Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux

Transcription

Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux
Universiteit Gent
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Blandijnberg 2
9000 Gent
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Recherche de la position de Charles Nodier dans l'histoire littéraire à l'aide de
Smarra ou Les Démons de La Nuit
Effi Jonckheere
Master Frans-Italiaans
Academiejaar
2007-2008
Dr. Benoît De Baere
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Remerciements
Je tiens à remercier l’ensemble des personnes qui ont participé au bon déroulement de ce
mémoire, et qui m’ont permis de réaliser ce travail.
Tout d’abord, je témoigne ma reconnaissance au Dr. Lyndia Roveda, qui m’a aidée à trouver un
beau sujet et qui m’a mise sur la bonne voie au début de l’année académique. Mes remerciements
s’adressent aussi au Dr. Caroline De Mulder qui m’a donnée de bons conseils tant cette année-ci,
tant l’année passée pour le travail de fin d’études.
J’exprime surtout ma gratitude à mon promoteur, Dr. Benoît De Baere, sans qui ce mémoire
n’aurait pas été possible. Je le remercie de m’avoir renseigné et d’avoir accepté de suivre mon
mémoire durant un semestre.
Enfin, j’adresse mes plus sincères remerciements à tous mes proches et amis qui m’ont toujours
soutenue et encouragée au cours de la réalisation de ce mémoire.
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
1
Introduction
La transition du XVIIIe au XIXe siècle constitue une période très fascinante. Après le siècle de
la raison éclate la sensibilité romantique par réaction contre la régularité classique et le rationalisme
philosophique. Historiquement cette période est également significative car nous avançons d'un
régime à l'autre, de la terreur de la Révolution, à travers l'Empire de Napoléon Bonaparte jusqu'à la
Restauration sous Louis XVIII.
Chateaubriand (1768-1848) est considéré comme l'initiateur du mouvement romantique en
France au début du XIXe siècle. Grâce à lui, les romantiques ont pris un intérêt dans le passé
national, le Moyen Age, l'art gothique, l'orient et la littérature septentrionale de l'Angleterre et de
l'Allemagne1. Les grands auteurs de ces deux pays ont inspiré la France à développer le genre
frénétique et puis fantastique au début du XIXe siècle. Des grands auteurs célèbres comme Lord
Byron, Goethe et Hoffmann ont été admirés et imités par tous les romantiques français.
Parmi tous ces grands noms une figure moins connue, mais néanmoins très importante pour le
développement du courant romantique en France, saute à l’oeil. Il s'agit de Charles Nodier, un
auteur mal assez connu qui a vécu au seuil du romantisme et qui fait figure d’auteur de transition
entre l'époque classique et la nouvelle sensibilité romantique. Nous retrouvons là son double intérêt
: Nodier est un auteur fascinant, à cheval entre deux traditions et pour cela difficile à classer dans un
seul courant. En plus, il a été étudié très peu, que ce soit sa personnalité et ses idées, ou ses textes.
Ces deux constatations faites, nous voulons éclaircir dans ce mémoire la position de Nodier dans cet
ensemble de grands auteurs du début du XIXe siècle. Nous voulons savoir en quelle mesure Nodier
s’inscrit dans le courant romantique et en quelle mesure il se rattache encore à la tradition classique.
Nous avons choisi le texte Smarra ou Les Démons de La Nuit pour nous aider à découvrir la
position de Nodier dans l’histoire littéraire. Ce conte date de 1821 et a été écrit en pleine vogue
frénétique. Le texte nous paraît intéressant car il nous présente des traits de la période classique à
côté des caractéristiques frénétiques. Il semble que les textes de Nodier ne se laissent non plus
classer facilement, tout comme sa personnalité. Nous tenterons de retrouver dans Smarra soit les
aspects frénétiques et romantiques, soit l'apport classique afin de démontrer la grande sensibilité de
Nodier et sa position-clé à cheval entre deux époques. Dans l'analyse nous accorderons une attention
particulière au thème du rêve car ce thème révèle à la fois son côté classique, son aspect frénétique
ainsi que sa position de pionnier. Nous avons choisi d’étudier le texte dans une édition commentée
1
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, Paris, Les Belles Lettres, 1927, p. 12-14.
1
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
par Pierre-Georges Castex, un critique important de Charles Nodier. Son édition des contes de
Nodier de 1961 a été la référence pendant des années.
Avant d'aborder l'analyse du texte, regardons brièvement la vie tourmentée de Nodier dans une
biographie concise afin de mieux comprendre son entourage, le milieu dans lequel il vivait, les
influences qu'il a subies etc. A cause de son âme hypersensible, ses expériences de vie ont été
importantes pour sa carrière littéraire. Nous parlerons dans la biographie des grandes périodes de
déséquilibre dans sa vie qui coïncident avec les moments de grande création littéraire. Ensuite nous
nous demanderons en quoi Nodier peut être considéré comme un personnage classique et où se
trouve sa sensibilité romantique. Il s’agit d’une tâche assez difficile puisque Nodier est un auteur
peu étudié jusqu'aujourd'hui, les études faites étant souvent superficielles. Nous comparerons les
différents critiques de Nodier et de son œuvre afin de voir comment notre auteur est redécouvert
petit à petit et comment on veut le remettre en honneur en essayant de donner une image la plus
complète possible de sa personnalité. Comme notre texte choisi Smarra appartient à l'école
frénétique nous décrirons aussi, dans une quatrième partie, les caractéristiques les plus pertinentes
de cette école qui a reçue son nom de Nodier lui-même. Après ces considérations nous aborderons
l'analyse du texte.
La première partie, avant l'analyse du texte, est théorique et consiste à éclaircir les circonstances
dans lesquelles Smarra a été écrit. En comparant différents auteurs nous tenterons de donner une
image la plus complète possible sur le contenu du genre frénétique et sur la position ambiguë de
Nodier dans l'histoire littéraire. Cette partie nous aidera à mieux analyser ensuite le texte. Nous
avons choisi la thèse de doctorat de Max Milner comme point de départ pour la partie théorique 2. Il
a décrit la position de Satan et des démons en général de Cazotte jusqu'à Baudelaire. Il nous aidera à
analyser et à éclaircir cette période troublante et compliquée qu'est le début du XIXe siècle. Dans
son œuvre nous avons trouvé les grandes lignes pour la structure de ce mémoire ainsi que des
références intéressantes à d'autres auteurs qui commentent Charles Nodier et ses œuvres.
Son œuvre nous fournit un tableau général intéressant. C'est la raison pour laquelle nous l'avons
choisi aussi comme point de départ l'année passée pour le travail des fin d’études lorsque nous
avons regardé la position du diable dans la vie réelle au XVIIIe siècle, dans la littérature de cette
époque en général et dans Le Diable boiteux (1707) de Lesage en particulier. Bien que nous ayons
changé la période d'étude, le mémoire de bachelier pourra encore nous aider en nous fournissant des
informations sur le XVIIIe siècle qui a certainement encore influencé le début de l’époque
2
Max Milner, Le Diable dans La Littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris, Corti, 1960, 2 vol, t. 1.
2
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
romantique. Pensons par exemple à Jacques Cazotte, qui a écrit, à côté de Lesage, un des chefd'œuvres de cette époque avec son Diable amoureux (1776). Il est considéré comme le grand
précurseur français du genre fantastique qui prendra un grand essor dans la première moitié du
XIXe siècle. En plus, le XVIIIe siècle perpétue en Charles Nodier qui a emprunté des idées à JeanJacques Rousseau, un des philosophes les plus importants du siècle des Lumières.
En choisissant Smarra ou Les Démons de La Nuit comme texte à analyser; nous focalisons
essentiellement sur la période frénétique de Nodier qui s'étend de 1820 à 1822. Toutefois n'oublions
pas que la frénésie n'est pas le seul genre auquel Nodier s'est adonné pendant sa carrière littéraire. A
partir des années 1830 par exemple, Nodier devient le pionnier d'un nouveau genre fantastique qui
commence à se développer sous l'influence des Allemands et qui découle du genre frénétique de
quelques années auparavant.
Les ressemblances entre les genres provoquent de la confusion quant à la terminologie. Les
termes « fantastique » et « frénétique » s’utilisent souvent pêle-mêle sans que les critiques prennent
conscience des différences entre ces notions. Le fantastique découle du frénétique à partir des
années 1830, mais explore une voie plus « sincère ». On n’y retrouve plus les scènes horribles
grotesques telles que nous les remarquons dans les romans frénétiques. Il s’agit en quelque sorte
d’un adoucissement du genre frénétique. Or les deux genres ont également des points en commun
comme le sentiment d’inadaptation aux régimes politiques, le goût de l’horreur et la volonté de
s’évader du monde3. En plus, on a du mal à définir le frénétisme par rapport au romantisme. Il y a
des critiques qui considèrent le genre frénétique comme une partie du courant romantique, mais il y
en a d’autres qui voient trop de différences entre la frénésie et le romantisme et qui la considèrent
comme un genre à part. Nous considérons la frénésie comme le tout début du courant romantique
qui se développera encore au cours du XIXe siècle. D’un côté, le genre frénétique présente quelques
caractéristiques qui ne semblent pas être romantiques comme la présence de scènes horribles et de
démons et de monstres. De l’autre côté, la frénésie ne diffère pas du romantisme par son intérêt pour
la littérature étrangère et par sa condamnation du XVIIIe siècle. D’ailleurs, le mouvement
romantique en soi est déjà difficile à définir car il semble être plutôt un état d’âme qu’une vraie
idéologie4. C’est la raison pour laquelle nous considérons le genre frénétique comme une partie du
courant romantique car la frénésie nous présente un état de l’âme que nous retrouvons pendant tout
le romantisme : l’accent sur le moi et les sentiments, un refus de rationalité, l’esprit troublé, un
sentiment d’inadaptation aux temps troublés etc.
3
4
Jaroslav Frycer, « La prose frénétique dans la littérature française », Etudes romanes de Brno XX, Brno, UJEP
1990, p. 11.
Claudius Grillet, Le Diable dans La Littérature au XIXe Siècle, Lyon, Vitte, 1935, p. 9.
3
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
2
Biographie de Charles Nodier
Jean-Charles Emmanuel Nodier naît le 29 avril 1780 à Besançon. Il est le fils de Suzanne Pâris
et d'un père inconnu. Or, en 1791 sa mère épouse Antoine Melchior Nodier ; celui-ci reconnaît
comme son fils le jeune Charles qui commence ses études sous la direction d'Euloge Schneider, le
gouverneur jacobin d'Alsace. Pendant cette même année, son père est nommé président du Tribunal
Criminel départemental, c'est-à-dire le Tribunal révolutionnaire. Dans le but d'encourager Charles à
s'engager dans la voie de véritable “héros”, il lui crée à Besançon la flatteuse réputation d' ”enfant
célèbre”5.
De fait, dans le contexte révolutionnaire il était assez facile d’enthousiasmer le peuple, ce qui
explique le grand rôle qu'un enfant de 11 ans a pu jouer. Charles Nodier fait son premier discours
révolutionnaire en 1790, lors de la rentrée à Besançon d'une délégation envoyée à Paris6. Il fait
suivre un deuxième discours patriotique en 1791, au club des Jacobins de sa ville natale. Malgré ses
sentiments royalistes, ses premiers exploits étaient donc au service de la Révolution française. Aussi
n’est-il pas étonnant que, immédiatement après la chute de l'Empire, il ait tout fait pour accréditer
son royalisme passé et présent. Cependant, son royalisme ne l'a jamais empêché de fréquenter des
cercles politiques libéraux et même républicains. Nodier a donc réussi à conserver son poste d'un
régime à l'autre et il ne semble pas avoir de conviction politique réelle7.
Nodier n'éprouve pas seulement un intérêt pour la littérature, mais aussi pour l'entomologie. Il
se fait membre de la société entomologique de France sous l'influence de son ami Jean-Baptiste
Bory de Saint-Vincent. C'est avec ce même Jean-Baptiste que Nodier écrira en 1821 l'ouvrage
Promenades, dans lequel il intègre des remarques sur la géologie et la flore. Son intérêt pour
l’entomologie pourrait nous traduire déjà sa personnalité compliquée dans laquelle nous retrouvons
beaucoup d’aspects différents.
En 1796, il s'inscrit à l'école centrale de Besançon où il s'engage pour la création d'une société
secrète, les “Philadelphes”, qui constitue le cœur des activités révolutionnaires et des conjurations.
En 1798 il est nommé “bibliothécaire adjoint” de l'Ecole centrale de Doubs, mais il perd ce poste en
1800, suite à une critique acerbe sur les Jacobins.
5
6
7
Miriam S. Hamenachem, Charles Nodier, Essai sur L’imagination mythique, Paris, Nizet, 1972, p. 223.
Id.
Paul Bénichou, L'école du Désenchantement : Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Saint-Amand,
Editions Gallimard, 1992, p. 43-46.
4
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
L'an 1800 est d'une importance cruciale pour Nodier : c'est à partir de ce moment qu’il
commence à fréquenter la secte des Méditateurs. Il s'agit d'un groupe d'auteurs qui admire les
œuvres comme la Bible et des auteurs renommés comme Pythagore, Homère et Chateaubriand. Ils
se considèrent des héritiers du primitivisme philosophico-sentimental des générations précédentes et
ne voient la littérature moderne que comme une littérature de deuil. C'est dans cette optique qu'ils
mirent à la restitution de la pensée et des mœurs antiques 8. Toujours d'un esprit critique, Nodier
défend le goût classique, mais ce sont des romans de proscrits (Les Proscrits, 1802) et des histoires
de brigands (Stella, 1802) qui constituent ses premières tentatives littéraires9. En 1800, Nodier
connaît une première crise personnelle due pour une grande partie à la Révolution : elle était
inhumaine et impuissante à tenir ce qu’elle avait promis. Nodier, quant à la Révolution, oscillait
entre fidélité et reniement10. A cause de ses expériences exaltées et de sa crise personnelle, Nodier
se laisse inspirer par la mélancolie de Goethe. Il est fortement marqué par l'influence du Werther de
Goethe, qui est sans doute à l'origine de l'exaltation sentimentale dont Nodier a donné tant de signes
pendant se première jeunesse11.
A la suite d'une critique sévère à l’égard de Napoléon Bonaparte dans La Napoléone du 1801, il
est emprisonné en 1803. Dans cette même 1803, il perd deux amis qui lui étaient très chers. Suite à
cette grande douleur, il s'accuse auprès de Napoléon d'avoir écrit son pamphlet provocateur, mais
Bonaparte répond en ordonnant son arrestation12. Libéré en 1804 il retourne à Besançon. En 1805 il
s'engage encore dans “la conspiration de l'Alliance” un complot clandestin dont le but est de
kidnapper l'Empereur pendant son voyage en Italie. Après ce dernier « exploit », Nodier abandonne
les folies de la jeunesse : sa vie s'apaise un peu et il commence à faire carrière comme
bibliothécaire. Pendant ces années de repos, Nodier n'écrit presque rien : son exaltation sentimentale
a disparu. En 1808, toutefois, il se marie avec Désirée Charve13. Il s'installe dans la vie bourgeoise,
mais de nouvelles douleurs l’attendent : de ses trois enfants, deux meurent très tôt. Quant à la fille
qui lui reste, il la chérit pendant toute sa vie. Quand elle se marie en 1830, Nodier ressent une
grande solitude14.
8
9
10
11
12
13
14
Ibid, p. 47.
Ibid, p. 46-47.
Ibid, p. 50.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, Paris, Editions Garnier Frères, 1961, p. 3.
Ibid, p. 6.
Ibid, p. 25.
Ibid, p. XI.
5
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Etant bibliothécaire municipal et rédacteur du Télégraphe officiel, le journal officiel de l'Illyrie,
il fait un voyage à Laybach (Ljubljana) en 180915. Ce voyage est important pour notre texte car
Nodier prétend que Smarra est la traduction d’un conte illyrien qui lui a été communiqué à
Laybach. C'est également en Illyrie qu'il crée son roman Jean Sbogar, publié en 1818. Le
personnage principal du roman fonctionne comme une compensation pour ses propres aspirations
qu’il a abandonnées : ayant abandonné la recherche de la gloire comme ange révolté depuis son
mariage, il cherche une compensation dans la création de héros hardis16.
En 1814 il va à Paris, avec sa femme et sa fille Marie où le roi, Louis XVIII, lui donne la légion
d'honneur en 1822. Dans cette même année il devient également le rédacteur du Journal des Débats
où son goût pour l'art et les mœurs classiques transparaît clairement. Pourtant, quand il se remet à
l'écriture des contes en 1821 c'est pour décrire les “songes romantiques” avec Smarra ou Les
Démons de La Nuit. Dès 1821 Nodier entreprend la voie frénétique et les angoisses du cauchemar17.
Il publie le récit d'un voyage en Ecosse pendant l'été de cette même année dans Promenade de
Dieppe aux montagnes d'Ecosse. En plus, il collabore dès 1821 au journal “La Quotidienne” dans
lequel il présente les œuvres de, entre autres, Walter Scott, Rabelais, Lord Byron etc.
En 1822 Nodier entreprend un deuxième voyage en Ecosse où il rencontre Walter Scott qui lui
inspire le conte fantastique Trilby ou le lutin d'Argail, situé en Ecosse. En 1824, Nodier est nommé
bibliothécaire de l'Arsenal à Paris : c’est la bibliothèque du comte d'Artois, le futur Charles X.
Pendant cette période Nodier écrit peu, mais le poste de bibliothécaire lui fournit une belle occasion
de commencer un salon littéraire, le Cénacle qui est généralement considéré comme le premier
salon « romantique ». Le deuxième sera celui de Victor Hugo, quelques années plus tard. Le salon
littéraire de Charles Nodier est décrit dans les mémoires d'Alexandre Dumas, qui a dessiné un
portrait de son ami et protecteur18. Outre Alexandre Dumas et Walter Scott, Nodier était aussi un
ami de Victor Hugo, mais les deux écrivains s'éloignent en 1827. Au cours de cette année, Nodier
part pour l'Espagne où il écrira Inès de las Sierras. En 1829 il poursuit ses activités de critique
littéraire et commence à écrire dans la Revue de Paris.
15
16
17
18
De nos jours, l'Institut français de Ljubljana porte le nom de Charles Nodier.
Miriam S. Hamenachem, op.cit., p.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 25.
Claudius Grillet, op.cit., p. 36.
6
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
L'an 1830 laissera des traces particulièrement douloureuses dans la vie de l'écrivain, et ce, tant
pour des raisons privées que littéraires. A côté du mariage de sa fille, le succès du salon littéraire de
Victor Hugo détourne de l'Arsenal de nombreux habitués. En outre, Nodier qui se sent découragé
par le progrès de l'esprit positif dans le monde moderne, tombe malade. Il avait connu déjà une telle
crise en 1800 : il éprouvait alors un sentiment de vide en lui, mais à cette époque-là, l'avenir lui
paraissait encore intact. Trente ans plus tard, toutefois, apparaît une nouvelle génération, une
nouvelle jeunesse – à laquelle, de toute évidence, il n’appartient plus19. À partir de cette crise
personnelle, il se consacre définitivement à une écriture qui reflète son état d’âme avec La Fée aux
miettes et Jean-François les Bas-bleus20. Ces contes, écrits après la deuxième crise personnelle de
1830, sont alors les plus personnels. Nous le remarquerons entre autres dans son style d’écriture qui
deviendra également plus personnel et qui pourra nous émouvoir mieux21. Il publie encore un article
important intitulé De quelques phénomènes du sommeil. En 1833, il est élu à l'Académie française :
il mène alors une vie loin des tumultes.
Charles Nodier écrit souvent sous son pseudonyme Maxime Odin. En changeant son nom, il
croit modifier aussi sa personnalité et son existence. Il se sert de ce pseudonyme pour publier, entre
autres, les Proscrits et les Souvenirs de jeunesse paraissent en 1831 sous le titre de Mémoires de
Maxime Odin. En outre, plusieurs personnages principaux de ses œuvres portent le nom de Maxime
– c'est le cas dans L'Amour et le Grimoire, Mademoiselle de Marsan et La Neuvaine. Nous
rencontrons aussi plusieurs ouvrages qui paraissent sans nom d'auteur, comme Jean Sbogar et
Infernaliana : l'écrivain aime l'anonymat, parce que cela lui permet de se cacher derrière ses
inventions22.
Charles Nodier meurt à Paris le 27 janvier 1844 à 63 ans. Il est enterré au cimetière du PèreLachaise. Nodier n'a pas vécu d’expériences extraordinaires, le courage lui manquait pour
entreprendre des activités hors du commun. Il a tenté de compenser le manque que, par conséquent,
il ressentait, dans son imagination et dans ses écrits. Il a transformé sa vie en un mélodrame dont il
était l'acteur principal ainsi que le juge. Mais l'existence fictive qui remplace sa vie réelle est
destinée à tromper surtout lui-même23 : à force de fuir l'existence réelle et la prison du moi, il s'est
créé un mythe d'un héros vaillant et fort qui pouvait sauver le Nodier faible et maladroit24.
19
20
21
22
23
24
Pierre-Georges Castex, Le conte fantastique en France : de Nodier à Maupassant, Paris, Jose Corti, 1951, p. 142143.
Ibid, p. 145.
Cf. Chapitre 3 Un auteur à cheval entre deux traditions
Miriam S. Hamenachem, op.cit., p. 221.
Ibid, p. 218-219.
Ibid, p. 228-229.
7
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier avait une âme extrêmement sensible sur laquelle les moindres expériences de vie ont
laissé des traces. Il était très nerveux, avait une personnalité très sensible. L’instabilité qui en
découle se traduit dans son œuvre ; les grandes périodes de créations, au début et à la fin de sa
carrière coïncident avec les moments de déséquilibre dans sa vie25. La première crise personnelle
découle de l’ébranlement moral à cause de la Révolution. Ensemble avec toute une génération,
Nodier a vécu les horreurs de la fin du XVIIIe siècle. Nous retrouverons ces souvenirs dans les
œuvres du genre frénétique au début de l’époque romantique.
25
Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 122-123.
8
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
3
Un auteur à cheval entre deux traditions
3.1
Romantique par le tempérament
3.1.1
Quelques traits romantiques généraux
Charles Nodier a vécu entre 1780 et 1844. Or, c’est précisément à cause de cette position à
cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle qu’il est difficile à classer : il regarde tant l'époque
classique que le - nouveau - courant romantique. Commençons par regarder en quelle mesure
Nodier fait preuve d'une sensibilité romantique ; dans la partie suivante nous aborderons les traits
classiques.
A. Richard Oliver voit en Nodier l’un des pionniers du romantisme26. Cet auteur insiste
beaucoup sur le fait que Nodier accepte les principes de base de la nouvelle école romantique, à
savoir l’influence de certains modèles littéraires empruntés à l'étranger, la redécouverte de
Shakespeare et le respect du passé national. Au tout début du XIXe siècle, Nodier se pose déjà une
question sur Shakespeare qui n'occupera les romantiques qu'un quart d'un siècle plus tard27, quand
apparaissent la Préface de Cromwell de Hugo et Racine et Shakespeare de Stendhal :
Je ne sais pas en quelle mesure les unités établies par les anciens doivent être considérées comme une partie
essentielle et constitutive du poème dramatique, je respecte ces obstacles parce qu’ils semblent être imposés par
28
goût et consacrés par coutume, mais est-ce qu’ils sont appropriés pour l’auteur de Macbeth et Othello ?
Dans un discours laudatif, Nodier explique pourquoi Shakespeare est un auteur à admirer. Il
apprécie surtout sa capacité de délimiter de façon précise le caractère de ses personnages, plus
particulièrement des femmes; son usage du macabre et de l'horreur pour équilibrer le noble et le
sublime; sa création d'esprits et de sylphes pour vivifier l'ensemble. Nodier reproche toutefois à
Shakespeare que tout n’est pas à admirer dans ses pièces. Il s'avère donc un critique plus sensible
que Vigny, Hugo ou Lamartine, qui ne font que porter aux nues Shakespeare29.
À côté de Shakespeare, Nodier se laisse encore influencer par d'autres auteurs étrangers. Dans
Le Peintre de Salzbourg il admet sa dette envers les modèles étrangers et, plus spécifiquement, les
Allemands et les Anglais. Dans ses cours à Dole, il fait preuve d'une grande familiarité avec la
littérature occidentale dans son ensemble, mais il est particulièrement enthousiaste quant à la
littérature anglaise et allemande. Il cite maintes fois des auteurs comme Klopstock et Milton là où
26
27
28
29
A. Richard Oliver, Charles Nodier: Pilot of Romanticism, Syracuse, Syracuse University Press, 1964.
Ibid, p. 85.
Charles Nodier dans A. Richard Oliver, ibid., p. 85, traduit de l’anglais.
Ibid, p. 86.
9
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Dante n'est mentionné que dans quelques phrases de son discours30. Ce n’est pas un hasard : la
littérature d'outre-Manche et d'outre-Rhin est particulièrement importante pour tous les romantiques
au début du XIXe siècle. L’influence de la littérature anglaise surtout se fait sentir pendant les
premières années du romantisme et dans les textes du genre frénétique. Nous reviendrons sur cette
question dans la partie suivante.
Pour ces deux raisons principales (la prédilection pour Shakespeare et l'intérêt pour la littérature
étrangère), Oliver considère Nodier comme un pionnier du mouvement romantique. Il voit en lui un
auteur qui a voulu définir sa position dans le romantisme longtemps avant le combat entre les
classiques et les romantiques. Par son attitude, Nodier a facilité les choses pour les romantiques et a
assuré le triomphe de la nouvelle école31.
3.1.2
La sensibilité préromantique
Nous venons de voir quelques traits romantiques généraux de Charles Nodier. Ses années de
jeunesse ont été particulièrement importantes pour le développement de ce goût romantique.
Pendant ces années, Nodier voit apparaître un siècle nouveau après la Révolution de 1789.
Débutant, il est fortement influencé par le Werther de Goethe qui lui inspire une sensibilité
préromantique32. En effet : pendant sa première jeunesse, il donne beaucoup de signes d'une
exaltation sentimentale causée par le livre de Goethe. Il va même jusqu’à écrire un conte qui
s’intitule La nouvelle Werthérie ! Bien que l'influence directe de Goethe soit un peu fade, l'œuvre
représente bien les tendances sentimentales du jeune Nodier33. Son exaltation est également visible
dans les peines d'amour qu'il évoque dans les lettres à ses amis. Ce désespoir se voit transposé dans
Stella ou les Proscrits, une œuvre de jeunesse dont il dénoncera plus tard l'artifice34.
Nodier avait l'habitude de signaler ses sources par des remarques admiratives. Le procédé est
fréquent, par exemple, dans son roman Jean Sbogar et dans les Proscrits. Nodier y présente d'abord
le trio composé de Montaigne, philosophe du cœur humain, Shakespeare, le peintre de ce même
cœur et Richardson qui en est l'historien. Il signale aussi Sterne et Rousseau, mais ne leur donne pas
de mention spéciale. Or, il accorde la plus grande attention au Werther de Goethe, ce qui indique
l'impact du livre sur le jeune Nodier35.
30
31
32
33
34
35
Ibid, p. 93.
Ibid, p. 99.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. IX.
Ibid, p. 8.
Ibid, p. 3.
Jean Larat, La Tradition et L'exotisme dans L'œuvre de Charles Nodier, Paris, E. Champion, 1923, p. 94.
10
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
E. Montégut discerne dans Nodier un caractère profondément romanesque ; c’est la raison pour
laquelle il écrit qu'il est la proie d’une « mélancolie werthérienne36 ». Les événements
révolutionnaires pourraient en être la cause : les spectacles de la Révolution ont troublé son
équilibre moral de manière à le disposer à accueillir comme un culte la mélancolie 37 : «Lisez son
œuvre de début, par exemple Les Proscrits, et dites si vous n'y sentez pas la marque de cette date de
1800 où, les flots du grand déluge se retirant enfin, la France commençait à compter ses morts et à
reconnaître ses ruines38». Faut-il voir là « une lamentation en plein chant werthérien sur les
malheurs publics et privés de la révolution » 39 ? Nodier, et avec lui toute une génération, se déclare
touché par l'ébranlement moral dont le peuple souffre après les horreurs de la Révolution : le
désordre, des trahisons, la destruction des liens de famille etc. Dans l’ensemble de la littérature
française, Montégut distingue d’ailleurs deux grandes périodes werthériennes : l’une après la terreur
de la Révolution, l’autre après la bataille de Waterloo. Avec son œuvre de jeunesse les Proscrits
(1802), Nodier s'inscrit dans cette première période werthérienne40.
