PREMIRE PARTIE
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PREMIRE PARTIE
UNIVERSITÉ PARIS XII - VAL DE MARNE INSTITUT D’URBANISME DE PARIS Centre de Recherche sur l'Espace, les Transports, l'Environnement et les Institutions Locales ANCRAGES ET MOBILITÉS DE SALARIÉS DE L'INDUSTRIE À L'ÉPREUVE DE LA DÉLOCALISATION DE L'EMPLOI. CONFIGURATIONS RÉSIDENTIELLES, LOGIQUES FAMILIALES ET LOGIQUES PROFESSIONNELLES Thèse de doctorat nouveau régime, en urbanisme, aménagement et politiques urbaines Présentée et soutenue publiquement par Cécile VIGNAL Le 16 décembre 2003 Directrice de thèse : Mme Férial DROSSO, Maître de Conférences HDR à l’Université de Paris XII Jury : M. Jean-Yves AUTHIER, Professeur à l’Université de Lyon II M. Francis BEAUCIRE, Professeur à l’Université de Paris I Mme Catherine BONVALET, Directrice de recherche à l’INED M. Jacques BRUN, Professeur à l’Université de Paris I M. Jean-Pierre ORFEUIL, Professeur à l’Université de Paris XII Pour Nicolas, Remerciements. Je tiens à exprimer toute ma gratitude à ma directrice de thèse, Férial Drosso, pour m’avoir fait profiter de ses conseils et de ses connaissances, pour le soutien dont elle m’a témoigné, ainsi que pour sa disponibilité et son investissement dans le suivi de mon travail de recherche. Je remercie Jean-Pierre Orfeuil, Professeur à l’Institut d’Urbanisme de Paris et codirecteur du Centre de Recherche sur l’Espace, les Transports, l’Environnement et les Institutions Locales (CRETEIL), qui a accompagné ce travail de thèse dès l’origine et dont les conseils, les relectures et le soutien m’ont toujours été précieux. Je dois à l’Institut d’Urbanisme de Paris et au laboratoire CRETEIL d’avoir pu réaliser cette thèse dans d’excellentes conditions. Je tiens à remercier particulièrement Jean-Claude Driant, directeur de l’Institut d’Urbanisme de Paris, pour son appui répété depuis le DEA et son souci d’assurer les conditions matérielles et le financement nécessaires à ce travail de thèse. Merci également à Marie-Pierre Lefeuvre et Jodelle Zetlaoui-Léger pour leurs conseils, ainsi qu’à Guillaume Faburel pour son soutien depuis le début. Je souhaite remercier vivement deux personnes, salariées de l’entreprise étudiée, qui, par les documents et les informations qu’elles ont bien voulu me fournir, m’ont permis de réaliser le travail d’enquête. Ces remerciements vont également à l’ensemble des personnes interviewées qui m’ont accordé leur confiance. J’adresse mes remerciements à Geneviève Canceill et Maria-Teresa Pignoni de la DARES (Direction de l'Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) pour m’avoir donné accès à l’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité. Mes remerciements vont également à mes amis doctorants qui ont pris une part active dans la finalisation de cette thèse. Merci à Christophe Guerrinha-Dos Santos pour l’aide à la réalisation des cartes, merci à Patrica Lejoux, Jules-Mathieu Meunier, Sophie Gonnard pour leurs relectures et leur enthousiasme quotidien. Merci à Gabrielle, Hélène, Magali et Laurent pour leur aide et pour leur amitié sans faille ainsi que Jérôme et Hugues. A mes parents et à mon frère, j’adresse mes chaleureux remerciements pour leur aide, leur présence et leur compréhension au cours de ces années. Enfin, je souhaite témoigner ma reconnaissance à Nicolas qui m’a encouragée quotidiennement et m’a aidée dans les moments difficiles. Ses relectures critiques et son dévouement m’ont permis de mener à bien cette recherche et sa rédaction finale. 5 6 SOMMAIRE Introduction Générale.................................................................................................................9 PREMIERE PARTIE – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE ET TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES : CONSTRUCTION DE LA RECHERCHE.....19 Chapitre 1 – L’articulation entre mobilité résidentielle, emploi et chômage : cadrage statistique et analytique général................................................................................................21 Chapitre 2 – L’étude des mobilités résidentielles contraintes par l’emploi : le contexte des restructurations et des délocalisations d’entreprises.................................................................51 Chapitre 3 – Arbitrages résidentiels et logiques familiales dans le cadre des restructurations d’entreprises : construction d’un système d’hypothèses...........................................................81 DEUXIEME PARTIE – MOBILITE RESIDENTIELLE ET ANCRAGE DANS UN CONTEXTE DE RESTRUCTURATION : RESULTATS STATISTIQUES ET CONSTRUCTION DE L’ENQUETE QUALITATIVE........................................................107 Chapitre 4 – L’entourage et l’espace résidentiel dans la recherche d’emploi : analyse d’une enquête statistique...................................................................................................................109 Chapitre 5 – Elaboration de l’enquête auprès de salariés d’une usine confrontés à la délocalisation ou à la perte de leur emploi..............................................................................125 TROISIEME PARTIE – LOGIQUES FAMILIALES ET RESIDENTIELLES A L’EPREUVE DE LA PERTE OU DE LA DELOCALISATION DE L’EMPLOI................157 Chapitre 6 – Configurations résidentielles, familiales et professionnelles des salariés avant la fermeture de l’usine.................................................................................................................159 Chapitre 7 – Licenciement-ancrage ou mutation-migration : des arbitrages entre contraintes et ressources................................................................................................................................191 Chapitre 8 – Migrations définitives et migrations temporaires : l’invention de configurations résidentielles nouvelles...........................................................................................................223 Chapitre 9 – Territoires de la recherche d’emploi et évolution des formes d’intégration sociale ..................................................................... ...........................................................................255 Chapitre 10 – Ancrages et migrations : construction d’une typologie des liens entre logiques professionnelles et logiques familiales...................................................................................291 Conclusion générale................................................................................................................339 Bibliographie...........................................................................................................................349 Annexes...................................................................................................................................369 Liste des tableaux, cartes et graphiques..................................................................................380 Table des abréviations.............................................................................................................382 Table des matières...................................................................................................................383 Résumé (quatrième de couverture) ........................................................................................390 TOME 2 : ANNEXES, SELECTION D’ENTRETIENS.......................................................391 7 8 INTRODUCTION GENERALE Cette recherche propose d’explorer, auprès de salariés de l’industrie, les processus d’arbitrages géographiques suscités par une proposition de mutation pour suivre la délocalisation de l’emploi. La question de la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs se pose depuis le bas Moyen-Age et selon des termes qui ont varié en fonction des enjeux socioéconomiques. Pouvoirs religieux et civils ont longtemps tenté de fixer les individus et de les assigner « à un point fixe de l’espace » (Rosental, 1993, p. 71). Au XIVe siècle, la mobilité des vagabonds et des indigents était ainsi perçue comme une menace pour l’ordre politique et moral. Plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, sous l’impulsion de la révolution industrielle et de la libéralisation du marché du travail, la mobilité géographique des travailleurs s’accroît mais se voit taxer au XIXe siècle de menace pour l’ordre économique1. Robert Castel rend compte dans « Les Métamorphoses de la question sociale » (1995) du processus de fixation des populations dont la mobilité est perçue comme déséquilibrante. À l’image de la féodalité, un patronage puissant tente de fixer la main-d’œuvre par le biais de la territorialisation de l’assistance aux indigents2. Ainsi l’assistance s’institutionnalise-t-elle au cours du XIXe siècle par le biais des caisses d’épargne, du livret d’ouvrier, du règlement ou des sociétés de secours devenues assurances obligatoires et moyens de fidélisation de la main-d’œuvre. Par le logement, l’éducation et la santé, l’entreprise veut être une institution totale, en osmose avec ses occupants, dans le but de moraliser et stabiliser les travailleurs. Le modèle du logement ouvrier, bâti dans le sillage de l’usine, sert à « fixer durablement les ouvriers sur le site de travail et à pallier le nomadisme fréquent qui caractérisait alors leurs pratiques » (Groux et Lévy, 1994, p. 28). La fixation du travailleur à son poste et la rationalisation du travail 1 Il s’agit de résoudre « le plus grave problème auquel ait eu à faire face le capitalisme aux débuts de l’industrialisation : fixer l’instabilité ouvrière », laquelle « correspond à un nomadisme géographique (les ouvriers vont de mine en mine, de chantier en chantier, quittant leur employeur d’une manière imprévisible, attirés par de plus hauts salaires ou repoussés par les conditions de travail) et à une irrégularité dans la fréquentation des postes de travail (célébration du “saint lundi” et autres coutumes populaires, stigmatisées comme autant de marques d’imprévoyance) » (Castel, 1995, p. 257). 2 Les mendiants ne peuvent être secourus qu’à condition d’être natifs de la paroisse, d’y résider, voire d’être inclus par l’enfermement dans ces institutions. En effet, le vagabond est le désaffilié d’une société où le réseau familial et le réseau de voisinage assurent une protection contre les aléas. L’aide patronale va donc viser à instaurer l’ancrage territorial de la main d’œuvre. Les workhouses en Angleterre ou l’Aumônerie générale en France sont fondées sur le principe de « domiciliation de l’assistance » (Castel, 1995). 9 apparaissent alors comme une des conditions primordiales à l’émergence du rapport salarial fordiste. François Ascher rappelle qu’au XIXe siècle comme dans la majeure partie du XXe siècle, le logement permet aux entreprises « de mobiliser la main d’œuvre, de la contrôler voire de favoriser certains comportements, et enfin d’avoir un monopole de façon à éviter au maximum une concurrence coûteuse avec les autres employeurs » (Ascher, 1994, p. 104). Car dans une période de plein emploi et de fortes restructurations, comme lors des années 1960, la mobilité professionnelle des jeunes peu qualifiés est forte ; le turn-over est alors analysé comme une arme ouvrière efficace pour augmenter les salaires. Ces mouvements faciliteront le développement industriel et accéléreront l’urbanisation de la France. Mais, alors que l’instabilité de la main-d’œuvre ouvrière a longtemps été un souci pour les entreprises qui tentaient d’immobiliser les travailleurs, les mobilités professionnelles et géographiques se sont récemment imposées comme une modalité de gestion des salariés (Le Goff, 1985 cité par Daugareilh, 1996)3. La fixation de la main-d’œuvre dans l’entreprise laisse place, au début des années 1980, à une politique de flexibilité et d’adaptation au changement (Duthil, 1993). Car la crise économique est aussi une crise « des rapports salariaux fordiens » accélérée par les mutations technologiques qui ne favorisent plus « l’attachement » des salariés à l’entreprise. François Ascher estime alors que « le problème des entreprises est plus de garder les mains libres vis-à-vis de leurs salariés que de les rendre captifs » (Ascher, 1994, p. 106). Aujourd’hui, les mobilités professionnelles et géographiques sont présentées comme un élément constitutif de l’expérience professionnelle. On est passé d’une vision négative de la mobilité, assimilée à une instabilité voire à une incompétence des salariés, à une approche positive, presque mythique du mouvement et du changement (Daugareilh, 1996). Les pratiques managériales des entreprises ont depuis une trentaine d’années procédé à une modernisation du travail qui, en se dégageant des cadres collectifs de gestion, renforcent l’implication des salariés mais aussi l’individualisation de leur traitement (Linhart, 1994). Cette rationalisation de la production exige une plus grande flexibilité, adaptabilité et disponibilité. La mobilité professionnelle et spatiale devient ainsi une des clés de voûte de l’implication au travail que suppose « le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 2000). 3 L’assurance dépersonnalisée, le droit du travail, le salariat, qui vont permettre de « conjuguer mobilité et sécurité (sociale) », ouvrent « la voie à une rationalisation du marché du travail prenant en compte à la fois les exigences de la flexibilité pour le développement industriel et l’intérêt de l’ouvrier » (Castel, 1995, p. 317). A la différence du paternalisme ou de la « protection rapprochée », les règles juridiques et sociales nationales protègent l’individu sans qu’il y ait une interdépendance travailleur / patron / église. La mobilité est donc autorisée par la déterritorialisation des protections sociales. 10 La flexibilité du travail et de l’emploi s’est donc accrue et s’accompagne, dans le même temps, de marges de manœuvre plus ouvertes pour les individus notamment en matière de mobilité résidentielle et quotidienne. Aujourd’hui, les déplacements, en automobile singulièrement, sont plus rapides et permettent de parcourir de plus longues distances. Ils libèrent l’individu des assignations territoriales (Piolle, 1991) et « inculquent de plus en plus les codes de la multi-territorialité et des règles de savoir-faire en tous lieux » (Haumont, 1993, p. 117). Mais ce schéma signifie-t-il que les individus répondent sans difficultés à l’instabilité de l’emploi ou du lieu de travail ? Evidemment, la mobilité n’est pas toujours choisie4 et peut se situer dans un rapport tendu entre risques de chômage et inscription territoriale de l’individu. La mobilité résidentielle et le changement de région peuvent aussi permettre de limiter la durée du chômage (Drapier, 2001). La propension à déménager pour l’emploi apparaît donc comme un révélateur des marges de manœuvre des ménages. Notre projet de recherche est né de ces réflexions sur l’évolution des formes d’articulation entre déplacements dans l’espace géographique et mobilités professionnelles. Un des contextes susceptibles de les révéler est celui des restructurations d’entreprises. La question de la résistance à la mobilité géographique des salariés menacés de licenciement économique apparaît dès les premières restructurations industrielles des années 1950 (Moscovici, 1959). Serge Moscovici constate alors que l’immobilité n’est pas inhérente à la psychologie des individus car la mobilité géographique est acceptée lorsqu’elle s’accompagne d’un maintien ou de l’élévation du niveau de vie et, en particulier, des besoins domestiques tels que le logement. Précisément, depuis les années 1960-1970, le mot d’ordre « vivre et travailler au pays » questionne la réalité de l’articulation entre droit au travail et droit au logement (Duclos, 1981). Aujourd’hui, en France et en Europe, les plans sociaux dont le nombre est accentué par la dégradation de la conjoncture, mais aussi par les transformations du système productif et de la gestion des entreprises, menacent salariés et familles dans des régions souvent déjà sinistrées : succession de plans sociaux chez Moulinex en Basse-Normandie depuis les années 4 La mobilité est « la caractéristique d’un individu ou d’un groupe capable de se déplacer », c’est donc une capacité, une propension à être mobile, ou encore selon Jacques Brun, un attribut, un trait de comportement. Par extension, mobilité peut aussi signifier instabilité ou inconstance. On associe implicitement ou explicitement, l’idée de mobilité à celle de dynamisme, d’adaptabilité, de progrès, capacité au changement, modernité. Mais, selon J. Brun : « Associer “mobilité” à “ouverture”, “liberté” ou “progrès”, “immobilité” à “captivité”, “enfermement” ou “ghetto ”, c’est transgresser les limites entre l’usage conceptuel et l’usage métaphorique des mots » (Brun, 1993, p. 9). 11 1980, fermetures chez Michelin en 1999 dans l’Aisne, fermeture de Bata en Lorraine en 2002, fermeture de sites Danone dans le Pas-de-Calais en 2002, Péchiney en Haute-Garonne en 2002, restructurations chez Alcatel depuis 1995, etc. L’observation du déroulement des crises locales suscitées par les fermetures d’usines prouve l’impact des restructurations, bien au-delà de la sphère stricte de l’emploi. Cette question est d’autant plus cruciale qu’elle s’applique aux catégories sociales les moins qualifiées, structurellement touchées par le chômage, telles que les ouvriers qui constitueront notre population principale d’analyse. Le déclin de l’industrie a largement contribué à la déstructuration quantitative et identitaire du groupe ouvrier dont l’étude est aujourd’hui passée « de la classe aux personnes » (Weber, 1991). Lors de restructurations industrielles, les entreprises sont tenues d’élaborer un plan social propre à limiter les licenciements en proposant une aide à la recherche d’emploi local et, éventuellement, un reclassement dans le groupe qui nécessite généralement une mobilité géographique. Or les propositions de reclassement et de déménagement restent limitées dans leurs effets : le recrutement à l’échelle locale de la main-d’œuvre ouvrière favorise l’enracinement résidentiel et familial dans le bassin d’emploi. Ces situations interpellent donc les politiques publiques de l’emploi et une législation du travail qui tendent à favoriser la reconversion professionnelle des salariés. Mais l’impact des restructurations d’entreprises sur les territoires et les salariés intéresse également, depuis leur création, les politiques d’aménagement du territoire. Notre propos n’est pas ici d’analyser les liens entre mobilité et évolution des territoires. Mais notre choix d’enquêter dans une ville moyenne inscrite dans un contexte rural permet d’éclairer les difficultés particulières des salariés, notamment ouvriers, à accepter un déménagement ou à élargir le rayon de recherche d’emploi dans des bassins d’emplois ruraux, en crise ou peu diversifiés. Nos résultats pourront donc apporter une contribution à la compréhension des formes de non-mobilité résidentielle dans un espace dévitalisé. La présente recherche a pour objectif de mieux comprendre comment se réalisent les arbitrages entre mobilité professionnelle subie et attachement au territoire, au logement et à la famille. Il s’agira de révéler, d’une part, le processus d’arbitrage entre les sphères professionnelles et domestiques et, d’autre part, les réajustements des modes de vie suite à ces arbitrages. Quelles tensions se font jour entre adaptation à l’emploi et attachement au lieu de résidence ? Quelles stratégies, quels aménagements apparaissent autour du logement et de la famille ? Quels sont les risques inhérents à ces arbitrages ? La perte de l’emploi conduit-elle à un affaiblissement de l’intégration professionnelle au profit du domestique ? 12 Nous avons privilégié une approche interdisciplinaire articulant des données empiriques et des réflexions conceptuelles (i) servant à l’élaboration et à l’analyse d’une enquête à partir d’entretiens semi-directifs (ii). (i) Notre démarche s’inscrit dans le champ des travaux de recherche urbaine portant sur l’habitat, le logement et la famille. Notre cheminement nous a conduit toutefois à mobiliser certains travaux d’autres disciplines telles que la sociologie du travail, la démographie et la géographie sociale. Cette articulation interdisciplinaire initiée par Henri Coing (1982) ou engagée, plus récemment, par Laurence Roulleau-Berger (1994), est propice au renouvellement des approches sur le rapport à l’habitat et le rapport à l’emploi. L’entrée par le territoire permet de penser l’articulation des mobilités professionnelles avec les mobilités spatiales et de réfléchir à l’agencement de rôles sociaux dans la ville et dans le travail. Précisons d’emblée notre positionnement problématique et conceptuel. Nous considérerons les deux échelles de la famille : les membres de l’unité domestique (le ménage) et les membres du réseau de parenté. En effet, les recherches sur la géographie des réseaux de parenté ont montré que les choix de localisation résidentielle n’étaient pas dus au hasard. Si les membres des différentes générations restent en France assez proches géographiquement, c’est que les choix de déménagements ou de migrations relèvent en partie de critères sociaux et affectifs, liés au rapport au territoire et au groupe de référence que peut être la famille. Face à des changements économiques, la famille n’est pas un objet passif et peut contribuer à adapter les contraintes qui s’imposent à elle. Nous formulons l’hypothèse selon laquelle les choix résidentiels ne relèvent pas uniquement de contingences matérielles et économiques mais aussi des pratiques sociales et familiales qui limitent spatialement la trajectoire professionnelle. En cela, nous nous inscrivons dans l’analyse du rapport au territoire en ce qu’il est construit par les expériences de socialisation autour d’un « groupe de référence élargi, constitué de parents et d’amis proches » (Bonvalet et Brun, 2002, p. 54). Le terme de territoire désignera un espace, que s'approprient les personnes, constitué d’une série de points d’ancrage, de relations affectives construites par l’histoire individuelle. Le concept de « configuration », introduit par Norbert Elias, à l’encontre d’une « représentation atomistique des sociétés » (Elias, 1991, p. 160), appréhende les individus à partir de leurs liens d’interdépendance et l’évolution de ces liens au fil du temps. Si nous nous interrogerons sur les configurations relationnelles des individus, nous mobiliserons aussi ce concept pour désigner les configurations résidentielles et familiales afin d’appréhender le 13 système résidentiel du réseau de parenté et son évolution en fonction des évènements professionnels que subissent les personnes. (ii) Ce travail de thèse repose principalement sur une enquête de terrain auprès de salariés d’une usine de câbles située à Laon en Picardie, dont la production a été délocalisée, au cours de l’été 2000, à Sens en Bourgogne, en entraînant la fermeture du site picard5. L’ensemble des trois cents salariés s’est vu proposer une mutation sur le nouveau site de Sens, à deux cents kilomètres de leur domicile initial. Le plan social, engagé au début du printemps 2000, proposait aux salariés de se déclarer ou bien pour une mutation directe ou bien pour une mutation d’essai d’au moins six mois dite « période probatoire », ou bien encore pour le licenciement. L’enquête, fondée sur une démarche compréhensive, est composée de deux vagues d’entretiens semi-directifs réalisés à un an d’intervalle. Cinquante-neuf salariés (80 % d’ouvriers et 20% de techniciens) ont ainsi été rencontrés au cours de l’été 2000 ; parmi ceuxci, cinquante-six ont été à nouveau interviewés dix à douze mois plus tard. Un questionnaire postal a ensuite permis d’obtenir des informations sur quatre-vingt-dix-huit personnes supplémentaires. L’objectif de la première vague d’entretiens était de questionner le processus de décision entre mobilité résidentielle et refus d’un déménagement suscité par la délocalisationfermeture de l’usine. On s’intéresse d’une part, aux contraintes sociales, économiques et locales, en somme aux conditions structurelles et individuelles qui discriminent les pratiques ; d’autre part, aux logiques qui soutiennent les choix des individus, bref aux motivations et au sens donné par les personnes à leurs choix. Arbitrages, hésitations, tensions seront donc analysés par le biais des représentations traduites par les discours des individus. La seconde vague d’entretiens eu lieu, un an plus tard. Nous nous sommes alors attachée à explorer l’évolution de l’investissement des salariés dans les sphères domestique et professionnelle, ainsi que les tensions au sein de l’organisation familiale suite au déménagement pour les uns, au licenciement pour les autres. Cette démarche empirique a été complétée par l’exploitation de données statistiques et l’interview de professionnels de la reconversion de salariés issus de plans sociaux. Nous avons exploité une partie d’une enquête statistique sur les salariés licenciés pour motif économique. En effet, nous avons constaté que la question de la résistance à la mobilité 5 Afin de préserver l’anonymat des personnes enquêtées et par respect pour l’engagement pris auprès des salariés toujours en poste dans l’usine, nous ne citerons pas le nom de l’entreprise que nous avons étudiée. 14 résidentielle pour l’emploi était méconnue, du fait notamment de l’absence de données sur le devenir des salariés touchés par les plans sociaux. En outre, les trajectoires des licenciés économiques n’ont jamais été envisagées sous l’angle du rapport à l’habitat et à l’entourage des individus. Nous avons ainsi pu exploiter une partie de l’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) élaborée par la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère de l'emploi et de la solidarité) afin d’explorer le lien entre logement, entourage et recherche d’emploi des licenciés économiques. Les statistiques descriptives ainsi développées étayent nos hypothèses sans toutefois pouvoir répondre à l’ensemble de notre questionnement sur les logiques et les arbitrages spatiaux des salariés et de leurs familles. Enfin, il faut mentionner que nous avons interviewé un certain nombre de consultants de sociétés de conversion chargés de l’accompagnement des plans sociaux en France, et rencontré différents acteurs du service public de l’emploi dans l’Aisne. Ces entretiens ont permis d’approfondir nos connaissances sur le contexte territorial du département ainsi que les pratiques mises en oeuvre par ces consultants, notamment dans l’incitation aux mobilités géographiques des salariés subissant un licenciement économique. Cette investigation a d’ailleurs suscité une analyse de la professionnalisation de l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés. En résumé, cette recherche a pour objet les arbitrages entre mobilités, migrations et ancrages qui s’opèrent à l’occasion de la délocalisation en France d’un établissement industriel. Notre exposé suivra les étapes chronologiques des prises de décisions des salariés puis de leur mise en oeuvre pour nous amener in fine à construire un “modèle” compréhensif des arbitrages d’ancrages ou de migrations. Derrière ces deux notions d’ordre spatial se cachent des logiques d’ordre familial, professionnel et résidentiel dont nous analyserons la confrontation selon les marges de manœuvre des individus. Les pratiques de mobilités spatiales seront également intégrées à l’analyse en ce qu’elles participent ou non à la mise en œuvre des choix résidentiels et professionnels. Cette thèse est divisée en trois parties. La première partie présente l’élaboration de notre approche des arbitrages résidentiels dans le cadre d’une restructuration d’entreprise. La seconde partie met en oeuvre ce questionnement sous une forme statistique et présente le cadre méthodologique et opératoire de notre enquête qualitative. La troisième partie développe les analyses empiriques obtenues par l’enquête de terrain. 