« Le malaise d`Hippocrate » : témoignage de femme de lettres sur la

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« Le malaise d`Hippocrate » : témoignage de femme de lettres sur la
Présentation et extraits du livre “Le malaise d’Hippocrate” de Marie Sey
(jepubliemonlivre.chapitre.com)
Candidature au prix Talents de Patients 2016
« Le malaise d’Hippocrate » : témoignage de femme de lettres sur la
maladie de Charcot - Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA)
Le livre témoignage « Le malaise
d’Hippocrate » est un essai autobiographique rédigé par Marie Sey tout au long
de sa révolte contre la paralysie progressive
de son corps par la SLA, ce qui constitue un
véritable exploit.
La SLA est une maladie incurable qui provoque
l'atrophie musculaire des malades et reste
encore mal connue du grand public et des
médecins généralistes, malgré le récent « Ice
Bucket Challenge ».
Au regard de son expérience personnelle,
Marie Sey analyse et s’interroge sur les
relations soignants-malade et leur impact
émotionnel, en particulier au cours du
diagnostic de cette maladie mortelle. Elle
nous livre son ressenti de femme mûre, en
situation de séduction, dont l’altération du corps
exacerbe d’autant plus la vivacité intellectuelle
et la sensibilité que le regard et le discours de
l’autre se trouvent altérés par la frontière de la
maladie et l’image qu’elle renvoie.
Professeur de lettres puis professeur documentaliste enseignant à l'université,
Marie Sey a été atteinte par la SLA à l’âge de 48 ans. Elle a pu rédiger les premiers
chapitres normalement, puis avec la main fixée à la souris de l’ordinateur, et en fin de
vie par « dictée » en clignant des yeux pour valider chaque lettre sur un alphabet, non
sans peine ni fatigue. Son ouvrage est aujourd’hui publié selon sa volonté.
Le livre « Le malaise d'Hippocrate - Témoignage d’une femme de lettres
atteinte de la SLA » est paru le 27 avril 2016, 262 pages, éditions
jepubliemonlivre.chapitre.com – ISBN 979-10-290-0482-7.
Merci de l'intérêt que vous pourrez porter à cet ouvrage et de relayer cette
information pour contribuer à faire connaître le vécu psychologique et
émotionnel des malades atteints de SLA et les réflexions de Marie Sey sur les
relations médecins-patient et la fin de vie.
Marie Sey-2016 “Le malaise d’Hippocrate – Témoignage d’une femme de lettres atteinte de la SLA”
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Table des matières
Avant-Propos .............................................................. 7
À mon corps défendant ............................................... 9
Les limbes du pronostic ............................................ 17
Lamento pour un diagnostic ...................................... 25
L’hôpital : l’embarquement pour s’y taire ................ 33
L’espoir ou l’art de s’en faire une montagne ............ 69
Émotions ................................................................... 83
Deux contrefaçons de médecins .............................. 235
La gynécologue et le radiologue ........................ 236
Paroles de médecins ........................................... 244
Paroles de kinésithérapeute ................................ 247
La mort ou l’âme hors ? .......................................... 249
Message pour un au revoir dans l’Espérance .......... 253
Table des matières................................................... 261
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Avant-Propos
« Tout ce qui n’est pas de l’Éternité retrouvée est
du temps perdu »
Gustave Thibon
« Le malaise d’Hippocrate » est un essai
autobiographique rédigé par Marie Sey tout au long de
sa révolte contre la paralysie progressive de son corps
par la sclérose latérale amyotrophique. Elle a rédigé les
premiers chapitres normalement sur son ordinateur.
Puis, avec l’avancée de la paralysie de ses membres, sa
main a dû être fixée à la souris. Elle pouvait alors
cliquer lettre après lettre, avec son index encore valide,
sur un clavier virtuel affiché sur l’écran. La fin de cet
ouvrage a été écrite alors qu’elle était en fin de vie,
prisonnière de son corps complètement paralysé. Ainsi,
à l’aide d’une fiche montrant l’alphabet disposé en
plusieurs lignes, une amie désignait les lettres l’une
après l’autre et Marie Sey validait la lettre voulue en
clignant des yeux. Elle a ainsi laborieusement « dicté »
les derniers chapitres de cet ouvrage, non sans peine ni
fatigue. Sa maladie l’a emportée avant qu’elle ait pu
achever de livrer ses réflexions.
