Le secret en Relations Internationales Le Secret du Roi, tentative de

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Le secret en Relations Internationales Le Secret du Roi, tentative de
PERSPECTIVES
INTERNATIONALES
La revue des étudiants-chercheurs en Relations
Internationales de Sciences Po
Numéro 1
Janvier-mars 2012
Le secret en Relations Internationales
Le Secret du Roi,
tentative de bureaucratisation des
services secrets
par Julien Louis Vieillard
On peut analyser la mise en place sous Louis XV du Secret du Roi, ancêtre des
services secrets français, comme une tentative de bureaucratisation des moyens
d’influence français à l’étranger. Néanmoins, dans le cadre de la question de
Pologne, qui sous-tend une grande partie de la politique orientale française au cours
du XVIIIe siècle, on peut remarquer que la personnalité du Roi, la faible structure
administrative et finalement l’échec de la mission confiée à cet office laissent
supposer que cette modernisation était incomplète.
Mots clé : secret, diplomatie, Louis XV, Pologne.
P O U R CI T E R CE T A RT I CL E
VIEILLARD, Julien Louis. Le Secret du Roi, tentative de bureaucratisation
des services secrets. Perspectives internationales, janvier 2012, n° 1, p. 151-160.
© Tous droits réservés.
Perspectives Internationales
Numéro 1/Janvier-mars 2012
Le Secret du Roi, tentative de
bureaucratisation des services secrets
I
l est assez malaisé de cerner complètement la personnalité d’un roi de
France aussi secret que l’était Louis XV. Coincé entre son écrasant
bisaïeul Louis XIV et la Révolution française, son règne de soixante-et-un
ans (1715-1774) permit entre autres l’incorporation au sein du royaume de France
des duchés de Lorraine et de Bar - que tous les rois de France depuis le traité de
Verdun en 843 avaient cherché à acquérir - et de la Corse. A l’exception d’une
brève occupation de la Provence par les Impériaux en 1746, le royaume n’eut à
souffrir d’aucune invasion étrangère comme cela avait été le cas sous les précédents
règnes. Louis XV n’était pas Frédéric II de Prusse : selon lui, le « pré carré » français
avait atteint sa forme définitive, alors que le roi-philosophe de Potsdam voulait faire
de la Prusse le plus puissant Etat d’Allemagne du Nord. Il espérait ainsi
contrebalancer l’influence des Habsbourg au sein de l’Empire, et ce, en utilisant la
force armée forgée par son père, le Roi-Sergent. Le roi de France voulait conserver,
si ce n’est augmenter, l’influence française en Europe par un autre moyen, parallèle
à sa diplomatie officielle : le « Secret du Roi », ancêtre du « secret d’Etat »1.
Les services secrets français existaient bien sûr depuis une époque antérieure.
On peut d’ailleurs considérer avec Wolfgang Krieger2 que le père Joseph, la
fameuse « éminence grise » du cardinal de Richelieu, est leur fondateur. Cependant,
il s’agirait plutôt ici du « premier service secret bureaucratique de France »3.
L’objectif du roi Louis XV était de créer un système d’alliances entre la France, la
Pologne, la Prusse, la Suède et la Sublime Porte, de contrôler ses propres
diplomates, de développer une diplomatie parallèle ainsi que de s’ingérer davantage
dans les affaires intérieures du Saint-Empire et de la Russie. On s’intéressera ici plus
particulièrement à la mise en place de ce réseau, entre 1746 et 1763, puisqu’à la fin
de la Guerre de Sept ans, la France s’est désengagée du théâtre d’opération
germano-polonais pour se tourner vers la lutte ultramarine contre sa plus grande
rivale, l’Angleterre. Ce Secret ne fut découvert que tardivement, peu avant la mort
du roi, en 1774, ce qui montre la grande importance de la personne royale dans le
fonctionnement des affaires secrètes. Cette prééminence du roi pose ainsi un
problème majeur à savoir le lien trop étroit unissant le pouvoir politique et le
pouvoir administratif. Par conséquent, l’importance accordée aux coteries de la
Cour, à la plus ou moins grande noblesse de certains acteurs (notamment le comte
de Broglie qui fut un moment le chef du Secret4), à leur personnalité, jouent
énormément dans la vie de cette « organisation » qui en est à peine une, étant
donnée la faiblesse de sa structure administrative.