15 Dans un premier temps, nous exposerons la construction de l’objet de recherche et le cadre théorique de la thèse. Un premier chapitre présentera l’évolution des relations entre mobilités résidentielles et mobilités professionnelles à partir de sources statistiques dont nous discuterons la relative inadéquation à notre objet de recherche, puisqu’elles ne permettent pas d’observer les formes d’injonction à la mobilité résidentielle pour l’emploi et les réactions des salariés. A partir de là, le deuxième chapitre se focalisera sur les phénomènes de restructurations et de délocalisations d’entreprises. Un détour par l’analyse des politiques publiques d’aménagement du territoire, des politiques de l’emploi et des dispositifs juridiques relatifs à ces questions permettra de comprendre en quoi le lien entre restructuration d’entreprise, reconversion et mobilité géographique des salariés est toujours d’actualité. Le troisième chapitre exposera le cadre théorique de notre problématique et notre système d’hypothèses. En nous appuyant sur différents champs de recherche, nous montrerons comment l’entourage familial, le logement et le rapport au territoire peuvent être articulés pour questionner les formes de migrations ou de résistances à la migration suscitées par une restructuration d’entreprise. La seconde partie fournit un cadre méthodologique et statistique adéquat pour répondre à ce questionnement. Le chapitre 4 présente les résultats de l’exploitation d’une enquête statistique de la DARES (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité), exploitation que nous avons réalisée afin de questionner la place de l’entourage et de l’espace résidentiel dans la recherche d’emploi. Ces résultats renforcent nos hypothèses. Mais leurs insuffisances nous incitent à engager une approche compréhensive et qualitative que le chapitre 5 développera en présentant la méthodologie et le terrain d’enquête. Enfin, la troisième partie est consacrée à la présentation des résultats de l'enquête. Elle a pour objectif de construire une typologie des arbitrages spatiaux en fonction des liens entre logiques familiales et logiques professionnelles. Les chapitres 6 et 7 reposent sur la première vague d’entretiens. Dans le chapitre 6, nous mettrons en évidence les trajectoires professionnelles, résidentielles et familiales des personnes interrogées et caractériserons les identités locales de ce collectif de salariés. Le chapitre 7 révèlera ensuite les dimensions structurantes et discriminantes du choix de mutation ou de licenciement. Il s’intéressera notamment au vécu de l’arbitrage et aux logiques sociales qui favorisent et justifient ce choix. 16 Les chapitres 8 et 9 rendent compte des mobilisations familiales à l’œuvre, un an plus tard, dans les processus de migration pour les salariés mutés et dans la gestion de la stabilité résidentielle et de la recherche d’emploi pour les licenciés. Le chapitre 8 analyse spécifiquement les logiques d’action des salariés optant pour la migration, en s’interrogeant sur les aménagements résidentiels et les déplacements qui permettent d’organiser les relations avec l’entourage resté sur place. Le chapitre 9, quant à lui, portera sur les dimensions spatiales et familiales de la recherche d’emploi ainsi que sur l’évolution de l’intégration résidentielle et domestique en fonction de la situation professionnelle des salariés licenciés. Au terme de cette analyse, se dessinent des trajectoires diverses d’ancrage ou de migration résultant du même événement qu’est la fermeture-délocalisation d’une usine. Dès lors, le chapitre 10 proposera, par une démarche typologique de synthèse, de formaliser les motivations et les aménagements de ces arbitrages territoriaux et professionnels, en questionnant les liens, variés, entre logiques professionnelles et logiques familiales. 17 18 PREMIERE PARTIE – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE ET TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES : CONSTRUCTION DE LA RECHERCHE Cette première partie est consacrée à l’élaboration de notre approche des arbitrages résidentiels liés à l’emploi. Dans un contexte de flexibilité et d’incertitude professionnelle, comment les comportements résidentiels s’articulent-ils avec les situations d’emploi ? Comment se construit un rapport mobile ou non-mobile au territoire dans le cadre d’une perte d’emploi ? Il conviendra, pour répondre à ce questionnement général, d’analyser la place des motifs professionnels dans les pratiques de mobilité résidentielle et notamment de discuter des liens entre chômage et déménagement. Le premier chapitre dressera un bilan de la relation entre, d’une part, la mobilité (ou la non-mobilité) résidentielle et l’emploi et, d’autre part, la mobilité résidentielle et le chômage. Nous discuterons également des travaux qui abordent ces questions et de la relative inadéquation des sources statistiques à notre objet de recherche. Si les liens de causalités sont mal connus, le chômage semble être une situation peu propice à la mobilité résidentielle et être une situation fortement discriminante socialement. Dès lors, le deuxième chapitre focalisera la réflexion sur le cadre des restructurations et délocalisations d’entreprises depuis les années 1950. En effet, les reconversions territoriales et les procédures d’accompagnement des plans sociaux révèlent la récurrence des incitations à la mobilité géographique et des formes de résistances, chez les ouvriers notamment, à cette mobilité. Le troisième chapitre exposera enfin le questionnement de la recherche et le système d’hypothèses fondés sur les travaux liant logement, territoire et solidarités familiales. 19 20 CHAPITRE 1 – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE, EMPLOI ET CHOMAGE : CADRAGE STATISTIQUE ET ANALYTIQUE GENERAL « (…) A l’image idyllique d’une mobilité à la fois désirée par les travailleurs et souhaitable pour le bien-être collectif, on peut opposer la réalité séculaire d’une mobilité forcée et subie, celle du paysan exproprié de sa terre par le propriétaire ou par ses dettes, celle du petit commerçant ruiné, celle de l’ouvrier mis à pied par la fermeture de son usine, celle du jeune chômeur contraint à s’expatrier... » Henri Coing, 1982, La ville, marché de l’emploi, Grenoble, PUG, p. 44. La précarisation des formes d’emploi, la récurrence de l’expérience chômage, bref la fragmentation des marchés du travail depuis vingt-cinq ans questionnent le lien entre l’habitat et l’emploi (Perrin, 2002). La mobilité résidentielle est souvent examinée comme un facteur de fluidité permettant de bénéficier de nouvelles opportunités d’emploi ou de s’adapter aux contraintes locales de chômage. Mais l’univers des choix des personnes en matière de logement et d’emploi est à la fois élargi et contraint. Les salariés, notamment ceux du secteur industriel, se trouvent aujourd’hui moins insérés dans des collectifs stables. Pourtant les risques qui pèsent sur l’emploi les rendent plus dépendants de leur employeur. Les systèmes d’assurance sociale ont permis une émancipation sociale mais la permanence des situations de précarité peut conduire à des processus de replis familiaux et communautaires (de Coninck, 1999)6. Pour les personnes les plus démunies, l’articulation entre mobilité résidentielle et chômage résulte donc d’un “choix contraint”. Devant l’instabilité de l’emploi, le logement peut par exemple être un espace “refuge” que l’on souhaite conserver. 6 « D’un côté la production sociale des individus conduit à des formes d’individualité plus autonomes, et plus différenciées. De l’autre la faillite des politiques publiques d’emploi renforce le conformisme et l’ancrage communautaire. » (de Coninck, 1999). 21 Nous avons cherché à identifier les pratiques résidentielles liées à l’emploi et notamment celle des chômeurs. Nous nous appuyons essentiellement sur des recherches réalisées à partir de données agrégées (Recensement Général de la Population, Enquête Emploi, Panel Européen des Ménages, etc.). Notre objectif est donc, à ce stade, d’identifier d’éventuelles corrélations qui expliqueraient les comportements résidentiels des personnes touchées par l’instabilité de l’emploi ou le chômage7. Un des moyens d’identifier les contraintes qui pèsent sur l’articulation entre les sphères résidentielles et professionnelles sera notamment de nous intéresser aux inégalités sociales dans les pratiques et les marges de manœuvre entre les individus. Après avoir rappelé l’évolution des mobilités résidentielles et des mobilités professionnelles en France (1), nous réaliserons un cadrage statistique sur l’évolution de la relation entre mobilité résidentielle et emploi (2). L’articulation déménagement / chômage sera ensuite discutée à partir des connaissances statistiques et des problématiques urbaines et sociales investies par la recherche et certaines politiques publiques (3). 1. Evolutions des mobilités résidentielles et des mobilités professionnelles L’évolution de la mobilité résidentielle8 en France depuis trente ans est un révélateur des formes d’adaptation aux transformations de la société (1.1). Parmi ces changements, on peut distinguer l’évolution des mobilités professionnelles qui révèlent des relations salariales plus instables pour une majorité d’actifs notamment pour les ouvriers (1.2). 1.1. Evolutions des mobilités résidentielles en France Après une dynamique séculaire de croissance des migrations internes liée à l’exode rural et à l’urbanisation qui s’accélère après la Seconde Guerre mondiale (arrivée à l’âge adulte des enfants du baby-boom, rapatriés et immigration de travail), la mobilité résidentielle diminue et sa structure se transforme en France depuis 1975 (Bonvalet et Brun, 2002). Toutes les échelles géographiques sont concernées par cette baisse mais ce sont les changements de logement de courte distance qui sont les plus touchés. Après avoir atteint son maximum 7 Nous adopterons par la suite une démarche plus compréhensive des processus d’arbitrage et de mise en oeuvre de mobilités résidentielles ou de non-mobilités résidentielles suscitées par l’instabilité de l’emploi (cf. chapitre 3). 8 La mobilité résidentielle est entendue comme le changement de logement au cours d’une période donnée. 22 d’intensité au milieu des années 19709 l’ensemble de la mobilité résidentielle a baissé entre 1968 et 1999 de 17 % et les migrations ayant entraîné un changement de région ont diminué de 11 % (Baccaïni, 2001a). Les déménagements ont décru sous l’effet d’une moindre pression démographique mais aussi du fait d’un ralentissement de la construction de logements neufs et de conditions économiques moins favorables (Baccaïni, 2001b). Cette baisse résulte également d’une évolution de la structure des ménages comme l’atteste l’augmentation de la part des plus de soixante-cinq ans (un quart des ménages français ont une personne de référence de plus de soixante-cinq ans, Laferrère, 1997), de la proportion de propriétaires et d’accédants à la propriété (54,7 % en 1999) et de la proportion de logements confortables (quatre logements sur cinq sont considérés comme confortables au sens de l’INSEE en 1999)10. En outre, le besoin d’habiter à proximité de son lieu de travail est moins fort du fait de l’instabilité de l’emploi et de l’amélioration des moyens de transports, en particulier la généralisation de l’automobile, qui permettent de se déplacer plus loin et plus rapidement 11 (Haumont, 2000) . Toutefois d’autres sources statistiques révèlent que si la mobilité résidentielle des individus diminue, celle des ménages augmente sous la pression croissante des « petits » ménages d’une ou deux personnes, plus nombreux et plus mobiles que dans les années 1980 (Bonvalet et Brun, 2002). En effet, le recensement de la population de l’INSEE sous-estime les déménagements multiples des individus au cours de la période inter-censitaire puisqu’il enregistre simplement le fait d’avoir changé ou non de logement depuis la dernière enquête. Or les enquêtes Emploi ou l’analyse des fichiers EDF ont montré que la mobilité résidentielle des ménages, après avoir décliné, remonte à partir du milieu des années 1980 (Courgeau, Nedellec et Empereur-Bissonet, 1999). En outre, des dynamiques contradictoires apparaissent dans l’évolution des déménagements en France. La multiplication des étapes familiales et des modifications de la taille du ménage (décohabitation, mise en couple, séparation, naissance, etc.) ont pour effet de multiplier la mobilité résidentielle (Rossi, 1955) 9 Ces taux annuels de migration mesurés sur des périodes inter-censitaires variables (entre 6 et 8 ans) ne peuvent être comparés directement entre eux. C’est pourquoi on établit, à l’aide de certains paramètres, une formule qui permet de calculer des taux instantanés de migration dont on peut déduire l’évolution de la mobilité. Entre 1968 et 1975, le taux de mobilité annuel moyen est de 9,7 % pour le changement de logement et de 1,8 % pour le changement de région. Entre 1990 et 1999, 8,1 % de la population a déménagé chaque année en moyenne, la mobilité inter-départementale concerne 2,5 % de la population et la mobilité inter-régionale 1,6 %. Cf. Baccaïni, 2001b ; Baccaïni, Courgeau et Desplanques, 1993 ; Courgeau, 1988. 10 L’âge est la variable la plus discriminante en matière de mobilité résidentielle suivi par le statut d’occupation. 11 Nous développerons davantage cette idée dans le point 2.1. 23 alors que le vieillissement de la population et la propriété du logement la freine12. L’emploi a également suscité nombre de mobilités : les migrations ont longtemps facilité une mobilité sociale ascendante. La question, que nous développerons dans les points suivants, sera de savoir si aujourd’hui l’instabilité des trajectoires professionnelles suscitent de nouvelles pratiques de déménagements. Indépendamment de ces évolutions, il faut souligner la relative faiblesse de la mobilité résidentielle en France. L’Union Européenne met régulièrement en exergue l’insuffisance de la mobilité géographique de sa population par rapport à celle des Etats-Unis : seuls 1,2% de la population de l’Union Européenne a changé de région de résidence en 1999 contre 5,9 % aux Etats-Unis (Commission Européenne, 2001b). Une des causes généralement avancées est la proportion de ménages propriétaires de leur résidence principale. Avec 54 % de propriétaires et accédants en 1999, la France occupe une position médiane en Europe, les taux variant de 30% à 80 % (Louvot-Runavot, 2001). La mobilité des propriétaires et des accédants français est faible (d’après l’Enquête Logement 2002, 18% ont déménagé depuis la dernière enquête en 1996 contre 63% des locataires du parc privé et 42 % des locataires du parc social), freinée par le montant des droits de mutation et la situation familiale des ménages. En outre, l’attachement au logement et notamment à la propriété rend les comportements résidentiels rigides face aux exigences de mobilité qui peuvent intervenir (Drosso, 2000). B. Coloos et B. Vorms (1998) montrent pourtant que mobilité et propriété peuvent aller de pair comme en témoigne l’exemple anglo-saxon : en 1996, 65 % des ménages américains étaient propriétaires ; la mobilité résidentielle annuelle des américains représentait près du double de celle des ménages français (près de 20 % ont changé de logement en 1996). Cette succincte comparaison révèle l’importance des dispositifs d’emprunt (conditions et durée des remboursements, modalités de transfert d’emprunt) et des variables culturelles dans ces pratiques. Avant de s’interroger sur la dimension spatiale et résidentielle des mobilités professionnelles, rappelons brièvement les évolutions de l’emploi et du marché du travail en France. 12 La part des ménages propriétaires ou accédants à la propriété augmente depuis les années 1970. Leur taux de mobilité est faible. D’après l’Enquête Logement 1992 leur taux d’emménagement est de 15,2 % contre 39,6 % pour les locataires HLM et 55,7% pour les locataires du secteur privé. 24 1.2. Mobilités professionnelles et instabilités de l’emploi Quelques éléments de contexte sont à relever depuis le milieu des années 1970 : la féminisation des emplois, la tertiarisation de l’économie accompagnée d’un déclin de l’industrie et la croissance du taux de chômage qui attestent de mouvements plus rapides sur le marché du travail (Courgeau, 1995). Les mobilités professionnelles13 se sont intensifiées depuis près de trente ans. D’après l’Enquête Emploi de l’INSEE, les changements d’emploi ou le passage par le chômage ont touché 16,3 % de la population active en 2001 contre 12 % en 1974 (Germe, Monchatre et Pottier, 2003, p. 24). Mais ces mouvements sur le marché du travail ne se sont pas simplement intensifiés ; ils se sont également transformés. Tandis que les mobilités professionnelles d’un emploi vers un autre emploi représentaient les quatre cinquièmes des mouvements sur le marché du travail en 1975, elles ne représentaient plus qu’un tiers des changements de situation en 1994 et la moitié en 2001 (Amossé, 2002). Cette situation résulte de l’effritement des conditions salariales amorcé au milieu des années 1970 (Castel, 1999). A cette époque, la solidité du contrat à durée indéterminée qui repose sur le plein emploi est mise en cause. Avec le développement des embauches en contrat à durée déterminée puis, plus tard, des contrats aidés impulsés par la politique publique de l’emploi, les mobilités professionnelles contraintes pour cause de licenciement ou de fin d’emploi précaire ont augmenté (Baudouin, 1981). Plus précisément, la croissance structurelle de l’instabilité s’est intensifiée dans les années 1980 et 1990 et se caractérise par de fortes inégalités entre qualifications. Dans toutes les professions non qualifiées, les conditions d’emploi se sont fortement dégradées. En 2000, 10,3 % des ouvriers non qualifiés étaient en Contrat à Durée Déterminée (CDD) et 12,1 % en intérim contre 4,8% et 0,8 % des cadres et des professions intermédiaires (Audric-Lerenard et Tanay, 2000)14. Les changements de situations professionnelles concernaient, entre 2000 et 13 Le terme de mobilité professionnelle est employé par les institutions publiques de l’emploi, dans le champs des sciences économiques ou de la sociologie de l’emploi pour désigner l’ensemble des changements de situations professionnelles des individus. Dans son acception la plus large, la mobilité professionnelle regroupe donc les passages d’un emploi à un autre (dans une autre entreprise mais aussi un changement de poste de travail suite à une promotion par exemple), ou bien vers le chômage ou l’inactivité. On embrasse ainsi ensemble des situations choisies par le salarié (démission, promotion professionnelle) et des évènements subis tels qu’un licenciement, ou la fin d’un contrat précaire. La mobilité professionnelle ne présage donc pas d’un déplacement géographique de la personne mais identifie un changement de position professionnelle. 14 Il faut donc relativiser la mobilité professionnelle des cadres. Bien qu’ils connaissent au fil du temps davantage de passages par le chômage ou par une forme d’emploi “atypique” (Bouffartigue et Pohic, 2001), en 2001, 43 % des cadres de plus de vingt ans de carrière n’ont pratiquement connu qu’un seul employeur alors que seuls 9 % des ouvriers et employés non qualifiés sont chez leur employeur depuis le début de leur carrière (Amossé, 2002). 25 2001, neuf fois sur dix des mouvements d’emploi à emploi pour les cadres contre seulement quatre fois sur dix pour les ouvriers et employés non qualifiés (Amossé, 2002)15. Les aléas de la conjoncture économique et les changements structurels du système productif ont, en outre, contribué à l’installation d’un chômage de masse. Encore une fois, ce risque est inégalement réparti. Il touche particulièrement les jeunes de moins de vingt-cinq ans et davantage les femmes que les hommes (Chapoulie, 2000)16. Enfin, l’écart des taux de chômage selon les catégories socioprofessionnelles d’appartenance a toujours été en défaveur des catégories peu qualifiées. En mars 2002, alors que le taux de chômage officiel des cadres et professions intellectuelles supérieures est de 3,8 %, celui des professions intermédiaires est de 5,4%, celui des ouvriers de 11,4 % (Aerts et Bigot, 2002). Ces écarts s’évaluent également à l’échelle des trajectoires au cours de la vie professionnelle : « La probabilité d’avoir connu une expérience de chômage d’au moins trois mois est de 16 % pour les cadres et de 38 % pour les ouvriers non qualifiés » (Paugam, 2000, p. 97). Parallèlement, la promotion professionnelle n’a pas beaucoup évolué, même si elle a connu des pics au début des décennies 1980, 1990 et 2000 (Germe, Monchatre et Pottier, 2003). Globalement, le mouvement d’élévation des niveaux de formation et de modification de la structure des emplois a favorisé les changements de catégories professionnelles17. Le passage d’un statut d’ouvrier non qualifié vers un emploi d’ouvrier qualifié demeure plus fréquent que le mouvement inverse18. Cependant les vecteurs de promotion tels que la formation professionnelle bénéficient surtout aux salariés du tertiaire, aux cadres et professions intermédiaires et restent beaucoup moins fréquents pour les ouvriers du bâtiment, des industries légères et pour les métiers des services aux particuliers (Lainé, 2002). La formation continue viserait essentiellement à sélectionner et fidéliser les salariés les plus performants et conduirait à creuser les écarts de ressources initiales entre les moins diplômés et les plus diplômés (Dupray et Hanchane, 2000). 15 Près d’un quart des ouvriers et employés non qualifiés ont changé de situation sur le marché du travail en 2000, soit une proportion deux fois plus élevée que celle des cadres (Amossé, 2002). 16 Le risque de chômage féminin est deux fois plus élevé que pour les hommes (Chenu, 1998). 17 Grâce à l’Echantillon Démographique Permanent (EDP), A. Chenu a pu estimer que pour dix hommes, entre 1960 et 1990, trois ont été ouvriers tout au long de leur vie active, tandis que près de trois autres initialement ouvriers ont ensuite accédé à d’autres emplois (Chenu, 1993). L’emploi ouvrier, qu’il soit qualifié ou non, continue de diminuer de 10 % entre 1990 et 1999 (Amossé, 2001). 18 Statistiquement, ouvriers ou employés ont bénéficié d’une mobilité professionnelle ascendante plus intense dans les années 1980 : un ouvrier ou employé sur sept ont accédé à un emploi de cadre ou à une « profession intermédiaire » de 1982 à 1990, contre un sur dix de 1968 à 1975 (Chapoulie, 2000). 26 En définitive, on assiste à une croissance structurelle de l’instabilité professionnelle, à une diversification voire à une dualisation des trajectoires professionnelles entre « les plus qualifiés, bénéficiant d’emplois stabilisés et de mobilités choisies, et les moins qualifiés, circulant sur des emplois précaires et dans le cadre de mobilités contraintes » (Germe, Monchatre et Pottier, 2003, p. 50). Depuis les années 1980, le système de flexibilité de l’emploi renforce donc les divergences entre ceux qui subissent un passage par le chômage et ceux pour qui la mobilité est choisie et valorisante. 2. Les disparités sociales dans les pratiques de mobilité résidentielle liées à l’emploi La relation entre migrations et mobilités professionnelles a longtemps été envisagée sous l’angle de l’ascension sociale et du développement urbain. En effet, l’analyse des migrations a d’abord été un outil d'étude des marchés de l’emploi et un instrument de planification de la répartition spatiale de la population active. Catherine Bonvalet et Jacques Brun rappellent ainsi le rôle des enquêtes de l’INED dans cette démarche19. Les analyses longitudinales de la mobilité en France montrent comment les dynamiques de changement d’emploi et de migration se sont auto-entretenues mais à des rythmes différents selon les générations et la conjoncture économique20. De manière générale, l’effet des guerres ou des crises économiques sur les migrations est négatif alors que les révolutions techniques et économiques du XIXe siècle favorisent l’émigration vers les villes. Mais la relation entre mobilité géographique et mobilité sociale est complexe. D’après Daniel Courgeau, il se dégage une « dépendance réciproque » entre mobilité spatiale passée et changements d’emplois à venir et, inversement, un effet positif de l’expérience des changements d’emplois sur la mobilité géographique (Courgeau, 1995). L’effet cumulatif se manifeste notamment dans les phénomènes de mobilité sociale ascendante des ouvriers. À partir des cohortes françaises masculines de 1911 à 1930, on a pu démontrer que « migration et destinée sociale sont clairement associées dans les classes populaires de la société » (Blum, Gorge et Thélot, 1985, p. 415). La migration vers Paris a ainsi joué un rôle d’accès à la mobilité sociale et à la réussite professionnelle (Bonvalet, 1988). L’enquête « Proches et parents » qui porte sur un échantillon de 1946 personnes 19 Nous nous appuyons ici sur l’article de C. Bonvalet et J. Brun (2002) intitulé : « Etats des lieux des recherches sur la mobilité résidentielle en France ». 20 G. Pourcher, par exemple, a montré que les générations nées entre 1896 et 1900 ont eu un taux de mobilité relativement élevé suite à la reprise économique des années 1920, alors que les générations nées entre 1900 et 1914 ont connu une mobilité plus faible sous l’effet de la crise économique des années 1930 (Pourcher, 1966). 27 interrogées en 1990 dessine également une relation entre position sociale et mobilité géographique : être cadre ou diplômé du supérieur est associé à une probabilité plus forte de mobilité inter-départementale, alors qu’être fils d’ouvrier renvoie davantage à des pratiques de sédentarité (Bonvalet et Maison, 1999). Aujourd’hui encore, on constate que mobilité géographique et promotion professionnelle des salariés sont étroitement liées. La promotion professionnelle est plus fréquente pour les salariés migrants vers le grand urbain que pour ceux qui restent dans la même aire urbaine (Brutel, Jegou et Rieu, 2000). Inversement, être promu implique souvent un déplacement géographique. Néanmoins il n’existe pas de relation simple de cause à effet entre ces deux types de mobilité. Ce compte rendu succinct des analyses sur l’articulation entre mobilité résidentielle et mobilité professionnelle témoigne de l’orientation de nombreuses recherches autour de la mobilité sociale ascendante et des étapes de promotion de la carrière qui ont accompagné les mutations urbaines et économiques de ces cinquante dernières années. Cependant, les liens entre changements professionnels et mobilités géographiques semblent aujourd’hui plus complexes. Dans un contexte de déstabilisation des trajectoires professionnelles, quelle est la place de l’emploi dans les pratiques résidentielles ? Après avoir cerné la proportion des mobilités résidentielles qui sont liées à l’emploi (2.1) nous en identifierons les spécificités en termes de distances parcourues, de statut d’occupation du logement et de catégories socioprofessionnelles concernées (2.2). 2.1. La place des motifs professionnels dans les déménagements Bien que restant secondaires vis-à-vis des motifs liés au logement21, les déménagements motivés par des raisons professionnelles ne sont pas négligeables, puisque 18,3 % des ménages les mentionnent d’après l’Enquête Logement 1996. Au cours du cycle de vie, une part importante de la mobilité géographique est liée à la vie professionnelle. Une enquête longitudinale telle que « Biographie familiale, professionnelle et migratoire » réalisée par l’INED, en 198022, montre que la mobilité résidentielle est un peu plus fréquente que la mobilité professionnelle : les personnes ont occupé 4,2 emplois différents pour 5,1 logements (Baccaïni, 1994). Ainsi, le motif dominant de l’ensemble des mobilités résidentielles effectuées par ces personnes nées entre 1911 et 1935 est d’ordre professionnel pour 30,5 % 21 D’après l’Enquête Logement 1996, les raisons les plus mentionnées sont celles liées à la taille et au confort du logement (41%), aux conditions d’occupation du logement (22%), à l’environnement, la localisation du logement (21%) et aux raisons personnelles (21%). 22 Enquête réalisée en 1980 sur un échantillon de 4602 individus âgés de quarante-cinq à soixante-neuf ans. 28 d'entre elles, devant les évènements familiaux (19,2 %) et les questions de logement (17,7 %) (Baccaïni, 1990). Il y a bien interaction entre vie professionnelle des individus et choix du lieu de résidence des ménages mais le lien entre mobilité résidentielle et mobilité professionnelle n’est pas réciproque. En effet, d’après l’Enquête Carrières, réalisée par l'INSEE en 1997, la fréquence des changements d’emplois lors d’un déménagement est de 10% et la fréquence des déménagements lors d’un changement d’emploi est de l’ordre de 20% : « Ces décalages de calendriers résultent du fait que ces deux mobilités répondent à des logiques différentes : la mobilité résidentielle est un choix de ménage, alors que la mobilité professionnelle est un choix individuel, qui a des conséquences familiales. » (Pailhé et Solaz, 2001). Si l’emploi motive une part importante des déménagements à l’échelle du cycle de vie, cette relation connaît, pour l’ensemble de la population, des évolutions. L’articulation entre la mobilité résidentielle et l’emploi est aujourd’hui moins intense que dans les années 1970. D’après les Enquêtes Logement de l’INSEE, alors que l’emploi motivait 26,5% des « ménages permanents mobiles »23 entre 1973 et 1978, il n’est invoqué que par 14 % des ménages entre 1985 et 1988. Les raisons professionnelles sont, dans les années 1990, plus fréquemment invoquées (18,3 % des ménages les ont cité en 1996 ; les raisons professionnelles représentent alors 11,3 % des réponses24) mais ne retrouvent pas les niveaux observés à la fin des années 197025. Ce relatif déclin des motifs professionnels dans les pratiques de déménagements résulte sans doute d’un équilibrage entre phénomènes contradictoires : d’une part, la multiplication des mobilités professionnelles, contraintes notamment par l’instabilité de l’emploi, d’autre part, le ralentissement des migrations et des déménagements en général. En outre, les décisions en matière de migrations sont rendues plus complexes par les transformations de 23 Les Enquêtes Logement réalisées par l’INSEE interrogent les « ménages permanents mobiles » sur les raisons de leur déménagement . « Un ménage est dit permanent lorsque la personne de référence était l’un des occupants en titre du logement occupé quatre ans auparavant : soit elle était la personne de référence de ce logement, soit elle était la conjointe de la personne de référence de ce logement » (Aïdi et Pitrou, 1997, p. 168). Les « ménages permanents mobiles » sont donc les ménages où la personne de référence du logement actuel résidait dans un logement différent lors de la dernière enquête. Cf. Omalek et alii., 1998. 