Dans les Proscrits, il brosse pour la première fois le portrait d'un égaré, le Fou de SainteMarie41. Il entend dénoncer par là l'idée d'un sixième sens, qui sera importante dans ses œuvres
suivantes. En effet : ce sera le don de plusieurs de ses héros, entre autres de Jean-François dans les
Blas-Bleus et de Michel le Charpentier dans La Fée aux Miettes. Il aborde ainsi les préoccupations
occultes qui seront importantes pour le grand romantique Nerval, sur qui Nodier a exercé une
influence importante. Il lui a ouvert les portes en traçant, au début du XIXe siècle, une des voies les
plus fécondes de l'aventure romantique42.
3.1.3
Le statut particulier du rêve
A côté de sa passion pour les voies occultes, Nodier accorde aussi beaucoup d'importance au
thème du rêve que nous retrouverons, entre autres, dans notre texte Smarra ou Les Démons de la
Nuit. Nodier exalte les visions du sommeil en raison de la communication qu'elles semblent pouvoir
établir entre l'homme et l'au-delà :
Il est certain que le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée, sinon
dans les illusions passagères dont il l'enveloppe, du moins dans les perceptions qui en dérivent et qu'il fait surgir à
son gré de la trame des songes. [...] Il semble que l'esprit, offusqué des ténèbres de la vie extérieure, ne s'en
36
37
38
39
40
41
42
Ibid, p. 90-91.
Id.
E. Montégut dans Jean Larat, id.
Id.
Id.
Id.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 9.
11
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
affranchit jamais avec plus de facilité que sous l'empire de cette intermittente, où il lui est permis de reposer dans
43
sa propre essence, et à l'abri de toutes les influences de la personnalité de convention que la société nous a faite .
Selon lui, les songes sont les seuls à montrer la carte de l'univers imaginable, tandis que
l'univers sensible est infiniment petit. Nodier attribue même une fonction véritablement sociale au
rêve44 :
L'impression de cette vie de l'homme que le sommeil usurpe sur sa vie positive, comme pour lui révéler une autre
existence et d'autres facultés, est donc essentiellement suspectible de se prolonger sur elle-même et de se propager
dans les autres; et comme la vie du sommeil est bien plus solennelle que l'autre, c'est celle-là dont l'influence a dû
prédominer d'abord sur toutes les organisations d'un certain ordre; c'est celle-là qui a dû enfanter toutes les hautes
pensées de la création sociale, initier les peuples aux seules idées qui les ont rendus imposants devant l'histoire.
Sans l'action toute puissante de cette force imaginative, dont le sommeil est l'unique foyer, l'amour n'est que
45
l'instinct d'une brute, et la liberté que la frénésie d'un sauvage .
Pierre-Georges Castex considère le thème du rêve comme un élément avant tout romantique.
Remarquons toutefois que ce thème n'a pas été exploré par les romantiques avant Gérard de Nerval
qui, lui, avait été influencé par Nodier. Dans ce sens nous pourrions même regarder ce thème
comme une indication du statut de pionnier de notre auteur. En outre, l'état de veille et l'état de
songe ont été importants pour ses observations sur le moi, qui est une réflexion continue sur le
mécanisme de ces deux correspondances. Il en a recherché les lois et a compris qu'il était possible
de découvrir les secrets du moi profond46. Cette analyse intérieure est d'une importance capitale et
fait de Nodier un précurseur : sa faculté de dédoublement du moi lui a permis d'assister, comme un
spectateur, aux désordres nés de son tempérament excessif47. Il annonce ainsi les enquêtes qui
contribueront à élaborer une science du rêve48. Cette science sera exploité par les psychanalystes de
la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Sigmund Freud, le célèbre psychanalyste autrichien qui
a consacré une grande partie de sa vie à l’explication des rêves les plus bizarres. Le thème du rêve,
toutefois, n’a pas inspiré que les psychanalystes. Il fascinait aussi les symbolistes de la deuxième
moitie du XIXe siècle, comme Verlaine et Rimbaud.
3.1.4
Les soirées de l’Arsenal
A côté du rêve, les soirées de l'Arsenal marquent certainement un des côtés les plus romantiques
de Nodier. Quand il est nommé bibliothécaire de l'Arsenal en 1824, la bibliothèque de Charles X,
Nodier voit une possibilité de commencer un salon littéraire, le Cénacle. Or, le salon littéraire de
43
44
45
46
47
48
Charles Nodier dans Paul Bénichou, op.cit., p. 69.
Nodier dans Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, Paris,
Union Générale d'Editions, 1980, p. 17.
Id.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XVI.
Ibid, p. XIV.
Il a écrit un article important à cet égard en 1831dans la Revue de Paris : « Quelques phénomènes du sommeil »
12
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier est généralement considéré comme le premier salon romantique. La liste d'auteurs qui
fréquentent le salon est d’ailleurs impressionnante : nous retrouvons parmi eux des noms célèbres
comme Dumas, Hugo, Delacroix, Musset, Balzac, Sainte-Beuve, Gautier, Nerval et Vigny ainsi que
des auteurs moins connus auxquels Nodier offrait de l'aide et de l'amitié. Pensons dans ce contexte à
Pavy, Bertrand, Turquety et un certain Jacques Boé, qui écrivait en patois49. Claudius Grillet nous
indique aussi l'influence de l'Arsenal et de Nodier sur les soi-disant 4 grands romantiques :
Lamartine, sur lequel cette influence est la moins évidente ; Vigny, qui venait souvent mais assez
irrégulièrement ; Musset qui n'a subi que tardivement l'influence à cause de sa trop grande attention
pour la fille de Nodier et Hugo, sur qui son influence est le plus claire50. Hugo a lu quelques textes
de Nodier parmi lesquels Smarra ou Les Démons de La Nuit et Infernaliana.
Hugo, influencé de manière profonde par Nodier, fonde quelques années après lui, en 1828, un
deuxième cénacle dans la rue Notre-Dame-Des-Champs. Le cénacle est encore plus romantique que
celui de Nodier. Après une longue amitié, les deux auteurs s'éloignent – entre autres, en raison de
leurs conceptions politiques différentes : Nodier était déçu par Hugo qui est de plus en plus attiré
par un bonapartisme sentimental. En outre, il ne pouvait pas supporter la célébrité grandissante de
Hugo et le fait qu'il choisissait de plus en plus son propre chemin – notamment, en fondant un
deuxième cénacle littéraire. De fait, ce salon attire surtout des jeunes poètes « maudits », qui se
drapent dans leur malédiction et qui sont tourmentés de faim et d'idéal. Ce sont des vrais bohèmes
des lettres, méconnus, mécontents d'eux-mêmes et des autres51.
Nous pouvons nous faire une image du salon littéraire de Nodier grâce aux mémoires
d'Alexandre Dumas, qui était un ami personnel de Nodier. (D’ailleurs, Dumas récupérera, plus tard,
la matière narrative de Nodier, et mettra impudemment en scène l’écrivain mourant qui lui donne la
permission d'utiliser ses textes52.) La convivialité règne dans le salon de Nodier et les auteurs y
combinent la danse et le dîner avec des conversations et des lectures. Nous lisons dans les mémoires
de Dumas53 que
Le repas est à six heures. A huit heures on passe au salon, un grand salon blanc Louis XV, avec douze chaises, un
fauteuil, un canapé, des rideaux de casimir rouge. De huit à dix, on converse, on déclame. Après avoir causé ou fait
la littérature, le maître de la maison se tournait vers Lamartine ou vers Hugo: “Assez de prose comme cela, disaitil, des vers, des vers, allons!” Et sans se faire prier, l'un ou l'autre poète, de sa place, les mains appuyées au dossier
d'un fauteuil, ou les épaules assurées contre le lambris, laissait tomber de sa bouche le flot harmonieux et pressé de
54
sa poésie... .
49
50
51
52
53
54
Richard Bolster, « l'Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier (1824-1834) », French Studies, 57, octobre
2003, p. 546
Claudius Grillet, op.cit., p. 38-41.
Ibid, p. 72.
Id.
Ibid, p. 36.
Alexandre Dumas dans Claudius Grillet, id.
13
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier encourage la diversité des opinions : c’est ce qui, ensemble avec son propre
tempérament satirique, empêche le salon de devenir une secte autocélébrante. Nodier possède en
outre le don de susciter le meilleur dans chacun des auteurs et il sait mettre beaucoup de charme
dans ses conversations qui lui donnent la possibilité d'exercer une influence intellectuelle
considérable. Selon Laisney, le salon littéraire de Nodier a relevé la complexité romantique qui est
tellement difficile à définir et qui est plutôt un état d'âme qu'une doctrine55.
Lacassin confirme que grâce à ces soirées où on réunissait sous le patronage de cet “ancien”
tous les “modernes” de Hugo à Nerval en passant par Balzac et Dumas 56, Nodier apparaît comme le
patriarche bienveillant du mouvement romantique. Notons toutefois la nuance apportée par
Lacassin, qui nomme Charles Nodier un “ancien” dans un cénacle romantique.
Jean Larat confirme, pour sa part, le rôle historiquement important du cénacle : Nodier
permettait aux jeunes romantiques de se regrouper dans son salon afin de pouvoir se reconnaître et
s'organiser. Mais une fois l'organisation faite, le cénacle devient inutile et les romantiques préfèrent
cet autre salon littéraire, très romantique, dans la rue Notre-Dame des Champs. A partir de 1829, on
ne fréquente le cénacle de Nodier que par reconnaissance ou pour le plaisir de l’entendre raconter57.
3.1.5
Son jugement sur le XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle ne reçoit, de la part des romantiques, que du dédain. En effet : la sensibilité
romantique désapprouve le rationalisme du siècle précédent. Aussi Nodier s'exprime-t-il contre la
tyrannie de la raison en réhabilitant entre autres les extases des fous et des grands rêveurs. Il
convient toutefois de nuancer ce point, car même si la condamnation du siècle de la raison s’accorde
avec le côté romantique de Nodier, celui-ci tente de décrire les affinités entre les deux époques. Il
veut par exemple démontrer qu'une partie de la veine littéraire du XVIIIe siècle se retrouve dans la
littérature romantique58.
En tant qu'écrivain, Nodier a très certainement subi l'influence du XVIIIe siècle. Larat par
exemple indique trois poèmes dans lesquels on reconnaît la marque du siècle précédent par l'usage
de la mythologie et par l'expression du plaisir59. Il s'agit de La nuit des montagnes, du Peintre de
Salzbourg et du Portrait de Cloé. En outre, un des philosophes des plus connus du siècle des
55
56
57
58
59
Claudius Grillet, op.cit., p. 9.
Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 12.
Jean Larat, op.cit., p. 308.
Ibid, p. 72.
Ibid, p. 53.
14
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Lumières, Jean-Jacques Rousseau, a lui aussi laissé des traces dans les idées de Charles Nodier. Au
début de sa carrière littéraire, Nodier n'était pas encore capable de sentir l'originalité profonde de
Rousseau à cause de son admiration encore trop grande pour les antiques. Or, nous remarquons déjà
l'influence de la Nouvelle Héloïse dans quelques pages d'un manuscrit de Nodier intitulé C'était une
Femme ou l'Innocente Supercherie Comédie en un acte et en vers. Dans ce texte, Nodier traduit un
fragment de l'œuvre de Rousseau dans le style des versificateurs de son temps. On a alors
l'impression de lire un fragment de Rousseau transposé dans le langage de Corneille ou de Racine 60.
L'influence d'un philosophe comme Rousseau ne doit pas étonner, toutefois, puisqu'il peut être
considéré, à bien des égards, comme un précurseur de la littérature de la sensibilité tellement chère
au courant romantique. Dans ce sens, nous comprenons la raison pour laquelle Nodier condamne les
auteurs du XVIIIe siècle à l'exception de Rousseau. Car il formule des critiques sévères à l’égard
des autres auteurs de ce siècle, et notamment Voltaire : « L'auteur de Mérope, de Mahomet, de
Zaïre, et surtout, selon moi, d'OEdipe et de Brutus, occupe incontestablement le premier rang parmi
les poètes dramatiques de second rang61 ». Or, tant Nodier condamne Voltaire, tant il admire
Rousseau, surtout pour son style enchanteur. Pour Nodier, le style constitue un élément fondamental
qui peut faire pardonner tout le reste. C’est pour cette raison qu’il a toujours pris la défense d'un
autre assez inconnu auteur du XVIIIe siècle, qui s'appelle Meusnier de Querlon. Nodier lui attribue
même un essai qui s'intitule Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque :
J’aimerai d'ailleurs disait-il, à dire un mot de Querlon, le seul des littérateurs du dix-huitième siècle pour lequel je
puisse avouer sans orgueil quelque sympathie d'étude ou de destinée. C'était un honnête homme, formé à de bonnes
et de utiles recherches qu'il savait résumer dans un bon style, et que j'approuverais en tous points, si la manie des
raretés philologiques n'avait quelquefois entraîné cet esprit naïf à l'exploration de certains auteurs que la décence
condamne. [...] L'habitude du travail, si précieux pour les langues, le conduisait presque malgré lui à une imitation
de Pétrone où il ne manque que le nerf éloquent et le cynisme du modèle; [...]. Les Soupers de Daphné sont un joli
62
pastiche français du Satyricon, et c'est comme cela qu'il faut les voir .
Tout ceci permet de mieux comprendre les contradictions apparentes dans le jugement de
Nodier sur le XVIIIe siècle. Il condamne, comme tous les romantiques, le siècle de la raison, mais à
l'exception de Rousseau. Il condamne le libertinage pour protéger la sensibilité, qui est représentée
essentiellement par Rousseau. Il restera un maître pour lui même s'il a vécu dans un siècle mépris
par tous les romantiques63.
60
61
62
63
Ibid, p. 55.
Charles Nodier dans Jean Larat, ibid., p. 68.
Ibid, p. 71-72.
Ibid, p. 69.
15
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
3.2
Classique par le goût
3.2.1 Une prédilection pour les auteurs du XVIe siècle
Nous venons d’examiner le côté romantique de Nodier. Or, nous avons déjà vu qu’il a une
personnalité assez compliquée, dans laquelle on retrouve aussi des traces d'un goût classique. Ses
tentatives de réhabiliter le XVIe siècle en constituent un bel exemple. En effet : Nodier considère le
XVIe siècle (au même titre, d’ailleurs, que le Moyen Age), comme une époque de vraie tradition
française, alors que le XVIIe siècle se révèle trop gréco-romain64. Notre auteur a joué un rôle très
important dans la réhabilitation du XVIe siècle, aux côtés de Sainte-Beuve, et il avait fait des
lectures attentives des auteurs majeurs de ce siècle - Montaigne, Rabelais et leurs contemporains :
« Avez-vous lu Montaigne, Charron, Rabelais et Sterne? Si vous ne les avez pas lus, lisez-les. Si
vous les avez lus, il faut les relire65 ». Nodier a été initié à cette littérature quand il était encore très
jeune ; son père lui faisait lire les classiques du XVIe siècle. Ainsi, Nodier a développé une
prédilection pour l'œuvre de Montaigne et d'Amyot et plus particulièrement pour son Plutarque66.
Derôme, qui a étudié la prédilection de Nodier pour le XVIe siècle, précise que son intérêt pour
cette époque n'est pas forcément purement littéraire. Il indique aussi des motivations personnelles
lorsqu’il dit que Nodier pourrait s'identifier avec Montaigne dont la formation a été fortement
influencée par les temps troublés où il a vécu. Nodier a vécu dans une situation similaire, dans un
temps troublé par la Révolution et l'alternance de régimes politiques. Cette ressemblance pourrait
l'avoir attiré. Sa préférence pour Montaigne ne bloque pourtant pas sa sensibilité préromantique et le
culte de la mélancolie de Werther. De fait, c’est cette combinaison d'un culte de la mélancolie et
d'une lecture attentive de Montaigne qui encourage, chez Nodier, la subtilité de l'analyse des
sentiments67.
Regardons quelques œuvres de Nodier dans lesquelles sa prédilection pour le XVIe siècle est
très claire. Commençons par le Dictionnaire des Onomatopées (1808)68. La préface évoque déjà le
polyglotte Rabelais par l'accumulation de langages étranges, mais en même temps nous remarquons
une continuité avec le lignage de Chateaubriand qui est considéré comme l'initiateur du mouvement
romantique en France :
64
65
66
67
68
Derôme dans Jean Larat, op.cit., p. 271.
Charles Nodier dans Jean Larat, ibid., p. 272.
Id.
Ibid, p. 272-273.
Ibid, p. 273-275.
16
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier ne méconnaîtra d'ailleurs jamais le charme de ses énumérations demi-lyriques, demi-comiques. Ce qui est
singulier c'est que Nodier se trouve ainsi placé en même temps dans le sillage de Chateaubriand interprétant
musicalement les bruits de la forêt et dans la tradition de Rabelais si grisant de mots sonores et de savoir
amorcelé69 .
Notons par ailleurs que les auteurs du XVIe siècle sont fréquemment cités dans ce dictionnaire.
Prenons Ronsard : son Alouette y est repris presque entièrement. Parmi les auteurs appréciés
figurent évidemment Montaigne, mais aussi Amyot, Mathurin Regnier, De Bellay et surtout Marot.
Nodier atteste d’ailleurs dans une lettre à son ami Weiss, écrite le 13 novembre 1811, qu'il lit surtout
Charron, Amyot et Montaigne. Il parle de ce dernier en termes d'amitié avec des formules comme
« notre bon Montaigne ». D'après la liste d'auteurs cités, nous voyons que Nodier ne lit pas
seulement des œuvres de conteurs et d'érudits du XVIe siècle, mais également des poètes les plus
importants70.
Dans une autre œuvre qui s'intitule Questions de Littérature égale, Nodier parle toujours avec
beaucoup d'enthousiasme de Montaigne : « ces beaux chapitres », « une superbe page de
Montaigne». D'ailleurs, dans cette œuvre l'auteur le plus cité est Montaigne, alors que dans le
Dictionnaire des Onomatopées c'est Rabelais71. Toujours dans les Questions, Nodier défend la
propriété du travail d'Amyot et précise les qualités de son langage. Il s'exprime donc clairement en
faveur des classiques du XVIe siècle. Quant aux auteurs du XVIIe siècle, ils sont peu vantés au prix
« de nos excellents auteurs du seizième siècle72 ». Racine, Molière et La Fontaine paraissent surtout
comme les héritiers et les débiteurs de Rabelais. Notons toutefois que Nodier se révèle enthousiaste
quand aux prosateurs du XVIe siècle, mais beaucoup moins quant aux poètes. Dans les Questions,
par exemple, Nodier ne parle pas de façon très positive de Ronsard, un poète du XVIe siècle73.
De fait, la redécouverte des poètes de la Pléiade est principalement le mérite d'autres auteurs.
Nodier considère le XVIe siècle comme la seule époque véritablement « classique » ; il exprime
ainsi un véritable regret : « Le commun des lecteurs ne peut plus s'inspirer des délicieuses
compositions de Marot... s'éclairer au flambeau de la sublime philosophie de Montaigne, parce que
leur orthographe n'est plus accessible à une instruction vulgaire74 ».
Nodier a toujours exalté le XVIe siècle. En 1826, il fait l'éloge de Marot dans la Quotidienne. Il
avait déjà fourni à la même revue littéraire un article enthousiaste sur Rabelais trois années plus tôt :
69
70
71
72
73
74
Ibid, p. 273.
Ibid, p. 274.
Ibid, p. 275.
Id.
Id.
Ibid, p. 276.
17
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
« L'interprétation romantique de Rabelais avant tout philosophe et qu'on aurait presque fait
mélancolique, sous l'amas de son savoir et de ses plaisanteries, semble avoir trouvé sa première
formule dans cet article de Nodier75 ».
Entre 1823 et 1826, Nodier parle très favorablement de Marot. Par contre, il n'ira jamais si loin
dans la réhabilitation de Ronsard. Notons que dans un combat posthume entre les deux auteurs,
Ronsard et Marot, Nodier prend parti pour la tradition léguée par le siècle précédent : il passe la
Pléiade sous silence76. Derôme pense que notre écrivain retrouve peut-être dans Marot la touchante
expression des passions de la tendresse, la mélancolie même qui feront le mérite des romantiques.
Nodier fait de Marot un précurseur des romantiques et du XVIe siècle une époque qui a éprouvé la
sensibilité, la mélancolie moderne. L'absence de Ronsard dans ses vues sur la sensibilité laisse
croire que Nodier est loin de comprendre cet auteur, au moins pas aussi bien que Marot77.
On voit donc comment l'époque classique et celle romantique se relient dans cette personnalité
très intéressante. Nodier préfère toujours des auteurs qui ont, comme lui-même, une personnalité qui
ne se laisse pas classer dans un seul courant. Quand il exprime son admiration pour un auteur
comme Marot, il s’agit d’un écrivain qui n’est pas tout à fait classique, mais qui a pressenti la
mélancolie romantique.
Regardons à présent une autre caractéristique de Nodier qui trahit son admiration pour l'époque
classique : son utilisation de la langue.
3.2.2 Le combat contre la corruption de la langue
Le goût traditionnel de Nodier se révèle aussi dans ses choix au niveau du style et de la langue.
En effet : Nodier se propose de défendre la langue française contre les menaces de corruption. Aussi
bien dans les séances académiques que dans ses écrits, il lutte pour une pureté d'expression dont les
grands auteurs des siècles passés ont donné l'exemple78. Il condamne, en revanche, l'utilisation de
jargons et de néologismes propre, selon lui, au XIXe siècle.
E. Faguet s’est intéressé à cette préoccupation de Nodier pour la pureté du langage79. Il pose que
la langue française s'était beaucoup appauvrie, presque desséchée, au XVIIIe siècle. Nodier cherche
chez les auteurs anciens, du XVIe siècle surtout, des expressions capables de renforcer le
75
76
77
78
79
Ibid, p. 277.
Ibid, p. 284.
Id.
Jean Larat, op.cit., p. 286.
E. Faguet dans Jean Larat, op.cit., p. 286.
18
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
vocabulaire appauvri et de donner une vie nouvelle à la langue française80. Si Nodier reproche à
Ronsard d'avoir emprunté à l'antiquité, il est ironique de noter que le mérite principal de Nodier
tient, selon Faguet, au fait d'avoir recherché chez les vieux auteurs nationaux français des ressources
verbales : « Il rendait service aux romantiques qui, par eux-mêmes assez ignorants, puisant leur
vieille langue dans Charles Nodier, un peu aussi dans Sainte-Beuve et disposaient ainsi d'un
vocabulaire judicieusement enrichi81 ».
Au niveau de la langue, Nodier se révèle être des conservateurs les plus résolus et les plus
conscients – et ce autant dans le domaine de la philologie que dans d'autres domaines 82. Nous
pouvons nous en rendre compte dans Smarra ou Les Démons de La Nuit : dans ce conte de 1821,
nous retrouvons une harmonie et une pureté de langage qui, en fait, convient peut-être assez mal à
un texte qui tourne autour du cauchemar. En effet : Castex note que le style est trop sage pour rendre
avec relief le désordre des hallucinations83 ! Il y a, cependant, une évolution : Smarra a été écrit en
1821 et quand on regarde des contes écrits après 1830 (comme Inès de las Sierras), on note que le
style change : le vocabulaire devient plus précis et l'artifice moins apparent. S’il est vrai que
l'expression est rarement d'une vigueur soutenue, Nodier reconnaît sa faiblesse 84. D’ailleurs, il nous
émeut le plus quand il exprime des sentiments personnels. A ce moment-là ses mots prennent vie et
il n'essaie plus de les mettre dans un ordre trop rigide selon les lois d'une élégance formelle85.
3.2
Les critiques : incomplètes et superficielles
3.2.1
Une personnalité difficile à saisir
Le mélange de caractéristiques romantiques et classiques laisse croire que Charles Nodier n'a
pas de personnalité ni d'œuvre qui se laisse réduire à une unité86. En outre, Nodier n'est pas
seulement écrivain, il est à la fois entomologiste, herboriste, linguiste, lexicographe, paléographe,
bibliographe, bibliomane, mémorialiste, philosophe et voyageur. Sa personnalité nous traduit de la
dissimulation, de la conspiration, de la mystification et surtout de la contradiction87.
80
81
82
83
84
85
86
87
Id.
Id.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XX.
Ibid, p. XXI.
Id.
Id.
Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 14.
Ibid, p. 10-11.
19
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier est un auteur extrêmement difficile à saisir. Quelques critiques s’y sont quand même
essayés ; ils ont tenté d’éclairer chaque aspect de cette personnalité compliquée mais captivante. Or,
bien qu’ils aient toujours voulu dresser le tableau le plus complet possible, il n'y en a pas beaucoup
qui ont réussi. Les analyses de la personnalité de Nodier restent souvent superficielles et
incomplètes, surtout dans les premières tentatives. Sans compter qu'il n'y a pas tant de
commentateurs qui se sont occupés de Nodier…
C’est dans les œuvres de Pierre-Georges Castex, Paul Bénichou, Ida Merello, Jean-Luc
Steinmetz, Georges Zaragoza, Jean Larat, Montégut et Derôme88, que nous trouvons les
commentaires les plus importants sur Charles Nodier. Nous examinerons également les études de
Hubert Matthey et de Claudius Grillet pour rendre notre vue d'ensemble la plus complète que
possible. Notons tout d'abord qu'à partir des années 1970-1980, les critiques commencent à
commenter leurs prédécesseurs : ils tentent de saisir toutes les nuances de sa personnalité, tandis que
les jugements antérieurs étaient souvent moins nuancés.
Commençons par les opinions de Montégut et de Derôme (qui sont mentionnées dans le livre de
Jean Larat de 192389) et de Hubert Matthey, qui a publié son œuvre en 191590. Nous avons déjà vu
que Derôme91 a surtout étudié le côté classique de Nodier, en parlant de ses tentatives de réhabiliter
le XVIe siècle, alors que Montégut souligne son attrait pour le mouvement romantique, tout comme
Hubert Matthey. Ces derniers n'insistent pas sur les aspirations classiques de Nodier : les seules
nuances qu'ils apportent consistent à indiquer sa place particulière dans le mouvement romantique.
Hubert Matthey note, pour sa part, que Nodier se trouve un peu à l'écart du mouvement romantique.
Il parle de lui comme d’un pionnier, d’un batteur d'estrade du romantisme92. Il dit aussi que Nodier
se contente d'éventer les pistes nouvelles et que les autres doivent les suivre et les exploiter93.
Montégut est plus précis lorsqu’il pose que Nodier a fait une tentative de rétablir les affinités de
l'époque romantique avec le XVIIIe siècle, une époque pourtant haïe par les romantiques. Nodier se
distingue en cela du romantique typique ; il a même subi l'influence d'un philosophe important des
Lumières – Jean-Jacques Rousseau !
En examinant les remarques de Claudius Grillet, qui a publié son Diable dans La Littérature au
XIXe Siècle en 1935, on voit apparaître une première nuance. Or, bien que Grillet admette que
88
89
90
91
92
93
Nous connaissons le jugement de Montégut et de Derôme à travers l'œuvre de Jean Larat.
Jean Larat, op.cit., p. 271.
Hubert Matthey, Essai sur le Merveilleux dans La Littérature française depuis 1800, Paris, Payot, 1915.
Il a publié à cet égard les Causeries d'un Ami des Livres en 1887.
Hubert Matthey, op.cit., p. 57.
Ibid, p. 58.
20
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier soit romantique par ses idées, mais classique par son âge, l'accent est à nouveau mis sur son
caractère romantique. Grillet insiste donc sur l’importance des soirées de l'Arsenal. Toujours selon
Grillet, les démons de Nodier sont ceux des légendes médiévales : ils indiquent de nouveau une
inclination vers le mouvement romantique, qui attache beaucoup d'importance à la redécouverte de
la période médiévale. Enfin il décrit pendant plusieurs pages l'influence de Nodier sur les quatre
grands romantiques, Lamartine, Vigny, Musset et surtout Hugo. Grillet aussi montre donc un plus
grand intérêt pour le côté romantique de Nodier que pour ses idées classiques.
3.2.2
Les premières tentatives d'une image complète de Nodier
Il faut attendre Pierre-Georges Castex pour voir la première tentative de décrire les différents
aspects de la personnalité de Nodier. Lorsqu'il publie en 1961 les contes de Nodier, il pourvoit son
œuvre d'introductions pour les textes, de commentaires ainsi que d'une biographie de l'auteur. Dans
ses notes, il essaie de toucher autant à l'aspect classique qu’aux caractéristiques plus proprement
romantiques. Selon Castex, Charles Nodier peut être considéré comme un romantique par son
combat contre la tyrannie de la raison, par ses tentatives de réhabilitation des extases des fous et des
grands rêveurs, l'attention qu'il apporte aux mythes des primitifs et sa célébration des naïvetés de la
conscience enfantine94. Castex remarque aussi l'importance des soirées de l'Arsenal pour le
développement des idées romantiques de Nodier, mais il prête également attention à l'influence du
Werther de Goethe. Il est ainsi le premier à remarquer la sensibilité préromantique de Nodier, qu'il
éprouvait comme écrivain débutant. Nous avons vu que cette sensibilité se fait remarquer dans les
premières œuvres de Nodier, par exemple dans Les Proscrits. Castex a donc bien compris
l'attachement de Nodier au mouvement romantique. Pourtant, il n'oublie pas son goût classique :
