Sherman ALEXIE Un beau jour de l`an 1992, dans le Nord

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Sherman ALEXIE Un beau jour de l`an 1992, dans le Nord
Sherman ALEXIE
Un beau jour de l’an 1992, dans le Nord-Ouest, un homme noir,
qui s’est apparemment «perdu», fait son apparition au «carrefour» de
la réserve indienne Spokane. C’est déjà en soi un événement
extraordinaire, car, depuis 111 ans que la Réserve a été créé (en1881),
personne n’y est jamais venu «par hasard» ou de son plein gré. La
chose n’apparaît que plus «magique» lorsqu’au fil du récit on
comprend que ce Noir n’est autre que le légendaire bluesman Robert
Johnson, l’homme «qui avait vendu son âme au diable». Or le «vrai»
Robert Johnson est théoriquement mort, depuis belle lurette, depuis
1938, il avait 37 ans, mort de manière à la fois tragique et grotesque,
d’une dose de strychnine versée dans son whisky par un mari jaloux. Il
était tout petit, minuscule, avec des mains, c’est la première chose
que remarque Thomas-Qui-Fait-Le-Feu, des mains immenses, aux doigts
effilés. Il était originaire du Delta; c’était un musicien itinérant,
déraciné, qui miaulait le blues sur la route et aux carrefours, à
l’époque de la Dépression. Il ensorcelait tellement ses cordes, une
sorte de shaman de la guitare, qu’on disait qu’il avait signé un pacte
avec le diable, pour être si malin. Il a d’ailleurs écrit un blues sur ce
thème, «moi et le diable»: «Bury my body.. enterrez mon corps au
bord de la route et ma méchante âme pourra prendre l’autocar pour
s’en aller». Il a beaucoup vagabondé, migré vers le Nord, mais jamais,
sauf ici, si au Nord que la réserve Spokane à la frontière du Canada.
Sauf ici, dans ce roman, Reservation Blues. Mais c’est parce qu’il est
mort. Enfin, pas vraiment— d’ailleurs, dans Sherman Alexie, personne
n’est jamais vraiment mort. Il a effectivement été enterré selon ses
instructions au bord de la route, mais son âme, sa méchante âme
continue son chemin. Pour Sherman Alexie (né en 1966) elle a dû
revivre sous les doigts d’Eric Clapton, qui a repris en 1968 le célèbre
blues des «carrefours», «Crossroad Blues». Ce sont des choses qui font
vibrer Sherman Alexie, lui dont un personnage se vante en ces termes:
«Mon père disait toujours qu’il était le seul Indien à avoir vu Jim
Hendrix jouer The Star-Spangled Banner [l’hymne national U.S.] à
Woodstock»— ce qui vous place une génération. «La première fois que
j’ai entendu Robert Johnson chanter, j’ai compris ce que signifiait être
Indien à l’orée du XXIe siècle, même si lui était Noir, à l’orée du XXe.»
Sherman Alexie est né (le 7 octobre) 1966. Il est donc «Indien»—
et peu enclin à laisser les Visages Pâles s’acheter à bas prix une bonne
conscience en usant de l’hypocrite terme de Native American.
D’ascendance spokane du côté maternel, Coeur-d’Alène de l’autre. On
peut dire les choses autrement, comme le fait Thomas (Qui-fait-lefeu— ou plutôt qui le «construit», en entassant branches et brindilles,
comme une maison, ou une cathédrale), non pas dans le roman, mais
dans une nouvelle où il apparaît déjà, «Voilà ce que cela signifie de
dire Phoenix, Arizona», où il accompagne son ami Victor chercher à
Phoenix les cendres du père de ce dernier. Il y a beaucoup de feux dans
les textes de Sherman Alexie. «Je suis à moitié magicien, du côté de
ma mère, et à moitié clown, du côté de mon père», dit Thomas. Il a
grandi sur la (petite) réserve de Wellpinit, WA., une «communauté»
dont sa grand-mère Etta, morte lorsqu’il avait huit ans, avait été une
sorte de leader spirituel— quelque chose comme la vieille femme Baby
Suggs dans Beloved de Toni Morrison. Ses parents ont trimé dur pour
élever des leurs enfants. Père et mère alcooliques, comme presque
tous les parents sur la réserve: tous les enfants connaissent, raconte
Alexie, le scénario où les parents laissent les enfants dans la voiture, à
l’extérieur du bar, juste le temps d’une «petite mousse». Avec
Sherman, ils n’auraient de toute manière pas eu la vie facile. A la
naissance, on lui diagnostique une «quantité anormale de fluide
cérébrospinal dans la cavité crânienne»: hydrocéphale. Il est opéré à
six mois, mais en garde quelques séquelles, mineures, comme de
l’incontinence nocturne; à l’école, cependant, on se moque de lui; il se
réfugie dans les livres, le «geek», le «polar», total. Ce n’est pourtant
pas un gringalet. Il fait ses six pieds deux pouces; un mètre quatrevingt-cinq et quelque, un gabarit plutôt massif avec ça, il vous domine.