Selon sa volonté, les derniers paragraphes qu’elle
avait dictés avec les yeux ont ensuite été intégrés à leur
place dans la partie « Deux contrefaçons de médecins »
du manuscrit pour qu’il puisse être publié.
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Extraits pages 9 à 18 :
1
À mon corps défendant
Longtemps, je me suis crue immortelle. Je l’étais comme le sont ceux conscients
de mourir un jour. Un jour lointain, fantasmatique, noyé dans le brouillard du
temps et la brume opaque des idées. La mort leur est ce qu’est la ligne d’horizon
pour le marin, reculant sans cesse à mesure que le bateau avance. Pour moi, cette
dernière s’est figée un jour de juillet 1995 et j’approche toujours avec, cette fois,
la conscience aiguë d’aller me fracasser contre elle : la mort imaginaire s’est
métamorphosée en un réel prégnant, menaçant, imminent, quoique sans date
précise d’expiration.
Mon corps est mortellement atteint et je suis condamnée à mort tout comme je
suis assignée à vivre avec ce physique profané, atrophié, privé de son potentiel de
jouissance et d’action. Ma maladie est une peine capitale qui m’oblige à gérer, en
même temps qu’un douloureux changement d’image corporelle, la lente agonie
de mon système neuro-musculaire et l’ajustement de mon esprit à l’indicible. Je
suis aussi forcée de subir des mutations sensibles dans mes rapports à l’altérité,
l’impression d’inquiétante étrangeté que suscite ma lente métamorphose induisant
parfois chez l’autre une angoisse affleurante, sortie tout droit des tréfonds de son
histoire personnelle et des peurs relatives à la fin de l’homme.
Je suis contrainte à essayer de supporter l’insupportable, accepter l’inacceptable,
exprimer l’inexprimable, dire l’indicible, communiquer l’incommunicable, vivre
l’invivable, enfin. Avant de disparaître.
Tout malade condamné à mort se retrouve entouré et pourtant désespérément seul
sur l’île déserte de la survie où, tel Robinson sans Vendredi, il doit faire preuve
de lucidité, de courage et d’ingéniosité pour s’organiser un espace mental où il
pourra encore cultiver la nourriture spirituelle, intellectuelle, analytique qui, telle
une vitamine, optimisera sa capacité de résistance, sa combativité. La possibilité
de supporter une vie amputée dépend en grande partie de la richesse et du dessin
(dessein ?) de ce jardin intérieur, de la pertinence de son défrichage, de la qualité
de ses semences, des soins constants qu’on leur prodigue pour essayer d’atteindre
encore et malgré tout la beauté et l’harmonie. L’injonction voltairienne « Il faut
cultiver notre jardin » prend ici un sens majeur, quasi comminatoire, tel
l’incontournable commandement d’un hypothétique décalogue laïc : revisitée,
elle n’est plus seulement un aphorisme philosophique pour une bonne vie, mais
une règle absolue pour la moins pire des morts possibles.
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Et ce n’est pas là nier l’importance du corps irremplaçable, sacré, c’est désirer
follement fuir la maladie à cœur perdu parce que, dans le naufrage, le corps est
lui-même perdu corps et biens. J’ai toujours pensé que ce dernier était un
formidable réservoir de nourriture psychique, qu’une sensation, une jouissance,
enrichissaient considérablement notre vie intérieure et que le vieux clivage entre
le corps et l’esprit, largement entretenu par la morale judéo-chrétienne, était sinon
une aberration, à tout le moins une tartufferie superbement dénoncée par Molière :
« Cachez ce sein que je ne saurais voir... »
C’est le corps qui nous permet d’exprimer par sa gestuelle inventive la tendresse,
l’amour : il peut être caressant, enveloppant, frissonnant, frémissant, avec la
sensibilité d’un diapason. Il peut être combatif et mettre au mieux sa puissance au
service de son épanouissement : courir, nager, danser le font exulter, le dégagent
de ses contractures et libèrent du même coup les tensions de l’esprit. Et si les
Blasonneurs du corps féminin ont, au XVIe siècle, donné de l’esprit au corps en
célébrant avidement, le sein, l’œil ou le pied, je ne suis pas loin de penser que le
corps « donne du corps » à l’esprit en le provoquant, le stimulant au frottement de
la réalité des choses et de l’incarnation des idées. Il est un merveilleux vecteur
d’émotions, un réservoir inépuisable de sensations distillées par l’esprit en nectar
psychique, à condition toutefois qu’il puisse conserver son intégrité. Que
l’accident brutal ou la maladie sournoisement invalidante surviennent, et l’édifice
humain, si patiemment façonné par les ans, est menacé d’écroulement par
déplacement du polygone de sustentation que constituait l’harmonie entre le corps
et l’esprit.