24 Depuis l’Enquête Logement 1992, les ménages ont la possibilité de donner plusieurs motifs à leur déménagement. Il faut donc tenir compte du fait que les Enquêtes Logement précédentes observaient la raison principale du déménagement. 25 Si l’on s’intéresse aux motifs donnés par les ménages permanents mobiles n’ayant pas changé de région, on constate des évolutions du même ordre : « L’emploi motivait 20 % des déménagements réalisés entre 1973 et 1978, et moins de 9% de ceux réalisés entre 1985 et 1988. Cette proportion tend certes à s’accroître dans la période récente (13 % des déménagements ont été réalisés pour des raisons professionnelles entre 1992 et 1996) mais le taux est encore loin d’atteindre ceux des années soixante-dix, au moment où la mobilité résidentielle était la plus intense » (Lévy et Dureau, 2002, p. 12). 29 l’activité professionnelle des femmes (i) et l’évolution des formes urbaines participent aux difficultés d’arbitrages en faveur d’une mobilité géographique (ii). (i) La croissance de l’activité féminine depuis les années 1970 a probablement freiné les changements résidentiels des ménages. L’emploi du conjoint, et notamment des conjointes, est plus fréquemment inclus dans les décisions qu’il y a trente ans. A partir de l’Enquête Emploi, Daniel Courgeau a pu montrer que la bi-activité des couples augmente leur probabilité de rester sédentaires (Courgeau, 1995). Cette contrainte a ainsi participé au phénomène de métropolisation des actifs, puisque les milieux urbains denses peuvent offrir une gamme d’emplois diversifiée, propice aux couples bi-actifs (Julien, 1995). (ii) En outre, les choix résidentiels prennent aujourd’hui en compte les possibilités accrues de déplacements, notamment vers le travail, qui permettent de ne pas déménager tout en changeant ou en recherchant un emploi. Ces évolutions sont attestées par des temps de parcours restés stables pour des distances domicile-travail plus longues en moyenne, notamment pour les habitants des zones rurales et de la périphérie des pôles urbains (Talbot, 2001 ; Orfeuil, 2000b). Or l’évolution des structures urbaines et des marchés du logement contraignent les ménages aux revenus modestes à résider plus fréquemment en périphérie ou en zone périurbaine. Bien que le desserrement de l’emploi, et notamment de l’emploi ouvrier, se poursuive dans les années 1990 (Orfeuil, 2000a), les catégories modestes tendent, en particulier en Ile-de-France, à s’éloigner des lieux d’emplois afin de réaliser leur accession à la propriété (Berger, 1999). On comprend donc que la progression de l’éclatement des lieux de travail et de résidence donne à l’alternative entre migration et mobilité quotidienne une place centrale dans la relation à l’emploi. Les déménagements liés à l’emploi tendent à diminuer, en proportion, tout en restant une raison importante des mobilités résidentielles à l’échelle du cycle de vie. Toutefois ces tendances macrosociales peuvent cacher des spécificités et de fortes différenciations sociales. 2.2. Les caractéristiques professionnels des déménagements pour motifs Les déménagements pour motifs professionnels s’effectuent davantage sur de longues distances (2.2.1), sont facteurs de changement du statut d’occupation (2.2.2) et de disparités selon l’âge et la catégorie socioprofessionnelle (2.2.3). 30 2.2.1. Des déménagements de longue distance Les mobilités résidentielles liées à l’emploi ou aux études se caractérisent essentiellement par des déplacements de longue distance. Les raisons professionnelles concernent davantage des migrations hors du département ou de la région, alors que les déménagements de plus courtes distances procèdent d’évènements familiaux ou des changements en matière de logement (agrandissement ou changement de statut d’occupation). Les raisons professionnelles représentent, elles, toujours les premières causes de migration interrégionales : d’après l’Enquête Logement 1996, c’est le cas pour 51,7 % des ménages permanents mobiles ayant déménagé en changeant de région26. Ces résultats vont dans le même sens qu’une étude utilisant le « Panel Européen des Ménages » (1994-1996)27 : Laurent Gobillon montre que plus de 60 % des changements de commune motivés par des questions professionnelles sont interdépartementaux, alors que les déménagements liés à des motifs résidentiels s’effectuent plus souvent dans la commune ou dans le département de résidence (Gobillon, 2001)28. Les déménagements suscités par l’emploi impliquent des distances souvent supérieures à cinquante kilomètres (la médiane est de trente et un kilomètres), contre 2,5 kilomètres lors de déménagements pour raisons familiales29. Si les raisons professionnelles sont secondaires dans les mobilités résidentielles de courte distance, c’est qu’un changement d’emploi dans une agglomération ou dans un département ne nécessite plus de quitter son lieu de résidence. On rejoint ici l’idée développée dans le point 2.1 selon laquelle les déplacements quotidiens domicile-travail, aujourd’hui plus rapides et s’effectuant sur de plus longues distances, permettent d’accéder à des marchés du travail plus vastes sans déménager. 26 Aux Etats-Unis, 50 % des déménagements de longue distance sont réalisés pour des raisons liées à l’emploi (Long, 1988). 27 Les résultats portent sur 7300 ménages français interrogés, entre 1994 et 1996, au cours de trois enquêtes. 28 L’auteur a d’ailleurs pu démontrer une corrélation entre changement d’entreprise et migration intercommunale. Inversement, il n’y a pas de corrélation entre un changement d’entreprise et un déménagement intracommunal. 29 En outre, alors que déménager pour des raisons professionnelles sans changer de région est plutôt lié au rapprochement du lieu de travail habituel, la migration inter-régionale pour raisons professionnelles relève essentiellement d’événements directement liés à la carrière professionnelle (un changement d’employeur ou d’affectation). Cela montre que, à l’intérieur de l’échelle géographique régionale, les questions domestiques reprennent toute leur importance (Gobillon, 2002). 31 2.2.2. Des raisons professionnelles facteurs de changement de statut d’occupation Déménager pour raisons professionnelles induit des déplacements de longue distance mais peut également engager un changement de statut d’occupation du logement. La perte de valeur du bien, un marché immobilier d’accueil tendu ou l’attente pour accéder à un logement HLM peuvent freiner la mobilité résidentielle. En effet, on peut déduire de l’Enquête Logement 1996 que 54% des ménages « mobiles pour raisons professionnelles » qui étaient propriétaires sont devenus locataires du secteur libre. Aussi, 59% des « ménages mobiles pour raisons professionnelles » qui étaient locataires en secteur libre ont gardé ce statut d’occupation. Déménager pour des raisons professionnelles favorise donc plutôt le maintien ou le retour à la location en secteur libre (Dubujet, 1999). On comprend donc que les raisons professionnelles, à l’instar du divorce et de la séparation du couple, sont des évènements souvent contraignants ou imprévus qui entraînent la perte du statut d’occupation des propriétaires. Au contraire, changer pour une habitation plus grande, un environnement meilleur, un logement individuel sont des motifs dont les circonstances permettent de faire des choix et des anticipations qui permettent plus fréquemment de garder le statut de propriétaire. On perçoit, par ces résultats, que les raisons professionnelles d’un déménagement opèrent une rupture dans la trajectoire résidentielle en favorisant le maintien ou le passage au statut de locataire. On peut dès lors faire l’hypothèse que ces changements de statut d’occupation sont davantage contraints que choisis. 2.2.3. Des mobilités résidentielles pour l’emploi fortement différenciées socialement Déménager pour des raisons professionnelles implique souvent, on l’a vu, une migration de longue distance. Mais ces comportements migratoires sont fortement différenciés selon la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance, selon les métiers et la position dans le cycle de vie professionnelle. Un consensus se dégage des études sur les migrations : de manière générale, les personnes mobiles sont plus jeunes et plus qualifiées que la moyenne. La mobilité résidentielle est élevée pour les moins de trente-cinq ans du fait de la décohabitation, puis de la mise en couple et de la naissance des enfants ainsi que pour des raisons liées à l’insertion professionnelle. On déménage d’autant plus pour l’emploi que l’on est jeune (d’après 32 l’Enquête Logement 1996, le taux de déménagement pour raisons professionnelles représente 34,5 % des motifs chez les 30 à 39 ans30). Les comportements de mobilité professionnelle et géographique sont également fortement différenciés selon le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle. Le taux de migration des jeunes de niveau inférieur au baccalauréat est de 20 % alors que ce taux s’élève jusqu’à 50 % chez les jeunes ayant poursuivi leurs études au-delà du bac (Drapier et Jayet, 2002)31. Les jeunes peu qualifiés sont moins nombreux à changer de région mais, parmi les migrants, on observe davantage de migrations répétées. Cette récurrence dans les déplacements s’explique avant tout par la nature précaire des emplois occupés. La qualification et les diplômes ouvrent le champ des possibles professionnels mais aussi spatiaux. Si les migrations liées à l’emploi sont plus fréquentes en début de vie active chez les personnes les plus diplômées et se destinant à des postes qualifiés, les pratiques se distinguent également dans les distances parcourues. On peut, par exemple, observer l’aire de recrutement selon les professions et mettre en exergue des dichotomies sociales et géographiques. A partir du recensement de la population de 1982, on constate que le marché de l’emploi est national pour les diplômés du supérieur (les cadres du privé et du secteur public sont mobiles à près de 70 %), alors que les ouvriers s’insèrent dans un marché essentiellement local : pour 85 % à 90 % d’entre eux les limites du bassin d’emploi bornent l’horizon professionnel (Seys, 1987)32. Plus le niveau de qualification est faible, plus la distance couverte par la mobilité géographique pour l’emploi est courte (Jayet, 1988). Les cadres effectuent le plus de déménagements et auront également réalisé, en fin de vie active, des migrations de plus longue distance que les exploitants agricoles, les personnels de service et les ouvriers. Ainsi un cadre aura-t-il parcouru cent vingt kilomètres en moyenne alors qu’un ouvrier aura effectué une migration de 78,3 kilomètres (Baccaïni, 1990). 30 D’après les analyses réalisées à partir du Panel Européen des Ménages, les raisons professionnelles l’emportent sur celles liées au cadre de vie pour les 25-29 ans. Avant trente ans, le changement d’emploi est d’ailleurs aussi souvent évoqué que le souhait de se rapprocher de son lieu de travail, alors qu’entre trente-cinq et quarante-quatre ans c’est cette recherche de proximité entre le domicile et le travail qui est la plus fréquemment avancée (Gobillon, 2001). 31 L’enquête « Génération 98 » du Céreq montre que 10 % à 13 % des jeunes sortis de l’enseignement secondaire quittent la région de leur formation (Cuney, Perret et Roux, 2003). 32 L’aire de recrutement peut être approchée par la fréquence des déménagements entre la sortie de l’école et l’entrée dans la vie active. Globalement, parmi les trois millions de jeunes salariés qui ont accédé à leur premier emploi entre 1975 et 1982, 15 % ont changé de région, 23 % de département et 29 % d’arrondissement. Les écarts de migration sont creusés par le statut social de l’emploi, par l’appartenance au secteur public mais relativement peu par le degré d’urbanisation de la commune de résidence, exception faite de l’agglomération parisienne où 47 % des jeunes ont changé d’arrondissement. 33 Les catégories socioprofessionnelles connaissent donc des cycles de vie migratoires différents selon le champ des possibles professionnels. Les salariés agricoles sont parmi les plus mobiles géographiquement mais leur mobilité est davantage contrainte que celle des cadres (Baccaïni, 1994). On comprend alors que si la mobilité géographique peut être choisie lorsqu’elle accompagne une promotion professionnelle ou fait partie de l’exercice du métier, elle tend à être imposée et à signifier davantage de précarité pour une partie de la maind’œuvre employée et ouvrière (Enjolras, 1988). Moins diplômés et s’installant plus tôt dans la vie professionnelle, les ouvriers constituent la catégorie de salariés la moins mobile. Leur ancrage territorial est fort : d’après l’Enquête Emploi 1992, 38 % des jeunes ouvriers n’ont jamais changé de commune entre seize et vingt-cinq ans contre 24 % des jeunes cadres (Dumartin, 1995)33. Ils effectuent relativement peu de déménagements pour des raisons professionnelles : 37 % des cadres de vingt-cinq à trente-quatre ans qui ont déménagé entre 1992 et 1996 l’ont fait pour des exigences professionnelles (premier emploi, changement d’employeur, mutation, rapprochement du lieu de travail) contre 23 % des employés et 12 % des ouvriers (Dubujet, 1999). En effet, « il est probable que ces jeunes ont été motivés dans leurs déplacements plus souvent par des motifs tenant au logement, ou à la composition de leur famille, privilégiant des déplacements proches, que par des motifs d’ordre purement professionnels » (Dumartin, 1995, p. 106)34. 2.3. Conclusion Les recompositions des formes d’emploi sont facteurs d’instabilité pour les employés et les ouvriers, en particulier chez les moins qualifiés d’entre eux. Or ces évolutions ne semblent pas avoir suscité davantage de mobilités résidentielles motivées par l’emploi. La bi-activité des ménages et la déconnexion entre lieu de résidence et lieu de travail ont sans doute réduit les pratiques de déménagement pour l’emploi au profit de davantage de mobilité quotidienne. Ce type de déménagement s’effectue plutôt au-delà des frontières départementales et régionales et concerne des salariés jeunes, diplômés et surtout de qualification élevée. Dès 33 A partir de l’Enquête Emploi 1992, la mobilité entre l’âge de seize et vingt-cinq ans a pu être mesurée. Les cadres et les professions intermédiaires sont les plus mobiles et effectuent des migrations de plus grande distance : 22 % des hommes cadres et 14 % des femmes cadres ont changé au moins trois fois de département contre 11 % et 6 % pour l’ensemble de la population enquêtée. Les jeunes ouvriers, employés ou indépendants inscrivent plus fréquemment leur mobilité à l’intérieur d’un même département. Seuls 6 % des jeunes ouvriers ont changé de département au moins trois fois (Dumartin, 1995). 34 En effet, les ouvriers qui sont plus souvent issus de familles ouvrières (Blum et alii, 1985) voient leur comportement migratoire renforcé par l’hérédité sociale : lorsque le père est également ouvrier non qualifié, leur enracinement est encore plus fort. 34 lors, si l’on rapproche les analyses des mobilités résidentielles avec celles des mobilités professionnelles, un paradoxe se dégage : les salariés les plus qualifiés (cadres ou professions intermédiaires) et les plus diplômés sont plus souvent mobiles géographiquement et bénéficient à la fois de promotions plus fréquentes et d’emplois plus stables, alors que les catégories ouvrières et employées, moins mobiles géographiquement, sont celles dont les contraintes de changement et de recherche d’emploi sont les plus fortes. 3. L’articulation entre mobilité résidentielle et chômage Jusqu’ici, notre exposé rend compte du poids des transformations sociales, urbaines et des évolutions de l’emploi dans la relation entre mobilité résidentielle et trajectoire professionnelle. Alors que cette relation a principalement été envisagée sous l’angle de la mobilité sociale, il semble désormais nécessaire de l’articuler avec le phénomène du chômage de masse. L’instabilité du marché du travail et le chômage ont accru les inégalités sociales. De quelle manière ont-ils influencé les pratiques de déménagement ? Nous nous interrogerons, en premier lieu, sur la nature et la pertinence d’une analyse spécifique de la mobilité des chômeurs, tant du point de vue des recherches en sciences économiques et sociales que de celui des politiques publiques (3.1). Nous décrirons ensuite précisément les résultats statistiques disponibles sur les pratiques de déménagement des chômeurs (3.2.). 3.1. Les dimensions spatiales du chômage : analyses scientifiques et politiques publiques. Les disparités régionales et locales de l’emploi interrogent l’existence de dimensions spatiales du chômage. Celles-ci mettent en jeu les mobilités résidentielles ainsi que les mobilités quotidiennes des chômeurs en ce qu’elles permettent parfois l’accès à un marché du travail plus dynamique ou diversifié. On s’attachera à identifier la mise à l'agenda de ce sujet tant du point de vue des analyses scientifiques que de celui des politiques publiques : quelles disciplines scientifiques se sont emparées du problème du déménagement dans le cadre d’une recherche d’emploi ? Les politiques publiques de l’emploi ou de la ville se sont-elles investies dans des mesures d’incitation à la mobilité ? En fait, les analyses économiques et spatiales du chômage ainsi que la recherche urbaine se sont intéressées aux pratiques de migrations et de déplacements dans le souci d’en expliquer les effets sur les territoires urbains et les effets sociaux (3.1.1.). Ces approches 35 économiques et géographiques ont pu trouver écho dans les politiques publiques d’aide aux déplacements géographiques des chômeurs ou des habitants des quartiers défavorisés (3.1.2). 3.1.1. L’approche économique, la recherche urbaine et les analyses géographiques On peut distinguer schématiquement deux axes d’appréhension des dimensions spatiales du chômage : d’une part, les disparités de chômage entre régions et entre zones d’emploi, d’autre part, les problèmes de ségrégation urbaine et d’accès aux emplois au sein des agglomérations. Apprécié au niveau national, le taux de chômage occulte la géographie des disparités régionales en matière d’offre et de demande de travail (Caro et Martinelli, 2002). Les régions et les espaces, urbains ou ruraux, ne sont pas homogènes quant au fonctionnement de leurs marchés du travail. Ces disparités relèvent de différences de population active, de niveau de salaires, de structures du système productif mais également de spécificités locales. Par exemple, une région comme le Nord-Pas-Calais enregistre le taux de chômage régional le plus fort (12,8 % en 2001) et cumule de nombreux indicateurs d’un chômage d’exclusion. En effet, jeunes, ouvriers et allocataires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) constituent une part significative des demandeurs d’emploi. Au contraire, l’Alsace a le taux de chômage le plus faible (5,6 % en 2001) et une proportion d’allocataires du RMI et de chômeurs de longue durée mineure (Hatot, et Poujouly, 2002). La géographie du chômage, qui reste stable depuis le début des années 1990, recoupe, en outre, pour les régions du nord de la France les disparités régionales en matière de création d’emplois (Insee, 2002). En effet, les six régions qui entourent l’Ile-de-France s’inscrivent dans un processus de baisse de l’emploi (Aubry, 2001) et trois d’entre elles (Champagne-Ardenne, Picardie et Haute-Normandie) ont un taux de chômage supérieur à la moyenne nationale. La question des pratiques de déplacements des chômeurs se pose donc comme moyen de multiplication des opportunités d’emploi compte tenu des disparités entre régions, entre zones d’emploi et entre espaces ruraux et urbains. Les phénomènes de ségrégation spatiale et économique se sont également renforcés en milieu urbain. En 1999, la proportion de chômeurs au sein de la population active dans les ZUS (Zones urbaines sensibles) est de 25,4 %, soit deux fois plus que les 12,8 % de chômeurs de l’ensemble du territoire national (Le Tocqueux et Moreau, 2002). Les disparités départementales renvoient également à la ségrégation spatiale et sociale à l’échelle régionale. Pour l’Ile-de-France, par exemple, le taux de chômage des Yvelines est de 5,7 % en 2001 contre 11,3 % en Seine-Saint-Denis (Hatot et Poujouly, 2002 ; Tabariès, 1997). 36 Dans ce contexte, comment la question des mobilités résidentielles des chômeurs estelle analysée ? La littérature économique considère la mobilité de la population comme un vecteur important du processus d’ajustement des marchés économiques tels que le marché du travail ou le marché du logement. Deux types de mécanismes sont développés par l’économie du travail, ceux liés à l’efficacité de la recherche d’emploi (théorie du job search) et ceux joués par les coûts de transports associés aux trajets domicile-emploi (théorie du commuting costs)35. Ces analyses sont au centre de la théorie du spatial mismatch. Ce concept, apparu dans un article fondateur de J. Kain à la fin des années 1960, a suscité de nombreuses recherches depuis une trentaine d’années autour du mauvais appariement dans les villes américaines entre la localisation des emplois et la localisation de la population noire américaine, lequel provoque un processus ségrégatif de chômage urbain et de pauvreté. Des études ont prouvé que la distance aux emplois est source de chômage (Gobillon et Selod, 2000)36. En France, les travaux du Groupe d’Analyse et de Théorie Economique (GATE) ont démontré le bénéfice à se rapprocher des zones d’emploi en vue d’une réinsertion. Ils ont notamment pointé le fait que « l’efficacité de la recherche peut se trouver altérée avec la distance aux emplois du fait de la faiblesse de l’information disponible directement ou par les réseaux sociaux sur les opportunités d’emploi. » (Bouabdallah, Cavaco et Lesueur, 2002, p. 6). Le taux de chômage serait donc accru par les difficultés des travailleurs à se déplacer ou à déménager en fonction des opportunités d’emploi. Le lieu de résidence et le statut d’occupation du logement, les moyens individuels et collectifs d’accès à la mobilité, le temps d’accès aux bassins d’emplois conditionneraient le retour à l’emploi37. Les facteurs favorisant la mobilité spatiale (accès à l’automobile, aux transports publics) jouent donc en faveur de la décision d’élargissement de la zone de prospection des demandeurs d’emploi et permettraient de réduire la durée du chômage. 35 Pour une revue théorique détaillée de cette littérature, voir Thisse, Wasmer et Zenou (2002). Sur le plan macroéconomique, la question de la mobilité du travail dans un espace européen intégré est centrale. Cette mobilité de la main-d’œuvre joue en effet un rôle essentiel comme mode d’ajustement à des chocs asymétriques susceptibles d'affecter les pays ou les régions en union monétaire. On suppose qu’elle est source d’efficacité économique en facilitant la répartition des ressources sur le territoire. Face à la perte de l'ajustement par le taux de change, la migration des travailleurs au sein de la Communauté européenne et de la zone Euro doit permettre des ajustements entre régions ou pays suite à des chocs économiques asymétriques (Fourcade, 1999 ; Hervier, 2001). Cependant, on sait que cette mobilité est réduite dans l'espace européen entre les Etats et qu'elle l'est aussi à l'intérieur de certains pays : seuls 5,5 millions de citoyens, soit 1,5% de la population totale, se sont installés dans un autre pays. Au contraire, aux Etats-Unis, l'ajustement aux chocs régionaux semble se faire davantage par des migrations entre Etats que par des variations de salaires (Fourcade, 1999). 36 « Si la recherche d’un emploi dans une zone autre que la zone de résidence induit des coûts plus élevés que la recherche d’emploi dans la zone de résidence, les individus peuvent avoir à arbitrer entre une recherche peu coûteuse mais peu efficace dans leur zone de résidence ou plus efficace mais aussi plus coûteuse dans l’autre zone» (Gobillon et Selod, 2000, p. 2). 37 Cf. les travaux de S. Wenglenski (2002). 37 Parallèlement, des recherches, urbaines et géographiques, montrent combien le risque de chômage questionne à la fois la mobilité résidentielle et la mobilité domicile-travail des individus. En effet, l’instabilité de l’emploi et les délocalisations d’entreprises n’ont pas, en Ile-de-France, nécessairement accru les déménagements car « l’accession à la propriété, assortie d’un système fiscal très onéreux en cas de mutation, a freiné les migrations résidentielles et reporté sur les moyens de déplacement l’essentiel de la solution » (Beaucire, 2000b, p. 398). Mais les pratiques de mobilités quotidiennes sont socialement discriminantes et participent aux processus socio-spatiaux de marginalisation que les termes de « ségrégation spatiale » ou de « division sociale de l’espace » synthétisent (Brun et Rhein, 1994)38. Un certain nombre de travaux sociologiques relient également la question de l’exclusion à celle de la mobilité, et notamment pour questionner l’intégration des jeunes issus de l’immigration dans sa dimension spatiale et ségrégative (Roulleau-Berger, 1997 ; Rossini, 2000). L’analyse porte alors sur l’évolution conjointe de la précarisation de groupes sociaux et des territoires où ils résident. Car la recomposition des territoires selon des divisions sociales et identitaires résulte des blocages résidentiels et des besoins de déplacement des ménages. Le développement structurel du chômage a accru les difficultés des populations rendues « captives » par l’absence de voiture et les difficultés d’accès aux équipements et emplois à partir de leur lieux de résidence (Begag, 1988). De nombreux travaux ont ainsi pointé l’enracinement contraint des populations au chômage ou précarisées de l’habitat social (Péraldi, 1992 ; CNAF, 1988). Ce repli résidentiel s’accompagne également d’un repli des ménages pauvres sur « des quartiers de relégation » (Epstein, 2002) : la majorité des personnes dont les revenus sont inférieurs à la moitié du revenu moyen ne disposent pas d’automobile et ainsi effectuent des déplacements moins fréquents, dans un espace plus restreint (Orfeuil, 2002a)39. Pour ces personnes, la perte d’emploi rend paradoxalement la mobilité « obligée » et « impraticable » (Lautier, 2000, p. 73). Le constat des disparités territoriales du chômage incite donc à réfléchir à la question des déplacements et du déménagement des chômeurs. On retiendra de ces analyses le lien entre mobilités résidentielles et mobilités quotidiennes dans les processus de recherche 38 Pour une bibliographie sur ce sujet, voir J.-P. Lévy, 2000. Les difficultés sont liées à une motorisation et une mobilité plus faible, une restriction géographique des déplacements et une prédominance des trajets courts (Mignot, 2001b). Les salariés employés en contrat à durée déterminée ont des niveaux de mobilité spatiale plus faibles et parcourent des distances plus courtes que les autres salariés (Gallez et Orfeuil, 1997). 39 38 d’emploi. On retrouve également cette articulation dans les politiques publiques de l’emploi et de la ville. 3.1.2. Les politiques publiques d’incitation à la mobilité géographique des chômeurs Différents niveaux d’action publique s’articulent pour faciliter les déplacements des chômeurs ou des habitants de quartiers défavorisés. La politique de la ville, celle des sociétés de transports publics et la politique de l’emploi voient aujourd’hui leurs actions renforcées par les Conseils régionaux, généraux et les démarches municipales et associatives, qui témoignent de la récente prise en compte par ces acteurs de la question spatiale de l’insertion professionnelle. Dès le début des années 1980, la politique de la ville s’est impliquée dans l’aide au déplacement des habitants des territoires désignés comme prioritaires. Si l’habitat social a été construit à proximité de pôles d’activités, notamment industriels, une partie de ces emplois a aujourd’hui disparu ce qui conduit les habitants de ces quartiers à effectuer des déplacements domicile-travail parfois longs du fait d’un logement qu’ils souhaitent conserver ou qu’ils ne peuvent quitter. Aussi la problématique du désenclavement des quartiers périphériques s’estelle inscrite dans la politique de la ville40. En général, cette politique vise à développer le service public de transport dans ces quartiers. La politique de tarification sociale est déléguée aux réseaux de transports publics qui, face à la croissance d’usagers en situation financière précaire, ont généralisé des tarifs préférentiels allant de la gratuité à des réductions de 50 % à 75 % (Harzo, 2002 ; Mignot, 2001a). Cependant, offrir desserte et avantages tarifaires ne signifie pas que les catégories les plus modestes utilisent davantage les transports publics. Leur usage est limité par différents blocages cognitifs et culturels ou par des contraintes d’horaires du travail (Orfeuil, 2002a). La récente prise en compte de ces problèmes par les acteurs de l’insertion professionnelle a conduit à des initiatives locales d’aide aux déplacements. Les départements, 40 Le désenclavement des quartiers d’habitat social fait l’objet d’actions d’aménagement et de transports mais il est également d’ordre culturel et social. 