysans, il parcourt des kilomètres à pied dans la neige pour arriver à l’arrêt du bus de ramassage
scolaire. Il jouit de cette singularité, qui lui autorise une intimité
et un rapport d’égalité avec ses parents que lui envierait la majorité
de ses camarades.
De l’hostilité à la rivalité
La prise de contact avec les personnages établit nettement la tonalité de ce film tout entier
tourné vers la vie : ces adolescents
cherchent toutes les armes, tous
les outils qui lui permettront de la
dompter, de la plier à leurs désirs
et à leurs espoirs. Si Damien est
conscient de son désir pour Tom,
ce dernier le refuse, sans doute effrayé de ce qu’il pourrait éveiller
Plutôt que
les dialogues,
c’est la mise
en scène
qui dessine
l’opposition entre
les deux garçons
en lui. La vague hostilité des premières scènes cède bientôt la
place à une rivalité physique.
Le duo qu’esquissent les premières séquences se mue en triangle
lorsque Marianne (Sandrine Kiberlain) prend toute sa place. Inconsciente de la rivalité entre les
deux garçons, la mère de Damien
invite le fils de la montagne à
s’installer dans la vallée, pour
mieux réviser son baccalauréat.
Sandrine Kiberlain illumine le
film d’un éclat très doux. Quand il
s’agit de figures maternelles, le cinéma français penche d’habitude
du côté de Folcoche. Celle que
montre Quand on a 17 ans est singulièrement attachante : un peu
malvoyante (comme tous les parents), mais d’une infinie bienveillance. On ressent presque
comme une cruauté ce qui survient à la fin du film, faisant voler
en éclats ce roc de confiance.
La violence de ce malheur, né de
la marche du monde, est sans
doute nécessaire pour donner
l’échelle de la passion, des pulsions, qui circulent entre Tom et
Damien. On sent que le point de
vue de Téchiné est finalement celui de l’enfant de la vallée : il filme
Tom en jeune divinité de la nature, capable de plonger dans un
lac glacé en plein hiver. Les efforts
frénétiques de Damien pour faire
admettre la légitimité de son désir n’en sont que plus beaux, plus
héroïques.
Quand on a 17 ans est parcouru
d’une telle énergie, d’une envie de
filmer – les visages, les corps, la
montagne – si forte que l’on a
peine à croire que ce film est
l’œuvre d’un cinéaste septuagénaire, qui semblait s’être un peu
égaré entre les îles de la lagune vénitienne (Impardonnables) et les
plages de la Côte d’Azur (L’Homme
qu’on aimait trop). Et l’on saluera
la sagesse du calendrier des sorties qui fait coïncider cette renaissance avec le printemps. p
thomas sotinel
Film français d’André Téchiné,
avec Kacey Mottet Klein,
Corentin Fila, Sandrine Kiberlain.
(1 h 54).
Un documentaire explore un univers musical et politique désabusé
EAST PUNK MEMORIES
ppvv
A
u début des années
1980, une poignée de
jeunes punks mettait le
feu aux murs gris de
Budapest. Leurs groupes s’appelaient Kretens, QSS, Die Trottel,
CPG, Mosoï, Modells, Marina Revue. Leurs hymnes faisaient trembler les murs des caves. Leurs iroquoises colorées, leurs oreilles percées d’épingles à nourrice, leurs
vêtements savamment déchirés
effrayaient les passants, inquiétaient la police, qui les harcelait en
retour. Débarquée avec sa caméra
16 mm, une jeune Française, étudiante aux Arts déco, folle de rock
et de cinéma américain, les a immortalisés sur pellicule.
Les images, splendides, qu’elle a
tournées alors, célèbrent le panache de ces jeunes gens modernes
qui avaient découvert les Sex Pistols, les Ramones, les Dead Kennedys sur les ondes de Radio Free
Europe. Des demi-dieux qui trouvaient dans l’artifice du punk la
seule manière digne de se tenir
dans un monde qui ne leur promettait rien de mieux que cette
vie morne et sans relief qui faisait
crever leurs parents à petit feu.
Connue aujourd’hui d’un petit
cercle cinéphile pour des films
comme Violent Days, Léone ou
L’Amertume du chocolat, Lucile
Chaufour n’aime rien tant que naviguer en eaux troubles en confrontant la puissance de l’imaginaire, du mythe, du style, à un quo-
Ces demi-dieux
trouvaient dans
l’artifice du punk
une manière
de se tenir dans
un monde qui ne
promettait rien
tidien prosaïque menacé de putréfaction. Pour qu’elle intègre ces
images tournées il y a près de
trente ans à un long-métrage, il
aura fallu que tombe le mur de
Berlin, que s’installe, à Budapest
l’empire d’un nouvel ordre mondialisé. Il aura fallu qu’elle retrouve
ses héros de jeunesse, qu’elle découvre à quoi a fini par ressembler
ce futur dont ils ne voulaient pas
entendre parler.
Chaos idéologique
Avant que leurs souvenirs ne se
dissipent dans les vapeurs de
l’oubli, elle s’est plongée avec eux
dans ses images pour en retrouver
l’histoire, et en explorer les zones
d’ombre et recomposer le nuancier idéologique complexe, largement masqué, à l’époque, par une
commune détestation du pouvoir
communiste, sur lequel se répartissait cette petite communauté.
Le punk de l’Est avait de fait une coloration droitière, loin de celle qui
prédominait alors à l’Ouest. Mais,
entre l’idéal libertaire tendance
anarchiste qui animait certains acteurs de la scène (aujourd’hui posi-
tionnés à gauche) et l’obsession
nationaliste, ouvertement teintée
de racisme et d’antisémitisme,
que d’autres revendiquaient, le
spectre était large.
Cette manière qu’a le film de
creuser le flou, ruinant les certitudes des spectateurs, explique
pourquoi il a mis si longtemps à
trouver le chemin des salles – il a
été réalisé en 2012. En révélant la
confusion qui régnait déjà à cette
époque, il apporte pourtant un
éclairage passionnant sur le
« chaos idéologique actuel » où,
comme le disent plusieurs personnages du film, la gauche est devenue le parti de la classe bourgeoise, et l’extrême droite celui du
prolétariat. Le vide du communisme a cédé le pas au néant capitaliste, mais les raisons d’espérer
ne sont guère plus nombreuses
qu’elles ne l’étaient à Budapest au
début des années 1980.
Dans sa séquence finale, East
Punk Memories s’attarde sur un
vieux punk dont la silhouette
chancelante se découpe sur fond
de panneaux publicitaires géants,
ânonnant face à la caméra des
propos décousus. Dernier spectre
de la génération « no future », qui
condense à lui seul toute la tristesse des perdants de l’Histoire, sa
seule présence continue d’affirmer, dans un couinement que
rien ne pourra faire taire : « Punk
is not dead ». p
isabelle regnier
Documentaire français
de Lucile Chaufour (1 h 20).
L’amour plus fort que la guerre
Le Croate Dalibor Matanic fait rimer comme un poème
trois histoires à vingt ans d’intervalle dans les Balkans
SOLEIL DE PLOMB
pppv
A
u bord d’un lac au soleil,
un trompettiste solitaire
envoie de jolies notes ricocher sur l’eau. La caméra s’approche, il n’est plus seul : un visage
de jeune femme rieuse émerge de
l’herbe. Une certaine idée du bonheur – fragile sinon impossible, car
la charmante scène a lieu en temps
de guerre, et que l’un est croate et
l’autre serbe. Dans les Balkans,
en 1991, les hommes se sont armés
et attendent sous un soleil de
plomb que le conflit commence. Si
le temps, consent à suspendre un
moment son cours, ce ne sera que
pour permettre au spectateur
d’aimer ces beaux amants de fiction et de s’attacher à leur sort.
On les retrouvera deux fois à dix
ans d’intervalle. En 2001 et 2011, ils
ne portent pas le même nom, ne
vivent pas la même histoire, mais
ce sont les mêmes acteurs et c’est
le même couple, au sens où tous
les jeunes couples pris dans le feu
du premier amour se ressemblent.
Le paysage change, les maisons
sont détruites, puis restaurées.
L’Histoire bouge. 2001, c’est l’immédiat après-guerre, 2011, presque
le présent : le temps de mesurer ce
qui demeure des souvenirs de
mort, et ce qui s’en dissipe. La terre
reste identique, le soleil brûle avec
la même intensité sur ces trois
couples d’amants de 20 ans qui se
ressemblent sans le savoir.
Des jeux d’échos
Sélectionné pour Un certain regard au dernier Festival de Cannes
et récompensé du Prix du jury, Soleil de plomb, du réalisateur croate
Dalibor Matanic, est un bijou de
construction et d’écriture, mais
pensé pour parler aux sens avant
d’inviter les esprits à affronter la
grande Histoire dans les trois petites qu’il présente. Comme un
poème. De même que les rimes et
les rythmes chantent à l’oreille
juste avant que la signification des
mots ne touche au cœur, Soleil de
plomb offre à l’œil et à l’ouïe ses figures avant que les enjeux terribles qui les innervent les empè-
sent d’un sens. Ce sont des jeux
d’échos passant d’une histoire à
l’autre : le tic d’intranquillité de la
jeune femme, des vivants morts,
un possible lien de cause à effet entre un instant d’amour et une naissance, le lac, où depuis vingt ans,
les jeunes gens se baignent.
Libre au spectateur de faire à sa
façon la part des coïncidences et
des correspondances : on n’y distinguera jamais vraiment entre
mémoire individuelle et inconscient collectif, c’est bien pour cela,
d’ailleurs, que les mêmes acteurs
reviennent lorsque les prénoms
changent – on a encore moins le
loisir, en temps de guerre, d’être
uniquement soi. Que garde-t-on
de la petite histoire et de la grande ?
Que perd-on ? Qu’a-t-on eu tort de
perdre ? Le cinéaste, lui, scande en
réponse la même conclusion que
le poète : « Ils ont aimé ! » p
noémie luciani
Film croate, serbe et slovène de
Dalibor Matanic, avec Tihana
Lazovic, Goran Markovic, Nives
Ivankovic, Dado Cosic… (2 h 03).
2h de musique, de culture et d’infos
La matinale de Vincent Josse du lundi au vendredi de 7h à 9h
Ce monde a besoin de musique !
francemusique.fr
18 | culture
0123
Le metteur en scène Terence Davies quitte les villes pour les landes et les champs
dans « Sunset Song » et en rapporte un film d’une beauté classique saisissante
Modèle d’économie
Dès ces premières séquences, Terence Davies atteint un équilibre
délicat entre la violence des situations, et l’harmonie de la terre qui
les entoure. On est un peu surpris
de découvrir chez un cinéaste qui
a chanté jusqu’ici le smog et les
pavés luisants une telle facilité à
mettre en scène les forces qui
meuvent la vie des paysans au début du XXe siècle – les caprices des
saisons, les avancées techniques,
les rites anciens (les danses, le
soir venu) ou nouveaux (les examens scolaires des enfants).
Le récit est animé par une pulsation ample, entre le malheur le
plus abject – qui frappe très tôt –
et des moments de joie pure. A ce
moment, Agyness Deyn, qui n’a
d’abord convaincu que par sa
beauté (elle n’est actrice que depuis peu, après avoir fait une carrière de top model), trouve les
ressources nécessaires pour donner plus qu’une stature à son personnage, de la chair.
De toute façon, Terence Davies
est un directeur d’acteurs remarquable. Ce n’est pas la première
fois, par exemple, que Peter Mullan incarne un père inique (il l’a
fait dans Tyrannosaur, Cheval de
guerre ou Top of the Lake), mais il
n’a sans doute jamais déployé de
nuances aussi fines, sur un registre qui ne leur laisse pourtant pas
beaucoup de place. La violence du
fermier ne masque pas son intelligence, ses talents d’innovateur,
ni même son amour monstrueux
pour son épouse et sa fille.
La mélodie de Sunset Song est
interrompue par l’irruption de la
guerre, en 1914. Chris, qui s’est
mariée avec un jeune et beau fer-
thomas sotinel
Film britannique de Terence
Davies. Avec Agyness Deyn,
Peter Mullan, Kevin Guthrie
(2 h 12).
D E
F I L M S
T
erence Davies est un
homme de la ville, de Liverpool, où il est né
en 1945. Son œuvre – trois courtsmétrages, cinq longs-métrages
de fiction et un documentaire,
réalisés entre 1976 et 2011 – se divise entre souvenirs autobiographiques et adaptations littéraires. Sur les bords de la Mersey, de
la Tamise ou de l’Hudson, mais
presque toujours dans des rues
pavées, des intérieurs confinés.
Et puis est arrivé l’an 2015, qui a
vu la présentation de deux longsmétrages de ce cinéaste jusqu’alors si parcimonieux. On découvrira plus tard A Quiet Passion, portrait de la poétesse américaine
Emily
Dickinson,
présenté au dernier Festival de
Berlin. Pour l’instant, on succombera à l’enchantement qu’est Sunset Song, incursion lyrique dans
les landes écossaises, adaptation
d’un roman de Lewis Grassic Gibbon paru en 1932.
La caméra caresse un champ de
blé mûr au soleil, des épis émerge
la silhouette d’une femme,
qu’une illusion d’optique fait
d’abord passer pour une géante.
Chris Guthrie (Agyness Deyn)
n’est qu’une fille de fermier, plus
K Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr
(édition abonnés)
ppvv À VOIR
Kung Fu Panda 3
Film d’animation américain et chinois de Jennifer Yuh
et Alessandro Carloni (1 h 35).
La saga de Dreamworks affiche une forme olympique. p n. lu.
Voyages de rêve
Cinq courts-métrages animés, indien, tchèque, français et suisse
de Gitanjali Rao, Jakub Kouril, Anne-Céline Phanphengdy,
Mélanie Vialaneix, Anete Melece, Stéfan Le Lay (43 min).
Cinq petits films un brin mélancoliques. p n. lu.
pvvv POURQUOI PAS
mier, le voit partir, puis revenir,
méconnaissable. La façon dont
Terence Davies laisse entrevoir
les conflits qui ont déchiré toutes
les sociétés britanniques, puis la
vie au front est un modèle d’économie – chacune des maigres ressources du film (si on le compare,
par exemple, à Cheval de guerre,
avec lequel il partage un interprète et un jeu de ressorts narratifs) est employée à cerner et à
exacerber les émotions des personnages.
Terence Davies est tout sauf un
moderniste (son magnifique documentaire sur Liverpool, Of
Time and the City, était un manifeste contre la transformation de
la ville), et il emploie délibérément des procédés auxquels tous
les autres metteurs en scène ont
renoncé. Mais il y met une telle
ferveur, que portent ses acteurs,
son équipe, qu’il est impossible
de ne pas y succomber.
Ces paysans écossais qui vivent
dans un monde que les deux
guerres mondiales ont englouti,
il en fait des êtres de légende qui
pourraient être nos parents. p
A U T R E S
pppv
Le récit est
animé par une
pulsation ample
entre le malheur
le plus abject
et des moments
de joie pure
L E S
SUNSET SONG
dégourdie que ses camarades de
classe, qui rêve de devenir institutrice. Elle partage avec d’autres
personnages des films de Terence
Davies la condition d’animal pris
au piège, en l’occurrence d’une famille de paysans dominée par un
père tyrannique (Peter Mullan).
La beauté et l’intelligence de
Christy ne lui seront d’aucune
utilité tant que le clan sera soumis à la loi du patriarche, que la
mère sera forcée, par les coups s’il
le faut, de procréer chaque année.
L A
Elégie pour les paysans d’Ecosse
par un enfant de Liverpool
S E M A I N E
MERCREDI 30 MARS 2016
13 Hours
Film américain de Michael Bay (2 h 30).
Ce film, qui prétend relater l’épisode dans lequel l’ambassadeur
américain J. Christopher Stevens a été tué en 2012 en Libye, est
ce que l’on pouvait attendre du réalisateur de Transformers :
un déluge de feu, une poignée de héros qui s’opposent à des
hordes barbares. p t.s.
Le Sanctuaire
Film britannique et irlandais de Corin Hardy (1 h 37).
Ce premier long-métrage se distingue du tout-venant
du cinéma d’horreur, par son emprunt au folklore irlandais,
son propos écologique et sa facture artisanale. p m.m.
Shadow Days
Film chinois de Zhao Dayong (1 h 35).
Entre chronique méditative et œuvre d’intervention. p j.m.
Good Luck Algeria
Film français de Farid Bentoumi (1 h 30).
Deux petits fabricants de skis français au bord de la faillite.
Une idée germe : envoyer l’un, qui a la double nationalité, disputer les Jeux olympiques sous les couleurs de l’Algérie. p j.m.
Le Cœur régulier
Film belge, français et canadien de Vanja d’Alcantara (1 h 35).
Un rôle pour Isabelle Carré, mais un tableau du Japon japonais
un peu trop compassé. p n. lu.
Taklub
Film philippin de Brillante Mendoza (1 h 37).
Une fiction dans les ruines de la ville de Tacloban, alors que
ses habitants s’échinent à renouer avec la vie après le passage
du typhon Haiyan. p i. r.
Volta a terra
Documentaire portugais de Joao Pedro Placido (1 h 18).
Dans les montagnes du nord du Portugal, un hameau
de paysans ignore tout de la technologie. p i. r.
«Isabelle Huppert magnifique.»
LE MONDE
CHARLES GILLIBERT PRÉSENTE
ISABELLE HUPPERT
L’AVE
NIR
UN FILM DE
MIA HANSEN-LØVE
ANDRÉ MARCON, ROMAN KOLINKA, EDITH SCOB
Design : Benjamin Seznec / TROIKA • Photo : Ludovic Bergery
AVEC
D V D
Marseille entre deux tours
L’adieu électrique
de Cassavetes
Love Streams (1984) est le
dernier long-métrage de
John Cassavetes (19291989) et sans doute le seul
film américain à avoir
poussé aussi loin l’idée de
personnage, dont les lambeaux de présence et la
brûlure existentielle constituent à la fois la matière
et l’unique objet. D’un
côté, Robert Harmon (Cassavetes), écrivain célèbre,
toujours entre deux verres
et la horde de greluches
qui peuplent sa maison,
devant garder pour un
week-end un fils qu’il n’a
jamais connu. De l’autre,
Sarah Lawson (Gena
Rowlands), femme à la dérive, rejetée par son mari
et par sa fille, se refusant
pourtant à cesser de les
aimer. Le sujet réside dans
ce qui les relie, et ne se résume pas à la parenté qui
ne sera dévoilée que très
tard, incidemment. Cette
connexion n’a d’abord pas
de nom ni d’état civil :
c’est un partage insulaire
du sensible, une zone désertée de l’existence. Cassavetes filme ses personnages comme à travers le
prisme de leurs névroses
respectives. Love Streams
avance par fragments arrachés au présent. Le film
ne raconte rien et ne vise
aucune autre forme de
continuité que cette électricité affective. Tout est à
la fois grandiose et minable, vif et désespéré. Cassavetes se savait condamné et organisait
probablement un rituel
d’adieu intense et cabossé
à Gena Rowlands, son
épouse et bien plus
qu’une muse. p
Documentaire français de Jean-Louis Comolli, Michel Samson
et Jean-Louis Porte (1 h 30).
Plutôt que de suivre les péripéties de l’élection municipale de
2014, les auteurs font parler chercheurs et créateurs. p t. s.
vvvv ON PEUT ÉVITER
Five
Film français d’Igor Gotesman (1 h 42).
Le quotidien de la jeunesse, selon les études de marché
qui ont probablement présidé à la conception de ce film. p t. s.
Mise à l’épreuve 2
Film américain de Tim Story (1 h 42).
Une comédie policière poussive, fonctionnant sur des gags
laborieux. p j.-f.r.
La Passion d’Augustine
Film canadien (Québec), de Léa Pool (1 h 43).
Dans les années 1960, au moment où le Québec rompt
avec les institutions catholiques, une mère abbesse se bat
pour la survie de son pensionnat. Ce grand succès là-bas peine
à entremêler les fils d’une intrigue ordinaire. p t.s.
NOUS N'AVONS PAS PU VOIR
Mariage à la grecque 2
Film américain de Kirk Jones (1 h 35).
Le Festin de Pierre
Film français d’Eric Bu (1 h 24).
Jean-Christophe LAGARDE
Invité de
Mercredi 30 mars à 20h30
Emission politique présentée par Frédéric HAZIZA
Avec :
Françoise FRESSOZ, Frédéric DUMOULIN et Yaël GOOSZ
mathieu macheret
LE 6 AVRIL
Film américain de et avec
John Cassavetes (1984),
Gena Rowlands, Diane
Abbott. 1 DVD-Blu-Ray
+ livre, Wild Side.
sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone
et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay.
www.lcpan.fr
culture | 19
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Quand Hippocrate rencontre Kafka, au Mexique
Rodrigo Pla dénonce, sous la forme d’un thriller, l’injustice d’un système de santé en régime ultralibéral
UN MONSTRE
À MILLE TÊTES
Toute l’affaire
est enlevée
en une heure
et quatorze
minutes, mais
bien frappées
pppv
D
epuis qu’il fait des
films, l’ami Rodrigo
Pla ne rigole pas vraiment avec le monde
néolibéral avancé, sous lequel tout
porte à croire qu’il subodore la requalification sournoise de la
bonne vieille loi de la jungle. A-t-il
tort, a-t-il raison ? Il ne nous appartient pas de le dire. En tout état de
cause, le monde qu’il dépeint depuis une dizaine d’années dans ses
longs-métrages (depuis La Zona
jusqu’à La Demora) n’est pas très
beau à voir, il s’y exprime, depuis
cette terre mexicaine où rôde l’ombre de Luis Buñuel, une cruauté et
une injustice qui font dresser les
cheveux sur la tête.
Un monstre à mille têtes, son
nouveau film, n’hésitons pas à le
dire, est le meilleur qu’il ait donné.
Un parti pris esthétique très fort,
presque conceptuel, un sujet universel, une rage qui fait mouche,
une touche d’humour noir font la
différence. Notez que toute l’affaire est enlevée en une heure et
quatorze minutes, mais bien frappées, qui en donnent pour son argent. Imaginons maintenant la situation de départ : un homme,
tombé du lit conjugal, qui geint
dans la nuit. Urgences. Diagnostic.
Le cancer dont il souffre est en
train d’empirer gravement. Un
traitement, particulier et onéreux,
existe, il faut vite se le procurer.
Calembour féroce
Le film commence à proprement
parler ici, le lendemain matin, avec
l’image de sa femme affolée qui
tente de contacter le docteur Villarba, médecin-coordinateur de
l’assurance couvrant le couple, et
seul habilité à délivrer l’autorisation de se procurer les médicaments. Dans l’impossibilité de le
joindre, elle va tenter, accompagnée de son fils adolescent, de lui
parler directement à son bureau
au siège de la compagnie, dans un
hall d’attente gigantesque. Une
Jana Raluy dans « Un monstre à mille têtes ». MEMENTO FILMS
heure plus tard, nonobstant l’urgence dont elle se réclame, une secrétaire rébarbative finit par lui
dire qu’il est parti. Mais le voilà justement qui revient au pas de
course, car il a oublié quelque
chose. Il éconduit la femme cependant, prétextant un emploi du
temps chargé, et lui demandant de
prendre rendez-vous. Elle le suit
jusqu’au parking, le suppliant de
lire la lettre de l’urgentiste. Il refuse de nouveau, s’engouffre dans
sa voiture. Hors d’elle, la voici qui
hèle un taxi et qui le suit jusqu’à
son domicile.
Le bon docteur Villarba se prépare en vérité à aller jouer au
squash avec une huile de la compagnie. Quelle n’est donc pas sa
surprise de voir surgir à son domi-
cile (c’est sa femme qui a ouvert) la
demi-folle qui le poursuit depuis le
matin. La conversation, cette fois,
tourne franchement à l’aigre. Sous
le regard halluciné de son fils, la
femme sort alors un pistolet de
belle taille et braque ni plus ni
moins ce disciple d’Hippocrate
vendu à une conception decomplexée de la médecine à deux vitesses, le commun des mortels
ayant vocation à avaler sa chique et
le riche à payer sa survie.
Encore n’a-t-on encore rien vu,
encore n’est-ce là que le début. En
vertu d’un scénario qui ménage
habilement ses effets, plusieurs signatures, qui remontent jusqu’à
l’actionnariat de l’entreprise, sont
en effet nécessaires pour décider
de l’administration du médica-
Rodrigo Pla : « Il n’y a rien à sauver »
ENTRETIEN
Révélé par « la zona », thriller
social sur fond de « gated communities », ces propriétés privées cachées derrière des murs et protégées par des gardiens en armes au
sein desquelles de riches familles
cultivent un entre-soi malsain,
Rodrigo Pla était à Paris à la mimars pour accompagner la sortie
d’Un monstre à mille têtes, son
quatrième long-métrage.
Vos films sont tous travaillés
par un questionnement politique, ou du moins une interrogation sociale. Votre conception de votre métier de
cinéaste passe-t-elle par là ?
Tous les films sont porteurs
d’une idéologie. Ma femme,
Laura, qui écrit les scénarios, et
moi sommes des enfants d’exilés
politiques uruguayens. Nous
sommes le produit de cet exil.
Une œuvre reflète nécessairement l’identité de son auteur.
Cette histoire de compagnie
d’assurance-santé qui demande à ses employés de refuser arbitrairement une certaine proportion des requêtes
de ses clients, ce qui provoque
l’entrée en guerre du personnage principal, est-elle tirée
d’un fait divers ?
Le film ne s’inspire d’aucune
histoire en particulier. Il est
nourri de lectures sur le sujet des
sociétés anonymes, de films
aussi, comme The Corporation
(2003), un documentaire canadien de Jennifer Abbott, sur le
fonctionnement de ces grandes
multinationales… Laura aime
beaucoup aller sur les forums en
ligne, aussi. C’est ainsi qu’elle a
découvert l’histoire d’un homme
qui, en Uruguay, souffrait d’un
cancer du côlon jusqu’à ce qu’il
trouve un médicament, très cher,
qui améliorait considérablement
son existence. Mais la sécurité sociale a refusé de le lui rembourser. Du coup, il a intenté un procès à l’Etat.
Pouvez-vous décrire le système
de protection sociale mexicain ?
Au Mexique, nous avons une sécurité sociale, mais elle n’est pas
suffisamment performante pour
assurer une bonne santé à tout le
monde. Il n’y a pas assez de médecins, pas assez de médicaments…
A l’hôpital public, il y a tellement
de monde que vous ne pouvez pas
être sûr qu’on ne va pas vous couper la jambe droite au lieu de la
gauche. Les plus riches ont des
mutuelles très chères, mais c’est à
peine 8 % de la population. Les
franchises sont extrêmement élevées. Elles ne couvrent pas les
frais de médecins. Elles ne servent
qu’à vous éviter d’hypothéquer
votre maison le jour où vous avez
une maladie très grave. Ce n’est
pas une solution.
Les films mexicains qui nous
arrivent en France, que ce
soient ceux de Carlos Reygadas, d’Amat Escalante, de Michel Franco, ou le vôtre, sont
très violents…
Le Mexique est un pays violent.
On dénombre 30 000 disparus,
plus de 100 000 personnes décédées de mort violente ces huit
dernières années, et qui ne sont
pas tous des narcotrafiquants.
C’est une guerre, qui fait beaucoup de victimes collatérales.
Avec ce film, j’ai essayé de faire un
tableau de tout cela, la plus
grande violence étant pour moi
l’absence de l’Etat, sa soumission
à l’avidité des sociétés anonymes.
On a le sentiment d’être seuls.
De La Zona à Un monstre à
mille têtes, votre style a changé.
Alors que le premier s’inscrivait dans un cinéma de genre,
le second adopte une esthétique plus naturaliste, proche du
documentaire, même s’il reste
assez stylisé…
Chaque film exige, selon moi,
un nouveau style de narration.
Dans La Zona, on jouait avec le
genre, oui. Mais on ne voulait pas
faire un thriller à l’américaine, où
il y a toujours cette idée qu’il suffit
d’extirper l’élément corrompu
pour que les choses reprennent
leur cours normal. Nous estimons au contraire que c’est la société dans son ensemble qui est
corrompue, en tant que système.
Il n’y a rien à sauver.
Avec Un monstre à mille têtes,
nous avons renoué avec le style
intimiste de La Demora, mon film
précédent. Nous n’avions pas l’intention, au départ, d’en faire un
film de genre. L’introduction du
thriller s’est faite de manière organique, au fil du processus de
création. p
propos recueillis par
isabelle regnier
ment. De son côté, la femme, qui
veut sauver quoi qu’il en coûte son
mari, est décidée à aller jusqu’au
bout de son geste. Le kidnapping
va donc se prolonger, changer de
main, suivre une longue chaîne
d’indifférences et de délégations
de responsabilités, prendre à mesure que le temps passe une dimension à la fois grotesque et épique. Tout cela, qui tient à la fois du
thriller, du film de vengeance et de
la chronique sociale, est mis en
scène avec un art qui fait, très intelligemment, de la mise à distance une condition nécessaire à
la compréhension de la brutalité
de l’action.
Point de vue lointain, flou de la
vision, fragmentation du cadre,
morcellement des personnages,
dilution des prises de décision,
flash forward (« flash-back ») d’un
procès qui n’y changera rien, témoignent ainsi d’un monde où la
valeur de la personne humaine
comme la responsabilité des actes
commis par les individus se trouvent considérablement amoindris. Monde opaque, qui semble
obéir à une loi inique, secrète, que
personne ne veut ni ne peut plus
assumer. Le passage à l’acte, la violence apparaissent dans ce cadre,
sinon comme une réponse légitime, du moins comme un calembour féroce qui répondrait à cette
question sous-jacente : « Comment se soigner efficacement en
régime ultralibéral ? » p
jacques mandelbaum
Film mexicain de Rodrigo Pla.
Avec Jana Raluy, Sebastian Aguire
Boëda, Hugo Albores (1 h 14).
20 | télévisions
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Un Adolf Hitler dilettante mais sachant s’entourer
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
Fabien Vinçon signe un portrait du Führer à contre-courant et dépeint avec précision les institutions du régime nazi
M6
MERCREDI 30 – 20 H 55
DOCUMENTAIRE
d’Auschwitz-Birkenau, le docteur
Josef Mengele ainsi que l’architecte du IIIe Reich, Albert Speer. Ce
dernier, accédant aux désirs mégalomanes du Führer de voir s’élever une nouvelle capitale à travers
le projet pharaonique « Germania », réussira à intégrer le premier
cercle. Cercle dont Hitler n’aura de
cesse de stimuler l’esprit de compétition, à coup de grâce et de disgrâce – on pense en particulier au
duo Goebbels-Göring.
A
quelques mois des célébrations du 70e anniversaire du procès de
Nuremberg (20 novembre 1945-1er octobre 1946), M6
anticipe le mouvement en proposant une soirée spéciale avec deux
documentaires, dont l’un, inédit,
se veut un portrait d’Hitler « à contre-courant » du mythe de
l’homme tout-puissant, travailleur acharné, élaboré par la
propagande officielle afin de mobiliser l’ensemble des Allemands
autour de sa personne.
Dès l’introduction, la ligne est
fixée à travers deux excellents historiens, spécialistes du nazisme,
que sont Johann Chapoutot –
auteur de La Loi du sang. Penser et
agir en nazi (Gallimard, 2014) – et
Christian Ingrao. Ceux-ci dépeignent Hitler en dilettante et paresseux, ne supportant « pas l’effort
intellectuel de longue haleine »,
mais sachant parfaitement s’entourer. Sans recourir à la thèse
contestée du « dictateur faible »
d’Hans Mommsen, qui fut, avec
Martin Broszat, parmi les pionniers de la thèse fonctionnaliste,
c’est bien à ce courant mettant en
évidence la « polycratie nazie » que
se rattache le documentaire de Fabien Vinçon.