« Je ne peux pas » est une expression banale qui traduit une impuissance bénigne
à réaliser physiquement ou moralement un geste, une tâche, parce que tout être
est fini, limité, et que ses capacités étant ce qu’elles sont, il ne peut être partout.
« Je ne peux plus », en revanche, est la douloureuse constatation d’une interdiction
violemment imposée, d’une rupture brutale de l’ordre des choses, d’une fracture
intérieure, d’un corps diminué, d’une conscience forcée au renoncement. Ne plus
pouvoir est une tragédie, concept si souvent frelaté dans la formulation « c’est
tragique », qui respecte à la lettre ses propres règles des trois féroces unités : unité
de lieu, unité d’action, unité de temps.
L’unité de lieu est duale. Je suis clouée dans un fauteuil roulant (« je ne peux plus
marcher ») lui-même limité aux déplacements dans l’espace de l’appartement. La
vie se règle sur le mode carcéral (« je ne peux plus sortir seule »), qui entraîne
l’unité d’action organisée selon la triade écriture, lecture, multimédia, sur
ordinateur (« je ne peux plus faire autre chose, je n’ai plus de mains »), menant
inexorablement au dénouement tragique par excellence, l’élimination physique,
la mort, contre laquelle la toute-puissance du mental fait figure d’ingénue
héroïque.
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Le temps, lui, trouve son unité dans sa boucle même, la linéarité étant abolie (« je
ne peux plus faire de projets »), chaque jour amenant le retour du même,
l’enchaînement passé-présent-futur appartenant à un âge révolu. L’expression
« vivre au jour le jour » qui induit la privation de notre capacité à nous projeter,
doublée de l’assignation à répétition, me paraît être l’exacte traduction de l’unité
de temps.
Je vis sous la contrainte du « hic et nunc », la dictature cruelle, aliénante, de l’ici
et maintenant, sans commune mesure avec le très sage et euphorisant « Carpe
diem » (« Profite du moment présent ») réservé à ceux à qui la vie offre un éventail
d’opportunités et les moyens physiques de les prendre « à bras le corps », de les
réaliser.
Il n’est donc pas nécessaire d’être un héros tragique pour être victime d’une vraie
tragédie qui, cette fois, ne met pas en scène un personnage mais une personne, sur
le théâtre du malheur, dans les coulisses duquel s’agitent les médecins impuissants
et toute la troupe des partenaires dont la bonne volonté ne suffit pas à comprendre
et à sauver celui qui est sous les feux de la rampe, sous la lumière crue de sa
condamnation, jusqu’à ce qu’il quitte la scène pour toujours.
Car – je ne résiste pas à ce rebondissement mental, c’est le seul que je puisse me
permettre désormais – il s’agit bien de « représentation ». L’isolement tragique
du malade vient de l’incapacité de l’autre à se représenter les symptômes du mal
dont il souffre. Nous savons tous ce que sont une grippe ou une angine. Pour les
maladies fortement médiatisées, cancer ou sida, des associations d’idées
spontanées se placent sur le registre de la parole, personne n’ignorant plus la
radiothérapie, la chimiothérapie, pour l’une, l’espoir de la trithérapie pour l’autre.
Par ailleurs, les témoignages abondent.