Il esquissait avec plus de hardiesse qu'aucun de ses contemporains cette révision des valeurs qui donne peut-être au
mouvement romantique sa signification la plus profonde et qui tend à s'accomplir dans les audaces multiformes du
surréalisme. [...] Néanmoins cette hardiesse s'allie paradoxalement aussi au goût le plus traditionnel95.
Nous remarquons dans cette citation que Castex ne voit pas seulement se fondre deux époques
dans un seul auteur, mais qu'il touche en même temps la position de Nodier comme pionnier. Castex
considère notre auteur comme un précurseur des psychanalystes à cause de l'importance qu'il
accorde au rêve. Quant à son goût classique Castex remarque que Nodier défend la langue française
contre la corruption. Il note sa prédilection pour une pureté de langue qui se rattache à l'époque
classique. Toutefois, en se limitant à la langue, il ne parle pas des lectures de Nodier des auteurs
classiques comme Montaigne et Rabelais, ni des auteurs appréciés par lui comme Regnier, Amyot et
94
95
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XIX.
Ibid, p. XIX-XX.
21
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
surtout Marot. En outre, Castex ne remarque pas la différente appréciation de Nodier pour les
auteurs classiques du XVIe siècle et ceux du XVIIe siècle.
Castex reste donc assez limité dans ses remarques sur le goût classique de Nodier. Il est,
toutefois, l’un des premiers à parler vraiment du côté classique et du côté romantique de Nodier.
Tous les autres critiques s’étaient, jusque-là, concentrés sur le côté romantique de Nodier, à
l'exception de Derôme qui a signalé sa prédilection pour le XVIe siècle. Castex remarque en outre
les influences que le XVIIIe siècle a exercées sur lui. Comme Nodier, enfant, avait connu Cazotte,
Swedenborg et Saint-Martin, Castex voit qu'il s'est tourné vers l'illuminisme. Il fait aussi des efforts
pour décrire les observations personnelles de Nodier, qui ont été encouragées par Voltaire et Diderot
dont il a condamné les idéologies mais dont il a subi l'influence. Notons toutefois que l'influence
principale de cette époque ne vient pas de Voltaire ou de Diderot, mais de Rousseau. On remarque
donc la maladresse qui se faufile de temps à autre dans ses observations et ses commentaires, mais
la volonté de dessiner une image complète des idées de Nodier y est bien présente. Castex est le
premier à remarquer différents aspects de sa personnalité tels que son goût classique, son côté
romantique, l'influence du XVIIIe siècle ainsi que sa position de pionnier.
Dans l'esprit de Grillet, Castex utilise une autre formulation pour décrire l'opposition
fondamentale dans Nodier : « Romantique par le tempérament, classique par le goût96 ». A la
différence de Grillet, toutefois, Castex comprend les conséquences de cette formulation tandis que
Grillet n'a donné attention qu'à la partie romantique. Castex comprend que cette opposition dans
Nodier lui donne un visage ambigu qui pourrait expliquer l'hésitation de la postérité à discerner son
importance véritable. Il remarque qu'on a tendance à célébrer Nodier comme un défenseur des
traditions et non comme un pionnier, mais qu'il mérite bien les deux titres97. Non seulement, il les
mérite, mais il est même nécessaire de les lui accorder s'il veut avoir une chance de survivre. Pour
Castex, son œuvre de conteur est là pour nous aider à lui rendre pleine justice98.
L'édition qu'a faite Pierre-Georges Castex a longtemps été la référence et il est aujourd’hui
considéré comme un des plus importants commentateurs de Nodier. A partir des années 1980,
toutefois, plusieurs autres critiques de Nodier ont commencé à formuler des reproches à son égard.
Ils lui reprochent notamment un jugement trop peu nuancé et ont par conséquent essayé de
compléter son travail en étudiant encore d'autres aspects de la personnalité de Nodier.
96
97
98
Ibid, p. XXIII.
Id.
Id.
22
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
En 1980 apparaît une autre édition des contes de Nodier d'après l'exemple de Castex. Jean-Luc
Steinmetz publie quelques contes de Nodier pourvus de commentaires et de notes99. Lui aussi a
choisi de se limiter aux contes de Nodier, mais il nous avertit que l'étiquette « Nodier le conteur »
ne tient pas compte des multiples facettes de sa personnalité. Steinmetz comprend l'importance de la
formation de Nodier par la lecture de Montaigne, de Rousseau et de Bernardin de Saint Pierre qu'il
nomme maîtres de la rêverie ainsi qu'une littérature liée à la société. Une période troublée ne peut
que produire des textes sombres et violents, qui sont marqués par la violence de la Révolution et
l'instabilité des régimes100. Nodier a également vécu dans un temps marqué par un combat entre le
classicisme et le mouvement romantique :
Dans la lutte d'école entre le classicisme agonissant du XVIIIe siècle et les fulgurances du romantisme naissant, il a
maintes fois montré son enthousiasme pour les productions artistiques les plus avancées; il n'en a pas moins tenu en
estime des auteurs plus mesurés (avec une prédilection pour les minores) et son attention d'humaniste n'a jamais
négligé de porter un regard rétrospectif et souvent cordial sur les œuvres du passé 101 .
Cependant Steinmetz voit en Nodier surtout un partisan des romantiques : il collabore à la revue
la Muse française et il lui procure de nombreux articles ; il constate que l'école du désenchantement
constitue le seul mode d'expression pour la jeune génération. Il met aussi l'accent sur l'importance
de la Révolution. Il note que Nodier est un homme hanté, habitué aux angoisses, familier du suicide
dont il chérit l'image102 : « S'il faut voir là plus d'une concession aux modes romantiques il convient
d'avantage de s'interroger sur le motif essentiel de cette préoccupation. L'Histoire, les affres de la
Terreur, les massacres de l'Empire l'avait familiarisé avec le 'cauchemar' social 103 ». Steinmetz
reprend ici les exemples que nous avons notés dans la biographie de Nodier. Il s'est familiarisé avec
la guillotine par l'exécution de son professeur de grec, Euloge Schneider, et par son père qui était le
président du Tribunal Criminel.
A première vue, nous ne remarquons pas beaucoup de nouveautés dans les commentaires de
Steinmetz par rapport au travail de Pierre-Georges Castex. Il parle, toutefois, de façon plus élaborée
de la postérité de l'ouvrage littéraire de Nodier. De fait, Steinmetz ne lui voit aucune postérité
littéraire, il rejette même son statut de pionnier par rapport aux surréalistes :
Il demeure solitaire, inimitable, indéfendable peut-être. Ceux-là même dont on aurait pu s'attendre à ce qu'ils le
remettent en lumière, les surréalistes, ont fait preuve d'une rare discrétion à son égard. Ils donnèrent une vie
nouvelle aux œuvres de Borel ou de Forneret. Ils passèrent Nodier sous silence. [...] Deux surréalistes cependant
99
100
101
102
103
Charles Nodier, Smarra, Trilby et autres contes, chronologie, préface, bibliographie et notes par Jean-Luc
Steinmetz, Paris, Garnier-Flammarion, 1980.
Ibid, p. 26.
Id.
Ibid, p. 28.
Id.
23
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
furent sensibles, sur le tard, à ce 'rêveur' et, s'ils n'insistèrent guère, du moins laissent-ils entendre à quel point il fut
le compagnon de leurs veilles 104.
Pour Steinmetz, l'œuvre de Nodier n'est pas ignorée mais méconnue, et il se demande si nous
pouvons vraiment parler d'une « réhabilitation » si nous pensons aux tentatives de quelques critiques
de retrouver les forces inconscientes du mouvement romantique, décidés à le dépouiller de ses
clichés les plus sommaires105. Il mentionne entre autres Pierre-Georges Castex et Max Milner qui se
sont attachés surtout à la création de Nodier et il remarque l'importance de la psychanalyse de telles
revalorisations.
Steinmetz comprend la mise en quarantaine de Nodier en disant qu'on lui pardonne mal le
mépris du vrai. Car Nodier n'est pas un homme compris :
Quoiqu'il ait maintes fois proclamé la nécessité d'un fantastique sérieux et se soit employé à l'illustrer par ses écrits,
on lui en a voulu de son suprême détachement, de sa pensée papillonnante [...] de sa liberté d'allures. Il n'a point,
semble-t-il, donné de suffisantes garanties pour que l'on prît à coeur ce qu'il voulait nous dire. Son peu de passion à
nous convaincre (même si lui-même est convaincu) a fini par dérouter ceux qui souhaitent toujours entendre un
discours de maîtrise. D'autres, par contre, attendent de ses contes un merveilleux plus ostentatoire, tout le
déploiement baroque de l'imaginaire, s'en détournèrent vite pour n'y avoir pas trouvé matière à leur émerveillement
tôt blasé 106.
Nodier est aussi un homme mal compris à cause de l'importance qu'il accorde aux lieux
« spirituels » comme la folie, le rêve et la fantaisie. La société moderne a exclu, selon Steinmetz,
jusqu'à une date assez récente, ces lieux. La folie est canalisée par la psychiatrie, le rêve par la
psychanalyse et la fantaisie par les médias107.
3.2.3
Critiques récentes
En 1980, Francis Lacassin a publié, comme Jean-Luc Steinmetz, un choix de textes de Nodier
accompagnés d'une préface dans laquelle il commente la position de notre écrivain. Or, il remarque
surtout – et à juste titre – que la formule « Charles Nodier, le mage du Romantisme » qu'on lui
attribue souvent à cause de sa culture débordante et à sa personnalité tournoyante est jolie, certes,
mais simplificatrice108! Il rend donc conte de la position ambiguë de Nodier, de sa fonction de
charnière, sur laquelle les critiques s'interrogent encore de nos jours. Rappelons qu’il avait déjà
désigné Nodier comme un « ancien » dans un cénacle romantique quant aux soirées de l’Arsenal.
Lacassin désigne Nodier comme le plus romantique des classiques ou comme le plus classique des
romantiques. Il a publié ses choix de textes dans la même année que Steinmetz, mais il est le
premier à avoir critiqué Castex, le point de référence depuis la publication des contes commentés de
104
105
106
107
108
Ibid, p. 41.
Ibid, p. 42.
Ibid, p. 43.
Id.
Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 12.
24
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Nodier en 1961. C'est la raison pour laquelle nous classons Lacassin parmi les critiques récents, à
l'opposé de Steinmetz, qui a publié son édition dans l'esprit de celle de Castex.
Lacassin au contraire, adresse des reproches à Castex en critiquant son modèle cyclique. En
effet : Castex nous a proposé un classement en six cycles, selon l'inspiration qui influence les
œuvres. Le premier cycle est le werthérien entre 1800 et 1806, dans lequel Nodier fait, sous
l'influence de Goethe, preuve de cette sensibilité préromantique dont nous avons parlée ci-dessus.
Deuxièmement, Castex individualise le cycle frénétique (1820-1822) auquel appartient notre texte
Smarra, tout comme l'anthologie Infernaliana et les deux pièces de théâtre le Vampire et le Château
de Saint-Aldobrand. Après le cycle frénétique suit, sous l'influence des voyages en Ecosse, le cycle
écossais (1821-1822) pendant lequel Nodier écrit entre autres Trilby ou le lutin d'Argail. Ensuite
nous rencontrons le cycle des innocents entre 1830 et 1833 et le cycle du dériseur sensé qui s'étend
de 1830 à 1836. Le dernier cycle est le mystique, de 1839 à 1844 ; il contient Lydie ou la
résurrection. Lacassin admire l'audace de Castex d'avoir proposé un classement en six cycles de ces
textes accompagnés d'un appareil critique remarquable, tandis que la plupart des universitaires se
contentent de la formule : « Nodier était un homme d'une culture pluridisciplinaire 109». L'effort de
Castex, toutefois, ne suffit pas, car il essaie de réduire à l'unité l'œuvre et la personnalité de Nodier.
Or, cette œuvre se prête mal au classement. Castex ne prend en considération que 15 contes et il
écarte les 17 contes restants, qu’il classe sous le nom vague de « fantaisies et légendes »110.
En 1980, Lacassin est l’un des premiers à critiquer le travail de Pierre-Georges Castex. En 1998,
Ida Merello publie dans le recueil D'un siècle à l'autre : le tournant des Lumières, l'essai Charles
Nodier e le origini del fantastico. Elle y tente d'apporter un nouveau point de vue sur la personnalité
de Nodier et critique, pour ce faire, quelques auteurs qui s'étaient attachés à la description de l'œuvre
et de la personnalité de Nodier. Elle commence par accuser la terminologie trouble de Alice Killen
dans son livre qui traite de la frénésie111 : Killen considère les termes 'frénétique' et 'romantique'
presque comme des synonymes. Elle en conclut qu'il existe une confusion entre le 'romantisme' et le
'terrifiant'. Merello, de son côté, ne veut pas parler de Nodier en termes de frénésie, mais elle le
considère comme le premier auteur fantastique romantique. De fait, avec les Proscrits (1802)
Nodier commence une série de contes qu’il continue en 1806 avec une Heure ou la vision, dans les
années 1820's avec Smarra et Trilby et enfin avec La Fée aux Miettes en 1830. Elle écarte son
109
110
111
Ibid, p. 13.
Ibid, p. 14.
Ida Merello, Charles Nodier e Le Origini del Fantastico, dans : D'un Siècle à L'autre : Le Tournant des Lumières,
Etudes réunies par Lionello Sozzi, Torino, Rosenberg & Sellier, 1998, p. 74.
25
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
roman Jean Sbogar parce qu'il n'est pas exemplaire de la veine fantastique112.
Pour Merello, Nodier s'éloigne du genre frénétique ! Elle le considère comme un auteur qui
cherche un art nouveau. Selon Merello, cette recherche se voit clairement dans ses théories
littéraires qui nous traduisent aussi son importance historique113. C'est la raison pour laquelle elle
critique aussi Castex, puisqu'il n'a reconnu que l'importance de la production littéraire de Nodier.
Son jugement est limitatif surtout en ce qui concerne ses réflexions critiques : il s’agirait d’un
« idéalisme sentimental » qui rejoint ainsi son goût pour l'illuminisme114. Cependant, elle ne fait pas
cette remarque uniquement à Castex, mais elle note que les critiques les plus intéressés par les
aspects théoriques ne réussissent pas à lui faire justice, car ils se contentent d'examiner l'évolution
du genre fantastique au XVIIIe siècle115. En fait, il faut aussi prendre en compte le passage du genre
du XVIIIe au XIXe siècle. Car le genre change au XIXe siècle à cause d'une vision différente sur le
monde : des œuvres comme Mille et Une Nuit cèdent la place à un genre qui se déroule dans un
univers parallèle à celui du quotidien116. Merello critique spécifiquement Castex quand elle évoque
cette évolution du genre fantastique, car Castex considère toujours Cazotte (1719-1792) comme le
précurseur français de ce genre, tandis que Merello le rattache encore entièrement à la tradition
précédente. Pourtant Castex n'est pas le seul à opérer ces choix : Max Milner, dans sa thèse de
doctorat de 1960, reconnaît également des éléments modernes à Cazotte : « Le mélange de réalisme,
de romanesque et de merveilleux, le glissement de la vie quotidienne au rêve, la signification
d'avertissement surnaturel ou d'épreuve donnée aux événements les plus ordinaires justifie
amplement le titre de précurseur 117».
Merello tente d’établir une distinction nette entre le XVIIIe et le XIXe siècle, car elle remarque
des changements profonds au sein du conte fantastique – changements qui tiennent à des
changements dans le monde. Au XVIIIe siècle, on a encore l'habitude de présenter le merveilleux de
façon rationnelle : souvent on rationalise les éléments surnaturels dans la conclusion d'une telle
œuvre. Avec Charles Nodier, toutefois, le genre change. Après la Révolution de 1789, nous
remarquons - entre autres - le refus d'une société organisée, sous l'influence, probablement, d’une
certaine lecture de Rousseau qui a également marqué Nodier. Ce refus s'accompagne d'une méfiance
par rapport à n'importe quelle amélioration future. Le plus grand mérite de Nodier, selon Merello,
112
113
114
115
116
117
Id.
Ibid, p. 75.
Id.
Id.
Id.
Max Milner, op.cit., p. 102.
26
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
est d'avoir remarqué immédiatement ce changement118.
Dans sa tentative de rendre l'image de Nodier la plus complète possible, Merello ne parle pas
seulement de son côté moderne et romantique, mais aussi de sa connexion avec le XVIIIe siècle. A
cet égard elle reprend quelques remarques de Paul Bénichou dans son Ecole du Désenchantement
(1992). Bénichou considère la glorification de la poésie primitive de Nodier comme un trait qui se
lie au XVIIIe siècle. Nodier considère le discrédit dans lequel les croyances traditionnelles sont
tombées pendant notre âge moderne comme un mal119. Il décrit le développement de la poésie
primitive ainsi :
La pensée s'éleva du connu à l'inconnu. Elle approfondit les lois occultes de la société, elle étudia les ressorts
secrets de l'organisation universelle; elle écouta, dans le silence des nuits, l'harmonie merveilleuse des sphères, elle
inventa les sciences contemplatives et les religions. Ce ministère imposant fut l'initiation du poète au grand ouvrage
de la législation. Il se trouva, par le fait de cette puissance qui s'était révélée en lui, magistrat et pontife, et s'institua
au-dessus de toutes les sociétés humaines un sanctuaire sacré, duquel il ne communiqua plus avec la terre que par
des instructions solennelles120.
Nodier voit dans la poésie un rôle originel, elle a formé l'homme et la société. Après, il y a
inévitablement une déchéance : « son œuvre une fois accomplie, elle s'est retirée de la terre [...] en
abandonnant les nations à leur prosaïsme et à leur impuissance 121». Tant Merello et Bénichou
remarquent que cette conception de la nature et de la poésie n'est pas nouvelle, mais qu'elle existait
déjà avant 1800. Merello y ajoute toutefois que Nodier est proprement un initiateur d'un nouveau
genre grâce à sa révision d'anciennes traditions méprises au siècle romantique122. Elle voit en Nodier
un héritier du XVIIIe siècle, mais un héritier qui a refusé l'imitation et qui est devenu le pionnier de
ce fantastique nouveau du XIXe siècle.
118
119
120
121
122
Ida Merello, op.cit., p. 79.
Paul Bénichou, op.cit., p. 54.
Charles Nodier dans Paul Bénichou, ibid., p. 54-55.
Ibid, p. 55.
Ida Merello, op.cit., p. 79.
27
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
4
L'école frénétique
4.1
Les débuts du genre
4.1.1
L'écho du XVIIIe siècle
Les débuts du genre frénétique, qu’on peut considérer comme une résurgence de la littérature
noire, coïncident environ avec le début du XIXe siècle123. Pendant ces premières années, les œuvres
diaboliques nous sont encore présentées sous une lumière philosophique qui fait penser au XVIII e
siècle - prenons les Trois Diables, par exemple124. Le narrateur de cette histoire est le fils d'un
marquis qui est intrigué par les bruits qu’il entend dans le château paternel. Nous assistons
également à la disparition mystérieuse d'un cousin et à la rencontre mystérieuse avec une jeune
fille ; nous y retrouvons des démons, les membres d'une société secrète etc. Cette nouvelle fait
penser au XVIIIe siècle parce qu'elle se rattache aux pièces « de diable » du siècle précédent, qui
avaient une mise en scène grossière et compliquée. Mais c'est surtout l'attitude de l'auteur qui nous
est familière125 : il nous présente son œuvre sous la forme d'une parodie, un élément qui se rattache
également au XVIIIe siècle, époque pendant laquelle les auteurs mettent Satan dans des œuvres
satiriques ou parodiques pour lui enlever tout sérieux. Remarquons toutefois que les œuvres qui se
présentent comme des parodies (ou comme des ouvrages rationalistes) donnent parfois une grande
impulsion à l'imagination fantastique. Le Geisterseher de Schiller en constitue un exemple : il a
comme sous-titre « Ein Beitrag zur Geschichte des Betruges und der Verirrungen des menschlichen
Geistes 126» et a influencé, entre autres, le Moine de Lewis ainsi que maints autres romans noirs.
Non seulement les œuvres nous traduisent l'influence du XVIIIe siècle, nous rencontrons
également des auteurs qui occupent une position ambiguë. Collin de Plancy (1793-1887) est
exemplaire à cet égard127 : son point de vue est celui d'un philosophe du XVIIIe siècle, mais à cause
de ses histoires fantastiques (dont il est un grand fournisseur) certains voient en lui un représentant
du romantisme. La même chose vaut pour Lemercier qui, à certains égards, est fort en avance sur
son époque, mais qui ne s'en inscrit pas moins dans la tradition du XVIIIe siècle par l'image de
l'enfer qu'il utilise comme prétexte à une satire anticléricale128.
123
124
125
126
127
128
Max Milner, op.cit., p. 249-281.
Ibid, p. 251.
Ibid, p. 252.
Id.
Ibid, p. 253.
Ibid, p. 257.
28
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Chez Lemercier (1771-1840), nous retrouvons des démons qui sont de bonne humeur, tandis que
Collin de Plancy se sert de monstres tout noirs, mais le même XVIIIe siècle perdure dans l'un et
l'autre. D’ailleurs, Charles Nodier a, lui aussi, subi l'influence des philosophes du siècle de la raison,
surtout de Rousseau et de Diderot. Même s’il condamne leur idéologie, ces penseurs l’ont aidé à
former des observations personnelles au sujet du rêve, qui constitue un élément important dans
Smarra. Ainsi, il a été frappé tout particulièrement par un article dans le Dictionnaire Philosophique
sur les apparitions et par un chapitre des Bijoux indiscrets sur l'interprétation des songes129.
C’est au premier quart du XIXe siècle, dans des compilations d'histoires diaboliques, que nous
trouvons les débuts prudents du genre frénétique. Ces premiers efforts sont encore fortement
marqués par l’influence du siècle des Lumières. Dès 1815, toutefois, nous notons une multiplication
de ce genre d'histoires qui n'ont plus rien à voir avec le siècle précédent ou avec la raison 130. C’est la
raison pour laquelle on fait habituellement commencer dès cette année la vogue frénétique qui
s'étend jusqu'en 1822 environ.
4.1.2
La réaction catholique
Le nombre et la diversité des influences dont le genre frénétique porte la marque permettent de
comprendre pourquoi le frénétisme est tellement difficile à définir. En outre, on n'a jamais été
complètement d'accord sur le contenu de cette école ; une des seules choses que nous pouvons dire
avec certitude, c'est que le frénétisme est une vogue purement littéraire : nous ne notons pas de
recrudescence notable des phénomènes occultes au début du XIXe siècle, à l'exception de quelques
individus qui se croient hantés par des monstres - Milner donne l'exemple de Berbiguier de TerreNeuve du Thym qui se croyait persécuté par des farfadets et leur consacra trois volumes (1821).
Pourtant, il s'agit d'un cas isolé, d'une exception : normalement, les spectres connaissent une
existence purement littéraire. Il est réservé aux fous d'y croire encore véritablement131.
Pourtant, l'Eglise essaie encore d'imposer la réalité objective du démon et elle maintient cette
ligne directrice jusqu'au milieu du XIXe siècle132. Or, même la réaction catholique ne peut pas
provoquer un renouveau de la croyance en Satan : au milieu de siècle certains théologiens tenteront
d'atténuer les excès de la doctrine, sans pour autant s'opposer à la tradition en niant l'existence du
129
130
131
132
Charles Nodier, Contes, sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XVI.
Max Milner, op.cit., p. 252.
Ibid, p. 265.
Robert Muchembled, Une Histoire du Diable, XIIe-XXe Siècle, Paris, Editions du Seuil, coll. Points histoire, 2000,
p. 251.
29
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
diable. La hiérarchie catholique demeure attachée au dogme de l'existence réelle du démon133. La
permanence doctrinale de l'Eglise ne peut pas susciter un nouvel essor de la croyance au Démon des
Enfers. La libération de l'homme avait déjà commencé pendant la Renaissance dans les cercles
intellectuels et a, petit à petit, atteint chaque classe sociale. Au siècle des Lumières, les philosophes
ébranlent définitivement la conception traditionnelle du diable ; au cours de cette période, il s'enfuit
dans l'orthodoxie dogmatique de l'Eglise134.
En fait, on admet généralement que le diable quitte la vie réelle à la fin du XVIIe siècle déjà,
pour aller s’installer dans la littérature. Or, il faut attendre la fin du XVIIIe siècle et le début de
l'époque romantique pour qu'on puisse voir les premiers résultats de ce transfert, car le XVIII e siècle
ne semble pas avoir été une époque féconde pour les histoires diaboliques, à l'exception des chefd’œuvre de Lesage (1707) et de Cazotte (1776). Tout au long du siècle, les philosophes ont dû
combattre avec ardeur la crédulité toujours existante chez le peuple et les tentatives de l'Eglise de
conserver ces croyances sans pour autant perdre une fascination pour les démons. Au début du XIX e
siècle nous faisons enfin la connaissance d'un public qui est tout à fait prêt à recevoir le diable et les
horreurs dans la littérature après les horreurs vécues de la Révolution.
4.1.3
Un terme de Nodier
Le genre frénétique débute donc en même temps que le XIXe siècle, mais son apogée se situe
entre 1815 et 1822. Pourtant, nous devons attendre jusqu'en 1821 pour que quelqu'un donne un nom
à cette nouvelle école : c’est Charles Nodier. Dans un article des Annales de la Littérature et des
Arts135, Nodier invente, après coup, un nom pour cette école, dans une tentative d'éclairer le public
romantique. Dans ce texte, il semble vouloir faire une distinction entre le romantisme et le soi-disant
dévergondage de l'imagination, mais en fait il veut distinguer le romantisme novateur et raisonnable
du romantisme « extravagant ».
Dans son article, Nodier révèle aussi l'ambiguïté du mot “frénétique”. La question est,
effectivement, importante : comment définir cette école, où la classer ? S'agit-il d'un courant à
l'intérieur du mouvement romantique ou d'un courant à part? Nodier écrit son article avec l'intention
d'éclairer, mais en réalité il ne fait que compliquer les choses en donnant des jugements
contradictoires sur des auteurs comme Lord Byron et Spiess.
133
134
135
Id.
Ibid, p. 249.
Max Milner, op.cit., p. 269-275
30
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
En choisissant le nom de “école frénétique”, Nodier s’inspire du “Satanic school” de Southey,
qui avait utilisé ce terme comme une injure à propos de Lord Byron136. Southey voulait stigmatiser
l'attitude de révolte religieuse de son ennemi. Lorsque Nodier utilise un calque de se terme, faut-il
donc y voir sa volonté de condamner l'école frénétique ?
il me semble seulement qu'on doit repousser avec sévérité les novateurs un peu sacrilèges qui apportent au milieu
de nos plaisirs les folles exagérations d'un monde fantastique, odieux, ridicule, et qu'il est de l'honneur national de
faire tomber sous le poids de la réprobation publique ces malheureux essais d'une école extravagante, moyennant
qu'on s'étende sur les mots : car ce n'est ni de l'école classique, ni de l'école romantique que j'ai l'intention de parler.
C'est d'une école innommée [...] que j'appellerai cependant, si l'on veut, l'école frénétique137.
Nodier choisit un terme qui porte en soi, au moins pour lui, une connotation négative puisque le
terme originel condamne l'œuvre de Lord Byron. Mais il est assez bizarre que Byron soit exclu de la
condamnation que Nodier porte sur le genre frénétique. En effet : pour Nodier, l'auteur anglais est
incompatible avec le frénétisme.
Quels sont alors les motifs de cette condamnation? Milner nous indique que Nodier aborde des
arguments d'ordre esthétique plutôt que d'ordre moral138. En outre, la condamnation de Nodier ne
l'empêche de s'adonner au genre et de sacrifier au goût du temps. Il semble même que notre écrivain
démentit ses propres théories et rejoint les entreprises aventureuses de l'école moderne – une
conversion pour le moins apparente, qui montre sa sensibilité aux caprices de la mode139.
Dans un deuxième article, également publié dans les Annales, Nodier précise sa pensée en
disant que les ouvrages qui appartiennent au genre frénétique se limitent tous à répéter
mécaniquement des formules apprises140. Nodier vise ici l'emploi des lieux communs que nous
analyserons ci-dessous141 : il condamne ces formules fixes pour deux raisons principales.
Premièrement ils menacent, selon lui, le genre fantastique qui court le risque d'abstraction et de
monotonie. Ce sont deux risques qui pourraient être renforcés par l'emploi exagéré de lieux
communs. Deuxièmement, le genre frénétique n'est pas à mépriser à cause de sa médiocrité
intrinsèque mais parce qu'il est volontairement médiocre en utilisant ses stéréotypes pour plaire à un
public le plus grand possible. Nodier, de son côté, a essayé d’atteindre un public cultivé, ce qui a
provoqué probablement l’échec de son conte Smarra car ce genre de textes plaît plutôt au peuple.
136
137
138
139
140
141
Ibid, p. 271.
Charles Nodier cité par Max Milner, id.