Adolf Hitler et l‘architecte Albert Speer. NARA
En « bon gestionnaire des ressources humaines », ainsi que le
qualifie Johann Chapoutot, Adolf
Hitler, au fil de son ascension, recrute ceux qui vont constituer sa
garde rapprochée, avec un art consommé des contraires. Comme
l’illustrent les hommes qui la
composent, à commencer par
Hermann Göring. Héros de la première guerre mondiale, opportu-
niste, extravagant et extraverti,
amateur d’art et drogué à la suite
d’une blessure lors du putsch
manqué d’Hitler en 1923, créateur
de la Gestapo, il est l’organisateur
de la machine de guerre nazie. Joseph Goebbels, écrivain raté et petit homme claudiquant, aussi
complexé qu’affamé de reconnaissance, tiendra tout au long de
la guerre les rênes de la propa-
gande. Enfin, Heinrich Himmler,
bourgeois froid et lisse, n’aimant
guère les militants de base nazis,
va fonder « un club plus chic », la SS,
avec laquelle il entend mener un
projet politique d’envergure : l’établissement d’une société nouvelle
fondée sur une race pure.
A ce premier cercle va s’adjoindre un second, où figurent Rudolf
Hoess, commandant du camp
Concurrence dans l’horreur
Bien plus que les portraits brossés
à grands traits de ces responsables
nazis et de leur influence sur Hitler, l’intérêt de ce documentaire,
illustré d’archives – rares pour certaines – et colorisées pour la plupart, avec lesquelles alternent les
analyses d’historiens français et
allemands et les témoignages de
proches, est de dessiner aussi précisément que l’autorise un film
« grand public » le fonctionnement d’un régime et de ses différentes institutions. Et, surtout, de
mettre en lumière la manière
dont elles se sont concurrencées,
entraînant une « radicalisation cumulative » vers l’horreur. p
christine rousseau
Hitler et les apôtres du mal, de
Fabien Vinçon (Fr. 2016, 90 min).
Suivi d’« Hitler, la folie d’un
homme » (GB, 2005, 90 min).
Plongée édifiante dans le monde de l’autisme
Grâce à plusieurs comédiens d’âges différents, le docu-fiction raconte la vie d’Hugo, un pianiste en grande souffrance
FRANCE 2
MERCREDI 30 – 23 H 25
DOCU-FICTION
L
e mélange des genres, en
matière documentaire, est
un exercice périlleux. A partir des divers ingrédients employés – images d’archives, scènes
de fiction, témoignages, récit –, il
faut construire un ensemble homogène, dans lequel rien n’est gratuit mais où, au contraire, chaque
élément vient rehausser le tout.
Sophie Révil excelle. Après Un
cœur qui bat, docu-fiction consa-
cré à la transplantation cardiaque,
voici Le Cerveau d’Hugo. On y retrouve la même exigence dans les
registres explorés et la même finesse au montage.
La fiction est dans le rôle-titre.
Autiste de type Asperger, Hugo
est un pianiste génial mais en
grande souffrance dans sa relation avec le monde extérieur. Le
film nous raconte sa vie grâce à
plusieurs comédiens de différents âges, dont le remarquable
Thomas Coumans. Hugo est un
personnage inventé, mais les scènes où il apparaît sont inspirées
des témoignages de celles et ceux
qui partagent sa différence.
Un redoutable effet miroir
Très documenté, Le Cerveau
d’Hugo conte l’histoire de ce trouble du développement cérébral et
de sa prise en charge, encore bien
déficiente. Dans la longue et vive
bataille entre théories psychanalytiques et méthodes comportementalistes, le film prend clairement parti pour ces dernières.
Si l’on découvre là le monde de
l’autisme, il faut s’attendre à être
confronté à un redoutable effet
miroir au travers duquel les plus
faibles et les plus démunis ne sont
pas ceux que l’on croit. Rejetés –
parfois très brutalement – depuis
leur enfance, considérés comme
des « simples d’esprit » alors qu’ils
n’ont vraiment rien à envier à personne sur le terrain de l’intelligence, celles et ceux qui témoignent ici parlent autant de nous,
les « neurotypiques », que d’euxmêmes. Cherchant à percer les
mystères des discriminations
dont ils sont l’objet, certains d’entre eux ont entrepris de passer en
revue nos codes sociaux. Ayant ap-
pris sept langues étrangères, Josef
Schovanec était bien armé pour
examiner ces étranges serrures.
Son témoignage, d’un humour
mordant et d’une honnêteté vertigineuse – qui lui a valu, comprend-on, quelques déboires –, ce
diplômé de Sciences Po, qui fut jadis jugé inapte à entrer en cours
préparatoire, observe en détail
notre façon d’être autant que la
sienne. p
jean-baptiste de montvalon
Le Cerveau d’Hugo, de Sophie Révil
(France, 2012, 100 minutes).
M E RCR E D I 30 M ARS
TF1
20.55 Grey’s Anatomy
Série créée par Shonda Rhimes.
Avec Patrick Dempsey, Ellen Pompeo
(EU, saison 11, ép. 9 et 10/24).
22.40 Les Mystères de Laura
Série développée par Jeff Rake,
Carlos Vila et Javier Holgado.
Avec Debra Messing, Josh Lucas
(EU, S1, ép. 13 à 14/22).
France 2
20.55 Presque comme les autres
Téléfilm de Renaud Bertrand.
Avec Julie-Marie Parmentier,
Marie-Anne Chazel, Bernard Campan
(Fr., 2016, 85 min).
23.25 Le Cerveau d’Hugo
Documentaire de Sophie Révil
(Fr., 2012, 100 min).
France 3
20.55 Des racines et des ailes
Sur les rives de la Charente.
Magazine présenté par Carole Gaessler.
Canal+
21.00 Connasse,
princesse des cœurs
Comédie de Noémie Saglio
et Eloïse Lang. Avec Camille Cottin,
Cécile Boland (Fr., 2015, 85 min).
22.20 God save connasse
Documentaire de François-Régis
Jeanne (Fr., 2015, 57 min).
France 5
20.40 Pluie de météorites
sur l’Oural
Documentaire d’Andrew Barron
(EU, 2013, 52 min).
21.35 Navire en détresse
Documentaire britannico-allemand
réalisé par Christopher Amess
(GB-All., 2012, 52 min).
Arte
20.55 Belle de jour
Drame de Luis Buñuel. Avec
Catherine Deneuve, Jean Sorel,
Michel Piccoli (Fr.-Ital., 1966, 101 min).
22.30 Dans l’œil de Buñuel
Documentaire de François
Lévy-Kuentz (Fr., 2013, 52 min).
M6
20.55 Hitler et les apôtres du mal
Documentaire de Fabien Vinçon
(Fr., 2016, 90 min).
22.30 Hitler, la folie d’un homme
Documentaire de David Baty,
Serge de Sampigny et Amandine
Chambelland. (Fr., 2005, 90 min).
0123 est édité par la Société éditrice
HORIZONTALEMENT
GRILLE N° 16 - 076
PAR PHILIPPE DUPUIS
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
III
IV
V
VI
VII
I. Au présent ou au passé, il prend les
causes en compte. II. Donnent sans
discuter. A permis l’installation de
l’euro. III. L’anglaise n’est pas la plus
plate. Zone de libre-échange. Evitons
de tomber dessus. IV. Guindons. A
pris des vacances après un Jour de
fête. V. Venus de la Grèce antique. Incapable de maintenir la paix dans le
monde. VI. Démonstratif. Fit disparaître sous les yeux du public. VII. Du
vert sous les rayons du soleil. Ouvre
la gamme. Du chêne pour faire la
peau. VIII. Fabrique de cadres. Bien
dégager. Mesure prise ailleurs.
IX. Quand l’agréable passe toujours
après. X. Total abandon.
VERTICALEMENT
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 075
HORIZONTALEMENT I. Déboutonnage. II. Enrôlé. Silex. III. CSA. MST. Me.
IV. Roda. Sagesse. V. Oléifères. Il. VI. Tes. Erin. Ill. VII. Ti. Arénicole.
VIII. Oligo. Sta. On. IX. Illico. Amant. X. Rassembleuse.
VERTICALEMENT 1. Décrottoir. 2. Ensoleilla. 3. Brades. Ils. 4. Oô. Aï. Agis.
5. Ulm. Féroce. 6. Tessère. Om. 7. Tarins. 8. NS. Génital. 9. Nîmes. Camé.
10. Ales. Io. Au. 11. Gé. Sillons. 12. Excellente.
1. Protège et met en valeur les devants. 2. Toujours prête à rendre service. 3. Acte de la pensée. Graisse animale. 4. Article. Le premier est le papa
de Ramsès II. Patron normand.
5. Entre le jéjunum et le gros. En bon
état. 6. Pour tirer droit. Trois points
sur quatre. Raccourci pour faire
court. 7. La Reine morte. Coupai du
monde. 8. Met de côté. Prendra parti.
9. Gros fumeur sicilien. Se marre.
10. Négation. Canton de la Somme.
Forme d’accord. 11. Participation individuelle. Suédoise qui regarde Copenhague. 12. Portugais chez les
Romains.
SUDOKU
N°16-076
du « Monde » SA
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
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styles | 21
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Lipscani, un
quartier historique
et désormais
branché. SEAN GALLUP/
Carturesti,
une boutique
hybride
entre la FNAC
et Colette,
à Lipscani.
GETTY IMAGES/AFP
2015 COSMINDRAGOMIR
72 heures à bucarest
O
VOYAGE
Rue Stirbei
Bucarest
Place
de la Révolution
Jardin
Cismigiu
4
3
a
Boulevard Regina Elisabet
A
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e
nue
Vic
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6
Centre
historique
7
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Rue Lip
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Parc
Izvor
m
14 heures : bol d’art
On remonte vers la place Victoriei
pour visiter le Musée national des
a
Vod
Da
Midi : fantaisie militaire
On continue sur la calea Victoriei
jusqu’au palais du Cercle militaire
(4) – institution culturelle de l’armée roumaine. Cet étonnant bâtiment néoclassique, inauguré
en 1923, en impose. Sandwich en
terrasse ou repas assis (menus à
partir de 5 euros) dans un intérieur
ultra-kitsch, avec lustres imposants et dorures omniprésentes.
2
5
De l’aéroport, le taxi met environ
trois quarts d’heure pour atteindre le centre-ville, pour la somme
maximale de 40 lei, soit 8 euros.
L’alternative reste le bus Express 783 – 1,50 euro l’aller-retour.
10 heures : luxe et volupté
La première impression de Bucarest est troublante : la cité est livrée aux promoteurs et aux grues.
Une vraie ville de l’Est, après la
chute du Mur. Les bâtiments se
suivent et sont loin de se ressembler. Le long de la calea Victoriei,
les hôtels de chaîne internationale
jouxtent des églises orthodoxes
des XVIIIe et XIXe siècles, comme
le très bel édifice blanc dédié à
saint Nicolas (1). Les bâtiments néoclassiques du début du XXe côtoient les tours en béton. Quoi
qu’il en soit, c’est sûrement l’une
des artères les plus animées de la
ville, longée de boutiques de luxe.
En allant vers la vieille ville,
l’Athénée roumain (2) attire l’œil.
Si vous n’avez pas la chance d’aller
y écouter un concert, suivez le
guide (2 euros) pour découvrir
une salle de concerts à l’acoustique exceptionnelle, décorée d’une
fresque circulaire racontant l’histoire de la Roumanie. Au sortir de
la visite, on se laisse tenter par les
éclairs de French Revolution (3).
Un peu plus loin, place de la Révolution, s’élève la Maison de l’Association des architectes roumains
(4), curieux mélange de verre,
d’acier et d’hôtel particulier XIXe.
1
atianu
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Bou
JOUR 1
Vers
le Musée du village
et le Musée
du paysan roumain
ctor iei
nue Vi
Ave
n la surnomme « le petit Paris des Balkans ».
Si elle n’a pas tous les
charmes de la Ville Lumière, Bucarest vaut grandement
le détour. Les jeunes créateurs y
sont nombreux, des designers de
talent y ont installé leur quartier
général, les concept stores et les
cafés originaux pullulent. La
vieille ville, en dépit de multiples
travaux, a des allures de SoHo,
avec des galeries et même quelques boutiques de luxe. Dernier
argument, et non des moindres :
Bucarest est la moins chère des capitales européennes.
Longtemps poursuivie par sa mauvaise image,
la capitale roumaine s’éveille et marche
sur les traces de Prague ou de Berlin. Entre
patrimoine historique et quartiers « créatifs »
Bucarest
Palais
du
Parlement
8
Boulevard Unir
i
200 m
positeur, chef d’orchestre, mort à
Paris en 1955, Enescu est l’une des
personnalités les plus célèbres de
la Roumanie. Le musée est installé
dans le palais Cantacuzino, l’un
des plus beaux bâtiments de Bucarest – l’entrée est surmontée
d’un superbe auvent de style Art
nouveau.
JOUR 2
10 heures : beau sens paysan
Pour ce deuxième jour, plongée
dans l’histoire du pays. L’aventure
commence au Musée du paysan
roumain, au nord de la ville. Un
marché artisanal très animé s’y
tient les samedis et dimanches.
Pour la petite histoire, ce musée,
dans un premier temps consacré à
l’art sous Carol II, est devenu par la
suite le Musée du Parti communiste roumain avant d’être complètement consacré à l’artisanat, à
l’architecture, au folklore roumain. Pour déjeuner, le café situé
derrière propose une très bonne
cuisine traditionnelle.
resti (7), boutique hybride sur trois
étages entre la FNAC et Colette
avec un café au dernier étage.
Beaucoup de pubs, restaurants et
discothèques sont malheureusement en chantier : après l’incendie
mortel d’une discothèque au mois
de novembre 2015, les autorités
ont contraint les gérants de bar à
mettre leurs établissements aux
normes de sécurité. On peut tout
de même déjeuner en terrasse
chez Hanul lui Manuc (8), dont la
grande cour fermée rappelle les
caravansérails du Moyen-Orient.
14 heures : folie des grandeurs
Peut-on dire que l’on a gardé le
meilleur pour la fin ? Pas sûr ! Mais
aller à Bucarest sans visiter l’imposant palais du Parlement, construit en 1984 sur ordre de Ceaucescu, est inconcevable. La visite
en français est à 14 heures. Il s’agit
du deuxième plus grand bâtiment
administratif au monde, après le
Pentagone – 86 mètres de haut,
5 000 pièces, l’équivalent de trois
arrondissements parisiens rayés
du plan de la ville pour satisfaire
les désirs mégalomaniaques du
dictateur, qui ne verra d’ailleurs jamais le palais achevé. Pour l’anecdote, depuis le balcon du bâtiment, Michael Jackson a salué…
Budapest.
20 heures : « Top Chef » local
Dîner fin chez Joseph by Joseph
Hadad (9). L’une des meilleures tables de Bucarest, à un prix défiant
toute concurrence. Ancien juré du
« Top Chef » roumain, célébrité locale née à Jérusalem, Joseph Hadad
sert une cuisine méditerranéenne
savoureuse. De quoi clore avec
goût ces vacances roumaines. p
françois bostnavaron
Air France dessert Bucarest
à raison de trois vols par jour
à partir de 240 euros aller-retour.
Le voyagiste Bonjour Roumanie
s’est spécialisé depuis 2008
sur cette seule destination.
www.bonjour-roumanie.com
14 heures : grandeur nature
La balade « historique » et bucolique se poursuit au Musée du village roumain. Edifié en 1936, c’est
un peu l’ancêtre de nos écomusées. Sur plus de 14 hectares, en
bordure du lac Herastrau, plus de
300 maisons de village sont réunies. Un challenge : retrouver la
maison représentée sur le billet de
10 lei… Retour vers le centre-ville
par le boulevard Aviatorilor, longée de très belles villas modernes
et Art déco.
L’Athénée roumain, une salle de concerts. MEL LONGHURST/ANDIA
arts (5). Installé dans une aile de
l’ancien palais, l’édifice a beaucoup souffert durant la révolution
de 1989 : l’extérieur mais aussi l’intérieur, avec plusieurs centaines
d’œuvres volées ou détruites. Il
n’en reste pas moins de très belles
collections, dont plusieurs salles
consacrées à l’art médiéval, avec
de superbes portes d’iconostases.
La galerie consacrée à l’art moderne roumain est surprenante.
16 heures : groupie du pianiste
En continuant de remonter l’avenue, on arrive au numéro 141,
siège du Musée national GeorgeEnescu. Pianiste, violoniste, com-
LA VIEILLE VILLE,
EN DÉPIT DE
MULTIPLES TRAVAUX,
A DES ALLURES
DE SOHO, AVEC
DES GALERIES
ET MÊME QUELQUES
BOUTIQUES DE LUXE
20 heures : taverne à touristes
Le Caru’cu Bere (« la charrette à
bière ») (6) figure dans tous les guides touristiques, mais il ne faut
pas le bouder pour autant. L’endroit tient de la taverne bavaroise
mâtinée de néogothique anglais,
la nourriture y est plutôt bonne et,
surtout, toujours abordable.
JOUR 3
10 heures : balade branchée
Lipscani : à Bucarest, tout le
monde n’a que ce mot à la bouche.
Il est donc temps d’aller explorer
ce quartier historique et désormais branché, rempli de bars, boutiques, concept stores, etc. On
déambule entre la strada Lipscani
et les ruelles piétonnes alentour.
En veine de shopping ? Mieux vaut
délaisser les boutiques de souvenirs et faire un tour chez Cartu-
Faire de la culture
votre voyage
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DÉBATS & ANALYSES
22 |
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Les articles de Kamel Daoud après les agressions à Cologne la nuit du
Nouvel An ont suscité une controverse sur le rapport des musulmans
à la sexualité, qui divise intellectuels arabes et chercheurs occidentaux
Que révèle la polémique Kamel Daoud ?
Cette intelligentsia qui pourfend les dissidents
Des écrivains progressistes issus
du monde musulman sont critiqués
par une certaine gauche occidentale,
qui reproduit les erreurs idéologiques
de l’époque du communisme
Par PAUL BERMAN
ET MICHAEL WALZER
L
e mois dernier, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud a surpris les lecteurs
du Monde en annonçant qu’il renonçait
au journalisme (21 et 22 février), non par crainte
des islamistes qui sévissent dans son pays, bien
qu’une fatwa ait été lancée contre lui, mais pour
une autre raison, plus consternante encore.
Condamné par une partie de la classe intellectuelle occidentale, le silence lui a semblé être la
réponse la plus appropriée.
Les accusations dont il a fait l’objet représentent un phénomène inquiétant. Doublement
inquiétant, parce que ces accusations obéissent
à un schéma qui commence à devenir familier.
En voici la logique : un écrivain progressiste de
tradition musulmane, ou vivant peut-être
même dans un pays musulman, se fait connaître. Cet écrivain propose une critique de l’islam
tel qu’il est pratiqué ou de la répression sexuelle
par le pouvoir islamique (un thème majeur) ou
encore une critique du mouvement islamiste.
Ces critiques sont jugées blasphématoires par
les islamistes et les imams réactionnaires, qui
répondent de la manière qu’on leur connaît.
Dans les pays occidentaux, les intellectuels, qui
se considèrent pour la plupart comme des progressistes, mènent leur enquête sur l’écrivain et
ses idées. Ils espèrent trouver le genre de criti-
KAMEL DAOUD A RAPPELÉ
QU’À L’INVERSE
DE SES DÉTRACTEURS
LUI VIVAIT EN ALGÉRIE
ET CONNAISSAIT
LA RÉALITÉ DE CE PAYS
ques confuses et réticentes qu’eux-mêmes produisent. Or, ils découvrent autre chose : des critiques plus emportées, plus véhémentes, ou
plus radicales et plus directes.
Les intellectuels occidentaux, certains d’entre eux au moins, s’étranglent alors, consternés. Et, surmontant soudain leur réticence caractéristique, ils dressent à leur tour leur propre condamnation de l’écrivain fautif, non pas
sur la base d’une accusation de blasphème,
mais d’après une logique qui se prétend de gauche. Les intellectuels occidentaux accusent le
progressiste du monde musulman d’être raciste envers les musulmans, d’être un islamophobe, un « informateur autochtone », voire
un instrument de l’impérialisme. Parfois aussi,
ils accusent le progressiste du monde musulman de manquer d’intelligence ou de talent.
C’est ce qu’a enduré Salman Rushdie dans les
années qui ont suivi la parution des Versets sataniques en 1988. La façon dont fut traitée
l’écrivaine et femme politique néerlando-somalienne Ayaan Hirsi Ali en offre probablement l’exemple le plus célèbre et le plus commenté après le cas Rushdie. Mais le schéma que
suit la condamnation occidentale s’observe
aussi bien dans de nombreux autres cas, contre différents types d’écrivains progressistes
aux opinions différentes : auteurs d’essais politiques, de Mémoires, de critiques littéraires,
journalistes ou romanciers originaires de pays
aussi différents que l’Egypte, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan. Le confrère algérien de
Daoud, le romancier Boualem Sansal, qui a
reçu, l’an dernier, le Grand Prix du roman de
l’Académie française, a subi le même genre de
condamnation. A présent, le schéma se répète
contre Daoud lui-même.
Un collectif de 19 universitaires dressa un réquisitoire contre Daoud l’accusant de toute une
série de crimes idéologiques : « clichés orientalistes », « essentialisme », « paternalisme colonialiste », et autres erreurs équivalant à du racisme
et à de l’islamophobie (Le Monde 12 février). Puis
vint une seconde dénonciation dans une lettre
rédigée par le journaliste littéraire américain
Adam Shatz (Le Monde, 21 et 22 février). Dans sa
lettre, Shatz ne cache pas son affection pour
Daoud. Il prétend ne l’accuser de rien : « Je ne dis
pas que tu l’as fait exprès, ou même que tu joues
le jeu des “impérialistes”. Non, je ne t’accuse de
rien. Sauf de ne pas y penser, et de tomber dans
des pièges étranges et peut-être dangereux » – ce
qui revient à dire la même chose que les 19 universitaires, mais en le prenant en plus pour un
imbécile.
Daoud publia cette correspondance pour
montrer à quoi il était confronté. Mais il rappela
dans sa réponse que, à l’inverse de ses détracteurs, lui vivait en Algérie et connaissait la réalité de ce pays. Il releva le ton stalinien des attaques dirigées contre lui. Puis, dans ce qui apparaît comme un pur accès de rage, il déclara qu’il
allait toutefois faire ce que ses détracteurs attendaient de lui. Il allait arrêter le journalisme.
Nous rédigeons cet article pour attirer l’attention sur un second schéma à l’œuvre dans ces
condamnations, qui remonte à l’époque du
communisme soviétique. Quiconque a en mémoire l’histoire du XXe siècle sait que sur toute
une période allant des années 1920 aux années
1980, des dissidents courageux et éloquents
dans le bloc soviétique se sont relayés pour
adresser un message à l’opinion publique occidentale et l’avertir de la nature de l’oppression
communiste – des messages précieux parce
que émanant de témoins directs du régime soviétique et de ses Etats satellites.
IRONIE DE LA SITUATION
Et à chaque fois, une grande partie de l’intelligentsia occidentale a protesté en s’écriant :
« Oh ! Vous ne pouvez pas dire une chose pareille !
Vous allez encourager les réactionnaires ! » Ou
alors elle répondait : « Vous devez être vousmême réactionnaire, un instrument de l’impérialisme. » Les intellectuels qui réagissaient
ainsi étaient parfois des communistes ayant
juré fidélité au régime, parfois simplement des
compagnons de route qui défendaient l’Union
soviétique sans avoir pourtant pris aucun engagement. Mais, parfois aussi, il ne s’agissait que
de gens inquiets pour leur propre société, qui
craignaient que les critiques à l’encontre de
l’Union soviétique ne bénéficient inévitablement aux fanatiques d’extrême droite en Occident. Ces gens considéraient qu’en dénonçant
les dissidents soviétiques ils préservaient la
possibilité d’un débat lucide et progressiste
dans leur propre pays.
Mais c’était une erreur. En dénonçant les dissidents, les intellectuels occidentaux n’ont réussi
qu’à obscurcir la réalité soviétique. Et ils ont
paré le régime soviétique de leur propre prestige ; autrement dit, au lieu d’être les ennemis
de l’oppression, ils ont fini par devenir les alliés
de l’oppression. Les intellectuels progressistes
n’avaient pas tort de s’inquiéter du fanatisme
d’extrême droite dans leurs propres pays, mais
ils auraient dû reconnaître que le débat politique a parfois besoin d’être complexifié. Ils
auraient dû savoir s’opposer aux fanatiques
d’extrême droite en Occident tout en défendant
les dissidents soviétiques. Ils auraient dû défendre deux points de vue en même temps.
De trop nombreux intellectuels progressistes
tombent aujourd’hui dans le piège de cette logique fallacieuse d’hier. Ils ont raison de s’inquiéter des sectarismes antimusulmans qui sévissent dans les pays occidentaux. Mais en se faisant eux-mêmes les ennemis de toute une
classe d’écrivains progressistes d’origine musulmane, ils produisent précisément l’effet inverse à celui qu’ils recherchaient. Ils veulent
combattre le racisme. Mais ils finissent par tracer des distinctions injustes entre les gens
comme eux, qui seraient libres d’adresser les
critiques les plus virulentes à leur propre culture et à leur propre société, et les intellectuels
du monde musulman, qui devraient se mordre
la langue.
Ils veulent défendre la lucidité. Mais ils obscurcissent des réalités en étouffant les témoignages des écrivains progressistes. Ils veulent
réfréner la montée de haines irrationnelles en
Occident. Mais ils contribuent à alimenter la
haine à l’encontre de ces auteurs progressistes.
Ils veulent témoigner de la sympathie envers le
monde arabo-musulman, mais ils blâment
leurs écrivains les plus talentueux. Ils veulent
promouvoir le progrès, mais ils donnent du
poids aux condamnations des islamistes. Par sa
protestation éloquente, Daoud a montré l’ironie de la situation. Nous l’en félicitons, comme
nous félicitons les journaux qui l’ont publiée. Et
nous espérons que, ayant fait valoir son point
de vue, il se remettra bien vite à la tâche qui a
toujours été la sienne : nous faire penser. p
(Traduit de l’anglais par Pauline Colonna
d’Istria). Cet article est initialement paru en
anglais dans Tablet Magazine,tabletmag.com.
¶
Paul Berman est un écrivain et essayiste
américain qui étudie l’histoire de la gauche.
Michael Walzer est philosophe, professeur émérite de sciences sociales à Princeton (New Jersey)
Nous n’avons pas besoin de rééducation sexuelle !
Kamel Daoud a tort d’enterrer les révolutions arabes, qui
ont fait émerger de nouvelles relations entre les sexes et
qui perdurent malgré les abominations de l’organisation
Etat islamique et celles de Bachar Al-Assad
Par MOHAMMED SHA’BAN
M
es critiques ne sont pas dirigées contre Kamel Daoud. Elles
s’attaquent à ses idées. Je souhaite que Kamel Daoud continue à écrire
pour que nous puissions continuer à débattre aussi librement que possible, et je le
félicite d’avoir gagné ce procès contre cet
imam qui l’a menacé de mort. Mais est-ce
que ses articles nous permettent de bien
comprendre ce qui est en jeu dans « le
monde d’Allah » (je préfère parler des pays
arabes, et ainsi restituer le pluriel car notre
réalité est multiple et se conjugue mal au
singulier) ?
D’abord, il aurait sans doute été préférable d’attendre les conclusions de l’enquête
allemande avant de publier un article qui
établit un lien direct entre réfugiés, agressions sexuelles, culture arabe, révolutions
et islamisme. Car en réalité, il s’est avéré
que seuls trois réfugiés faisaient partie
des agresseurs lors du Nouvel An à Cologne. Les autres étaient immigrés. Suffi-
rait-il, comme le sous-entend Kamel
Daoud, que ces hommes se libèrent de
leur « arabité » et de leur « islamité » pour
que cessent les agressions sexuelles ?
Comment alors comprendre les tristes
violences sexuelles répétées et perpétrées
non par des arabes ou des musulmans,
mais bien par des Occidentaux ? Me vient
à l’esprit le triste souvenir des violences
sexuelles perpétrées par des Américains
contre des Irakiens dans la prison d’Abou
Ghraïb. En incriminant d’abord la culture
ou la religion, en parlant de façon si générale, parvient-on vraiment à saisir les enjeux de pouvoir (et d’abus de pouvoir) en
réalité à l’œuvre dans tous ces cas ?
Bien tristement, Kamel Daoud enterre
également les révolutions arabes. En majorité, elles n’auraient laissé place qu’à l’islamisme et à la perpétuation de la domination des corps et des âmes. Les révolutions auraient donc échoué dans le sens
où elles n’auraient « pas touché les idées, la
culture, la religion ou les normes sociales,
notamment celles qui ont trait à la sexualité ». Palestinien de Syrie, réfugié à Paris,
je peux dire, crier même combien ces révolutions nous ont changés. Elles ont tout
bouleversé, mais peut-être Kamel Daoud
est-il trop loin et peu conscient depuis l’Algérie de tous ces courants, idées, pensées
qui nous travaillent à l’intérieur. Peut-être
faudrait-il l’inviter à sortir de la coquille
où il s’est réfugié, à raison, pour se protéger, après des années de guerre civile en
Algérie. Mais a-t-il jamais pris le temps de
rencontrer des réfugiés syriens en Algérie ? Ils sont si nombreux. S’il le prenait,
certains lui parleraient peut-être des viols
systématiques utilisées comme arme
dont ont été victimes ceux qui participaient aux manifestations pacifiques,
non pas d’abord par des islamistes, mais
par le régime de Bachar Al-Assad.
L’HISTOIRE EST MOUVEMENT
Comment effacer d’un seul geste, ou plutôt en quelques lignes, tout le courage
qu’a signifié de sortir dans la rue et de
s’opposer à un régime dont les formes de
répression et de surveillance sont quasi
totalitaires ? Et récemment encore à Alep,
des femmes et des hommes prenaient le
risque de sortir dans la rue pour manifester, comme au premier jour de la révolution, pour dire leur opposition à la fois à
Bachar Al-Assad et à l’organisation Etat islamique. Peut-être n’avez-vous pas conscience de ce que le fait de sortir à la vue et
au su de tous, afin d’exprimer une opposi-
tion, a signifié pour notre génération ?
Nous osions enfin exiger une liberté politique. Une liberté sexuelle aussi. Beaucoup, parmi les activistes, ont alors fait
l’expérience d’une vie amoureuse débridée. Car c’est toutes les formes d’autorité,
parentale, familiale, gouvernementale
que cette révolution défiait.
Quand je pense à la révolution égyptienne, celle qui, avec la révolution tunisienne, nous a tant inspirés, j’ai à l’esprit
ces images de femmes manifestant dans
la rue, et de ces hommes qui, à certains endroits, faisaient barrage aux agresseurs
sexuels qui profitaient de la foule pour
s’en prendre aux femmes présentes. Je me
souviens de ces activistes égyptiens qui
dénonçaient des crimes politiques, accusant le gouvernement égyptien d’utiliser
le viol comme arme de dissuasion à la participation aux manifestations. Et ceux
mêmes qui auraient dû les protéger, recevoir leur plainte, la police par exemple,
leur faisaient parfois subir des tests de virginité. Place Tahrir, dans cet espace investi, recréé, revendiqué, des jeunes femmes et hommes, qui campaient là toute la
nuit pour parler politique, s’arrachaient
des baisers entre deux poèmes composés.
Je sais que Kamel Daoud est du côté de la
liberté. Mais il se trompe et simplifie. Il
oublie que l’Histoire est mouvement. Prenez l’exemple de la Révolution française. A
l’époque de la Terreur, on aurait pu déses-
pérer. Mais d’autres régimes sont nés ensuite. C’est le temps long de l’Histoire qui
nous révélera la force de ces révolutions, ce
qu’elles ont réussi à faire naître chez chacun de nous, dans la douleur certes.
Ce n’est pas d’un programme de rééducation sexuelle dont nous avons besoin
après tant de chemin parcouru pour continuer à vivre, à apprendre, à rêver, à
aimer. C’est de la possibilité d’être accueillis, avec ouverture et bienveillance,
sans éternels jugements ou préjugés sur
notre culture, notre religion ou nos relations aux femmes.