Mais personne n’a jamais entendu parler de la sclérose latérale amyotrophique,
c’est le sort commun des maladies rares, c’est le destin tragique de ces
Intouchables de la recherche que sont les malades qui en sont atteints, parias
exclus du système économique des grands laboratoires tout simplement parce
qu’ils ne sont pas rentables. Abandonner ces malades équivaut à les faire sauter
sur des mines anti-personnel neuronales qui les privent de leurs membres, l’un
après l’autre, et l’absence de douleur physique ne suffit pas à juguler
l’incommensurable torture psychique d’un être qui voit d’abord mourir son corps
avant que son esprit ne s’éteigne.
La sclérose latérale amyotrophique est une maladie incurable, létale
irrémédiablement. Pour qui n’en est pas atteint, cela signifie simplement que l’état
actuel de la science ne permet pas de la soigner, alors que pour l’impétrant qui
reçoit le coup de poing initiatique du diagnostic, c’est la violence d’une mort
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annoncée, d’une ligne de vie sectionnée, en même temps que l’inconcevable
révélation du chemin de croix qu’il lui faudra parcourir avant de mourir, dans un
délai le plus souvent très court. La brillantissime exception qui confirme cette
règle est le physicien anglais Stephen Hawking, auteur de « Une brève histoire du
temps », qui survit depuis trente ans avec un corps qui n’est plus que l’ombre de
lui-même, silhouette émouvante, diminuée, fragile, immobile, muette et
cependant dominée par un cerveau intact et prolifique.
Cette affection, appelée aussi maladie de Charcot, détruit peu à peu les neurones
moteurs de la moelle épinière, en entraînant l’atrophie progressive des muscles
qui ne sont plus stimulés par les nerfs et son évolution est souvent rapide, toujours
sévère, accordant en moyenne une survie de trois ans et demi. Elle peut se déclarer
sous la forme bulbaire dont l’évolution foudroyante entraîne souvent la mort en
six mois parce qu’elle affecte en premier la déglutition, l’élocution et la
respiration, ou par l’atteinte des membres, avec une progression parfois plus lente,
mais toujours inéluctable, et qui risque à tout moment une accélération brutale du
processus de destruction.
La mort survient par asphyxie lorsque les muscles respiratoires sont touchés.
Telle est la maladie dont je suis atteinte depuis trois ans. Le temps me presse, mes
jours sont comptés et il me faut plus que jamais faire preuve d’un savoir vivre
qu’il ne faut pas confondre avec le savoir-vivre. La suppression du tiret a une
importance capitale, elle rejoint, au niveau symbolique, celle du trait d’union qui
réalisait la balance entre mon corps et mon esprit et me permettait d’évoluer avec
aisance dans la vie sociale, ses codes et ses rites coutumiers. Déséquilibrée, je dois
m’ajuster au mieux, faute de pouvoir m’adapter à l’inacceptable, et puiser dans
mon tabernacle intérieur la nourriture psychique, culturelle et affective engrangée
depuis des décennies, véritables rations de survie me permettant de faire face à la
précarité de mes heures.
Savoir vivre signifie pour moi refuser catégoriquement de hisser le drapeau blanc :
Je meurs mais ne me rends pas.
Contre toute attente, une entité malfaisante et rare a eu raison de mon corps, je lui
refuse l’accès de mon esprit : il ne doit pas être souillé par la prolifération
cancéreuse des idées noires qui aliènent toute créativité et sont une offense à la
beauté des choses et à la lumière des idées. Je ne veux pas me laisser subvertir par
cette abomination, cet attentat terroriste, cette exaction, ce vandalisme du
biologique.
Je suis entrée en résistance voici deux ans et demi, d’abord dans la clandestinité,
puis à visage découvert. Maintenant, j’utilise le seul doigt qui me reste, renforcé
d’une gaine rigide pour arriver avec plus de force sur les touches du clavier, le
bras en deuil de ses muscles soutenu par une armature articulée, et, une lettre après
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l’autre, je pose là les mots de l’aventure la plus extraordinaire, absolue, qu’il m’ait
été donné de vivre ou plutôt de sur-vivre.
Je passe des maux aux mots
Mais
J’ai si mal aux mots de mes maux
Que j’écris parce que je m’écrie,
Que je décris parce que je décrie.
Et pourtant, ma vie, je me donne la peine de te vivre à peine pour lutter à mort
contre ton mal de vivre.