Ibid, p. 271-272.
Charles Nodier, Contes, sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 25.
Max Milner, op.cit., p. 273.
Cf 4.4 Les lieux communs
31
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Comme exemples de textes qui utilisent des stéréotypes afin de plaire à un public le plus grand
possible, Nodier mentionne le Petit Pierre de Spiess et le Melmoth de Maturin : « Nous n'avons
trouvé en elles qu'un seul type qui se reproduit partout, et qui existe dans la littérature moderne,
depuis Doctor Faustus, mais qui est fort antérieur à Faustus lui-même, car c'est tout simplement
l'ange tombé142 ».
Le problème est que cette critique n’est formulée qu'à la fin de l’article et qu’elle ne correspond
pas à la définition du genre frénétique que Nodier avait donnée auparavant. Pourquoi alors une
condamnation? Selon Miler, la critique de Nodier a probablement été lancée un peu à la légère ;
peut-être Nodier a-t-il plus tard découvert les qualités de ces œuvres, qui lui avaient échappé
pendant sa première lecture143. Nous notons en effet que Nodier ne détestait pas Spiess, qu’il était
presque le seul a avoir pressenti son influence et son importance dans la littérature européenne : il
rattache, entre autres, une grande partie du Moine de Lewis et du Manfred de Lord Byron à son
influence. Nous verrons de plus près l'importance de Spiess, de Lewis et de Lord Byron dans la
partie qui traite l'apport de l'étranger.
4.2
le goût de l'horreur
Avant de nous concentrer sur l'apport de l'étranger, il peut être utile de s’attacher au goût de
l'horreur que le public français éprouve à partir de l'extrême fin du XVIIIe siècle. En effet, dès ce
moment-là, il se montre prêt à recevoir dans la littérature les monstres, les scènes sanglantes, les
vampires, les châteaux hantés etc. Satan disparaît définitivement de la vie quotidienne (grâce au
combat contre la crédulité des philosophes du XVIIIe siècle, semble-t-il), mais l'emprise des démons
devient beaucoup plus grande lorsqu'ils sont annexés par la littérature et qu'ils ne font plus l'objet
d'une vraie crainte encouragée par l'Eglise144.
À la fin du XVIIIe siècle, le surnaturel jouait un rôle qu'il n'avait jamais joué auparavant. Selon
Milner «Les produits les plus bizarres et les plus effrayants de l'imagination, les visions de
cauchemar, les scènes infernales deviennent alors des moyens d'accès privilégiés dans un monde de
sentiments et d'émotions que la littérature tend de plus en plus consciemment à produire»145.
Comment l’expliquer ?
142
143
144
145
Max Milner, op.cit., p. 273.
Ibid, p. 274.
Ibid, p. 205.
Ibid, p. 206.
32
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
La situation politique instable en France à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle
semble avoir joué un rôle très important : différents régimes se succèdent rapidement. Après la
Révolution française, Napoléon installe son empire jusqu'en 1815, l'année de la Restauration. Or, en
1830 nous assistons à une nouvelle révolution, qui installe la monarchie de Juillet jusqu'en 1848.
Suite à les horreurs vécues dans la vie réelle, le public français semble ne pas pouvoir se rassasier
d'atrocités et d'horreurs dans la littérature aussi146. Bref, le genre arrive en France au bon moment,
lorsque le public est préparé à le recevoir.
Certains commentateurs affirment, toutefois, qu’il n’est pas tout à fait exact de dire
qu'auparavant la France ne connaissait pas le goût de l'horreur. Ils estiment qu’il existait déjà, mais
de manière inconsciente. Ainsi, Alice Killen nous indique, par exemple, des œuvres de l'abbé
Prévost qui datent des années '30 du XVIIIe siècle : le Cleveland de 1732 et le Doyen de Killerine de
1735147. Il y avait donc des œuvres terrifiantes, mais ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle que le
public en prend pleinement conscience. Mario Praz en parle, lui aussi, lorsqu’il évoque l’esthétique
de l'horrible et de la beauté de l'horreur qui connaît son essor à la fin du XVIIIe siècle148. Jamais,
jusque-là, il n'y avait eu « un tel débordement d'extravagances et une telle soif de sang et de
mystère149 ». Il semble qu’à cause de la Révolution française les gens se soient habitués aux scènes
sanglantes dans la vie réelle et que cela a avivé le goût pour de telles scènes dans la fiction. À
l'expérience vécue commence à se substituer l'expérience littéraire 150 ; les romans de sentiment ne
peuvent plus intéresser des âmes qui ne s’étonnent de rien :
Le fond national, l'imagination française, même en ce qu'elle a de plus fou, ne pouvait plus suffire aux besoins des
âmes, aux besoins d'une génération issue de la tourmente révolutionnaire, et qui avait grandi au bruit du tocsin ou
du canon sous une perpétuelle menace de mort. En fait d'émotions elle avait le droit d'être blasée et de se montrer
difficile, il lui fallait des raffinements dans l'atroce151.
La Révolution a libéré le peuple, mais aussi les esprits : ils ne se contentent plus des formes
traditionnelles et classiques, les anciennes traditions sont rompues. Les esprits de la fin du XVIIIe et
le début du XIXe siècle étaient des esprits inquiets, qui ressentaient le besoin de la nouveauté. Ils
voulaient à tout prix sortir de la voie ordinaire152.
146
147
148
149
150
151
152
Alice Killen, Le Roman terrifiant, ou Roman noir de Walpole à Anna Radcliffe et son Influence sur La Littérature
française jusqu'en 1840, Genève, Slatkine Prints, 1984, p. 106.
Id.
Mario Praz, La Chair, La Mort et Le Diable dans La Littérature du XIXe Siècle : Le Romantisme noir, traduction
de l'italien par Constance Thompson Pasquali, Paris, Gallimard, 1998, p. 45.
Alice Killen, op.cit., p. 106.
Max Milner, op.cit., p. 206.
André le Breton dans Alice Killen, op.cit., p. 106.
Alice Killen, id..
33
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
En général, nous dirons donc que le public français se montre prêt pour le genre terrifiant à
partir de la fin du XVIIIe siècle. Il convient toutefois de nuancer un peu cette date. En effet : de
1797 à 1799, dans ces années juste après la Révolution, le succès du roman noir est énorme, mais
sous Napoléon nous notons une régression de ce genre et un certain retour au classicisme. Sous le
régime bonapartiste, ce n’est pas uniquement le roman noir qui subit un déclin, mais le roman en
général. A partir de 1814, les ombres et les démons commencent à réapparaître et en 1819 nous
pouvons parler d'une nouvelle vogue du roman noir. En effet nous pourrions corréler ce schéma
d'Alice Killen153 à la constatation que les œuvres frénétiques les plus importantes datent du
deuxième quart du XIXe siècle. Nous rencontrons tous les noms importants, y compris celui de
Charles Nodier et son ouvrage Smarra, à partir de 1815. Pendant la période de déclin nous ne
retrouvons pas d'œuvres importantes, mais bien des critiques pour nous assurer que la terreur n'a pas
encore disparu154. Or, pendant ces années c'est la satire qui domine : faut-il y voir une conséquence
du régime bonapartiste qui exalte le classicisme et ne tolère aucune forme du roman ? Ou bien la
satire jouit-elle encore quelques années du succès qu'elle a eu au XVIIIe siècle155 ? En considérant
les années 1815-1822, l'apogée du genre frénétique, nous devons mentionner Charles Nodier qui a
écrit pendant cette période son conte frénétique Smarra et qui a, lui aussi, insisté sur l'importance de
la situation politique. Nodier a bien compris les répercussions de l’instabilité politique à cause de la
Révolution française dans la littérature. En effet, lui aussi a connu la Terreur et il a assisté à des
scènes cruelles qu'il n'a jamais oubliées (son père était d’ailleurs président du Tribunal Criminel
départemental). Il a parlé de la frénésie comme d’“un signe du temps” ; il y voyait les goûts d'une
société blasée qui, ne pouvant pas découvrir des sources d'émotions nouvelles, se complaisait dans
l'horreur156.
Frycer, toutefois, considère le genre dans un cadre historique plus large et prétend avoir trouvé
des rapports avec l'époque à la fois plus profonds et subtils que ceux que Nodier explicitait. Pour ce
faire, il examine les productions « frénétiques » dans le cadre des événements d’après 1820, c'est-àdire, dans le cadre d’une situation politique qui aboutira, 10 ans plus tard, à une nouvelle révolution
et à la monarchie de Juillet. Selon Frycer, dans l'histoire de la littérature, les procédés connus sont
appelés à répondre aux questions posées par les bouleversements politiques en fermentation157.
Frycer considère, dès lors, la révolution de 1830 comme le moment le plus important pour le
développement du roman frénétique158.
153
154
155
156
157
158
Ibid., p. 121-125.
Id.
Id.
Jaroslav Frycer, op.cit., p. 11.
Id.
Id.
34
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Le problème est, toutefois, que cet événement politique s'est déroulé bien trop tard dans l'histoire de
la France pour avoir pu influencer le genre de manière profonde, étant donné que l'apogée du genre
se situe environ entre 1815 et 1822. Il nous semble que Frycer fait ici la faute de beaucoup de
commentateurs en confondant le genre frénétique avec celui fantastique. L’an 1830 signifiait un
point tournant, mais à partir de cette année c'est plutôt le fantastique qui joue un rôle important dans
les romans. Dans ce genre, nous retrouvons encore un sentiment d'inadaptation aux régimes
politiques, le goût de l'horreur et la volonté de s'évader du monde, mais ces œuvres ne se classent
plus sous le signe de la frénésie. A partir de 1830 et sous l'influence de Hoffmann, la voie s’ouvre
vers un fantastique moins grossier et plus subtil auquel s'adonnera aussi Charles Nodier.
Notons encore que le goût du public français n'a pas seulement changé à cause de la
Révolution : c’est aussi en raison de l’influence de la littérature anglaise que les Français ont réservé
un accueil aussi favorable aux œuvres terrifiantes. Les Allemands avaient déjà donné l'exemple
quelques années avant le roman noir anglais, avec Goethe et surtout les Brigands de Schiller. Avec
ce roman, Schiller présentait aux Français les proscrits et les brigands glorifiés par la Révolution.
Selon Alice Killen, les Allemands ont donné au public, tout comme la Révolution, la terreur
réelle159. L'Angleterre l'a fait aussi, mais elle a procuré aussi une autre forme de terreur, plus subtile
– une terreur qui n'était pas toujours consciente. Cela tient au fait que le roman anglais de l’époque
conduit souvent le lecteur dans les voies encore inconnues du surnaturel et du merveilleux, qu’il fait
appel aux superstitions ancestrales160. Cette nouvelle sensibilité était déjà apparue dans le Château
d'Otrante de Horace Walpole au milieu du XVIIIe siècle en Angleterre. Il n'a pas eu d’impact direct
en France mais il a exercé son influence à travers d'autres auteurs anglais importants comme Ann
Radcliffe161. Walpole jouissait même de l'approbation de Goethe, qui estimait que « Das beste des
Menschen liegt im Schaudern »162. Nous regarderons de plus près l'apport de l'Allemagne et de
l'Angleterre dans le point suivant.
4.3
L'apport de l'étranger : l'Allemagne et l'Angleterre
4.3.1
Chateaubriand : la connexion entre la France et les pays septentrionaux
Bien que le genre noir ne soit pas entièrement une importation, la vogue du roman frénétique en
France est pour une grande partie le résultat d'une influence d'outre-Manche et d'outre-Rhin. En
effet : plusieurs facteurs favorisent un développement plus rapide du diable dans les pays protestants
159
160
161
162
Alice Killen, op.cit., p. 107.
Id.
Mario Praz, op.cit., p. 45.
Id, “Le meilleur de l'homme est dans le frisson de l'horreur”.
35
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
que dans ceux catholiques. Une des raisons principales est que Satan devient de plus en plus viril
dans les pays protestants; il se transforme en une individualité poétique de plus en plus brillante,
tandis que le diable catholique reste soumis aux forces célestes. Il inspire moins de terreur que le
diable protestant qui est le vrai dieu de ce monde163.
Selon Maximilian Rudwin, l'apport de l'Angleterre est le plus profond puisque l'analyse de
l'« âme satanique » y est plus pénétrante164. La première influence constitue le Paradis perdu de
Milton, importé en France par Chateaubriand, qui est généralement considéré comme l'initiateur du
mouvement romantique en France mais dont le plus grand mérite pourrait bien résider dans
l'attention qu'il a portée aux littératures septentrionales165.
En apportant de son exil en Angleterre le Paradis perdu de Milton, il a reconstitué en France un
merveilleux catholique, considéré comme une réaction contre le XVIIIe siècle. Tout comme Milton,
Chateaubriand veut glorifier Dieu, mais dans son Génie du Christianisme (1802) cela l’entraîne
aussi à glorifier Satan. Puisque Chateaubriand prêche le merveilleux chrétien dans son Génie,
Claudius Grillet lui a donné dans son commentaire sur Chateaubriand dans son Diable dans La
Littérature au XIXe Siècle, le surnom de « apôtre du merveilleux chrétien »
166
. Chateaubriand veut
faire sentir la beauté de la religion et il remet en honneur les livres saints. Selon lui, les vieux dieux
mythologiques comme Jupiter, Neptune et Platon sont usés. Cependant il ne fait autre chose que
changer les noms de ces dieux : Jupiter devient Jéhovah et Pluton, Satan167. Chateaubriand se vante
dans ses Martyrs d'être un innovateur mais en réalité il fait les mêmes choses que Milton. Mais dans
ce cas, où se trouve son originalité? Selon Hubert Matthey, le mérite de Chateaubriand est qu'il n'a
pas permis aux démons de se mêler directement à la vie des hommes : « le drame divin se place audessus du drame humain et parallèlement à lui pour l'ennoblir et l'amplifier168 ».
Malgré sa position de pionnier pour le romantisme en France, Chateaubriand a été peu
apprécié : certains estiment d’ailleurs qu’il est trop peu mystique pour pouvoir donner de la
vraisemblance à des êtres surnaturels. Chateaubriand n'a jamais pu nous présenter un diable
« personnel ». De plus, il est trop l'ennemi de toute révolte pour pouvoir sentir la moindre sympathie
pour le diable qu'il identifie avec les chefs de la Révolution169 : le seul satan qu'il admire est celui de
163
164
165
166
167
168
169
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme,op.cit., p. 16.
Id.
Ibid, p. 14.
Claudius Grillet, op.cit., p. 15.
Id.
Hubert Matthey, op.cit., p. 219.
Max Milner, op.cit., p.
36
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Milton, qu'il considère comme la plus belle personnification du Mal de tous les poèmes chrétiens.
Selon lui, aucun personnage, qu'il soit antique ou moderne, peut se mesurer avec le satan de
Milton170. Cet écrivain anglais lui a donc inspiré son enthousiasme pour le merveilleux chrétien,
mais Chateaubriand n'a utilisé ce genre que comme une figure de rhétorique qui se révèle artificielle
et fictive171. Ce sont les raisons pour lesquelles Chateaubriand a subi un échec et a été peu suivi.
A partir de 1820, nous notons une évolution rapide du merveilleux dans la littérature française.
Celle-ci coïncide avec l'essor définitif du romantisme. Or, ce n’est pas le merveilleux rhétorique et
artificiel de Chateaubriand qui est repris : on essaie plutôt de restituer un merveilleux naïf. Le
premier à explorer cette nouvelle voie sera Charles Nodier172. Il admire Chateaubriand pendant sa
période chez les Méditateurs. Rappelons qu’il s’agit d’une secte que Nodier a fréquenté quelque
temps à partir de 1800. Ce groupe d’auteurs admire des écrivains renommés comme Homère et
Chateaubriand. Or, Nodier ne trouve pas cette consolation dans la religion pour son âme
tourmentée, comme c’est le cas de Chateaubriand.
Nous pourrions donc dire que Chateaubriand constitue une figure de transition dans cette
évolution vers une nouvelle forme de merveilleux qui provient de l'Allemagne et de l'Angleterre.
Grâce à lui, les Français ont découvert Milton et d’autres auteurs anglais comme Walter Scott, Lord
Byron et même Shakespeare, et des Allemands comme Goethe et Schiller. Tous ont laissé leur
marque sur le développement du mouvement romantique en France.
4.3.2
L'école romantique de l'Allemagne
A
Goethe, Spiess et Hoffmann
Les deux pays septentrionaux, l’Allemagne et l’Angleterre, ont exercé une influence
considérable, mais chacun de manière différente. Maximilian Rudwin les distingue nettement en
disant que l'Allemagne a surtout inspiré l’école romantique en France, tandis que l'Angleterre a
inspiré l’école gothique173. Goethe, Hoffmann et Spiess constituent les trois exponents principaux de
l'école romantique allemande.
170
171
172
173
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, op.cit., p. 8.
Id.
Hubert Matthey, op.cit., p. 57.
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, op.cit, p. 15.
37
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
L'influence de Goethe (1749-1832) ne se fait sentir qu'assez tardivement, seulement à partir de
1828. C'est au cours de cette année qu’apparaît pour la première fois une bonne traduction française
de son Faust, écrite par Gérard de Nerval. Méphistophélès gagne facilement la sympathie des
Français pour son esprit subtil, méchant et spirituel : son aspect sarcastique et ironique frappe
l'imagination. Après la publication de la traduction, de nombreuses imitations et adaptations
françaises ne tardent pas à apparaître174.
A côté de Goethe, son contemporain Spiess exerce aussi une influence sur le développement de
l'école noire en France. Latouche fait une traduction de son Petit Pierre (1793) en 1795 ; il y voit la
source principale de Le Moine de Lewis, une figure importante de l'école noire en Angleterre. Spiess
est considéré comme un modèle en raison de son style frénétique et de la façon dont il peint la
progression dans le mal, ainsi que les caprices du hasard et du destin. Or, Max Milner remarque
surtout les différences entre Spiess et l’école frénétique. Pour lui, le surnaturel reste assez restreint
dans son livre et les épisodes surnaturels sont traités dans un esprit qui n'est pas celui qui règne dans
les romans de terreur. Il croit qu'il faut des hasards pour faire de l'œuvre de Spiess un symbole de
l'école frénétique, puisque selon lui il s'agit d'un univers bien différent de celui du roman noir175.
En outre, Milner considère l'ouvrage de Spiess plutôt comme l'apparition d'un conte moral :
Spiess y exprime le jugement désabusé qu'il porte sur la nature humaine 176 et son œuvre présente
des différences par rapport à celle de Goethe, chez qui le recours au démon est la démarche
volontaire d'un surhomme, tandis que le personnage faible et médiocre de Spiess représente une
humanité moyenne177. Pour Milner, le côté inquiétant du livre tient à la chute, qui va de soi pour le
personnage principal Rodolphe : les victoires du démon deviennent de plus en plus faciles,les
crimes de Rodolphe connaissent une progression géométrique178. Le mal n'est pas signifiant, mais
facile et stupide. Il appartiendra, pour Milner, à la littérature anglaise de développer des profondeurs
plus exaltantes179.
Hubert Matthey défend une opinion tout à fait inverse en disant que l'influence allemande en
France est plus profonde que l’anglaise180. Il note que les représentants allemands du genre
fantastique sont plus nombreux en France et il distingue deux groupes différents. Le premier groupe
174
175
176
177
178
179
180
Ibid, p. 18.
Max Milner, op.cit., p. 284.
Ibid, p. 285.
Id.
Ibid, p. 286.
Ibid, p. 287.
Hubert Matthey, op.cit., p. 224.
38
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
tourne autour de Chamisso et Hoffmann, que nous examinerons ci-dessous ; le deuxième contient
des auteurs comme Tieck et Jean Paul Richter. Matthey a remarqué à juste titre la différence en
nombre entre les auteurs allemands et anglais. Or, il convient de nuancer cette différence : bien que
les représentants du genre soient plus nombreux en Allemagne qu'en Angleterre, il n'y a qu'une
partie des auteurs qui exercent une influence considérable en France. Le deuxième groupe autour de
Tieck et Richter, par exemple, n'a pas eu un impact considérable en France. C’est la raison pour
laquelle nous n’en parlerons pas. Leur influence minime tient probablement au fait que ces auteurs
utilisent le conte fantastique seulement comme un prétexte pour développer des théories et des
systèmes philosophiques181. À cela s’ajoute que Matthey parle des représentants du genre
fantastique, mais nous ne considérons pas le « frénétique » et le « fantastique » comme des
synonymes. Le fantastique découle du genre frénétique, mais se développe surtout à partir de 1830
sous l'influence de Hoffmann. Le genre présente beaucoup de caractéristiques en commun avec le
frénétisme, certes, mais sous l'influence de Hoffmann on essaie d'établir un fantastique plus sincère
avec une mise en scène moins grotesque que dans le genre frénétique. Sous l’influence de
Hoffmann, on exploit une nouvelle voie avec un fantastique plus subtil et raffiné. Donc Matthey
remarque à juste titre la grande influence des Allemands, mais il confond (comme l’a fait également
Frycer) la frénésie avec la littérature fantastique. Les Allemands ont donné une impulsion au genre
frénétique, mais ils exercent surtout leur influence à partir des années 1830. Le genre frénétique se
développe surtout pendant les années 1815-1822 sous l’égide des auteurs noirs anglais.
Parmi les auteurs allemands qui ont influencés la littérature romantique française, Hoffmann est
peut-être le plus important pour le développement du mouvement en France : c'est lui qui, avec ses
Contes fantastiques, introduit en France l'élément fantastique et diabolique. Hoffmann est un génie
tourmenté, un esprit hanté par les fantômes de ses ouvrages182. Il voit vraiment les monstres qui
figurent dans son œuvre. Or, tous les romantiques français se considèrent comme des imitateurs ou
du moins des admirateurs de Hoffmann183. Théophile Gautier par exemple utilise comme sous-titre
de son conte Onuphrius (1832): Vexations fantastiques d'un admirateur de Hoffmann. En outre,
Gautier déclare que la lecture de ces contes (à l’âge de 15 ans seulement!) lui a donné la sensation
de 10 bouteilles de champagne. Victor Hugo aussi fait des allusions élogieuses à Hoffmann : il va
même jusqu’à le compter parmi les grands génies184.
181
182
183
184
Id.
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, op.cit., p. 19.
Id.
Id.
39
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Or, Hoffmann n'a pas introduit une atmosphère vraiment noire dans la littérature française du
XIXe siècle, mais plutôt une ambiguïté du climat surnaturel et un diabolisme merveilleux et léger.
Nous pourrions dire que son registre se rapproche plutôt de celui du fantastique qui triomphera en
France entre 1830 et 1834185. Hoffmann est considéré comme le maître du conte fantastique en
France. Néanmoins on ne peut pas oublier qu’en réalité il s'est inspiré d'un précurseur français,
notamment Jacques Cazotte186! Claudius Grillet cite à ce propos Maximilian Rudwin : «Les
romantiques français qui sont allés chercher le diable à l'étranger auraient bien pu le trouver chez
eux... [Hoffmann] n'a fait que rendre aux Français ce que ces Français lui avaient prêté187».
Rudwin est du même avis dans son Romantisme et Satanisme (1927), lorsqu’il affirme que le
plus grand mérite des Allemands est de tirer l'attention des Français sur des types et des légendes
sataniques depuis longtemps oubliés188. De nos jours, nous retrouvons des remarques dans la même
lignée : on reconnaît que le merveilleux en France n'est pas uniquement une importation de
l'Angleterre et de l'Allemagne. La France a toujours eu un goût pour le merveilleux et le diabolique,
goût qui a été évité pendant le classicisme mais qui est réapparu après cette période189.
B
Nodier et les Allemands
Goethe a inspiré beaucoup d'auteurs romantiques français ; parmi eux, le jeune Nodier. Comme
nous l’avons déjà mentionné dans le point qui traite la sensibilité préromantique de Nodier, il
éprouve une exaltation sentimentale pendant sa première jeunesse et le roman Werther en est
probablement à la base. En réalité, l'écrivain allemand exerce même une influence sur tous les
ouvrages du soi-disant premier cycle “werthérien” dans la carrière littéraire de Nodier. (PierreGeorges Castex distingue divers cycles dans son œuvre, le premier étant le werthérien. Après ce
cycle, Nodier s'adonnera, à partir de 1820, à la vogue frénétique qui constitue le deuxième cycle
dans son œuvre.) Pendant cette première période il décrit au seuil du siècle nouveau, tout comme
Chateaubriand, les élans et désenchantements d'une sensibilité préromantique190. Deux contes
importants comme Une Heure ou La Vision et La Nouvelle Werthérie appartiennent à ce cycle.
Après ces contes de 1806, Nodier n'en écrira plus pendant quinze années environ. Il reprendra en
1822, avec Smarra ou les démons de la nuit qui appartient au deuxième cycle frénétique. En 1828,
pendant la même année que Gérard de Nerval, il publie une adaptation de Faust.
185
186
187
188
189
190
Robert Muchembled, op.cit., p. 259-260.
Charles Nodier, Contes, sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 41.
Maximilian Rudwin dans Claudius Grillet, op.cit., p. 45.
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, op.cit., p. 18.
Ibid., p. 15.
Ibid, p. XI.
40
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
A côté de l’œuvre de Goethe, les Brigands de Schiller influencent le cycle préromantique de
Nodier. Cette influence est déjà sensible en 1800, nous l'avons vu dans la biographie : ses premières
tentatives littéraires constituent des romans de proscrits et des histoires de brigands. Mais le vrai
impact de Schiller ne sera clair qu'en 1818, lors de la publication du roman Jean Sbogar191.
Nodier subit également l'influence de Hoffmann, le maître du conte fantastique. Nous avons
déjà vu que celui-ci a inspiré aux Français un certain fantastique qui a connu son apogée entre 1830
et 1834. Or, cette période coïncide en gros avec la deuxième crise personnelle de Nodier, après les
premières exaltations de jeunesse sous l'influence de Schiller et de Goethe. Nodier a écrit la plupart
de ses contes à partir de 1830 ; il aurait également écrit des romans imités de Walter Scott et des
contes imités de Hoffmann192.
Les Français doivent, en grande partie, à Nodier leur connaissance de Hoffmann. Tout ce qu'on
lit jusqu'en 1829 de Hoffmann est en fait une adaptation de Nodier des contes fantastiques de
l'allemand. C’est grâce à Nodier que le public français a pu faire la connaissance de Hoffmann et
d’autres auteurs allemands et anglais comme Goethe et Scott. L'influence de Hoffmann s'exerce
surtout sur les contes fantastiques de Nodier écrits après 1830, comme Inès de las Sierras. Pourtant,
c’est ailleurs que nous devrons chercher l'inspiration principale de ses exploits frénétiques, et
notamment en Angleterre. Comme les auteurs allemands comme Hoffmann ont introduit en France
un merveilleux plutôt léger, on aura besoin d’une impulsion plus forte pour que l’école frénétique
puisse se développer en France. Cette impulsion viendra de l’école gothique anglaise.
Nous pourrions dire que le plus grand mérite des Allemands est d'avoir attiré l'attention des
Français sur certains éléments fantastiques, surnaturels et merveilleux. Ce n’est toutefois que sous
l'impulsion du roman gothique anglais que les Français ont pu développer le genre frénétique. Les
Allemands ont donc exercé une influence sur le développement du genre frénétique, mais cette
influence sera plus signifiante à partir des années 1830 lorsque le genre fantastique se détache du
frénétisme. Charles Nodier constitue un bel exemple de cet écart de temps qui existe entre
l'influence anglaise et celle allemande : dès sa jeunesse il fait la connaissance des deux traditions
littéraires et il se laisse inspirer par les deux, pensons par exemple à Goethe. Or, pendant sa période
frénétique il se réclame surtout de la littérature anglaise ; il s’inspirera plutôt de la littérature
allemande à partir de 1830 quand il s'adonne au genre des contes fantastiques. Regardons
maintenant de plus près l’école gothique anglaise.
191
192
Ibid, p. 3.
Claudius Grillet, op.cit., p. 37.
41
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
4.3.3
L'école gothique de l'Angleterre
Nous avons déjà mentionné que, grâce à Chateaubriand, la première influence anglaise constitue
le Paradis perdu de Milton. Ce n’est, toutefois, pas le seul texte venu d’outre-Manche qui a marqué
les esprits français. En fait, l'école gothique en Angleterre a été transplantée en France ; c’est à cette
influence-ci que nous devons le roman noir et ses horreurs. On considère généralement Anne
Radcliffe comme la fondatrice de cette école - ses romans jouissaient d'un très grand succès auprès
du public français193 - mais il y a d’autres auteurs « noirs » qui sont également importants comme