Je ne nie pas les problèmes qui existent
dans les pays arabes. Moi et tant d’autres
rejetons cette culture patriarcale qui enferme les femmes tout autant qu’elle nous
enferme, nous les hommes. Mais n’enterrez pas trop vite nos révolutions . p
Traduit de l’arabe par Dorothée Myriam
Kellou. Retrouvez l’intégralité du texte
sur Lemonde.fr
¶
Mohammed Sha’ban a été journaliste
pendant la révolution syrienne et a travaillé
pour plusieurs publications arabes comme
« Al Hayat » et « Al Moudoun ». Contraint de
quitter la Syrie, il a reçu le statut de réfugié
politique en France. Il vient de commencer
ses études de master à l’EHESS
débats & analyses | 23
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Le dangereux mirage du risque zéro
Analyse
jean-baptiste jacquin
Aux société arabes de
réformer leurs écoles
Au lieu d’expliquer les effets de l’islam
comme moteur de la domination
masculine, regardons du côté
des déficiences des systèmes d’éducation
Par ISHAC DIWAN ET
EL MOUHOUB MOUHOUD
P
our sortir du débat manichéen – pro contre antiDaoud –, nous souhaitons
proposer une analyse fondée sur
les travaux empiriques récents
utilisant des bases de données de
grandes enquêtes d’opinion menées dans de nombreux pays.
Sans prétendre nous substituer
aux travaux des chercheurs, nous
pouvons apporter des précisions
grâce aux données d’enquêtes
d’opinion. Lancée en 2012-2013
auprès de 130 000 personnes,
dont 25 000 dans les pays arabes,
l’enquête de la World Value Survey est instructive.
Si l’on n’appréhende pas directement la question de la frustration sexuelle, on s’en approche en
s’intéressant à la question de
l’opinion que les personnes interrogées peuvent avoir à l’égard du
patriarcat défini comme un système familial. Un indicateur
composite évalue l’adhésion des
personnes interrogées à ce système, à partir de trois questionsréponses : « Lorsque les emplois
sont rares, les hommes doiventils être prioritaires sur les femmes pour occuper un emploi ? » ;
« Les hommes sont-ils de
meilleurs leaders politiques que
les femmes ? » ; « Les études supérieures sont-elles plus importantes pour un homme que pour une
femme ? »
Il apparaît que c’est bien dans
les pays arabes que les valeurs patriarcales sont les plus affirmées.
Ensuite, les femmes n’acceptent
pas les valeurs patriarcales dans
les pays arabes comme dans la
plupart des régions du monde. Le
patriarcat s’exerce davantage par
la coercition et la violence à
l’égard des femmes. Enfin, si l’on
observe bien un biais favorable
au patriarcat dans les pays musulmans, son importance est quatre
fois moindre que dans les pays
arabes, qui ont la particularité
d’avoir été presque tous gérés par
des régimes autoritaires depuis
leur indépendance. Il s’agit donc
moins d’un problème lié à l’islam
qu’à des éléments politiques marqués par l’emprise d’un système
fondé sur la domination.
ENDOCTRINEMENT
Enfin, dans la plupart des pays du
monde, ce sont les gens les plus
éduqués qui supportent le moins
le système du patriarcat. L’école
et l’enseignement supérieur ont
joué un rôle-clé dans l’émancipation des femmes et leur ont permis de s’engager dans des luttes
féministes. Les hommes se libèrent aussi grâce au savoir et à la
critique des schémas de reproduction patriarcaux. Les résultats
de ces enquêtes montrent surtout que, dans les pays arabes, les
personnes les plus éduquées sont
à peine plus émancipées que les
personnes moins éduquées. Le
gain d’émancipation par l’éducation y est trois fois plus faible que
pour la moyenne mondiale.
Et c’est là le point-clé qui devrait
occuper les débats. Au lieu
d’émanciper les citoyens, les systèmes d’éducation dans les pays
arabes reproduisent les valeurs
conservatrices et les rapports de
domination homme-femme. On
pourrait s’en tenir à une explication en termes de mauvaise qualité de l’éducation en dépit des efforts quantitatifs consentis.
En réalité, l’analyse du contenu
pédagogique des programmes
scolaires dans les pays arabes révèle l’existence d’éléments d’endoctrinement des élèves – peu
d’intérêt pour les compétences
analytiques, hyper-focalisation
sur les valeurs religieuses, découragement de l’expression personnelle au profit du conformisme
conduisant à favoriser à outrance
les valeurs d’obéissance (au père,
au maître…) et à décourager la
contestation de l’autorité. Les régimes arabes ont mis en œuvre
des pratiques d’ingénierie sociale
dans la poursuite des objectifs de
survie des élites au pouvoir.
AU SERVICE DES ÉLITES
Comme le montrait Pierre Bourdieu, les institutions, au premier
plan, l’école, ont pour but la survie du système de domination
des élites. C’est bien ce qui s’est
passé dans les pays arabes : après
la parenthèse du lendemain de la
décolonisation qui ont vu la promotion des valeurs nationalistes,
d’autodétermination des peuples
et de révolution anti-impérialiste,
à partir des années 1970-1980,
l’éducation est devenue un instrument aux mains des élites au
pouvoir pour mater le désir
d’émancipation politique des jeunes séduits par les mouvements
de gauche en introduisant l’islam
dans les programmes scolaires,
avant de redoubler cet effort dans
les années 1990 pour contrer la
montée des islamistes en leur faisant concurrence sur leur terrain.
Plutôt que de privilégier l’explication des effets de l’islam
comme moteur de la domination
masculine, il faut s’interroger sur
les déficiences des systèmes
d’éducation et leur rôle d’instrument de domination qui utilisent
l’islam au service de la survie et
de la reproduction des régimes
autoritaires qui sévissent dans le
monde arabe. Pour préparer un
futur plus radieux, aussi bien sur
les questions de genre que
d’émancipation, il faudrait que
les franges progressistes de la société civile dans le monde arabe
arrivent déjà à arracher des progrès significatifs dans les politiques d’éducation pour préparer
leurs jeunes aux défis d’un
monde qui puisse fonctionner
sans patriarche dominateur. p
¶
Ishac Diwan dirige la chaire
Monde arabe à l’université de
recherche Paris sciences et lettres. El Mouhoub Mouhoud
est professeur d’économie à
Paris Dauphine-Paris sciences
et lettres. Ils sont tous les deux
chercheurs associés à l’Economic Research Forum (Le Caire)
Service France
P
our conjurer la peur, certains s’en remettent à Dieu, d’autres aux autorités
politiques, militaires ou civiles. Mais
aucun de ces recours n’est en mesure
d’assurer le risque zéro susceptible
d’apaiser. Ce qui n’empêche pas d’entretenir cette dangereuse quête. Courir derrière
une illusion, un mirage, est nécessairement sans
fin. Cette course aveugle détourne d’autres objectifs, fait faire des erreurs et tomber dans des chausse-trapes.
Face à la menace du terrorisme djihadiste, la
classe politique est obligée de réagir sur tous les
fronts : sécurisation des populations et des installations, répression, prévention et renseignement.
Mais, à défaut de pouvoir faire s’évanouir une telle
menace protéiforme, la tentation est grande de
prendre des dispositions sans grand discernement,
en espérant qu’elles seront d’une aide, même minime, dans ce combat.
Depuis vingt ans, la France a décidé de judiciariser
les préparatifs d’actes terroristes criminels. Depuis
la loi de 1996 est considéré aussi comme un acte de
terrorisme « le fait de participer à un groupement
formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels,
d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles
précédents ».
Le terrorisme a provoqué une entaille dans la
frontière entre prévention et répression. Cette entaille n’a cessé de s’élargir depuis. En droit, une
tentative n’est punissable qu’à la condition que le
crime ou le délit projeté se soit manifesté par un
« commencement d’exécution ». Par volonté de
mieux prévenir le risque terroriste, le législateur a
progressivement déplacé les curseurs en amont.
Ainsi, en 2014, la loi a créé le délit d’« entreprise individuelle de terrorisme », qui permet de ratisser
très large, au point que la Commission nationale
consultative des droits de l’homme y voit la possibilité d’« incriminer la préparation de la préparation d’un délit ».
LE BÉNÉFICE DU DOUTE DISPARAÎT
Mercredi 23 mars, le tribunal correctionnel de Paris
a condamné à des peines allant de trois ans d’emprisonnement, dont un avec sursis, à cinq ans
ferme quatre jeunes Français de 19 à 24 ans qui se
sont embarqués en voiture quelques jours après les
attentats de janvier 2015 pour rejoindre la Syrie.
Leur voyage s’est fortuitement arrêté en Turquie à
la suite d’un accident de la route, mais l’intention
d’atteindre la région aux mains de l’organisation
Etat islamique (EI) était là. Auraient-ils rejoint ensuite ces djihadistes que l’EI renvoie semer la mort
en Europe ? Peut-être. Ou pas. La question n’est pas
là. Avec le terrorisme, le bénéfice du doute disparaît
de la procédure pénale.
Il ne s’agit pas d’être naïf. Mais ce n’est pas la
même chose que de surveiller des personnes que
l’on pense potentiellement dangereuses, ou de les
enfermer. Plus que jamais, la prévention et le renseignement sont des outils sur lesquels il faut investir. La prison, elle, est censée venir une fois qu’il
est trop tard, pour punir, non pour prévenir.
Le projet de loi sur la lutte contre le terrorisme et
le crime organisé et sur la procédure pénale, en discussion au Sénat les 29, 30 et 31 mars, va au-delà.
Pour se prémunir d’un risque, malheureusement
bien réel, on introduit dans le droit des mesures privatives de libertés à l’encontre de personnes contre
lesquelles il n’existe même pas ces indices qui permettent de « judiciariser » un dossier, c’est-à-dire
d’ouvrir une enquête préliminaire.
Une assignation à résidence, certes dans des conditions plus légères que sous l’état d’urgence, en
étant limitée à 8 heures par jour et à un mois dans le
projet gouvernemental (portée à deux mois par la
commission des lois du Sénat), pourra être décidée
par le ministère de l’intérieur à l’encontre d’une
personne dont on a de « sérieuses raisons de penser » qu’elle a tenté de se rendre sur un « théâtre
d’opérations de groupements terroristes ». « On entre
dans l’ère des suspects », pour reprendre le mot du
Défenseur des droits, Jacques Toubon. La justice n’a
plus son mot à dire, le procureur est seulement « informé ». Ne pas prendre ces mesures de précaution
serait considéré comme coupable.
LA PRESSION DE L’OPINION
Cette dérive nous amène à entraver les libertés par
précaution. Appliquée à d’autres domaines que le
terrorisme, la recherche du risque zéro choquerait.
On ne va pas emprisonner tous ceux qui, hantés par
la haine, ont songé à tuer leur chef, leur voisin ou
leur conjoint. Pourtant, cela aurait peut-être un impact sur le nombre d’homicides. Ou pas…
Sous la pression de l’opinion, les pratiques évoluent déjà. Les députés ont, par exemple, voté cet hiver à l’unanimité le projet de loi, corrigé depuis par
le Sénat, qui aurait permis aux procureurs d’alerter
l’éducation nationale dès la garde à vue ou même
l’audition libre d’une personne soupçonnée de pédophilie. Un fléau criminel qu’il convient de mieux
réprimer et prévenir. Mais en quoi prendre le risque
de sanctionner des innocents et de les montrer à la
vindicte populaire réduirait la fréquence de tels crimes ? Les sénateurs n’ont autorisé la transmission
d’informations qu’à partir de la mise en examen. Ce
qui n’exclut pas définitivement les innocents, mais
réduit considérablement le champ.
Une société démocratique forte doit pouvoir affronter sereinement ce dilemme : prendre le risque
d’enfermer un innocent ou de laisser libre, mais
peut-être sous surveillance, un individu dont on
subodore qu’il aurait envie de commettre un délit
ou un crime. Le gouvernement, la majorité et l’opposition sont hantés par le risque de devoir répondre à la question « qu’avez-vous fait ? », si l’horreur
du 13 novembre devait se reproduire en France.
Mais l’Etat, en agissant aussi aveuglément, crée
d’autres victimes qui, elles aussi, seront légitimes à
demander des comptes. p
ON NE VA PAS
EMPRISONNER
TOUS CEUX
QUI, HANTÉS
PAR LA HAINE,
ONT SONGÉ
À TUER LEUR CHEF,
LEUR VOISIN OU
LEUR CONJOINT
[email protected]
Interminable « affaire Dominici »
Le livre
R
arement affaire judiciaire aura suscité
autant de passion et
d’intérêt médiatique
que celle du triple crime de Lurs.
Dans cette petite commune des
Basses-Alpes – Alpes-de-HauteProvence depuis 1970 – au matin
du 5 août 1952, la découverte de
trois corps sans vie suscite l’effroi.
Un couple de citoyens britanniques, Anne et Jack Drummond, et
leur fillette, Elizabeth, sont retrouvés sauvagement assassinés
sur le bord de la nationale 96, où
ils s’étaient arrêtés camper pour la
nuit.
Très vite, les soupçons se portent sur les habitants de la maison la plus proche du lieu du
crime, la Grand Terre, où vivent
les Dominici. Seule pièce à conviction, l’arme du crime, une carabine Rock-Ola dont les tirs ont
tué les parents, et la crosse fracassé le crâne de l’enfant.
La personnalité de Sir Drummond, conseiller scientifique du
ministère de l’alimentation durant la guerre dont les travaux
jouent un rôle éminent dans la
remise en ordre d’une Europe en
pénurie, mais aussi la rivalité des
enquêteurs – police et gendarmerie –, et la fièvre entretenue par la
presse peu soucieuse d’un secret
de l’instruction encore mal admis concourent à échauffer les
esprits.
Et le commentaire de ténors
tels que Me Maurice Garçon dans
Le Monde ou la présence au procès du patriarche Gaston Dominici des académiciens Goncourt
Jean Giono et Armand Salacrou
achèvent de donner à l’affaire
une résonance particulière. Ce
qui permit à Orson Wells, qui
ébaucha un documentaire sur le
crime de Lurs, de reconnaître le
caractère exceptionnel du fait divers : « Des personnages comme
les Dominici ne peuvent naître
dans l’esprit d’un romancier. Il
faut les voir pour les croire. »
MENSONGES ET FAUSSES PISTES
Le cinéma, le théâtre, la bande
dessinée même, récemment,
s’emparèrent d’un drame où,
après maints revirements et
mutismes têtus, les fils s’entendent pour accuser leur père.
Condamné à mort sans preuve
tangible en novembre 1954, le
vieux Gaston échappa à la
guillotine, peine commuée par
le président Coty, grâce accordée
plus tard par Charles de Gaulle,
avant de s’éteindre en avril 1965.
Mais les certitudes restent minces et, si le clan est indubitablement impliqué, le scénario exact
reste à établir. Ce qu’a tenté de
faire Jean-Louis Vincent, commissaire divisionnaire en retraite aujourd’hui.
Au terme d’une contre-enquête
minutieuse, menée sur plus de
douze ans et où le goût de l’archive est si maniaque qu’il
n’épargne rien au lecteur – mais
quel meilleur moyen de le laisser
libre de ses conclusions dans une
affaire où les indices s’organisent
en faisceaux mais où aucune
preuve matérielle ne permet de
confondre un coupable ? –, le policier déroule avec une rigueur
implacable le fil des événements,
de mensonges vite éventés en
vains coups de théâtre, de fausses pistes en requalification fantaisiste en feuilleton d’espionnage… Bref, une impitoyable
mise à nu des faiblesses de l’enquête et des partis pris de la justice qui, par-delà le temps, interroge
encore
le
citoyen
d’aujourd’hui. p
philippe-jean catinchi
AFFAIRE DOMINICI,
LA CONTRE-ENQUÊTE
de Jean-Louis Vincent
Vendémiaire, collection
« Chroniques »,
672 pages, 25 euros
24 | 0123
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
FRANCE | CHRONIQUE
SYRIE :
LA PRISE
DE PALMYRE
ET APRÈS
par gé r ar d co urtois
Sarkozy et l’effet Tefal
suite de la première page
Lequel de ses concurrents à l’investiture
de la droite pour la présidentielle de 2017
aura l’audace d’adresser le même genre de
mise en garde à Nicolas Sarkozy ? Lequel
osera lui suggérer que ses embarras judiciaires répétés nuisent à son camp, autant
qu’à lui-même ? Pour l’heure, aucun. Du
moins en public. Au-delà même de l’invocation du principe de la présomption d’innocence, la cote d’amour de l’ancien président auprès des adhérents des Républicains reste assez forte pour dissuader quiconque de se risquer sur ce terrain.
On l’avait déjà constaté au lendemain de
sa mise en examen, le 16 février, pour financement illégal de sa campagne de
2012 ; Alain Juppé s’était même fendu d’un
message qui se voulait amical à l’endroit
de M. Sarkozy. La même retenue a été de
mise au lendemain de la décision de la
Cour de cassation, le 22 mars, validant les
écoutes téléphoniques qui avaient conduit à sa mise en examen pour trafic d’influence et corruption en juillet 2014. Dans
cette affaire, il est susceptible d’être renvoyé en correctionnelle avec, à la clef, une
possible peine d’inéligibilité.
BATMAN V SUPERMAN: DAWN OF JUSTICE and all related characters and elements © & ™ DC Comics and Warner Bros. Entertainment Inc.
CE N’EST PAS PARCE
QUE L’ON SORT
INDEMNE DES
CHICANES JUDICIAIRES
QUE L’ON N’EST PAS
POLITIQUEMENT
FRAGILISÉ
L’adversité est, chez Nicolas Sarkozy, un
puissant stimulant. Sa réaction, cette fois
encore, n’est donc pas surprenante. « Depuis quatre ans, je me suis fait une raison :
être calomnié puis, à chaque fois, en sortir
blanchi. Au fur et à mesure, tous les dossiers
montés se sont effondrés. Il en sera pour ce
dossier comme pour les autres. Je suis serein parce que je sais que je n’ai rien à me reprocher », vient-il de déclarer à La Croix,
avec ce mélange d’abnégation et de détermination dont il s’est blindé.
L’usure du temps
L’ancien président s’est toujours voulu
une publicité vivante pour les poêles Tefal :
avec lui, rien n’accroche !, ne cessent de se
réjouir ses amis. Lui-même a fait de sa capacité à écarter les menaces judiciaires la
preuve de l’acharnement dont il s’estime
victime et de son invulnérabilité, puisque
aucune des affaires où il a été cité ne s’est
soldée par une condamnation. Mais, s’il
lui est jamais arrivé de se faire cuire deux
œufs, il devrait savoir qu’aucune poêle antiadhésive ne résiste à l’usure du temps.
Elle finit toujours, quelque précaution que
l’on prenne, par accrocher.
C’est ce qui se passe désormais. Ce n’est
pas parce que l’on sort indemne des chicanes judiciaires que l’on n’est pas politiquement fragilisé. Ainsi, qu’il s’agisse de son
image ou de son attractivité électorale, Nicolas Sarkozy souffre de handicaps de plus
en plus sérieux. Depuis quinze mois, il n’a
tiré bénéfice ni de son élection à la présidence de l’UMP en novembre 2014, ni de la
réorganisation du parti et de la création
des Républicains au printemps 2015. Au
contraire. Selon le dernier baromètre d’Ipsos, il recueille 30 % d’opinions favorables
et, selon la Sofres, 21 % des Français souhaitent lui voir jouer un rôle important à
l’avenir. Depuis janvier 2015, l’érosion est
très nette, respectivement de 10 et de 14
points. Quant aux premières enquêtes (Ipsos ou Odoxa) d’intentions de vote pour la
primaire de la droite, elles témoignent
qu’il est largement distancé par Alain
Juppé et qu’il perd encore du terrain depuis le début de l’année, y compris chez les
sympathisants de la droite et du centre.
Enfin, selon un sondage de l’IFOP, réalisé
pour la Fondation Concorde devant laquelle M. Sarkozy intervenait le 23 mars,
ses qualités (69 % des sondés le jugent dynamique et 68 % lui reconnaissent de
l’autorité) sont contrebattues par ses défauts : 23 % des Français estiment qu’il
tient ses engagements et qu’il inspire confiance, et 19 % le jugent « honnête ». Le président des Républicains a bien pu s’agacer,
ce jour-là : « Si on gouvernait la France avec
les sondages, on ne gouvernerait rien du
tout ! » Il n’empêche, ces enquêtes, dont il
fut si friand, n’en constituent pas moins
un miroir, cruel en l’occurrence.
Car si les « casseroles » judiciaires que Nicolas Sarkozy traîne derrière lui sont loin
d’expliquer, à elles seules, la mauvaise
passe dans laquelle il est engagé, elles y
contribuent évidemment. Comme elles
contribuent à la dégradation, toujours
plus alarmante, du jugement que les Français portent sur les hommes politiques.
Selon une enquête d’Ipsos (Le Monde du
12 mars), 77 % considèrent que la plupart
d’entre eux « sont corrompus » (+ 11 points
en un an). Parmi d’autres, l’incessant
feuilleton judiciaire dont Nicolas Sarkozy
est le personnage central nourrit cette défiance et explique ce divorce. Avant d’être
complètement discrédité et « chabanisé »,
le président des Républicains devrait
prendre la mesure d’une situation dont le
seul bénéficiaire, hélas, est le FN. p
[email protected]
G
râce à la Russie, l’antique cité
de Palmyre a donc été libérée
du joug des barbares de l’organisation dite « Etat islamique ». Un pas
important dans la lutte générale contre l’EI a été accompli, à plus d’un titre.
C’est une bonne nouvelle pour une
population de 200 000 personnes,
abandonnée par l’armée syrienne qui a
fui la ville lors de l’entrée des djihadistes en mai 2015. Les gens de Palmyre
ont connu le lot de ceux qui vivent
sous la botte de l’EI : exécutions de
masse, notamment de jeunes hommes fonctionnaires de l’Etat, destructions et sujétion à un ordre islamicoreligieux totalitaire. Hélas, dans son
délire destructeur de tout ce qui n’est
pas conforme à leur vision de l’islam, la
soldatesque du « calife » Abou Bakr AlBaghdadi a saccagé nombre de sites
antiques, qui faisaient le rayonnement
de l’oasis dans le monde entier. Il en va
ainsi partout où sévit le djihadisme, de
l’Afghanistan à la Ninive irakienne, en
passant par le Musée de Mossoul et les
mausolées de Tombouctou.
C’est une bonne nouvelle aussi dans
la lutte contre l’EI. Sous les frappes décisives de l’aviation russe, quelques
milliers de soldats de l’armée syrienne,
appuyés par des milices chiites –
d’abord, le Hezbollah libanais mais
aussi les gardiens de la révolution ira-
niens –, sont venus à bout, le 27 mars,
des djihadistes. On dira que Palmyre
n’a pas forcément une importance
stratégique. A tort.
Chaque défaite de l’EI entame son
aura d’invincibilité, cette image d’une
série ininterrompue de victoires empochées par les colonnes de 4 × 4 des
hommes au drapeau noir. Une partie
de l’attractivité de l’EI auprès des jeunes musulmans d’Europe vient de
cette légende d’une « reconquête »
inarrêtable, entretenue à coups de vidéos guerrières. La reprise de Palmyre
est un succès pour Poutine. Après avoir
consacré l’essentiel de ses interventions à cibler l’opposition armée au régime de Damas, l’aviation russe s’est
enfin attaquée à l’EI. Le président russe
consolide son allié local, Bachar Al-Assad, au moment où s’ouvre peut-être
l’esquisse d’une négociation sur la
guerre civile en Syrie.
Simultanément, les Etats-Unis, appuyant les milices kurdes syriennes,
accentuent la pression sur le fief de l’EI
en Syrie, Rakka. Il en va de même en
Irak, où les Etats-Unis, à l’aide de frappes aériennes mais aussi d’un engagement au sol, contribuent à préparer
une offensive de l’armée irakienne
contre la vraie place forte de l’EI, Mossoul, deuxième ville d’Irak.
En un an, l’EI a perdu plus du quart
des territoires dont il s’est emparé en
Syrie et en Irak depuis le printemps
2014. Il est sur la défensive, il recule. Il
n’est pas exclu que sa structure paraétatique, construite autour de Rakka et
Mossoul, soit largement démantelée
en janvier 2017, quand un nouveau président américain entrera en fonctions.
Hélas, l’EI recruterait toujours, et le
phénomène djihadiste ne disparaîtra
pas de sitôt. Il existera, sous la forme de
l’EI ou une autre, tant que ne se reconstruiront pas des Etats disposant d’un
minimum de légitimité auprès de toutes les communautés composant ces
pays complexes que sont la Syrie et
l’Irak. Ce n’est pas pour demain. p
Tirage du Monde daté mardi 29 mars : 225 610 exemplaires
D E S T I N AT I O N GOT H A M CI T Y
L E
2 3
M A R S
A U
C I N É M A
# F LY T O G O T H A M
Les investissements d’avenir
manquent en partie leur cible
Le cri d’alarme
d’un ancien
banquier
central
▶ Le premier rapport d’évaluation de ce programme met en évidence le peu de soutien accordé aux entreprises innovantes
U
n essai encore à transformer ».
Le premier chapitre du rapport
d’évaluation du programme
d’investissements d’avenir (PIA) donne
le ton. Remis, mardi 29 mars, à Louis
Schweitzer, le commissaire général à l’investissement, le document dresse un bilan à mi-parcours de ce programme d’investissements décennal, pensé pour
londres - correspondance
« augmenter les perspectives de croissance à long terme de notre économie ».
Alimenté par deux tranches de crédits,
de 35 milliards d’euros, en 2010, et de
12 milliards, en 2013, le dispositif doit être
complété par un volet de 10 milliards
d’euros, avait annoncé François Hollande
à l’automne 2015. Alors que plusieurs députés plaident déjà pour une rallonge is-
sue de la (relative) avance de Bercy sur ses
prévisions budgétaires, il devenait urgent
d’en évaluer l’efficacité.
« Les [deux premiers] PIA ont fait bouger
les lignes dans l’enseignement supérieur et
la recherche, qui concentrent la moitié des
crédits », apprécie Philippe Maystadt, président de l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur de la Fédération
Wallonie-Bruxelles, qui a piloté un comité
de sept experts pour France stratégie, organisme rattaché à Matignon. Il cite une
dizaine d’universités régionales de recherche (dont Bordeaux, Strasbourg et AixMarseille) susceptibles de prétendre, à
terme, à un rayonnement mondial.
Pourquoi
Gameloft
refuse
de plier
devant
Bolloré
audrey tonnelier
→ LIR E L A S U IT E PAGE 3
▶ « Les idées
de Vivendi ne
font pas rêver »,
estime Michel
Guillemot
pour justifier
son refus
de l’OPA
lancée par
le conglomérat
▶ Une reprise
par le groupe de
Vincent Bolloré
causerait, selon
l’éditeur de jeux
vidéo, un retour
« vingt ans
en arrière »
→ LIR E
PAGE 6
Michel Guillemot
dans les bureaux
londoniens de
Gameloft, vendredi
25 mars. PHILIPP EBELING
→ LIR E PAGE 8
PLEIN CADRE
LA RÉSURRECTION
FRAGILE DE L’ÉCONOMIE
CHYPRIOTE
→ LIR E PAGE 2
j CAC 40 | 4 366 PTS + 0,85 %
j DOW JONES | 17 535 PTS + 0,11 %
j EURO-DOLLAR | 1,1181
J PÉTROLE | 39,84 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,49 %
VALEURS AU 29 MARS À 9 H 30
PERTES & PROFITS | PSA
633
NAUX
RCHAND DE JOUR
CHEZ VOTRE MA
Le butin du général Tavares
A
vec les giboulées de mars revient le
temps des polémiques sur le salaire
des patrons. La parution du rapport
financier annuel de PSA ouvre la
saison avec la publication du montant officiel
de la rémunération de son président du directoire, Carlos Tavares. Sa rétribution a doublé
en 2015, à 5,24 millions d’euros. Emotion compréhensible. Peu de salariés auront dans leur
vie cette chance d’une accélération si spectaculaire de leurs revenus, surtout à un tel niveau.
L’Etat, actionnaire, indique qu’il s’est opposé à
cette augmentation, rappelant sa doctrine de
modération salariale et de baisse des salaires
des grands patrons.
Cette douce pluie d’or tombée sur les épaules
du patron de PSA n’est pourtant pas une surprise. Elle découle directement des règles édictées par les actionnaires eux-mêmes : un salaire fixe relativement modeste pour un patron du CAC 40, 1,3 million d’euros, et une part
variable, y compris en actions, conditionnée à
l’obtention d’objectifs déterminés avec le conseil de surveillance. La surprise vient du fait
qu’ils ont été atteints avec trois ans d’avance,
que ce soit en termes de trésorerie disponible
ou de marge de la division automobile.
L’attitude de l’Etat est un tantinet hypocrite
puisqu’il a participé à l’élaboration des règles
du jeu. La famille Peugeot, à l’origine du recrutement de Carlos Tavares, aura beau jeu de lui
rappeler que, sans une incitation financière
forte, l’entreprise aurait eu du mal à recruter
un patron de sa trempe. Et, en bons capitalistes,
Cahier du « Monde » No 22147 daté Mercredi 30 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
ils ajouteront que les actionnaires, dont l’Etat,
ont largement gagné au redressement spectaculaire du constructeur. Depuis l’arrivée de
son nouveau patron, la valeur boursière de la
société a été multipliée par trois.
Une affaire de mesure
Il est donc normal qu’il soit récompensé à sa
juste mesure, comme l’étaient les généraux romains au retour de leurs campagnes victorieuses. Mais déjà, à cette époque, deux conditions
étaient fixées par le Sénat : que les conquêtes
agrandissent et sécurisent le territoire de la République et que la victoire n’ait pas été acquise
contre d’autres Romains.
C’est le même problème qui se pose au capitalisme du XXIe siècle qu’à la Rome du Ier. Celui du
gain à long terme pour la société. Une affaire de
mesure, comme l’a souligné le leader de la
CFDT, Laurent Berger, en posant la question de
la menace sur la cohésion sociale qui se cache
derrière les émoluments extravagants des
grands patrons. Car leurs rémunérations, en
moyenne autour de 5 millions pour les patrons
du CAC 40, trois à quatre fois plus aux EtatsUnis, tirent celles de toutes les directions générales de ces entreprises, accentuant le fossé qui
les sépare du reste de la population, souvent
contrainte par les gels de salaires. On constate
en ce moment en Amérique, pays le plus inégalitaire du monde, avec les succès de Donald
Trump et Bernie Sanders, les effets que peut
produire, à long terme, une telle situation. p
philippe escande
& CIV ILIS ATI ONS
LE FBI RÉUSSIT
À « CRAQUER » L’IPHONE
SANS L’AIDE D’APPLE
eric albert
→ LIR E L A S U IT E PAGE 4
C’EST LE MONTANT, EN MILLIARDS
D’EUROS, DE DETTES PUBLIQUES
RACHETÉES ENTRE FIN MARS 2015
ET MI-MARS 2016 PAR LA BCE
POUR « LE MONDE »
TECHNOLOGIE
L’
homme a été aux premières loges de la crise financière. Gouverneur de la
Banque d’Angleterre de 2003 à
2013, Mervyn King parle peu et
évite de faire de l’ombre à son
successeur, le Canadien Mark Carney. Pourtant, c’est un cri
d’alarme sur l’état de l’économie
mondiale que lance l’ex-banquier
central dans un livre publié outreManche (The End of Alchemy, édition Little, Brown, 2016).
L’ouvrage, paru début mars, est
une tentative de remettre à plat
les problèmes économiques
mondiaux. Il en ressort un constat très pessimiste. « Nous ne savons pas d’où elle viendra, mais
une nouvelle crise financière est
probable », explique M. King dans
un entretien au Monde.
L’économiste de formation souligne en particulier l’impuissance
croissante des banques centrales.
En mars 2009, M. King a pourtant
été parmi les premiers à lancer un
programme de « quantitative
easing » (QE), une technique qui
consiste pour une banque centrale à créer de la monnaie en rachetant des titres de dette publique. Entre fin mars 2015 et mimars 2016, la BCE a ainsi injecté
633 milliards d’euros dans l’économie européenne.
N° 16
AVRIL 2016
NS
& CIVILISATIO
BATA´ILLE
DE LEPANTE
LA GRANDE
DÉFAITE
DES TURCS
L’EMPEREUR
AKBAR
L’INDE RÊVÉE
OL
DU GRAND MOGH
SAINT MEARTIN
TOUT CE QU
LA GAULE LUI DOIT
-MAÇONS
FRANCS
NT DE L’OMBRE
ILS SORTE
IÈRES
AU SIÈCLE DES LUM
FASCINANTS
HIÉROGLYPHES
ENTRE SCIENCE
ET OCCULTISME
Chaque mois, un voyage à travers le temps
et les grandes civilisations à l’origine de notre monde
2 | plein cadre
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Dans un café
du centre
de Nicosie,
en 2014.