Et toi, ma mort, tapie en moi, tu m’aspires et m’inspires, à la vie, à la mort.
2
Les limbes du pronostic
« J’entends un faible vent et mes cheveux se lèvent sur ma tête.
Sauvez-la du danger de la mort et de la gueule de la Bête ! »
Paul Claudel (Ténèbres)
Un soir de février 1995, dont je ne pouvais imaginer qu’il bouleverserait ma vie
au point de la faire entrer dans ce qui est pour moi une autre dimension, je dînais
seule, quand une sensation nouvelle, incongrue, étrange, indéfinie, me gêna dans
le geste anodin de couper une tranche de jambon. Il me fallut quelques secondes
pour réaliser que l’extrémité de l’index de ma main gauche, soudainement privée
de sa force, avait glissé de ma fourchette et que je ne pouvais plus l’y replacer. Il
m’était impossible de le relever, j’y mis tout mon entêtement et beaucoup
d’application, mais mon doigt, désormais étranger au reste de ma main, s’en était
désolidarisé et avait pris une trop curieuse autonomie. Et c’est bien la curiosité
qui me poussa à le mordre pour m’assurer qu’il n’avait pas perdu sa sensibilité, à
m’acharner à essayer de le faire bouger, à le remettre dans le droit chemin de la
normalité. J’ignorais ce qu’il m’arrivait, mais ressentais confusément
« l’inquiétante étrangeté » de la situation, d’autant plus vivement que j’étais seule,
« en tête-à-doigt » avec cet index, sans pouvoir mettre de mots sur un état
indéfinissable, et que l’évènement, orphelin de père et de mère – un référent et
une représentation –, prenait l’allure d’un gag à rebours, d’une farce triste, celle
du doigt fatigué, épuisé, usé. Personne, dans mon entourage, en effet, ne m’avait
jamais parlé d’une telle bizarrerie, ne l’avait vécue ou observée. Que m’arrivaitil ?
Je ne savais pas encore que l’univers se maintenait en équilibre au bout d’un doigt,
comme la roche dorée de Birmanie sur un cheveu du Bouddha.
(…)
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Extraits pages 25 à 37 :
3
Lamento pour un diagnostic
« Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure,
car j’avais perdu la voie droite.
Ah ! qu’il est dur de dire ce qu’elle était, cette forêt sauvage, âpre et rude,
dont le souvenir renouvelle ma peur ! »
Dante (La Divine Comédie, Enfer)
Les mots utilisés pour énoncer et annoncer le diagnostic au patient ont une portée
humaine considérable, je dirais même une trajectoire vitale, parce que, dans le
binôme constitué par le médecin et son malade, le second se retrouve brutalement
infantilisé, en attente d’une parole qui sanctionnera son nouvel état ou, au
contraire, le rassurera, tous les sens à l’affût d’un indice significatif, expression
du visage ou modification du regard, de cet adulte savant et omnipotent qu’est le
médecin, quel que soit son âge.
Résurgence des eaux tièdes de l’enfance, un flux de confiance liquéfiée se répand,
s’étale au pied de celui qui a un don que les autres n’ont pas : guérir. Et si ce
guérisseur homologué avoue, devant la complexité de certains cas, avoir perdu
son pouvoir, c’est tout un pan de l’histoire enfantine qui s’écroule, le Père Noël
de la santé n’existe plus, Zorro n’est pas arrivé, le Charme est rompu, les
Enchanteurs n’enchantent plus, les Princes Charmants ne charment plus, le
malade redevient un adulte et, à ce titre, il devra assumer seul, en tête-à-tête avec
lui-même, l’expérience de la lucidité imposée, sans échappatoire possible du côté
des espaces illimités de l’imaginaire, la qualité de ce qui lui reste à vivre
dépendant de son talent à organiser au mieux un dialogue entre la partie du moi
qui veut vivre et celle qui sait qu’elle va mourir.
