Terre polie

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Terre polie
Terre polie
« Le polissage a évidemment une première raison pratique :
imperméabiliser et faciliter le nettoyage. Il a très vite aussi une
fonction esthétique : il fait briller l’argile et peut constituer un dessin se
détachant sur le fond non poli ou rendu rugueux. C’est aussi un piège
à fumée qui va déterminer matière et couleur de la pièce cuite.
Le résultat physique du polissage, qui, pour être efficace doit avoir lieu
avant la dessiccation complète qui empêcherait tout déplacement de
matière, est d’abord d’enfoncer les grains grossiers de dégraissant
naturel ou intentionnel inclus dans l’argile (sable, paille, coquilles…)
pour ne conserver en surface que des particules fines ; puis, par
frottement répété, de les orienter parallèlement à la surface de la pièce.
La structure obtenue est homogène, sans pores ; les micelles
argileuses, particules plates, sont rangées comme un dallage ou les
ardoises d’un toit, donc imperméables et réfléchissant bien la lumière.
Mais cette action de polissage, de frottement, engage bien d’autres
valeurs, oniriques, qui induisent la présence du feu : feu quotidien (le
terme même de patine dérive de patina, un plat à cuire qui se "patine"
avec l’usage et le temps) ou feu mythique (chez tous les primitifs, le
frottement engendre le feu).
Dans la tradition hindoue, le "manth", action de faire tourner, de
frotter, de frictionner provoque deux effets : une condensation (dans
ce cas, tension de la forme polie) puis une dissipation ou effusion (la
matière dure devient luisante comme si elle était mouillée).
Aussi, les outils complices de cette opération sont-ils choisis autant
pour leur pouvoir symbolique que mécanique : Denise Millet use d’une
agate, Nadia Pasquer d’un tesson de porcelaine […]. Patty Wouters, à
l’inverse, procède par sublimation en utilisant "un morceau de
plastique taillé dans une vieille boîte de glace".
Le polissage est une opération qui demande beaucoup de vigilance et
de temps. Certains céramistes s’y reprennent à trois ou quatre fois
pendant des heures pour obtenir une texture très dense.
L’application lente et silencieuse - qui n’a pas besoin de recourir à la
pensée - s’inscrit naturellement sur la pièce, qui va refléter la rêverie de
son auteur (pour Bachelard, "l’eurythmie d’un frottement doux et
prolongé détermine une euphonie"). Mais souvent, la surface de la
pièce polie suscite, par réaction, comme le ferait la page blanche, le
désir d’une intervention plus forte, d’une marque, d’une écriture : les
plats néolithiques des lacs de Savoie sont soigneusement polis, puis
imprimés ou excisés. Aujourd’hui, Nadia Pasquer perce de quelques
trous ses volumes brillants de polissages répétés. Peut-être une
métaphore de l’autre façon de produire le feu qu’est le drillage ».
Les artistes
Denise Millet, née en 1941.
« Les pièces, montées au colombin et
patinées, cuites une première fois dans un
four "squatté", pour les durcir, puis une
deuxième fois, au milieu des copeaux divers
et de sel dans un simple fût métallique percé
(pour aider au hasard du feu) sont bien le
fruit d’une nécessité.
Leur corps est de grès, ou de porcelaine, ou
d’un mélange, additionné de chamottes à gros
grains, parfois revêtu d’ocres ou d’engobes de
porcelaine avant de recevoir le décor, puis le
polissage. Celui-ci consiste en une lente suite
de brunissage à l’agate, relayé par des passes
de chiffon humide, qui confère aux parties
ainsi traitées (l’extérieur de pots en général)
une peau très douce, évoquant la coquille
d’œuf ou les galets mouillés, comme si le long
frottement de l’agate avait communiqué à la
matière brute sa luisance et sa prodigieuse
capacité à extraire de la même origine tout un
monde de matière possible, "laiteuse",
"jaspée", "ruiniforme" ou nuageuse, que le
feu viendra révéler ».
Denise Millet, Oblongue
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Les artistes
Nadia Pasquer, Volumes
Nadia Pasquer, née en 1940.
« La fascination du lingam, pierre sacrée
indienne, symbole de l’univers et de son
ensemencement, polie à la main par une autre
pierre, concave, lui révèle que le monde peut
être exprimé dans sa totalité par une simple
forme. La pratique du polissage, acte répétitif
de frottement, peut communiquer à la surface
traitée le sentiment de méditation cosmique
engendré par cet exercice.
Enfin la cuisson primitive, en enfumage à
basse température, imprègne les pièces polies
d’une noirceur luisante qui les met en
mouvement en captant ou renvoyant la
lumière à chaque déplacement ».
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Laetitia Pineda, née en 1978.
Pour le façonnage d’une "gatham", Laetitia
Pineda commence par étendre au rouleau une
grande galette de terre qui formera le fond de
la pièce. Elle l’applique sur le "dos" d’une
pièce déjà cuite pour lui donner sa forme
arrondie, le temps qu’elle durcisse.
Elle façonne ensuite, par pression entre les
doigts, des plaques de la taille d’une main.
Elle soude ces plaques une à une sur la base
constituée par la première grande galette. La
pièce est ainsi montée par étages circulaires.
L’épaisseur des parois dépasse rarement
5 mm. Elle utilise une batte de bois pour
unifier les surfaces et amener la terre à suivre
la courbe amorcée. A plusieurs reprises, et au
fur et à mesure que la terre se raffermit, elle
lisse et polit la surface à l’aide d’une lame de
couteau. Le façonnage terminé, la terre
encore légèrement humide, Laetitia reprend
une dernière fois le polissage de toutes les
pièces.