39 via le dispositif RMI, ainsi que les Conseils régionaux multiplient les aides aux trajets quotidiens des demandeurs d’emplois41. Par ailleurs, pour répondre à des besoins spécifiques de transports qui ne peuvent être comblés par les réseaux publics, des missions locales, des Plans Locaux d’Insertion par l’Economique (PLIE) et des associations d’aide à l’insertion multiplient localement, en milieu urbain et rural, des dispositifs de transports à la demande par taxis ou prêt de véhicules ou de mobylettes42. Au regard de ces initiatives, on peut estimer que la politique de l’emploi semble s’être investie timidement dans l’aide aux déplacements des demandeurs d’emploi. Même si l’aspect spatial du chômage est surtout intégré à la territorialisation des politiques publiques de l’emploi, c’est-à-dire à l’adaptation locale des mesures (Berthet et alii., 2002), les dispositifs d’aide à la mobilité des publics en difficulté existent. Nous allons voir que l’Agence National Pour l’Emploi (ANPE) s’attache essentiellement à faciliter les déplacements lors de la recherche de travail mais appuie également les personnes souhaitant déménager à la suite d’une embauche. Ces informations nous ont été transmises au cours d’un entretien, réalisé en décembre 2002, avec Madame Leglid, chargée de la mobilité à l’ANPE. Si l’Union Nationale pour l'Emploi Dans le Commerce et l'Industrie (UNEDIC) octroie des aides à la mobilité quotidienne aux demandeurs d’emploi indemnisés par l’ARE (allocation d’Aide au Retour à l’Emploi)43, l’essentiel de l’effort porte sur les publics en difficulté : chômeurs de longue durée, bénéficiaires des minima sociaux, chômeurs non indemnisés, en Contrat Emploi Solidarité (CES) ou en formation non rémunérée, ou encore indemnisés par l’ARE ou l’AUD (Allocation Unique Dégressive) au taux minimal plancher. 41 Par exemple, le Conseil régional de Picardie a mis en place en 2001 une tarrification ferroviaire (le Passemploi) pour les personnes inscrites à l’ANPE se rendant à un entretien d’embauche, leur permettant de bénéficier de 75% de réduction sur le réseau TER. En Ile-de-France, la carte Solidarité Transport permet d’obtenir une réduction de 50 % sur le prix des transports sur le réseau RATP et SNCF francilien. Plus spécifiquement, le Conseil général de l'Essonne couvre les frais de la carte orange, une partie des frais du permis de conduire des demandeurs d’emploi et offre aux plus jeunes d’entre eux (moins de vingt-cinq ans) et aux chômeurs de longue durée (plus d’un an), un chèque de mobilité permettant de couvrir des frais de déplacement (près de cent-cinquante euros). 42 Par exemple, en 1999, la Mission locale angevine fait le constat que la moitié des jeunes chômeurs du Maineet Loire inscrits n’envisagent pas de se déplacer en dehors de leur ville pour trouver un emploi. La faiblesse du niveau de diplôme associé au faible taux de détenteurs de permis de conduire ou de voitures expliquent en partie ces réticences à la mobilité. Des opérations-pilotes temporaires ont alors été menées afin de faciliter les déplacements des chômeurs en organisant des transports collectifs gratuits en direction d’emplois agroalimentaires saisonniers. Cependant, le fait de faciliter temporairement la mobilité des chômeurs montre en fait que ce facteur « n’est qu’un révélateur de difficultés plus profondes qu’ils rencontrent pour se projeter dans une dynamique d’insertion » (Guillemot, 2001, p. 642). 43 Ces aides de l’UNEDIC s’appliquent à la reprise d’emploi pour un CDI ou un CDD d’au moins douze mois à temps plein. L'aide accordée est une participation aux frais de transport, de séjour et/ou de déménagement et de réinstallation engagés par le demandeur d'emploi et, le cas échéant, par sa famille. Son montant maximum est fixé à 1 829,39 euros pour un CDI ou proratisé selon les dépenses pour un CDD. 40 Le dispositif de l’ANPE comporte deux grands types d’aides : (i) les aides à la mobilité pour la recherche d’emploi et (ii) les aides à la mobilité pour la reprise d’emploi : (i) Les aides à la recherche d’emploi sont de deux ordres : l’aide dite « ponctuelle » est octroyée pour réaliser un entretien de recrutement en vue d’un emploi de plus de deux mois, ou pour aller à une convocation de l’ANPE ou de la Direction Départementale du Travail à une distance d’au moins cinquante kilomètres aller-retour 44. L’aide forfaitaire mensuelle est une nouvelle mesure à destination des bénéficiaires d’une prestation de service d’accompagnement renforcé personnalisé (type bilan de compétence), octroyée notamment en cas d’éloignement géographique et d’absence de transport gratuit45. Enfin, des bons de transports SNCF et Air France peuvent être donnés pour un déplacement vers un entretien d’embauche46. (ii) Les aides à la reprise d’emploi concernent les demandeurs réembauchés (à temps plein, en Contrat à Durée Indéterminée ou CDD d'au moins six mois) dont l’emploi est éloigné du domicile (l’appréciation de cet éloignement est laissée à l’agence locale, la norme étant généralement plus de deux heures de trajet aller-retour ou plus de cinquante kilomètres du lieu de résidence habituelle). Ces personnes peuvent alors prétendre à différentes aides cumulables : une aide forfaitaire aux déplacements quotidiens de 152 euros renouvelable une fois au cours des douze mois ; une aide forfaitaire à la double résidence de 912 euros (en deux versements) qui correspond à une participation aux frais d’installation et de double loyer d’un salarié ; enfin, une aide au déménagement de 760 euros. Les dispositifs d’aides à la mobilité de l’ANPE existent depuis 1963. En janvier 2002, sous l’impulsion du programme de prévention et de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, et dans un contexte de mise en place du Plan d’Aide au Retour à l’Emploi (PARE) et de difficulté de recrutement de certaines entreprises, une refonte de ces aides à la mobilité a été mise en place et l’enveloppe financière annuelle augmentée (soit cinq millions d’euros en 2002)47. Elles restent cependant marginales dans leur application et n’ont pas fait l’objet, à 44 Cette aide de 0,1 euro par kilomètre correspond à la prise en charge des frais de transport engagés par les bénéficiaires pour une distance minimum de cinquante kilomètres aller et retour (avant 2002 cette distance était fixée à cent kilomètres aller et retour) avec toutefois un plafond de deux mille kilomètres. 45 Le montant de cette aide est fixé à quarante-cinq euros par mois pendant trois mois renouvelables. En cas de déplacement important, une aide « ponctuelle » peut compléter l’aide forfaitaire mensuelle. 46 Le transport est alors gratuit pour les bénéficiaires précités de l’aide à la mobilité géographique et d’un coût préférentiel pour les autres demandeurs d’emplois indemnisés. Par ailleurs, un système d’hébergement chez des bénévoles de l’association SAM (Solidarité-Accueil-Mobilité) permet également aux demandeurs d’emploi devant se déplacer pour passer un entretien d’être hébergés sur simple adhésion à l’association. 47 L’enveloppe « interventions » regroupe le financement de prestataires de services extérieurs à l’ANPE et les aides à la mobilité. Les Directions régionales décident de l’allocation du budget aux aides à la mobilité. 41 notre connaissance, d’une évaluation de leur efficacité48. 56 % des bénéficiaires sont employés, 22 % sont cadres, 18 % ouvriers. 20 % ont moins de vingt-cinq ans. 57 % sont des femmes (elles sont plus fréquemment suivies par des mesures d’accompagnement individualisé). En 1999, 50 % des aides à la mobilité pour la recherche d’emploi concernaient des déplacements à plus de trois cents kilomètres. Ce double détour par les politiques publiques et par les recherches urbaines, géographiques et économiques nous rappelle que l’on connaît mieux l’effet des inégalités sociales en termes de déplacements que celui des recompositions de l’emploi et celui du chômage sur les mobilités résidentielles des différentes catégories socioprofessionnelles (Bonvalet et Brun, 2002). Aussi convient-il d’effectuer une synthèse des connaissances statistiques sur les pratiques résidentielles des chômeurs. 3.2. Mobilité résidentielle et chômage : un cadrage statistique Existe-t-il des pratiques spécifiques de mobilité résidentielle chez les chômeurs ? Réalisent-ils davantage ou moins de déménagements que le reste de la population ? Si la mesure de la mobilité résidentielle liée au chômage demeure incertaine (3.2.1), on peut toutefois constater des disparités dans les comportements résidentiels des chômeurs selon les catégories socioprofessionnelles d’appartenance (3.2.2) et les contraintes financières et résidentielles du ménage (3.2.3). 3.2.1. Un lien difficile à établir entre chômage et mobilité résidentielle L’instabilité accrue dans le salariat se traduit-elle dans les pratiques de mobilités résidentielles des personnes au chômage ? Nous pouvons identifier, à l’aide des résultats statistiques à notre disposition, en quoi le chômage suscite ou non des mouvements résidentiels49. 48 De janvier à octobre 2002, seules 84 500 aides et 60 000 bons SNCF / Air France ont été distribués. Ce sont essentiellement des aides à la recherche d’emploi : 32 000 aides dites « ponctuelles », 50 000 aides forfaitaires mensuelle contre 1200 aides aux déplacements quotidiens, 550 aides à la double résidence, 2 400 aides au déménagement. 49 Nous ne traiterons pas ici de la relation entre emplois précaires et logement, faute d’accès à des données longitudinales propices à l’observation de pratiques résidentielles liées à des expériences de chômage ou de contrats précaires. On sait cependant qu’avoir connu un emploi précaire, pour les hommes, ou une période d’inactivité, pour les femmes, augmente la probabilité de migrer sur une longue distance (changement de département). Dans ce cas les femmes suivent vraisemblablement leur conjoint dans leur mobilité. Cf. Pailhé et Solaz 2001. 42 D’après Courgeau et Pumain (1993), le recensement de la population de 1990 ruinerait certaines idées reçues : les chômeurs (recensés en 1990) s’avèrent plus mobiles géographiquement que l’ensemble des actifs et cela quelle que soit la portée géographique du déménagement. 59,1 % d’entre eux ont changé de logement dans l’intervalle censitaire contre 53,3 % de l’ensemble de la population active (cf. Tableau 1)50. Le recensement de la population de 1999 confirme ces écarts : 58,3% des chômeurs (recensés en 1999) contre 54,2 % de la population active et 53,7% des actifs ayant un emploi ont déménagé51. Les auteurs rejettent pourtant l’idée que la recherche d'un emploi incite à la mobilité. Ils suggèrent plutôt que « la mobilité du chef de ménage peut entraîner la perte d'emploi d'autres membres du ménage ». On observerait ainsi une mise en chômage, consécutive à un déménagement causé par l’emploi du conjoint. En effet, on sait par ailleurs que « l’activité de la femme est souvent sacrifiée lors d’un changement de région » (Courgeau et Meron, 1995). Une étude menée à partir des données des Enquêtes Emploi de l’INSEE a récemment confirmé ces résultats : le changement de région de résidence est le premier facteur de risque de devenir chômeur en 2000, devant le fait d’être employé en contrat à durée déterminée. Mieux, le risque de devenir chômeur après une migration est presque trois fois plus élevé pour les femmes que pour les hommes (Dinaucourt, 2002). Tableau 1 - Proportion de population mobile entre 1982 et 199052 En % Changement de logement (1) Changement de logement Changement de région sans changement de région. Population active 53,3 41,9 10,7 Chômeurs en 1990 59,1 43,8 11,5 Population totale 48,7 37,9 8,7 Source : INSEE, Recensement Général de la Population 1990. (1) Depuis l'étranger compris. 50 Cependant cet écart de 5,8 points s’amenuise à mesure que l’on s’intéresse à des mobilités intercommunales dans une même région (écart de 1,9 points) ou à une mobilité résidentielle avec changement de région (écart de 0,8 point). 51 D’après les calculs que nous avons effectués à partir du Recensement Général de la Population (RGP) 12,6 % des chômeurs recensés en 1999 ont changé de région contre 10,7 % pour l’ensemble de la population active. Calculs réalisés à partir du tableau MIG4 : « Tableaux références et analyses - Sondage au 1/20ème », INSEE, 2001, p. 20. 52 D’après Courgeau et Pumain (1993). 43 Si les chômeurs apparaissent plus mobiles que l’ensemble des actifs, ce peut être dû à un effet d’observation. Une analyse formulée à partir du « Panel européen des ménages » montre d’ailleurs, sur un échantillon réduit53, que les chefs de ménage chômeurs ont une probabilité de changer de commune de résidence plus faible que ceux qui occupent un emploi (probabilité estimée par un modèle probit. Gobillon, 2001). Les analyses descriptives du panel révèlent également le poids du genre : les hommes chefs de ménage chômeurs migrent moins souvent que les hommes ayant un emploi (2,7% contre 4,0 %), alors que les femmes chômeuses en couple ont un taux annuel de migration plus élevé que les femmes en couple ayant un emploi (5,7 % contre 2,9 %). En outre, les spécificités régionales de la stabilité géographique des chômeurs ressortent nettement. Selon le recensement de 1990, 61% des personnes au chômage résident dans la même commune qu’en 1982, quelle que soit leur situation professionnelle en 1982 (GIP RECLUS, 1997). Mais cette stabilité géographique moyenne cache des disparités très fortes selon les zones d’emploi. En Ile-de-France, le taux de stabilité peut être faible, avec un seuil de 43 %, alors que la stabilité des chômeurs des zones d’emplois de Normandie, du Nord-Pas de Calais ou des régions de l’Est s’échelonne jusqu’à 84 %. En outre, il faut comparer ces taux de stabilité avec ceux des actifs de chaque zone d’emploi. Ainsi les chômeurs sont-ils plus stables que la population active au nord d’une ligne Caen-Besançon ainsi que dans les zones du littoral méditerranéen. Cependant la forte mobilité résidentielle de la population active dans ces zones, et particulièrement dans celles du Bassin parisien, expliquent les écarts constatés. Les pratiques résidentielles des chômeurs restent toutefois complexes à analyser à un niveau agrégé car on n’en maîtrise pas beaucoup les causalités. Des précautions doivent ainsi être prises concernant l’interprétation des résultats du Recensement de la Population car la position de chômeur au moment de l’enquête peut être sans lien direct avec un déménagement réalisé bien avant. De même on ignore l’ensemble des expériences de chômage durant la période inter-censitaire qui auront ou non été accompagnées de déménagement. Les résultats sont apparemment contradictoires. Les données agrégées donnent l’impression d’une mobilité plus élevée chez les chômeurs que chez les actifs, mais lorsque l’on affine l’observation au niveau du couple, au niveau des déménagements intercommunaux ou par une analyse statistique « toute chose égale par ailleurs », les résultats tendent à montrer que le chômage 53 L’échantillon de migrants chômeurs de cette enquête n’est que de 43 chômeurs. 44 joue en faveur de la stabilité géographique. Ces résultats suggèrent également le poids de la famille et notamment du conjoint dans l’arbitrage entre emploi et lieu de vie. Nous poursuivons donc l’investigation, non plus à un niveau général, mais autour de dimensions plus spécifiques telles que les contraintes financières et familiales qui peuvent expliquer les comportements des chômeurs les plus pauvres. Certaines recherches ont, en effet, exploré le poids des statuts professionnels, de l’incertitude financière, et bien sûr des dimensions familiales et résidentielles du ménage. 3.2.2. Les disparités sociales entre chômeurs en matière de déménagement Selon la qualification et le niveau de diplôme, l’intérêt pour une migration au cours de la recherche d’emploi est très différencié. Si l’extension spatiale de la recherche engendre des coûts supplémentaires, elle permet cependant d’augmenter le nombre d’offres disponibles. Or pour les salariés peu diplômés, les écarts de salaires demeurent généralement faibles et les emplois proposés font généralement appel à des connaissances standardisées. En somme, l’élargissement de l’espace de la recherche ne permet pas forcément d’augmenter sa rémunération, mais simplement d’accéder plus facilement à un travail. Deux schémas se dessinent alors : « Pour les qualifiés, le schéma “migrer pour rejoindre immédiatement un emploi attractif” semble s’opposer au schéma des moins éduqués : “migrer pour trouver un emploi et interrompre ainsi la période de chômage” » (Drapier et Jayet, 2002, p. 369). Chez les jeunes, la propension à déménager pour trouver du travail est moins forte lorsqu’ils sont au chômage que lorsqu’ils occupent un emploi (Dumartin, 1995). En effet, l’Enquête Emploi 1992 de l’INSEE montre que le chômage n’incite pas a priori à la mobilité géographique : 37 % des jeunes sans emploi refuseraient une migration contre 22 % de ceux qui ont déjà un emploi mais pensent en changer54. L’écart est particulièrement fort pour les femmes vivant en couple : 40 % de celles ayant un emploi refuseraient de déménager contre 60 % des femmes au chômage. Ces résultats recoupent en partie les disparités de qualification des individus car « les plus diplômés, qui occupent plus souvent un emploi, peuvent espérer mieux valoriser leurs diplômes au prix d’une mobilité ; pour les moins diplômés, plus nombreux parmi les chômeurs, le coût financier et humain de la mobilité peut apparaître trop 54 D’après cette enquête, 40 % des jeunes de dix-huit à vingt-neuf ans recherchent un emploi soit parce qu’ils sont au chômage, soit parce qu’ils pensent quitter celui qu’ils occupent actuellement dans les trois ans. 45 élevé en regard d’une espérance de gain faible en termes de carrière » (Dumartin, 1995, p. 109). L’acceptation de la mobilité est la contre-partie d’un niveau d’exigence en matière d’emploi et de salaire. C’est ainsi qu’en définissant la notion de disponibilité des chômeurs comme la « capacité à faire la preuve d’une certaine mobilité professionnelle et géographique », Hervé Huygues-Despointes (1991, cité par Demazière, 1995) constate que les chômeurs les plus « disponibles » sont aussi les plus exigeants dans leur recherche d’emploi. Il montre, au contraire, que les personnes très éloignées du marché du travail (“travail occasionnel”, “n’ayant jamais travaillé” ou “chômeurs de longue durée”) ont des diplômes de faible niveau, recherchent des emplois peu qualifiés mais font aussi preuve d’une moins grande « disponibilité », ce qui se manifeste notamment par un refus plus élevé de déménager pour raisons professionnelles55. Déménager pour retrouver un emploi est donc une pratique plutôt socialement discriminante, davantage intégrée par les personnes ayant un niveau de qualification et de diplôme élevé et ayant la possibilité de trouver une situation professionnelle ailleurs. 3.2.3. Des freins à la mobilité résidentielle des chômeurs (i) Les contraintes financières On pourrait supposer que la migration des chômeurs devrait être plus élevée que celle des travailleurs ayant un emploi qui peuvent avoir des difficultés à quitter un emploi. Mais les contraintes financières liées à une migration peuvent être, au contraire, plus fortes pour les chômeurs alors qu’ils sont déjà confrontés à une incertitude professionnelle. La manière dont les ressources du ménage sont perçues peut être un indicateur explicatif des choix de migration. A partir des données du « Panel européen des ménages », Laurent Gobillon constate que le sentiment d’une amélioration financière de la situation du ménage augmente 55 Une étude sur les comportements résidentiels de chômeurs et d’actifs employés du Nord-Pas de Calais en 1978 avait d’ailleurs montré que le comportement de prospection géographique était lié à l’intensité et à la diversité des moyens de recherche d’emploi. Ainsi, « les individus ayant accepté la mobilité (...) semblent finalement moins motivés dans leur décision de mobilité spatiale par le découragement que par l’intérêt pour l’offre d’emploi impliquant cette mobilité » (d’Arvisenet, 1979, p. 25). 46 statistiquement la probabilité de migrer du chef de ménage56. Inversement, la précarité d’un ménage a pour effet de limiter sa migration (Gobillon, 2001). Il est également possible de considérer le souhait des ménages en matière de déménagement, selon la situation de chômage ou d’emploi (d’après l’Enquête Logement 1996, Baccaïni, 2000). Ce faisant on analyse bien évidemment des opinions qui ne se réaliseront pas nécessairement57. De manière générale, 18 % des ménages souhaitent déménager en 1996 mais ce taux dépasse un tiers lorsque la personne de référence est au chômage. Les chômeurs souhaiteraient donc davantage déménager que l’ensemble de la population. Cependant les raisons professionnelles ne sont pas sureprésentées chez les chômeurs puisqu’elles ne sont évoquées que par 15 % d’entre eux, alors qu’elles le sont par 19 % des actifs employés. C’est davantage la nécessité de diminuer les dépenses de logement qui domine les projets de déménagement des chômeurs (17 %) par rapport aux actifs employés (15 %). Ces résultats soulèvent l’hypothèse que les déménagements des chômeurs seraient davantage suscités par les contraintes financières des ménages que par des perspectives d’emploi. Cependant cette hypothèse n’est pas vérifiée par d’autres études58. En fait, c’est peut-être davantage l’installation dans une vie précaire qui conduirait à limiter les déménagements pour l’emploi. D’autres travaux, notamment américains, confirment le lien entre précarité de l’emploi, précarité financière et faiblesse de la mobilité résidentielle. Hacker (2000) démontre, à partir de données américaines, qu’un taux élevé de chômage dans une région peut réduire la mobilité résidentielle de la population à l’intérieur de cette région. De même, durant la récession du début des années 1980 aux Etats-Unis, la mobilité résidentielle de la population a ralenti alors que le taux de chômage avait dépassé les 11 %, puis a ré-augmenté avec la baisse du chômage à partir de 1983. Selon l’auteur, si l’élévation des taux d’intérêt a aussi participé à ce ralentissement de la mobilité, l’hypothèse d’un décalage ou d’une mise en attente des projets de mobilité lors d’une période de chômage élevé se vérifie. D’après Akerlof et alii. 56 Cependant, l’auteur remarque que le sentiment d’amélioration de la situation financière s’accompagne fréquemment d’un changement d’entreprise, lequel peut être à l’origine d’un allongement de la distance domicile-travail et susciter in fine une migration. 57 On s’intéresse alors à une mobilité anticipée, voulue qui élude l’ensemble des mobilités contraintes ou évitées par les individus. L’Enquête Logement montre d’ailleurs que 2,5 % des ménages prévoient un déménagement forcé à l’avenir. 58 D’après les données du « Panel européen des ménages », les quarante-trois chômeurs enquêtés migrants le font majoritairement pour des raisons liées à l’emploi (pour se rapprocher d’un lieu de travail) : ces motifs sont évoqués par plus de 50 % des chômeurs contre moins de 35 % des actifs employés. Les raisons liées au cadre de vie et au rapprochement familial sont aussi souvent mentionnées. En revanche, les motifs liés au logement sont peu évoqués par les chômeurs migrants (moins de 5 %) alors que c’est le premier motif chez les actifs occupés (plus de 40 % des réponses). 47 (1991), cette attitude d’attente face à l’incertitude explique en partie pourquoi les migrations liées au différentiel de chômage entre les régions de l’ancienne Allemagne de l’Est et le reste du pays se sont certes développées mais pas de façon massive. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que les chômeurs en situation de précarité financière réaliseraient davantage de déménagements pour réduire les dépenses de logement que pour changer de bassin d’emploi. Au contraire les chômeurs, qui voient s’ouvrir le plus d’opportunités professionnelles, effectuent une recherche d’emploi plus active et dans des zones d’emploi éloignées. La faible mobilité géographique des chômeurs apparaît donc comme un facteur d’aggravation des disparités sociales au sein de cette “population” des chômeurs59. (ii) En cas de chômage, le conjoint renforce la stabilité Les pratiques résidentielles des chômeurs sont donc limitées par une faible qualification, la catégorie socioprofessionnelle et les contraintes financières. Les dimensions liées aux caractéristiques de ménage entrent également en jeu. Nous avons vu que les jeunes de dix-huit à vingt-neuf ans recherchant un emploi ont une propension à déménager moins grande lorsqu’ils sont au chômage que lorsqu’ils disposent déjà d’un emploi (Dumartin, 1995). L’Enquête Emploi 1992 révèle que parmi ces jeunes de moins de trente ans, les célibataires envisagent plus volontiers que les autres de déménager. Pour les personnes vivant en couple, l’écart d’opinion est très marqué entre les filles et les garçons : la moitié de ces femmes refuseraient de déménager contre un quart des hommes. L’obstacle justifiant le refus de ces jeunes femmes est, de très loin, le travail du conjoint. Pour les hommes, l’emploi de la conjointe est moins perçu comme une contrainte ou, du moins, l’attachement à la région est mis pratiquement sur le même plan que l’emploi de la conjointe pour justifier un ancrage résidentiel. Pour les célibataires, hommes ou femmes, c’est l’attachement à la région qui constitue le principal obstacle à la migration. En revanche, pour les jeunes vivant en couple, cet argument de l’ancrage territorial arrive en seconde position, après le travail des conjoints, pour justifier un refus de déménager. 59 Il faut garder à l’esprit que le chômage est « une institution, qui rassemble, sous un même nom un ensemble de situations et de personnes, et qui en écarte d’autres pour les nommer autrement (exclus, travailleurs, assistés, profiteurs...) » (Demazière, 2003, 4ème de couverture). 48 (iii) Des statuts d’occupation du logement favorisant la stabilité des chômeurs Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études portant sur les mobilités résidentielles des chômeurs et détaillant spécifiquement ces pratiques selon le type de logement ou le statut d’occupation. On peut toutefois formuler l’hypothèse que la situation de chômage vient plutôt renforcer les comportements de stabilité résidentielle des propriétaires, accédants à la propriété et locataires du parc social. Certains chercheurs ont, de manière plus générale, analysé les effets pervers des politiques du logement sur la mobilité résidentielle des chômeurs. Les politiques successives d’encouragement à l’accès à la propriété, mises en oeuvre depuis le début des années 1970, ont permis, par l’octroi de prêts avantageux, la solvabilisation de ménages modestes. On est ainsi passé d’un taux de propriétaires de 45 % en 1970 à un taux de 55 % en 1999. Or les personnes ayant ce statut d’occupation ont une propension à migrer plus faible que les locataires. D’après Oswald (1997), le taux de propriétaires et d’accédants à la propriété expliquerait en partie le niveau de chômage élevé que connaissent les Etats européens depuis une vingtaine d’années. Selon l’auteur, un propriétaire chômeur est davantage amené à refuser une offre d’emploi avantageuse dans la mesure où le coût du déménagement et de la revente de son logement ne lui garantirait pas une situation meilleure. En outre, les locataires du secteur public peuvent être réticents à migrer car ils perdraient alors le bénéfice financier d’un loyer modéré qui, en cas de chômage, est plus que jamais appréciable. Hughes et McCormick (1981) ont souligné qu’en Grande-Bretagne le mode d’accès au logement social réduisait la mobilité résidentielle des ménages du secteur locatif public60. En France, l’attribution des habitations à loyer modéré repose sur un système de file d’attente à préférence locale : les demandeurs de logement social habitant la commune sont prioritaires. Aussi ces locataires perdent-ils le bénéfice de ces logements à loyer modéré lors d’une migration (Le Blanc et alii., 1999). Cette perte représente un coût auquel les locataires de logements privés n’ont pas toujours à faire face. A partir des données du « Panel européen des ménages », Laurent Gobillon montre que, toutes choses égales par ailleurs, les locataires du public ont une probabilité de migrer plus élevée (6 %) que celle des propriétaires (1,35%) mais elle est inférieure à celle des locataires du privé (8,27%). 