Lord Byron.
A côté de l'influence des auteurs du XIXe siècle, nous notons aussi une redécouverte d’un
auteur anglais du XVIe siècle qui avait auparavant été méprisé. Il s’agit de Shakespeare dont nous
avons parlé lorsque nous avons évoqué les traits romantiques de Nodier. Nodier retrouve ensemble
avec presque tous les romantiques français pour le poète anglais un intérêt qu'ils doivent
principalement à Chateaubriand. En effet : une fois de plus, l'initiateur du mouvement romantique
en France constitue le pont entre la littérature anglaise et celle française. La connaissance et la
revalorisation de Shakespeare a contribué en France au développement de l'élément fantastique et
diabolique. Or, Rudwin remarque que Shakespeare n'a jamais introduit dans ses pièces la personne
du diable. Son œuvre contient des diables, certes, mais ceux-ci restent toujours dans les coulisses194.
A
Trois auteurs importants selon Max Milner
Max Milner identifie trois œuvres anglaises qui ont contribué à installer l'« élément noir » et le
gothique en France195. Pourtant, remarquons d’abord qu’il ne s'agit pas d'une évolution brusque, ou
sous la seule influence d’un ou deux auteurs étrangers importants, car avant que ces textes fussent
connus en France, une littérature de terreur y était déjà en train de se développer 196. Ce que l'école
frénétique des années 1818-1822 apporte de nouveau n'est donc pas complètement d'origine
étrangère. Ainsi, Le Vampire de Polidori nous a déjà donné le thème du vampire et le marquis de
Sade, en insistant sur des scènes sanglantes, a contribué au développement d'une des caractéristiques
les plus frappantes du genre frénétique197.
193
194
195
196
197
Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, op.cit., p. 15-17.
Ibid, p. 17.
Max Milner, op.cit., p. 288-313.
Ibid, p. 249.
Id.
42
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Le fil conducteur du récit Melmoth de Maturin est formé par le personnage principal, qui est
particulièrement mystérieux. En effet : Melmoth ne dit qu'à la toute fin de l'œuvre qu'il ne veut pas
être confondu avec le diable. L’ambiguïté persiste donc jusqu’à la fin de l'ouvrage ; tout comme
l’identification, qui est poussée très loin198. La révélation de la nature humaine du personnage,
toutefois, ne diminue pas son caractère diabolique : Melmoth s'est adonné aux sciences maudites et
l'homme-Melmoth disparaît pour céder la place à un être surnaturel qui unit la nature humaine et
celle du démoniaque199. Le Melmoth de Maturin constitue un premier pas dans le sens du genre noir.
Or, son héros connaît encore une sorte de déchirement, ce que les personnages de Lord Byron
n'auront plus : ils seront entièrement du côté du démon. À cela s’ajoute que Maturin a une
conception un peu différente de celle de Byron en ce qui concerne les rapports entre l'homme et le
démon : il attribue à son héros des sentiments élevés et des attitudes nobles200.
En revanche, les héros de Lord Byron ne connaissent que les lois qu'ils se donnent à euxmêmes. Pour Byron, le mal est la condition humaine telle que l'homme l'accepte de la main de
Dieu201. À ce moment-là, les rôles sont inversés et Satan devient le promoteur du bien. Le satan de
Byron méprise donc l'idée d'une réconciliation avec son ancien Adversaire 202. Dans Caïn, par
exemple, Byron ouvre les yeux de son héros sur la cruauté et l'injustice de Dieu qui veut être admiré
par ceux qu'il torture203. Nous rencontrons toutefois des contradictions dans les idées de Byron : au
lieu de remplacer, au nom d'un Satan titanique, une morale oppressive par une morale libératrice, il
entre dans le jeu traditionnel en mettant son orgueil à l'insulter. Ces contradictions permettent de
mieux comprendre les réactions complexes du public français204.
Certains lecteurs acceptent sans difficultés ces histoires horrifiques et ne se posent pas de
questions : ils y reconnaissent un être infernal qui ne rêve que de crimes et de séduction. Cette idée
est encore renforcée par, entre autres, l’influence de Lord Byron sur certains romans qui relèvent de
la tradition frénétique « pure », comme le Vampire de Polidori. De fait, Byron est probablement
responsable de la vogue du thème vampirique auquel s'adonnera aussi Nodier dans Smarra205.
D'autres lecteurs essaient justement de mettre en garde la jeune génération contre les séductions de
la doctrine infernale – un avertissement qui a un effet inverse : les jeunes auteurs se sentent attirés
198
199
200
201
202
203
204
205
Ibid, p. 291.
Ibid, p. 292-293.
Ibid, p. 298.
Ibid, p. 300.
Maximilian Rudwin, The Devil in Legend and Literature, Chicago, The Open Court Publishing Company, 1931,
p. 281.
Id.
Ibid, p. 300-301.
Ibid, p. 301
43
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
par le fruit défendu206. Quoique la réaction soit, les œuvres de Lord Byron ont contribué au
développement du genre frénétique en mettant en scène des êtres qui sont entièrement du côté du
mal. Byron est le premier auteur qui met en scène des êtres infernaux qui rêvent de crimes tandis
que les héros d’autres auteurs comme Maturin ont encore des sentiments nobles et élevés. Or dans
les textes de Byron règne une atmosphère horrifiante telle que nous la retrouvons dans les œuvres
frénétiques.
Outre Lord Byron et Maturin, Milner mentionne encore un troisième auteur, moins connu mais
néanmoins très important. Il s’agit de Mrs Byrne, auteur de Zofloya ou Le Maure (1811-1812)207. Ce
roman peu connu est très original, car le personnage principal Victoria tombe - inconsciemment et
malgré elle - amoureuse du diable208. Les données sont empruntées au Moine de Lewis, mais le
thème est renversé car c’est le diable en tant que tel qui devient l'objet d'admiration et d'amour.
Dans Le Moine, par contre, le diable n'est aimé que quand il dissimule sa vraie nature. C'est aussi le
cas dans Le Diable amoureux de Cazotte, qui est considéré comme un précurseur français du
genre209.
Pour Max Milner, ceci sont les 3 auteurs principaux qui ont remis à l'honneur l'image de Satan
entre 1820 et 1825. En effet : ces œuvres répondent à l'inquiétude d'une génération qui refuse, pour
ainsi dire, de choisir entre Emmanuel et Satan. En outre, l'Esprit du mal représente l'athéisme et la
Terreur mais aussi la libération de l'individu, le refus d'une condition médiocre, l'aventure
spirituelle, la volonté de puissance et le goût du malheur210.
B
Ann Radcliffe, Hoarce Walpole, Mary Shelley, Matthew Gregory Lewis et Clara Reeves
L'importance de Maturin et de Lord Byron pour le développement du genre noir en France est
reconnue par presque tous les critiques, tandis que le choix de Milner pour Mrs Byrne se révèle plus
surprenante. Généralement on cite des autres auteurs anglais qui ont plus spécifiquement promu le
genre frénétique en France, comme Mary Shelley avec son Frankenstein : elle a fait du monstre
produit par le savant un symbole des rapports entre le Créateur et l'Ange déchu. Nous remarquons
ici un héritage de Milton directement revendiqué211.
206
207
208
209
210
211
Ibid, p. 302.
Ibid, p. 288.
Ibid, p. 289.
Ibid, p. 290.
Ibid, p. 313.
Robert Muchembled, op.cit., p. 257.
44
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Le genre du roman terrifiant/gothique en Angleterre connaît son essor dans la deuxième moitié
du XVIIIe siècle, mais le goût du sombre et de la terreur n'a pas attendu jusque-là pour se faire
sentir212. Dans les romans antérieurs au roman noir, nous retrouvons de temps en temps quelque
scène de terreur superstitieuse, mais ce sont presque toujours des scènes avec peu d'importance213.
Nous reconnaissons un précurseur considérable du roman noir dans l'ouvrage de Horace Walpole
intitulé Château d'Otrante (1764). Il n'a pas exercé une influence directe sur les auteurs français,
mais il s'agit d'une influence indirecte à travers Ann Radcliffe, Matthew Gregory Lewis et Maturin.
Walpole n'a pas eu de successeur immédiat : il faut attendre le dernier quart du XVIIIe siècle
pour que le goût du public anglais se tourne vers les thèmes terrifiants. Or, environ 20 ans après
Horace Walpole, Clara Reeves est le premier auteur signifiant dans le genre avec Vieux baro
anglais. Mais nous devons attendre Ann Radcliffe et Matthey Gregory Lewis pour que l'« école de
la terreur » se précise. Ces deux auteurs ont inspiré la frénésie extraordinaire qui connaît son apogée
en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Après leur apogée, avec Maturin
qui a été reçu en France avec enthousiasme, les œuvres anglaises deviennent médiocres. Ils ont,
toutefois, des successeurs dignes en France : ils exploitent le genre frénétique d'après leur
exemple214.
Dès le commencement du XVIIIe siècle les échanges entre la France et l'Angleterre deviennent
plus nombreux dans tous les genres, mais c'est surtout Ann Radcliffe qui peut inspirer les Français
et susciter en eux le goût de l'horreur à la fin du siècle des Lumières, à l'opposé de Clara Reeves et
de Horace Walpole qui n'ont pas eu de vraie influence directe en France. Nous connaissons les
œuvres principales de Radcliffe, Mystères d'Udolphe (1794) et L'italien (1797), à travers des
traductions françaises par Mademoiselle de Chastenay, André Morellet et Mary Gay Allard 215. Son
surnaturel expliqué plaît généralement au public français216. Or, son plus grand mérite est de nous
avoir donné les lieux communs du genre frénétique, ce que nous verrons ci-dessous. Son successeur
Lewis a encore eu plus de succès en France que Radcliffe, puisqu'il appelle à un public large. Il ne
fait pas seulement appel à l'imagination de la foule, mais aussi à celle des connaisseurs en
littérature. En outre, ses personnages suscitent plus l'intérêt que ceux de Mrs Radcliffe217.
212
213
214
215
216
217
Alice Killen, op.cit., p. 1-2.
Ibid, p. 3.
Ibid, p. 7
Ibid, p. 107.
Ibid, p. 111.
Ibid, p. 114.
45
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Telles sont les œuvres anglaises principales qui ont inspiré les auteurs français. Il faut noter
cependant que les romanciers français ne se contentent pas de traduire les œuvres anglaises. Ils
composent aussi des œuvres qui égalent en terreur.
4.4
Les lieux communs
En considérant les romans du genre frénétique, nous voyons qu'ils n’appartiennent pas tous à la
même veine. Pourtant, plusieurs lieux communs sont utilisés dans la plupart des ces œuvres ; ils les
lient, en quelque sorte, entre eux. Il semblerait que ces lieux communs nous sont venus à travers
Ann Radcliffe. Avec son successeur, Matthew Gregory Lewis, elle a fortement influencé l'école
frénétique218. Les œuvres principales d'Ann Radcliffe, Mystères d'Udolphe et l'Italien, étaient si
bien connues en 1798 qu'elle se tenait à une formule fixe : un vieux châteaux, un corridor avec
beaucoup de portes, des cadavres encore sanglants, des squelettes emballés etc219.
Si Anthony Glinoer a tenté d’identifier les schémas les plus fréquents dans le roman frénétique,
c’est qu’il voulait lui donner la place qu'il mérite dans l'esthétique romantique. En effet, la littérature
de la Restauration est souvent méprisée, considée comme médiocre220. Il parle d'abord du schéma
actantiel et de la trame narrative, qui sont assez simples. Ainsi, écrit-il, le roman frénétique met en
scène une victime poursuivie par un criminel, par haine ou par amour pervers. La victime est alors
le destinateur de l'action – que celle-ci soit maléfique ou bénéfique. Après de nombreuses
événements dramatiques, le Bien triomphe au comble du pathétique ou quand le monstre croit
achever sa victoire221. La fin met souvent en scène la défaite d'un méchant qui est vaincu par le
justicier et qui meurt par duel, exécution ou suicide ; les victimes survivantes enterrent leurs bienaimées mortes et meurent souvent aussi de douleur et de désespoir222. Glinoer remarque que nous
retrouvons un combat presque manichéen entre le Bien et le Mal, ce qui signifie que le Mal se
trouve au même niveau du Bien, tandis que pour l'Eglise Dieu sera toujours supérieur au Mal.
Quant aux protagonistes des romans frénétiques, Glinoer distingue trois figures principales : le
justicier, la victime et le criminel. Le justicier se présente généralement comme un jeune homme
qui, dans un premier temps, est lui-même victime mais dont l'audace croît à mesure que le danger
se fait plus imminent223. La victime quant à elle semble être l'héritière la plus directe de la tradition
218
219
220
221
222
223
Ibid, p. 7.
Ibid, p. 112-113.
Anthony Glinoer, « Du monstre au surhomme, Le roman frénétique de la Restauration », Nineteeth Century
French Studies, 34, mars 2006, p. 223-234.
Ibid, p. 225.
Id.
Id.
46
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
gothique : elle est généralement belle, mais d'une beauté fragile, hypersensible ou “phtisique”,
vertueuse et pieuse. Elle n'est qu'un objet passif dont la mort dépend du savoir-faire du scélérat et le
salut du savoir-aimer du justicier224. Finalement, il y a le criminel. Il ne constitue qu’une pièce : il
est entièrement du côté du mal et il est en cela la réplique exacte (fût-ce en négatif) du justicier voué
au triomphe de la vertu. Chez le criminel, rien n'arrête son soif de malfaisance : il est meurtrier,
violeur, assassin etc225.
Si nous regardons ces schémas, nous notons que Glinoer exclut “l'esthétique du choc” comme
étant la première caractéristique du genre frénétique, indiquée par Max Milner226. Ce dernier
considère en effet la volonté de plonger le lecteur dans l'angoisse comme la caractéristique
principale du genre. Il se base, pour faire cette affirmation, sur le fait que l'œuvre de Mrs Radcliffe a
été d’une influence déterminante. Or, Radcliffe insistait beaucoup sur les scènes sanglantes, tout
comme Lewis. Pour Glinoer cette idée est exclue, même si Han dans Han d'Islande de Victor Hugo
boit d'un crâne humain : pour lui, le spectacle offert ne sert pas à scandaliser le lecteur sensible227. Il
aperçoit deux logiques contradictoires : d'une part, il y retrouve une logique de l'excès qui consiste à
accorder une prédominance aux crimes les plus graves comme le meurtre, le viol etc. Toutes ses
horreurs rappellent une tradition commencée en France par le marquis de Sade qui a insisté sur des
scènes sanglantes.
Pourtant, Glinoer discerne aussi une deuxième logique qui, elle, vise à omettre ou à atténuer de
manière systématique la représentation de ces agressions228. Cette deuxième logique va de pair avec
son idée que le roman frénétique est un roman moral. Glinoer est convaincu que « véritable
représentant littéraire de l'ordre moral, le roman frénétique se fait fort de rejeter hors de sa sphère
tout ce qui pourrait bousculer l'adéquation établie par les régimes successifs entre crime et
immortalité, et donc éveiller la censure monarchique229 ». Soit le justicier est à temps pour sauver sa
bien-aimée, soit le crime a lieu - mais dans ce cas, nous retrouvons deux procédés d'atténuation. Le
premier consiste en un bref résumé des circonstances du méfait; le second tient au recours à
l’ellipse : l'auteur ne décrit, tout simplement, pas le crime – du moins, pas de façon explicite.
Glinoer ne voit donc pas seulement dans le genre frénétique la volonté de plonger le lecteur
dans l'angoisse ou les échos de la Révolution ; mais il lui reconnaît aussi une fonction sociale :
224
225
226
227
228
229
Id.
Ibid, p. 226.
Ibid, p. 227.
Ibid, p. 226.
Id.
Id.
47
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
éduquer la masse, fournir une incarnation de la stabilisation sociale et politique de la Restauration
dans ses aspirations bourgeoises autant que dans son aristocratie230. C’est pour cette raison qu’au
sein même du genre frénétique, Glinoer se voit développer un nouveau type de roman – à partir de
1818 et aux deux côtés de la Manche : en Angleterre avec Le Vampire de Polidori, Frankenstein de
Mrs Shelley et Melmoth The Wanderer de Maturin, en France avec Charles Nodier. Nous
remarquons en effet chez ces auteurs un renouveau à un double niveau231. Premièrement, ils utilisent
certains procédés paratextuels à l’aide duquel ils tentent de conquérir un public plus lettré (peut-être
d'après l'exemple de Lewis, qui était le premier à avoir tenté de s'adresser à un public plus cultivé ?).
Ils introduisent donc - entre autres - une préface, de nombreuses épigraphes, des dédicaces
prestigieuses et ils publient chez des éditeurs renommés. Deuxièmement, ces auteurs essaient, dans
la même trame narrative, de mettre l'accent sur la personnalité du bourreau ou du justicier, tandis
que Mrs Radcliffe et ses successeurs se sont axés généralement sur la victime232.
Suite à ce déplacement du focus, nous assistons au développement d'une nouvelle race de
monstres233. On peut les diviser en deux groupes : il s’agit tantôt de protagonistes qui sont tout à fait
mauvais et qui le restent jusqu'à l'heure du châtiment (pensons au protagoniste de Han d'Islande de
Hugo), tantôt de protagonistes qui sont dévorés par un conflit intérieur, qui doutent entre le Bien et
le Mal. Nous classons sous cette catégorie le protagoniste de Jean Sbogar de Nodier234.
Avec cette description de la trame narrative, du schéma actantiel et des protagonistes, Glinoer a
pu démonter que les œuvres frénétiques ont des caractéristiques communes, mais qu'elles diffèrent
néanmoins entre eux. En effet : à l'intérieur d'un même genre, différentes veines peuvent être
exploitées. Cela montre, une fois de plus, la difficulté qu’il y a à définir, de façon exacte, l'école
frénétique. Or, le point commun entre toutes ces œuvres se situe, selon Glinoer « dans la mise en
exergue, à l'aide des moyens outranciers du roman noir, de personnages incarnant une œuvre
antisociale, une exception à l'ordre éternel »235 . Après le schéma actantiel, la trame narrative et les
personnages, regardons maintenant de plus près quels monstres nous rencontrons dans les textes
frénétiques.
230
231
232
233
234
235
Ibid, p. 227-228.
Ibid, p. 228.
Id.
Glinoer indique d'employer le terme “monstre” dans un emploi générique.
Anthony Glinoer, op.cit., p. 229.
Ibid, p. 232.
48
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
4.5
Description des démons
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, Satan était le seul à désigner le Démon ou à incarner le mal. Au
XIXe siècle, toutefois, il n'est plus le seul à représenter le mal ou à effrayer le public : à partir de
1820 , nous découvrons un public qui commence à partager ses faveurs entre le diable et tout un
menu peuplé de gnomes, de sylphes, de monstres, de démons etc. Ils composent autour du trône de
Satan une sorte d'envers du ciel236. Satan a perdu ses forces, il ne sert que comme épouvantail pour
envoûter le public d'une angoisse ; il doit se contenter de guider tacitement les actions237. Tant Max
Milner que Anthony Glinoer ont fait cette remarque dans leurs œuvres ; ils suggèrent que cet état de
choses pourrait être lié au fait que le genre frénétique met en scène un diable purement littéraire. La
croyance réelle, telle qu'elle vivait encore au Moyen Age, a disparu presque complètement, et le
diable réapparaît comme effet stylistique. Le retour au Moyen Age des romantiques a pu provoquer
une renaissance littéraire de Satan, mais il n'a plus le même pouvoir dans la vie quotidienne.
A côté de ce Satan « banalisé », Max Milner identifie des thèmes et des types qui annoncent des
transformations dont les contemporains n'ont pas toujours conscience238. Ainsi émerge un nouveau
type de montre, qui attire l'attention du public et dont Frankenstein de Mrs Shelley est le prototype :
celui du monstre placé en dehors de l'humanité, qui est tout à fait mauvais, qui ne retient aucune
trace du bien et qui s'apparente au Démon par des pouvoirs surnaturels, une haine envers les
hommes et le goût de la destruction239. Ce sont les raisons pour lesquelles le public désigne ce
monstre également comme un démon. Mrs Shelley emploie également ce terme pour indiquer un
personnage dont le mal est devenu une seconde nature240. Elle a inspiré beaucoup d'écrivains
français, mais l'exemple le plus clair serait Victor Hugo qui a créé un monstre (Quasimodo) d'un
physique repoussant avec une haine envers les hommes – haine qui, par ailleurs, n'est pas
entièrement injustifiée. C'était aussi le cas de Frankenstein, qui haïssait les hommes puisqu'on lui
avait fait du mal241.
A côté des caractéristiques effrayantes d'un tel monstre, il a besoin d'une certaine complicité
avec le lecteur. Nous sommes arrivés dans une époque où l'accumulation de crimes ne suffit plus
pour attirer l'attention du public et pour l'effrayer : il a déjà vu trop d’horreurs dans la vie réelle. Le
démon a, dès lors, besoin d'une capacité en plus, notamment de pouvoir susciter la complicité dans
236
237
238
239
240
241
Claudius Grillet, op.cit., p. 35.
Anthony Glinoer, op.cit., p. 227.
Max Milner, op.cit., p. 314.
Id.
Ibid, p. 315.
Ibid, p. 316-317.
49
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
le cœur du lecteur pour pouvoir retenir son intérêt242. A partir d'un certain degré d'inhumanité le
monstre ne nous intéresse plus. C'est à cause de cette tendance que se développe encore un autre
type, celui du séducteur-persécuteur243. Il rejoint le type du monstre avec ses propriétés
surhumaines, mais il n’en possède pas le physique repoussant. Il gagne une sorte de noblesse, nous
ne rencontrons plus le démon du Moyen Age avec des cornes, une queue et des sabots244.
Nous retrouvons une même distinction chez Glinoer qui lui aussi a remarqué la naissance de
deux nouveaux groupes de monstres : d'une part, ceux qui sont tout à fait mauvais (il indique
comme exemple le Han d'Islande de Hugo) ; de l’autre, les protagonistes dévorés par un conflit
intérieur qui leur font hésiter entre servir le Bien ou servir le Mal 245. Ce deuxième type se rattache
aux démons décrits par Milner, car il a la capacité de susciter une complicité dans le cœur du
lecteur. Il n’est pas tout à fait inhumain, même si sa nature strictement humaine est mise en doute.
C'est en effet ce que tous les types ont en commun : ils partagent la caractéristique d'être des “plus
qu'humains”. Ceux qui n'ont pas d'attribut physionomique particulier compensent par une puissance
morale et physique fantastique246.
Malgré la nature souvent mal définie des démons, le public tient aux personnages maudits, ce
qui se traduit par exemple dans Le Damné (1824), l'œuvre principale de Mlle Bodin. Premièrement
le personnage principal n'est pas le damné, ou la victime, mais la magicienne Nera 247. En outre,
nous notons une fin étrange du livre puisque c'est la sorcière qui est sauvée et pas la victime. Cette
fin confirme la constatation de Glinoer selon laquelle il y un double renouveau dans le genre
frénétique, renouveau qui implique - entre autres - un accent sur le bourreau ou le justicier et non
pas sur la victime. En effet, pour Glinoer, le justicier n'est pas forcément tout mauvais : il peut
également être déchiré par un conflit intérieur entre le Bien et le Mal. Dans ce sens, il s'approche du
type séducteur-persécuteur identifié par Milner qui remarque, d’ailleurs, une évolution du
personnage diabolique dans le sens de l'héroïsme248.
Parmi tous les nouveaux personnages qui rejoignent le diable classique, les vampires jouissent
d'un grand succès. Les personnages vampiriques se prêtent idéalement à une forme de
242
243
244
245
246
247
248
Ibid, p. 318.
Ibid, p. 319.
Maximilian Rudwin, The Devil in Legend and Literature, op.cit., p. 278.
Anthony Glinoer, op.cit., p. 228.
Ibid, p. 230.
Max Milner, op.cit., p. 337.
Ibid, p. 342.
50
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
surhumanité249. De fait, les vampires constituent une espèce de démons particulièrement importante
dans la littérature frénétique (entre autres pour Nodier) – il peut même être considéré comme le
héros par excellence du frénétisme. Cela tient à sa nature double: derrière une apparence séductrice
se cache un meurtrier sanguinaire. Regardons, par exemple, Lord Rutwen, le héros vampirique du
mélodrame Le Vampire (1820) de Nodier : lui aussi a une double nature et n'est respectable qu'en
apparence. Le thème du vampire peut est emprunté directement à Polidori et son ami Byron.
Nodier a introduit la mode du vampirisme en France et il a renouvelé la tradition gothique sous
la Restauration. Le vampire pourrait être considéré comme un dandy, comme un romantique, mais il
représente aussi une créature de cauchemar lorsqu’il prend l'apparence du démon – comme dans
Smarra ou les démons de la nuit. Nous y trouvons l’évocation d’un démon « [...] dont les mains sont
armées d'ongles d'un métal plus fin que l'acier qui pénètrent la chair sans la déchirer et boivent le
sang à la manière de la pompe insidieuse des sangsues [...].250» La figure du vampire s'inscrit donc
parfaitement dans un monde tourmenté dans lequel la justice n'est pas toujours là où elle devrait
être, ainsi que dans l'esthétique du macabre, l'horreur fantasmée de la guillotine et des scènes
capitales du genre frénétique.
Nous avons vu que le genre frénétique apporte de nouveaux protagonistes qui ne sont pas
faciles à comprendre, qui ne se présentent pas comme de simples types en noir et blanc, bénéfiques
ou maléfiques, mais qui ont en commun leur énergie, leur puissance. Les romans frénétiques où ils
apparaissent ont été les premiers à se concentrer sur les personnage habités par l'énergie ou à en
faire des protagonistes. Qu'ils soient bénéfiques ou maléfiques, humains ou surhumains, les
monstres frénétiques se présentent surtout comme des exceptions, des créatures hors de la loi.
Qu’elle soit divine, justicière scélérate, leur puissance en fait des égaux251.
249
250
251
Anthony Glinoer, op.cit., p. 231.
Charles Nodier, Smarra, Trilby et autres contes, chronologie, préface, bibliographie et notes par Jean-Luc
Steinmetz, op.cit., p. 108-109.
Anthony Glinoer, op.cit., p. 231.
51
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
5
Smarra ou Les Démons de La Nuit
5.1
Un conte illyrien?
Au cours de l'année 1821, la publication de Smarra est annoncée dans le Journal des Débats et
dans la Quotidienne, deux journaux conservateurs auxquels Nodier collabore. L'emploi du nom
dalmate « smarra », qui signifie « cauchemar », nous donne déjà une idée de l'importance du thème
du rêve. Or, ce choix nous traduit aussi une influence slave indiquée par Nodier dans la préface de la
première édition du conte en 1821. Nodier nous présente le texte comme étant la traduction d'un
ouvrage illyrien attribué à un noble, Ragusain, qui a caché son nom sous celui du comte Maxime
Odin252. Nodier prétend que le texte original lui a été communiqué par son ami le chevalier
Fedorovich Albioni253. Or, en déclarant que son ouvrage n'est rien qu'une traduction, Nodier se
montre trop modeste car il nous a donné un conte tout à fait original.
Bien que le texte ne soit pas simplement une traduction d'un conte slave, une influence
illyrienne n'est pas improbable. R. Maixner a étudié la relation de Nodier avec les provinces
illyriennes dans son ouvrage qui s'intitule Charles Nodier et l'Illyrie254. Il est vrai que Nodier, quand
il entreprend en 1813 des voyages en Illyrie, entretient une amitié avec un comte qui se nomme
Kreglianovich Albioni. Cette amitié pourrait expliquer le choix de Fedorovich Albioni, l’ami
chevalier de Nodier qui lui aurait communiqué le texte. Le nom de Maxime Odin ne surprend pas
non plus, vu qu'il s'agit du pseudonyme littéraire de Nodier qu'il utilise fréquemment pour désigner
ses œuvres. Il est improbable toutefois, selon Maixner, que le comte Albioni ait communiqué une
histoire du folklore dalmate à Nodier. En outre, Nodier ne pouvait pas acquérir une connaissance
profonde des coutumes ou des traditions dalmates vu que pendant son séjour à Laybach il vécut
dans une société fermée et qu’il ignorait la langue255.
Cependant, Nodier se montre audacieux en publiant dans le Télégraphe officiel des Provinces
illyriennes, qu'il dirige, des articles sur les mœurs, sur la littérature et sur les dialectes locaux sans
disposer de vraies connaissances sur ces sujets. Or, Castex note qu'il s'agit principalement de
renseignements livresques, tirés de l'œuvre de l'abbé Fortis qui s'intitule Voyage en Dalmatie.
Nodier a probablement consulté le livre à la bibliothèque de Laybach dont il est le conservateur256.
252
253
254
255
256
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 26.
Id.
R. Maixner, Charles Nodier et l'Illyrie, Paris, Didier, 1960.
Ibid, p. 72-73.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 27.
52
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Malgré son séjour en Illyrie et l'inspiration que ces provinces peuvent lui avoir donnée, Smarra
n'est sûrement pas une simple traduction d'un conte illyrien, mais un ouvrage original de Nodier.
Les raisons pour lesquelles il ne reconnaît pas être l'auteur de Smarra ne sont pas tout à fait claires.
Castex se demande « pourquoi faut-il donc que Nodier n'ait pas le courage de ses opinions » 257! Il