J’arrivai chez le neurologue, après avoir subi un Doppler satisfaisant, et n’en
menais pas large, d’autant plus que la jeune femme, dès la salle d’attente, se mit
à fixer ma main gauche avec une insistance non dissimulée, ce qui ne laissait
aucun doute sur la nature de l’entretien téléphonique qu’elle avait eu, de toute
évidence, avec le généraliste. Réservée, mais d’un abord amical qui ne devait
jamais par la suite lui faire défaut, elle entreprit, après la constitution de mon
dossier, un examen des bras et des jambes et constata sobrement l’anomalie de
ma main avec le souci, qui l’honore, de ne pas m’affoler. Je lui racontai combien
les mots du généraliste m’avaient fait peur, elle répondit d’un ton neutre, peutêtre par solidarité de corps et sûrement pour me préserver : « Vous avez tout de
même un début de paralysie de la main. C’est peut-être quelque chose qui
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comprime plus haut, on l’a déjà vu, mais c’est peut-être aussi une atrophie. Je n’en
sais rien. Il faut un examen plus poussé. »
Un rendez-vous fut fixé pour le 12, trois jours plus tard, pour un
électromyogramme qui devait affiner le pronostic. En fait, j’appris peu après que
mon médecin avait eu plus que de fortes présomptions dès la première visite, et
je pense que c’est autant pour donner à mon mental très secoué le temps de se
faire à la probable nouvelle, que par souci d’une rigueur scientifique obligée,
qu’elle me faisait avancer doucement sur le chemin de la prise de conscience.
Un électromyogramme n’est pas un examen douloureux surtout lorsqu’il est
pratiqué avec beaucoup de tact, comme ce fut le cas (je devais bientôt connaître
autre chose à l’hôpital...). J’étais installée sur une table d’examen et le médecin
remarqua d’abord, avec satisfaction, que j’étais plus détendue que la fois
précédente où mon état émotionnel lui avait fait craindre des difficultés, certains
patients ne supportant pas les aiguilles, ni même leur éventualité. C’était sans
compter sur ma dignité. N’étant pas spécialement masochiste, l’idée des aiguilles
ne m’enthousiasmait pas, mais, en trois jours, j’avais fait un travail sur moi-même
qui m’avait conduite à un état intermédiaire de la conscience, un no man’s land
psychique, une neutralité politique qui refoulait aussi bien les idées noires
aggravées que les assauts d’espoir irraisonné, bousculée en cela par mon mari,
dont l’esprit scientifique et rigide ne se contentait pas d’approximation.
J’abordai donc cet examen, sinon avec sérénité, à tout le moins avec une anxiété
contrôlée qui me permettait de garder, en même temps que mon sang-froid, un œil
scrutateur sur le médecin, la machine. Et les aiguilles qui s’enfonçaient peu à peu
dans mes mains, mes bras, mes pieds et mes jambes, me surprenaient moins que
les paroles qui les accompagnaient et me faisaient prendre conscience des
subtilités communicationnelles du monde médical dont le jargon spécifique est
parfois à mille lieues du langage courant, ce qui peut produire des contresens qui,
s’ils ne sont pas dissipés, érigent entre le médecin et son malade un mur de Berlin
d’incompréhension, un rideau de fer d’incommunicabilité.
J’entendis Françoise murmurer, après avoir piqué mon doigt : « Là, j’ai une bonne
réponse. » J’ai d’abord saisi au vol l’adjectif « bonne » et l’associai
immédiatement à une bonne nouvelle sans me douter que cela traduisait seulement
un placement correct de l’aiguille quelle que soit la réponse et, hélas, dans mon
cas particulier, une réponse positive de la machine qui, confirmant là nos doutes,
nous livrait en fait une bien mauvaise nouvelle, l’anomalie musculaire.
J’étais confrontée à une figure de rhétorique toute neuve que j’appellerai l’ironie
médicale ou hippocratique, involontaire, non blessante en soi, innocente des
intentions dont on serait tenté de l’accuser, mais qui, chez un patient en instance
de diagnostic, peut être particulièrement déstabilisante. Heureusement, mon
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médecin me faisait participer à l’examen en me commentant les réponses
successives et je compris vite que seuls, ma main et mon avant-bras gauche étaient
concernés, sans savoir au juste par quoi, jusqu’à ce qu’elle me dise doucement :
« C’est une très mauvaise nouvelle, voulez-vous aller chercher votre mari dans la
salle d’attente ? »
(…)
Bien sûr, il y eut les sourires des dames de service, des aides-soignantes, des
infirmières et de tous ceux qui pensent que le sourire est en soi un encouragement,
même s’il est de circonstance.