60 Van Ommeren, Rietveld et Nijkamp (2000) ont montré que les politiques du logement décourageant les chômeurs de déménager (du fait des allocations logement notamment), diminuent ainsi la probabilité d’être employé et peuvent donc sans le vouloir augmenter le nombre de chômeurs. 49 Inversement, la stabilité dans le logement peut aussi faciliter le retour à l’emploi. Pour les populations les plus en difficulté, l’intégration professionnelle peut aussi découler d’une autonomie résidentielle qui facilite une démarche d’insertion. Par ailleurs, une récente étude a montré que les aides au logement reçues par les allocataires du RMI ne sont pas désincitatives au travail. Au contraire, d’un point de vue strictement économique, le mécanisme d’intéressement permettant de cumuler à court terme RMI et revenu d’activité61 et le fait que l’aide au logement ne couvre pas l’intégralité du loyer, incitent à reprendre une activité professionnelle tout en stabilisant le ménage (Afsa, 2001). 4. Conclusion du chapitre 1 Ce premier chapitre nous a amené à explorer certains liens entre mobilités professionnelles et pratiques de mobilité ou de non-mobilité résidentielle. Nous avons montré que des transformations démographiques, sociales et urbaines ont réduit l’intensité des déménagements liés à l’emploi depuis les années 1970. Mais de fortes disparités sociales caractérisent cette articulation : les moins qualifiés sont les plus contraints par l’instabilité de l’emploi mais aussi les moins mobiles géographiquement. Or la situation de chômage ne facilite pas les déménagements pour retrouver un emploi. Les freins à la mobilité résidentielle liés à la faible qualification, aux contraintes financières, à l’emploi du conjoint ou à certains statuts d’occupation du logement (propriétaires, locataires du parc social) se trouvent même confortés par la situation de recherche d’emploi. En cela, le chômage reproduit voire renforce les disparités observées en matière de mobilité sociale et résidentielle. Nous retiendrons en particulier de ces analyses la spécificité de la problématique de la mobilité résidentielle pour les ouvriers menacés par l’instabilité de l’emploi. Cependant les grandes enquêtes statistiques disponibles et les analyses agrégées ne permettent pas d’explorer plus finement ces dimensions. En effet, les enquêtes statistiques nationales s’avèrent parfois limitées dans l’observation des contraintes géographiques de l’emploi. La complexité des phénomènes rend difficile la saisie des interactions et des arbitrages entre mobilité résidentielle et recherche d’emploi. Mais surtout, le recensement de la population ou l’Enquête Logement s’intéressent aux mobilités résidentielles effectivement réalisées. Or ces migrations effectives témoignent d’une propension à bouger mais elles ne révèlent pas tous les aspects du rapport à la mobilité d’une population. Les incitations 61 Le cumul de certains minima sociaux avec une activité professionnelle salariée ou non est inscrit dans la loi de lutte contre les exclusions de juillet 1998. 50 professionnelles au déménagement qui auront été évitées ou les projets de mobilités résidentielles avortés restent des dimensions cachées de ces méthodes d’enquête. En outre, en observant les mobilités effectives, on agrège des changements volontaires et des changements contraints62. Ces sources statistiques ne peuvent donc satisfaire à l’ensemble de notre questionnement. Pour comprendre les arbitrages entre mobilité et non-mobilité résidentielle, il faut dépasser l’étude des motifs des déménagements. Ce premier chapitre appelle donc des analyses quantitatives et qualitatives plus ciblées. 62 Les déménagements peuvent être choisis mais également subis. On ne peut évaluer avec les Enquêtes Logement la nature des contraintes qui portent sur les mobilités résidentielles effectivement réalisées. En revanche, on connaît l’anticipation par les ménages de ce type de contraintes. Par exemple en 2002, 8 % des ménages locataires estiment qu’ils risquent prochainement d’être contraints à déménager, et ce pour raisons professionnelles dans un tiers des cas (Jacquot, 2003). 51 CHAPITRE 2 – L’ETUDE DES MOBILITES RESIDENTIELLES CONTRAINTES PAR L’EMPLOI : LE CONTEXTE DES RESTRUCTURATIONS ET DES DELOCALISATIONS D’ENTREPRISES « Nous nous attendons à trouver chez l’homme, en tant que partie de la main-d’œuvre, une disposition à la mobilité (…). La vérité, semble-t-il, c’est que, même si un individu consent quelquefois à se déplacer pour céder aux impératifs de ce rôle, il obéit plus généralement à ceux de ses devoirs de mari ou de père. » G. Routh, 1964, « Mobilité géographique de la maind’œuvre », Séminaire international mixte sur la mobilité professionnelle et géographique de la maind’œuvre – Castelfusano 1963, Paris, OCDE. Afin de comprendre les comportements résidentiels face aux mobilités professionnelles contraintes, nous centrons le propos sur les restructurations et délocalisations d’entreprises qui suscitent parfois le déménagement voire la migration des salariés. Ce deuxième chapitre expose le contexte spécifique de nos analyses statistiques (cf. chapitre 4) et de notre enquête de terrain (cf. chapitre 5 et troisième partie). Notre démarche est ici, en réalisant un détour par l’analyse des politiques publiques d’aménagement du territoire, des politiques de l’emploi et des dispositifs juridiques qui ont à traiter de ces questions, de comprendre en quoi le lien entre restructuration d’entreprise, reconversion et mobilité géographique des salariés est renouvelé. Entre l’action collective et territoriale des politiques publiques d’aménagements et l’évolution vers des incitations individualisées émanant des employeurs ou des politiques de l’emploi, il s’agit d’identifier quels sont les acteurs et les normes juridiques qui participent à ces propositions de déménager pour l’emploi ou bien pour retrouver du travail. L’objectif est également de commencer à identifier des facteurs d’explication du refus des salariés face à ces incitations. Après avoir analysé l’évolution des restructurations industrielles et des politiques de reconversion des territoires depuis les années 1950 (1) ainsi que celles du droit du licenciement 52 et des dispositifs d’accompagnement social des licenciements (2), il conviendra de montrer quelles sont les formes actuelles d’incitations à la mobilité géographique des salariés dans un contexte de restructurations (3). Ces dispositifs ont suscité le développement de sociétés spécialisées dans l’accompagnement des mobilités et la prise en charge du logement des salariés mobiles. L’analyse de ce secteur professionnel permettra d’identifier les représentations de ces acteurs sur les freins à la mobilité géographique suscitée par l’emploi (4). 1. Restructurations d’entreprises et reconversions territoriales depuis les années 1950 La modernisation des entreprises, leur restructuration ou leur délocalisation ont un impact territorial. Si, dès l’après-guerre, elles ont touché certains territoires et parfois suscité la mobilité géographique de la main-d’œuvre (1.1), la crise économique du milieu des années 1970 a multiplié les restructurations et les délocalisations d’entreprises dans des territoires plus diffus (1.2). 1.1. Reconversions et mobilités dans le contexte de croissance (1950 - 1973) Au cours de la phase de croissance de l’Après-guerre, les transformations structurelles de l’industrie française (mines, chantiers navals, chapellerie, textile, sidérurgie, etc.) ont suscité l’invention de procédures d’accompagnement de la reconversion des salariés et des territoires. Dès 1954, des mesures de reconversions industrielles délimitaient des zones critiques et octroyaient des primes d’adaptation industrielle pour juguler les effets des fermetures de sites. La création de la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (DATAR) en 1963 s’inscrit dans cette perspective et systématise ces mesures de reconversions industrielles sur des territoires ciblés (Wachter, 1991). L’aménagement du territoire se voit donc attribuer la reconversion industrielle des zones en déprise mais aussi le rééquilibrage entre le pôle parisien et les autres régions (Villeval, 1989). Dans le contexte de pénurie de main-d’œuvre des années 1950-1960, la question de la mobilité spatiale des salariés est centrale. Dans un avant-projet au deuxième Plan, on peut lire par exemple : « Avec l’évolution des techniques et des besoins, il n’est pas possible de garantir à chaque travailleur, pour toute sa vie, une occupation professionnelle déterminée sur un lieu déterminé. Ainsi se pose le problème de la mobilité de la main-d’œuvre » (cité par Girard, 1956, p. 37). Dès cette époque, les résistances à la mobilité géographique et professionnelle sont identifiées comme des obstacles à la croissance. L’exemple du transfert 53 des mineurs des Cévennes et d’Aquitaine en 1953-1954 dans les houillères de Lorraine montre l’échec des mesures autoritaires de mutations et annonce le glissement vers un modèle incitatif. Dès lors seront créées des primes d’installation, des aides aux frais de déménagements qui vont multiplier les départs volontaires. Ces dispositifs démontrent « l’importance de la protection sociale dans les conditions de fixation et de réallocation de la force de travail » (Villeval, 1989, p. 10). L’étude des dimensions démographiques et psychologiques de ces migrations montrera d’ailleurs que, dans ce contexte de croissance et de modernisation, les transformations de l’appareil productif doivent permettre une ascension sociale sous peine de se voir opposer des résistances de la part des salariés (cf. chapitre 3). Dans les années 1960 et 1970, une politique de décentralisation des investissements vers les zones à main-d’œuvre excédentaire et à bas coût se développe : concentration de l’industrie automobile vers les régions du Nord et de l’Est, création des pôles sidérurgiques et portuaires de Fos-sur-mer et de Dunkerque, etc. De fait, entre 1945 et 1979, un mouvement de délocalisation industrielle de grande ampleur (soutenu par la DATAR via des aides à l’implantation, des primes à l’aménagement du territoire) résultant à la fois « des volontés politiques de rééquilibrage et des dynamiques propres des entreprises » accompagne « une croissance déconcentrée de l’emploi peu ou moyennement qualifié » (Veltz, 1992, p. 296). 1.2. L’évolution des restructurations et des délocalisations d’entreprises en période de crise (depuis le milieu des années 1970) La crise économique des années 1970 va accélérer la réorganisation de l’appareil productif et renforcer son impact territorial. Ainsi la transformation de la géographie des activités productives crée-t-elle des ruptures dans l’équilibre économique de régions de tradition industrielle. Le bassin de Longwy, par exemple, passe de 10 000 salariés dans le secteur de la sidérurgie en 1979 à un millier en 1987 (Wachter, 1991). On assiste à la stagnation des régions marquées par la décentralisation industrielle (Ouest, Centre), au déclin de vieux territoires industriels de l’Est et du Nord et à l’émergence de zones spécialisées dans les activités de hautes technologies telles l’Ile-de-France, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées, l’Alsace et le Sud-Est (Roualdès, 1997). Les outils de l’aménagement du territoire doivent alors soutenir la reconversion des zones les plus touchées par la crise (DATAR, 2003). Le constat d’une faible mobilité géographique des salariés conduit les pouvoirs publics à gérer le déclin des espaces d’industrialisation ancienne par des subventions qui visent à atténuer les dérèglements économiques et sociaux, voire à maîtriser les conflits sociaux potentiels (Villeval, 1989). 54 C’est en 1984 que les principaux dispositifs de gestion des zones en reconversion vont être élaborés avec la création de quinze « pôles de conversion », qui concernent des entreprises nationalisées dans les secteurs des chantiers navals, de la sidérurgie, des charbonnages, lesquels sont en phase de disparition ou de modernisation. Par une action intégrée sur les territoires (équipements collectifs, infrastructures routières, amélioration de l’habitat, etc.), les sites industriels (aménagement des friches industrielles, aides à la création d’entreprises, réindustrialisation) et la main-d’œuvre (congés de conversion, pré-retraites, congés de formation, etc.), ces pôles de conversion mobilisent des interventions jusque-là disjointes (Wachter, 1991). Cette politique pluri-sectorielle, suscitée par un référentiel territorial, préfigure (d’ailleurs) une méthode d’intervention aujourd’hui généralisée dans le cadre des politiques de développement territorial et de la politique de la ville (Wachter, 2003). Mais les dispositifs de pôles de conversion seront abandonnés en 198663, l’Etat faisant en effet le choix de ne plus soutenir d’entreprises non compétitives. La phase de reconversion des secteurs traditionnels d’activité, dont la concentration géographique a provoqué l’effondrement de certains bassins d’emplois, est aujourd’hui terminée. Les reconversions lourdes font place à des restructurations dans des domaines variés (Wachter, 1991), dues aux contraintes de flexibilité et de concurrence qui fragilisent les secteurs les plus exposés à l’internationalisation des marchés64. La déconcentration industrielle des années 1960-1970 a laissé place à des mouvements moins lisibles qui mettent en cause les équilibres régionaux hérités du XIXe siècle et des deux premiers tiers du XXe siècle (Delpierre, 1995). Le marché intérieur européen, l’ouverture des Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO) ou encore l’attrait des nouveaux pays industrialisés suscitent un mouvement de délocalisations d’entreprises, à l’étranger ou intra-nationales, à la recherche de meilleures opportunités de localisation qui contribue à dévaloriser certains espaces. Dans les entreprises, le passage d’une organisation verticale et hiérarchisée à une organisation en réseau a des effets plus flous sur le territoire. Le rapport actuel firmesterritoires conduit certains auteurs à utiliser soit le terme d’ancrage, soit le terme de 63 Alors que la gestion des grandes restructurations industrielles était encadrée par le dispositif des pôles de conversion créés en 1984, le gouvernement de J. Chirac en 1986 les juge inefficaces et les remplace par trois zones d’entreprises bénéficiant de la clause de la région d’Europe la plus favorisée. 64 Selon Dominique Thierry (1995), quatre types d’opérations de restructuration peuvent être distingués : les situations d’anticipations de mutations structurelles du secteur, de nature technologique ou économique, qui concernent des entreprises économiquement saines ; le cas d’entreprises sur des marchés en régression ou à forte croissance de productivité (pétrole, électroménager) ; les situations de variations rapides du marché dans lesquelles les entreprises doivent s’adapter ; enfin, les cas d’entreprises en sous-productivité récurrente dans des secteurs en déclin tels que la sidérurgie et les chantiers navals. 55 nomadisme des entreprises pour spécifier la relation plus ou moins durable des systèmes productifs aux ressources humaines, aux tissus économiques et aux institutions locales (Colletis et alii, 1997 ; Chanteau, 2001)65. Des mouvements en faveur de la métropolisation (marché du travail qualifié, services spécialisés) se conjuguent à une déconcentration des emplois liée à une organisation du travail moins pyramidale. Le développement des grandes villes et des zones urbaines s’accompagne d’une remontée des inégalités sociales et économiques entre territoires (Veltz, 1996). Les transferts d’établissements66, par exemple, donnent une indication du degré de mobilité spatiale du système productif. Ce phénomène a, dans tous les cas, une incidence sur la pérennité des salariés dans l’entreprise, qu’ils l’aient quittée volontairement ou non à cette occasion. En France, l’étude de J.-P. Delisle et F. Lainé (1998), qui fut la première du genre, montre qu’en moyenne entre 1989 et 1992, 316 000 établissements existants ont changé d’adresse chaque année (soit plus de 12 % du stock moyen d’établissements). Parmi ceux-ci, 161 000 ont changé de commune (soit 1,5 % en moyenne annuelle)67. Les auteurs estiment à près de 730 000 le nombre de personnes touchées par ces mouvements entre 1989 et 1992. Les transferts sont avant tout affaire de proximité puisque 57 % des établissements sont restés dans la même zone d’emploi et seuls 15 % ont migré à plus de cinquante kilomètres (Deslile et Lainé, 1998). La mobilité des établissements est également différenciée selon les territoires : elle croît avec la taille de l’aire urbaine (ressources en espace faibles et prix fonciers plus élevés), au profit des régions du Bassin parisien frontalières de l’Ile-de-France et du pourtour méditerranéen. Les régions industrialisées en reconversion telles que le Nord-Pas de Calais, la Lorraine et la Franche-Comté connaissent en revanche des soldes négatifs (Deslile et Lainé, 1998). Les espaces en difficultés sont aujourd’hui plus diffus : territoires ruraux en dépeuplement, espaces industriels en reconversion, quartiers sensibles (DATAR, 2003). La plupart des régions sont concernées par des besoins d’adaptation de leur système productif. 65 Une enquête de l’INSEE sur les préférences de localisation des entreprises dans le Nord-Pas-de-Calais a par ailleurs montré que les motifs entraînant un déménagement de l’établissement sont les motifs liés à l’usage des locaux, à l’accessibilité, à une restructuration de l’entreprise et à une politique de réduction des coûts (Bernard, Jayet et Rajaonarison, 1999). 66 « Un établissement est l’unité élémentaire, en un lieu géographiquement distinct, dans laquelle s’exerce tout ou partie de l’activité de l’entreprise. La plupart des entreprises n’ont qu’un seul établissement. Les grosses entreprises en ont généralement plusieurs. » (Colibet et Richard, 2000). Les “transferts d’établissements” ou “délocalisations” sont le changement de lieu d’implantation d’un (ou plusieurs) établissements d’une entreprise. 67 Sur la période 1993-1996, 335 000 transferts d’établissements ont été réalisés soit 13,2 % du stock moyen d’établissements (Lainé, 1998). 56 Les politiques d’aménagement du territoire se sont donc diversifiées et interviennent aujourd’hui en partenariat avec les collectivités territoriales et l’Europe au titre du programme Objectif 2 de la politique régionale européenne68. Aujourd’hui, il s’agit d’anticiper les mutations futures (Wachter, 2003) : pour assurer l’implantation d’activités nouvelles, l’intervention publique doit reconstituer les bases d’un développement régional par la formation et la qualification de la main-d’œuvre, la recherche scientifique, un équipement satisfaisant en logements, écoles, universités, voies de communication, etc. Depuis la fin des années 1990, la récurrence et la visibilité médiatique des restructurations d’entreprises et des plans sociaux les érigent en symbole des évolutions conjoncturelles et structurelles du système productif. Devant cette recrudescence (dans les secteurs du textile, de la métallurgie, de l’informatique, de l’automobile, etc.), un dispositif territorial ciblé est de nouveau mis en place. Le « contrat de site », créé en février 2003, vise ainsi à accompagner les mutations des activités et des territoires, lorsque celles-ci présentent un caractère aigu, par la mobilisation des acteurs et la concentration des moyens financiers. La mission interministérielle sur les mutations économiques (MIME), créée en janvier 2003, participe à la coordination des actions par différents correspondants régionaux. Les orientations actuelles de la DATAR concernant les restructurations industrielles reposent donc sur une démarche « transministérielle » regroupant le Ministère du Travail, le Ministère de l’Industrie, le service public de l’emploi et les sociétés de conversion autour d’une politique de développement local et de formation professionnelle des salariés (DATAR, 2002). 2. Droit et reclassement de la main-d’œuvre : l’organisation de transitions professionnelles vers La récurrence des phénomènes de restructuration a suscité l’émergence de procédures de reconversion des territoires mais aussi de reclassement de la main-d’œuvre devenues, au fil du temps, de plus en plus encadrées par le droit. La politique de l’emploi et l’évolution des normes juridiques ont progressivement renforcé la responsabilité des entreprises et le traitement individuel du reclassement des salariés (2.1) dans lequel la question de leur mobilité géographique peut être posée (2.2). 68 Le programme Objectif 2 concerne la reconversion économique et sociale des zones en difficultés structurelles. Il implique le FEDER (Fonds Européen de Développement Régional) et le FSE (Fonds Social Européen) dans son financement. 57 2.1. D’une gestion collective et territoriale des restructurations à l’accompagnement des transitions professionnelles par les entreprises C’est en période de croissance, avec la création en 1963 du FNE (Fonds National de l’Emploi), que les premiers stages de conversion et de formation ont été mis en œuvre et répondirent au principe d’un accès collectif à de nouveaux savoirs69. C’est en effet au cours des phases de modernisation des structures industrielles de la France qu’ont été signés les accords entre partenaires sociaux visant à la gestion des reconversions et parfois des mobilités des salariés70. Les mesures de reconversion de la main-d’œuvre des zones en crise prennent alors la forme de “mesures d’exclusion” telles que les pré-retraites ou les primes au départ. Elles ne seront complétées par des dispositifs collectifs de formation-conversion qu’à partir de 1984, soit dix ans après le début de la crise. Suite au premier choc pétrolier en 1974, la réglementation du licenciement pour motif économique a instauré le principe de l’autorisation administrative (Loi du 03.01.1975). L’inspection du travail est désormais chargée de vérifier « la réalité » du motif économique invoqué par l’employeur. Mais l’accélération des restructurations dans les années 1980 a conduit à la création de mesures nouvelles qui visent à organiser la transition professionnelle des salariés licenciés. Les lois de 1985 et de 1986 ont créé les congés de conversion et les conventions de conversion71. Ces dernières ont permis, jusqu’à la fusion de ce dispositif dans le PARE en 2001, la prise en charge individuelle de tous les salariés licenciés pour motif économique par les Unités Techniques de Reclassement (UTR) de l’ANPE. Ces structures 69 Ces actions reprennent les principes des Actions Collectives de Formation, initiées en Lorraine dans les années 1960, qui prétendaient « prendre en compte les salariés dans leur milieu sociologique et psychologique. (...) Mais en raison de l’absence d’accent mis sur le réaccès à l’emploi lui-même, ces actions ont progressivement toutes disparu. » (Villeval, 1989, p. 40). Ce sont alors développées des formations de conversions type AFPA (Association Nationale pour la Formation des Adultes) orientées principalement sur l’insertion professionnelle. L’impératif de formation professionnelle des salariés a d’ailleurs pris son essor à partir de 1971, avec la loi sur la formation professionnelle continue (loi négociée par le gouvernement Chaban-Delmas), instituant une participation financière obligatoire des entreprises en faveur de leurs salariés. 70 Par exemple, en 1969, l’accord interprofessionnel de « sécurité de l’emploi ». Les premières aides à la mobilité répondent à l’apparition d’un chômage de restructuration (Elbaum, 1987). 71 Mise en place de 1987 à 2001, la convention de conversion est proposée à tout salarié concerné par une procédure de licenciement économique. La prise en charge individuelle et immédiate est conçue pour un reclassement rapide, afin d’éviter le chômage de longue durée. L’adhérent bénéficie des services de l’ANPE, d’actions de conversion et, à sa demande, de la priorité de réembauche. En contrepartie, il s’engage à une démarche active en vue d’une réinsertion rapide. Il doit donc répondre aux convocations de l’Unité Technique de Reclassement (UTR) de l’ANPE, participer aux actions de conversion et répondre aux offres valables d’emploi (OVE) proposées. La durée de la convention de conversion est généralement de six mois (mais peut varier selon la négociation collective employeur-salarié de douze à trente-six mois). Elle concerne les salariés âgés de moins de cinquante-sept ans à la fin du contrat de travail, ayant deux ans d’ancienneté, physiquement aptes à l’exercice d’un emploi. A l’adhésion à la convention, le contrat de travail est rompu mais le salarié n’est pas inscrit à l’ANPE. Il acquiert le statut d’adhérent à la convention de conversion. 58 orientaient les salariés vers un bilan de compétence, une formation courte et une recherche d’emploi définie par un projet professionnel. Le statut d’adhérent à une convention de conversion octroyait au salarié le droit de bénéficier d’une allocation spécifique égale à 83,4 % de l’ancien salaire brut (pendant les deux premiers mois) puis à 70,4 % jusqu’au sixième mois. Si les règles de licenciement ont été assouplies par la loi du 30 décembre 1986 qui supprime l’autorisation administrative de licenciement, un nouveau dispositif est créé trois ans plus tard afin d’encadrer les opérations massives de licenciement. La loi du 2 août 1989 instaure l’obligation d’établir un « plan social » pour tout employeur de cinquante salariés ou plus licenciant au moins dix personnes sur une période de trente jours. Ce dispositif vise à éviter des licenciements et à favoriser les reclassements. Les salariés issus d’un plan économique, social peuvent adhérer, comme à une convention de conversion. tout Cette licencié dernière peut être complétée par la mise en place de « cellules de reclassement », encore appelées « Antennes emploi »72. Ces cellules sont chargées d’assurer l’accueil, l’évaluation et le conseil des salariés adhérents à une convention de conversion ou touchés par le plan social. Elles sont animées par un cabinet spécialisé et se composent de cinq personnes en moyenne. Elles constituent un moyen renforcé d’aide à la recherche d’emploi qui ne se substitue pas au travail de l’ANPE. Les cellules de reclassement ont pour mission d’aider à la « reformulation d’un projet professionnel cohérent, et d’aider chaque salarié à trouver l’emploi (ou plus généralement la solution) qui [lui] correspond » (Bruggeman, 1999, p. 12). Le travail consiste donc à faire l’état des aspirations et des capacités des salariés, à prospecter les offres d’emplois sur le marché du travail puis à sélectionner celles qui sont susceptibles de correspondre aux projets des salariés à reconvertir (Bruggeman, 1999). Ces procédures de plan social et de conventions de conversion cherchent à mettre en œuvre la transition professionnelle des salariés dans des dispositifs de plus en plus individualisés. Cependant, l’extension des procédures de contrôle des licenciements économiques et des plans sociaux, ainsi que les modifications apportées à la loi en 1991 (amendement Delalande) et 1993 (Loi Aubry) témoignent de la persistance des difficultés de 72 « Conventions FNE de cellules de reclassement entreprises et inter-entreprises » (décret du 11/09/1989). Le dispositif concerne les entreprises de moins de deux milles salariés. Le Fonds National pour l’Emploi finance les frais de fonctionnement dans la limite de 50 %, jusqu’à concurrence de 1067 euros (7000 francs) par salarié pour une durée de quatre à douze mois. Le montant de l'aide est déterminé en fonction des capacités contributives de l'entreprise, de l'état du bassin d'emploi concerné, de la qualité des services mis en place, etc. Seuls les frais de fonctionnement de la cellule de reclassement sont remboursés (rémunérations des membres par exemple). Il faut savoir que lorsque l’entreprise est mise en faillite, c’est l’Etat qui prend à sa charge la totalité du coût. 59 reconversions des salariés. En effet, la loi du 27 janvier 1993, votée dans un contexte de recrudescence des licenciements et des aménagements structurels, renforce l’intervention de l’administration et impose aux entreprises une obligation de moyens dans l’organisation du maintien dans l’emploi ou du reclassement qui permet parfois de réaliser un constat de carence. Fondée sur l’incitation, cette loi doit permettre la négociation entre acteurs locaux (Colin et Rouyer, 1996). En 2002, le « plan social », rebaptisé par la Loi de Modernisation Sociale « plan de sauvegarde de l'emploi », apporte de nouvelles garanties aux salariés73. Les récentes évolutions juridiques pointent donc la responsabilité sociale des employeurs sur les conséquences des restructurations qu’ils mettent en place (Cornolti, Moulin et Schmidt, 2001) et plus largement sur les conséquences sociales et environnementales de leurs stratégies (Commission Européenne, 2001a). Face aux restructurations de compétitivité, la doctrine est aujourd’hui : « Si le licenciement ne peut pas être évité, alors le reclassement ou la reconversion des salariés et des territoires sont les nouveaux résultats à atteindre. Si le même emploi n'est plus garanti, que l'on sécurise au moins les parcours professionnels. » (Triomphe, 2001). 