constate que « Nodier n'était malheureusement pas homme à imposer une révolution du goût et il ne
se faisait pas illusion sur son propre compte » 258.
Pour la seconde édition du conte en 1832 Nodier adapte sa préface et il admet enfin être l'auteur
de Smarra. Dans cette nouvelle édition il indique l'originalité essentielle de son œuvre qui réside
pour lui dans le thème du rêve. Or, Nodier atténue de nouveau sa réalisation en référant aux sources
classiques dont il s'est inspiré.
5.2
Les éléments classiques
5.2.1
La référence aux classiques dans la préface
Dans la préface de la seconde édition du conte, Nodier reconnaît être l'auteur de Smarra, mais il
met l'accent sur les emprunts aux classiques. Il parle entre autres de ses lectures d'auteurs classiques
pendant sa jeunesse, sous les yeux de son père, et surtout d'Apulée auquel il s'est inspiré pour
Smarra :
J'étais admirateur passionné des classiques, les seuls auteurs que j'eusse lus sous les yeux de mon père, et j'aurais
renoncé à mon projet si je n'avais trouvé à l'exécuter dans la paraphrase poétique du premier livre d'Apulée, auquel
je devais tant de rêves étranges qui avaient fini par préoccuper mes jours du souvenir de mes nuits259.
Il avait déjà proclamé sa dette envers Apulée dans la première préface de Smarra en 1821. Dans
cette préface Nodier souligne les ressemblances de son ouvrage avec L'Ane d'or d'Apulée. Le texte
de l’auteur antique met entre autres en scène la sorcière Méroé, un personnage que nous rencontrons
aussi dans Smarra. En outre, Nodier a donné le même nom à son personnage principal qu'Apulée,
notamment Lucius. Ces deux noms identiques dans les deux œuvres soulignent les ressemblances
entre Nodier et Apulée.
Or, Nodier déclare aussi, dans la préface de 1832, que le conte de fées d'Apulée ne constitue que
le canevas pour son projet. Il a encore besoin d'un style élégant et vif pour décrire les caprices du
rêve260. Il cherche ce style élégant et harmonieux chez les classiques : « [...] je m'exerçai
intrépidement à traduire et à retraduire toutes les phrases presque intraduisibles des classiques qui se
257
258
259
260
Ibid, p. 31.
Id.
Ibid, p. 39.
Id.
53
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
rapportaient à mon plan, à les fondre, à les malléer 261». Nodier considère son ouvrage comme une
étude utile pour les grammairiens car il a cherché à épuiser toutes les formes de la phraséologie
française. En même temps il a essayé de combattre les difficultés de la construction grecque et
latine. Nodier va très loin dans sa dette envers les antiques et les classiques jusqu'au point où il
prétend que Smarra n'est autre chose qu'un pastiche des classiques :
J'ai dit de qui était la fable : sauf quelques phrases de transition, tout appartient à Homère, à Théocrite, à Virgile, à
Catulle, à Stace, à Lucien, à Dante, à Shakespeare, à Milton. Je ne lisais pas autre chose. Le défaut criant de
Smarra était donc de paraître ce qu'il était réellement, une étude, un centon, un pastiche des classiques, le plus
mauvais volume de l'école d'Alexandrie échappé à l'incendie de la bibliothèque des Ptolémées262.
Dans cette même préface de 1832, Nodier accuse le fait qu'on considère Smarra comme un
texte romantique : « Quelques amis illustres auraient bien fait quelques concessions, mais
« romantique » est un peu fort263 ». Après ce passage Nodier décrit le fait d’avoir distribué quelques
exemplaires de Smarra à un de ses amis, Auger, avec les renvois aux classiques. Il répète encore
une fois que son ouvrage n'est pas plus qu'un travail verbal, l'œuvre d'un écolier attentif qui a
emprunté tout aux classiques. La seule nouveauté qu'il reconnaît dans le travail est de prendre au
sérieux la voie du fantastique. Mais là encore il renvoie à un prédécesseur classique, notamment
Homère avec son Odyssée. L’œuvre d’Homère représente à nous également le thème du rêve, mais
son fantastique sérieux a encore une caractéristique propre des premiers âges, la naïveté264.
La descente d'Ulysse aux enfers est un rêve. Ce partage de facultés alternatives était probablement compris par les
écrivains primitifs. Les songes tiennent une grande place dans l'Ecriture. L'idée même de leur influence sur les
développements de la pensée, dans son action extérieure, s'est conservée par une singulière tradition à travers toutes
les circonspections de l'école classique265.
Il fait donc tout pour nous convaincre que les classiques ont inspiré cette œuvre et qu'elle n'est
pas plus qu'un exercice de style. Le motif principal pour cette affirmation dans la seconde préface
est probablement l'échec de la première édition en 1821. Nodier en est partiellement responsable luimême. Comme nous l’avons vu, il s'est adressé à un public cultivé, tandis que ce genre d’histoires
plaisait surtout au peuple. Le public cultivé protestait généralement au nom du bon goût266. En 1832,
quand Nodier est candidat à l'Académie, il fait tout pour passer comme un pasticheur habile et non
pas comme un novateur exalté267. La question est de savoir si on retrouve effectivement cet aspect
classique dans le texte ou si les références se limitent à la préface. Peut-être les références aux
classiques se limitent à la préface pour que Nodier puisse passer pour un pasticheur habile et qu’il
261
262
263
264
265
266
267
Ibid, p. 39-40.
Ibid, p. 40.
Ibid, p. 41.
Ibid, p. 38.
Ibid, p. 39.
Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 134.
Ibid, p. 132-134.
54
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
puisse garantir sa place à l’Académie.
5.2.2
Les classiques dans le texte
La structure du texte constitue un premier élément classique. Le texte commence par un
prologue, suivi du récit, de l'épisode, l'épode et enfin de l'épilogue. Dans le prologue nous
rencontrons Lorenzo et son amour Lisidis en Lombardie. Dans cette première partie brève Lorenzo
s'endort et il commence à songer. C’est à ce moment-là que le récit commence et que nous sommes
transposés de Lombardie en Thessalie. Dès lors, le héros principal ne s’appelle plus Lorenzo, mais
Lucius. La fatigue causée par le voyage lui fait céder aux hallucinations. D'abord il voit des images
sensuelles de belles filles et il entend leurs chants séduisants, mais peu après il discerne une foule de
spectres parmi lesquels il reconnaît son ami Polémon qui est mort dans une bataille. Polémon, à son
tour, raconte dans l'épisode comment la magicienne Méroé l'a livré aux maléfices de Smarra, le
démon du cauchemar. Dans l'épode Lucius commence à rêver lui-même. On retrouve donc ici un
rêve dans le rêve. Dans cette partie très confuse, Lucius se voit accuser d'assassinat. Il est condamné
à mort et décapité. Sa tête roule sur la plate-forme de l'échafaud, mais il garde sa conscience qui
demeure même très précise. Il est témoin par exemple du supplice de Polémon, livré à des sorcières
qui déchirent son cœur et s'en disputent les morceaux. Dans l'épilogue enfin, le cauchemar est fini,
Lorenzo se réveille et tout reprend son ordre.
Déjà dans le prologue Lorenzo parle à son amour Lisidis d'Apulée :
On disait avec raison que, sois-en sûre que ces nocturnes terreurs qui assaillaient, qui brisaient mon âme pendant le
cours des heures destinées au repos, n'étaient qu'un résultat naturel de mes études obstinées sur la merveilleuse
poésie des anciens, et de l'impression que m'avaient laissée quelques fables fantastiques d'Apulée, car le premier
livre d'Apulée saisit l'imagination d'une étreinte si vive et si douloureuse, que je ne voudrais pas, au prix de mes
yeux, qu'il tombât jamais sous les tiens268.
Lorsque le récit commence, le personnage principal s'appelle Lucius. Le choix du nom de ce
héros constitue, comme mentionné ci-dessus, une référence très claire à Apulée qui avait choisi le
même nom pour son personnage principal dans L'Ane d'or. Dans cet ouvrage, Lucius parle de ses
aventures et de ses voyages en Grèce. Obsédé par les mystères de la magie il se rend en Thessalie,
une province célèbre pour ses magiciennes. Elle est tellement célèbre qu'on parle même d'un
« modèle thessalien » de la magie qui s'occupe entre autres de pouvoirs aphrodisiaques, pouvoirs de
dérèglement cosmique, mais aussi de la nécromancie et de la résurrection des morts. Le choix de
transposer le texte de la Lombardie en Thessalie quand le rêve commence ne nous paraît pas gratuit.
Non seulement la Thessalie rappelle l'œuvre d'Apulée, mais nous y pourrions également découvrir
268
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 44-45.
55
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
un lien avec la frénésie dû aux occupations des magiciennes thessaliennes de nécromancie et de
résurrection de morts.
Après toute une série d'opérations magiques ratées, Lucius transforme en un âne dans l’œuvre
dApulée. Il profite de l'occasion d'investiguer la vie misérable des animaux. En même temps il va à
la recherche d'une certaine espèce de roses qui doivent lui redonner sa forme humaine. Il réussit à
les trouver avec l'aide de la déesse Isis. Puis il rencontre encore une autre magicienne, Méroé. On
rencontre cette magicienne également dans le texte de Nodier quand elle remet Polémon dans les
mains de Smarra. Dans Smarra, il utilise pour ses personnages non seulement le nom de Lucius,
mais également celui de Méroé.
5.2.3 Les choix de langue
Outre la structure du texte et des références à l’œuvre d’Apulée, Nodier montre sa prédilection
pour les classiques par ses choix de langue. Nous avons vu dans la partie qui traite du combat contre
la corruption de la langue que Nodier lutte pour une pureté d’expression tant aux séances
académiques que dans ses écrits car il avait constaté un appauvrissement du français commencé au
XVIIIe siècle et qui continue au XIXe siècle avec la création de néologismes. Nodier cherche son
inspiration chez les grands auteurs du XVIe siècle pour réhabiliter une pureté de la langue française.
Comme déjà mentionné, Nodier n’apprécie pas tellement Ronsard, il lui reproche d’avoir emprunté
aux antiques, mais au fond Nodier fait exactement la même chose car dans Smarra, nous retrouvons
quelques mots qui sont latins ! Il utilise par exemple dans l’épisode le mot « saga » qui est le mot
latin pour sorcière ou magicienne269. Dans ce même épisode il parle du « rhombus » :
Et le rhombus roule encore ; il roule toujours en grondant, il roule comme la foudre éloignée qui se plaint dans des
nuages emportés par le vent, et qui s’éteint en gémissant dans un orage fini. Cependant, toutes les voûtes s’ouvrent,
tous les espaces du ciel se déploient, tous les astres descendent, tous les nuages s’aplanissent et baignent le seuil
comme des parvis de ténèbres270.
Dans une note suivant le texte il essaie d’expliquer l’utilisation et la signification de ce mot qui
est mal expliqué par les lexicographes. Le célèbre humaniste M. Noël (1755-1841) l’avait désigné
comme une sorte de roue en usage dans les opérations magiques, entre autres en Thessalie. Le mot
est attesté dans Horace, Virgile, Ovide, Properce et Martial. Or, même après la consultation de tous
ces auteurs antiques la signification précise du mot n’est toujours pas très claire :
On me demandera probablement ce que c’est le rhombus, si on a pris la peine de lire cette note, qui n’est pas
destinée aux dames et qui est de fort peu d’intérêt pour tout le monde. Tout s’accorde à prouver que le rhombus
269
270
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit, p. 63.
Id.
56
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
n’est autre chose que ce jouet d’enfant dont la projection et le bruit ont effectivement quelque chose d’effrayant et
de magique, et qui, par une singulière analogie d’impression, a été renouvelé de nos jours sous le nom de
DIABLE271.
Les mots latins constituent un emprunt direct et littéral aux antiques. Or, Nodier a également
cherché de l’inspiration chez les auteurs du XVIe siècle afin de pouvoir écrire avec une élégance
formelle qui lui convient mal quand il décrit les horreurs d’un cauchemar. Son élégance formelle
convient cependant parfaitement quand il évoque des scènes de plaisir, par exemple des chants des
jeunes filles thessaliennes dans le récit :
Ecoutez cependant. Voilà les chants des jeunes filles de Thessalie, la musique qui monte dans l’air, qui émeut, en
passant comme une nue harmonieuse, les vitraux solitaires des ruines chères aux poètes. Ecoutez ! Elles embrassent
leurs lyres d’ivoire, interrogent les cordes sonores qui répondent une fois, vibrent un moment, s’arrêtent […]. Ainsi
s’évanouit, abandonné aux airs, égaré dans les échos, suspendu au milieu du silence du lac, ou mourant avec la
vague au pied du rocher insensible […]. Elles […] font jaillir sous leurs pas une poussière enflammée qui vole, qui
blanchit, qui s’éteint, qui retombe en cendres d’argent272.
Notons dans ce passage que Nodier cherche à utiliser des combinaisons surprenantes de
substantifs et d’adjectifs comme « le rocher insensible », la « poussière enflammée » et les « cendres
d’argent »273. Il est à la recherche de combinaisons originales qui fournissent au texte une élégance
formelle. Il nous donne des images qui laissent aller notre imagination, la « poussière enflammée »
nous fait déjà entrer dans l’univers fantastique, tout comme les « cendres d’argent ». Richard
Switzer ose même parler d’une prose poétique et il reconnaît dans ce petit fragment des hémistiches
et des alexandrins274. Or, cette élégance formelle avec un langage original et une forme antique est
convenable pour les passages lyriques, mais elle ne l’est pas du tout pour les scènes horribles. Dans
ces fragments, le langage soigné nous paraît plutôt artificiel et pas assez précis pour rendre avec
relief le désordre des hallucinations275. Dans l’épode par exemple nous retrouvons une telle
description :
Cependant j’essayais de dégager des frêles liens qui les captivaient mes mains redoutables à l’ennemi, et dont le
poids s’est fait sentir souvent aux Thessaliens dans les jeux cruels du ceste et du pugilat ; et mes mains redoutables,
mes mains exercées à soulever un ceste de fer qui donne la mort, […], comme l’éponge battue par la tempête au
pied d’un vieux rocher que la mer attaque sans l’ébranler depuis le commencement des siècles. Ainsi s’évanouit
sans laisser de traces, avant même d’effleurer l’obstacle dont le rapproche un souffle jaloux, ce globe aux mille
couleurs, jouet éblouissant et fugitif des enfants 276.
Le « globe aux mille couleurs, jouet éblouissant et fugitif des enfants » est une description
271
272
273
274
275
276
Ibid, p. 79.
Ibid, p. 49.
Richard Switzer, “Charles Nodier : A Re-Examination”, The French Review, 28, Janvier 1955, p. 231.
Id.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit, p. XXI.
Ibid, p. 74.
57
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
ample d’une simple bulle de savon et rend le style trop lourd dans les parties qui contiennent les
hallucinations et les scènes effrayantes.
Rappelons la remarque de Castex qui a dénoncé l’artifice du langage de Smarra. Il a constaté
une amélioration progressive dans l’écriture de Nodier lorsqu’il vieillit. Surtout quand il écrit des
passages personnels, Nodier peut nous émouvoir car à ce moment-là il ne pense plus aux règles
d’une élégance formelle et ses mots prennent vie. Malgré le fait que Smarra pourrait être aussi
considéré comme un ouvrage personnel, nous le verrons dans la partie suivante, Nodier n’a pas
encore atteint en 1821 ce stade d’une écriture personnelle et émouvante et il cherche encore son
inspiration chez les classiques pour la langue.
5.3
Les aspects frénétiques
5.3.1
Une frénésie progressive
Appartenant au genre frénétique, les éléments horrifiants abondent dans Smarra, or on ne les
retrouve pas dès la première page du conte. En examinant les différentes parties du texte, nous
notons une augmentation progressive des éléments frénétiques qui aboutissent dans un point
culminant dans l'épode lorsque Lucius est décapité et que Polémon est déchiré par les bacchantes.
Dans le prologue nous ne retrouvons encore rien de frénétique. Lorenzo fait allusion à Apulée, puis
s'endort tranquillement dans les bras de son amour Lisidis.
Dans un premier temps le récit continue ces scènes paisibles : on remarque des belles et
élégantes filles thessaliennes qui émeuvent avec leurs chants. Or, apparaissent aussi les premiers
spectres qui sont des victimes de la vengeance des sorcières de Thessalie. Parmi eux figure Polémon
qui est tombé dans les mains de Méroé. Son personnage annonce les scènes horrifiantes de l'épisode
car il racontera dans cette partie comment il a été livré au démon du cauchemar, Smarra.
Raconte-nous, Polémon, les extravagantes douleurs que tu as cru éprouver sous l'empire des sorcières; car les
tourments dont elles poursuivent notre imagination ne sont que la vaine illusion d'un rêve qui s'évanouit au premier
rayon de l'aurore. Théis, Thélaïre et Myrthé sont attentives...Elles écoutent...Eh bien, parle...raconte-nous tes
désespoirs, tes craintes et les folles erreurs de la nuit [...]277.
Les démons sont déjà présents dans le récit, néanmoins à la fin de cette partie trois belles filles,
Myrthé, Théis et Thélaïre adoucissent les premières horreurs vécues et tout rentre dans l'ordre du
début du récit où les belles filles thessaliennes étaient évoquées « [...] et toi, Théis, verse du vin; et
toi Thélaïre, souris à son récit pour que son âme se console; et toi, Myrthé, si tu le vois, surpris du
souvenir de ses égarements, céder à une illusion nouvelle, chante et soulève les cordes de la harpe
277
Ibid, p. 59.
58
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
magique...Demande-lui des sons consolateurs, des sons qui renvoient les mauvais esprits...[...] 278».
Il faut attendre l'épisode afin de trouver pour la première fois des passages vraiment horribles et
frénétiques qui présentent quelques lieux communs comme les fantômes, le sang etc.
La lune, tachée de sang, ressemble au bouclier de fer sur lequel on vient de rapporter le corps d'un jeune Spartiate
égorgé par l'ennemi. [...] Méroé continue à courir en frappant de ses doigts, d'où jaillissent de long éclairs, les
innombrables colonnes du palais, et chaque colonne qui se divise sous les doigts de Méroé découvre une colonnade
immense qui est peuplée de fantômes, et chacun des fantômes frappe comme elle une colonne qui ouvre des
colonnades nouvelles et il n'y a pas une colonne qui ne soit témoins du sacrifice d'un enfant nouveau-né arraché
aux caresses de sa mère. 'Pitié! Pitié! M'écriai-je, pour la mère infortunée qui dispute son enfant à la mort' 279.
L'image de l'enfant arraché aux caresses de la mère pourrait rappeler la Révolution, une période
de désordre, de trahison et de destruction des liens de famille. Nous savons que Nodier, ensemble
avec toute une génération, s'est exprimé contre l'ébranlement moral dont le peuple souffre après la
Révolution. Il récupère peut-être ici des images cruelles à lesquelles le public s'était habitué pendant
la période révolutionnaire. Après cette scène, Méroé livre Polémon à Smarra et lui demande de le
torturer : « [...] va tourmenter la victime que je t'ai livrée 280». Suit une description du démon du
cauchemar dont nous parlerons ci-dessous quand nous aborderons la partie des lieux communs.
Dans la dernière partie de l'épisode, Smarra relâche Polémon, mais Méroé veut encore lui
montrer quelques scènes horribles : « [...] je veux que tu connaisses tous les domaines de la terreur
et du désespoir 281». Suivent, à la fin de l'épisode, quelques pages avec des spectacles morbides et
horrifiants.
Oh! que l'aspect du chemin que nous dévorions en courant était affreux à tous les sens! Que la magicienne ellemême paraissait impatiente d'en trouver la fin! Imagine-toi le caveau funèbre où elle entasse les débris de toutes les
innocentes victimes de leurs sacrifices, et, parmi les plus imparfaits de ces restes mutilés, pas un lambeau qui n'ait
conservé une voix, des gémissements et des pleurs! Imagine-toi des murailles mobiles, mobiles et animées, qui se
resserrent de part et d'autre au-devant de tes pas, et qui embrassent peu à peu tous tes membres de l'enceinte d'une
prison étroite et glacée.... Ton sein oppressé qui se soulève, qui tressaille, qui bondit pour aspirer l'air de la vie à
travers la poussière des ruines, la fumée des flambeaux, l'humidité des catacombes, le souffle empoisonné des
morts... et tous les démons de la nuit qui crient, qui sifflent, hurlent ou rugissent à ton oreille épouvantée: Tu ne
respireras plus! [...] La porte sépulcrale qui nous reçut ou plutôt qui nous aspira au sortir de ce gouffre s'ouvrait sur
un champ sans horizon, qui n'avait jamais rien produit. On y distinguait à peine un coin reculé du ciel le contour
indécis d'un astre immobile et obscur, plus immobile que l'air, plus obscur que les ténèbres qui règne dans ce séjour
de désolation. C'était le cadavre du plus ancien des soleils, couché sur le fond ténébreux du firmament, [...] Alors le
croiras-tu? elles vinrent toutes, les sorcières de Thessalie, [...] j'arrivai... j'arrivai.... Tous les sépulcres étaient
ouverts... tous les morts étaient exhumés... toutes les goules, pâles, impatientes, affamées, étaient présentes; elles
brisaient les ais des cercueils, déchiraient les vêtements sacrés, les derniers vêtements du cadavre; se partageaient
d'affreux débris avec une plus affreuse volupté, et, d'une main irrésistible, car j'étais hélas! faible et captif comme
un enfant au berceau, elles me forçaient à m'associer... ô terreur... à leur exécrable festin!... 282
278
279
280
281
282
Id.
Ibid, p. 63.
Ibid, p. 64.
Ibid, p. 65.
Ibid, p. 66-68.
59
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Dans ce passage nous retrouvons presque tous les lieux communs établis par Ann Radcliffe,
notamment les caveaux, les morts, la prison, les ruines, les catacombes, des cadavres déchirés etc283.
Nous reconnaissons également dans ce passage l'esthétique du choc dont Milner a parlé d'après
l'exemple de Mrs Radcliffe et de Matthey Gregory Lewis. Nous n'avons pas l'impression que ce
passage plein de sang et de morts ne veut pas choquer le lecteur, comme le prétend Glinoer. Il
retrouve dans les œuvres frénétiques des procès d'atténuation après les scènes sanglantes et
horribles: soit le méfait est résumé dans quelques lignes, soit l'auteur recourt à l'ellipse et ne parle
donc pas explicitement du crime. Nous ne retrouvons aucune des deux techniques ici car on insiste
pendant trois pages sur les méfaits des sorcières de Thessalie. La seule chose dans le texte qui
pourrait être considérée comme une atténuation est l'évocation de Myrthé dans les dernières règles
de l'épisode. Polémon tremble encore des horreurs vécues, mais Myrthé apaise les démons avec sa
harpe. Polémon peut s'endormir paisiblement aux doux sons de la musique de Myrthé. Pour la
deuxième fois, une partie du texte se finit paisiblement avec l'image d'une ou plusieurs belles filles.
D’un côté, nous pourrions dire qu'elles atténuent en quelque sorte les scènes sanglantes qui
deviennent de plus en plus horrifiantes dans chaque partie et qui aboutiront à la partie la plus
frénétique dans l'épode. D’un autre côté ces scènes peuvent contribuer à l’esthétique du choc en
formant un grand contraste avec les scènes horribles et pleines de sang.
Dans l'épode nous retrouvons un rêve dans le rêve (car Lucius commence à rêver lui aussi) et il
se voit accusé d'un crime : « ils flottaient devant moi, et me poursuivaient d'attitudes horribles et de
gémissements accusateurs. Polémon [...], Myrthé [...] me demandaient compte de je ne sais quel
assassinat 284». Lucius rêve d'être accusé de l’assassinat de Polémon et il finit sur l'échafaud. Il est
condamné à mort et décapité. Pourtant il garde sa conscience et il entend le supplice de Polémon qui
est livré aux sorcières qui déchirent son cœur.
Plus tranquille, je livrai ma tête au sabre si tranchant et si glacé de l'officier de la mort. Jamais un frisson plus
pénétrant n'a couru entre les vertèbres de l'homme; il était saisissant comme le dernier baiser que la fièvre imprime
au cou d'un moribond, aigu comme l'acier raffiné, dévorant comme le plomb fondu. Je ne fus tiré de cette angoisse
que par une commotion terrible : ma tête était tombée...elle avait roulé, rebondi sur le hideux parvis de l'échafaud,
et, prête à descendre toute meurtrie entre les mains des enfants, des jolis enfants de Larisse, qui se jouent avec des
têtes de morts, elle s'était rattachée à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la page prête à
l'agonie. De là je tournai mes yeux vers l'assemblée, qui se retirait silencieuse, mais satisfaite. Un homme venait de
mourir devant le peuple. Tout s'écoula en exprimant un sentiment d'admiration pour celui qui ne m'avait pas
manqué, et un sentiment d'horreur contre l'assassin de Polémon et de la belle Myrthé 285.
283
284
285
Nous avons mis en italique quelques de ces lieux communs.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit, p. 70.
Ibid, p. 71-72.
60
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
A côté de la destruction des liens de famille, nous retrouvons ici une nouvelle référence directe
à la Révolution avec la présentation de l'échafaud. Nodier met en scène un public qui est habitué à la
Terreur, ils sont même satisfaits de l'exécution de Lucius. Malgré le fait que Lucius garde sa
conscience après la décapitation, cette scène évoque un certain degré de réalisme. Elle illustre, tout
comme la mise en scène de démons, de sang, de squelettes, de ruines etc le goût de l'horreur du
lecteur français à partir du XIXe siècle. Cette scène de décapitation rappelle de façon directe la
Révolution de 1789 pendant laquelle beaucoup de gens sont morts sur l'échafaud. La guillotine
rappelle les horreurs vécues de beaucoup de gens dans la vie quotidienne pendant la Révolution,
mais elle constitue également une référence à une expérience personnelle de Nodier. Il s'est
familiarisé avec la guillotine par son père qui était président du Tribunal criminel. En plus, Nodier
avait assisté à l'exécution d'Euloge Schneider, son professeur de grec. Ses éléments font du conte
quand même un texte personnel, même si le langage se révèle parfois trop recherché.
Après l'exécution de Lucius, les horreurs ne sont pas finies dans cette partie très frénétique.
Lucius assiste encore au supplice de Polémon qui est déchiré par des bacchantes :
La cicatrice de Polémon versait du sang, et Méroé, ivre de volupté, élevait au-dessus du groupe avide de ses
compagnes le cœur déchiré du soldat qu'elle venait d'arracher de sa poitrine. Elle en refusait, elle en disputait les
lambeaux aux filles de Larisse altérées de sang. Smarra protégeait de son vol rapide et de ses sifflements menaçants
l'effroyable conquête de la reine des terreurs nocturnes. A peine il caressait lui-même de l'extrémité de sa trompe,
dont la longue spirale se déroulait comme un ressort, le cœur sanglant de Polémon, pour tromper un moment
l'impatience de sa soif; et Méroé, la belle Méroé, souriait à sa vigilance et à son amour286.
Nous pourrions considérer l'épode comme la partie la plus frénétique du texte. Tout au long de
cette partie Nodier plonge le lecteur dans l'angoisse avec toute une série de scènes horribles comme
la décapitation de Lucius, le déchirement de Polémon, la discussion sur ses lambeaux etc. Nous y
retrouvons un mélange de sang, de démons et de cadavres qui ne semblent pas avoir d’autre
fonction que d’effrayer le lecteur. Pour la première fois, nous ne rencontrons pas de belles et
élégantes filles qui peuvent adoucir les horreurs vécues. L'épode, étant le rêve dans le rêve, forme en
quelque sorte l'apogée des horreurs présentées auparavant dans le texte. Après ce point culminant,
nous sommes, brusquement, transposés à nouveau en Lombardie où Lorenzo se réveille dans les
bras de son amour Lisidis. Cette dernière partie n'a à nouveau rien de frénétique, tout comme le
prologue, mais elle met en scène Lisidis qui rassure Lorenzo par sa présence et qui dissipe par sa
tendresse l'obsession des mauvais souvenirs.
Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi...vois les rayons du soleil levant qui frappent la tête colossale de SaintCharles. Ecoute le bruit du lac qui vient mourir sur la grève au pied de notre jolie maison d'Arona. Respire les
brises du matin qui portent sur leurs ailes si frais tous les parfums des jardins et des îles, tous les murmures du jour
naissant. Le Pénée coule bien loin d'ici287.
286
287
Ibid, p. 74.
Ibid, p. 76.
61
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Prenant en considération cette dernière partie, nous pourrions aussi reconnaître la forme d'un
cercle dans la structure du texte. Smarra commence et finit en Lombardie avec Lorenzo et Lisidis;
Polémon et Lucius sont les héros dans les parties du milieu. Disons que la frénésie se développe
surtout dans les trois parties du milieu avec le point culminant dans l'épode quand Lucius est