Bien sûr, il y eut la visite bienveillante d’un Patron âgé, formé à l’école de
l’examen clinique et non pas devant l’écran d’un ordinateur, qui sait ce que
signifie prendre dans les siennes les mains d’un malade et l’envelopper de paroles
apaisantes.
Bien sûr, il y eut le réconfort affectueux d’une infirmière de nuit obligée de
faire face aux dégâts occasionnés la veille par un médecin indigne de ce nom, lors
d’un examen terriblement éprouvant.
Bien sûr, il y eut le contact quotidien, jovial et humoristique du
kinésithérapeute.
Bien sûr, il y eut la logorrhée à la fois amusante et irritante de ma voisine de
lit, une vieille dame de la campagne au cœur aussi gros que le bouquet de roses
qu’elle m’a offert, au retour d’une permission de sortie.
Bien sûr...
Mais on ne trompe pas l’attente angoissée d’une malade en souffrance de
diagnostic qui se trouve, comme par enchantement, dotée d’antennes extrasensorielles la mettant à l’affût de tout et lui donnant une acuité d’esprit
surmultipliée, ignorée des médecins qui occultent totalement la prise en main
psychologique, les égards pour la fragilisation du mental, les précautions
élémentaires pour transporter délicatement l’esprit déjà très secoué par les
évènements.
C’est que l’esprit n’est pas du ressort de l’hôpital ou plutôt, et Blaise Pascal
me pardonnera de déplacer et de prendre ses mots au pied de la lettre dans un tel
contexte, le milieu hospitalier pratique plutôt « l’esprit de géométrie » que
« l’esprit de finesse » ...
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Extraits pages 83 à 85 :
6
Émotions
Bien que m’étant allégée de trois kilos en dix jours d’hôpital, je me sentais
néanmoins alourdie par ce secret terriblement pesant, invisible fardeau qui pour
moi devrait le rester aux yeux des autres, aussi longtemps que la maladie
accepterait de demeurer discrète et ne m’infligerait pas de trop criantes
métamorphoses. C’est que j’avais immédiatement pris la décision d’entrer dans
la clandestinité et de mettre au point une stratégie de résistance qui devrait
ménager à la fois ma propre progression dans l’épreuve imposée de la SLA et la
pérennité de ma relation aux autres, dont dépendait en partie celle de ma vie
sociale.
Dans l’immédiat, la maladie était pratiquement invisible et il eût fallu être un très
fin observateur pour déceler l’anomalie de ma main gauche, ce qui me semblait
peu probable, chacun étant d’abord obnubilé par soi-même, dans la grande logique
du narcissisme universel qui se confirma durant plus d’un an, jusqu’à ce que ma
démarche commençât à se raidir et donc à intriguer, mais pas forcément à
émouvoir. Ce nombrilisme généralisé me rendit service en respectant ma
discrétion en toute ingénuité.
C’est que, devant gérer seule ma relation aux autres qui formaient à la fois un tout
massif et un ensemble de particularismes subtils, une intrusion massive dans le
secret de ma guerre personnelle, avec toute sa dose de commentaires abscons et
abstrus, de jugements oiseux, de conseils plus ou moins autorisés, m’eût beaucoup
gênée dans l’élaboration si délicate de ma stratégie de survie physique et
psychique, persuadée que j’étais de l’importance primordiale, je dirais même
vitale, d’un travail sur moi-même qui, seul, pourrait m’aider à trouver un accord
consensuel entre ma souffrance, les épreuves à venir et la continuation normale
d’une vie familiale, professionnelle et sociale.
Je savais que la tâche serait délicate, parce qu’il me faudrait vivre chaque jour au
bord du précipice et au risque de la mort, sans connaître le moment précis où elle
m’y pousserait brutalement, tout en ménageant un mode de vie en apparence
inchangé et qui donnât d’ailleurs le change le plus longtemps possible à tous ceux
que je serais amenée à côtoyer au quotidien.