G. KOILAKOS/INVISION-REA
I
l respire enfin. Lorsque la crise bancaire a frappé son pays, en 2013, Phanos Demetriou venait à peine de
créer Opium Works, une agence de
marketing digital. « Soudain, tout s’est
arrêté : mon chiffre d’affaires a plongé
de 60 % », raconte ce trentenaire vivant à Nicosie, la capitale de la République de Chypre.
Pendant un temps, il envisage de tout plaquer pour émigrer à Londres. Mais il décide
finalement de rester. Pour se battre. En 2014,
son chiffre d’affaires augmente de 75 %.
Avant de doubler l’année suivante. « Passés
quelques mois très durs, les clients sont revenus, se félicite-t-il. Nous sommes tombés très
bas mais nous avons rebondi tout aussi vite :
comme notre pays, en somme. »
Jeudi 31 mars, Chypre sortira officiellement
du plan d’aide de la « troïka » (Fonds monétaire international, Union européenne, Banque centrale européenne) où elle est entrée
en 2013. C’est deux mois plus tôt que prévu.
Mieux : l’île n’a utilisé que 7,5 milliards
d’euros des 10 milliards prêtés par ses partenaires. « Ce plan d’aide a été un succès », s’est
réjoui le commissaire européen aux affaires
économiques, Pierre Moscovici, le 7 mars,
lorsque Nicosie a annoncé sa sortie anticipée. « Le programme a permis à l’économie
d’enregistrer un retournement impressionnant », a applaudi de son côté Christine Lagarde, la directrice générale du FMI.
Aux yeux de la « troïka », l’île d’Aphrodite
est l’un des meilleurs élèves parmi les Etats
entrés sous assistance pendant la crise (Irlande, Portugal, Grèce, Espagne, Chypre). A
demi-mot, le FMI n’hésite d’ailleurs pas à
souligner le contraste avec Athènes, seule capitale encore sous tutelle. Et où l’économie
continue de sombrer…
Et dire qu’il y a trois ans, les économistes
prédisaient à Chypre une interminable récession ! Il est vrai qu’à l’époque, le tableau
semblait bien sombre. En mars 2013, l’explosion du système bancaire hypertrophié,
grand comme six fois le produit intérieur
brut (PIB), a contraint l’île à solliciter l’aide de
ses partenaires. En échange d’un prêt de
10 milliards d’euros, le secteur fut restructuré. La banque Laiki fut liquidée : tous les
dépôts de moins de 100 000 euros, garantis,
furent transférés à la Bank of Cyprus.
LE BON ÉLÈVE DE LA « TROÏKA »
Cette dernière fut renflouée à l’aide des dépôts supérieurs à 100 000 euros, appartenant pour la plupart à des oligarques russes,
qui ont été transformés en fonds propres.
« La zone euro a testé avec Chypre les règles du
renflouement interne des banques (le
“bail-in”) aujourd’hui appliquées à tous les
membres », résume Sofronis Clerides, économiste à l’université de Chypre. Une « expérimentation » qui a laissé un goût amer à de
nombreux Chypriotes.
La suite ? Une potion d’austérité semblable
à celle avalée par tous les pays passés sous assistance : réformes drastiques, coupes de
La délicate renaissance
de l’économie chypriote
Avec deux mois d’avance,
Chypre sortira, jeudi 31 mars,
du plan d’assistance européen
lancé en 2013. La résilience
de l’économie a été spectaculaire,
mais les Chypriotes ont souffert
de l’austérité. 25 000 ont émigré
15 % à 30 % dans les salaires, privatisations,
etc. Le PIB a reculé de 5,4 % en 2013, le déficit a
grimpé à 8,9 % du PIB en 2014 et la dette a
culminé, cette année-là, à 108 % du PIB. La
petite île redoutait alors que son modèle de
croissance ne s’en remette jamais. « Nous
avions tort : notre économie s’est révélée bien
plus résiliente que nous ne l’imaginions », explique Michael S. Michael, économiste à
l’université de Chypre. De fait, la croissance a
rebondi de 1,5 % en 2015, tandis que le déficit
est tombé à 1 % du PIB. « Recapitalisé, le système bancaire est aujourd’hui plus solide »,
ajoute Fiona Mullen, de Sapienta Economics.
Et le pays se finance à nouveau seul sur les
marchés.
Le secret de cette résilience ? En dépit de la
violence de la crise, l’île a su conserver un
secteur de services aux entreprises dynamique : comptabilité, gestion financière, conseils légaux, etc. Son taux d’imposition sur
les sociétés ultra-compétitives (12,5 %) et sa
main-d’œuvre qualifiée à bas coût continuent de séduire. Mais pas seulement. En
plus de quatre-vingts ans de présence britannique (1878-1960), Chypre a appris les codes
du business anglo-saxon. Et en a fait l’une de
ses cartes maîtresses. « Sans cela, notre économie serait moins solide », explique Eugenios Eugeniou, patron de la branche chypriote de PriceWaterhouseCoopers.
L’île a également musclé son secteur touristique. Loin d’avoir déserté le pays,
comme le prédisaient certains économistes, les Russes y restent très présents. En
partie parce qu’ils partagent un lien culturel
fort avec les Chypriotes, notamment lié au
LA COMPARAISON
AVEC LA GRÈCE
N’A PAS BEAUCOUP
DE SENS : BULLE
BANCAIRE À NICOSIE,
MAUVAIS PILOTAGE
DES FINANCES
PUBLIQUES
ET DE L’ÉCONOMIE
À ATHÈNES
culte orthodoxe. Mais aussi parce qu’ils
sont, depuis 2013, les premiers actionnaires
des banques…
« A cause de la chute du rouble, ils sont tout
de même moins nombreux à venir sur nos plages depuis deux ans », note Angelos Loizou, à
la tête de l’agence pour le tourisme de Chypre. Mais en se positionnant comme une
destination sûre et riche en sites historiques,
l’île a réussi à attirer plus d’Européens et d’Israéliens. Si bien qu’en 2015, le nombre de visiteurs a bondi de 8,9 % (2,65 millions de touristes au total).
Pas étonnant que la « troïka » soit tentée de
faire de Chypre son élève modèle. A y regarder de près, la comparaison avec la Grèce n’a
pourtant pas beaucoup de sens. D’abord,
parce que la nature de la crise y fut différente : bulle bancaire à Nicosie, mauvais pilotage des finances publiques et de l’économie
à Athènes. « Nous savions tous que les abus du
passé étaient de notre responsabilité : voilà
pourquoi le gouvernement a rapidement appliqué les mesures d’austérité, sans que cela
déclenche de mouvements sociaux », ajoute
M. Michael.
CRÉANCES DOUTEUSES
Le succès tient aussi à l’administration chypriote, calquée sur le modèle britannique :
elle fonctionne bien mieux qu’en Grèce.
« Culturellement comme administrativement,
Chypre est le Nord du Sud : nous sommes des
Méditerranéens anglo-saxons », résume Hubert Faustmann, professeur de sciences politiques au think tank Friedrich Ebert Stiftung,
à Nicosie.
Mais surtout, la récession chypriote a été
plus courte et moins profonde qu’en Grèce.
« Je suis bien placé pour le mesurer », témoigne Tilemachos Kokoras, Chyprio-Grec installé à Nicosie, alors que ses parents vivent à
Athènes. « Ils ont vu leurs salaires s’effondrer
brutalement et les impôts flamber : la crise n’a
pas été aussi destructrice ici », raconte ce trentenaire, graphiste chez Ikea. Avant de nuancer son propos : « Le redressement de notre
économie s’est tout de même fait à un coût social élevé. »
De fait, tout n’est pas rose sur l’île d’Aphrodite. « La troïka résume un peu trop son succès
au retour du pays sur les marchés », regrette
Eric Dor, économiste à l’Iéseg. Or, selon
Eurostat, le PIB par habitant de Chypre est
aujourd’hui de 18 points inférieur à celui de
l’ensemble de l’Union européenne, alors
qu’il était supérieur de 6 points en 2009. Et le
taux de chômage culmine toujours à 15,3 %,
dont 35 % pour les moins de 25 ans. Un taux
qui serait aujourd’hui plus élevé encore si les
jeunes diplômés n’avaient pas émigré en
masse vers le Royaume-Uni : depuis 2013,
25 000 personnes ont quitté l’île, qui compte
aujourd’hui 847 000 habitants.
De même, la hausse de la pauvreté sur l’île
a été atténuée par les solidarités familiales,
très fortes dans le pays. « Je vis chez mes parents, comme la plupart des jeunes chômeurs
qui n’ont pas encore fait leurs valises, témoigne Christos Hadjioannou, docteur en philosophie de 36 ans. Sans cela, nous serions à
la rue. »
Enfin, les banques restent pénalisées par
un niveau élevé de créances douteuses
(50 %). Ce qui handicape la distribution de
nouveaux crédits. « Ici, inutile d’espérer un
prêt bancaire : les PME se débrouillent toutes
seules », témoigne M. Demetriou, le patron
d’Opium Works. « Il faudra quelques années
au secteur pour purger le problème », juge
M. Clerides.
Lui s’inquiète surtout de la trop forte dépendance de l’économie chypriote aux services, qui pèsent 80 % du PIB. L’exploitation de
l’immense gisement de gaz découvert dans
les eaux territoriales du pays, en 2011, permettra-t-il de diversifier les revenus ? Peutêtre. Mais pas avant une dizaine d’années, jugent prudemment les économistes.
Les Chypriotes, eux, portent l’essentiel de
leurs espoirs sur la réunification de l’île.
En 1974, la Turquie a envahi la partie nord, où
se trouvaient 70 % des capacités de production. L’élection de Mustafa Akinci en
avril 2015, dans la zone turque, a relancé les
négociations sur le rapprochement. Mais
aujourd’hui elles patinent, parasitées par les
discussions entre Ankara et l’Union européenne autour de la gestion des réfugiés.
« Dans tous les cas, rien ne se passera avant
les législatives chypriotes de mai », juge
M. Faustmann.
Sa plus grande crainte : que la réunification
n’aboutisse pas. Et que son pays échoue à renouer avec une croissance suffisamment
forte pour convaincre les jeunes Chypriotes
partis pour Londres de revenir au pays… p
marie charrel
économie & entreprise | 3
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MERCREDI 30 MARS 2016
Bilan mitigé pour les investissements d’avenir
Ce programme de 47 milliards d’euros de crédits lancé en 2010 a peu profité aux entreprises innovantes
suite de la première page
Un effet PIA « inattendu » alors
que les « candidats naturels à l’excellence », regroupés autour de
Normale Sup et des grandes écoles d’ingénieurs à Saclay, peinent
à se distinguer.
Autre point positif : le transfert
de technologies vers le privé, et
notamment l’industrie, pour lequel l’effet d’entraînement des
fonds publics a bien fonctionné.
« Pour 200 millions d’euros engagés au titre du PIA, plus de 340 millions sont venus s’ajouter en provenance du privé à fin juin 2015 »,
souligne M. Maystadt.
« Saupoudrage »
En revanche, le soutien aux entreprises innovantes, troisième axe
des PIA, présente un bilan plus mitigé. Certes, le dispositif a permis
la création de nouveaux fonds
destinés à l’industrialisation de
projets dans les nouvelles technologies, « ce que ne faisaient ni Bpifrance ni les fonds privés, compte
tenu du haut niveau de risque »,
note le rapport. Mais le document
déplore les effets de « substitution
budgétaire », qui ont consisté à
faire passer dans l’enveloppe des
PIA des crédits qui auraient de
toute façon été alloués.
« Les avances remboursables
pour l’A350 ou le financement de
réacteurs nucléaires n’ont pas at-
Les subsides des
projets d’aide à la
réindustrialisation
ont souvent
été utilisés pour
tenter de sauver,
en vain,
des entreprises
moribondes
tendu les PIA pour être décidés !
Dans un contexte de consolidation
budgétaire, le gouvernement a
cédé à la tentation d’inclure dans
le PIA des dépenses auparavant financées par des crédits budgétaires classiques », observe M. Maystadt. Un grief déjà relevé par la
Cour des comptes fin 2015 : les
magistrats avaient comptabilisé
jusqu’à 20 % de crédits ne répondant pas à la vocation des PIA.
Le rapport de M. Maystadt critique également les projets d’aide à
la réindustrialisation, qui visaient
à soutenir les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI)
souhaitant relocaliser des activités
en France, et donc créer des emplois. Faute de projets suffisants,
les subsides ont souvent été utilisés pour tenter, en vain, de sauver
des entreprises moribondes.
L’agroalimentaire a créé
4 300 emplois en 2015
Premier employeur industriel de France,
le secteur pâtit d’une guerre des prix
L’
industrie
agroalimentaire est de nouveau créatrice d’emplois en France.
C’est l’un des enseignements du
bilan de ce secteur industriel présenté par l’Association nationale
des industries alimentaires
(ANIA) mardi 29 mars. Elle affiche
un solde net en progression de
4 332 emplois en 2015, à
440 926 emplois. Ce qui conforte
sa place de premier employeur industriel en France.
La résistance de ce secteur s’explique par une nouvelle décrue du
nombre de faillites. En 2015, l’ANIA
a dénombré 251 défaillances d’entreprises, soit 8 % de moins
qu’en 2014 – on en avait recensé
376 en 2013. Au total, l’agroalimentaire, qui a la particularité d’être
constitué à 98 % de PME et de TPE
disséminées sur tout le territoire
national, compte aujourd’hui
16 218 sociétés.
Pour autant, l’ANIA continue de
relever des signaux alarmants.
Elle agite le chiffon rouge de la
guerre des prix à laquelle se livrent les grandes enseignes de
distribution pour gagner des
parts de marché, et dénonce la
pression déflationniste qui s’est
encore accrue, alors que le nombre de centrales d’achats s’est réduit après des opérations de fusion. Une situation qu’elle juge
destructrice de valeur. L’association estime la déflation des produits alimentaires à 1,2 % en 2014,
portant la baisse cumulée à 2,3 %
sur deux ans. Hors produits frais,
le recul des prix est toutefois limité à 0,2 % en 2015, et à 0,3 % en
cumulé sur deux ans.
L’ANIA estime que cette guerre
des prix n’a pas d’effet dopant sur
l’appétit des clients. Selon elle, la
consommation de produits alimentaires n’a progressé que de
1,1 %. Ce qui se traduit globalement
pour l’industrie agroalimentaire
par un chiffre d’affaires stable, à
170 milliards d’euros en 2015. Et les
industriels affirment que leurs
marges restent sous pression
même si le contexte leur a été plus
que favorable. Ils ont bénéficié des
faibles taux d’intérêt, de la forte
chute du prix du pétrole et, surtout, du repli marqué des cours
des matières premières agricoles,
comme le lait, le sucre et les céréales. Un repli qui pèse lourdement
sur les éleveurs. Les producteurs
de lait, de viande porcine et
bovine n’ont eu de cesse depuis
près d’un an de dénoncer les prix
non rémunérateurs auxquels ils
vendent leurs produits. Leurs
charges et le remboursement des
investissements plombant leur
situation financière.
Moins d’innovation
Sur le volet investissement justement, l’ANIA fait part de son inquiétude. Les industriels, préoccupés par l’état de leurs relations
avec la distribution, sont réticents
à mettre la main à la poche pour financer de nouveaux projets. Alors
qu’en juin 2015, les chefs d’entreprise sondés tablaient sur une
progression de leurs investissements de 9 %, ils ont finalement
contracté ce poste de dépense de
7 % sur l’ensemble de l’année. Ce
qui conduit le syndicat professionnel à s’interroger sur les capacités de ce secteur à continuer à innover et exporter. L’innovation
est justement l’un des leviers exercés par les entreprises pour tenter
de sortir de la spirale déflationniste : avec un nouveau produit, la
négociation tarifaire peut s’engager sur de nouvelles bases.
Quant à l’exportation, elle reste
un point de fort de l’industrie alimentaire, qui se targue d’un excédent commercial de 8,1 milliards
d’euros, en progression de 5 %.
Une performance qui doit d’abord
au succès des ventes de vins et spiritueux, champagne, cognac et
vins de Bordeaux en tête. Hors
boissons et tabac, le solde reste
négatif à – 3,3 milliards d’euros. p
laurence girard
Principale conséquence de ces
dysfonctionnements : « Le taux
d’investissement public a reculé en
France entre 2010 et 2015 », note le
rapport, chutant d’encore 5 % l’an
dernier, à 75,3 milliards d‘euros selon l’Insee. Un bémol de taille, qui
s’explique en partie par des raisons de nomenclature – certains
crédits ne sont pas comptabilisés
comme des investissements – et
par la montée en puissance des
PIA : sur les 47 milliards d’euros
des deux programmes, seuls
13,9 milliards ont été décaissés en
six ans. Il n’empêche. « Le PIA n’a
pas empêché le taux d’investissement public en France de tomber
au niveau le plus faible enregistré
au cours des dernières décennies, à
3,5 % du PIB », note le rapport.
Au final, M. Maystadt regrette le
manque de données pour évaluer
l’impact des PIA : « Nous aurions
aimé disposer des chiffres par entreprise bénéficiaire, par exemple
pour savoir si l’objectif de soutien
aux PME a été atteint », précise-t-il.
Dans l’optique du troisième PIA
et face à un trop grand « saupoudrage » des moyens, les auteurs
préconisent de se focaliser sur
certains grands projets, en évitant
les actions qui doublonneraient
avec d’autres financements. « Le
contexte économique a changé :
grâce à l’action de la Banque centrale européenne, la liquidité est
aujourd’hui abondante dans certains domaines, comme le numérique », illustre M. Maystadt.
Troisième volet
Alors que les grands axes du troisième PIA ont été détaillés début
mars (enseignement, recherche et
numérique mais aussi agroalimentaire et tourisme), ce rapport
sera-t-il de nature à les modifier ?
« Je partage ces observations, qui
valident à mes yeux la bonne exécution des deux premiers PIA, même
si certaines dépenses n’étaient effectivement pas justifiées », commente M. Schweitzer. Confirmé
début mars en conseil des minis-
tres, le troisième volet n’a pas encore été voté. Des voix s’élèvent
pour gonfler les 10 milliards prévus. « Une urgence pour stopper la
hausse du chômage », a plaidé Valérie Rabault, la rapporteure générale du budget, dans Le JDD du
27 mars. M. Maystadt n’est pas de
cet avis. « Le PIA n’est pas un instrument de soutien à la reprise en
cours. Il a été conçu pour améliorer
le potentiel de long terme de la
croissance française, en soutenant
sa capacité de recherche et d’innovation. S’il n’a pas financé un plus
grand volume d’investissements
publics, il a eu le mérite d’orienter
les crédits vers les secteurs importants pour l’avenir », résume-t-il. p
audrey tonnelier
Affectation par secteur
EN MILLIONS D’EUROS
576
Formation en alternance
840
Education et jeunesse
1 707
Urbanisme et
cohésion sociale
3 000
Santé et biotechnologies
3 680
Valorisation
de la recherche
3 836
Economie numérique
Centres
d’excellence
15 805
13 672
Industrie,
transports, défense
3 850
Economie circulaire
SOURCE : COMMISSARIAT GÉNÉRAL À L’INVESTISSEMENT
4 | économie & entreprise
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MERCREDI 30 MARS 2016
« Une nouvelle crise financière est probable »
Ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King pointe l’impuissance croissante des banques centrales
suite de la première page
Sept ans plus tard, cette politique
s’est répandue dans le monde entier, de la Banque centrale européenne (BCE) à celle du Japon.
« Nous avons apporté le plus important stimulus monétaire que le
monde a jamais connu. Et pourtant, la reprise économique mondiale est très faible, s’inquiète le diplômé de Cambridge. Cela veut
peut-être dire que la réponse au
problème n’est pas de rajouter encore plus de relance monétaire. »
Les banques centrales sont-elles
à court de munitions ? « Elles sont
plutôt comme un cycliste, qui doit
pédaler de plus en plus vite juste
pour maintenir la même vitesse,
face à une côte toujours plus
raide. » Venant de l’un des architectes du QE, l’aveu est de taille…
M. King voit également d’un œil
très sceptique les taux d’intérêt
négatifs utilisés par la BCE ou la
Banque du Japon (BoJ). « Si quelqu’un arrivait de la planète Mars et
voyait que le taux d’intérêt des
obligations japonaises à dix ans
est négatif, il dirait que c’est complètement fou », résume-t-il.
Selon lui, la politique monétaire
extrême de ces dernières années
ne sert qu’à gagner du temps.
« C’est comme un analgésique
qu’on administre à un patient qui
hurle de douleur. Cela marche.
Mais un bon docteur ne va pas ensuite partir en se disant : c’est bon,
le patient ne crie plus. Il va s’intéresser aux causes sous-jacentes »,
veut croire M. King.
Profonds déséquilibres
A l’écouter, ces causes sont à chercher dans les profonds déséquilibres entre les pays qui engrangent
des surplus gigantesques de leur
balance des paiements (Allemagne, Chine…) et ceux qui enregistrent d’énormes déficits (EtatsUnis, Royaume-Uni, pays périphériques de la zone euro…). Le
problème est identifié depuis
Mervyn
King,
le 15 mars,
à Londres.
EUAN CHERRY/
NURPHOTO AFP
longtemps, et faisait l’objet de
nombreuses discussions bien
avant la crise financière. Mais rien
n’a été fait, et les déséquilibres se
sont accentués, selon M. King.
Pour l’ancien gouverneur de la
Banque d’Angleterre, l’une des façons les plus simples de rééquilibrer l’économie mondiale serait
de laisser les devises flotter librement. Un pays en surplus verrait
alors sa monnaie se renchérir, ce
qui réduirait sa compétitivité à
l’exportation et inciterait ses habitants à consommer plus, limitant ainsi le surplus.
Cette logique explique que
M. King réserve ses mots les plus
durs à la zone euro. « L’Allemagne
ÉN ER GI E
HÔT ELLER I E
Abengoa obtient
un nouveau délai
pour éviter la faillite
Anbang améliore
son offre sur Starwood
pour contrer Marriott
Le géant des énergies renouvelables Abengoa a obtenu,
lundi 28 mars, un nouveau
répit de sept mois de la part
de ses créanciers pour se
réorganiser et éviter la faillite,
qui serait la plus importante
d’Espagne.
L’entreprise andalouse, en difficulté depuis des mois, s’est
déjà engagée à réduire sa
lourde dette, fruit d’investissements tous azimuts, notamment à l’étranger. – (AFP.)
Le groupe chinois Anbang a
annoncé, lundi 28 mars, qu’il
était prêt à débourser 14 milliards de dollars (12,5 milliards
d’euros) pour mettre la main
sur le groupe hôtelier américain Starwood.
La dernière offre d’Anbang est
supérieure aux 13,6 milliards
offerts par l’américain
Marriott le 21 mars. Fondé
en 2004, Anbang gère
253 milliards de dollars
d’actifs. – (Bloomberg.)
#& '.)$,(!+"&
'& -%.)*
%* 3*2%6 )* ($2%/$%6 7 ,!#"
)($& 462&$2+ 06/$+.
51*/2)36-+$ )* '12%$
avec
L’une des façons
les plus simples
de rééquilibrer
l’économie
mondiale serait
de laisser les
devises flotter
a un surplus de 8 % de son PIB. C’est
de la folie », tance l’ex-professeur à
la London School of Economics.
Prudent politiquement, il n’appelle pas ouvertement à la fin de
la monnaie unique. Mais il laisse
clairement entendre qu’il pense
que c’est nécessaire.
M. King prend l’exemple de la
Finlande, un pays autrefois « vertueux », mais qui a souffert d’un
double choc économique : la crise
russe, qui réduit ses exportations,
et la chute de Nokia, un poids
lourd de l’industrie du pays. « Normalement, son taux de change
aurait dû baisser. Mais ce n’est pas
possible avec l’euro. La Finlande a
donc perdu cet absorbeur de choc,
note le baron de Lothbury. Dans
ces conditions, il n’y a malheureusement pas de solution facile. »
Selon M. King, les tensions
créées par la zone euro ne peuvent que faciliter la montée de
partis populistes surfant sur la
crise économique. « Quand j’étais
gouverneur, j’ai prévenu le gouvernement britannique que, s’il continuait à soutenir ouvertement la
monnaie unique, il ne ferait que
renforcer les partis extrêmes.
C’était en 2010. » La suite lui a
donné raison.
L’une des solutions aux problèmes de la zone euro serait de mettre en place une sorte de gouvernement économique centralisé,
qui prendrait les grandes décisions budgétaires, estime-t-il.
« Mais cette option n’a pas le soutien du peuple. Comment imaginer
qu’un électeur espagnol soit prêt à
appuyer un groupe de bureaucra-
tes non élus à Bruxelles pour décider des dépenses budgétaires ? »
Selon lui, aucune réponse économique ne sera satisfaisante
tant que la zone euro restera unie.
« Il faut que les pays qui ont un surplus comprennent qu’il s’agit d’un
partenariat. Pour rééquilibrer l’économie, il faut une coordination »
avec les pays en déficit, martèlet-il. Comprenez : la balle est dans le
camp de Berlin et d’Angela Merkel.
M. King est moins sévère sur la
Chine, mais reste très inquiet. « Ce
pays a beaucoup trop investi. Les
institutions financières qui ont apporté les prêts qui ont financé cela
risquent de souffrir. » Il souligne
que HSBC et Standard Chartered,
deux banques britanniques qui
ont bien résisté à la crise financière de 2008, sont particulièrement exposées à l’Asie.
De même, il se montre dubitatif
sur l’action de Christine Lagarde à
la tête du Fonds monétaire international (FMI). Selon lui, l’ex-ministre française de l’économie n’a
pas fait assez pour pousser les
grands pays à rééquilibrer l’économie mondiale. « Le seul moment
où on a vraiment vu une coopération internationale, c’était fin 2008
et début 2009. L’ironie est que Dominique Strauss-Kahn est la seule
personne qui a vraiment apporté le
leadership nécessaire. » Sa remplaçante, en comparaison, n’aurait
pas repris le flambeau. « Il n’y a pas
de leadership intellectuel. (…) Le
FMI n’est pas assez déterminé face
à des surplus de 8 % du PIB »
comme en Allemagne, note-t-il.
Face à ce tableau très sombre,
M. King en appelle à « l’audace du
pessimisme » : il espère que la crise
actuelle poussera une nouvelle génération d’hommes politiques à
réellement s’attaquer aux problèmes sous-jacents de l’économie
mondiale, en imaginant une nouvelle coopération mondiale. Mais
d’ici là, pense-t-il, de nouvelles crises majeures sont inévitables. p
eric albert
Le premier ministre japonais envisagerait
un nouveau report de la hausse de la TVA
A trois mois du scrutin sénatorial, de nouvelles mesures de relance sont à l’étude
tokyo - correspondance
L
a réduction de la dette attendra. Soucieux de sortir l’économie japonaise de ses difficultés – PIB en recul de 1,1 % sur
un an au dernier trimestre 2015, inflation quasi-nulle – et confronté à
d’importantes échéances électorales, le gouvernement nippon envisage de recourir à de nouveaux
plans de relance.
Selon des informations diffusées
le 29 mars par la presse nippone,
l’administration du premier ministre Shinzo Abe pourrait débloquer au moins 5 000 milliards de
yens (39,6 milliards d’euros) pour
soutenir la consommation. Les
fonds iraient principalement aux
foyers modestes de personnes
âgées et de travailleurs précaires,
qui recevraient directement des
bons d’achat.
Dans le même temps, le gouvernement pourrait reporter la
hausse de la TVA de 8 % à 10 %. Décidée en 2012, la mesure devait intervenir en octobre 2015. M. Abe
avait décidé en 2014 de la reporter
à avril 2017. Le ministre des finances Taro Aso défend sa mise en
œuvre, notamment parce que la
dette nippone a dépassé en 2015 le
million de milliards de yens (près
de 8 000 milliards d’euros) et atteint 240 % du PIB.
Le Japon a peu de chances de respecter son engagement de rame-
ner la balance primaire (hors service de la dette) à l’équilibre
en 2020. Selon un rapport du
Fonds monétaire international
(FMI) de juillet 2015, « les politiques
menées rendent la dette actuelle intenable ». Mais les conseillers économiques de Shinzo Abe, Koichi
Hamada et Etsuro Honda, plaident
pour le report, tout comme plusieurs économistes américains
consultés dans la perspective du
sommet du G7, organisé au Japon
les 26 et 27 mai.
Moins d’austérité
Le 22 mars, le Prix Nobel d’économie Paul Krugman s’est exprimé
dans ce sens, tout comme Dale Jorgenson, de Harvard, pourtant favorable à une telle augmentation.
Mi-mars, Joseph Stiglitz, de l’université américaine Columbia et
également Nobel d’économie,
avait fait de même. « Dans un contexte économique affaibli, soulignait l’ancien conseiller du président Bill Clinton, augmenter la TVA
n’est pas la meilleure chose à faire ».
M. Stiglitz recommande au gouvernement japonais d’explorer
d’autres pistes pour la fiscalité notamment celles susceptibles de
soutenir l’activité. Il a évoqué
« une taxe carbone, à même de dynamiser la demande car elle oblige
les entreprises à investir ». Il a également suggéré un système de
taxation variable selon les ni-
En 2014, le Japon
avait mal vécu
la précédente
augmentation
de 5 à 8 %, qui
l’avait fait plonger
dans la récession
veaux d’investissements des entreprises, voire une hausse des impôts sur les successions.
Le report de la hausse de la TVA
interviendrait dans un contexte
international moins enclin à l’austérité. Lors de la réunion des responsables des finances du G20 en
février à Shanghaï (Chine), le message fut que « les politiques monétaires seules ne suffisent pas pour
une reprise économique durable ».
Or le Japon vit déjà une politique
monétaire des plus accommodantes, la Banque du Japon ayant décidé en janvier de s’orienter vers
les taux négatifs.
Enfin, la troisième économie
mondiale a mal vécu le passage de
la TVA de 5 % à 8 % en avril 2014.
Cette hausse l’avait fait plonger
dans la récession et avait ruiné les
timides progrès observés en 2013
avec l’instauration des deux premières « flèches » – plans de relance et assouplissement moné-
taire – des « Abenomics », les mesures du gouvernement Abe.
Selon la presse nippone, le premier ministre prévoirait de convaincre ses partenaires du G7 du
bien-fondé de sa politique, avant
d’annoncer officiellement sa décision en juin. Un tel choix ne serait
pas dénué d’arrière-pensées politiciennes. Des élections sénatoriales
sont prévues en juillet et M. Abe
pourrait organiser des législatives
anticipées à la même date. Il transformerait la campagne en référendum sur le report de la hausse de la
TVA. Selon un sondage du 27 mars
de l’agence Kyodo, 65,4 % des Japonais sont contre l’augmentation
de cette taxe.
M. Abe avait fait la même chose
en 2014, avec succès. Une nouvelle
victoire lui permettrait de rester
au pouvoir jusqu’aux Jeux olympiques de 2020 et surtout d’engager le véritable objectif de son action, à savoir la réforme de la
Constitution.
En 2014, il avait fait campagne
sur le report de la hausse de la TVA
et sur la relance de l’économie.
Une fois le scrutin passé, il s’était
concentré sur l’adoption des législations sécuritaires, qui autorisent
le Japon à s’engager dans des alliances militaires à l’international.
Ces textes très critiqués ont été votés en septembre 2015 et sont entrés en vigueur le 29 mars. p
philippe mesmer
économie & entreprise | 5
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Les fonds lorgnent de nouveau
les entreprises françaises
T
Ce bon en avant n’est néanmoins pas suffisant, estiment les
professionnels. « Nous sommes
loin des 20 milliards d’euros investis chaque année par les Britanniques dans les entreprises non cotées », précise M. Chabanel, qui déplore : « il n’y a aucune raison que
nous représentions seulement la
moitié du marché britannique. » Et
d’appeler à un « meilleur fléchage
de l’épargne longue (…) vers l’investissement dans l’économie réelle,
créatrice des emplois de demain ».
Des rendements performants
Plusieurs facteurs expliquent
cette embellie. Le timide retour de
la croissance en France et l’amélioration des perspectives économiques ailleurs dynamisent l’ensemble des secteurs, même les
plus traditionnels, et pas seulement la très en vue French Tech.