2.2. Le principe de l’obligation de moyens en vue du reclassement des salariés et la place des mobilités géographiques Le chômage s’aggravant, le reclassement est devenu l’objet central de la négociation des plans sociaux. La notion de reclassement, présente dans la loi de 1989, se réfère dans le langage commun à l’idée d’intégration dans une nouvelle activité. Or aujourd’hui, en droit du travail, la notion de reclassement implique la pérennité de l’activité de la personne licenciée 73 « Les modifications introduites par la loi de modernisation sociale (janvier 2002) concernent, entre autres, (1) la possibilité pour le comité d’entreprise de faire appel à un expert-comptable et de recourir à un médiateur en cas de désaccord avec la direction, (2) les indemnités (l’indemnité légale minimale sera doublée) et les contributions des entreprises (d'au moins mille salariés) qui devront proposer à leurs salariés d’anticiper l’application du plan d’aide au retour à l’emploi pendant leur préavis. Enfin, la mise en place des trente-cinq heures (passage aux trente-cinq heures ou négociations amorcées) devient une condition nécessaire pour engager un plan de sauvegarde de l'emploi (nouveau nom du plan social). » (Tomasini et Le Roux, 2002). Dans les entreprises d'au moins mille salariés, un congé de reclassement permettant aux licenciés de bénéficier, pendant neuf mois, de différentes mesures (bilan de compétences, formation, aide à la recherche d'emploi) devait être proposé par l’employeur. Pour lutter contre la multiplication de licenciements par petits groupes de neuf salariés, la loi prévoit que, si au cours d'une année dix-huit licenciements ont eu lieu sans plan social, toute nouvelle procédure impliquera de le mettre en œuvre. La loi portant sur la « relance de la négociation collective en matière de licenciements économiques » de janvier 2003 suspend et révise un certain nombre de dispositions de la loi de modernisation sociale. Sont suspendues les dispositions relatives aux études d'impact social et territorial des plans de sauvegarde de l'emploi, à la dissociation des consultations des représentants du personnel sur le projet de restructuration et le plan de sauvegarde de l'emploi, aux prérogatives du comité d'entreprise dans le cadre d’un projet de restructuration (droit d'opposition, recours à l'expert-comptable, à un médiateur), aux critères retenus pour fixer l'ordre des licenciements et à certains pouvoirs de l'inspecteur du travail. 60 en dépit d’événements professionnels ou personnels perturbateurs. La remise en cause de l’emploi actuel ne doit pas signifier l’interruption de l’activité professionnelle. Ainsi le reclassement s’impose-t-il comme une obligation d’emploi qui relève de la logique de continuité et non de la logique de rupture (Lardy-Pellissier, 1998 ; Couturier, 1999 ; Héas, 1999). La jurisprudence a permis d’affermir l’obligation de reclassement. Bien qu’il ne s’agisse toujours que d’une obligation de moyens, la réalité et la pertinence des moyens engagés peuvent être évaluées. Les entreprises doivent prouver qu’elles ont tout mis en oeuvre pour offrir une alternative à leurs salariés en interne ou en externe et notamment proposé des offres d’emplois acceptables appelées Offres Valables d’Emploi (OVE)74. Quels sont les effets de ces normes juridiques ? Rappelons, tout d’abord, que les plans sociaux semblent aujourd’hui faillir quant à leur capacité à prévenir les licenciements et à assurer le reclassement des salariés (Bruggeman, 1999). Des enquêtes au niveau européen mettent en évidence, malgré des contextes juridiques différents, des trajectoires individuelles partout instables (Teyssier et Vincens, 2001). En France, les dispositifs de conventions de conversion et de cellules de reclassement ne réduisent pas sensiblement les difficultés conjoncturelles et structurelles des salariés licenciés les moins qualifiés. Les taux de reclassement huit mois après une convention de conversion varient depuis 1988 entre 37 % et 55 % (Brégier, 2003). Les « conventions de cellules de reclassement » co-financées par l’Etat, dont bénéficient généralement les salariés victimes de plans sociaux dans des entreprises de moins de deux mille salariés, concernent depuis 1998 10 000 personnes par an en moyenne (22 000 en 1994) et permettent le reclassement de 37,3 % en 1993 à 60 % en 2001 des bénéficiaires75. Cependant, le rapport de Claude Viet, chargé en 2003 de MIME, montre que de manière générale, un an après un licenciement économique, 60 % des salariés sont encore au chômage, 15 % occupent un emploi précaire, et seulement 15 % ont retrouvé un CDI. 74 En général, l’OVE doit correspondre au niveau de qualification de l’individu ou à son projet professionnel. Le niveau de rémunération ne doit pas diminuer de plus de 20 % par rapport au salaire précédent. Le type de contrat considéré comme OVE sera, selon la négociation, un CDI uniquement, un CDD avec promesse de transformation en CDI, un CDD. Enfin, peut être considéré comme OVE un emploi situé jusqu’à cinquante kilomètres du domicile (ou une heure de trajet). Ces critères peuvent être assouplis en fonction de la taille du bassin d’emploi. 75 Il faut noter que les entreprises peuvent, dans le cadre des plans sociaux, faire intervenir un cabinet de reclassement ou une société de reconversion pour animer une « antenne emploi » sans nécessairement signer une convention avec l’Etat. On peut faire l’hypothèse que les salariés concernés par ce type de cellule de reclassement sont plus nombreux que ne le laissent penser les statistiques du Ministère du Travail et des Affaires Sociales. Les bénéficiaires des cellules de reclassement co-financées par l’Etat (Bregier, 2003) sont en majorité des ouvriers (61,5 % en 2001). 55% des adhérents ont plus de quarante ans. Les deux-tiers des cellules sont mises en place par des entreprises de l’industrie de taille moyenne (58% concernent des entreprises de 20 à 99 salariés, 20 % des entreprises de 100 à 199 salariés). 61 On dénombrait 890 plans sociaux en 2000, 1053 en 2001, 1086 en 2002. Leur portée est donc loin d’être négligeable, bien qu’ils ne constituent que l’un des aspects des processus diffus d’adaptation des entreprises, tels que les licenciements individuels et l’usage de contrats précaires (CDD, intérim, formation)76. Licenciements économiques et plans sociaux sont liés à la conjoncture économique77 et touchent particulièrement des populations peu qualifiées, d’une ancienneté importante et souvent dans des secteurs et/ou des territoires en reconversion qui laissent augurer un reclassement difficile. Le dispositif de convention de conversion proposé aux salariés licenciés pour motif économique est particulièrement utilisé par les entreprises de l’industrie, elles-mêmes sur-représentées dans les plans sociaux. Depuis 1993, ce secteur a couvert entre 30,9% et 40,7% des conventions de conversion (Unedic, 2001). Les ouvriers représentaient 29,8 % et les employés 45,8 % des allocataires de ces conventions de conversion en 200078. Mieux, les cellules de reclassement, qui renforcent l’accompagnement social lors des plans sociaux, ont concerné en 2000 essentiellement des ouvriers, qui représentaient 68 % des salariés ayant bénéficié de ce dispositif (Bregier, 2003). Les normes juridiques ont notamment conduit les entreprises à proposer des reclassements internes ou externes qui supposent des mobilités géographiques. Pourtant ces mesures sont limitées puisque les licenciements ont souvent lieu dans un contexte sectoriel ou national de crise, où le groupe est lui-même dans une phase de réaménagement. De plus, la population des salariés licenciés, plus fréquemment peu qualifiés, de sexe féminin, d’âge avancé, est structurellement moins amenée à accepter les propositions de reclassement dans le groupe. Ces offres restent donc souvent de pure forme tant le déplacement géographique et 76 On sait que seuls 15 % à 20 % des licenciés économiques bénéficient d'un plan social puisque les entreprises de moins de cinquante salariés ou celles qui licencient moins de dix personnes en un mois ne sont pas soumises à l'obligation légale d'une procédure de plan social. En 2000, pour 312 000 licenciements économiques prononcés, un peu plus de 100 000 personnes ont bénéficié d’un des dispositifs de reclassement accompagnant les restructurations (Bregier, 2001). 77 Le nombre de licenciements économiques annuels est passé de 300 000 en 1975 à 600 000 en 1987, puis 435 000 au moment de la récession de 1993 pour diminuer à 250 000 en 1998 (Plassard, 2000). Les licenciements économiques ont diminué depuis 1996 (Tomasini et Le Roux, 2002) pour reprendre en 2001-2002. Le nombre de plans sociaux évolue parallèlement. On est passé de 4 000 en 1992 à plus de 1 000 en 1995, pour remonter ensuite à 2 000 en 1996. En 2002 le nombre de plans sociaux signés était de 1086. 78 De manière générale, les licenciements économiques et les plans sociaux touchent de façon inégale les salariés selon leur qualification et leur secteur d’activité : les hommes ouvriers non qualifiés ont un taux de chômage toujours plus élevé que la moyenne : 15,8 % en 1990, 23,1 % en 1994, 18,4 % en 2000 (Audric-Lerenard et Tanay, 2000). Ces salariés ont vu, en outre, leurs conditions d’emploi se dégrader. Avec près de quatre licenciements sur dix en 2000, la population des ouvriers demeure la plus touchée par les licenciements économiques (Tomasini, Le Roux, 2002). 62 l’incertitude des postes offerts sont importants, au point que l’on peut s’interroger sur l’intérêt des entreprises pour ce type de mesures (Colin et Rouyer, 1996)79. L’étude du Groupe de Recherche sur l’Education et l’Emploi (GREE) sur cinquante-six plans sociaux du Nord-Est de la France (Colin et Rouyer, 1996), et celle du Laboratoire Interdisciplinaire de recherche sur les Ressources Humaines et l’Emploi (LIRHE), sur quarante-six plans sociaux de 1992 à 1994 en région Midi-Pyrénées constatent combien ces procédures « ressemblent à des catalogues de mesures variées, peu argumentées par rapport à des entreprises et à des salariés précis » (Mallet et alii., 1997, p. 85). « Les aides à la mobilité géographique en sont l’exemple parfait. Elles figurent dans presque tous les plans sociaux étudiés et n’ont pratiquement jamais été utilisées. (…) les propositions de mutation faites aux salariés dans le cadre des plans sociaux sont généralement peu précises quant aux emplois disponibles. » (Colin et Rouyer, 1996, p. 17-18). La multiplication des offres de reclassements impliquant une mobilité géographique reste souvent de l’ordre de l’intention sans réelle mise en œuvre. Pour preuve, la disparition en 1998 d’un dispositif public d’aide à la mobilité géographique prévu dans le cadre des conventions de conversion et qui n’avait été mobilisé, en 1994, que dans 570 cas (Baktavatsalou et Tesnière, 1996). Nous nous interrogerons dans le point 3 si ce sont les entreprises qui ne mettent pas en place toutes les conditions (financières, matérielles, etc.) pour faciliter le déménagement ou si ces dispositifs se heurtent aux refus des salariés. D’après une récente étude sur douze plans sociaux, le manque de volonté des entreprises est généralement en cause dans l’échec de ces offres de reclassement qui comportent une mobilité géographique importante80. Finalement, ces mesures d’accompagnement des restructurations ne servent-elles pas à développer de nouvelles règles de mobilités internes aux entreprises ? Certains juristes font l’hypothèse que ces situations de reconversion et de reclassement des salariés sont des facteurs de transformation des rapports salariaux81. Par exemple, la politique de mutation des grands groupes industriels dans les années 1980 (mise en place de bourses à l’emploi internes) 79 « Cette vision extensive du plan social peut tout d’abord s’expliquer par l’absence totale d’évaluation des caractéristiques des salariés licenciés. Dans aucune des négociations que nous avons analysées, les caractéristiques en terme de niveau de formation, de qualification ou de mobilité des salariés n’ont été prises en compte dans les choix des mesures inscrites au plan social » (Colin et Rouyer, 1996, p. 5). 80 « Il s’agit assez souvent d’une façon commode pour la direction de montrer qu’elle fait des efforts tout en répondant de toute façon à la lettre de la loi. En fait les moyens d’une politique de reclassement de plus grande ampleur supposant une réorganisation des services ou de l’entreprise (par exemple des mobilités internes en chaîne) sont rarement pris sauf s’ils font partie intégrante des objectifs liés au plan social par la direction » (Bruggeman et alii., 2002, p. 48). 81 Le constat est que « la juridicisation des comportements ou de situations témoigne invariablement de leur institutionnalisation » (Enclos et Marraud, 1989, p. 77). 63 a permis d’introduire les principes de mobilité professionnelle et de mobilité géographique dans le rapport salarial et de conserver « certaines fractions expérimentées de la force de travail, notamment dans le cas de la fermeture d’un établissement » (Villeval, 1989, p. 29). 3. La mobilité géographique des salariés lors des restructurations : une proposition fréquente mais une mise en œuvre difficile L’évolution du cadre juridique des restructurations et les nouveaux modes de rationalisation de la production contraignent les entreprises à faire des propositions de mutation ou de reclassement lointain à leurs salariés. A partir de situations récentes, il s’agit ici de confronter ces propositions aux attitudes des salariés dans le cadre de plans sociaux (3.1) et de délocalisations d’établissements (3.2). 3.1. Des propositions de mobilité fréquentes mais rarement mises en œuvre Depuis le milieu des années 1990, les restructurations de grandes entreprises telles Alcatel, Moulinex, Michelin, Danone ont généré, pour les salariés, des propositions de mutations géographiques soutenues par des mesures financières et logistiques d’accompagnement. Ces propositions prennent généralement la forme d’offres de “reclassement interne” dans un établissement de l’entreprise ou une autre entreprise du groupe, mais également de suggestions de départ vers d’autres entreprises, appelées “reclassement externe”. Les exemples pourraient être multipliés tant la presse nationale, locale ou d’entreprise se fait régulièrement l’écho des propositions de mutation ou de reclassement impliquant une mobilité géographique. L’exemple des restructurations de l’entreprise Moulinex composée d’une population en majorité féminine (56 % de l'effectif total) révèle les difficultés de mobilité géographique. Afin de faciliter les transferts de personnel entre les sites de Bayeux et d'Argentan distants de quatre-vingt kilomètres, la direction a prévu en 1996 des “indemnités de réinstallation” de 5488 euros (36 000 francs) si l’emploi se situe à plus de cinquante kilomètres du domicile (Avril, 1996). Lors de la fermeture définitive des Ateliers et Chantiers du Havre en novembre 1999, seuls vingt ouvriers sont partis pour les Chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire, qui proposaient trois 64 cents postes (Doumayrou, 2002). Pourtant, aujourd’hui, des entreprises moins importantes ont également recours à ces dispositifs82. Globalement, les sociétés sous-traitantes chargées de l’accompagnement social des plans sociaux (animation des cellules de reclassement et organisations des mutations internes) estiment que « quand 10% des salariés acceptent d’être reclassés en interne, c’est une bonne performance » (Brice du Roscoat83, cité par Devillechabrolle, 2001). En Ile-de-France, « en moyenne, 30 % des salariés acceptent de déménager en province » (Beuscar, 1996). Plus précisément, différentes monographies de restructurations d’entreprises révèlent combien les propositions de reclassement qui impliquent un déménagement sont difficilement acceptées, y compris par des ouvriers résidant dans des bassins d’emplois en crise. L’étude de la conversion des salariés des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer et de Dunkerque dans les années 1983 et 1984 fait le constat de reclassements difficiles. Si 40 % des salariés en moyenne (56 % à Dunkerque et 33 % à La Seyne) se disaient prêts à accepter de se déplacer ou de déménager pour retrouver un emploi, les auteurs constatent, la plupart du temps, une interprétation limitée de la mobilité à l’échelle d’un rayon de dix à vingt kilomètres autour du domicile (Brygoo et Brun, 1987). Etudiant la fermeture d’une usine d’électronique appartenant au groupe d’Alcatel, à Cherbourg, Sylvie Malsan (2001) montre que parmi les 225 personnes appartenant encore à l’établissement en janvier 1995 (au troisquart ouvrières), seules vingt-deux ont accepté une mutation, la majorité à moins de cent kilomètres, les autres dans les régions proches de la Bretagne ou de la Haute-Normandie. Les emplois proposés en Alsace ou dans la région Nord-Pas-de-Calais ont tous été refusés. Dans une autre région du Bassin parisien, la Picardie, les plans sociaux de l’usine Chausson de Creil ont révélé le même type de résistances : en 1993, 121 personnes sur 1104 salariés ont accepté d’être mutés à Gennevilliers ; puis, en 1995, un nouveau plan social s’est traduit par le départ de plus de deux cents salariés (sur mille) dans des établissements de Renault à Batilly (Meurthe-et-Moselle), à Cléon (Seine-Maritime), à Flins (Yvelines), et dans l’entreprise Peugeot à Aulnay et Mulhouse. Si 20 % des salariés acceptèrent finalement de déménager, des dizaines d’autres refusèrent cette proposition d’embauche avant ou après avoir tenté un détachement à l’essai (Linhart, 2002). Lors de ces plans sociaux, la dimension géographique a fait l’objet d’une négociation en comité d’entreprise entre syndicats, direction et cabinets de reclassement. Ces derniers considéraient les propositions d’embauche avec 82 Dans le cadre de sa restructuration, Case Poclain a proposé une centaine de postes, notamment à Crépy-enValois. Une quinzaine de salariés ont accepté de déménager (Meilhaud, 1995). 83 B. du Roscoat est directeur de la Sodie, filiale d’Usinor, chargée de la gestion économique et sociale des restructurations. 65 déménagement comme une offre valable d’emploi, c’est-à-dire une offre qui n’est pas considérée comme trop éloignée du projet professionnel du salarié. Pour les syndicats, l’appréciation est toute autre : « Si un poste à Batilly est offert à une personne et que celle-ci ne l’accepte pas car cela implique un déménagement ou pour d’autres motifs et que vous le considérez comme un refus d’offre valable d’emploi, c’est inadmissible ! » (cité par Bruggeman, 1999, p. 87)84. Les comportements sont parfois différents dans le secteur tertiaire. Les salariés de qualification et de niveaux de revenus supérieurs ont pu intégrer la mobilité professionnelle et géographique dans leurs projets de carrière et ainsi rester « fidèles » à leur entreprise. Yves Grafmeyer (1990) remarque également une dissymétrie des mobilités géographiques des salariés de la Société Lyonnaise de Banque selon le sexe, la qualification et l’origine géographique. Pour les cadres, la mobilité géographique implique plus souvent une promotion professionnelle (Brutel et alii., 2000), laquelle est un élément de fidélisation des salariés par l’employeur85. L’exemple de la fermeture d’un centre administratif du Crédit Lyonnais à Rillieux-la-Pape révèle, par exemple, une acceptation du déménagement relativement importante avec 200 personnes mutées sur 450 salariés (Dressen et Roux-Rossi, 1996). Toutefois, on observe des difficultés dans le cadre des délocalisation de services publics. N. de Montricher et J.-C. Thoenig (1993) étudient, par exemple, le cas d’un service de l’Etat délocalisé en province dont seuls 20 % des fonctionnaires ont accepté de quitter la région parisienne86. 3.2. L’exemple des délocalisations d’établissements La mobilité géographique des salariés pour suivre la délocalisation de leur entreprise est certes atypique par son caractère exceptionnel mais permet d’observer et de distinguer des comportements individuels au sein d’un groupe confronté à une même contrainte professionnelle. 84 Récemment, la chambre sociale de la Cour de Cassation à affirmé, dans un arrêt rendu le 29 janvier 2003, que le salarié « est en droit de refuser les mesures de reclassement qui lui sont proposées par l’employeur ». Ce n’est donc pas la faculté de refuser une ou deux mesures destinées à sauvegarder leur emploi que la Haute juridiction reconnaît aux salariés mais un droit absolu de refuser tout reclassement au profit d’une somme d’argent (Cass. soc., 29 janvier 2003, n° 00-46.322, Sté Total raffinage distribution c/Fernand X. et a.). 85 A propos de la mobilité professionnelle des ingénieurs, cf. Mignonac, 2000. 86 Le Comité pour l’Implantation Territoriale des Emplois Publics (CITEP) indique que 23 099 emplois ont été transférés entre 1960 et 1990 et 29 695 entre 1991 et 2003. Toutefois, le CITEP ne donne pas d’évaluation de la mobilité géographique effective des fonctionnaires. Cf. « L’efficacité relative du dispositif d’accompagnement social ». Disponible sur : www.citep.gouv.fr (CITEP, 2003). 66 Une étude, dans la région des Pays de la Loire, s’est intéressée aux conséquences du déménagement d’un établissement d’une entreprise sur ses salariés (Colibet et Richard, 2000). Les auteurs constatent que 38 % du personnel présent en 1994 dans ces entreprises « mobiles » étaient toujours présents en 1997. Lorsque le déménagement n’a pas dépassé vingt kilomètres, c’est dans ce cas 43 % des personnes qui sont toujours salariées de l’entreprise en 1997. L’attachement à l’employeur se détériore donc en fonction de la distance du déménagement. Seuls 23 % des salariés demeurent lors de délocalisation de trente et cinquante kilomètres. Ce chiffre tombe à 15 % pour ceux qui s’éloignent de cinquante à cent kilomètres. Un effet de seuil est marqué par des déménagements d’établissements de longue distance. Les 190 entreprises qui se sont éloignées de plus de cent kilomètres de leur site initial n’ont entraîné avec elles que 8 % des 670 salariés de l’époque, le taux pour les cadres étant toutefois de 18 % (Colibet et Richard, 2000). En moyenne, suivre son emploi est plus fréquent chez les ouvriers qualifiés (48 %) et les ouvriers non qualifiés (41 %) que chez les employés, les cadres (33 %) ou les professions intermédiaires (25%). Cette proportion élevée d’ouvriers pérennes s’explique sans doute par la courte distance de la plupart des délocalisations d’établissements en Pays de la Loire : la moitié d’entre elles se situent dans la même commune d’implantation. Enfin, les jeunes et les salariés plus âgés accompagnent moins la migration de leur entreprise que les trente-cinq - cinquante ans. Les salariés pérennes ont-ils déménagé suite à la délocalisation de l’entreprise ? 37 % des salariés toujours présents dans l’établissement (soit 816 sur 2 206) ont changé de commune de résidence entre 1994 et 1997. Cette mobilité résidentielle s’accroît avec la distance de délocalisation. Lorsque l’établissement ne s’est pas éloigné de plus de dix kilomètres, seuls un tiers des salariés pérennes ont eux-mêmes déménagé. En revanche, 50 % ont suivi leur employeur dans une migration allant de cinquante à cent kilomètres (et cette proportion s’accroît encore au-delà). Ainsi les résistances à la mobilité géographique des salariés touchés par les restructurations d’entreprises sont-elles importantes en France. Si l’on élargit le point de vue, on constate des phénomènes similaires, mais à une moindre échelle, dans d’autres pays. Les trajectoires précaires des populations licenciées les plus fragiles sont sensiblement comparables dans les pays européens. Or, à l’instar des caractéristiques individuelles des licenciés (âge, sexe, qualification, etc.), une trop forte exigence en termes de localisation du futur employeur renforce les difficultés de réinsertion des individus (Teyssier et Vicens, 2001, p. 15). Aux Etats-Unis, les salariés sont de moins en moins enclins à accepter une mobilité géographique et professionnelle au sein de la même entreprise (Brett et alii, 1993) : les 67 changements dans le rapport au travail, la double carrière au sein du ménage, les prérogatives familiales et privées (Stroh, 1999) occupent une place aujourd’hui déterminante dans l’acceptation d’une mutation. L’équilibre familial est une dimension active du refus de mutation des salariés qui doivent tenir leur rôle dans l’entreprise mais aussi dans la famille (Sagie et alii., 2001). C’est pourquoi, en France, la politique de décentralisation d’entreprises ou de services publics montre la nécessité des dispositifs d’accompagnement des migrations (Inisan et SaintRaymond, 1996). Les entreprises publiques et l’administration peuvent en effet mobiliser un ensemble de « primes à la délocalisation » (Indemnité Spéciale de Décentralisation en 1978, Complément Exceptionnel de Localisation créé en 1992, Indemnité de Changement de Résidence fixée par décret en 1990, etc.), complétées par de nombreuses mesures en matière de logement : prise en charge d’un double loyer pendant trois mois, remboursement des déménagements, obtention de prêts à taux bonifiés, et dans certains cas aide à la recherche d’emploi, aide au reclassement des conjoints, etc. En l’absence d’étude générale sur l’évolution du contenu des plans sociaux, il est difficile d’évaluer la portée des propositions à la mobilité géographique des salariés. Les transformations dans l’organisation du travail et dans les dispositifs juridiques des plans sociaux semblent toutefois avoir généré des offres de mutation avec mobilité géographique mais, bien souvent, sans que les entreprises engagent tous les moyens nécessaires à leur réalisation. Les résistances à ces propositions peuvent conduire les entreprises à améliorer les incitations au déménagement. Nous allons essayer de comprendre, au-delà des normes légales d’un plan social, quels sont les dispositifs qui peuvent être mis en place pour prendre en compte les réticences des salariés, notamment en matière de logement. 4. La professionnalisation de l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés : l’analyse d’un secteur professionnel hybride La gestion sociale des restructurations a donc connu un mouvement de balancier entre une gestion collective et territoriale prise en charge par la collectivité et une gestion individuelle prise en charge par l’entreprise (Cordier, 2000). Dans le contexte d’une plus grande responsabilisation de l’employeur (Triomphe, 2001 ; Université Européenne du Travail, 2000), les établissements en restructuration sont de plus en plus amenés à déléguer à des sociétés prestataires de service l’accompagnement social des mesures des plans sociaux. 68 Nos recherches nous ont, en particulier, conduit à identifier des formes de professionnalisation de l’accompagnement du déménagement des salariés que nous souhaitons à présent exposer. Au début de notre recherche, en 2000, nous avons procédé à une enquête auprès d’acteurs du reclassement, afin d’explorer les pratiques de ces professionnels et notamment leur façon d’aborder la question de la mobilité des salariés. Onze entretiens semi-directifs ont été réalisés, principalement auprès de sociétés spécialisées dans les opérations d'accompagnement des restructurations ainsi qu’auprès de quelques acteurs locaux du service public de l’emploi. Ces entretiens complétés par une enquête bibliographique (presse d’entreprise, étude de marché) et une recherche d’informations auprès des entreprises (sites internet et plaquettes de présentation, syndicat d’entreprises de “relocation”) nous ont permis ensuite d’identifier un secteur professionnel émergent. Si l’activité de ces sociétés est principalement tournée vers l’expatriation de cadres, elle répond de plus en plus aux besoins d’accompagnement de délocalisations inter-régionales, parfois en lien avec des restructurations d’entreprises, lesquelles touchent des salariés moins qualifiés. Nous exposerons tout d’abord l’émergence de ce secteur professionnel (4.1) puis nous analyserons le discours d’une partie de ces acteurs du reclassement (4.2). Il s’agit de saisir en filigrane la manière dont est prise en compte le logement dans ce champ professionnel et d’identifier les représentations de ces acteurs sur les freins à la mobilité géographique suscitée par l’emploi. 