L’histoire du Secret du Roi est surtout l’histoire d’une tentative de
bureaucratisation des services secrets français. On reviendra dans un premier temps
1
LAURENT, Sébastien. « Pour une autre histoire de l’Etat », p. 174
KRIEGER, Wolfgang. Services secrets. p. 70
3 Ibid., p. 75
4 Après le Roi, bien évidemment, qui ne lui a laissé qu’une faible marge de manœuvre.
2
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sur les origines de sa fondation par Louis XV, puis nous descendrons au cœur du
Secret afin de comprendre par quels moyens cette nouvelle approche a été gâtée par
une organisation incomplète et par les différents tiraillements dont il a finalement
été la victime. Pour cela, on peut se fonder en partie sur l’ouvrage de M. Perrault
qui est très éclairant pour la période qui nous concerne.
LA POLITIQUE ORIENTALE DE LOUIS XV
La question des alliances
La politique orientale française sous le règne de Louis XV est l’un des axes
majeurs du règne, et tout particulièrement la question polonaise. Suite aux guerres
de la fin du règne de Louis XIV et de la volonté du roi de rétablir son beau-père
Stanislas Ier Leszczynski, roi de Pologne, contre la maison de Saxe, le Roi a obtenu
la Lorraine (1736) pour le roi déchu et a commencé à créer un réseau d’alliances
fort pour la France. Ce réseau comprenait la France donc, la Suède, l’Espagne, la
Pologne, la Bavière, la Sardaigne et la Prusse. L’objectif poursuivi par Paris était
d’affaiblir le plus possible la position de Marie-Thérèse, reine de Bohême et de
Hongrie et héritière, en vertu de la Pragmatique Sanction, des possessions de son
père Charles VI (décédé l’année précédente), dernier Empereur Habsbourg. Pour
cela, Louis XV fait pression sur les grands électeurs impériaux afin de s’assurer de
l’élection du cousin et ennemi de Marie-Thérèse, Charles II, prince-électeur de
Bavière et allié de la France, ce qui entraîne la guerre de Succession d’Autriche. Le
problème est qu’au milieu des années 1740, alors que la guerre fait rage en Europe,
la France se retrouve en grande partie isolée. Si l’Espagne du Bourbon Philippe V
soutient toujours la France de son neveu le Bourbon Louis XV, le retournement
d’alliance des autres, la paix séparée de l’allié prussien et le décès de l’Empereur
pro-français laissent la France dans une triste situation diplomatique. Il faut malgré
tout reconnaître que la France tient le choc, les armes françaises étant victorieuses à
Fontenoy (11 mai 1745) et aux Provinces Unies, conquises par le maréchal de Saxe.
C’est alors que la question polonaise ressurgit par la voix du parti patriote profrançais de Varsovie, qui souhaitait appuyer au trône de Pologne la candidature du
Prince de Conti suite aux ennuis de santé du roi de Pologne.
La question polonaise, centre de cette politique
Au moment où les propositions polonaises sont faites au prince, la Pologne
d’Auguste III est alliée depuis le 8 janvier 1745 par le traité de Varsovie à
l’Angleterre, aux Provinces-Unies et à l’Autriche, trois ennemis de la France.
Cependant Auguste III, s’il est le fils du précédent roi saxon de Pologne Auguste II
le Fort, n’est qu’un roi élu et souhaite transmettre la couronne polonaise à son
propre fils. Il souhaite en effet obtenir un statut royal similaire à celui de Frédéric II
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pour la Prusse, ce à quoi s’oppose le parti patriote francophile. Celui-ci est certes
très favorable à un monarque étranger aux coutumes locales5, mais la maison de
Saxe commence à se sentir chez elle en Pologne. D’autre part, le Prince de Conti, a
désobéi à Louis XV, car parti combattre au début de la guerre de Succession
d’Autriche sans son autorisation. Louis XV souhaite ainsi s’en débarrasser de la
même manière que l’avait fait son bisaïeul Louis XIV avec le grand-père dudit
prince, en l’imposant roi de Pologne. Les émissaires polonais agissent sous le sceau
du secret et imposent cette condition comme préalable à toute négociation avec
Conti par peur de la réaction d’Auguste III6.C’est ainsi que naît, en parallèle à la
diplomatie officielle, le Secret du Roi.