L’industrie et la chimie ont ainsi
capté l’année dernière 2,6 milliards d’euros de capitaux, soit le
double de 2014, à égalité avec les
services et transports. L’informatique et le numérique ont, tout de
même, drainé 1,8 milliard d’euros,
soit près de 4 fois le montant injecté en 2014.
Pour investir, encore faut-il disposer de munitions. Autre bonne
nouvelle de 2015, les fonds français continuent à attirer des capitaux en masse. En 2015, 77 sociétés de capital-investissement établies en France ont levé 9,7 mil-
L’informatique
et le numérique
ont drainé
1,8 milliard
d’euros, près
de quatre fois le
montant de 2014
liards d’euros. C’est moins que les
10,1 milliards de 2014, mais le millésime précédent avait été marqué par une imposante levée de
PAI Partners (3,3 milliards).
En 2015, aucune enveloppe n’a
été supérieure à 1 milliard d’euros.
Mais les petits ruisseaux faisant
les grandes rivières, Sofinnova
Partners, le spécialiste des sciences de la vie, a rassemblé 300 millions d’euros, le lyonnais Siparex a
collecté 243 millions d’euros… Les
fonds ciblant le numérique ont
également été nombreux à reconstituer leur trésor de guerre :
370 millions d’euros pour le fonds
de développement de Partech,
l’un des leaders du marché, ou encore 75 millions pour Isaï, cofondé notamment par Pierre Kosciusko-Morizet (Price Minister) et
Stéphane Treppoz (Sarenza).
La grande crispation qui avait
suivi l’élection de François Hollande et ses décisions fiscales controversées semble désormais
L
loin. « Nos fonds attirent de plus en
plus d’investisseurs étrangers »,
souligne M. Chabanel, qui pointe
toutefois un « frein » : ces grands
pourvoyeurs de capitaux souhaitent souvent investir de gros tickets, ce qui exclut les petits fonds,
compte tenu des règles imposées
en matière de partage des risques.
Cela explique pourquoi les 13 sociétés de gestion qui ont réuni
en 2015 plus de 200 millions
d’euros chacune ont pu attirer un
tiers de leurs investisseurs à
l’étranger, contre 15 % pour les
autres.
Heureusement, Bpifrance a répondu présent. Selon les données
de l’AFIC, le secteur public français
a apporté quelque 2 milliards
d’euros aux acteurs domestiques
du capital-investissement, contre
1,4 milliard en 2014. Les personnes physiques ou les « family office » qui gèrent la fortune des
Bettencourt, Norbert Dentressangle et autres ont fourni une
manne de 1,8 milliard d’euros,
également en hausse.
Il faut dire que le capital-investissement reste l’un des rares secteurs de la finance à ne pas être
pénalisé par les taux nuls, au contraire. Son rendement net annuel
calculé sur dix ans, qui atteignait
11,3 % à la fin 2014, selon les dernières données publiées par l’AFIC
en juin 2015, n’en paraît que plus
intéressant. p
es livraisons aéroportées par drone envisagées par Amazon et Google vous paraissent chimériques ? Celles opérées par un drone qui roule sur la terre ferme vont peutêtre vous sembler plus crédibles. A défaut de faire l’objet d’expérimentations top secret, la livraison de colis par robot terrestre
a débuté en test grandeur nature depuis le 10 mars au Royaume-Uni, plus précisément dans la localité de Greenwich. Au
croisement du drone et du véhicule autonome, ce projet est
porté par Starship Technologies, une société créée par les cofondateurs de Skype, Janus Friis et Ahti Heinla. Avec ce concept, il
s’agit de couvrir ce que l’on appelle la « logistique du dernier kilomètre », autrement dit la partie finale de la livraison au client,
l’opération la plus délicate à gérer et la plus énergivore lorsqu’on la rapporte à chaque article livré.
Starship Technologies a mis au point un robot totalement
autonome qui trace sa route sur les trottoirs et non sur la chaussée. Ce drone à six roues dispose de
nombreux capteurs et d’un guidage
GPS qui lui permettent de se repérer
LE CLIENT REÇOIT
dans un quartier (il s’agit d’effectuer
UN CODE QUI LUI
des livraisons de proximité) et d’éviter
les obstacles. Cet engin, préviennent
PERMET D’ACCÉDER
ses concepteurs, se déplace lentement,
AU COFFRE DU ROBOT pour des raisons de sécurité. Il est destiné à « prendre le chemin le plus sûr,
LIVREUR ET DOIT
pas le plus rapide ».
L’objectif de l’expérience engagée à
PAYER UN EURO
Greenwich est de réaliser les livraisons
en moins de trente minutes. Il ne s’agit
donc pas de confier à ce véhicule des opérations urgentes mais
le transport de petits colis, de produits d’épicerie ou de plats cuisinés, par exemple. Le client reçoit un code qui lui permet d’accéder au coffre du drone livreur et doit s’acquitter d’un prix de
l’ordre d’un euro.
Starship Technologies indique être en pourparlers avec de
grosses sociétés mais aussi des commerces locaux afin de développer son service de livraison. Le principe mis en avant est de
pouvoir adapter l’horaire de livraison non pas au livreur mais à
la personne qui est livrée. D’autres expériences sont prévues
dans les six prochains mois en Ecosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, voire aux Etats-Unis. « Nous supposons que les
gens toléreront davantage de croiser des robots livreurs sur le
trottoir que de voir passer au-dessus de leur tête des drones transportant de gros paquets », estime l’un des concepteurs du projet
de livraison autonome. Starship Technologies n’a pas encore
donné de nom à son petit robot. La société suggère au public de
faire des propositions. p
isabelle chaperon
jean-michel normand
En 2015, 10,7 milliards d’euros ont été investis dans les sociétés tricolores
par des acteurs financiers, un niveau jamais atteint depuis 2008
ous les compteurs sont
au vert. Le capital-investissement français a signé un excellent millésime 2015, selon une étude présentée mardi 29 mars par l’Association française des investisseurs
pour la croissance (AFIC) et le cabinet Grant Thornton. « Cette tendance devrait se poursuivre
en 2016. Le marché reste très actif », se félicite Michel Chabanel,
président de l’AFIC.
Pour la première fois depuis
2008, la barre des 10 milliards
d’euros investis par les acteurs
français du capital-investissement a été franchie en 2015, troisième année de reprise depuis le
creux de 2012. Au total, 10,7 milliards d’euros ont été injectés au
capital de 1 645 TPE, PME et autres
entreprises de taille intermédiaire (ETI), un montant 23 % supérieur à celui de 2014. Plus de
50 % des entreprises soutenues
ont reçu moins de 1 million
d’euros.
Pas un jour ne se passe sans l’annonce d’une transaction impliquant un fonds, que ce soit l’entrée
de Meeschaert Capital Développement au capital de la société lancée par l’ancien ministre Renaud
Dutreil pour développer l’eau de
source Fontaine Jolival, ou la prise
de participation de Sagard chez
Prosol, qui possède l’enseigne
Grand Frais. « Le marché est très
compétitif », assure M. Chabanel.
Bientôt un drone-livreur
à votre porte
Bercy assouplit les règles de la finance participative
Pour favoriser l’essor du secteur, Emmanuel Macron annonce que les sites de crowdfunding pourront désormais lever 2,5 millions d’euros
adapter les règles », explique-t-on
au sein du cabinet de M. Macron.
Première mesure, les entreprises
qui recueillent des fonds auprès
des internautes via un site de
crowdfunding pourront lever jusqu’à 2,5 millions d’euros (contre
1 million aujourd’hui) sans avoir à
rédiger un prospectus, ce long document visé par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Les sites
pourront aussi intermédier, en
plus des actions et des obligations,
d’autres types de titres, comme les
titres participatifs qui permettent
de financer les coopératives.
Les plates-formes qui se sont
spécialisées dans le crédit aux entreprises n’ont pas été oubliées.
Jusqu’à présent, les particuliers ne
pouvaient pas prêter plus de
1 000 euros par dossier, afin d’éviter qu’ils prennent des risques inconsidérés. M. Macron double la
mise en fixant un nouveau seuil
de 2 000 euros. Si le site souhaite
permettre à ses membres de prêter des sommes plus importantes,
il pourra le faire grâce à des « minibons ». Le gouvernement va, en effet, créer cette sorte d’obligation
simplifiée en dépoussiérant les
bons de caisse – un produit qui
s’apparente à une reconnaissance
de dette et dont les grandes règles
datent de… 1937.
Un statut régulé par l’AMF
En quoi cela concerne la finance
participative ? Plusieurs sites utilisent déjà les bons de caisse
pour contourner le seuil des
1 000 euros. Ce ne sera plus possible à l’avenir. Et ceux qui proposeront ces mini-bons devront montrer patte blanche, en obtenant le
statut de conseiller en investissement participatif, qui est régulé
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/<@0$641= +25, &*<4 ;$ 9:<&$ !(: ) $<36$86@4$7
(BPI) sur le modèle britannique en
seront pour leurs frais.
« Au Royaume-Uni, la Banque
d’Angleterre a pris plusieurs mesures, qui ont crédibilisé le secteur et
facilité son essor. Elle a investi
100 millions de livres sur les platesformes en abondant auprès des investisseurs et contraint les banques
à orienter les TPE vers des sites de
crowdfunding lorsqu’elles refusent
de leur accorder un prêt », explique
Hubert de Vauplane, associé au cabinet Kramer Levin. Des options
qui ne sont pas à l’ordre du jour. p
frédéric cazenave
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par l’AMF. Un garde-fou essentiel.
« C’est une bonne solution qui permet de soutenir l’activité des plates-formes, tout en garantissant
aux particuliers prêteurs une certaine protection », estime Grégoire Dupont, le secrétaire général de l’Orias.
Entre le relèvement des plafonds
et ces mini-bons, le gouvernement
répond, en partie, aux revendications des acteurs du secteur, pour
qui ces seuils bridaient leur croissance. En revanche, ceux qui espéraient une implication de la banque publique d’investissement
MOST
A
L
e secteur de la finance participative, qui se réunit mardi
29 mars au ministère de
l’économie, espérait beaucoup de
son invité vedette, Emmanuel Macron. Il ne devrait pas être déçu.
Dans son intervention, prévue en
fin de matinée, le ministre de l’économie et des finances devait multiplier les annonces. Objectif : faire
évoluer le cadre réglementaire,
fixé en octobre 2014, pour favoriser l’essor du crowdfunding.
« Nous disposons désormais d’un
recul suffisant pour voir quels modèles fonctionnent et donc pour
FRANCE
2016
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6 | économie & entreprise
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
« Avec Vivendi, nous
reviendrions vingt ans
en arrière »
Gameloft est la cible d’une OPA hostile lancée par le
conglomérat français. Michel Guillemot, président de
l’éditeur de jeux mobiles, s’explique sur ce bras de fer
L
ENTRETIEN
e 21 mars, Vivendi a lancé
une OPA sur le capital de
l’éditeur de jeux pour téléphones mobiles Gameloft, dont il a déjà acquis 30 %. Le
groupe présidé par Vincent Bolloré est passé devant la famille
Guillemot, qui détient 21 % des titres de la société. Le président de
Gameloft, Michel Guillemot, explique pourquoi ses actionnaires
n’ont pas intérêt à apporter leurs
titres à l’offre de l’homme d’affaires breton.
Que dites-vous aux actionnaires qui pourraient être tentés
par l’offre de Vincent Bolloré ?
Vivendi est arrivé en octobre, à
un moment où les dépenses, du
fait d’importants investissements, étaient élevées, et les résultats assez bas. Cela leur a permis de développer une rhétorique selon laquelle Gameloft ne
rapportait rien. Je dis aux actionnaires d’opter pour le plan d’affaires que nous avons présenté le
22 mars, afin de pouvoir transformer leurs investissements en ré-
« Si Gameloft
était rachetée,
il y a des chances
que les créatifs
quittent
l’entreprise »
sultat. L’OPA les priverait de plusvalue que Gameloft va créer.
Où en est le développement de
Gameloft, qui a connu d’importantes pertes en 2015 ?
En 2013, le jeu mobile a vu émerger le « freemium » : le jeu est gratuit, l’achat de contenus supplémentaires payant. Ce mode de financement ne repose que sur un
petit pourcentage de payeurs. J’ai
donc choisi, en 2014-2015, de créer
notre propre régie publicitaire
« programmatique » (automatisée) pour le compléter. Elle peut
générer 150 millions d’euros de revenus supplémentaires par an.
Avez-vous été en contact avec
Vincent Bolloré ou Arnaud de
Puyfontaine, le président du
directoire de Vivendi ?
Arnaud de Puyfontaine m’a
contacté une seule fois en décembre, une semaine après m’avoir
lancé un ultimatum. On ne discute pas avec un pistolet sur la
tempe et, de toute façon, je n’ai
pas le droit d’aller négocier en catimini avec un actionnaire pour
lui donner des avantages qui
n’iraient pas forcément dans le
sens des autres actionnaires.
Mais ne devez-vous pas écouter tous les actionnaires ?
Je ne dois favoriser ni les uns ni
les autres. Vivendi explique qu’il
va nous aider à nous développer à
l’international, c’est déjà 96 % de
notre chiffre d’affaires ! Ils veulent
nous donner du cash, nous en
avons déjà. Tout ce dont la société
a besoin, c’est de laisser le plus de
liberté possible à ses développeurs. Cela ne fonctionne pas
dans un conglomérat. On passerait d’une société qui travaille pour
les grandes plateformes, Google,
Apple, Facebook, à un éditeur qui
crée des jeux pour des opérateurs
Michel Guillemot, PDG de Gameloft, à Londres, vendredi 25 mars. PHILIPP EBELING POUR « LE MONDE »
comme Telecom Italia [dont Vivendi est actionnaire]. L’opérateur
italien ne représente que 0,3 % de
notre chiffre d’affaires.
Vivendi ne dit pas vouloir tout
remettre en cause…
Vivendi dit qu’il ne veut rien demander. Mais regardez ce qui s’est
passé chez Canal+, Dailymotion,
Telecom Italia. Que reste-t-il du
management ? Depuis vingt ans, la
méthode de Vincent Bolloré n’a
pas changé. Nous ne sommes pas
naïfs. Virer le fondateur d’une société de technologies, qui nécessite un haut niveau de confiance
entre ses salariés et son management, est un bon moyen de la tuer.
Pourriez-vous faire entrer de
nouveaux actionnaires au capital de Gameloft ?
Nous avons beaucoup de partenaires en Asie, où nous avons
mené une importante restructuration. Nous avons fermé nos studios en Corée, au Japon et en
Chine pour travailler avec des partenaires locaux. Ces acteurs ont
les moyens d’investir. Mais nous
ne les démarchons pas, même si la
réputation de Gameloft est élevée.
Votre concurrent King a été racheté par Activision, Supercell
CETTE SEMAINE
EXCEPTIONNELLEMENT
« LE MONDE DES LIVRES »
PARAÎT DEMAIN
P A la une : Mémoire de fille, d’Annie Ernaux
P Deux pages spéciales « Quai du polar »
RETROUVEZ LE SUPPLÉMENT
DU « MONDE DES LIVRES »,
EN VENTE DÈS MERCREDI.
par SoftBank. Un éditeur mobile peut-il conserver son indépendance ?
Ces sociétés continuent d’avoir
leur autonomie. Aucune n’a été absorbée. Si Gameloft était rachetée
et passait à un management de la
terreur, il y a des chances que les
créatifs, qui n’ont que la rue à traverser pour travailler ailleurs, quittent l’entreprise. La perte de valeur
potentielle est considérable.
Selon des analystes, Vivendi viserait Gameloft pour obliger
Ubisoft, dont il détient 15 %, à
négocier, en créant des divisions dans votre famille…
Avec mes frères, nous ne sommes pas du tout divisés. Mais nos
deux sociétés sont gérées de façon indépendante et dans l’intérêt de leurs actionnaires respectifs. On a reproché à Ubisoft de ne
pas protéger Gameloft, mais si un
jour Ubisoft rachetait Gameloft,
ce serait uniquement dans l’intérêt des actionnaires des deux sociétés. Ce scénario n’est pas à
l’étude aujourd’hui.
Avec Yves [le patron d’Ubisoft],
nous sommes d’accord pour dire
qu’il y a incompatibilité. Instrumentaliser Gameloft au service
d’un groupe de médias n’a aucun
sens. Je ne serais pas ravi que Ga-
meloft arrête de créer ses jeux qui
cartonnent pour faire des extensions de films. Nous reviendrions
vingt ans en arrière. Plus personne ne fait de jeux pour les
films, à part pour des univers permanents comme Star Wars ou Les
Minions. Les idées de Vivendi ne
font pas rêver.
Allez-vous continuer de vous
renforcer au capital ?
Mes quatre frères et moi possédons 20 % chacun du holding
Guillemot Brothers, qui a une participation dans Gameloft et dans
Ubisoft. Grâce à nos partenaires
bancaires, nous sommes montés
de 22 % à 29 % en droits de vote de
Gameloft. Nous pourrions continuer. Nous sommes peu endettés.
Vous avez déjà été attaqués par
Electronic Arts, pourquoi ne
pas avoir mieux protégé le capital de Gameloft ?
Nous avons choisi de réinvestir
tous les bénéfices dans la société,
alors que nous aurions pu racheter
des actions pour nous renforcer au
capital. J’aurais pu arrêter d’investir. Mais Gameloft aurait valu
deux fois moins cher dans
trois ans. p
propos recueillis
par sandrine cassini
Une guerre de Bretons qui tourne mal
Fondateurs de Gameloft et d’Ubisoft, les Guillemot
refusent la mainmise de Vincent Bolloré sur leur empire
L
a guerre des nerfs entre
Vincent Bolloré et les dirigeants de Gameloft se
poursuit. Vivendi, le groupe présidé par l’homme d’affaires breton, a lancé le 21 mars une offre
publique d’achat (OPA) sur l’éditeur de jeux mobile. M. Bolloré
avait racheté progressivement
des actions sur le marché, sans
prévenir les principaux intéressés, Michel Guillemot et ses quatre frères, fondateurs de l’entreprise et eux aussi bretons. Puis,
lorsqu’il a franchi la barre des
30 % du capital, Vivendi a lancé
une offre de reprise sur la totalité
du capital.
Le tycoon des médias n’a pas
choisi Gameloft au hasard. Le capital de la société était très disséminé : en décembre, les frères
Guillemot, jusque-là premiers
actionnaires de l’éditeur de jeux,
ne détenaient que 15 % des actions, faisant de Gameloft une
proie idéale pour un raider financier. Pour résister, les cinq frères
ont depuis emprunté pour racheter des titres et se renforcer au capital. Mais la démarche s’est avérée insuffisante pour résister au
prédateur.
Le 22 mars, Michel Guillemot a
présenté devant les investisseurs
de nouvelles perspectives de
croissance pour les années à venir. Objectif : convaincre les actionnaires de ne pas apporter
leurs titres à l’OPA. Bien accueillies, ces annonces ont plutôt
conforté les investisseurs dans
l’idée que M. Bolloré finira par relever son offre, dans la mesure où
« les objectifs 2018 sont prometteurs », indique une note de la
banque Bryan Garnier & Co.
Une plainte déposée
Pour repousser l’assaut de Vivendi, Michel Guillemot continue d’agiter le chiffon rouge.
Ainsi, le dirigeant alerte sur l’inquiétude des salariés et sur une
fuite des partenaires de Gameloft, dans l’hypothèse où M. Bolloré réussirait à prendre le pouvoir. « Une prise de contrôle pourrait entraîner la fin de certains
contrats de licences par certains
partenaires, comme Disney », a
expliqué la société à l’Autorité des
marchés financiers.
En parallèle, le dirigeant a déposé une plainte devant la Cour
d’appel de Paris contre l’action
menée par l’homme d’affaires
breton. « Vivendi aurait dû lancer
une OPA dès le 6 octobre, lors de
l’annonce de son entrée au capital. Les actionnaires qui ont vendu
leurs titres à ce moment-là n’ont
pas pu profiter de l’offre et ont
perdu entre 60 et 80 millions
d’euros », explique Michel Guillemot, qui se désole du départ
d’importants actionnaires.
En attendant, le fondateur de
l’entreprise s’est félicité du soutien public apporté par Axelle Lemaire. « L’indépendance [de Gameloft et d’Ubisoft] doit à tout
prix être préservée », a déclaré la
secrétaire d’Etat au numérique à
Challenges.
En visant Gameloft, Vincent
Bolloré a visiblement une autre
cible en tête : Ubisoft, grande
sœur de l’éditeur de jeux mobiles, également fondée par les frères Guillemot, dont Vivendi a
aussi acquis 15 % du capital. Par
rapport à Gameloft, qui pèse
617 millions d’euros en Bourse,
Ubisoft, valorisée 3 milliards
d’euros, est une proie plus importante. Pour le moment,
M. Bolloré n’a pas lancé d’OPA.
Les experts croient plutôt à une
opération « amicale ».
Mais, à ce jour, une réconciliation entre des frères farouchement attachés à leur indépendance et un prédateur habitué à
installer des proches aux commandes de ses entreprises paraît
hors d’atteinte. p
sa. c.
idées | 7
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
LETTRE DE WALL STREET | par st ép hane l auer
Finalement, il y a une vie après la finance
B
on courage. » Ce sont les seules paroles dont Erin Callan se souvient
avant son entrée dans l’arène. De
faux encouragements avant la mise
à mort. Une formule toute faite qu’elle entend, mais qu’elle n’écoute pas, tellement elle
est en décalage avec la situation qui l’attend.
Nous sommes le 18 mars, il y a tout juste huit
ans. Quelques mois auparavant, Mme Callan
vient d’être propulsée directrice financière de
la banque d’affaires Lehman Brothers. La
veille, le 17 mars, l’un de ses principaux concurrents, Bear Stearns, au bord de la faillite, vient
d’être racheté pour une poignée de dollars par
JPMorgan Chase. Alors que les rumeurs sur
l’exposition de Lehman à l’effondrement des
subprimes s’intensifient, la frêle jeune femme
doit présenter les résultats de la banque au
cours d’une conférence téléphonique. Seule,
elle s’apprête à affronter le scepticisme des investisseurs, avec, pour tout soutien, quelques
arguments préparés par les juristes du groupe
et ce « bon courage » de son patron, Dick Fuld.
Comme elle aurait aimé, à l’époque, pouvoir
répondre à la supplique de son petit ami, un
pompier de New York, qui lui avait demandé
si, la veille, elle pourrait venir le voir défiler en
uniforme sur la Ve Avenue, à l’occasion de la
parade de la Saint-Patrick, la dernière fois,
sans doute, avant qu’il ne prenne sa retraite.
« C’était proprement impossible, mais il n’en
avait pas la moindre idée », écrit Mme Callan,
dans un livre qui vient de paraître, Full Circle :
A Memoir of Leaning in Too Far and the Journey Back (Triple M Press, 224 p., publié à
compte d’auteur, 24,99 dollars). Car, une fois
encore, le devoir l’appelait. Mais, pour elle
aussi, ce serait l’une des dernières fois.
« J’AI CONFONDU SUCCÈS ET PASSION »
La suite, on la connaît. L’exercice d’équilibriste
qu’on lui demandait ne visait qu’à gagner du
temps avant que le château de cartes s’écroule.
A elle le mauvais rôle d’être soupçonnée
d’avoir travesti la situation réelle de la banque.
« Au cours de tous les litiges et les enquêtes dans
lesquels j’ai été impliquée lors des quatre dernières années, j’ai entendu dire que Dick [Fuld] et
Joe [Gregory, le directeur d’exploitation de Lehman] ont tous deux laissé entendre qu’ils ne se
souvenaient pas d’avoir lu le discours des résultats avant la conférence, ni même de l’avoir
vraiment écouté », raconte Mme Callan.
Elle a dû attendre plus de six ans pour que
M. Fuld décroche enfin son téléphone afin de
s’excuser de sa lâcheté, de l’avoir laissée seule
affronter l’adversité, et lui dire que ce qui était
arrivé en 2008 n’était pas de sa faute. C’est
« tout ce que je voulais entendre depuis de si
nombreuses années », soupire-t-elle.
HISTOIRE
Le « chômeur »,
une catégorie née au XIXe siècle
par pierre-cyrille hautcœur
A
la fin du XIXe siècle, une
longue stagnation économique touche l’Europe de
l’Ouest en raison d’une série de crises financières et du développement agricole et minier des pays
émergents de l’époque, les Etats-Unis
et certains pays d’Amérique du Sud.
Les contemporains constatent la
multiplication et l’allongement des
périodes de chômage de travailleurs licenciés par les grandes entreprises industrielles, mais aussi d’artisans ou de
travailleurs à domicile, alors plus
nombreux que les premiers dans les
rangs des actifs, ou encore de paysans
ruinés qui ont émigré en ville. Le paradoxe de voir des travailleurs qualifiés,
désireux de travailler mais dans l’incapacité de trouver une activité ou un
emploi, n’est pas accepté sans réticences par la société.
Le sociologue et historien Christian
Topalov (Ecole des hautes études en
sciences sociales) a décrit en détail
comment le chômage au sens moderne est alors inventé comme une
réalité résultant d’abord de la conjoncture, mais indépendante des caractéristiques des individus et de leur moralité, à l’encontre de l’interprétation
spontanée des patrons comme des
économistes d’alors (Naissance du
chômeur, 1880-1910, Albin Michel,
1994). Cette invention, qui a lieu simultanément dans tous les grands
pays industriels, va déboucher sur une
définition et une mesure statistique
(elle apparaît en France en 1896) qui
vont peu à peu faire du chômage un
objet politique et de science.
Au lendemain de la Grande Guerre,
la création du Bureau international du
travail est l’aboutissement des efforts
d’une nébuleuse réformiste disséminée dans toute l’Europe, permettant
l’harmonisation des concepts et des
mesures. Des années 1930 aux années
1960, le concept de chômage est au
centre de l’édification de la macroéconomie comme science économique,
reliant les agrégats statistiques sans
¶
Pierre-Cyrille
Hautcœur
est directeur
d’études à l’Ecole
des hautes études
en sciences sociales
recourir aux justifications par les
comportements individuels. L’existence même du chômage est donc,
autant que de la diffusion du salariat,
le résultat d’efforts théoriques et empiriques de générations de sociologues, d’économistes, de statisticiens,
mais aussi de juristes et d’hommes
politiques.
Depuis les années 1980, la tendance
à la généralisation du salariat durable
et à temps complet – qui semblait jusque-là inéluctable – est remise en
question avec la multiplication de
nouvelles formes d’emploi et de travail. Dans le même temps, le principe
de la macroéconomie est contesté au
nom d’arguments épistémologiques,
selon lesquels une meilleure exploitation des bases de données individuelles permet d’expliquer les agrégats par
la compréhension des logiques individuelles. Les progrès des méthodes
d’observation et d’analyse de données
font espérer, notamment avec la révolution du big data, que l’on puisse individualiser les diagnostics et les solutions, ce qui n’est pas sans lancer un
défi aux manières de faire du législateur comme du régulateur.
VAIN AFFRONTEMENT
Mais, curieusement, la plupart des microéconomistes
qui
analysent
aujourd’hui le marché du travail appliquent des catégories proches de celles
de leurs ancêtres du XIXe siècle (offre
et demande de travail, incitation ou
désincitation à l’emploi, prix et productivité), sans envisager les transformations structurelles qui résultent de
la montée des qualifications, des
transformations des modes de vie et
des aspirations des individus.
Tant que l’économie ne parviendra
pas à s’allier à l’anthropologie, à la psychologie et à la sociologie, elle ne
pourra pas construire des typologies
de comportements pertinentes pour
la décision, publique comme privée.
Elle laisse ainsi la place au vain affrontement entre microéconomistes, aux
outils conceptuels datés, négligeant
les externalités et les effets de composition, et macroéconomistes, dont les
outils sont de moins en moins efficaces face à un monde en transformation rapide. Le chômage n’existera
plus quand cet affrontement aura été
remplacé par une nouvelle conception du travail, que des signes préliminaires annoncent enfin.
Il est temps, car nos contemporains
supportent de moins en moins l’absence de sens sur ce qui constitue toujours le centre de leur vie. p
Mais le but de son livre ne consiste pas seulement à montrer les coulisses de la crise financière. Il s’agit surtout d’un ouvrage où
l’auteure se livre à une introspection sur son
erreur d’avoir fait passer sa carrière avant sa
vie privée, quel qu’en soit le prix. De ce point
de vue, Full Circle est quelque part un contrepoint au livre de Sheryl Sandberg, la numéro
deux de Facebook, En avant toutes (Editions JC
Lattès, 2013), sorte de vade-mecum pour les
femmes qui veulent mener à bien une carrière sans renier leur épanouissement personnel, les encourageant à prendre confiance
en elles et à prendre des risques. Mme Callan,
elle, met en garde justement contre l’excès de
confiance et la prise de risques systématique.
Sa parole est d’or. Car, après avoir tout donné
pour sa carrière, plus dure a été la chute. Après
avoir démissionné en juin 2008, trois mois
avant la faillite de Lehman, Mme Callan avait
fait une tentative de suicide à la veille du Noël
suivant. Elle ne devra la vie qu’à son pompier.
Depuis, ils se sont mariés (d’où son nouveau
nom, Callan Montella), et ils ont eu une petite
fille. Sur la photo de la couverture du livre, elle
la porte comme un trophée, en l’embrassant
avec l’océan en toile de fond. Une image de
bonheur comme les publicitaires en fabriquent à la pelle, loin de la grisaille des buildings de Wall Street.
De sa descente aux enfers, elle a tiré des leçons. D’abord, ne pas faire quelque chose sous
prétexte qu’on est doué pour cela. « J’ai confondu succès et passion », avoue-t-elle, regrettant de s’être dévouée corps et âme pour une
carrière qui a fini par tout balayer sur son passage. Sa vie privée comme sa propre identité.
Celle-ci s’est diluée dans une ambition sans
bornes au point de perdre de vue le sens de sa
quête existentielle. C’est la deuxième leçon :
foncer peut avoir des vertus, à condition de
savoir où l’on va. Enfin, toujours garder le contrôle, ne pas se laisser griser par la réussite.
Alors qu’elle ne cessait de monter dans la hiérarchie, elle se sentait de plus en plus vulnérable. Son éviction puis le divorce de son premier mari sont là pour illustrer ce paradoxe.
Cela ne consolera pas les millions de victimes de la crise, mais Mme Callan n’a touché
aucun chèque de départ. Elle est même passée
à deux doigts de la faillite personnelle pour
régler ses frais d’avocat. Quant à son livre, il
est publié à compte d’auteur. Elle explique
qu’avoir donné enfin un sens à sa vie est sa
plus belle récompense. Une prise de conscience bien tardive, après avoir participé à un
système qui a contribué à broyer des millions
d’autres vies. p
[email protected]
L’EX-DIRECTRICE
FINANCIÈRE DE
LEHMAN BROTHERS
REGRETTE DE
S’ÊTRE DÉVOUÉE
CORPS ET ÂME
POUR UNE
CARRIÈRE QUI A
BALAYÉ SA VIE
PRIVÉE COMME
SON IDENTITÉ
L’Etat doit combattre la fraude digitale
Les technologies numériques facilitent
l’explosion des faux documents
et des usurpations d’identité.
L’administration et la justice doivent s’y adapter
par jean-françois doucede
et olivier goy
I
l ne fait plus tellement de doute
que notre quotidien, notamment financier, est en train de
basculer vers une expérience
100 % digitale. L’ouverture de comptes bancaires, la souscription d’assurances, le virement d’argent et même
la réalisation de prêts en ligne deviennent des pratiques courantes
pour de plus en plus de particuliers
et, surtout, d’entreprises.
Des obligations importantes et légitimes reposent sur les opérateurs de
ces services, qu’ils soient du « nouveau monde » numérique ou de l’ancien. Le KYC (Know Your Customer,
« connaissez votre client ») et l’AML
(Anti Money Laundering, « lutte contre le blanchiment d’argent ») sont
des termes bien connus des banquiers et des assureurs. Dans leurs
missions de vérification, les opérateurs du numérique s’appuient euxmêmes sur des sources de premier
rang, comme les greffes des tribunaux de commerce, délégataires de
la puissance publique de l’Etat, ou le
Fichier bancaire des entreprises (Fiben) de la Banque de France. Ces
sources sont d’autant plus importantes à l’heure où la fraude documentaire et la cybercriminalité explosent
partout en France.