4.1. L’émergence d’un secteur professionnel à la croisée des mobilités professionnelles et des mobilités résidentielles 4.1.1. La genèse d’une activité spécialisée Le secteur professionnel de l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés se développe en France depuis vingt-cinq ans. Il répond aux besoins des entreprises, d’une part pour motiver et faciliter la mobilité résidentielle des salariés qualifiés, d’autre part pour accompagner les reclassements notamment géographiques lors de restructurations. Les stratégies de délocalisations multiplient les besoins de mobilité entre établissements ou entreprises d’un même groupe à travers différentes régions d’un même pays. En outre, la mobilité géographique peut être intrinsèque au métier – comme l’atteste la « nomadisation » de certaines catégories de commerciaux ou de techniciens (Groupe Bernard Brunhes, 1996) – ou participer au déroulement de la carrière, dans le cas des cadres notamment. Ces derniers 69 ont suscité l’émergence en France, à la fin des années 1970, de sociétés dites de relocation87 chargées de l’accompagnement résidentiel et familial des cadres expatriés. Pour les entreprises, il s’agit de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée et mobilisable sur plusieurs emplois en fonction des évolutions de l’environnement. Un autre moyen d’y parvenir est l’introduction de clauses de mobilité géographique dans le contrat de travail qui obligent le salarié à accepter par avance certains changements comme le lieu et le poste de travail (Daugareilh, 1996). Par ailleurs, on constate que dans les secteurs productifs et les zones d’emploi ayant des difficultés de recrutement, l’accès au logement des salariés que l’on souhaite embaucher est de plus en plus pris en compte (Du Crest, 1996). Par exemple, depuis 1997 le développement de l’activité des Chantiers Navals de l’Atlantique à Saint-Nazaire a provoqué l’arrivée de nombreux ouvriers extérieurs au bassin d’emploi. Or, le rythme de l’activité économique et le rythme de la construction de logements (sociaux notamment) sont fortement déconnectés et accentuent la pénurie d’habitations. La mobilisation des acteurs locaux du logement et des principaux employeurs ne suffit pas toujours à réduire cette tension sur le marché immobilier. Les ouvriers en contrat pour quelques mois sont ainsi parfois contraints de se loger dans des bungalows ou des campings (Meunier, 2001; De La Casinière, 1999 ). Enfin, nous avons vu que la réglementation en matière de licenciements et de plans sociaux a conduit les entreprises à organiser le reclassement interne et externe de leurs salariés. Ces situations induisent une prise en compte de la question du déménagement et du logement des salariés. Dans ces trois contextes, mobilité des salariés qualifiés, difficultés locales de logement (et de recrutement) et déroulement de plans sociaux, les entreprises ont progressivement pu faire appel à des sociétés de conseil et d’accompagnement des déménagements et mutations professionnelles des salariés. Le développement de ce secteur d’activité a pour moteur la volonté des entreprises de déléguer à un prestataire de service ces questions de mobilité résidentielle de leurs employés. Certes les grands groupes nationaux tels que les Chantiers Navals ou la SNCF, ont parfois un poids suffisant pour mener une négociation avec les sociétés HLM ou avec les organismes collecteurs du 1 % Logement et ainsi faciliter l’accès au logement de certains salariés. Mais si l’on trouve encore dans les plus grandes entreprises des structures internes chargées d'assister le salarié dans sa mobilité (EDF, France Télécom, 87 Le terme de “relocation” est un anglicisme. Relocation signifie le déménagement d’une entreprise ou de salariés. Nous emploierons désormais ce mot sans guillemets. 70 Crédit Agricole, etc.), la tendance est bien à l’externalisation (Inisan et Saint-Raymond, 1996). Les entreprises publiques et privées de tradition sociale se désengagent du logement de leurs salariés et revendent les parcs immobiliers subsistants (Millot, 2002). Il est en outre significatif que l’émergence de ce champ professionnel spécialisé trouve sont origine, en France, dans les filiales chargées de la délocalisation des emplois de grands groupes industriels dont la mobilité du personnel était récurrente (Geris pour Thomson, Sodie pour Usinor Sacilor, Sofiren pour les Charbonnages de France, Crean pour Danone). Avant d’analyser précisément les types d’acteurs de ce secteur professionnel de l’accompagnement des mobilités des salariés, il nous faut en décrire le métier. Les entreprises cherchent, à réduire d’une part, les dépenses, d’autre part, les échecs possibles lors d’une proposition de mobilité géographique de salariés. L’étude de marché menée par C. Bord, S.Huchet et A.Wache (1997) a estimé le coût d’une mutation en France à 15 245 euros (soit 100 000 francs) en moyenne par salarié en 199688. Les sociétés de relocation permettent de réduire ce montant financier mais également de diminuer les effets négatifs de la mutation sur le travail du salarié : perte de temps, stress et moindre efficacité. Une partie de leur mission consiste à « réduire les freins à la mobilité grâce à un encadrement psychologique important » (Bord et alii., 1997), c’est-à-dire à convaincre et à pérenniser l’installation du personnel. Cet accompagnement se traduit en fait par la prise en charge individualisée des salariés et de leur famille. On constate en fait une très grande homogénéité - à défaut de pouvoir analyser une homogénéisation au cours du temps - des pratiques d’accompagnement de la mobilité des salariés. Les prestations comprennent généralement des « préparations » à la mobilité (entretien avec la famille, rencontre préalable avec le DRH puis avec les consultants, pré-visite du site d'accueil) et répondent principalement aux besoins immobiliers : (i) Assistance à la vente du logement : évaluation de sa valeur vénale, mise en vente par l’agent immobilier, proposition de prêts relais en partenariat avec des Comités Interprofessionnels du Logement (CIL). (ii) Assistance à la recherche de logement : achat ou location d’un nouveau domicile, assistance à la négociation de prêts préférentiels ou de prêts relais et éventuellement prise en charge d’une période en logement temporaire (hôtel, résidences temporaires, foyers de travailleurs, petits meublés). (iii) Assistance au déménagement et parfois prise en charge 88 Le coût moyen d’une mutation en 1996 comporte l’hôtel, la restauration, le transport : 30.000 F ; les frais immobiliers : 10.000 F ; les frais de déménagement : 15.000 F ; une prestation spécifique : 15.000 F (par ex. double loyer, prime d’installation) ; des primes diverses : 40.000 F. 71 des formalités de départ et d’arrivée (contrats d’abonnements, scolarisation des enfants, démarches administratives, transfert de dossier auprès du Centre des impôts, de la Caisse des Allocations Familiales, du Centre de Sécurité Sociale). (iiii) Recherche d’un emploi pour le conjoint. Si l’entreprise de relocation n’est pas issue du champ des ressources humaines, un partenariat avec une agence d’intérim est réalisé. 4.1.2. Les acteurs d’un secteur professionnel hybride Trois types d’acteurs exercent aujourd’hui tout ou partie de leur activité dans ce secteur de l’accompagnement des mobilités des salariés : (i) les cabinets de relocation chargés de l’organisation du déménagement proprement dit, dans le cadre des mobilités internationales, des mutations d’emplois ou des reclassements ; (ii) les cabinets de reclassement dont les compétences en gestion des ressources humaines ont été élargies aux questions de logement ; (iii) les filiales de CIL dont les compétences en matière de logement sont alors étendues aux mobilités professionnelles. (i) Les entreprises de relocation. Depuis une vingtaine d’années, des entreprises se sont spécialisées dans l'accompagnement de la mobilité géographique des salariés. Ces structures se sont inspirées des pratiques des sociétés de relocation existantes sur le marché nord-américain depuis les années 1960. D’après le Syndicat National des Professionnels de la Relocation et de la Mobilité (SNPRM), dès cette époque, les entreprises américaines souhaitant susciter le transfert de salariés et d’établissements d’un Etat à un autre, ont sous-traité l’estimation et la vente du bien immobilier des salariés propriétaires. Ainsi une avance financière, équivalente à la valeur du bien immobilier, était-elle remise au salarié, dès son déménagement, avant que le bien ne soit vendu. A partir de la fin des années 1970, les premières sociétés de relocation sont crées en France. Dès lors, les grands cabinets de recrutement ou de ressources humaines se sont également lancés dans l’accompagnement de la mobilité des cadres. Progressivement, ces sociétés se sont distinguées de cette activité immobilière pour asseoir leur rôle de conseil à l’expatriation des cadres. Or Bord, Huchet et Wache (1997) estiment que le marché le plus porteur est aujourd’hui celui de la relocation des salariés à l’intérieur du territoire français que ce soit dans le cadre de plans sociaux ou de la gestion de la carrière d’individus. Différents indicateurs montrent l’émergence de cette dimension interrégionale des réorganisations d’entreprises. On estime que 170 000 salariés sont mutés chaque année en France (Bord et alii, 1997). Le secteur public (l’Education Nationale, la Police) mais aussi les entreprises multi-sites de plus de 250 salariés dans les secteurs de l’assurance, de la 72 distribution, des hautes technologies et du BTP sont particulièrement concernées par les mutations professionnelles et géographiques de leurs salariés (Laborie, 1999). En outre, le glissement de ce secteur d’activité spécialisé dans l’accompagnement des cadres vers celui des mobilités de l’ensemble des salariés touchés par des restructurations et délocalisations d’entreprises a été induit, nous l’avons vu, par l’évolution de la législation qui régit le plan social et oblige l’employeur à faire la preuve des moyens mis en œuvre. Le marché de la relocation en France est à la fois concurrentiel et embryonnaire. D’après le SNPRM, cinquante entreprises existent actuellement en France. La plupart ont été créées au cours des dix dernières années, même si certaines sont présentes depuis plus de vingt ans et sont parfois les filiales de groupes internationaux (Settler International, filiale d’Europ Assistance ; M2M Relocation ; Executive location). Ces entreprises privées doivent se constituer un réseau de partenaires aux compétences et à l’implantation sur le territoire complémentaires. Une entreprise comme Move’in s’est ainsi associé avec des agences immobilières (Century 21), des entreprises de déménagement (Demeco, Les Déménageurs bretons, France Armor), des cabinets de recrutement (Econova, Garon Bonvalot), des hôtels et des restaurants (450 hôtels de gammes différentes), des agences de voyages ou de location de voitures (une agence dans les gares et aéroports de chaque chef lieu), des sociétés de logement temporaire (Citadines) et de transport (Carlson wagon-lit), des assurances (MAAF), etc89. En outre, Move’In a intégré (en 1996) dans son capital l’AIPAL, un CIL relativement peu impliqué dans l’aide à la mobilité, afin de bénéficier de son parc de logement et de son expertise en matière d’habitat. (ii) Les cabinets de reclassement. Ces entreprises sont généralement des filiales ou des composantes de groupes internationaux de gestion des ressources humaines et de conseil (Garon Bonvalot, BPI, Econova, Hommes et Mobilité, IMS Relocaliser) ou bien de groupes industriels nationaux s’étant dotés de structures de gestion de la mobilité des personnels (la Sodie, par exemple, est historiquement un service du Groupe Usinor)90. Leur activité est en majorité tournée vers la mobilité des salariés, principalement des cadres. Mais ces cabinets sont généralement aussi chargés de l’accompagnement social des restructurations par l’animation des cellules de 89 Ces partenaires sont en fait prioritairement choisis dans le réseau de trois groupes ayant souscrit au capital de la société : Century 21, Demeco et ACCOR. 90 Le chiffre d’affaires de ces entreprises est en moyenne de 457 000 euros annuels, soit trois millions de francs (Bord et alii., 1997). 73 reclassement. Ils se sont donc progressivement intéressés aux dimensions spatiales et résidentielles des propositions de reclassement (Cordier, 2000). Ces sociétés connaissent une expansion régulière depuis vingt ans. Elles ont évidemment bénéficié de l’élargissement de la législation en matière de plan social qui incitent les entreprises et engager tous les moyens nécessaires au reclassement externe ou interne des salariés menacés par la restructuration. Issues du champ des ressources humaines et de l’emploi, leurs techniques d’accompagnement consistent en l’élaboration d’un bilan et d’un projet professionnel qui faciliteront l’acceptation et la pérennité de la mobilité. Mais leur activité s’est diversifiée autour des aspects plus matériels, organisationnels et juridiques des déménagements des personnels et de leurs familles. Pour répondre à ces nouvelles missions, l’organisation de ces sociétés repose généralement sur une logique d'intégration de services grâce à un réseau de prestataires partenaires : agences immobilières, déménageurs, cabinets de recrutement, etc. (iii) L’activité des Comités Interprofessionnels du Logement (CIL) en matière d’aide à la mobilité des salariés. Les Comités Interprofessionnels du Logement (CIL) sont au cœur du système du 1% logement. Ils collectent depuis 1953 la Participation des Employeurs à l’Effort de Construction (PEEC) qui consacrait 1 % de la masse salariale (0,45 % aujourd’hui) à la construction de logements91. Les CIL soutiennent, depuis cinquante ans, les projets d’accession à la propriété et l’accès au logement social des salariés du secteur privé (ils obtiennent des droits de réservation dans le parc immobilier en contrepartie de financements). L’entrée des CIL dans le secteur de l’accompagnement des mobilités professionnelles, il y a environ dix ans, répondait aux demandes plus fréquentes des entreprises à leurs collecteurs du 1% logement de prendre en charge le logement des salariés mutés. L’évolution des missions du 1% logement depuis la signature d’une nouvelle convention en 1998 entre l’Union d’Economie Sociale pour le Logement (UESL)92 et l’Etat, a permis d’élargir l’accès à certaines prestations (prêts pour travaux, avance sur caution à l’emménagement dans un logement locatif, garantie des impayés de loyers pendant dix-huit mois) à l’ensemble des 91 « A l'origine, les entreprises devaient consacrer 1 % de leur masse salariale au financement de la résidence principale des salariés. Après des baisses successives, ce taux est fixé depuis 1992 à 0,45 %. La contribution des entreprises n'a pas été substantiellement allégée pour autant, puisqu'elle représente actuellement 0,95 % de la masse salariale. La différence, soit 0,50 %, est versée au Fonds National d'Aide au Logement (FNAL), qui finance diverses allocations logement sans contrepartie pour les entreprises. » (www.uesl.fr). 92 L’UESL créé en 1997 organe de tutelle du « 1% logement » c’est-à-dire la Participation des Employeurs à l'Effort de Construction (PEEC), instituée en 1953 pour les entreprises du secteur privé non agricole de 10 salariés et plus. 74 salariés du secteur privé et en particulier aux salariés précaires et mobiles93. Des résidences hotellières ont pu être créées dans les grandes agglomérations afin de permettre l’accès à un logement temporaire des salariés (des entreprises cotisantes) en mission, formation, contrat à durée déterminée ou stage. L’avantage des CIL réside dans le réseau territorial qu’ils constituent (cent trente CIL en France et trente Chambre de Commerce et d’Industrie habilitées à collecter le 1% logement auprès des entreprises) et le rôle d’interface qu’ils peuvent jouer entre les pouvoirs publics et les entreprises privées lors de mutations individuelles et collectives94. Si, jusqu’au milieu des années 1990, certains CIL proposaient des prestations gratuites, ces structures ont depuis professionnalisé leur activité et créé des filiales et des réseaux qui proposent un service d’aide à la mobilité, au-delà de la recherche d’un logement. On peut citer six réseaux de CIL qui se sont regroupés pour créer des filiales spécialisées dans l’aide à la mobilité : GIC Habitat, Cocitra, Eurocil, Cilgere, Avenirmobilité, Eurohabitations. L’entreprise pionnière semble être Eurocil, un groupement à l’origine de treize CIL spécialisés dans la mobilité de groupes de salariés dans le cadre de délocalisations d’entreprises. Par exemple, le réseau CIL-Leaders s’est doté de filiales pour répondre à la demande des entreprises en matière de mobilité résidentielle des salariés : Eurohabitation est la marque sous laquelle les membres du Réseau interviennent dans le secteur de la mobilité professionnelle et résidentielle. La Cilome (Compagnie Immobilière pour Lever les Obstacles à la Mobilité de l'Emploi) rachète la résidence principale du salarié. Le réseau CIL-Leaders propose également des résidences temporaires qui s'adressent aux salariés d'entreprises en déplacement professionnel (mission, mutation, formation) ou à la recherche d'un appartement pour une durée déterminée. La volonté de mise en réseau et d’homogénéisation des services rendus par les CIL aux entreprises et aux salariés a conduit à la création, en 2003, de plates-formes de services appelées « CIL-PASS mobilité » (UESL, 2003). Animées par des spécialistes des domaines social et juridique, ces structures sont un soutien logistique permettant de partager les méthodes et les expériences entre organismes et d’offrir une qualité homogène de services (payants) aux entreprises ayant besoin d’aide dans la recherche du logement et dans l’assistance de leurs salariés. Quatre plates-formes, qui couvrent l’ensemble du territoire, sont 93 Aides en « droits ouverts » à tous salariés des entreprises du secteur privé non agricole de moins de 10 salariés : Loca-Pass, Pass-Travaux. 94 Cf. la thèse en cours de Jules-Mathieu Meunier, Logement des salariés et 1% logement : acteurs et territoires, Centre de Recherche sur l'Espace, les Transports, l'Environnement et les Institutions Locales / Institut d’Urbanisme de Paris - Université de Paris XII. 75 déjà mises en place par des réseaux de CIL (Eurocil, Cil et Territoires, CSE Mobilité, Facilys). Cette homogénéisation au niveau national de pratiques locales et leur regroupement sous un même label rendra plus visible l’activité des CIL sur ce marché de l’accompagnement de la mobilité professionnelle. L’exemple de la Sodie (société de reconversion) et de Cilgere (au départ, service intégré à un collecteur du 1% logement, aujourd’hui réseau de CIL) montre bien la relation historique, dans le secteur de l’industrie, entre les activités d’accompagnement des restructurations et celles de conseil en mobilité résidentielle. Le cabinet Sodie et Cilgere sont issus de la restructuration du groupe sidérurgique Usinor. La spécialisation du groupe (dans les aciers plats pour automobiles, appareils ménagers, conserves et alliages spéciaux) a conduit à des restructurations massives et à l’abandon de sites et de productions : le groupe comptait 150 000 salariés en 1985 contre 30 000 aujourd’hui. Usinor et l’Etat ont ainsi créé la Sodie pour le reclassement des salariés et la réindustrialisation des sites. En outre, des structures ad hoc ont été créées pour gérer le parc de logements de l’entreprise sidérurgique, notamment par la création d’un collecteur 1 % logement : Cilgere. Les entreprises cotisantes sont pratiquement toutes industrielles, mais les services proposés peuvent être achetés par n’importe quelle société quels que soient son secteur d’activité et sa taille. Enfin, ce collecteur a créé dès 1992 une filiale spécialisée CSE Mobilité pour aider les entreprises et leurs salariés à réussir leur plan de mobilité. Ainsi la Sodie a-t-elle été la première entreprise à intervenir en synergie sur deux terrains, celui du développement économique (par la création d'activités) et celui des ressources humaines (par la reconversion et la mobilité des salariés)95. Les liens entre cabinets de reclassement et politiques de reconversion des sites et des territoires touchés par les restructurations tendent d’ailleurs aujourd’hui à s’institutionnaliser. Les politiques de l’emploi et d’aménagement du territoire développent la contractualisation avec ce type de sociétés 95 SOFADEV : filiale au capital de un million de francs, créée en 1984, spécialisée dans l'immobilier d'entreprise et proposant aux industriels, dans le cadre de leurs implantations, des solutions immobilières "clés en main". CMD (Creil Montataire Développement) : Société d'investissement au capital de 9 millions de francs, créée en 1998, réunissant des acteurs institutionnels du développement économique local (Chambre de Commerce et d'Industrie, Chambre de Métiers) et privés, dont l'objectif est de reconvertir et d'aménager l'ancien site Chausson. ILP (Institut Lorrain de Participation) : Société de capital développement au capital de 143 millions de francs, créée en 1983 par la Région Lorraine et dont les principaux actionnaires sont : la Région, la CDC participation et la Sodie. 76 jugées aptes à mener des actions de conversion industrielle pour le compte de l'État en vue de redynamiser des bassins d'emplois touchés par des désengagements industriels (Viet, 2003)96. Le développement de ce secteur hybride procède tout à la fois de l’évolution des contraintes juridiques qui pèsent sur les entreprises en restructuration et de la flexibilité accrue demandée aux salariés. La diversité des types de sociétés intervenant sur ce secteur révèle, en outre, l’évolution respective des métiers du logement (évolution des missions des collecteurs du 1% logement) et de celui des ressources humaines (les cabinets de conseil en reclassement se sont progressivement ouverts aux reclassements internes des salariés). 4.2. L’identification du logement comme facteur de résistance à la mobilité géographique « Les gens ne sont pas... spontanément mobiles. Parce que si ils étaient mobiles, on aurait réglé au moins 50 % du chômage actuel. Parce que tout le monde sait bien qu'il y a des emplois dans des endroits et puis des compétences dans les autres. Si on pouvait raccrocher les deux, on aurait réglé une bonne partie du chômage. » (Une consultante d’un cabinet de reclassement national, entretien n°6) « Bon c’est pas simple, non plus. Parce que l’individu reste un déterminant dans tout ça. On peut mettre en place toutes les mécaniques que l’on souhaite, l’individu reste maître de sa situation. » (Un conseiller du PLIE de Laon, Entretien n°11) En réalisant des entretiens avec des professionnels intervenants autour de l’accompagnement social des plans sociaux (consultants de cellule de reclassement, de société d’aide au déménagement des salariés, avocat conseil, directeur de PLIE et d’agence locale de l’ANPE)97, nous cherchions à identifier la pratique de ces acteurs de l’emploi en ce qu’elle contribue à infléchir les parcours professionnels des individus (Bernarrosh, 2000). Nous nous interrogions sur les méthodes et les représentations de ces professionnels au sujet du reclassement et de la mobilité géographique des ouvriers dans le cadre de plans sociaux. Ce 96 Le développement de ce type de sociétés peut aussi répondre à une demande locale, comme à Toulouse qui a longtemps accueilli la décentralisation d’entreprises publiques (Inisan, Saint-Raymond, 1996). Outre les sociétés d’accueil et d’aide au logement des salariés mutés, des dispositifs de résidence transitoire ou temporaire (appartements meublés, résidences hôtelières, relais temporaires gérés par la Sonacotra, AVF : Accueil des Villes Françaises) répondent à un besoin de souplesse en matière de logement des salariés. 97 Nous avons rencontré huit consultants de cabinets de reclassement (Garon Bonvalot, Econova, Sodie, AKSIS), des responsables d’institutions publiques de l’emploi : le Directeur Départemental du Travail de l’Aisne, un Directeur d’une agence locale de l’ANPE, une Responsable d’une Unité Technique de Reclassement, un responsable du PLIE de Laon, un avocat spécialisé dans le conseil aux comités d’entreprise dans le cadre de plans sociaux (Cabinet Brun, Reims), des responsables de sociétés d’aide à la mobilité résidentielle (Cilgere, Espacité). 77 n’est que progressivement que nous avons pu identifier l’existence d’un secteur professionnel ayant de près ou de loin pris en compte spécifiquement cette dimension logement dans les processus de reclassement. Nous rendons compte ici des représentations de ces acteurs sur les comportements spatiaux des salariés et sur les difficultés d’action sur le logement des ouvriers en vue d’une mobilité géographique. De manière générale, lors des interviews, les discours sur l’aide au reclassement sont apparus relativement homogènes et centrés sur la norme de l’employabilité. Ce résultat rejoint celui de Sophie Divay qui a étudié la professionnalisation des activités d’aide à la recherche d’emploi et la grande homogénéité dans l’utilisation des techniques d’aide au reclassement (Divay, 2000). Les discours sur les pratiques de reclassement sont par ailleurs révélateurs des difficultés de ces sociétés à gérer la réinsertion professionnelle des salariés peu qualifiés. Certains propos sont catégoriques et stigmatisent les ouvriers de façon définitive, d’autres se révèlent plus fatalistes. La plupart regrettent la tendance à la non-mobilité résidentielle et parfois les difficultés de déplacements des ouvriers licenciés. Ainsi, certains consultants, loin d’analyser les difficultés de reclassement au regard du taux de chômage et de la précarité des emplois, mettent en cause les caractéristiques des individus, leur manque de qualification et notamment leur manque de mobilité : « Moi c’que j’avais constaté c’est que j’étais très étonnée de voir qu’en fait... les gens étaient attachés à beaucoup... à énormément d’autres choses que la simple peur de plus avoir d’emploi. Et pour certains, ils préféraient prendre le risque, ben de trouver un emploi, moins bien rémunéré, dans de moins bonnes conditions que de suivre leur groupe... » (Une consultante d’un cabinet de reclassement dans l’Aisne, entretien n°5). « Le premier réflexe, c’est bien de rechercher un emploi proche de chez soi ou dans un rayon qui permet de ne pas avoir à envisager un déplacement trop long et encore moins un déménagement. C’est très clair. » (Un directeur d’une agence locale de l’ANPE, Entretien n° 7). La question résidentielle apparaît dans les entretiens comme un déterminant incontournable du reclassement sur lequel les conseillers ont peu de moyens d’action : « Et beaucoup sont encore dans un schéma où comme on a acheté, acheter veut dire fixer. Et là... il faut leur dire : “mais attendez, y’a pas cinquante millions de solutions, ou il vous faut changer de métier parce que dans l’coin, votre métier, vous pourrez plus le faire... ou alors, vous allez continuer à exercer votre métier mais il faut aller ailleurs, à tel ou tel endroit, ils recherchent des gens comme vous”. “Ah oui, mais là ça m’intéresse pas vous comprenez on a acheté” » (Un consultant d’un cabinet de reclassement national, entretien n°1) « Et pour eux, vendre une maison, ben ça leur paraît... quelque chose de… d’insensé. » (Un consultant d’un cabinet de reclassement national, entretien n°3). 