Cependant cette nouvelle politique (officieuse) vis-à-vis de la Pologne est
doublée d’une nouvelle politique, officielle celle-là, vis-à-vis d’Auguste III. On
songe à le pousser en vain à devenir le nouvel empereur contre François de
Lorraine, époux de Marie-Thérèse. La nomination du marquis des Issarts comme
ambassadeur en Pologne vient tout compliquer. En effet, celui-ci est chargé début
août 1745 d’appuyer Auguste III dans sa volonté de conserver la couronne
polonaise dans sa famille afin de détacher la Pologne de la Russie. Or des Issarts est
un ami de Conti, qui lui remet ses propres instructions en complet désaccord avec
la politique de d’Argenson, le ministre français des Affaires étrangères ! Gilles
Perrault décrit ainsi la scène7 :
« [o]n peut imaginer la stupeur de des Issarts. Le chargé d’affaires à
Varsovie, cette quantité négligeable, l’obscur Castéra, ex-précepteur
aux gages d’une famille polonaise [les princes Czartoryski], a conçu un
projet de dimension historique auquel Louis XV apporte sa caution.
Lui-même, des Issarts, ambassadeur de France, est invité à s’éclairer
plus amplement auprès de ce Castéra, vrai maître du jeu. Les
instructions qu’il recevra seront d’évidence en totale opposition avec
celles données par son ministre. Pour couronner le tout, Conti lui
enjoint de tromper sans vergogne ce ministre, son supérieur
hiérarchique, le chef de la diplomatie française, qui le croira occupé à
exécuter sa politique alors que la volonté royale lui en impose une
autre - son contraire… Les annales diplomatiques, pourtant riches en
manœuvres subreptices, double ou triple jeu et autres artifices,
ignoraient encore cet original cas de figure. Le Secret du Roi est né. »
UNE MAUVAISE ORGANISATION
Une bureaucratisation inachevée
5
Afin de renforcer le poids de l’aristocratie polonaise.
Gilles PERRAULT. Le Secret du Roi. p. 192
7 Ibid. p. 197
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Cette « nouvelle » approche de Louis XV concernant sa politique orientale est
gâtée sur plusieurs points, notamment du fait de son organisation incomplète. Tout
d’abord se pose la question du rôle central du Roi au sein du Secret. Louis XV se
complait dans le secret, c’est son inclination naturelle. Dans ses lettres à Tercier, on
s’aperçoit qu’il est obsédé par la sécurité du Secret, souhaitant en limiter la diffusion
au minimum de personnes possible, ne soutenant pas ses agents comme s’il
craignait d’être « grillé », ce qui est assez surprenant de la part d’un roi de France.
C’est le monarque qui paie lui-même ses agents (souvent avec retard), mais il a
beaucoup de difficultés à être réellement actif au sein du Secret, ce qui est un lourd
problème en soi puisque plus d’une fois celui-ci semble partir à vau l’eau. Ainsi par
exemple lors de la rupture entre le Roi et Conti dix ans plus tard, et ce, à
l’instigation de Madame de Pompadour. Celle-ci n’étant pas du Secret et étant
inquiète des relations directes qu’avaient Louis XV et Conti, tente de monter le
premier contre le second. Les relations étaient complexes entre les deux princes, le
premier admirant la fougue du second, mais le craignant d’autant plus qu’il était
assez capable et qu’il pouvait devenir une menace directe en tant que prince du
sang. Or Conti soutient les parlements que le Roi combat et, de plus, proteste
contre sa non-nomination à la tête de l’armée d’Allemagne, ce qui provoque
l’éloignement du prince. Les lettres échangées entre le Roi et Tercier montrent une
nette volonté de poursuivre la diplomatie secrète, d’autant plus que seul le comte de
Broglie connaît l’objectif de Conti dans le Secret : ses relations avec le Roi sont
désormais directes, mais on constate qu’il suffit que la maîtresse en titre intervienne
pour que le Secret soit presque renversé comme un château de cartes. La coterie
Pompadour a en effet un rôle non négligeable sur le Secret, du fait justement qu’elle
n’est pas au courant de ce qui se trame. Croyant sa position menacée, la marquise se
dresse contre Broglie et ses projets par la main de ses créatures. Elle dispose de
deux alliés principaux : Bernis, qui vient d’être nommé ministre (depuis le 2 janvier
1757) et le maréchal de Belle-Isle, ennemi du maréchal de Broglie (le père du comte
en question), et qui poursuit pour cela sa progéniture de son inimitié. D’un autre