décapité et quand Polémon est déchiré. Après cette apogée les choses se remettent en ordre dans
l'épilogue lorsque Lorenzo se réveille. Notons que c'est de nouveau une belle femme qui adoucit les
horreurs à la fin, tout comme dans le récit et dans l'épisode. Seulement cette fois elle ne peut
intervenir que dans le prologue quand Lorenzo commence déjà à se réveiller. Dans l'épode il est
encore en train de rêver et on ne peut pas mettre en scène Lisidis.
5.3.2
Les lieux communs de l’école frénétique
Reprenons maintenant le schéma des lieux communs établi par Anthony Glinoer afin de
découvrir dans quelle mesure nous retrouvons ces aspects dans notre texte. Glinoer a constaté le
développement d’un nouveau courant à l’intérieur du genre frénétique à partir des années 1818. Les
auteurs de ce nouveau type de roman visent à un renouveau à deux niveaux : d’un côté ils veulent
conquérir un public plus lettré à l’aide d’éléments paratextuels comme une préface, des épigraphes
et des dédicaces prestigieuses, de l’autre côté ils essaient de se concentrer sur le justicier ou le
bourreau, tandis que Mrs Radcliffe et ses successeurs se sont axés sur la victime.
Nous savons de Nodier qu’il a essayé d’attirer un public cultivé et que cette tentative est
probablement à la base de l’échec de son texte. Il a écrit deux préfaces pour Smarra, une en 1821 et
une en 1832. Dans ces préfaces il proclame sa dette envers des auteurs anglais prestigieux comme
Milton et Shakespeare et des antiques comme Homère, Apulée, Virgile, Catulle et Théocrite. Il
insère également des épigraphes au début de chaque partie de son texte. Il s’agit toujours d’une
citation de Shakespeare, complétée ou non par un morceau de texte d’un antique comme Virgile,
Catulle ou Claudien. Nous retrouvons par exemple au début de l’épode :
Ergo exercentur poenis, veterumque malorum
Supplicia expendunt; alioe panduntur inanes
Suspensoe ad ventos, aliis sub gurgite vasto
Infectum èluitur scelus, aut exuritur igni.
VIRGILE288
288
Ibid, p. 69, Ici donc le châtiment les éprouve, et elles expient par des supplices leurs anciens crimes. Les unes,
suspendues dans les airs, sont le jouet des vents; les autres, plongées dans un vaste gouffre, s'y lavent deleurs
souillures criminelles, ou s'épurent dans le feu.
62
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
C'est sa coutume de dormir après ses repas,
et le moment est favorable pour lui briser le crâne
avec un marteau, lui ouvrir le ventre avec un pieu,
ou lui couper la gorge avec un poignard.
SHAKESPEARE
Afin de découvrir sur quel personnage Nodier met l’accent dans Smarra, regardons d’abord en
quelle mesure ils se comportent comme des personnages typiquement frénétiques. Rappelons que
Glinoer distingue trois figures principales : le justicier, la victime et le criminel. La victime est
généralement belle, mais d'une beauté fragile, hypersensible, vertueuse et pieuse. Elle est un objet
passif dont la mort dépend du scélérat ou du justicier. En plus, la victime est persécutée par le
criminel par haine ou par amour pervers. Le criminel est entièrement du côté du mal. Le troisième
personnage, le justicier se présente généralement comme un jeune homme qui est lui-même victime
dans un premier temps, mais dont l'audace croît à mesure que le danger se fait plus imminent. Il est
voué à faire triompher la vertu, contrairement au criminel qui a une soif insatiable de meurtrier,
d'assassiner, de violer etc289.
En regardant les protagonistes de Smarra, le criminel et la victime sont assez faciles à
reconnaître. Polémon, étant un beau jeune homme, reçoit le rôle de victime : « Ses cheveux blonds
roulaient en boucles négligées sur ses épaules, qui s'élevaient blanches et pures comme une touffe
de lis au-dessus de sa tunique de pourpre 290». Il est amoureux de Méroé qui le livra au démon du
cauchemar, Smarra :
[...] Méroé, la plus belle des belles de Thessalie, vous le savez. Elle est majestueuse comme les déesses, et
cependant il y a dans ses yeux je ne sais quelles flammes mortelles qui enhardissent les prétentions de l'amour. [...]
Combien de fois je me suis jeté au-devant de sa marche pour dérober un rayon à ses regards, un souffle à sa
bouche, un atome au tourbillon qui flatte, qui caresse ses mouvement; combien de fois (Thélaïre, me le
pardonneras-tu?) j'épiai la volupté brûlante de sentir un des plis de sa robe frémir contre ma tunique, ou de pouvoir
ramasser d'une lèvre avide une des paillettes de ses broderies dans les allées des jardins da Larisse 291.
Polémon, qui était jadis un guerrier, est impuissant à la haine et à la rage de Méroé. Elle se
fâche de lui à cause da sa curiosité et le veut punir : « Misérable! s'écria Méroé, sois puni à jamais
de ton insolente curiosité!...Ah! Tu oses violer les enchantements du sommeil...Tu parles, tu cries et
tu vois...Eh bien! Tu ne parleras plus que pour te plaindre, tu ne crieras plus que pour implorer en
vain la sourde pitié des absents, tu ne verras plus que des scènes d'horreur qui glaceront ton
âme... 292» Méroé semble être entièrement du côté du mal, elle a un soif de malfaisance, de meurtrier
etc. Non seulement elle livre Polémon aux maléfices de Smarra dans l'épisode, elle lui arrachera
289
290
291
292
Anthony Glinoer, op.cit., p. 225-226.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit, p. 52.
Ibid, p. 60.
Ibid, p. 64.
63
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
aussi le cœur dans l'épode qui constitue le rêve de Lucius : « [...] Méroé, ivre de volupté, élevait audessus du groupe avide de ses compagnes le cœur déchiré du soldat qu'elle venait d'arracher de sa
poitrine. Elle en refusait, elle en disputait les lambeaux aux filles de Larisse altérées de sang 293».
A côté du criminel et de la victime, il y a encore le justicier qu'on retrouve difficilement dans
notre texte. Nous pourrions éventuellement considérer Lucius comme le justicier, mais il ne
présente pas toutes les caractéristiques d'un justicier typique selon la description de Glinoer. Le
justicier est généralement un jeune homme qui sort vainceur du duel à la fin du texte : le méchant
meurt par duel, exécution ou suicide. Or dans Smarra, notre jeune homme Lucius n'arrive pas à
sauver la victime Polémon des griffes de Méroé et des bacchantes. En plus le justicier est lui-même
une victime dans un premier temps, mais son l'audace croît à mesure que le danger se fait plus
imminent294. Chez Lucius, nous rencontrons plutôt une situation inverse car il se révèle assez
courageux au début du récit lors de sa première rencontre avec les spectres :
Seulement, il arrivait d'un instant à l'autre qu'un groupe éclairé de flammes bizarres passait en riant sur ma
tête...qu'un esprit difforme, sous l'apparence d'un mendiant ou d'un blessé, s'attachait à mon pied et se laissait
entraîner à ma suite avec une horrible joie, ou bien qu'un vieillard hideux, qui joignait la laideur honteuse du crime
à celle de la caducité, s'élançait en croupe derrière moi et me liait de ses bras décharnés comme ceux de la Mort.
« Allons Phlégon! M'écriais-je, allons le plus beau des coursiers qu'ait nourris le mont Ida, brave les pernicieuses
terreurs qui enchaînent ton courage! Ces démons ne sont que de vaines apparences. Mon épée, tournée en cercle
autour de ma tête, divise leurs formes trompeuses qui se dissipent comme un nuage. [...] C'est ainsi, Phlégon, que
les sorcières de Thessalie se divisent sous le tranchant de mon épée.295»
Toutefois, Lucius prend de plus en plus peur à mesure que les horreurs deviennent plus grandes.
Il s'effraie de l'histoire de Polémon qui est livré par Méroé à Smarra et plus tard de son supplice
quand il est livré aux bacchantes : « Et Polémon...ô désespoir! Ma main tremblante demandait en
vain une faible ondulation à sa poitrine. Son cœur ne battait plus. Son sein était vide 296». Si on
considère Lucius comme le justicier, par conséquent, il n'a pas le rôle de sauveur que Glinoer lui
attribue.
Reprenons la remarque de Glinoer que Nodier mettrait l’accent sur le justicier ou le bourreau
plutôt que sur la victime, nous ne sommes pas tout à fait convaincus. Etant la victime, Polémon joue
un rôle majeur dans le texte, surtout dans l’épisode qui est lui entièrement voué car dans cette partie
il raconte comment il a été livré à Smarra par Méroé. Or cette partie prépare la partie la plus
frénétique et la plus importante du texte, notamment l’épode dans lequel Lucius est décapité sur
l’échafaud. Dans ce sens nous pourrions considérer le justicier et le bourreau comme les
293
294
295
296
Ibid, p. 74.
Anthony Glinoer, op.cit., p. 225.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit, p. 48.
Ibid, p. 75.
64
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
personnages les plus importants car il jouent un rôle majeur dans la partie la plus signifiante du
conte.
A côté du justicier, du criminel et de la victime, il nous reste encore le démon de la nuit,
Smarra. Etant un vampire, il constitue un personnage frénétique par excellence car les vampires
jouissent particulièrement d'un grand succès parmi tous les nouveaux personnages qui rejoignent le
diable classique. Ils se prêtent idéalement au genre frénétique à cause de leur double nature :
derrière une apparence séductrice ils cachent une volonté de tourmenter et d'assassiner. Il en est
ainsi pour Smarra : Méroé le nomme un spectre flatteur, décevant et terrible qui doit tourmenter
Polémon. Smarra pourrait ainsi rejoindre le type de séducteur-persécuteur. Nous avons vu que ce
genre de démons n'a plus le physique repoussant comme au Moyen Age, mais qu'ils gardent
pourtant les propriétés surhumaines. Smarra est un démon surhumain qui sort d'une bague de
Méroé. Il est non seulement un démon avec des belles apparences et des propriétés surhumaines,
mais il est également un vampire qui peut représenter une créature de cauchemar, sous l'apparence
d'un démon. Il est un démon qui
Tourne dans l'air avec la rapidité de ces feux artificiels qu'on lance sur les navires, étend des ailes bizarrement
festonnés, monte, descend, grandit; se rapetisse, et, nain difforme et joyeux dont les mains sont armées d'ongles
d'un métal plus fin que l'acier, qui pénètrent la chair sans la déchirer, et boivent le sang à la manière de la pompe
insidieuse des sangsues, il s'attache sur mon cœur, se développe, soulève sa tête énorme et rit 297.
Nous avons remarqué dans la partie qui traite de la description des démons que le vampire
s'inscrit dans la tradition de l'esthétique du macabre, de l'horreur fantasmée de la guillotine et des
scènes capitales du genre frénétique. En effet, nous rencontrons Smarra dans l'épode lorsque Lucius
est décapité sur l'échafaud. Après la décapitation il assiste au supplice de Polémon qui est déchiré
par les bacchantes :
[...] Smarra, convoqué pour le départ des songes du matin, venait réclamer la récompense promise par la reine des
terreurs nocturnes, et palpitait auprès d'elle d'un hideux amour en faisant bourdonner ses ailes avec tant de rapidité,
qu'elles n'obscurcissaient pas du moindre nuage la transparence de l'air 298.
Les personnages principaux de Smarra s'inscrivent donc dans la tradition frénétique décrite par
Glinoer. On y retrouve le criminel, la victime et, si on veut, le justicier. En plus, Smarra constitue un
bel exemple d'un démon qui rejoint la figure du diable dès le XIXe siècle pour effrayer le public.
Etant un vampire, il revendique directement la tradition gothique et est ainsi un des démons les
plus populaires du genre frénétique. Avec son apparence séductrice il peut tromper le lecteur et
297
298
Ibid, p. 64.
Ibid, p. 73.
65
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
cacher dans un premier temps son caractère meurtrier. Le thème du vampirisme s'inscrit dans la
tradition de l'horreur du genre frénétique, mais ne trouve probablement pas ses origines dans les
expériences vécues pendant la Révolution. Nodier, et avec lui d'autres auteurs frénétiques, sont sans
doute encouragés par le succès du thème. Pensons par exemple au Vampire de Polidori, attribué à
Lord Byron299. Avant Smarra, Nodier avait déjà publié Le Vampire, mélodrame en trois actes et un
prologue qui s'inspire aussi du thème du vampirisme.
5.4
Le thème du rêve
Après avoir individualisé les caractéristiques classiques et frénétiques, il nous reste encore un
aspect à considérer qui ne se laisse pas classer facilement. Il s'agit du thème du rêve qui semble
réunir dans Nodier tous les aspects dont nous avons déjà parlés, notamment son côté classique,
romantique et son statut de pionnier. Dans la partie concernant la position ambiguë de Nodier dans
l'histoire littéraire, nous avons vu que Castex considère le rêve avant tout comme un trait
romantique300. Il note dans son livre intitulé Le Conte fantastique en France de Nodier à
Maupassant que le genre frénétique peut montrer beaucoup de puérilité en mettant en scène tous ces
vampires et ces monstres, mais qu'il ne faut pas se laisser tromper par cela :
Prenons-y garde, pourtant! Ces fantômes ne seraient pas si effrayants si nous n'y découvrions la forme matérielle de
nos terreurs secrètes ou le symbole vivant des impulsions bestiales que la vie civilisée endort, mais que les passions
individuelles ou collectives risquent quotidiennement de réveiller. La frénésie est le rythme qui scande au fond de
nous-mêmes la danse des esprits impurs. La frénésie fait éclater au grand jour ce tumulte intérieur dont nous
percevons parfois les échos étouffés dans nos songes nocturnes 301.
Il existe donc un lien entre la frénésie et le rêve car la littérature frénétique met en scène des
tumultes intérieurs qui se présentent également à nous dans nos songes. La mise en scène dans
Smarra de spectacles terrifiants de meurtre, de décapitation, de déchirement et de l'échafaud
pourrait être attribuée de nouveau à l'influence de la Révolution qui bouleverse la vie intérieure des
gens. Le caractère chaotique d'un rêve traduit en plus la personnalité hypersensible de Nodier. Il est
un grand nerveux et un grand émotif sur qui les moindres expériences laissent leurs traces sur sa
personnalité. La Révolution en constitue un bel exemple. Le rêve dans le rêve de Lucius révèle
selon quelques psychanalystes un complexe de culpabilité dans Nodier 302. Dans l'épode du texte
Lucius se voit accusé de meurtre bien qu'il ne soit pas coupable. Tout comme Lucius, Nodier n'est
pas coupable du moindre crime. Jamais dans sa vie il s'est adonné à la moindre tentation criminelle.
Or, il a été le témoin de maintes scènes sanglantes pendant la Révolution de 1789. Selon lui, toute
299
300
301
302
Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 130.
Ibid, p. 129.
Id.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, Introduction, Notices, Notes, Bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XIV.
66
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
son époque porte la responsabilité et il semble ressentir le besoin de traduire cette obsession en un
nouveau symbole.
Son esprit goûte une délectation morose à décrire des épisodes horribles comme l'exécution manquée d'Hélène
Gillet, parce que cette horreur l'a intimement pénétré autrefois. Il se passionne à combattre l'institution de la peine
capitale, parce qu'il ressent personnellement la honte d'une barbarie lâchement acceptée par ses contemporains 303.
Le thème du rêve se rattache donc à la vie personnelle de Nodier et à la frénésie par sa capacité
d'exprimer des tumultes intérieurs à cause des horreurs vécues pendant la Révolution. Or l'utilisation
du songe traduit aussi sa position de pionnier. Nodier le dit lui-même dans la préface de Smarra :
« A force de m'étonner que la moitié et la plus forte moitié sans doute des imaginations de l'esprit ne
fussent jamais devenues le sujet d'une fable idéale si propre à la poésie, je pensai à l'essayer pour
moi seul [...] 304». C'est une phrase capitale qui souligne la nouveauté de son œuvre et qui ouvre une
voie aux romantiques comme Gérard de Nerval et Victor Hugo ainsi qu'aux psychanalystes de la
deuxième moitié du XIXe siècle. Comme l'état de sommeil est aussi important pour Nodier que
l'état de veille, il reconnaît dans le sommeil une autre réalité qui lui fait découvrir un autre moi. Cet
aspect de dédoublement de la personnalité intéressera aux psychanalystes. Même les surréalistes
voient en lui un des premiers maîtres de la littérature onirique :
En réhabilitant contre la tyrannie de la raison et de la société les extases des fous et des grands rêveurs [...], il
esquissait avec plus de hardiesse qu'aucun de ses contemporains cette révision des valeurs qui donne peut-être au
mouvement romantique sa signification la plus profonde et qui tend à s'accomplir dans les audaces multiformes du
surréalisme305.
Switzer voit aussi l'originalité de Nodier dans le ton sombre avec lequel il décrit son fantastique.
En plus il semble être convaincu de la réalité de ce qu'il écrit, là où le précurseur français Cazotte a
traité le diabolisme, ou le fantastique, de façon légère. Mrs Radcliffe aussi, le grand précurseur
anglais du genre, a expliqué toutes les scènes horrifiantes à la fin de ses œuvres. Les apparitions de
démons de sont pas réelles, mais le résultat de tromperie ou de coïncidence306.
A côté de l'originalité profonde de Smarra, Nodier se rend aussi compte dans la préface de
l'échec de son texte. Il mentionne les critiques telles que le manque de clarté de la fable et d'idées
précises, des digressions sans objet de la part du narrateur, des transitions du récit pas déterminées
par la liaison naturelle des pensées. Il répond à ses critiques en disant que ce sont les caractéristiques
du rêve et qui lit le texte sans s'en rendre compte a pris une peine inutile307. Nous retrouvons par
303
304
305
306
307
Ibid, p. XV.
Ibid, p. 39.
Ibid, p. XIX
Richard Switzer, Charles Nodier : A Re-Examination, The French Review, 28, Janvier 1955, p. 228.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, Introduction, Notices, Notes, Bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 43.
67
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
exemple dans Smarra une ambiguïté du temps quant à Polémon : dans l'épode nous le rencontrons
d'abord remplissant une coup de vin lorsque Lucius est déjà sur l'échafaud, ensuite Polémon est
endormi pour tomber le moment suivant dans les mains des sorcières de Thessalie. Enfin il est mort
avec cette blessure qui l'avait tué au siège de Corinthe lorsqu'il protégeait Lucius. Passé, présent et
avenir se confondent dans cette partie comme il est le cas dans l'inconscient. Nodier adopte encore
la forme du rêve en associant des éléments grotesques à des éléments angoissants, en bouleversant
les lieux et en mettant en scène l'ambiguïté de la culpabilité308.
La culpabilité et l'innocence sont des termes ambigus dans le texte car Lucius est accusé de « je
ne sais quel assassinat »309 et même décapité sans avoir commis un crime. Cette vision sur la justice
est de nouveau fortement influencée par la Révolution : la justice n'est pas toujours là où elle devrait
être. En plus, sa sympathie va surtout à l'individu que l'on a isolé, offert à la haine de tous. Nous
retrouvons dans le texte un contraste entre l'attention cruelle dévouée à un seul être et le grand
nombre des accusateurs310. Dans Smarra, Lucius est regardé entre autres, par un nain, par un
vieillard et par une femme avec un visage doux :
« Qu'il est petit, ce Lucius dont on faisait un Achille et un Hercule! » reprenait un nain que je n'avais pas remarqué
parmi eux. C'est la terreur sans doute qui anéantait sa force et qui fléchit ses genoux. - « Est-on bien sûr que tant de
férocité ait pu trouver place dans le cœur de l'homme? » dit un vieillard aux cheveux blancs dont le doute glaça de
mon cœur. Il ressemblait à mon père. « Lui! repartit la voix d'une femme dont la physionomie exprimait tant de
douceur...311
Nous voyons donc comment le thème du rêve relie presque tous les aspects de la personnalité de
Nodier. Nous retrouvons un aspect frénétique, romantique et original dans le thème. Or, il y a
encore un aspect classique. Nodier dit dans la seconde préface de Smarra qu'Homère était le
premier à exploiter la voie du fantastique sérieux avec son Odyssée. En plus il mentionne que la
descente d'Ulysse aux enfers est un rêve :
La descente d'Ulysse aux enfers est un rêve. Ce partage de facultés alternatives était probablement compris par les
écrivains primitifs. Les songes tiennent une grande place dans l'Ecriture. L'idée même de leur influence sur les
développements de la pensée, dans son action extérieure, s'est conservée par une singulière tradition à travers toutes
les circonspections de l'école classique312.
308
309
310
311
312
Odile Clause, Proces et Intercession dans les Contes de Charles Nodier, Rocky Mountain Review, 39, 1985, p. 109.
Ibid, p. 70.
Odile Clause, op.cit., p. 109.
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, Introduction, Notices, Notes, Bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 70.
Ibid, p. 39.
68
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
6
Conclusion
Charles Nodier a vécu entre 1780 et 1844, à cheval entre deux traditions. Il a subi aussi bien
l’influence du XVIIIe siècle agonissant que la sensibilité du siècle romantique débutant. Bien que le
siècle de la raison ne reçoive rien que de dédain des romantiques, Nodier était quand même grand
admirateur de Jean-Jacques Rousseau qui lui a inspiré des idées pour une théorie sur le rêve. A côté
d’une influence des deux siècles dans lesquels il a vécu, Nodier regarde aussi l’époque classique,
probablement dû aux encouragements de son père qui lui a fait lire dès sa jeunesse des auteurs
classiques comme Montaigne.
Il n’a donc pas une personnalité facile à saisir car il s’inspire de différentes époques et de
diverses traditions. C’est peut-être la raison pour laquelle peu de critiques se sont essayés à une
analyse de notre auteur. Charles Nodier reste jusqu’aujourd’hui un auteur relativement inconnu et,
par conséquent, il y a encore un grand travail à faire. On a regardé quelques critiques et on a
constaté qu’au début du XXe siècle ils n’étaient pas du tout nuancés. Presque sans exception, ils
considéraient Nodier comme une figure romantique. Le travail de Pierre-Georges Castex en 1961
constitue la première tentative de dresser un tableau complet de notre écrivain. Comme on y
retrouve encore quelques maladresses, des autres critiques ont essayé de compléter son travail dès
les années 1980’s. Or, de nos jours le travail n’est toujours pas complété. Ida Merello, par exemple,
a tenté d’apporter un nouveau point de vue sur la personnalité de Nodier dans son essai de 1998.
Elle classe tous ses contes, de Smarra à Ines de las Sierras, sous la veine fantastique. Elle ne le
considère donc pas comme un auteur frénétique. Son point de vue nous indique qu’il n’y a pas
seulement encore un grand travail à faire quant à Nodier, mais également quant à la terminologie.
Apparemment, il existe toujours de la confusion entre le genre frénétique et celui fantastique.
Considérons le fantastique comme un genre qui découle de la frénésie à partir des années 1830,
principalement sous l’influence des Allemands comme Goethe et Hoffmann, là où le genre
frénétique s’est inspirée plutôt de l’école gothique anglaise de Mrs Radcliffe. Les deux genres ont
beaucoup de caractéristiques en commun, mais à partir de 1830 s’ouvre une voie plus sincère à
laquelle s’adonne aussi Nodier. Il s’agit en quelque sorte d’un adoucissement du genre frénétique.
Le fantastique est dès lors moins grotesque et plus raffiné. Classons donc certains des contes de
Nodier, comme Smarra, sous le nom de frénésie et d’autres, comme Ines de las Sierras, qui ont été
écrits plus tard sous le genre fantastique. Nodier évolue ensemble avec le goût de son temps et on
remarque que dans ses contes tardifs, qui appartiennent au genre fantastique, la recherche d’une voie
69
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
plus sincère se reflète dans l’utilisation d’un langage plus sincère et moins artificiel que dans ses
contes de sa période frénétique. Son écriture devient alors plus personnelle et elle réussit à nous
émouvoir mieux.
Pour ce mémoire, nous avions choisi d’essayer d’éclaircir la position de Nodier dans l’histoire
littéraire à l’aide du conte Smarra, qui appartient au genre frénétique. C’est la raison pour laquelle
nous avons consacré tout un chapitre à la description de cette école qui a reçu son nom de Nodier
lui-même. On a cherché les caractéristiques les plus pertinentes de cette école afin de les pouvoir
retrouver dans le texte. Nous avons constaté que la frénésie prend un grand essor au début du XIXe
siècle, un temps troublé dans lequel règne la confusion à cause de la succession de différents
régimes et le souvenir de la Révolution de 1789. Après les horreurs vécues dans la vie réelle, le
public français semble prêt à recevoir les monstres, les cadavres et le sang dans la littérature. Outre
la Révolution, l’école gothique anglaise a inspiré une nouvelle sensibilité aux Français qui avait déjà
commencé avec Horace Walpole. L’école gothique en Angleterre a transplanté en France le roman
noir avec toutes ses horreurs. Maints auteurs anglais ont contribué à ce développement en France
parmi lesquels Clara Reeves, Lord Byron, Maturin, Lewis et surtout Mrs Radcliffe. Elle était
l’auteur le plus populaire chez le public français et elle est dit de nous avoir donné les lieux
communs de l’école frénétique qui est tellement difficile à définir. Dans ses œuvres frénétiques,
nous retrouvons des éléments comme le vieux château, une prison, un corridor avec beaucoup de
portes, des cadavres encore sanglantes, des squelettes emballés etc. En utilisant ces éléments
horribles, Mrs Radcliffe est à la base de l’esthétique du choc qui vise à plonger le lecteur dans
l’angoisse.
Anthony Glinoer a essayé d’élargir ces lieux communs donnés par Mrs Radcliffe en établissant
un schéma actantiel, une trame narrative et une description des protagonistes principaux. Nous
avons retrouvé dans notre texte la plupart des caractéristiques de l’école frénétique indiquées par
Glinoer. Dans Smarra, Méroé a interprété le rôle de criminel qui persécute la victime, Polémon.
Nous pourrions considérer Lucius comme le justicier bien qu’il ne présente pas toutes les
caractéristiques du justicier décrit par Glinoer. Il ne vainc par exemple pas le méchant à la fin du
texte en le tuant dans un duel. Le démon Smarra s’inscrit dans la tradition du vampire dans les
œuvres frénétiques et il rejoint le type du séducteur-persécuteur qui possède encore les forces
surnaturelles sans le physique repoussant. A côté des protagonistes et du schéma actantiel, Smarra
présente encore des autres caractéristiques du genre frénétique. Nous y retrouvons aussi l’esthétique
du choc avec tous les éléments horribles tels que les démons, le sang et les meurtres, alternée avec
les chants des filles thessaliennes qui atténuent les horreurs vécues.
70
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Smarra se présente donc à nous comme un conte qui s’inscrit dans la tradition frénétique. Or,
comme Nodier n’est pas un auteur qui se lie à une seule tradition, il proclame aussi sa dette envers
les classiques et les antiques dans la préface. Quand nous examinons le texte, nous y retrouvons une
structure classique, des réminiscences à Apulée et la recherche d’une élégance formelle inspirée par
les classiques. Cependant, les éléments frénétiques nous paraissent plus frappants que ceux
classiques. Nodier parle de l’influence d’Apulée dans la préface de Smarra, mais en réalité cette
influence se limite à quelques noms et endroits empruntés à l’Ane d’or. En plus, n’oublions pas que
son œuvre est tout à fait originale et qu’il n’emprunt certainement pas tout aux classiques comme il
le prétend. La raison principale de cette abondance de réminiscences classiques dans la préface est
probablement à rechercher dans sa candidature à l’Académie. Puisque le public cultivé méprisait ce
genre destiné plutôt au peuple, Nodier voulait passer pour un pasticheur habile.
Nous pourrions donc dire que ni la personnalité de Nodier, ni ses textes se laissent réduire à
l’unité. Nodier a vécu au seuil de la nouvelle époque romantique qui présente à nous pendant ses
premières années une littérature frénétique. Or le siècle de la raison perpétue toujours dans Nodier
car il se laisse inspirer par Rousseau pour une de ses théories les plus importantes sur le rêve. Le
rêve constitue le thème principal dans Smarra. Ce texte relie en quelque sorte toutes les traditions
dans lesquelles Nodier s’inscrit. Tous les aspects différents de la personnalité de Nodier se relient
dans le thème du rêve qui traduit en même temps une inspiration classique, l’influence du XVIIIe
siècle, la tradition frénétique et son statut de pionnier.
71
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
7
Bibliographie
7.1
Sources primaires