Plus tard, il va devenir assez bon au basket-ball et s’y épanouir. En fait,
il aurait donné tout Mozart et tout Zèbre, et son œuvre de «premier
indien dans la lune» par dessus le marché, pour être «le 12e homme
dans n’importe quelle équipe de la NBA». En 1981, il a quinze ans, il
quitte l’école de la réserve pour une école «blanche». Il apprend à
«fermer sa gueule»; il devient un «bon Indien blanc»; tout ce qui l’a
desservi sur la réserve devient un atout dans son parcours scolaire; il
intègre si bien l’image du Blanc qu’on en oublie qu’il est «Indien». (Un
jour, raconte-t-il, il est avec une fille dans une cafeteria quand entre
en titubant un Indien ivre: «Ah, je hais les Indiens!» fait la fille.
L’œuvre naîtra en partie d’une révolte contre cette implantation d’une
image «étrangère», cette temporaire «aliénation»—ce qui est, dans sa
provocation même, un parcours assez classique. Puis c’est l’Université
de Gonzague [Gonzaga], une université catholique. L’Église catholique,
apostolique, et romaine joue ici un rôle important qu’on n’a guère
l’habitude, dans le roman américain, de lui voir jouer— sauf dans les
enclaves et quartiers «ethniques» (irlandais, italiens, hispaniques) des
grandes villes, et les réserves indiennes: le Nouveau Mexique de
Momaday, et ici le Nord-Ouest, à la frontière du Canada. C’est par les
«robes noires» (les prêtres en soutane) qu’est passée la dépossession
des Indiens: «On m’a coupé mes tresses au nom de Jésus, on m’a coupé
la langue au nom de Jésus... «, psalmodie tel une litanie un poème. Et
Victor, le copain de Thomas, est plus que tarabusté par le souvenir de
la tendresse insistante d’un des «bons pères». En même temps, tout
cela est ambigu et sur la réserve, celle du «blues», le «Père Arnold»
partage avec «Mom», la shawoman indienne, la direction spirituelle des
ouailles du lieu. Il découvre (comme en son temps Scott Momaday) la
grande poésie anglaise: Keats, Dickinson, Yeats. C’est pour lui «comme
un cours d’anthropologie»: ces très grands noms de l’écriture poétique
sont aussi, découvre-t-il, des marginaux, des solitaires, des exclus.
Lorsqu’il traverse ensuite un long tunnel d’alcoolisme, c’est la poésie
qui le sauve, l’ivresse d’en déclamer, de lire ses textes aussi, son
«oralittérature», devant une foule, capable qu’il est de déplacer à
Seattle, où il est parti vivre, plus de mille personnes le temps d’une
soirée, dans l’église louée pour l’occasion.