côté, le clan Broglie ne fait rien pour arranger les choses. Gilles Perrault fait de la
vie du comte de Broglie un roman dans son livre Le Secret du Roi, en faisant de lui
l’acteur quasi-central du Secret. Il fut l’artisan de jolis coups, comme en 1752 à
Grodno où, jeune ambassadeur de France en Pologne, il fit échouer, par un coup
de bluff avec l’aide du major-général des troupes polonaises Mokronowski,
l’alliance austro-polono-russe. Il ne faut toutefois pas voir en lui le strict exécutant
des volontés secrètes de Louis XV. Lorsqu’en 1756 eut lieu le coup de tonnerre du
renversement d’alliance avec le traité de Versailles entre Paris et Vienne, Broglie est
atterré car on n’y parle pas des alliés de la France à l’Est, tout particulièrement la
Pologne. Il fait et dit tant à ce sujet qu’il passe pour ce qu’il n’est pas : un opposant
au traité. Ceci le dessert auprès du Roi. De plus son frère, le maréchal-duc de
Broglie8, l’un des meilleurs chefs de guerre français de l’époque (après ses victoires
8
Troisième maréchal et premier duc de la famille, fils du précédent maréchal cité.
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de Berghen (1759) et Corbach (1760) qui effacent l’humiliation subie en 1757 face
au roi de Prusse à Rossbach), s’oppose à la Pompadour. Il est en effet l’ennemi de
Soubise, son protégé, qui bénéficie également de l’appui de sa nombreuse parentèle
Rohan9, ainsi que celui de Choiseul, nouveau ministre de la Guerre en 1761.
L’obstination à se justifier des déboires français que manifestent les deux frères
l’année suivante entraîne leur disgrâce commune auprès du Roi, ce qui bouleverse
une fois de plus le Secret. Tercier se retrouve à la barre sans que Broglie soit
complètement exclu, bien qu’il soit exilé avec son frère sur leurs terres.
C’est d’ailleurs là qu’apparaît l’une des failles du Secret, à savoir sa trop faible
structure administrative. En tout et pour tout, seule une trentaine de personnes
œuvrait en secret pour la volonté royale, dont l’exigence première était logiquement
le secret absolu. Certes, les envoyés polonais du parti patriote auprès de Louis XV
avaient exigé une totale absence de publicité. On peut s’étonner cependant que le
Roi ait conservé cette exigence après qu’Auguste III soit devenu son allié. De même
on peut s’étonner qu’il ne compte au final sur si peu de personnes pour développer
sa vision diplomatique personnelle, d’autant plus que, s’il s’agissait de personnes
capables, elles n’en restaient pas moins profondément étrangères à son milieu. Avec
Perrault, il ne faut en effet pas oublier que « tout service est un microcosme qui
reproduit en les exagérant les caractéristiques de l’époque »10. Or l’époque n’est pas
à la mixité sociale. Castéra, chargé d’affaires à Varsovie, était un ancien précepteur
chez les princes Czartoryski. Tercier, premier commis au secrétariat d’Etat, venait
de la petite bourgeoisie et le comte de Broglie, s’il est fils et petit-fils de maréchalduc, n’en descend pas moins d’une famille trop récemment anoblie aux yeux de la
Cour. Cette structure fragile semble par ailleurs s’écrouler lorsque tombent les
principaux responsables du Secret, Conti puis Broglie. Toute l’astuce et le
dévouement d’un Tercier sont alors nécessaires pour empêcher sa disparition. Il lui
faut parfois chiffrer et déchiffrer lui-même les différentes missives qu’il reçoit, sans
pour autant se faire remarquer par sa hiérarchie officielle.
L'échec d'une stratégie
Le Prince de Conti ne montant pas sur le trône de Pologne, les alliances
françaises à l’Est se retrouvent complètement bouleversées par Frédéric II de
Prusse. D’autre part, le traité de Versailles alliant la France à l’Empire, la question
polonaise passe très rapidement au second plan, ainsi que la volonté de reléguer la
Russie dans ses steppes. En effet Marie-Thérèse n’est pas autant passionnée que
son allié français dans la défense de la Pologne. Si Louis XV ambitionnait d’avoir
toujours deux fers au feu afin de garder le contrôle de la situation en Europe de
l’Est, il a alors complètement échoué. Conspiration polonaise à l’origine, le Secret
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Princes en Bretagne, l’une des familles les plus nobles et les plus anciennes de la Cour
après la famille royale.