(…)
Marie Sey-2016 “Le malaise d’Hippocrate – Témoignage d’une femme de lettres atteinte de la SLA”
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Présentation et extraits du livre “Le malaise d’Hippocrate” de Marie Sey
(jepubliemonlivre.chapitre.com)
Candidature au prix Talents de Patients 2016
Extraits pages 231 à 241 :
(…)
Mon état s’est aggravé, j’écris maintenant en clignant des yeux sur un alphabet
dont les lettres sont classées par ordre de fréquence et c’est une amie qui me prête
son écriture.
Nous sommes en novembre 2000. Il y a huit mois, j’ai failli mourir à l’hôpital.
J’étais dans un état si critique que les médecins ne m’accordaient qu’un mois de
survie. Je suis grabataire et ne peux plus m’asseoir dans mon fauteuil roulant parce
que les muscles du cou ne tiennent plus la tête même avec une minerve et que
d’importants troubles de déglutition nécessitent une aspiration quasi continue de
la salive et, bien sûr, je ne peux plus parler.
(…)
7
Deux contrefaçons de médecins
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
Rabelais
Souffrez que je m’adresse à vous en utilisant, plutôt que les mots de la maladie,
qui sont l’apanage des médecins, ceux de la malade qui s’inscrivent dans une
manière de kabbale indécryptable, dans un langage ésotérique pour ce quartmonde de l’humanisme que constitue la galaxie médicale, parsemée des trous
noirs de l’indifférence, de la routine, de la technicité, de la carence langagière et
de l’inaptitude primale à comprendre qu’un grand malade est d’abord une
personne profanée qui doit, seule, trouver le chemin qui donne encore du sens à
sa survie ou à ce qui lui en tient lieu, sa sous vie. Or, la sous vie ne s’assouvit pas,
elle s’écartèle entre la souffrance morale, l’insoutenable métamorphose de
l’image corporelle et la camisole de force plombée qui paralyse peu à peu tout
mouvement, dans la spécificité de la sclérose latérale amyotrophique.
(…)
Marie Sey-2016 “Le malaise d’Hippocrate – Témoignage d’une femme de lettres atteinte de la SLA”
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Présentation et extraits du livre “Le malaise d’Hippocrate” de Marie Sey
(jepubliemonlivre.chapitre.com)
Candidature au prix Talents de Patients 2016
Que demande le malade au médecin ?
– D’être humain et cette qualité, si souvent détournée de son sens parce que
le plus souvent confondue avec un comportement d’amabilité générale, mérite
qu’on s’y arrête. Etre humain, pour un médecin, c’est posséder deux qualités
primordiales : l’écoute et la parole. Et pas n’importe quelle écoute ! Et pas
n’importe quelle parole ! L’écoute ne doit pas être interrompue par des remarques
dont le but premier est de rassurer le médecin par un déballage de son savoir. Elle
doit être silencieuse et pour cela le médecin est invité à élaborer une stratégie du
renoncement. À quoi doit-il renoncer ? À sa satisfaction narcissique d’être le
détenteur du Savoir, à une logorrhée de questions-réponses et surtout à une
propension à proposer au malade un prêt-à-penser, une psychologie clef-en-main.
La parole doit entrer dans l’épaisseur du sens, et non pas se limiter à un verbiage
d’encouragement factice alors même que la situation est désespérée. La parole est
toujours une gageure pour le médecin qui navigue souvent entre deux eaux : celle
du non-dit et celle du mal-dit. Le mal-dit formant souvent un binôme consternant
avec la maladie (le mal-dit est le mal a dit). Etre humain en parole, c’est donner
au malade le sentiment de son unicité, même s’il n’est pas le seul à héberger sa
maladie. C’est aussi, et surtout, prendre en compte dans le même degré d’intérêt
et d’empathie la souffrance du corps et celle du mental, réunifier la personne
menacée de dislocation, aller à la racine des maux comme des mots.
– Le malade a deux autres exigences : le médecin doit avoir d’une part un
bon diagnostic et par ailleurs trouver le traitement salvateur, en un mot, il doit
guérir.
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Marie Sey-2016 “Le malaise d’Hippocrate – Témoignage d’une femme de lettres atteinte de la SLA”
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