NODIER (Charles), Contes, Sommaire biographique, introduction; notices, notes,
bibliographie et appendice critique par Pierre-Georges Castex, Paris, Editions Garnier
Frères, 1961.

NODIER (Charles), Les Démons de La Nuit, Choix, préface et bibliographie par Francis
Lacassin, Paris, Union Générale d'Editions, 1980.

NODIER (Charles), Smarra, Trilby et autres contes, chronologie, préface, bibliographie et
notes par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Garnier-Flammarion, 1980.
7.2
Sources secondaires

BENICHOU (Paul), L'ecolé du Désenchantement : Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval,
Gautier, Saint-Amand, Paris, Editions Gallimard, 1992.

BIANCO (Barbara Wojciechowska), Il Roman noir : Forme e Significato antecedenti e
Posterità, Convegno della società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese,
18, Lecce, 16-19 maggio 1991

BOLSTER (Richard), « l'Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier (1824-1834) »,
French Studies, 57, octobre 2003, p. 546-547.

CASTEX (Pierre-Georges), Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris,
José Corti, 1951.

CLAUSE (Odile), « Proces et intercession dans les contes de Charles Nodier », Rocky
Mountain Review, 39, 1985, p. 107-112.

CORTEY (Teresa), «Le Rêve dans les contes de Charles Nodier», The French Review, 54,
Octobre 1980, p. 165-166.

FRYCER (Jaroslav), « La prose frénétique dans la littérature française », Etudes romanes de
Brno XX, Brno, UJEP, 1990.

GLINOER (Anthony), « Du monstre au surhomme, Le roman frénétique de la
Restauration », Nineteeth Century French Studies, 34, mars 2006, p. 223-234.

GRILLET (Claudius), Le Diable dans La Littérature au XIXe Siècle, Lyon, Vitte, 1935.

HAMENACHEM (Miriam), Nodier, Essai sur l'imagination mythique, Paris, Nizet, 1972.

KILLEN (Alice) Le Roman terrifiant, ou Roman noir de Walpole à Anna Radcliffe et son
Influence sur La Littérature française jusqu'en 1840, Genève, Slatkine Prints, 1984.

LARAT (Jean), La Tradition et L'exotisme dans L'œuvre de Charles Nodier, Paris, E.
Champion, 1923.

LEBEDEL (Claude), Histoire de la France des Origines jusqu'à nos Jours, ChâteauGontier, Editions Ouest-France, 2001.

LOVING (Mathew), « Charles Noder : The romantic librarian », Libraries & Culture, 38,
février 2003, p. 166-181.

MAIXNER (R.), Charles Nodier et l'Illyrie, Paris, Didier, 1960.

MATTHEY (Hubert), Essai sur Le Merveilleux dans La Littérature française depuis 1800,
Paris, Payot, 1915

MERELLO (Ida), Charles Nodier et le origini del racconto fantastico, Dans : D'un Siècle à
L'autre : Le Tournant des Lumières, Etudes réunies par Lionello Sozzi, Torino, Rosenberg &
Sellier, 1998.

MILNER (Max), Le Diable dans La Littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris,
Corti, 1960, 2 vol, t. 1.

MUCHEMBLED (Roger), Une Histoire du Diable, XIIe-XXe Siècle, Paris, Editions du
Seuil, coll. Points histoire, 2000.

Nodier, sous la direction de Georges Zaragoza, Dijon, Editions Universitaires de Dijon,
1998.

OLIVER (A. Richard), Charles Nodier : Pilot of Romanticism, Syracuse, Syracuse
University Press, 1964.

PORTER (Laurence M.), « Charles Nodier's Prose Rythms : A Study of Manuscript Variants
in the Contes », The French Review, 42, 4 mars 1969, p. 533-539.

PRAZ (Mario), La Chair, La Mort et Le Diable dans La Littérature du XIXe Siècle : Le
Romantisme noir, traduction de l'italien par Constance Thompson Pasquali, Paris, Gallimard,
1998.

RUDWIN (Maximilian), Romantisme et Satanisme, Paris, Les Belles Lettres, 1927.

RUDWIN (Maximilian), The Devil in Legend and Literature, Chicago, The Open Court
Publishing Company, 1931.

SALOMON (Michel), Charles Nodier et Le Groupe romantique, Paris, Perrin, 1908.

SCANU (Ada Myriam), Charles Nodier, Du fantastique en littérature, Séminaire d'Histoire
Littéraire : La naissance du fantastique en Europe – Histoire et Théorie, Università degli
Studi di Bologna, 2004.

SWITZER (Richard), « Charles Nodier : A Re-Examination », The French Review, 28,
Janvier 1955, p. 224-232.
8
Table des matières
REMERCIEMENTS ...........................................................................................................................
1
INTRODUCTION .................................................................................................................. 1
2
BIOGRAPHIE DE CHARLES NODIER ............................................................................ 4
3
UN AUTEUR A CHEVAL ENTRE DEUX TRADITIONS .............................................. 9
3.1
3.1.1
3.1.2
3.1.3
3.1.4
3.1.5
Romantique par le tempérament .......................................................................................... 9
Quelques traits romantiques généraux .................................................................................... 9
La sensibilité préromantique ................................................................................................. 10
Le statut particulier du rêve ................................................................................................... 11
Les soirées de l’Arsenal ......................................................................................................... 12
Son jugement sur le XVIIIe siècle .......................................................................................... 14
3.2
3.2.1
3.2.2
Classique par le goût ............................................................................................................ 16
Une prédilection pour les auteurs du XVIe siècle.................................................................. 16
Le combat contre la corruption de la langue ......................................................................... 18
3.2
3.2.1
3.2.2
3.2.3
Les critiques : incomplètes et superficielles ....................................................................... 19
Une personnalité difficile à saisir .......................................................................................... 19
Les premières tentatives d'une image complète de Nodier .................................................... 21
Critiques récentes .................................................................................................................. 24
4
L'ECOLE FRENETIQUE .................................................................................................. 28
4.1
4.1.1
4.1.2
4.1.3
Les débuts du genre ............................................................................................................. 28
L'écho du XVIIIe siècle .......................................................................................................... 28
La réaction catholique ........................................................................................................... 29
Un terme de Nodier ................................................................................................................ 30
4.2
le goût de l'horreur .............................................................................................................. 32
4.3
4.3.1
4.3.2
A
B
4.3.3
A
B
L'apport de l'étranger : l'Allemagne et l'Angleterre ........................................................ 35
Chateaubriand : la connexion entre la France et les pays septentrionaux ........................... 35
L'école romantique de l'Allemagne ........................................................................................ 37
Goethe, Spiess et Hoffmann................................................................................................... 37
Nodier et les Allemands ......................................................................................................... 40
L'école gothique de l'Angleterre ............................................................................................ 42
Trois auteurs importants selon Max Milner ........................................................................... 42
Ann Radcliffe, Hoarce Walpole, Mary Shelley, Matthew Gregory Lewis et Clara Reeves .. 44
4.4
Les lieux communs ............................................................................................................... 46
4.5
Description des démons ....................................................................................................... 49
5
SMARRA OU LES DEMONS DE LA NUIT .................................................................... 52
5.1
Un conte illyrien? ................................................................................................................. 52
5.2
5.2.1
5.2.2
Les éléments classiques ........................................................................................................ 53
La référence aux classiques dans la préface ......................................................................... 53
Les classiques dans le texte .................................................................................................... 55
5.3
5.3.1
5.3.2
Les aspects frénétiques ........................................................................................................ 58
Une frénésie progressive ........................................................................................................ 58
Les lieux communs de l’école frénétique ............................................................................... 62
5.4
Le thème du rêve .................................................................................................................. 66
6
CONCLUSION..................................................................................................................... 69
7
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................................
7.1
Sources primaries ......................................................................................................................
7.2
Sources secondaires...................................................................................................................
8
TABLES DES MATIÈRES ......................................................................................................

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