10 Ibid., p.10
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du Roi a pourtant beaucoup évolué des années 1740 à la mort d’Auguste III en
1763, année qui voit sonner le glas des espoirs de Conti avec l’élection du favori de
la Tsarine Catherine, Stanislas II Poniatowski. En revanche, l’échec du Secret est
moins patent si son objectif unique avait été le contrôle de la diplomatie officielle
par un réseau parallèle. Cependant les différents ministres français des Affaires
étrangères ayant souvent chahuté le fragile Secret du Roi, l’échec de celui-ci, sans
réaction royale, était inéluctable. Avec une politique officieuse qui prenait à
contrepied la politique officielle, ce Secret n’était-il pas dès l’origine condamné ? La
faute paraît en revenir à Louis XV, qui, après tout, en était le premier chef. Pourtant
tous ses biographes s’accordent pour trouver en lui un roi qui est « tout
habitude »11, ce qui laisse supposer qu’il n’aurait pas bouleversé inconsciemment
l’ordre des relations internationales d’alors. Il faut donc croire que cet intelligent
monarque poursuivait un autre objectif. Certes les subsides accordés à la noblesse
polonaise permettaient d’y entretenir un parti français. Mais était-ce là le seul but ?
Etant donné l’intérêt que le Roi y portait, la façon qu’il avait d’écrire à ses agents,
dont Tercier, se montrant parfois plein de sollicitude (notamment en cas de gêne
financière de l’un d’entre eux), il faut voir dans le Secret du Roi plus que le moyen
d’un contrôle ou de garder « deux fers au feu ». Cependant l’inconstance royale, due
à la trop grande influence de la Cour, ne permettait pas qu’une telle opération
prenne énormément d’ampleur. Le caractère du Roi y est également pour quelque
chose : « le Roi ne se mettait à la place de personne »12 affirmait Dufort de
Cheverny, introducteur des ambassadeurs. Sa mise à l’écart du comte de Broglie
sous le fallacieux prétexte qu’il était trop lié à son frère ne tient pas. De même le
fâcheux traité d’Aix la Chapelle, où la France n’obtient rien en comparaison de ses
alliés, est dû à la volonté du Roi de le faire « en roi, et non en marchand ».
Louis XIV aurait très probablement marchandé… On peut se demander si
Louis XV, poursuivant une certaine pratique du secret déjà existante à la Cour de
son prédécesseur Henri III, ne cultivait pas l’ambiguïté sur ses intentions afin de
faire réagir ses ennemis, comme ses ministres d’ailleurs. Mais ce n’est probablement
qu’une partie du secret de ce Roi qui reste encore méconnu…
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages
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ANTOINE, Michel. Louis XV. Paris : Fayard, 1989
ANTOINE, Michel et OZANAM, Didier. Correspondance secrète du comte de Broglie
avec Louis XV, Paris : C. Klincksieck, 1956-1961
BLUCHE, François. Louis XV. Paris : collection « Tempus », Perrin, 2003
Ibid., p.184
François BLUCHE. Louis XV. p. 137
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Le Secret du Roi, tentative de
bureaucratisation des services secrets
BROGLIE, Duc de. Le Secret du Roi : correspondance secrète de Louis XV avec ses
agents diplomatiques. 1752 – 1774, Paris : 1878, 2 vol.
KRIEGER, Wolfgang., Services secrets, une histoire, des pharaons à la CIA. Paris :
CNRS Editions, 2010
PERRAULT, Gilles. Le Secret du Roi, la passion polonaise (1ère partie). Paris :
collection « Le livre de poche », Fayard, 1993
Articles
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LAURENT, Sébastien. Pour une autre histoire de l’Etat, le secret,
l’information politique et le renseignement. Vingtième Siècle, Revue d’histoire,
2004, 3, n° 83, p. 173-184.