Mais force est de constater qu’elles
ne sont aujourd’hui plus suffisamment fiables, car dépassées par une
fraude documentaire désormais démocratisée et même facilitée par la
montée en puissance de l’informatique. Il n’a jamais été aussi simple de
POUR ENREGISTRER
LA CRÉATION
D’UNE ENTREPRISE,
LES FRAUDEURS ONT
TOUT INTÉRÊT À UTILISER
UN FAUX TITRE
DE SÉJOUR, PUISQUE
LEUR EXISTENCE NE PEUT
ÊTRE VÉRIFIÉE
produire sous Photoshop une fausse
attestation, d’usurper un RIB ou de
falsifier des comptes, voire une pièce
d’identité, pour profiter des failles du
système. Vous n’êtes pas convaincus ?
Voici deux exemples édifiants…
Lors des créations de sociétés par
action (SA et SAS par exemple), une
attestation de dépôt des fonds est
obligatoirement fournie au greffe du
tribunal de commerce, mais sous un
format non standardisé, propre à chaque banque. Le greffier a l’obligation
d’en vérifier la réalité, mais n’a aucun
moyen légal de s’interconnecter avec
les comptes bancaires de l’entreprise
en création : il juge sur la seule cohérence du document. C’est pourtant
une information fondamentale – la
réalité du capital social, gage des
créanciers – qui fera qu’une entreprise frauduleuse sera d’autant plus
crédible pour poursuivre son larcin.
DÉVELOPPER LES INTERCONNEXIONS
De même, l’enregistrement de la
création d’une entreprise repose sur
la vérification de l’identité des dirigeants. Ce contrôle est effectué par le
greffier du tribunal de commerce, qui
vérifie le casier judiciaire puis l’état
civil des personnes fournissant un
passeport français. Mais aucune vérification n’est possible pour tous les
résidents européens ou les personnes
disposant d’un titre de séjour n’ayant
pas commis de délits sur le territoire
français. Dans certains départements,
30 % des créations d’entreprise sont
le fait de dirigeants non nationaux.
Les greffes des tribunaux de commerce n’ont aucun moyen légal de
s’interconnecter, par exemple, avec
l’état civil allemand, ou de vérifier
que le titre de séjour français a bien
été délivré par l’Etat. Or, fournir une
copie certifiée conforme d’un vrai
passeport français appartenant à une
vraie personne ayant un casier judiciaire vierge n’est pas compliqué. Ces
failles sont bien connues des fraudeurs, qui ont tout intérêt à utiliser
un faux titre de séjour, puisque leur
existence ne peut être vérifiée.
Il existe pourtant des solutions.
L’Etat pourrait mettre en place des
flux électroniques entre les banques
et les greffes des tribunaux de commerce afin de vérifier la réalité des
comptes bancaires ouverts au nom
des entreprises (dans sa déclaration
au Registre du commerce et des sociétés, le chef d’entreprise n’indiquerait que le nom de la banque et son
numéro de compte). De même, le ministère de l’intérieur a mis en place
depuis 1993 un fichier, l’Agdref, qui
recense les titres de séjour : il suffirait
d’autoriser les greffes des tribunaux
de commerce à s’interfacer avec cet
outil pour s’assurer de la réalité des
titres présentés lors de la création
d’une entreprise. Par ailleurs, on
pourrait imaginer que le greffier
puisse, par interrogation en appel vidéo, s’assurer que la personne présentant des pièces d’identité françaises ou étrangères en est bien
l’utilisateur final. Cette mesure permettrait de proposer une identité du
dirigeant certifiée par le greffier et,
ainsi, de faire chuter drastiquement
les usurpations d’identité.
Plus généralement, dans un monde
digitalisé, les documents papiers (ou
scannés) n’ont plus de raison d’être.
Les tuyaux doivent s’interconnecter
directement sans laisser l’occasion
aux fraudeurs de s’interposer. La réponse actuelle à la fraude est trop
souvent d’exiger plus de contrôles,
alors qu’il faut au contraire des contrôles plus efficaces. Effectuer des
KYC dès le premier euro de transaction ou faire des dénonciations à
Tracfin dès qu’un virement est réalisé
vers une destination suspecte n’a jamais fait baisser le niveau de la
fraude − cela sert uniquement à cacher les vrais fraudeurs dans une
meule de foin.
Il devient urgent de recenser toutes
les failles du système et de les combler au plus vite. C’est même la condition indispensable pour créer des
échanges en confiance entre les acteurs économiques. C’est aussi un
moyen simple pour récupérer les
quelques milliards d’euros que l’Etat
se fait voler chaque année (fraude à la
TVA, fraude aux subventions et aux
aides publiques…) par une myriade de
sociétés fictives, qui ne savent que
trop bien exploiter les failles d’un
système hérité de l’ère prédigitale.
Nous en appelons à l’Etat pour se
saisir dans les meilleurs délais du sujet, en recensant, avec l’aide des professionnels, les lacunes existantes et
en apportant des réponses parfois
simples, dont le retour sur investissement serait spectaculaire. p
¶
Jean-François Doucede est greffier
associé du tribunal de commerce
de Bobigny.
Olivier Goy est fondateur de Lendix
et trésorier de France Fintech.
8 | MÉDIAS&PIXELS
0123
MERCREDI 30 MARS 2016
Al-Jazira dans l’étau politique et budgétaire
Le groupe audiovisuel, propriété du Qatar, va supprimer 20 % de ses effectifs
beyrouth - correspondant
L
a fête est finie dans l’empire audiovisuel qatari.
Vingt après son décollage
foudroyant, le réseau AlJazira, devenu l’une des marques
les plus en vue du paysage médiatique international, fait face à des
difficultés croissantes, qui l’obligent à réduire la voilure. Dans un
communiqué diffusé dimanche
27 mars, le groupe, qui est la propriété de l’émirat du Qatar, a annoncé le licenciement de 500 employés à travers le monde, dont
une majorité à Doha, où se trouve
son siège.
La plupart de ces départs concernent des techniciens et des personnels administratifs, mais les
entités du réseau qui seront touchées ne sont pas connues. A la
chaîne d’information en arabe,
fondée en novembre 1996 par l’ancien émir, cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, se sont ajoutées, au
fil des années, plusieurs déclinaisons, en anglais (Al-Jazira English),
turc (Al-Jazira Türk) et serbo-croate
(Al-Jazira Balkans), ainsi qu’un canal dédié à la couverture en direct
des événements du monde arabe
(Al-Jazira Moubasher).
Une stratégie d’internationalisation qui a subi un violent coup
d’arrêt, avec le récent naufrage
d’Al-Jazira America. La voix du
groupe aux Etats-Unis, lancée en
fanfare en 2013 pour pallier le refus
des opérateurs de câble et de satellite américains d’intégrer Al-Jazira
English dans leur offre, cessera
d’émettre fin avril, faute d’avoir su
trouver son public. Ses sept cents
employés seront également congédiés, ce qui portera la réduction
d’effectifs au sein du groupe à
1 200 personnes sur un total de
5 200, soit 20 % du personnel.
La hiérarchie d’Al-Jazira est restée silencieuse sur les causes profondes de cette cure d’amaigrissement sans précédent. Le directeur
général par intérim, Moustafa
Saouag, s’est contenté d’affirmer
que ces mesures étaient destinées
à « optimiser » la productivité et
« faire évoluer le travail [de la
chaîne] afin qu’elle conserve une
position de leader ». Mais il ne fait
aucun doute que cet accès d’austérité est lié à l’effondrement du
cours des hydrocarbures, qui
frappe de plein fouet les pétromonarchies du golfe Arabo-Persique.
Des milliers d’emplois ont été
supprimés ces vingt derniers
mois à Qatar Petroleum, le bras pétrolier de l’émirat, le résultat d’un
plan de restructuration, préparé
de longue date mais accéléré par la
dégringolade des prix du brut, qui
a perdu 70 % de sa valeur depuis
l’été 2014. Le Qatar prévoit un déficit budgétaire de plus 12 milliards
de dollars en 2016 (10,71 milliards
d’euros), le premier en quinze ans.
Signe de ce retournement de tendance, Doha a dû emprunter
auprès de banques japonaises
pour s’acquitter, en décembre, de
la première tranche du contrat
d’achat de 24 avions Rafale, signé
en mai 2015 avec la France.
Réalignement de Doha
Ces derniers mois, d’autres organismes publics, comme le centre
médical Hamad, le principal hôpital de Doha, et le Musée d’art islamique, fierté de l’émirat, ont fait
état de coupes budgétaires.
Même l’industrie gazière, la locomotive du développement qatari,
est touchée.
Pour beaucoup d’observateurs,
les restrictions budgétaires qui
pèsent sur Al-Jazira ont un parfum aussi politique. Le cheikh Tamim a mis en sourdine la politique extérieure tapageuse mise en
place par son père et dont Al-Jazira était la caisse de résonance.
Le réseau
paye le prix
de la désillusion
causée
par l’échec
des révolutions
arabes
Un interventionnisme débridé,
favorable aux Frères musulmans,
qui a culminé durant les « printemps arabes » et généré de nombreux accès de tension entre
Doha et ses voisins, notamment
l’Arabie saoudite. Le choc que
constitua le renversement du président égyptien Mohamed Morsi,
issu de la confrérie, en juillet 2013,
quelques jours après l’arrivée au
pouvoir du nouvel émir, a servi de
catalyseur à un recentrage du
pays sur les questions intérieures.
« Al-Jazira n’est plus la priorité du
Qatar. Le grand projet de l’émir, actuellement, c’est la réfection de la
corniche de Doha », confie un ancien de la chaîne sur un ton narquois. « Cheikh Tamim ne veut pas
être aspiré par les conflits de la région, estime un ex-diplomate cité
par l’agence Reuters. La nouvelle
approche est moins bruyante, plus
prudente. » Ce profil bas, marqué
par un réalignement de Doha sur
les positions saoudiennes, s’est accompagné d’une chute de l’image
d’Al-Jazira. Le réseau paye le prix
du désenchantement causé par
l’échec des révolutions arabes
dont il avait été le porte-drapeau.
Le sentiment que l’âge d’or est
révolu domine au sein des rédactions. « Il y a cinq ou six ans, les
gens faisaient la queue pour rentrer à Al-Jazira, témoigne un journaliste qui a récemment démissionné. Aujourd’hui, plus personne ne veut y aller et ceux qui
partent ne sont pas remplacés.
C’est la fin d’une époque. » p
benjamin barthe
WEB
Yahoo! espère des offres
de rachat rapides
Le groupe Internet américain
a informé les candidats potentiels au rachat de certains
de ses actifs qu’ils avaient jusqu’au 11 avril pour présenter
leurs offres préliminaires, a
affirmé le Wall Street Journal,
lundi 28 mars. Yahoo! demande aux candidats de détailler les actifs qui les intéresseraient, la manière dont
ils financeraient l’opération
et les conditions qui y seraient attachées. Le site a mis
en place un comité indépendant pour évaluer les
meilleures options. – (AFP.)
I N FOR MAT I QU E
Dell vend trois filiales
de services pour
3 milliards de dollars
Le japonais NTT Data a annoncé, lundi 28 mars, le rachat pour 3 milliards de dollars (2,68 milliards d’euros)
des sociétés Dell Systems Corporations, Dell Technology
& Solutions Limited et Dell
Services. Ces entités sont essentiellement implantées aux
Etats-Unis, ce qui devrait permettre à NTT d’élargir sa clientèle hors du Japon. – (AFP.)
Le FBI abandonne ses
poursuites contre Apple
L’agence annonce avoir déverrouillé l’iPhone
de l’un des terroristes de San Bernardino
C’
est un coup dur pour la
firme à la pomme. Le
FBI a annoncé, lundi
28 mars, avoir réussi à débloquer
l’iPhone d’un des auteurs de l’attentat de San Bernardino (Californie), sans avoir eu recours à l’aide
d’Apple. Dans un document transmis à la justice par les autorités
américaines, le FBI précise avoir
« accédé avec succès aux données
stockées sur l’iPhone de [Syed] Farook et n’a donc plus besoin de l’assistance d’Apple ». Cet épilogue met fin au feuilleton qui oppose la firme à la pomme au gouvernement américain depuis le
16 février.
Conséquence de ce rebondissement : l’injonction judiciaire à l’encontre d’Apple est annulée. « Notre
décision de mettre fin à la procédure est basée seulement sur le fait
qu’avec l’assistance récente d’un
tiers nous sommes maintenant capables de débloquer cet iPhone
sans compromettre les informations dans le téléphone », a précisé
la procureure fédérale du centre
de la Californie, Eileen Decker,
dans un communiqué.
Depuis mi-février, la marque à la
pomme était au cœur d’une violente polémique, car elle refusait
de se plier aux injonctions du FBI.
L’agence fédérale américaine l’exhortait à lui fournir un logiciel permettant de contourner les protections dont sont dotés les iPhone
pour déverrouiller un téléphone
chiffré ayant appartenu à l’un des
terroristes présumés de l’attentat
de San Bernardino, qui avait fait
14 morts le 2 décembre 2015.
La firme de Cupertino se refusait
à satisfaire cette demande, arguant que celle-ci allait « au-delà
de l’affaire concernée » et risquait
de créer un précédent dangereux
pour garantir la sécurité des données privées de ses clients. Le PDG
d’Apple, Tim Cook, s’était même
autorisé à commenter ce duel judiciaire, lundi 21 mars, lors de la keynote de présentation du nouvel
iPhone SE. « L’iPhone est un objet
extrêmement personnel. C’est une
extension de nous-mêmes. Nous
avons une responsabilité envers
nos utilisateurs et envers notre
pays. Nous ne la fuirons pas »,
avait-il précisé. Apple avait notamment reçu le soutien d’autres
géants du secteur, à l’instar de
Google ou Facebook.
Un débat ouvert en France
Le FBI se sera finalement passé de
son aide. « Dès le début, nous nous
sommes opposés à la demande du
FBI (…) parce que nous pensions que
c’était mal et que cela aurait constitué un dangereux précédent. Ce
procès n’aurait jamais dû être intenté », a déclaré Apple dans un
communiqué lundi soir. Si le déblocage de l’iPhone, qui met en
avant une faille, pourrait lui nuire,
Apple garde la satisfaction d’être
resté ferme sur ses positions.
Le mystère qui entoure le déblocage du smartphone par le FBI
reste, lui, entier. Le 21 mars,
l’agence fédérale américaine avait
indiqué qu’une « tierce partie »
avait fait aux enquêteurs la démonstration d’une « autre méthode pour déverrouiller l’iPhone ».
Le nom d’une entreprise israélienne, Cellebrite, spécialisée dans
l’extraction de données sur mobiles, comme possible partenaire du
FBI pour hacker l’iPhone, avait été
évoqué par la presse, sans qu’il y
ait confirmation.
En France, le débat sur la protection des données privées est également ouvert. Dans le cadre du projet de loi contre le crime organisé
et le terrorisme, l’Assemblée nationale a adopté en mars un amendement du député Philippe Goujon
(LR) contraignant les fabricants de
téléphone à déchiffrer leurs appareils sur demande de la justice et
punissant de cinq ans de prison et
350 000 euros d’amende ceux qui
s’y refuseraient. Le Sénat devrait
l’examiner cette semaine. p
zeliha chaffin
CETTE SEMAINE
LA FORMATION CONTINUE
EN GRANDE MUTATION
P Un changement radical de modèle économique
dans les établissements
P Les universités et écoles de Strasbourg,
Aix-Marseille et Toulouse innovent
P Portrait : Christopher Cripps, chercheur
de partenariats à Paris Sciences et lettres
Dans « Le Monde » du mercredi 30 daté jeudi 31 mars
CHAQUE MERCREDI, LES ÉTUDIANTS
ONT RENDEZ-VOUS DANS « LE MONDE »
Retrouvez aussi
toute l’actualité lycéenne et étudiante
sur Lemonde.fr/campus
ARCHÉOLOGIE
PORTRAIT
ÉTHOLOGIE
UN TEEN-AGER DU
XVIIE SIÈCLE « RÉINCARNÉ »
NEIL TUROK, COSMOLOGISTE
DANS LA GALAXIE AFRICAINE
QUAND LES POULES
N’ONT PAS LES CROCS
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Les géants du Sud face au défi
de l’accès aux médicaments
Brésiliens, Sud-Africains et Indiens ne bénéficient pas toujours des traitements disponibles, protégés par des brevets. Pourtant, ces pays émergents
disposent de leurs propres capacités pharmaceutiques, certains sont même champions des génériques. Enquête sur trois continents.
PAGES 4-5
LUDOVIC ALUSSI POUR « LE MONDE »
Généalogie de la matière
A
carte blanche
Roland
Lehoucq
Astrophysicien,
Commissariat à l’énergie
atomique et aux énergies
alternatives
(PHOTO: MARC CHAUMEIL)
u cours du XXe siècle, les scientifiques ont
compris que les atomes constitutifs de la
matière qui nous entoure n’ont pas toujours
été présents. Il y a 13,8 milliards d’années,
l’Univers ne contenait qu’un mélange de lumière
et de particules élémentaires, notamment des protons
et des neutrons, briques de base des noyaux
atomiques. Sous l’effet de l’expansion de l’Univers,
ce mélange s’est dilué et refroidi, autorisant la formation des premiers noyaux. Cette nucléosynthèse
primordiale cesse en quelques minutes et ne produit
que les noyaux les plus légers, hydrogène et hélium
majoritairement, mais aussi deutérium et lithium.
Pour construire des noyaux plus lourds (c’est-à-dire
ayant un plus grand nombre de protons et neutrons),
il faut attendre l’apparition des premières étoiles,
quelques centaines de millions d’années plus tard. Les
réactions thermonucléaires qui se déroulent dans leur
cœur dense et chaud assemblent deux noyaux légers
en un noyau plus lourd. Cette nucléosynthèse stellaire
forme une grande partie des noyaux moins lourds
que le fer, dont le carbone et l’oxygène, indispensables
Cahier du « Monde » No 22147 daté Mercredi 30 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
à la vie sur Terre. Ces réactions produisent aussi
l’énergie qui permet aux étoiles de briller durablement.
Mais pour que les noyaux formés au cœur des étoiles
modifient la composition cosmique pour aboutir
à celle que nous constatons aujourd’hui, encore faut-il
qu’ils se répandent dans le milieu interstellaire. Cela ne
se produit que pour les étoiles les plus massives, dont
la masse est à peu près dix fois supérieure à celle du
Soleil, qui finissent leur évolution en une formidable
explosion, une supernova. Cette explosion provoque
une autre forme de nucléosynthèse qui produit
la plupart des noyaux plus lourds que le fer. C’est l’ensemble de ces processus qui explique la démographie
nucléaire que nous observons dans l’Univers.
Pour se familiariser avec ces processus, deux informaticiens ont créé Fe[26] (http://dimit.me/Fe26/), dont
le mécanisme, inspiré du fameux jeu 2048, permet de
jouer avec le Lego nucléaire qui aboutit à la formation
d’atomes de fer ! On a longtemps cru que les supernovae offraient, au moment de leur explosion, les bonnes
conditions pour former les noyaux plus lourds que le
fer lorsque les noyaux produit par la nucléosynthèse
stellaire sont exposés à un flux intense de neutrons.
Mais des modèles développés ces dix dernières années
suggèrent que les éléments les plus lourds, comme l’or
ou le plomb, ont une formation plus subtile qui résulte
de l’évolution catastrophique d’un système de deux
étoiles à neutrons. Chacune de ces étoiles est le fruit de
l’effondrement du cœur de fer d’une étoile massive
juste avant son explosion en supernova. Quand deux
étoiles à neutrons forment un système binaire, elles se
rapprochent graduellement l’une de l’autre par émission d’ondes gravitationnelles. La coalescence qui en
résulte émet une bouffée d’ondes gravitationnelles
comme celle récemment détectée par LIGO. Elle provoque aussi une nucléosynthèse explosive très efficace
pour former tous les noyaux plus lourds que le fer. Elle
se traduit enfin par la formation d’un trou noir et
l’émission d’une intense bouffée de lumière de très
haute énergie appelée « sursaut gamma », si puissante
qu’on peut l’observer jusqu’aux confins de l’Univers.
Ces flashs de rayons gamma observés par centaines
chaque année nous rappellent que de l’or se fabrique
aussi dans les galaxies les plus lointaines. p
2|
0123
Mercredi 30 mars 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
AC T UA L I T É
Un ado de l’an 1636 à visage découvert
| Mort de la peste au XVIIe siècle, un jeune noble Anglais reprend forme humaine,
trente ans après la découverte de sa dépouille dans un sarcophage à Saint-Maurice (Val-de-Marne)
archéologie
francis gouge
L
e 2 septembre 1986, des ouvriers travaillant dans le sous-sol du conservatoire de musique de Saint-Maurice
découvraient fortuitement un cercueil de plomb parfaitement conservé. Alerté, Philippe Andrieux, directeur du service départemental d’archéologie du
Val-de-Marne, aujourd’hui retraité, lançait une
fouille de sauvetage afin de dégager ce sarcophage anthropomorphe sur lequel une plaque
de métal cuivré avait été clouée. Une épitaphe en
latin y était inscrite, où on pouvait lire notamment : « Dans ce cercueil repose (…) Thomas Craven, très noble jeune Anglais (…). Les ministres de
l’Eglise réformée de Paris ont voulu par une faveur
exceptionnelle que, en souvenir de sa piété, son
cercueil fût placé dans ce temple (…). Il est mort à
18 ans et quelques mois, à Paris, à l’académie de
M. de Benjamin, le vingtième jour du mois de
novembre de l’an 1636. »
Les archéologues n’imaginaient pas qu’ils
allaient vivre une si longue aventure scientifique qui allait permettre de faire diverses découvertes et aussi de soulever des questions dont
certaines, aujourd’hui encore, demeurent sans
réponse. « Pourquoi un jeune noble anglais, protestant de surcroît, est-il venu étudier à Paris la catholique, probablement à la Sorbonne, alors qu’il
existait dans son pays des universités tout aussi
prestigieuses comme Oxford ou Cambridge ? »,
s’interrogent-ils.
Entièrement enveloppé dans un tissu maintenu par une cordelette, le corps de Thomas
Craven est d’abord transporté à la morgue de
Valenton, dans le Val-de-Marne, où il est conservé à 4 °C. Par ailleurs, l’épitaphe étant peu explicite sur sa vie et encore moins sur les causes de
son décès, des recherches archivistiques sont
lancées. Elles ne fournissent que l’ascendant du
défunt, mais on découvre alors que son père
était lord-maire de Londres.
Pendant trente ans, la dépouille fait l’objet
d’une succession d’analyses (anatomo-pathologiques, scanographiques, tomographiques et
paléopathologiques). Dans les années 1990 elle
Aujourd’hui, tout corps
découvert lors de fouilles
dont l’état civil est connu
peut être réinhumé
est entièrement scannée. Il apparaît que sa
boîte crânienne a été découpée « comme cela se
pratiquait au Moyen Age lors d’autopsies », précise l’archéologue Djillali Hadjouis, qui a coordonné les recherches. Tout son corps, de la tête
aux pieds, était rempli d’une bourre confondue
avec de la terre. « Alors qu’au commencement de
nos investigations, note-t-il, on pensait que la
pratique de l’embaumement de Thomas Craven
était simple et modeste, on a constaté qu’elle
était d’une grande qualité. » Il s’est avéré, entre
Après trois mois de travail, le jeune Thomas Craven tel qu’il devait être il y a trois cent quatre-vingts ans. 2015-PHILIPPE FROESCH VISUALFORENSIC UFR/UVSQ
autres, que la bourre était composée d’un mélange sophistiqué de diverses plantes où dominent l’armoise absinthe et la marjolaine.
L’étude de ses os révélait que, ses épiphyses –
l’extrémité des os longs – n’étant pas soudées, il
ne pouvait pas avoir « 18 ans et quelques mois »,
mais tout au plus 16 ou 17 ans. Pourquoi alors
avoir mentionné un âge erroné ?
Restait à déterminer la cause du décès. En 19951996, les analyses du squelette n’ayant révélé
aucune affection particulière, de très forts soupçons se portèrent sur Yersinia pestis, le bacille de
la peste. En effet, l’Europe connut pendant tout le
XVIIe siècle des épidémies de peste, ce qui faisait
du bacille un coupable possible. Mais ce tueur ne
laissant pas de traces sur les os, la preuve de son
crime ne peut être décelée que dans la pulpe dentaire. Or, dans les années 1990, ce type d’analyse
biomoléculaire n’était pas encore mis en œuvre,
ce qui explique le premier échec.
En 2005, l’Institut de recherches archéologiques préventives (Inrap), lors de fouilles menées à Saint-Maurice en collaboration avec le
laboratoire départemental d’archéologie, retrouve l’emplacement du fameux temple huguenot dit « de Charenton » (les deux villes ne
formaient autrefois qu’une seule commune),
qui était à l’époque le plus grand du royaume,
ainsi que les traces d’un important cimetière
protestant du XVIIe siècle. Le protocole de recherche, qui prend l’ADN en compte, ayant été
mis au point par une équipe de la faculté de
médecine de Marseille, des prélèvements sont
effectués de façon aléatoire sur six des
163 corps découverts sur le site, et deux dents
sont prélevées sur le squelette de Thomas Craven pour être étudiées. Résultat : pour trois des
six individus, la peste est certaine, elle est probable pour un quatrième. Pour ce qui concerne
Thomas Craven, son décès est bien dû à Yersinia pestis. Selon Djillali Hadjouis, « nous pouvons considérer qu’il représente le premier individu pestiféré identifié par les combinaisons de
données anthropologiques, historiques et paléomicrobiologiques ».
Réincarnation, mode d’emploi
Pour reconstituer le visage de Thomas Craven, le
plasticien Philippe Froesch s’est appuyé sur des méthodes médico-légales créées par des services de police :
« Grâce à des équations complexes, on retrouve la structure du nez, la position des yeux, celle des commissures
des lèvres… » Les rapports d’odontologie, la formation
des mâchoires permettent de redessiner la bouche.
Avec la hauteur de l’émail des incisives on recalcule
l’épaisseur des lèvres. Le volume maximum
des chairs est obtenu en disposant une trentaine
de petits cylindres sur le visage. Pour la couleur des
yeux, Philippe Froesch s’est appuyé sur des portraits
de famille ; il peut être fait appel à des analyses
d’ADN. Le brun des cheveux a été reconstitué à partir
de ses sourcils et de poils pubiens.
Pour les trente ans de la découverte du sarcophage du jeune Anglais, l’archéologue a demandé à Philippe Froesch, qui a déjà reconstitué en 3D les visages d’Agnès Sorel, d’Henri IV et
de Robespierre, de restituer celui de Thomas
Craven. Mâchoire aiguë, faciès légèrement asymétrique, lèvres charnues couronnées d’un léger duvet, nez cassé sur la partie supérieure,
pommettes prononcées, cheveux longs, il apparaît, après trois mois de travail, tel qu’il devait
être il y a trois cent quatre-vingts ans.
Avec cette « réincarnation » s’achèvent trente
années de recherches, mais l’aventure post
mortem de l’adolescent anglais n’est pas terminée. En effet, aujourd’hui, tout corps découvert
lors de fouilles dont l’état civil est connu peut,
grâce à l’existence de textes légaux, être réinhumé. Dans le cas de Thomas Craven, les archives paroissiales ont certes brûlé lors de la destruction du temple en 1686, à la suite à la révocation de l’édit de Nantes. Mais son identité
ayant pu être connue grâce à la plaque mortuaire, il pourra faire l’objet d’un nouvel enterrement. Compte tenu de la dégradation avancée de sa dépouille, Djillali Hadjouis et Bernard
Poirier, chef du service départemental d’archéologie du Val-de-Marne, proposent de le
réinhumer rapidement, tandis qu’une monographie complète sur son cas sera publiée dans
les prochains mois. Ainsi un point final serat-il mis à une enquête scientifique qui aura
duré trois décennies. p
La fragilité, force insoupçonnée du noyau des cellules
La surprenante rupture de l’enveloppe protectrice de l’ADN ouvre des perspectives inédites pour comprendre les maladies
S
i la tête passe, tout passe.
Le dicton bien connu à
propos du faufilement
d’un chat à travers un
trou de souris, est-il valable pour
les cellules du corps humain ?
Telle est la surprenante question
étudiée par deux équipes et dont
les réponses indépendantes publiées dans Science du 25 mars
renversent des certitudes bien
établies en biologie.
C’est peu connu, mais les milliards de cellules qui constituent
notre corps bougent sans cesse.
Ces petits sacs mous de quelques dizaines de micromètres
de diamètre contenant notamment nos chromosomes sont
certes moins agiles qu’un chat
mais elles se déplacent : les cellules de la peau pour former des
tissus, les cellules immunitaires
pour repérer et isoler des corps
étrangers, les métastases qui
attaquent d’autres organes…
Toutes doivent se faufiler, à la vitesse de sénateur de quelques
micromètres par minute, entre
leurs consœurs et pour cela elles
font montre de sacrées capacités
de contorsionnistes, en passant
par des trous vingt fois moins
larges qu’elles.
Problème, la « tête » de ces cellules est souvent plus grosse que
ces trous. Par « tête », on entend
le noyau de la cellule, un compartiment interne qui contient les
chromosomes et qui est un vrai
coffre-fort, protégé par une double membrane (alors que la cellule n’en a qu’une) assez rigide.
Or, contrairement à ce que tout
le monde pensait, cette forteresse est en fait très fragile. La
double enveloppe peut se rompre sous l’effet du fort confinement mécanique et permettre à
la cellule de mieux se déformer
pour passer. C’est ce qu’a observé
pour la première fois l’équipe de
Jan Lammerding – université
Cornell (Ithaca, New York) et Centre de génomique du cancer des
Pays-Bas – ainsi que celle de Mathieu Piel – Institut Curie, université Pierre-et-Marie-Curie, CNRS
et Inserm. Elles ont étudié respectivement des cellules cancéreuses et des cellules immunitaires passant à travers des conduits artificiels gravés dans du
plastique. Elles ont constaté que
des protéines présentes exclusivement dans le noyau se retrouvent dans toute la cellule. Et inversement que des molécules
hors du noyau se collent à l’ADN.
Cela n’avait jamais été vu, sauf
dans la phase de division cellulaire (mitose).
C’est pour le moins surprenant
car « tout le monde aurait pensé
que cela serait fatal à une cellule »,
souligne Jan Lammerding. En
effet, l’enveloppe protège l’ADN
des agressions « extérieures »,
notamment du système qui s’en
prend, hors du noyau, à l’ADN de
virus et qui pourrait se retourner
contre les chromosomes.
Nouveau concept
En outre, la cellule fonctionne
aussi grâce au contrôle des concentrations chimiques entre l’intérieur du noyau et son extérieur (le cytoplasme). Que l’enveloppe du noyau vienne à casser
et tout cet équilibre s’effondre,
menaçant a priori la cellule. Sauf
que les chercheurs n’ont pas observé ces effets catastrophiques.
Au contraire, ils ont constaté
qu’au bout de quelques minutes
l’enveloppe se répare !
« Se rendre compte que cette
barrière entre le noyau et le cytoplasme est fragile et doit être
constamment entretenue et réparée est tout à fait nouveau en
biologie », se réjouit Mathieu
Piel. « Etant donné le nombre de
ruptures du noyau que nous observons, nous restons intrigués
par la manière dont les cellules
tolèrent ces dégâts », explique
Jan Lammerding.
De quoi ouvrir de nouvelles
pistes de recherche autour d’un
phénomène somme toute fréquent. Ces ruptures ne seraientelles pas impliquées dans des réponses inflammatoires, des maladies auto-immunes ou le vieillissement prématuré des cellules ?
En effet, la mise en contact rapide
du cytoplasme avec l’ADN peut
conduire à de tels effets délétères
en conduisant la cellule à surréagir ou à multiplier les atteintes
aux chromosomes.
Autre suggestion, « tuer les cellules qui migrent, c’est peut-être
une bonne idée pour lutter contre
le cancer », imagine Mathieu Piel
en songeant aux cellules métastatiques. Il faudrait les cibler en
bloquant leur système de réparation par exemple, tout en n’atteignant pas celui d’autres cellules
saines comme les cellules immunitaires. Jan Lammerding a reçu
un financement pour explorer
cette nouvelle voie.