Un ivrogne de plus sur la Réserve, et Noir de surcroît, la
population locale n’est pas enchantée, même si l’homme joue comme
s’il était le Diable en personne «Drunken-Hearted Blues». Mais «Big
Mom» l’accueille, lui fait une place au creux de son grand cœur, et de
sa mémoire. C’est une matriarche, qui enseigne la musique, et qui
chante, qui psalmodie «le chant des chevaux massacrés», le chant des
«chevaux qui sont comme des ombres»... Le grand massacre des
chevaux remonte à septembre1858: la cavalerie US, ne sachant qu’en
faire, les a rassemblés dans un corral, et tué jusqu’au dernier, 690
cadavres et carcasses. Mais on n’a pas oublié: dans cette enclave, le
passé ne passe pas. «Big Mom» en 1992 regarde CNN, mais elle était
déjà là en 1858, et s’en souvient comme si c’était aujourd’hui. Et si le
bluesman est venu d’outre-tombe jusqu’ici, rien qu’en suivant la route,
c’est parce qu’elle en a eu la «vision»— et ses visions, comme dans le
réalisme du même nom, sont «magiques». Il lègue sa guitare à un trio
de jeunes, Thomas, Victor et Junior, qui montent leur groupe de rock,
tendance country et commencent à donner des concerts dans la
réserve, et (voilà la transgression), à l’extérieur. Le groupe se nomme
Coyote Springs. Ils ne voulaient pas l’appeler ainsi, mais «Coyote», qui
est l’animal aux mille ruses, le trickster, des contes du folklore, leur a
joué un pendable tour à sa façon, et ils ont dû obtempérer. Leur
premier morceau est «I fall to pieces...» de la star du Nashville Sound,
Patsy Cline. Patsy Cline était déjà morte, l’avion qui la ramenait du
Kansas crashé (en 1963) dans un champ, lorsque Sherman Alexie est
né—mais en 1985 on l’a revue, incarnée à l’écran par Jessica Lange,
dans Sweet Dreams. Le roman suit la carrière du groupe, jusqu’à
Manhattan, pour un enregistrement qui finalement ne se fait pas: la
compagnie de disques s’appelant Cavalry Records, ils auraient pu s’y
attendre. Ils reviennent sur la Réserve, un peu ostracisés d’être sortis,
d’être allés voir ailleurs. Tout se déglingue et part en morceaux— en
VO «falls apart», qui est une citation d’un vers, si célèbre qu’il en est
devenu proverbe, du grand Yeats— une citation que Sherman Alexie
aime bien: il en a fait le nom de son site: www.fallsapart.com. Mais le
dernier chapitre du roman s’intitule «Wake»: à la fois veillée funèbre
pour l’un d’entre eux, Junior, et promesse d’un «Réveil», comme au
temps de la Danse Fantôme, cent ans plus tôt. Pour Sherman Alexie,
Louise Erdrich (née en 1954) et a fortiori James Welch (né en 1940)
sont de vieilles lunes, mais Reservation Blues raconte un peu la même
histoire que Welch (l’histoire de Jim Loney) et avant lui de Scott
Momaday (House Made of Dawn, 1968) et D’Arcy McNickle. Peut-être
est-ce l’histoire indienne par excellence: anomie, effondrement,
dislocation, puis réintégration magique au groupe, à la tribu perdue.
Sauf qu’ici c’est le rock’n’roll roll qui liturgiquement restaure et ravive
le fantôme d’un monde «tribal» perdu, un rock roll à réveiller les
morts. Sherman Alexie est un dynamiteur. Il a
le
souci
de
la
mémoire— la longue mémoire, un peu stroboscopique, moins historique
que génétique, encodée dans l’ADN. Mais il est plutôt du côté de ceux
qu’on appelle dans le monde noir le «badass nigger». Il part moins de
la mémoire que des caricatures qui l’ont occultée. Comme Tonto, le
fidèle compagnon, l’ombre docile, la voix de son maître, le Lone
Ranger— qui est aux Indiens ce que Sambo, ou Bécassine est à d’autres.
Le Nègre «Y’a bon Banania» dont il va déchirer les affiches sur tous les
murs de la ville.
A ce jeu risqué, il ne se fait pas que des amis. Ni chez les amis
des Indiens: on le voit ferrailler contre les Visages Pâles devenus
Indiens honoraires, soit en adoptant un petit Peau-Rouge, soit en se
faisant adopter par une tribu, soit en jouant au shaman des grands bois
et au retour à la Terre Mère indienne dans les bois. Ni chez les gens de
la Réserve eux-mêmes, qui trouvent qu’il donne d’eux une «mauvaise
image».
Et il est vrai qu’il joue sans cesse sur le répertoire des
stéréotypes, ce qui peut être mal pris. Mais c’est sur le mode de
l’hyperbole, pour renverser le stigmate, le mettre cul par-dessus tête—
un peu comme le faisait, dans les années 70, le joyeux iconoclaste
«nègre» Ishmael Reed. Dans l’idiome de la vantardise, du tall tale—
«demi-frère du Christ» («Si Jésus a existé, concède-t-il, il devait me
ressembler, cheveux noirs et brun de peau» ) «voleur de chevaux et
(surtout) «champion du monde», il est non seulement le premier Indien
» à marcher sur la lune, mais le premier à sauter par-dessus, comme le
chat de la comptine, celui dont les boyaux ont dû servir pour les cordes
de sa guitare, d’où le son déchirant de son blues.