LE PERSON, Xavier. Les « pratiques » du secret au temps de Henri III, Rives
méditerranéennes, 2004, n° 17. [Consulté le 11 novembre 2011]. Disponible
sur : http://rives.revues.org/1823
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INDEX DE CERTAINS PERSONNAGES CITES
Charles-François, comte de Broglie, marquis de Ruffec, né en 1719 et mort en
1781, fils et frère de maréchaux de France, ambassadeur extraordinaire de France
en Pologne de 1752 à 1756, fut l’un des chefs du Secret du Roi. La noblesse récente
et le caractère ombrageux de sa famille ainsi que son opposition aux favoris de la
Pompadour furent les principales causes de son éloignement de Versailles, en 1762.
François Leclerc du Tremblay, appelé le « Père Joseph », ou « l’éminence grise », né
en 1577 et mort en 1638, était un fidèle et l’un des rares proches du cardinal de
Richelieu. Moine capucin (dont la bure grise explique son surnom), il utilisa les
moines de son ordre comme espions au service du cardinal. Il tenta d’unifier
l’Europe dans une croisade contre les Ottomans, s’opposant aux Habsbourg qui
empêchaient la réalisation de ce projet. Sa grande victoire posthume est la signature
en 1648 (sur la base de ses idées et actions) du Traité de Westphalie, démembrant
l’Empire et faisant de la France la première puissance continentale en Europe.
Louis-François de Bourbon, Prince de Conti, prince du sang, né en 1717 et mort
en 1776, opposant princier au roi. Lieutenant-général à 19 ans, il participe en effet à
la guerre de Succession d’Autriche, et ce, à l’encontre de la volonté royale. Très
ambitieux, Louis XV le craint et espère l’éloigner en le faisant élire roi de Pologne
comme son grand-père. Il se retrouve à la tête du Secret du Roi jusqu’à une
nouvelle brouille qui l’éloigne de la Cour en 1756. De facto, le comte de Broglie
prend en charge le Secret.
Charles-Hyacinthe de Galléan, Marquis des Issarts, né en 1716 et mort en 1754,
aide de camp de Conti, fut ambassadeur de France en Pologne de 1746 à 1751.
Louis-Adrien Duperron de Castéra, né en 1705 et mort en 1752, fut pendant six
ans résident de France en Pologne. Il aurait été empoisonné selon les rumeurs de
l’époque. Perrault le qualifie « d’âme du Secret » jusqu’à l’arrivée de Broglie.
Jean-Pierre Tercier, né en 1704 et mort en 1767, membre de l’Académie des
Belles-Lettres, censeur royal, était chargé de chiffrer et déchiffrer les dépêches des
Affaires Etrangères. Piégé par Helvétius en 1758 lorsqu’il donne son aval à De
l’esprit qui fait preuve d’un « matérialisme absolu ». Son ministre Choiseul qui
n’attendait que cela le renvoie en 1759, l’accusant de continuer à favoriser la
Pologne. En effet, de par ses activités, il tentait de faire se rejoindre diplomatie
officielle et diplomatie officieuse. Tercier est cependant maintenu à titre officieux,
mais sans secrétaire, ce qui occasionne de lourds retards dans la correspondance
secrète.
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La coterie Pompadour : les « favoris de la favorite » (Perrault) : les frères Pâris
(chargés d’approvisionner les armées), le ministre Choiseul, le cardinal de Bernis
ont été mis en place par la marquise de Pompadour, favorite du roi. Soucieuse de
préserver sa place à la Cour et ignorant le Secret du Roi, elle est hostile à Conti,
trop proche de Louis XV. Ses protégés, devenus ministres, firent tout pour la
satisfaire en appuyant ses projets et sa haine contre Conti et les siens.
Les princes Czartoryski, aristocrates polonais, héritiers de la famille royale lituanopolonaise des Jagellons, furent plusieurs fois candidats au trône de Pologne. Ils
représentaient plus ou moins le parti russophile en Pologne.
CHRONOLOGIE INDICATIVE
1740-1748 : Guerre de Succession d’Autriche
1747 : mariage du dauphin et de Marie-Josèphe de Saxe, fille du roi de Pologne
1752-1756 : Broglie ambassadeur de France en Pologne
1756 : brouille entre le roi et Conti, « révolution diplomatique » (renversement des
alliances)
1756-1763 : Guerre de Sept Ans
1759 : renvoi de Tercier
5 octobre 1763 : mort d’Auguste III de Pologne
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