Quoi qu’il en soit, la nature
semble avoir trouvé un moyen de
résoudre un dilemme. Si le noyau
adoptait une structure souple, les
cellules se faufileraient facilement mais les chromosomes seraient trop secoués et risqueraient des mutations. S’il était
trop dur, l’ADN serait protégé
mais le mouvement entravé. La
solution ? Un noyau dur mais cassant, capable de se réparer. Le
chat retombe sur ses pattes. p
david larousserie
AC T UA L I T É
| SCIENCE & MÉDECINE |
Phobie alimentaire : les poules aussi
| En élevage, les gallinacés boudent leur mangeoire lorsque leur alimentation change.
Des chercheurs de l’INRA tentent de comprendre et corriger ce comportement
éthologie
nathalie picard
D
es épluchures, quelques graines, des
vers et du pain dur :
en matière de régime alimentaire, la
poule domestique
n’est pas bien difficile. D’ailleurs, de
plus en plus de particuliers l’adoptent pour se débarrasser de leurs déchets. Mais, en élevage, l’alimentation des volailles est une tout autre
histoire. Des granulés qui changent
de forme ou de couleur, et les voilà
qui rechignent à manger. De quel
mal souffrent donc ces gallinacés ?
« Elles ont peur des nouveaux aliments, indique Aline Bertin, éthologue spécialiste du comportement
des oiseaux à l’Institut national de
la recherche agronomique (INRA) de
Nouzilly (Indre-et-Loire). C’est une
réaction émotionnelle normale chez
les animaux, il s’agit même d’un de
leurs principaux traits de tempérament. » Dans la nature, la peur face à
la nouveauté permet aux oiseaux
de se protéger du danger et de
s’adapter à leur environnement.
Mais, en élevage, cet avantage
adaptatif devient un inconvénient.
Les volailles reçoivent un aliment
complet, sous forme de granulés,
qui évolue au fil de leur croissance.
« Lorsque les granulés changent, les
volailles les observent puis les touchent avec leur bec, décrit Isabelle
Bouvarel, directrice scientifique de
l’Institut technique de l’aviculture
Dans la nature, la peur
face à la nouveauté
permet aux oiseaux
de se protéger du danger
et de s’adapter
à leur environnement
(Itavi). Elles les évaluent avant de les
consommer. » Une période de transition qui peut causer une baisse,
voire un arrêt complet de l’alimentation. En grève de la faim, les volailles sont perturbées : « Elles se
mettent à piquer la litière ou leurs excréments, ce qui peut engendrer des
risques sanitaires. » Face à ce fléau,
l’éleveur, parfois, n’a d’autre solution que de changer d’aliment.
C’est pourquoi l’Itavi et l’INRA de
Nouzilly se sont penchés sur la
0123
Mercredi 30 mars 2016
|3
télescope
Fraude scientifique
Le chirurgien Paolo Macchiarini
renvoyé par l’Institut Karolinska
Pionnier des transplantations
de trachées, le chirurgien italien Paolo
Macchiarini a été démis de ses
fonctions par l’Institut Karolinska de
Stockholm le 23 mars. Le même jour,
l’Académie royale des sciences de Suède
publiait dans The Lancet une mise en
garde contre une étude de l’équipe de
Paolo Macchiarini parue en 2011 dans
ce journal médical : les résultats présentés déformaient gravement le réel état
de santé du patient, décédé depuis.
Plusieurs membres de la direction de
l’institut, qui avaient défendu le chirurgien vedette, ont déjà démissionné,
tandis que les soupçons de fraude
scientifique s’étendent à ses activités
en Russie, plusieurs patients étant
morts après ses interventions.
Médecine
Le toxoplasme, un parasite
enrageant
Des poules goûtent leur nouveau menu, quand d’autres font la grève de la faim : pourquoi ? OLIVIER CULMANN/TENDANCE FLOUE
question. D’abord, en examinant à
la loupe la nourriture donnée aux
gallinacés. « Grâce à une technique
d’analyse d’images, nous avons caractérisé la taille, la texture, la couleur et la dureté des aliments. Nous
avons ensuite observé la réaction des
volailles en faisant varier ces paramètres », explique la directrice
scientifique. Résultat, c’est le changement dans l’aspect visuel des aliments qui perturbe le plus les volailles, et ensuite leur dureté.
« Aujourd’hui, nous sensibilisons les
fabricants afin qu’ils prennent en
compte ces données dans la formulation et la fabrication des aliments. »
Une seconde approche, complémentaire, consiste à étudier le comportement de l’animal. Pourquoi
certaines poules arrivent-elles à dépasser leur peur et à goûter leur
nouvelle nourriture, tandis que
d’autres, de génome pourtant identique, s’obstinent dans le refus ? Un
problème qu’Aline Bertin tente de
résoudre. « Déjà, les études menées
après l’éclosion montrent que diversifier l’environnement et l’alimentation du poussin dès sa naissance permettrait de limiter les comportements néophobes. »
D’ailleurs, la néophobie pose surtout des difficultés dans les élevages
où les animaux vivent dans un milieu peu diversifié. Et, dans ce type
d’élevages, ces préconisations sont
peu réalistes, estime la chercheuse.
Dès lors, comment prévenir la
néophobie avant même la naissance du poussin ? Quel rôle pourrait jouer l’environnement de la
mère lors de la formation de l’œuf ?
En plaçant les poules dans différentes conditions d’élevage, les chercheurs de l’INRA analysent l’impact
sur les œufs et la descendance.
« Prenons l’exemple d’une chaleur
modérée. En élevant des poules à une
température ambiante de 30 °C (en
comparaison au standard de 21 °C),
les œufs pondus et les jaunes sont
plus légers, et les concentrations
en hormones d’origine maternelle
dans les jaunes plus élevées. Ces
résultats sont typiques d’une réaction de stress maternel », analyse la
chercheuse. Stress maternel dont
l’équipe a aussi étudié l’effet sur la
descendance.
Après une heure sans manger, on
propose aux poussins soit leur nourriture habituelle, soit un aliment inconnu. Dans le premier cas, ils se
ruent vers la mangeoire et poussent
des petits cris de plaisir : ils « tweetent ». Avec l’aliment inconnu, les
poussins restent à distance. Ils poussent des cris d’appel stridents : des
« trilles de peur ». Plus ils sont néophobes, plus ils crient, plus ils attendent avant de se décider à manger et
moins ils y consacrent de temps. La
chaleur induit des différences significatives : les cris d’appel sont moins
fréquents chez les poussins issus de
poules élevées à 30 °C. « Dans ce cas,
les poussins semblent moins peureux.
Mais l’inverse pourrait se produire
dans d’autres conditions, note Aline
Bertin. Les influences maternelles
sont des processus complexes, et tout
reste à découvrir. »
L’équipe de chercheurs étudie justement un autre facteur de stress : la
présence humaine. Car, malgré de
multiples sélections et des siècles de
domestication, la poule reste craintive vis-à-vis de l’homme. Cette
fois-ci, des poules pondeuses sont
élevées en deux lots. Dans le premier, des conditions standards, et,
dans l’autre, des méthodes plus délicates : l’expérimentateur frappe à la
porte avant d’entrer dans le poulailler, il s’y déplace lentement, accorde une attention particulière à
chaque poule et les pèse chaque semaine avec précaution.
L’objectif : analyser les conséquences de ce traitement de faveur sur la
qualité des œufs, puis sur les poussins en termes de néophobie. Défenseuse des oiseaux, l’éthologue
Aline Bertin espère aussi démontrer
scientifiquement que la poule domestique est douée d’une « grande
sensibilité ». p
Les liaisons dangereuses entre la toxoplasmose – infection parasitaire transmise par les chats ou certains aliments –
et les maladies psychiatriques se confirment. Selon une étude américaine
auprès de 358 adultes, ceux qui présentent des troubles explosifs intermittents
(forte impulsivité, avec colères, voire
violence) ont beaucoup plus souvent
des anticorps contre les toxoplasmes
que les témoins sains : 22 % contre 9 %.
Le taux était de 16 % chez les patients atteints de divers troubles psychiatriques.
Des travaux précédents ont montré que
la toxoplasmose est deux à trois fois
plus fréquente chez les personnes
atteintes de schizophrénie, de troubles
bipolaires ou de troubles obsessionnels
compulsifs que dans la population générale. Une inflammation chronique au
niveau cérébral pourrait être en cause,
mais le lien de causalité reste à prouver.
> Emil Coccaro, « Journal of Clinical
Psychiatry », 23 mars.
10
Les personnes qui font peu ou pas
d’exercice physique auront un déclin
cognitif équivalent à dix années de
vieillissement par rapport aux personnes qui pratiquent un exercice modéré
à intense. C’est ce que montre une
étude d’observation publiée dans
23 mars dans l’édition en ligne de
Neurology, revue médicale de l’Académie américaine de neurologie. L’étude
a porté sur 876 personnes de 65 ans
de la cohorte « Manhattan Nord »,
qui ont déclaré combien de temps et
de fois elles avaient fait une activité
sportive au cours des deux précédentes
semaines. Sept ans plus tard, puis
cinq ans après, des tests de mémoire
et cognitifs et une IRM du cerveau ont
été effectués.
La jeune Lune a-t-elle roulé sur son axe ?
Des chercheurs affirment que notre satellite a basculé il y a 3,5 milliards d’années
C’
est une bizarrerie des
pôles Nord et Sud de
la Lune. Un paradoxe
des terres sélénites
boréales et australes. Alors que ces
régions sont les plus froides de
notre satellite, qu’elles présentent
des conditions de température et
d’ensoleillement idéales pour la
conservation de l’eau à l’état solide, les dépôts de glace lunaire les
plus importants se trouveraient
ailleurs. Probablement dans deux
zones bien délimitées de l’hémisphère Nord et de l’hémisphère
Sud, placées exactement aux antipodes l’une de l’autre. Une équipe
américano-japonaise pense avoir
compris pourquoi.
Matt Siegler, de l’Institut de
science planétaire à Tucson (Arizona), et ses collègues ont combiné les données de plusieurs missions spatiales, dont celles de la
sonde de la NASA Lunar Prospector, lancée en 1998. Ils affirment,
dans la revue Nature du 24 mars,
que ce décalage entre les positions
des pôles et des gisements de glace
est dû à un « basculement » de la
Lune, survenu voici 3,5 milliards
d’années. Un mouvement de rotation qui, en faisant tourner le satellite sur lui-même de 5,5 degrés,
aurait déplacé les calottes polaires
de quelque 150 kilomètres jusqu’à
leurs emplacements actuels !
Eléments radioactifs
Les planètes et leurs cortèges de
satellites sont des objets agités. La
direction de leur axe de rotation
peut changer. Leurs mouvements
de toupie peuvent être accélérés
ou ralentis. Leurs pôles magnétiques être inversés… A la suite d’un
changement dans la répartition
des masses qui les constituent, ces
corps célestes peuvent également
« rouler » sur eux-mêmes. Ce « basculement » se traduit par une migration de certaines régions vers
le nord et d’autres vers le sud. Un
peu comme si, sur Terre, Paris se
déplaçait jusqu’à la latitude de
Stockholm ou de Madrid !
En étudiant en détail les relevés
de la mission Lunar Prospector, le
groupe de Matt Siegler s’est rendu
compte que cette forme de chamboulement était à même d’expliquer la répartition actuelle des glaces à la surface de la Lune. Ces chercheurs ont passé en revue divers
scénarios afin d’identifier ce qui
aurait pu provoquer le phénomène. Selon eux, celui-ci pourrait
avoir eu pour origine la radioactivité. Les données de la sonde
Lunar Prospector ont, en effet, mis
en évidence une abondance d’éléments radioactifs au cœur d’un
ancien bassin volcanique connu
sous le nom d’océan des Tempêtes.
Ceux-ci auraient chauffé et dilaté
les matériaux du sol à cet endroit,
réduit localement la densité de la
croûte, et ainsi déséquilibré l’en-
semble du satellite. « En envisageant qu’un basculement ait déplacé les calottes polaires jusqu’à
leurs positions actuelles, cette étude
apporte un élément convaincant.
Mais le scénario proposé doit être
étayé par des preuves supplémentaires », estime David Baratoux, de
l’université Paul-Sabatier à Toulouse, qui, au sein de l’équipe de
Sylvain Bouley, a proposé un mécanisme comparable pour Mars.
« Ce travail est très intéressant en
ce sens qu’il revisite, avec un certain
succès, sur la base des observations
récentes concernant la distribution
de dépôts d’hydrogène à haute latitude, des hypothèses basées sur des
travaux théoriques formulés voici
trente ou quarante ans sur l’existence de paléopoles lunaires », juge
pour sa part Patrick Pinet, directeur adjoint de l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie à Toulouse. p
vahé ter minassian
Dans l’
êt de
la science
mathieu vidard
arré
la tête au c
14 :00 -15 :00
avec, tous les mardis,
la chronique de Pierre Barthélémy
4|
0123
Mercredi 30 mars 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
ÉVÉNEMENT
Médicaments
Les pays émergents
malades des brevets
médecine
Au Brésil, comme dans d’autres grands pays du Sud, la propriété intellectuelle
fait obstacle à l’accès de tous à certains nouveaux traitements essentiels
paul benkimoun
L
Sao Paulo, Brasilia, Rio de Janeiro (Brésil)
es ravages de la pandémie du
virus de l’immunodéficience
humaine (VIH/sida) ont mis
sur la place publique la question de l’accès aux médicaments et des inégalités de
santé : des traitements efficaces – les trithérapies – sont
disponibles au Nord, mais leur coût élevé les
rendaient inaccessibles au Sud, là où se trouvent l’immense majorité des malades. Au
début des années 2000, la bataille menée au
Brésil, en Afrique du Sud ou en Thaïlande
pour faire passer la santé avant les profits,a
amené l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à reconnaître la légitimité du
recours à des flexibilités prévues dans ses accords sur la propriété intellectuelle.
A cette époque, le Brésil faisait figure de
modèle avec la fourniture gratuite de traitements contre le VIH. Une quinzaine d’années plus tard, le principe de la couverture
universelle des patients vivant avec VIH,
le virus des hépatites ou d’autres maladies
graves est toujours d’actualité. Mais les critiques se font vives et évoquent une régression dans l’accès aux médicaments innovants. Exit l’affrontement avec les industriels, l’heure est aux partenariats. Une
évolution que les autorités brésiliennes expliquent par une modification du rapport
de force, mais qui résulte aussi d’une pression moins forte de la société civile.
Pour Pedro Villardi, l’un des responsables
de l’Association brésilienne interdisciplinaire sur le sida (ABIA) et coordinateur du
Groupe de travail sur la propriété intellectuelle (GTPI), « le mouvement des ONG contre
le sida a été très bien organisé jusqu’à fin
2010. Les autorités ont estimé que le sida était
sous contrôle. Le ministère de la santé et le
programme “sida et hépatites” ont incorporé
beaucoup d’organisations de la société civile
dans leur sphère d’influence. Nous faisons figure d’exception et menons une critique politique, notamment sur les brevets ».
« Auparavant, dès qu’il y avait un obstacle
dans l’accès à un traitement contre le VIH, le
ministère de la santé et le gouvernement se
battaient contre lui, constate pour sa part
Felipe Carvalho, de Médecins sans frontières
(MSF). Aujourd’hui, pour l’hépatite C, le gouvernement accepte que des patients ne reçoivent pas les nouveaux traitements, pourtant
plus efficaces et mieux tolérés. »
Au Brésil, les critiques
évoquent une
régression dans l’accès
aux médicaments
innovants
« Le trastuzumab n’a été admis dans le secteur public pour traiter les cancers métastatiques du sein qu’en 2014, plus de dix ans après
son autorisation de mise sur le marché
[AMM], s’indigne le docteur Daniel Tabak,
cancérologue à Rio, qui a quitté l’Institut national du cancer. Le rituximab, disponible depuis 1998, n’est arrivé au Brésil qu’en 2009,
lorsque la présidente Dilma Rousseff, souffrant d’un lymphome a été traitée avant
même que le médicament ait reçu son AMM
ici, en 2014. La capécitabine, une chimiothéra-
pie orale pour traiter certains cancers digestifs, n’a été autorisée qu’en 2014, soit une dizaine d’années après l’Europe. »
Ces exemples font tache dans un pays dont
la constitution de 1988 reconnaît le droit à la
santé et qui a fait mettre en place le système
unique de santé (SUS), avec un accès gratuit
au service public ou parapublic. En outre,
en 1996, la loi Sarney a mis en avant le principe de l’accès universel aux antirétroviraux
contre le VIH. La même année, un programme de copie de ces médicaments était
mis en route au laboratoire pharmaceutique
fédéral Farmanguinhos, à Rio de Janeiro, une
loi de 1945 interdisant de breveter des produits pharmaceutiques. Mais l’adoption
d’une nouvelle loi, toujours en 1996, reconnaissant la validité des brevets, risquait d’y
mettre un terme. « En 1996, la loi a reconnu les
brevets alors que le Brésil était soumis à de fortes pressions de l’industrie pharmaceutique et
des Etats-Unis. C’était un mauvais choix pour
la santé publique et une bonne nouvelle pour
les industriels. Nous avions une faille : nous
n’avons pas eu de développement d’une industrie pharmaceutique publique forte », analyse
Jorge Bermudez, vice-président production et
innovation en santé à la Fondation OswaldoCruz (Fiocruz), rattachée au ministère de la
santé, qui regroupe des activités de recherche,
de soins et de production pharmaceutique
(Farmanguinhos).
Les accords de l’OMC incluent une flexibilité pour passer outre un brevet : la licence
obligatoire. Un gouvernement peut importer une version générique d’un médicament
depuis un pays où il n’est pas couvert par un
brevet ou bien le produire localement, sans
l’autorisation du détenteur du brevet, qui
reçoit une compensation. Plusieurs fois
brandie sous la présidence de Lula (20032010), l’arme n’a servi qu’une seule fois, en
mai 2007, pour un antirétroviral du laboratoire Merck, l’éfavirenz (EFV), couramment
utilisé dans les trithérapies. En février 2009,
les premiers lots d’une version bioéquivalente de l’EFV sortaient des chaînes de production de Farmanguinhos.
Responsable du programme national
« Sida et hépatites », Fabio Mesquita estime
que « la situation a totalement changé. Il y a
dix ans, Lula était quasi unanimement soutenu et pouvait faire passer n’importe quel
projet. Le soutien à Dilma est beaucoup plus
faible, elle est minoritaire au Congrès et même
son parti vote contre elle. Pour combattre les
En Inde, de coûteux génériques et de dangereuses contrefaçons
L’
Inde, qui a gagné le surnom
de « pharmacie des pays en
développement » grâce à la
puissance de son industrie générique, est aussi un pays où la moitié
de la population n’a pas accès aux
médicaments d’importance vitale.
Chaque année, 63 millions de patients tombent sous le seuil de pauvreté lorsqu’ils doivent se soigner.
« Le coût de l’accès aux soins est l’une
des premières causes de l’appauvrissement de la population, comme
jamais auparavant », s’alarme le
dernier rapport en date sur la santé
publique, publié en décembre 2014
par le gouvernement indien. Avec
une sécurité sociale quasi inexistante et des assurances médicales
privées peu répandues, surtout
dans les campagnes, l’achat de médicaments incombe au patient.
« La part des dépenses personnelles
dans l’accès aux médicaments et aux
diagnostics est l’une des plus élevées
du monde », indique le même
rapport. En 2012, les frais de santé
s’élevaient en moyenne à 6,9 % des
dépenses d’un foyer en milieu rural,
et à 5,5 % dans les zones urbaines.
Dans le même temps, l’Inde représente 20 % de la « charge mondiale
de morbidité », un indice de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
qui calcule le nombre d’années de vie
perdues du fait d’une mortalité
prématurée ou de la maladie.
Les prix des médicaments dits « essentiels » sont pourtant encadrés par
une agence gouvernementale. Mais,
dans un jugement rendu en 2015, la
Cour suprême a estimé que la politique de fixation des prix était « irraisonnable et irrationnelle », après avoir
constaté qu’ils étaient beaucoup trop
élevés pour une grande majorité de
patients. Plutôt que de fixer luimême les prix, le gouvernement
indien préfère faire confiance à la
compétition entre laboratoires pour
baisser les tarifs. En Inde, où les médicaments protégés par des brevets
sont rares, la distinction se fait entre
génériques de marque, et sans marque. Les fabricants indiens de génériques vendent ainsi la même molécule
sous des marques et à des prix différents ! Et contrairement à l’usage aux
Etats-Unis ou en l’Europe, la grande
majorité des génériques vendus ne
sont pas les moins chers mais ceux
dont la marque inspire confiance.
Médecins sous influence
« Ce qui est déconcertant, c’est que
le leader du marché sur un segment
thérapeutique est aussi le plus cher,
ou parmi les plus chers », constatent
Anurag Bhargava et SP Kalantri dans
un article intitulé « La crise dans l’accès aux médicaments essentiels en
Inde : les questions-clés qui exigent
une action », paru en 2013 dans la
revue Economic and Political Weekly.
« On aboutit à cette situation du fait
que les patients paient sans décider,
alors que les médecins – largement
sous l’influence des laboratoires
pharmaceutiques – décident mais ne
paient pas », poursuivent les auteurs.
L’attrait pour des génériques de
marque, plus coûteux, est l’une des
conséquences de la présence de
contrefaçons. Si le gouvernement
indien était capable de garantir la
qualité de tous les médicaments commercialisés en Inde, les génériques les
moins chers auraient davantage de
succès. Or, selon l’étude « Fake and
Counterfeit Drugs in India. Booming
Biz », publiée en 2014 par l’Association
des chambres de commerce en Inde
(Assocham), les contrefaçons occuperaient le quart du marché indien.
Avec seulement 300 inspecteurs
pour contrôler la qualité de la production de 10 000 laboratoires, le pays
parvient difficilement à combattre la
contrefaçon. Il suffit de se rendre à
Chandni Chowk, un vieux quartier en
plein cœur de Delhi, pour s’approvisionner facilement en produits
contrefaits, dont certains sont exportés vers l’Afrique subsaharienne.
Quand les médicaments ne sont pas
des contrefaçons, ils sont tout simplement de mauvaise qualité. Sur les
2 000 produits testés en 2013, 180
étaient d’une qualité inférieure aux
standards exigés et ont été retirés de
la vente. Cette même année, l’Inde
découvrait qu’en l’espace de cinq ans
7 800 patients de l’hôpital public de
l’Etat du Jammu-et-Cachemire, dans
le nord du pays, étaient morts
48 heures après leur admission à
cause de l’ingestion de faux médicaments qui leur avaient été prescrits.
L’accès aux médicaments est un
autre problème. Environ 80 % d’entre
eux se vendent dans des pharmacies
privées. Les centres médicaux publics
sont souvent dépourvus de médicaments de base et les prix sont relativement élevés. Il n’y a guère que l’Etat
du Tamil Nadu, dans le sud du pays,
qui parvienne à commercialiser des
médicaments à bas prix grâce à sa
centrale d’achat. Les pharmacies se
concentrent dans les zones urbaines
à forte densité et sont rares dans les
zones rurales, où vivent les deux tiers
de la population. L’absence d’électricité complique la conservation des
médicaments à faible température.
Fin février, le gouvernement a promis
d’accorder aux familles les plus pauvres une assurance pouvant couvrir
les frais de santé à hauteur de
1 300 euros. Mais, dans le même
temps, il a réduit ses dépenses dans le
secteur de la santé, qui ne représentent plus que 1 % du PIB. p
julien bouissou
(new delhi, correspondance)
ÉVÉNEMENT
| SCIENCE & MÉDECINE |
0123
Mercredi 30 mars 2016
|5
L’Afrique du Sud
dans l’attente
P
armi ses fiches médicaments, c’est
celle qu’elle sort en premier. « Prenons le cas du trastuzumab », choisit
Catherine Tomlinson. « En Afrique du Sud,
ce médicament de lutte contre une forme
agressive du cancer du sein ne pourra
pas être disponible en générique avant au
moins 2033, alors qu’il est déjà en vente en
Inde et en Corée du Sud », déplore la chercheuse de Médecins sans frontières (MSF)
à Johannesburg. Selon l’organisation
humanitaire, grâce à cette déclassification,
il est vendu l’équivalent de 8 850 euros en
Inde pour un traitement d’un an, contre
28 400 euros en Afrique du Sud, dans
les cliniques privées. Les hôpitaux publics
bénéficieraient d’un prix un peu moins
élevé, mais ces établissements pâtissent
d’un manque de moyens.
Sida, cancer, diabète, épilepsie, hépatite,
tuberculose ultrarésistante, la liste des
maladies dont les remèdes sont protégés
par des brevets est longue. « Le problème
ici est que les autorités sont trop laxistes
dans l’octroi de nouveaux brevets, juge
Lotti Rutter, de l’ONG Treatment Action
Campaign (TAC). Les compagnies pharmaceutiques font une petite modification sur
leurs produits et obtiennent automatiquement un nouveau brevet avec des droits
exclusifs pour vingt ans, ce qui bloque
l’émergence de la concurrence qui ferait
baisser les prix. » Une étude de l’université
de Pretoria de 2011 avait estimé que 80 %
des brevets n’auraient pas été accordés
si les demandes avaient été minutieusement examinées. Selon un relevé de TAC,
l’Afrique du Sud a octroyé 2 442 brevets
en 2008, alors qu’au Brésil il n’y en a eu
que 278 obtenus de 2003 à 2008.
Les fabricants indiens de génériques peuvent vendre une même molécule sous des marques et à des prix différents. RAFIQMAQBOOL/AP
laboratoires pharmaceutiques, il faut du pouvoir au Congrès et dans le peuple. Des conditions impossibles à réunir actuellement, notamment pour de nouvelles licences obligatoires. Il faut faire avec le réel. Nous négocions les
prix et développons une importante politique
de transfert de technologie ».
Très prisés par les autorités sanitaires brésiliennes, les partenariats pour le développement productif (PDP) se multiplient entre
laboratoires pharmaceutiques locaux, qui
produisent un produit de santé, et entreprises étrangères qui en transfèrent la technologie. Ce type d’accord concerne des médicaments jugés prioritaires par le gouvernement. Le SUS achète en grandes quantités les
médicaments élaborés dans ce cadre, sans
appel d’offres, à un prix inférieur aux médicaments importés. Outre l’accès privilégié au
marché brésilien, l’entreprise étrangère bénéficie d’exonérations fiscales et de financements publics. Plus d’une centaine de partenariats ont été signés, dont un bon tiers avec
la Fiocruz. « C’est ce type d’accord qui a été signé en 2009 avec GlaxoSmithKline [GSK]
pour le vaccin contre le pneumocoque, précise
Felipe Carvalho. Le Brésil n’achète donc pas celui de la société concurrente, Pfizer, et produit
uniquement pour le marché national. »
Depuis des années, un projet de réforme assouplissant la loi de 1996 sur les brevets au
bénéfice de la santé publique est en gestation.
Très investie dans la lutte contre le VIH, la
députée PT (Parti des travailleurs) du district
fédéral (Brasilia), Erika Kokay, en déplore l’enlisement alors que « le projet prévoit de limiter
la durée des brevets et d’éviter leur prolongation abusive ». « L’industrie pharmaceutique
pèse beaucoup dans le pays et au Parlement,
s’inquiète-t-elle. Le paiement de campagnes
électorales par les entreprises et la corruption
sont fréquents. Certains parlementaires,
d’abord favorables ont changé leur position… »
Erika Kokay estime que, pour « les nouveaux traitements de l’hépatite C, une licence
obligatoire est possible. Beaucoup d’unités de
fabrication et de projets de production existent. Le gouvernement devrait affronter
davantage l’industrie pharmaceutique quand
elle a un comportement abusif ». Fabio
Mesquita prône une autre voie : « Pour l’hépatite C, nous avons l’objectif de traiter
90 000 patients dans les deux ans et demi.
Nous avons finalisé un premier contrat portant sur 30 000 traitements [de douze semaines] et négocions un nouveau contrat pour
45 000 autres. Le Brésil est le seul pays en
développement à assurer un traitement universel pour les hépatites depuis les quatorze
dernières années. Le prix du traitement complet pour nous est de 6 500 dollars. C’est un
coût que nous pouvons assumer. »
Infectiologue à Sao Paulo, le docteur Artur
Timerman dresse un tableau plus contrasté :
« Limiter l’accès aux nouveaux traitements,
qui apportent une guérison, aux formes les
« Avec une licence
obligatoire et un
générique, il serait
possible de traiter tous
les malades »
arair azambuja
président du Mouvement brésilien
de lutte contre les hépatites virales
plus graves est plus que discutable. Pour les
autres malades, il est en pratique impossible
d’y accéder. A Sao Paulo, quatre patients ont
obtenu par décision de justice que leur assurance privée finance leur traitement par les
antiviraux d’action directe. Il y a une judiciarisation de la médecine. »
Président du Mouvement brésilien de lutte
contre les hépatites virales, Arair Azambuja
abonde dans le même sens. Il ne décolère
pas de voir les nouveaux médicaments de
l’hépatite C parvenir au compte-gouttes :
« L’Etat de Sao Paulo, où 18 000 personnes attendent ces traitements, n’en a reçu que 1 498.
Celui de Maranhao en a obtenu 16, alors que
390 patients les espèrent. » D’où les procédures judiciaires. « Mais il n’y a pas un accès égal
au système judiciaire, ce qui renforce les inégalités vis-à-vis de ceux qui ne peuvent se
payer une assurance privée. Avec une licence
obligatoire et un générique, il serait possible
de traiter tous les malades », ajoute-t-il.
Le cancérologue Daniel Tabak observe, lui
aussi, ces recours à la justice pour des médicaments anticancéreux non disponibles
dans le SUS. « Certains laboratoires importent ainsi un traitement pour un patient
donné, et cela peut se chiffrer à 100 000 dollars par an. Dans le secteur public, un médecin qui prescrirait un médicament non autorisé sans une décision de justice serait puni.
Certains avocats se spécialisent dans ce genre
d’affaires, ce qui accroît les inégalités. »
La racine du mal, selon Marcela Vieira,
d’ABIA, coordinatrice du GTPI, réside dans le
sous-financement du système de santé public : « Les achats de médicaments, à 90 % couverts par des brevets, représentent un coût
croissant. Le climat politique dégradé au
Congrès et l’intense lobbying des industriels
des différents secteurs industriels concernés
font craindre que le projet de réforme de la loi
sur les brevets n’aille dans une mauvaise direction et empire les choses pour la santé publique. Il faudrait réfléchir à une réforme spécifique pour la santé. » « Il faut revoir le système
des brevets sur les produits de santé, affirme
Eloan dos Santos Pinheiro, ancienne directrice exécutive de Farmanguinhos. Il ne devrait porter que sur le procédé de fabrication
et non sur le médicament lui-même, exclure de
la brevetabilité les principes actifs des traitements de maladie ayant un taux de mortalité
pandémique ou des taux de morbidité élevés. »
Au-delà des frontières brésiliennes, une
ouverture s’est produite. Les ministres de la
santé de l’Union des nations sud-américaines se sont mis d’accord en septembre 2015
pour créer un comité international destiné
à négocier de manière conjointe les prix
auprès des laboratoires pharmaceutiques
pour les médicaments onéreux. Dans un premier temps seraient concernés les traitements contre le VIH et contre l’hépatite C. p
Retour sur investissement
Une coalition de dix-huit associations de
la société civile, dont MSF et TAC, militent
pour une révision du système. Leur mobilisation semblait avoir payé. Fin 2013, le
ministère sud-africain du commerce présentait une réforme du droit de la propriété intellectuelle, renforçant les contrôles sur l’octroi de brevets et facilitant la
fabrication de génériques. Mais le projet
de loi n’a toujours pas été finalisé. « Nous
sommes encore en train de consulter »,
indique Sidwell Medupe, représentant du
ministère. La pression de l’industrie pharmaceutique serait-elle à l’origine de l’enlisement de ce texte ? « Nous ne subissons
aucune pression », assure le porte-parole.
Début 2014, l’hebdomadaire sud-africain
Mail & Guardian avait révélé un projet de
campagne de lobbying des industriels
pour s’opposer en sous-main à la réforme.
Le ministre de la santé, Aaron Motsoaledi,
avait alors vivement dénoncé un complot
pour préserver les intérêts des entreprises
pharmaceutiques aux dépens de la santé
de la population. « Ceci est un génocide »,
n’avait-il pas hésité à affirmer.
A la tête de l’association Ipasa, qui représente les filiales sud-africaines des grands
laboratoires mondiaux, Konji Sebati
réfute ces accusations. Elle avance la
nécessité d’un retour sur investissement
pour l’industrie : « La recherche et développement nous coûte une fortune, c’est pourtant la clé pour que les Sud-Africains puissent avoir des médicaments toujours plus
efficaces. » Avant de mettre en garde :
« Un environnement moins favorable dans
ce secteur pourrait coûter de nombreux
emplois à l’Afrique du Sud. »
Les Etats-Unis et l’Union européenne,
dont sont originaires la plupart des
compagnies pharmaceutiques, ont soumis
au gouvernement sud-africain des contributions en faveur du maintien d’une
application stricte du droit à la propriété
intellectuelle. « Ce combat, qui se passe
dans le pays le plus touché du monde par
l’épidémie de sida, a une portée symbolique
pour toutes les nations du Sud », rappelle
Catherine Tomlinson, de MSF. En 2001, le
gouvernement sud-africain avait en effet
remporté une victoire historique contre
39 laboratoires qui s’opposaient à une loi
facilitant l’entrée des génériques dans
le pays. Grâce à la politique volontariste
du président Jacob Zuma, 3,4 millions des
6,4 millions de Sud-Africains séropositifs
bénéficient désormais d’un accès gratuit
aux antirétroviraux. L’espérance de vie,
tombée à 51 ans en 2005, atteint aujourd’hui 61 ans. p
sébastien hervieu
(johannesburg, correspondance)
6|
0123
Mercredi 30 mars 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
Sexe et self-control sont-ils compatibles ?
Le monde
quantique
en bulles
la bande dessinée
La naissance d’une des plus
fascinantes théories de
la nature racontée en BD
david larousserie
E
st-il possible que le regard d’une souris
puisse changer considérablement
l’Univers ? », s’interrogeait Albert Einstein, en pensant bien que non. C’est
autour de telles phrases énigmatiques et
d’une théorie physique pour le moins complexe que s’articule Le Mystère du monde
quantique. A la manœuvre, Thibault Damour,
physicien spécialiste d’Einstein et de la relativité générale, et le dessinateur Mathieu Burniat, auteur de la BD humoristique Shrimp.
Bien que le principe narratif soit assez simple
– un ignorant rencontre des spécialistes qui
lui expliquent la nature – et que le sujet, la
mécanique quantique, soit déjà bien couvert
par la vulgarisation, l’album mérite le détour.
Soit, donc, un candide ressemblant à un
Tintin rondouillard, affublé d’un pseudoMilou au poil non bouclé, qui se met en tête
de comprendre les mystères du monde
quantique. Son initiation passera par des
sauts dans le temps lui permettant de rencontrer les meilleures sources en la matière,
Max Planck, Albert Einstein, Louis de Broglie, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger… Rien de plus classique a priori. Sauf que
les auteurs n’infantilisent pas leur lecteur et
ont bien l’intention de lui faire avaler des
concepts difficiles tels que la quantification,
la dualité onde-corpuscule, la probabilité ou
la fonction d’onde… Le héros découvre en
fait la théorie en train de se construire et les
débats, quasi métaphysiques, qu’elle suscite.
Réalités multiples
Les auteurs réussissent la prouesse de donner quantité d’informations nouvelles et
pointues, tout en restant parcimonieux dans
le propos comme dans le graphisme, qui
frappe par son esthétique mêlant poésie et
information. A noter, aussi, la belle idée de
colorer, dans cette BD en noir et blanc, certains éléments comme la fonction psi ou la
constante de Planck h, fil rouge du récit. Cette
dernière est d’ailleurs omniprésente dans le
décor même, comme autant de clins d’œil à
son importance. En revanche, les transitions
temporelles pour passer d’un savant à l’autre
sont parfois un peu tirées par les cheveux.
La fin, par les développements autour
de la fameuse expérience de pensée du chat
à la fois mort et vivant, laissera sans doute le
lecteur aussi perplexe que le héros. Les
auteurs y exposent une vision particulière
de la mécanique quantique : nous vivons
dans un univers qui serait une superposition de réalités multiples…
On regrettera qu’un deuxième tome ne
soit pas déjà là. En effet, l’histoire des mystères quantiques est loin d’être terminée avec
des expériences toujours plus déroutantes
(téléportation, calcul ultrarapide, action instantanée à distance…), à même d’alimenter
débats et rebondissements narratifs. p
Le Mystère du monde quantique,
de Thibault Damour et Mathieu Burniat
(Dargaud, 160 p., 19,99 €).
Agenda
Conférences
2e Journée des troubles bipolaires
Depuis 2015, le 30 mars est la Journée mondiale des troubles bipolaires. Conférences,
ateliers, témoignages… De nombreuses
manifestations sont organisées à travers
la France (à Paris, Lyon, Clermont-Ferrand,
Lille-Roubaix, Nancy, Poitiers, Grenoble)
et à Monaco par l’association Argos
2001. Objectifs : sensibiliser le grand public
sur cette maladie mentale qui touche
de 1 à 2 % de la population générale,
et informer les malades, leurs proches
et le corps médical.
> Inscriptions sur le site
www.troubles-bipolaires.org
RENDEZ-VOUS
improbablologie
Pierre
Barthélémy
Journaliste et blogueur
Passeurdesciences.blog.lemonde.fr
C’
est un petit monument
de la science improbable
qui fête ses 10 ans.
En 2006 donc, deux
membres d’éminentes institutions
américaines de la recherche, Dan
Ariely (Massachusetts Institute of
Technology) et George Loewenstein
(université Carnegie-Mellon à Pittsburgh, Pennsylvanie), publiaient dans
le Journal of Behavioral Decision
Making une étude consacrée à l’influence de l’excitation sexuelle, chez
de jeunes hommes, sur les décisions
qu’ils sont prêts à prendre dans le feu
de l’action. Les auteurs voulaient
déterminer quel impact la frénésie de
l’embrasement pouvait avoir sur trois
points : la préférence pour telle
ou telle activité sexuelle ; le choix de
comportements moralement douteux
pour obtenir une « gratification » ;
l’oubli du « sortez couvert ».
Toute la difficulté de l’exercice, on
s’en doute, consistait à élaborer un
protocole fiable et contrôlable sur un
sujet qui touche à l’intime. Nos deux
chercheurs ont donc fait preuve
d’une ingéniosité remarquable pour
mettre au point leur expérience, en
demandant notamment aux participants de prendre un peu les choses
en main, si l’on peut dire. Quelques
dizaines de volontaires se virent
confier un ordinateur portable doté
d’un clavier très simplifié ne comptant
que quelques touches, dont l’étude
précise qu’il était « facilement utilisable
avec la main non dominante », étant
donné que l’autre main servait d’excitateur « exogène » – sauf pour les
membres du groupe témoin dont
l’excitatiomètre devait rester à zéro.
Pour les vrais cobayes, l’écran était
divisé en trois parties : à gauche, un
grand espace affichant des photos coquines ; à droite une barre contenant
un « thermomètre de l’excitation » avec
un curseur à déplacer à l’aide de deux
touches du clavier, du bleu (je reste de
glace) au rouge (l’ambiance est très
chaude tout à coup) ; en bas, un espace
où défilaient des questions auxquelles on devait là encore répondre en
bougeant un curseur. On pouvait
ainsi passer du « non catégorique »
au « oui franc et massif » avec, entre,
toutes les nuances du « peut-être ».
L’empire des sens
On demandait aux sujets s’ils étaient
attirés par les chaussures de femmes,
les nymphettes de 12 ans, les animaux, les hommes, les obèses, les
femmes de 40, 50 ou 60 ans, si une
expérience de triolisme les tentait,
s’ils apprécieraient une fessée, s’ils
étaient prêts à droguer une femme
pour abuser d’elle ou à lui dire
« je t’aime » sans en penser un traître
mot, etc. Bref des questions normales
pour des mecs. Rappelons que lesdits
mâles devaient répondre à ces questions en regardant des images osées
et en se tirlipotant le schmilblick,
pour reprendre une expression chère
à Coluche. Au cas où ils auraient
perdu le contrôle manuel, ils devaient
presser la touche « tab », ce qui mettait fin à l’expérience. Les mouchoirs
en papier n’étaient pas fournis.
Les résultats sont édifiants et de nature à ébranler les certitudes quant à
la force du self control. Pour le dire
clairement, les hommes excités se révélaient bien plus que les autres prêts
à faire n’importe quoi pour avoir
un rapport sexuel, quelle qu’en fût la
nature. On imagine que certains
auraient même été d’accord pour se
faire fouetter, attachés à un âne,
par une femme obèse, après l’avoir
droguée, le tout sans préservatif. Les
auteurs soulignent que la magnitude
de l’effet mise en évidence est « frappante ». Et le principe de réalité les
oblige à dire qu’en appeler au sangfroid des hommes pour qu’ils se
contrôlent quand ils se trouvent sous
l’empire des sens est une stratégie
dramatiquement risquée. p
Un poissonzèbre en
Technicolor
CHEN-HUI CHEN/
DUKE UNIVERSITY
affaire de logique
Comment étudier la régénération d’un tissu, cellule par cellule, sur de longues périodes de
temps ? Une équipe de l’université Duke (Durham, Caroline du
Nord) propose d’utiliser un modèle de poisson génétiquement
modifié pour que chacune des
cellules de sa peau exprime une
combinaison de trois protéines
fluorescentes (bleue, rouge et
verte), ce qui offre une palette
d’environ 70 coloris discernables au microscope. Chen-Hui
Chen et ses collègues ont aussi
conçu un logiciel qui permet
de reconstituer l’évolution de
tissus cicatriciels grâce à ce
code coloré unique. La lignée
de ces poissons-zèbres multicolores a été baptisée skinbow
(contraction de « peau » et
« arc-en-ciel »), une allusion
à la technique d’imagerie des
neurones Brainbow mise
au point en 2007, notamment
par le Français Jean Livet. p
RENDEZ-VOUS
| SCIENCE & MÉDECINE |
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Mercredi 30 mars 2016
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Les plumes
ont de la
grammaire
zoologie
clémentine thiberge
A
Neil Turok,
directeur de l’institut
de physique théorique
Périmètre, basé
à Waterloo (Ontario),
au Canada.
PETRER POWER
Neil Turok,
un cosmologiste engagé
| Le chercheur sud-africain a bâti un réseau de centres de formation d’excellence
en Afrique et œuvre pour rapprocher théorie et expérience en physique
portrait
david larousserie
Q
ue pourrais-tu faire pour ton
pays ? » La question de son
père, en 2001, a décontenancé Neil Turok, alors âgé
de 43 ans. Que pourrait en
effet faire un cosmologiste,
certes reconnu, pour l’Afrique du Sud, son pays d’origine, dix ans après
la fin de l’apartheid ? Alors qu’il est parti depuis belle lurette faire carrière en GrandeBretagne, aux Etats-Unis et au Canada ? Mais
la question paternelle se devait d’avoir une
réponse à la hauteur de l’engagement de ses
deux parents. Membres blancs du Congrès
national africain (ANC), le parti de Nelson
Mandela, dans les années 1970, ils connurent
la prison, jusqu’à trois ans et demi pour Ben,
le père, et le départ forcé en Tanzanie et au
Kenya, avant de partir pour le Royaume-Uni
en 1968. Neil avait alors 10 ans.
Face à ce lourd héritage, Neil Turok, actuel
directeur de l’Institut Périmètre, centre de
recherche privé en physique théorique à Waterloo (Canada), a trouvé : engendrer une sorte
de big bang éducatif. Autrement dit, créer des
centres de formation d’excellence pour les jeunes talents de toute l’Afrique et les « exposer
aux possibilités de la science », les mathématiques notamment. Le premier ouvre en septembre 2003, pour 26 jeunes, dans un ancien
hôtel du Cap acheté aux enchères 20 000 dollars. Dans ce lieu, baptisé AIMS, pour African
Institute for Mathematical Science, des chercheurs reconnus viennent faire cours pour
des sessions de trois semaines. « C’était une
sacrée expérience sociologique », se souvient
Neil Turok en évoquant les mélanges « explosifs » dans la promotion pionnière, entre chrétiens et musulmans, hommes et femmes, ou
ethnies différentes en conflit.
Puis le chercheur s’est transformé en collecteur de fonds afin de financer son projet à
long terme. « Cette activité a été une révélation.
La clé, c’est de tout calculer. En fait, ça ressemble à de la physique théorique ! », explique le
physicien-entrepreneur, amusé. Il récupère
alors des financements de Mastercard, de
Google mais surtout 20 millions de dollars du
gouvernement canadien, ce qui permet
en 2011 d’ouvrir un nouveau centre au Sénégal, près de Dakar, puis au Cameroun, au
Ghana, en Tanzanie… En septembre, ce sera la
rentrée dans un sixième institut au Rwanda,
à Kigali. Dix autres devraient suivre. « Je ne
pensais pas que cela irait si loin ! », salue Vincent Rivasseau, professeur à l’université ParisSud-Orsay et principal artisan de la création
de AIMS au Sénégal. « Neil est comme le joueur
de flûte de Hamelin, très entraînant », ironise le
physicien – même si l’histoire ne se termine
pas aussi mal que le conte.
Il est trop tôt pour savoir si ces lieux répondent au souhait initial de son père, mais Neil
est déjà satisfait : « Lorsqu’un gouvernement
visite un centre, ça change ses idées sur l’importance de la science. » Un millier d’étudiants,
dont le tiers de femmes, sont passés depuis
2003 par les formations atypiques des AIMS,
non sans frictions avec les universités locales.
Argent privé (mais aussi public pour le fonctionnement), sélection d’une élite (qui ne paie
rien), pédagogie innovante, absence de diplômes… sont des caractéristiques contraires aux
mœurs académiques. Conscients de ces tensions, ces lieux d’élite nouent peu à peu des
liens avec les campus publics.
Il fait parler de lui avec
un nouveau modèle d’Univers,
dit ekpyrotique, qui serait
comme sans fin
Cette foi en la science, « le plus précieux des
biens, qui plus est gratuit », Neil Turok l’a eue
très jeune. Un livre de 300 expériences à
faire à la maison a bercé son enfance auprès
de sa grand-mère. Puis il s’est passionné
pour les collections d’insectes au point de
devenir, à 13 ans, membre d’une vénérable
société britannique d’entomologie et d’histoire naturelle. Les spécimens de sa collection rapportés d’Afrique avaient de quoi
faire pâlir d’envie les naturalistes locaux.
A 17 ans, il revient en Afrique, au Lesotho,
pour enseigner bénévolement dans une
école. Là, il est choqué de voir des enfants
brillants sans guère de perspectives. Au
début de sa scolarité universitaire à Cambridge, il s’oriente vers la biologie mathématique, mais « la biologie est trop compliquée.
Impossible de prévoir quoi que ce soit, contrairement à la physique », se souvient le chercheur, qui opte alors pour la cosmologie.
Avec un certain succès, mais dans la veine
spéculative, c’est-à-dire en suivant des idées
un peu folles, difficiles à vérifier expérimentalement. Et susceptibles de frapper aussi
l’opinion, quitte à ce que les succès médiatiques rencontrés irritent ses collègues. Dès sa
thèse, il creuse le concept de corde cosmique, une sorte de défaut de l’Univers encore
jamais détecté. A Cambridge il est voisin de
bureau de Stephen Hawking, avec qui il
signe plusieurs articles. Surtout, il fait parler
de lui avec un nouveau modèle d’Univers, dit
ekpyrotique, qui serait comme sans fin :
avant notre Univers il y en aurait eu un qui
se serait effondré avant de rebondir. Ce nouveau cycle débutant au Big Bang. Pour cette
œuvre scientifique, ainsi que pour son engagement en Afrique et en faveur de la jeunesse, l’Institut américain de physique lui a
décerné début mars la médaille Tate.
Désormais, ce passionné s’engage dans un
autre combat, lui aussi très ambitieux : sortir
la physique de l’impasse actuelle. Un chiffre
résume notre ignorance : 95 % du contenu
de l’Univers nous est inconnu. Une matière
invisible, dite noire, semble assurer la stabilité de l’édifice cosmique, tandis qu’une énergie mystérieuse, dite noire elle aussi, accélère
l’expansion de l’Univers. La situation est irritante. « Il faut en finir avec la séparation entre
la théorie et l’expérience et avec la spécialisation à outrance, clame Neil Turok. La physique
a besoin de se réorganiser. On doit sortir des
guerres de chapelles, et voir grand. » D’ailleurs,
il aime à rappeler qu’il est plus difficile d’obtenir 50 000 dollars que 50 millions ! En
juillet 2015, pour commencer à mettre son
plan de réorganisation à exécution, il a réuni
une conférence intitulée « Convergence »,
rassemblant des physiciens d’horizons variés en cosmologie, mécanique quantique,
physique de la matière, mathématiques…
Bien sûr, trois jours n’ont pas permis de trouver l’énergie noire, la matière noire, ou d’unifier la relativité générale et la physique quantique. Mais une fois encore, Neil Turok est
content de son effet. « C’était une réunion
originale. Chacun a essayé d’être efficace et
d’apporter aux autres des choses », constatet-il, prévoyant une nouvelle édition en 2017.
Surtout, il met lui-même la main à la pâte.
« Je veux me consacrer à 100 % à ces questions
fondamentales », confie le physicien, qui envisage de quitter son poste de directeur de
Périmètre en 2018, après dix ans de service à
ce poste, pour se consacrer exclusivement à
la recherche. En fait, il a déjà commencé, explorant, dit-il, une voie « que personne n’avait
encore vue ». Pour un nouveau big bang ? p
vec notre langage, nous sommes
capables de composer une infinie
succession de sons pour former des
idées, et les scientifiques ont longtemps pensé que cette capacité à construire
des phrases à l’aide de la syntaxe était le propre de l’homme. Mais pour la première fois,
des chercheurs ont prouvé que ce niveau linguistique n’était pas propre à notre langage.
Dans une étude publiée le 8 mars dans la
revue Nature Communications, une équipe de
l’université suédoise d’Uppsala révèle que la
communication de la mésange de Chine (Parus minor) pourrait être, elle aussi, complexe.
En linguistique, la phonologie permet de
combiner des sons pour former des mots qui
ont un sens, tandis que la syntaxe associe des
mots en expressions complètes. Pour mieux
comprendre le niveau de langage des oiseaux,
les chercheurs ont divisé la syntaxe en deux
parties : la syntaxe phonologique, qui assemble un mot avec un préfixe ou un suffixe
(comme « refaire ») et la syntaxe compositionnelle, qui assemble deux mots pour former
une phrase. « La syntaxe phonologique a déjà
été observée plusieurs fois chez des animaux
comme les singes ou les oiseaux, mais jamais
la syntaxe compositionnelle », explique David
Wheatcroft, coauteur de l’étude. Une étude
précédente avait démontré que le singe mone
de Campbell ajoutait le suffixe « oo » au cri
d’alerte « hok », qui désigne la présence
d’un aigle, pour prévenir d’un danger aérien
moins grave que l’aigle, « hok-oo ».
Dans le cas de la mésange de Chine, les chercheurs se sont intéressés à deux groupes
de notes : ABC et D. Lorsque les oiseaux entendent ABC, ils scrutent les environs pour repérer un éventuel prédateur. Les chercheurs ont
donc traduit cette séquence par « Attention,
il y a un danger ». En réponse à D, les oiseaux
se rapprochent de l’individu émetteur.
Traduction : « Viens ici. » Les scientifiques ont
donc reproduit artificiellement ces notes et
ont observé que lorsqu’une mésange entend
Pour communiquer, la mésange de Chine
utilise des règles liées à l’ordre des mots.
UNIVERSITY OF ZURICH
la phrase ABC-D, elle vérifie les alentours
avant de voler vers l’émetteur. Traduction :
« Attention, il y a un danger, viens ici. »
Mais lorsqu’ils jouent D-ABC, les oiseaux
ne réagissent pas. En langage mésange, cette
phrase n’est pas correcte. Ce qui signifie que
le signal « Attention, il y a un danger, viens
ici » a une signification uniquement lorsqu’il
est énoncé dans un ordre précis. « Nous
pensons que cela vient du fait que les oiseaux
utilisent des règles liées à l’ordre des mots. Un
peu comme les règles de grammaire chez les
humains », révèle Toshitaka Suzuki, coauteur
de l’étude. Tout comme nous comprenons
la phrase « Viens à la maison », mais pas
« maison la à viens », alors que tous les mots
sont corrects. « La complexité du langage
humain est bien plus importante que ce que
l’on peut observer chez les animaux, précise
David Wheatcroft, mais ces résultats vont
nous permettre d’arriver à une compréhension
plus générale de la communication et du
comportement des oiseaux. »
« Les travaux sur les langages des animaux
sont relativement récents. Les futures recherches analyseront de plus en plus précisément
les systèmes de communication animale »,
explique le linguiste Philippe Schlenker, directeur de recherche au CNRS. D’autres animaux
utilisent-ils un langage syntaxique ? « Je serais
très surpris que la syntaxe soit présente uniquement chez les mésanges de Chine », répond
David Wheatcroft. Dans le monde animal, il se
pourrait que d’autres espèces caquettent, glougloutent ou grognent en formant des phrases
syntaxiques. Reste à pouvoir traduire. p
8|
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Mercredi 30 mars 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
La recette génétique de la « vie minimale »
Enfin ! Après près de vingt ans
d’efforts, l’équipe du généticien
américain Craig Venter vient de
présenter dans la revue Science un
génome synthétique constituant
un programme minimal pour
permettre à une cellule vivante
de se reproduire. Ce génome,
baptisé JCVI-syn3.0, représente
la quintessence des instructions
moléculaires nécessaires à une
bactérie pour se diviser à l’infini
dans un milieu nutritif adéquat.
En 2010, Craig Venter avait déjà
créé JCVI-syn1.0, un génome
inspiré de celui de la bactérie
Mycoplasma mycoides, l’avait
introduit dans une autre espèce,
M. capricolum, dont le propre
génome avait été extirpé, et avait
montré que le génome artificiel
prenait le relais et permettait
à cette forme de vie hybride de se
reproduire. JCVI-syn3.0 en est une
version réduite à l’essentiel : avec
ses 473 gènes, c’est la forme de vie
la plus simple connue, qui peut
se diviser toutes les 180 minutes.
Les gènes « dispensables » ont été
supprimés, au terme de trois
cycles de conception-fabricationtest. « C’est une approximation
fonctionnelle d’un génome
cellulaire minimal, écrivent Venter
et ses collègues. Un compromis
entre une petite taille de génome
et un taux de croissance acceptable
pour un organisme expérimental. »
Une future « plateforme » pour
étudier les fonctions
fondamentales de la vie. p
hervé morin
JCVI-syn1.0
Code d’origine
Code
sélectionné
1
8
2
7
Ecriture et réécriture
de séquences génétiques
3
6
4
5
Mise en culture et
étude du comportement
A
1
G
C
Nouveau génome
reconstitué
JCVI-syn3.0
Simplifier le génome
L’équipe de l’Américain Craig Venter avait déjà
synthétisé en 2010 JCVI-syn1.0, un génome qui avait
pris les commandes d’un « châssis » cellulaire – une
cellule dépourvue de son propre programme
génétique. Elle a simplifié ce génome, enlevant tour à
tour les gènes jugés non indispensables sur des
portions de un huitième de la séquence, vérifiant que
ces découpes n’empêchaient pas le programme
génétique de fonctionner, pour aboutir à JCVI-syn3.0.
T
Correction
7
2
Le cycle
de la vie
artificielle
6
Synthèse à partir
des « lettres »
de base de l’ADN
3
Test
Une bactérie semi-artificielle prolifique
Le génome simplifié JCVI-syn3.0 est plein de vitalité : il
permet à la cellule dont il gouverne le fonctionnement
de se reproduire toutes les 180 minutes. Mais les
cellules filles résultantes montrent un profil irrégulier :
certaines sont minuscules, d’autres énormes, en
comparaison avec les bactéries de type Mycoplasma
dont leur conception s’inspire.
Construction
473 gènes pour quoi faire ?
Transplantation
dans une cellule
dont le génome,
ici en vert,
a été extrait
Assemblage
du génome
4
5
Expression
du code génétique
Fonction
inconnue 17%
41%
Clonage
dans une levure
Métabolisme
17%
cellulaire
Séparation du génome
Membrane 18%
INFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER
SOURCES : HUTCHINSON ET AL. ; SCIENCE ; J. CRAIG VENTER INSTITUTE
7%
Préservation
du code génétique
Le physicien et philosophe Aurélien Barrau interroge la notion de vérité scientifique,
après la détection récente d’ondes gravitationnelles, ces tressaillements de l’espace-temps
La science, révolutionnaire par essence, exige l’humilité
|
I
l y a quelques semaines, l’expérience LIGO
annonçait la magnifique détection d’ondes
gravitationnelles – c’est-à-dire des tressaillements de l’espace – par ses deux « antennes »
américaines. A-t-on donc, à cette occasion, et
comme certains le prétendirent, prouvé la relativité générale ? D’aucune manière ! Et ce, pour
plusieurs raisons. Premièrement, aucune théorie
n’est jamais prouvée en sciences de la nature. Il faudrait pour cela mener l’infinité des expériences qui
la mettent à l’épreuve et réaliser chacune d’elles
avec une précision infinie. Ce qui est donc doublement impossible. En sciences, les modèles sont
mortels. Chacun, un jour, sera remplacé par une
meilleure description. Deuxièmement, les ondes
gravitationnelles sont une prédiction, certes importante, de la relativité générale, mais pas plus centrale que de nombreuses autres déjà testées. Troisièmement, les ondes gravitationnelles avaient déjà
été détectées depuis quarante ans et un prix Nobel a
été décerné pour cela il y a près de vingt-cinq ans.
Certains arguent qu’il s’agit d’une première détection directe. Mais c’est une distinction qui n’a pas
grand sens au niveau épistémologique : on ne mesure jamais un être physique en lui-même, mais toujours son interaction avec un système dont on peut
évaluer les transformations. Entre l’évolution de la
période de rotation d’un système d’astres (la détection historique ayant conduit au Nobel) et le changement d’intensité de la frange noire d’un interféromètre géant (la mesure récente), il n’est pas
simple de savoir quelle détection est la plus directe !
Cela signifie-t-il que cet événement était sans importance ? Loin de là ! Tout au contraire, il est remarquable, et même exceptionnel, parce qu’il contribue
à ouvrir une nouvelle astronomie. Il va permettre
d’observer différemment le ciel et, sans aucun doute,
de découvrir des objets nouveaux. De voir aussi,
pour la première fois, le cosmos avec des yeux de
géomètre. Une complexité imprévue, très certainement, va se dévoiler. Mais, déjà, le ballet intime de
ces deux trous noirs fusionnant, scruté lors de la première mesure, est aussi fascinant que magnifique.
La science – faisons comme si nous savions ce qui
est désigné par ce mot – est souvent associée à
l’idée de preuve, de certitude, voire de Vérité ou
d’unicité. A mon sens, rien n’est plus loin de ses méthodes et de ses desseins. Ce qu’elle exige avant
tout, c’est humilité, doute et capacité de remise en
cause. Elle n’est pas rassurante. Elle n’est pas apaisante. Elle n’assène aucune posture dogmatique et
éternelle. Elle impose un exercice perpétuel de réassignation des significations et de déconstruction
tribune
|
des évidences. Elle est meuble dans ses énoncés
comme dans ses méthodes.
La science fonctionne par révolutions. Chaque
révolution redessine les linéaments du réel et invente une grammaire radicalement différente.
Chez Newton, la Terre tourne autour du Soleil parce
qu’une force lui impose sa trajectoire elliptique.
Chez Einstein, il n’y a plus de force, la Terre avance
en ligne « aussi droite que possible » dans l’espace
courbé par la présence du Soleil. Du point de vue
technique, la seconde description n’est qu’une petite amélioration de la première. Pour ce qui est de
la capacité à prévoir, il s’agit d’un progrès. Mais du
point de vue ontologique, c’est-à-dire quant à la nature fondamentale des êtres décrits, il s’agit d’un
changement radical, d’un renouveau du paradigme, d’une révolution donnant lieu à un cadre incommensurable avec le précédent.
« Sa beauté
vient précisément de
ce qu’elle révèle quelque chose
du réel qui excède
– ou tente d’excéder – nos seuls
fantasmes ou désirs »
A supposer, ce qui est loin d’être évident, qu’une
vérité existe, nous en serions donc toujours infiniment éloignés puisque chaque nouvelle théoriecadre est comme infiniment distante de celle qu’elle
remplace comme de celle qui lui succédera. Est-ce à
dire, là encore, que tout cela n’a donc aucun sens ?
Evidemment pas ! Mais je pense qu’il ne faut pas se
tromper de raison pour souscrire à la « méthode
scientifique », si indéfinissable celle-ci soit-elle.
Il y a une vingtaine d’années eurent lieu les
science wars (guerres des sciences), qui opposèrent
les partisans d’une objectivité forte au sein des
sciences dures aux tenants d’une vision plus relativiste de leur signification. Récemment, un colloque organisé en Allemagne pronostiquait une new
science war (nouvelle guerre des sciences) autour
de l’idée que certains modèles pourraient être
considérés comme « validés » sans recourir à l’expérience, ainsi que le suggèrent certains spécialis-
tes de la théorie des cordes. Je crois que le monde
connaît assez de guerres. Il est temps de sortir de
ces oppositions binaires, stériles et caricaturales. Il
me semble évident que la science n’est pas uniquement une construction sociale, en ceci qu’elle entend mettre en rapport avec une altérité radicale.
Sa beauté vient précisément de ce qu’elle révèle
quelque chose du réel qui excède – ou tente d’excéder – nos seuls fantasmes ou désirs. Elle nous place
en possibilité d’être surpris. A contrario, il est tout
aussi évident que la science ne révèle pas l’en-soi
du monde, qu’elle est mouvante et dépendante de
l’environnement culturel et intellectuel qui la produit. Qu’elle est une « coupe » dans le réel parmi
tant d’autres possibles.
Il serait certainement inquiétant que toute la
science se pratique suivant les schèmes inhabituels et quelque peu subversifs de la théorie des
cordes. Mais il serait sans doute plus dangereux
encore que cette voie soit interdite a priori. C’est
précisément l’exploration patiente et non dogmatique de tous les chemins qui confère à l’édifice son
élégance et sa robustesse.
Dans les temps troubles que nous traversons, où
chacun campe souvent sur ses positions avec la
certitude quasi hystérique de détenir la vérité, je
pense que si la science peut nous apporter quelque
chose de plus que la mise en lumière des inévidences du réel, c’est certainement une profonde invitation à l’humilité.
Face à la terrifiante intolérance qui semble aujourd’hui émerger et pousse dangereusement chaque
peuple ou chaque culture à penser ses valeurs, ses
pratiques, ses codes éthiques, ses êtres-au-monde
comme les seuls possibles ou dignes d’estime, je
crois que, si la science a à jouer un rôle politique –
n’ayons plus peur de ce mot, qu’il faut réinvestir de
son sens si malmené par les trahisons multiples de
nos élites –, c’est bien celui d’une exhortation à un
peu de recul et de perspectivisme. Nos convictions,
évidemment, doivent être défendues, mais leur
contingence se doit d’être également interrogée.
Non pas au nom d’un laxisme intellectuel mais,
tout au contraire, au nom d’une précision et d’une
audace renouvelées.
La prescription de la vérité n’est pas performative.
Il ne suffit pas de s’en réclamer sans relâche ou de
l’exhiber à la boutonnière à la manière d’un fétiche.
Il faut l’interroger, la mettre en situation, la travailler, la déconstruire. S’y plier, évidemment, mais
après avoir compris que les cadres qui la définissent
sont évidemment en partie construits, choisis et,
naturellement, réfutables en doute. p
¶
Aurélien Barrau
est professeur à
l’université GrenobleAlpes, chercheur au
Laboratoire de physique
subatomique et de
cosmologie du CNRS.
Il a notamment écrit
« De la vérité dans
les sciences » (Dunod,
96 p., 11,90 €).
Le supplément « Science
& médecine » publie
chaque semaine une
tribune libre ouverte au
monde de la recherche.
Si vous souhaitez
soumettre un texte,
prière de l’adresser à
[email protected]