78 Les consultants des cellules de reclassement constatent que les refus des mutations proposées aux ouvriers et employés sont fréquents, en France, quelle que soit la région. La plupart d’entre eux cherchent les causes de ces réticences uniquement du côté de l’individu et non du côté de l’employeur. Or, le logement ne peut devenir un levier à la mobilité du salarié que si l’entreprise en restructuration s’en donne les moyens, à commencer par l’offre d’aides financières aux salariés. Bien souvent, les conditions économiques et sociales peu satisfaisantes des mutations proposées jouent vraisemblablement un rôle dans le niveau de refus. Ainsi, selon un avocat spécialisé dans la négociation de plans sociaux, les véritables acteurs de la mobilité sont les entreprises. La plupart bâtissent des plans sociaux en espérant qu’« il y aura le moins de gens possible volontaires au reclassement ». Afin de satisfaire cet objectif, les incitations matérielles et financières sont minimales et parfois volontairement insuffisantes. Cet avocat cite, par exemple, les cas où le maintien du niveau de salaire n’est pas garanti après la mutation ou bien ceux où aucune aide à la recherche d’emploi du conjoint n’est prévue. Pour cet avocat, l’obstacle à surmonter est donc le chef d’entreprise qui tente d’éviter le contentieux mais qui au fond n’a « aucune envie de reclasser tout simplement ». Il estime que le blocage « culturel » ne se situe pas au niveau des salariés mais au niveau des chefs d’entreprises : « faciliter la mobilité des bas niveaux de qualification n’est pas dans la culture des entreprises françaises ». Les incitations financières, matérielles et organisationnelles à la mobilité révèleraient donc l’intérêt de l’entreprise pour la mutation de ses salariés. Alors qu’une grande partie des propositions de mobilité découle simplement de l’obligation de reclassement liée à la procédure de plan social, certaines entreprises mettent en place des propositions encadrées par des dispositifs réellement incitatifs. La presse d’entreprise relate les cas où les entreprises, contraintes de déménager un site, risquent de ne pas pouvoir retrouver les compétences perdues du fait de difficultés locales de recrutement. D’après le directeur d’Econova, société spécialisée dans l’accompagnement des plans sociaux et des mobilités professionnelles, ces conditions expliquent que généralement, « lors d’un déménagement en France, l’entreprise est prête à financer un dispositif d’accompagnement quasi équivalent à celui d’une expatriation, comprenant un véritable outplacement pour le conjoint, des aides à la mobilité immobilière, scolaire… » (Devillechabrolle, 2001). Les aides financières complétées par des aides spécifiques au logement et à la recherche d’emploi du conjoint joueraient donc un rôle dans l’acceptation des mobilités. Ces dispositifs sont d’autant plus efficaces qu’ils sont organisés par des sociétés spécialisées telles que celles que nous avons décrites dans le point précédent. Ainsi le consultant de Cilgere que nous avons rencontré développe-t-il les moyens d’actions possibles pour faciliter la mobilité 79 résidentielle des salariés. Ce faisant, il révèle ses représentations et son analyse des résistances au déménagement. Selon lui, c’est le statut d’occupation du logement qui constitue le vecteur principal de la non-mobilité. Or la mobilité résidentielle ne permet pas toujours aux propriétaires de garder leur statut. Le déménagement serait alors perçu comme un déclassement, un retour en arrière. L’accession à la propriété constitue en effet le signe majeur de l’ascension sociale du ménage. « Par contre, vous avez toute une partie de gens que je ne peux pas quantifier, d’irréductibles, pour qui passer d’un statut de propriétaire à locataire c’est déchoir, surtout dans le monde ouvrier. Donc souvent la personne qui est propriétaire au départ, souhaite, veut racheter. Donc le plus gros des achats c’est ça, c’est des propriétaires qui veulent racheter. » (Un consultant de Cilgere, entretien n°12) En outre, l’usage et la satisfaction du logement vont, selon lui, au-delà des seules caractéristiques objectives et sont difficilement transposables ou délocalisables : ainsi, la valeur du bien peut-elle être surestimée du fait de l’attachement et du degré d’investissement dont il a fait l’objet. « La grosse difficulté en général lorsqu’un propriétaire doit vendre son bien, c’est la valeur sentimentale du bien. (...) Le propriétaire est un peu aveuglé par l’affectif. Pour lui son bien la plupart du temps, surtout dans le milieu ouvrier, c’est l’investissement de sa vie, c’est très important. Et y’a surtout le fait aussi qu’il a une valeur qui n’est pas la valeur véritable. » (Un consultant de Cilgere, entretien n°12). En définitive, la professionnalisation de l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés est un indicateur du développement de relations salariales plus flexibles mais aussi plus mobiles dans l’espace. Au-delà de la mobilité des cadres, l’élargissement des activités de ce secteur professionnel hybride semble avéré. Par obligation ou par intérêt, les dispositifs et les aides financières des plans sociaux incluent aujourd’hui davantage l’incitation à la mobilité professionnelle et géographique des ouvriers ou employés. Cependant ces dispositifs sont largement tributaires du volontarisme de l’entreprise qui licencie. L’identification du logement (et des dimensions résidentielles) comme frein à la mobilité géographique lors d’un reclassement est bien présente dans les discours des consultants spécialisés dans le reclassement des salariés. Cependant l’action sur le logement en lui-même ne semble pouvoir être envisagée que par les sociétés spécialisées dans le logement et/ ou dans l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés. Ces discours des acteurs de la recherche d’emploi sont globalement fatalistes. Nombre de nos interlocuteurs jugent le manque de mobilité résidentielle et quotidienne comme le résultat d’un trait “culturel” caractéristique des salariés ouvriers, comme une donnée immuable dont on ne peut espérer qu’une évolution limitée. Le fait que certains ouvriers 80 n’acceptent pas n’importe quelle offre d’emploi (localisation, salaire, statut) est rapidement interprété comme le signe d’une passivité ou d’un repli. Pourtant, on peut estimer que ce repli est enclenché ou renforcé par les difficultés même de reclassement. 5. Conclusion du chapitre 2 Dans ce chapitre, nous avons montré que les restructurations industrielles et les reconversions des territoires ont engagé depuis plus de trente ans des formes d’incitation à la mobilité géographique des salariés. Les évolutions de ces restructurations et de leur encadrement juridique ont modifié la nature de ces incitations. On est passé d’un traitement collectif et territorial à des dispositifs plus individuels, orientés vers la reconversion du salarié et parfois accompagnés d’un encadrement favorisant la mobilité géographique. Ces incitations sont le produit d’une construction sociale articulant stratégies des entreprises et normes juridiques imposées par les politiques publiques de l’emploi. Mais si les entreprises n’ont pas nécessairement intérêt à faciliter la mobilité des moins qualifiés, ce peut être en revanche, pour le salarié, une chance d’éviter le chômage ou une longue reconversion. Pourtant la mise en œuvre en est difficile. L’observation du déroulement des restructurations et l’analyse de l’activité des sociétés spécialisées dans l’accompagnement des mobilités résidentielles révèlent, en filigrane, l’importance du ménage (conjoint, enfants) et du logement (accession à la propriété, location dans le parc social) dans les comportements d’ancrages territoriaux, chez les ouvriers notamment. Il s’agit à présent de construire une problématique sociologique propice à l’analyse des mobilités ou de leur refus à travers les restructurations ou délocalisations d’entreprises. 81 CHAPITRE 3 – ARBITRAGES RESIDENTIELS ET LOGIQUES FAMILIALES DANS LE CADRE DES RESTRUCTURATIONS D’ENTREPRISES : CONSTRUCTION D’UN SYSTEME D’HYPOTHESES Dans ce troisième chapitre, nous allons nous efforcer d’exposer le cadre théorique et le système d’hypothèses sur lesquels nous nous sommes appuyée. Les sociologies de l’emploi et du travail livrent des pistes d’analyses sur les mobilités et non-mobilités résidentielles dans le cadre de restructurations d’entreprises. Mais ces problématiques de recherche ne nous sont pas apparues suffisantes pour étayer l’objet de notre thèse. Il convient de puiser dans les travaux sur le rapport que les individus entretiennent avec le territoire, le logement et la famille. L’association de ces différents points d’entrée permet d’approcher la manière dont se construit l’existence des individus autour d’une « pluralité de champs de pratiques, souvent non convergents » et d’entrevoir comment « les projets des personnes se heurtent souvent de plein fouet aux contraintes de l’entreprise » (de Coninck, 1998, p. 229). Ce troisième chapitre restitue ainsi la construction d’un questionnement sociologique des arbitrages spatiaux liés au risque de perdre son emploi. Si l’on peut s’appuyer sur les analyses des restructurations d’entreprises et des résistances des salariés aux mobilités géographiques, nombreuses dans les années 1960 à 1980, force est de constater la rareté des travaux actuels sur ces questions (1). Or les restructurations continuent de remettre en cause les carrières mais aussi les ancrages territoriaux et résidentiels des salariés. Pour comprendre le sens des arbitrages spatiaux des individus dont l’emploi est déstabilisé, notre questionnement s’articulera autour des ressources et des contraintes liées à la mobilité ou à l’ancrage territorial (2). Ensuite, à travers l’angle de la géographie du réseau de parenté, de la sociologie de l’habitat et des solidarités familiales, nous rendrons compte de l’étayage du système d’hypothèses soumis à notre recherche (3) et préciserons les concepts et notions qui définissent notre démarche (4). 82 1. Les analyses sociologiques des restructurations d’entreprises : la place secondaire des mobilités géographiques L’évolution des analyses sociologiques des restructurations et des reconversions depuis les années 1950 révèle la place récurrente mais secondaire des mobilités géographiques dans les préoccupations des chercheurs. Si ces questions ont été explorées jusqu’à la fin des années 1970 (1.1), les analyses des restructurations se sont ensuite davantage centrées sur l’emploi et les politiques de gestion des entreprises (1.2.). D’une manière plus générale, la sociologie de l’emploi fait relativement peu de place aux problématiques spatiales individualisées (1.3). 1.1. La prise en compte des mobilités géographiques dans les analyses des restructurations en période de croissance (1950-1974) Le travail de synthèse de l’équipe du GREE à Nancy en 1989 permet de dresser un panorama de l’évolution des recherches portant sur les reconversions des salariés (Villeval et alii., 1989). Au cours de la phase de croissance économique - des années 1950 jusqu’au milieu des années 1970-, les problématiques des recherches sociologiques sur les reconversions portent essentiellement sur le rapport aux mobilités (professionnelles, sociales et géographiques) des salariés. Alors que les travaux des économistes justifient la nécessité des reconversions en envisageant « les résistances à la mobilité comme une cause de dysfonctionnement du système », les sociologues les considéreront plutôt « comme des processus sociaux » (Villeval, 1989, p. 21). Dans les années 1950-1960, l’analyse de la mobilité et du changement technique est une dimension structurante de la sociologie du travail. Mais c’est avant tout de mobilité sociale dont il est alors question. La souplesse des structures sociales et la capacité d’adaptation des salariés sont discutées pour comprendre les crises ou l’absence de crise lors des mutations technologiques. M.-C. Villeval (1989) explique comment la demande sociale, formulée par le Ministère du travail, révèle les préoccupations de l’époque autour des inégalités de développement et de la nécessité d’une plus grande mobilité de la main-d’œuvre. En l’occurrence, les travaux du CERP (Centre d’études et de recherches psychotechniques) et de l’INED (Institut national d’études démographiques) analysent les formes psychosociologiques des migrations imposées par les conversions d’entreprises. Au sein de l’INED, Alain Girard (Girard, 1956 ; Girard et Cornuau, 1957) étudie les échecs des mesures de mobilité géographique des établissements des zones en récession (mineurs des Cévennes). L’analyse du changement social est alors appréhendée par l’étude de l’opinion des travailleurs de petites communautés professionnelles. Constatant l’inefficacité des transferts autoritaires, l’auteur montre comment de grandes entreprises, telles que la SNCF, vont susciter des 83 mutations géographiques volontaires en assurant la garantie de l’emploi et en offrant des compensations financières. Pour le CERP, Serge Moscovici montre au début des années 1960 les effets des fermetures et des délocalisations d’entreprises. La conversion du secteur de la chapellerie dans l’Aude, par exemple, provoque la rupture de l’unité du groupe ouvrier au profit de relations plus inter-personnelles. De même, la modernisation des mines développe une grande incertitude chez les ouvriers et une rupture de l’équilibre antérieur (Moscovici et Barbichon, 1962). A cette époque déjà, les plus jeunes, plus qualifiés, célibataires ou avec une charge familiale réduite, sont identifiés comme les plus mobiles, mais aussi les plus prompts à quitter l’entreprise alors que celle-ci tente justement d’organiser leur stabilité. L’auteur explique les résistances à la mobilité géographique par les anticipations négatives des salariés face à la crise de leur entreprise (Moscovici, 1959). Il rejette en effet l’hypothèse communément admise d’une immobilité inhérente à la psychologie des individus. En fait, selon lui, tout dépend de leurs caractéristiques sociales au regard des conditions de la mobilité proposée. Le déménagement est d’autant plus accepté qu’il s’accompagne d’un maintien ou de l’augmentation du statut social, du niveau de vie, et en particulier des besoins domestiques tels que le logement. La critique principale faite à ces travaux est de ne pas assez distinguer les « mobilités individuelles et leurs aspects psychologiques et [la] mobilité structurelle professionnelle et sociale dans laquelle les premières se situent et qui ressort en fait de l’évolution macrosociologique et économique de la société française d’après guerre » (Villeval, 1989, p. 116). Par exemple, l’impératif de mobilité imposé aux mineurs du CentreMidi appelés à partir en Lorraine est à bien des égards contradictoire avec la volonté antérieure de les stabiliser. Si l’on prend en compte le rôle joué par les entreprises dans la mobilité et la fixation de la main-d’œuvre, on comprend que, lors de phases de restructurations et de modernisation qui impliquent une dégradation de la situation des salariés, le refus de déménager est d’autant plus fort qu’il apparaît contradictoire avec des structures familiales et locales très imbriquées dans l’entreprise. 1.2. Depuis 1974, des analyses des reconversions centrées sur l’emploi Tenant compte de la crise et de l’inflation des restructurations du système productif, les analyses de la reconversion se renouvellent et se focalisent progressivement sur la question de l’emploi proprement dite. Les propositions de mobilités géographiques formulées aux salariés tiennent alors une place secondaire dans les raisonnements. Toutefois quelques recherches permettent d’identifier la permanence de cette problématique. 84 M.-C. Villeval (1989) identifie certains travaux charnières du milieu des années 1970. Ceux-ci mettent en exergue la dimension politique des mobilités professionnelles et géographiques, perçues comme source de rapports conflictuels et témoignent de l’importance du paradigme marxiste dans les sciences sociales à cette époque. J.-P. Gaudemar (1976) interprète la résistance à la mobilité (professionnelle ou géographique) comme une lutte collective contre la mobilité du capital et formule un plaidoyer pour « une stratégie ouvrière de l’immobilité » (Villeval, 1989, p. 43). La mobilité est considérée comme un analyseur des transformations sociales. L’enjeu pour les salariés serait alors la maîtrise de cette mobilité. Les travaux sur les reconversions se multiplient dans les années 1980 mais s’orientent principalement sur la question de l’emploi et des trajectoires professionnelles des individus. Il s’agit alors d’étudier le passage par la formation professionnelle ou le comportement de recherche d’emploi. Quelques recherches mettent explicitement en exergue le rapport au territoire et au logement dans les processus de reconversion des salariés. Les études menées par le CEREQ sur des salariés de la sidérurgie mutés dans différents établissements soulignent l’impact d’une mobilité passée sur l’acceptation d’une mutation (Kirsch, 1984). La DATAR s’intéresse, dans les années 1980, à la mobilité des salariés qu’elle appréhende comme un outil de recomposition du territoire notamment dans les contextes de déliquescence des systèmes productifs. L. Dini et J.-C. Driant (1986) montrent par exemple comment, dans le cadre des incitations collectives à la mutation en Lorraine, la mobilité opère un effet sélectif, en faveur des jeunes, des hommes et des célibataires. Les conditions dans lesquelles s’effectuent la perte d’emploi incitent à la stabilité, puisque la majorité des salariés ne peut bénéficier, à l’occasion de cette mutation, de promotion professionnelle. En outre, les politiques de vente aux occupants des parcs immobiliers des houillères de Lorraine ont pour effet de fixer sur place des ménages dont la reconversion est difficile. A l’inverse, Alain Tarrius (2000) montre bien comment la migration de près de 20000 lorrains (les sidérurgistes et leurs familles) en Provence, suite à l’ouverture du chantier de Fos-sur-Mer au début des années 1970, a pu être réalisée grâce à une planification urbaine dans laquelle la question du logement des salariés et de leur famille était fortement intégrée. 85 Quelques travaux plus récents nous rappellent la récurrence des difficultés à accepter une mobilité géographique dans le cadre d’une restructuration98. L’approche ethnologique de Sylvie Malsan (2001) sur la fermeture d’une usine électronique d’Alcatel à Cherbourg révèle l’importance des refus de mutations géographiques des ouvrières : seules vingt-deux personnes sur deux cent vingt-cinq salariés furent ainsi mutées en 1995. L’auteur montre les contraintes de l’entourage familial des ouvrières et leur sentiment que quitter la région serait pour elles une deuxième rupture : « Face à l’incertitude que leur réserve l’avenir en matière d’emploi, rester au “pays” constitue encore le meilleur des refuges » (Malsan, 2001, p. 278.). Danièle Linhart (Linhart et alii, 2002), quant à elle, analyse les conséquences individuelles et collectives des plans sociaux successifs qui organisèrent la fermeture de l’usine Chausson à Creil entre 1993 et 1996. Les mutations géographiques sont difficilement mises en œuvre du fait de l’absence de prise en charge des questions de l’emploi du conjoint et du logement. Pourtant certains acceptent de déménager par peur d’affronter le marché du travail et la recherche d’emploi. Leur stratégie vise à « ne pas sortir des rails et donc à échapper à l’épreuve de l’évaluation, quitte à déménager » (Linhart et alii, 2002, p. 139). 1.3. La place marginale du rapport à l’espace de l’individu dans la sociologie de l’emploi Plus généralement, la sociologie de l’emploi et de l’exclusion a relativement peu développé l’analyse des pratiques spatiales des salariés précaires ou des demandeurs d’emploi. Les phases de reconversions industrielles et territoriales avaient pu, par la mobilisation de l’Etat, des acteurs locaux et des entreprises publiques, faciliter la mobilité géographique de nombreux salariés. Aujourd’hui, la nature plus diffuse des restructurations et délocalisations sur le territoire rend la question du logement des salariés mobiles moins lisible. La vigueur du débat social et l’ampleur de la crise économique ont parallèlement orienté les recherches sur les conséquences professionnelles, économiques et psychologiques des restructurations ou du 98 Notons qu’au cours les dix dernières années les plans sociaux et les restructurations d’entreprises ont fait l’objet de peu de travaux sociologiques. Par ailleurs, Stéphane Beaud et Michel Pialoux ont montré combien la « question ouvrière » a été refoulée, comment le groupe ouvrier est devenu « invisible » alors qu’il constitue toujours le groupe social le plus important de la société française : « les quartiers ouvriers ne sont plus que des “quartiers” (...), les “immigrés” ne sont plus considérés comme des travailleurs mais sont avant tout définis par leur origine nationale. Les “ouvriers” ont, d’une certaine manière disparu du paysage social ; désormais, lorsqu’on va à leur rencontre, c’est soit pour faire revivre la “mémoire ouvrière”, soit pour étudier avec inquiétude et dans la précipitation, l’“énigme” du vote ouvrier en faveur du Front National » (Beaud et Pialoux, 1999, p. 15). 86 chômage. En effet, on constate que la sociologie du travail et de l’emploi analysent les trajectoires professionnelles des licenciés et notamment la précarité des emplois et la récurrence du chômage des moins qualifiés (Durel et alii, 1980 ; Bernarrosh, 1995)99. Henri Coing remarquait déjà, au début des années 1980, une coupure entre la sociologie du travail intéressée par les rapports sociaux de production et la sociologie urbaine (Coing, 1982)100. En dehors de la recherche urbaine et de la géographie sociale (cf. point 2 et 3), les dimensions territoriales du chômage ou de l’exclusion sont peu abordées du point de vue des pratiques spatiales des individus. En fait, les efforts de la sociologie du travail et de l’emploi ont porté sur l’analyse des dimensions sociologiques et psychologiques du chômage et des processus d’exclusion. Ces recherches ont montré la diversité des trajectoires et des vécus de l’expérience du chômage (Demazière, 1995)101. Ni les travaux de référence sur l’exclusion sociale (Paugam, 1996 ; Bihr et Pfefferkorn, 1995 ; Billiard et alii., 2000), ni les recherches sur les formes flexibles de l’emploi (Faure-Guichard, 1999 ; Beaud, 1999) ne font mention du lien entre précarité et pratiques de déplacements. Ces recherches analysent davantage les trajectoires professionnelles des chômeurs, les étapes du processus d’exclusion ou les négociations identitaires des exclus en lien avec les politiques publiques (Le Breton, 2002). Ces travaux autour de la flexibilité du travail et de la précarité de l’emploi portent donc sur la fragilisation du lien social mais rarement sur l’enjeu des pratiques spatiales. Finalement, dans l’ensemble des recherches sur les restructurations, deux axes de compréhension des résistances aux mobilités géographiques liées aux restructurations peuvent être retenus. D’une part, les incitations à la mobilité spatiale lors des restructurations industrielles font d’autant plus l’objet de résistances qu’elles sont perçues comme un processus de déclassement et, en définitive, comme une menace pour le statut professionnel et résidentiel. D’autre part, face aux logiques institutionnelles de reclassement, les « acteurs dominés » (Moscovici) s’appuient sur les réseaux de sociabilité primaire (famille, amis, 99 Pour une revue de ces domaines de la sociologie, voir Maruani et Reynaud, 2001 ; Stroobants, 1993 ; Demazière, 1995. 100 « La recherche sur la ville et la recherche sur l’emploi se sont développées chacune de leur côté de manière indépendante, et sans guère se rencontrer. Or développement industriel et développement urbain sont liés. La ville, c’est le marché sur lequel s’opère l’achat et la vente de la force de travail » (Coing, 1982). 101 Ainsi, D. Schnapper (1981) constate que le chômage ne connaît pas de configuration homogène, mais différents types de vécu : les chômages « total », « inversé », « différé ». Les travailleurs manuels constituent la catégorie la plus exposée au chômage total, puisque très attachée au statut donné par le travail, ce qui réduit les chances d’adopter un statut de substitution ou de nouer des relations indépendantes du travail. Mais on ne peut parler d’une expérience du chômage propre aux ouvriers par exemple, puisque d’autres variables telles que le statut matrimonial ou les modes de vie contribuent au vécu du chômage : « Les réactions au chômage dépendent de la combinaison complexe de variables hétérogènes : la position dans le cycle de vie, la position dans la structure sociale, la position dans la trajectoire sociale, les anticipations subjectives de l’avenir, les réseaux relationnels, les statuts sociaux objectivement possibles » (Demazière, 1996, p. 340). 87 relations personnelles) qui, une fois l’emploi perdu, deviennent primordiaux. La reconversion sur place répond à la volonté de préserver le milieu de vie. Plus que l’emploi perdu, c’est le mode d’intégration sociale qui est en cause (statut familial, activité du conjoint, réseau relationnel, modèle de consommation)102. Ces travaux posent les jalons de notre questionnement de recherche et nous conduisent à quitter le champ de la sociologie du travail pour nous interroger sur les logiques dont sont porteurs les individus et, notamment, la place de l’entourage et de l’espace résidentiel. Or, ces logiques sont singulièrement mises à jour lors de situations de rupture, générées par les restructurations. Avant d’exposer nos hypothèses, il convient d’orienter notre questionnement sur les ressources ou les contraintes du territoire. 2. Mobilités et ancrages : le territoire entre ressources et contraintes La problématique de ce travail interroge le sens des arbitrages spatiaux et résidentiels dans une situation d’incertitude professionnelle. Nous nous appuyons tout d’abord sur les travaux de géographie sociale et de la recherche urbaine portant sur les différenciations sociales dans le rapport à la mobilité géographique (2.1). L’ancrage et la mobilité sont le produit d’arbitrages différenciés socialement que l’on peut problématiser sous la forme d’un questionnement en termes de ressources ou de contraintes (2.2). 2.1. Structures sociales, mobilité et territorialité Dans le cadre de l’analyse de la recomposition des territoires sous l’effet des pratiques socio-spatiales, nous souhaitons à présent discuter des contextes et des logiques qui conduisent à avoir un « rapport immobile au territoire » (Sencébé, 2002). Les phénomènes de ségrégation spatiale et d’enclavement qui relèvent de problèmes d’accessibilité physique et de stigmatisation sociale constituent des formes de non-mobilité contrainte. Or cette thèse vise à étudier une autre forme de non-mobilité résidentielle, celle de populations touchées par la 102 « Ce n’est pas seulement l’identité professionnelle individuelle qui est en cause, notamment parmi la population ouvrière, mais la place que la carrière de chacun occupe dans l’histoire familiale telle qu’elle s’est déroulée sur plusieurs générations. Se trouve, en effet, invalidé le modèle d’insertion professionnelle voire de promotion sociale qui a structuré l’espace social sur longue période. A cet égard, l’attachement au site et l’immobilité de la main-d’œuvre licenciée qui en résulte, tiennent à la vivacité des réseaux familiaux et sociaux dans lesquels les non-repris sont inclus. » (Outin, 1990, p. 479). 88 perte de leur emploi dans des territoires dévitalisés. Nous cherchons à comprendre comment des salariés licenciés ont une plus ou moins grande maîtrise de leurs décisions de mobilité ou d’ancrage face à la délocalisation de l’emploi. Cette approche s’appuie tout d’abord sur l’analyse des différenciations sociales dans le rapport à la mobilité géographique. En effet, l’évolution des modes de transport a suscité l’avènement d’un régime de « mobilité généralisée » (Bourdin, 2000, p. 61) et facilitée (Orfeuil, 2002b). La mobilité est devenue une pratique quotidienne grâce, notamment, à l’accès croissant de la population à l’automobile. Les pratiques de travail, de loisirs, d’achats s’effectuent dans des périmètres plus vastes et dans des lieux non contigus. Ainsi, les différents logements occupés, la géographie des déplacements, les localisations des réseaux familiaux et sociaux construisent un « système de lieux » (Pinson et Thomann, 2001), dans lequel le logement du ménage peut constituer le pôle central autour duquel se superposent des territoires et des déplacements des membres de la famille. On peut donc parler de multilocalité des pratiques spatiales (Bonnin et de Villanova, 1999 ; Sencébé, 2001)103. Cependant, les niveaux de revenus et les trajectoires sociales discriminent les pratiques de localisation résidentielle et de déplacements. Les rôles sociaux et économiques des individus sont des déterminants des pratiques et représentations spatiales. Au début des années 1980, les analyses de Michel Bozon (1984) sur le rôle de la famille dans les trajectoires résidentielles et sociales révèlent en quoi c’est la double proximité de la famille et de la région d’origine qui importe pour les ouvriers, alors que l’identité des catégories supérieures passe davantage par une prise de distance. Le « localisme » des ouvriers se distingue de la multipolarité des cadres104. Les inégalités sont économiques mais aussi sociales et culturelles. C’est pourquoi certains géographes et sociologues définissent la mobilité comme un potentiel propre à chaque acteur, un « capital spatial » qui s’accumule à mesure que se multiplient les expériences et qui devient mobilisable en tant que stratégie 103 Pourtant multi-localité ne signifie pas multi-appartenance (Sencébé, 2000). L’ampleur des mobilités quotidiennes en direction du travail autorise notamment une stabilité résidentielle là où un déménagement aurait été envisagé auparavant. 104 « Chaque groupe social transforme en valeurs internes et durables les dispositions objectives qui constituent ses atouts les plus sûrs : l’implantation durable et l’ancienneté chez les ouvriers, la mobilité, l’extériorité, la capacité d’adaptation chez les cadres supérieurs » (Bozon, 1984, p. 48). De cette analyse de l’enracinement des ouvriers, M. Bozon définit deux pratiques de l’espace : le localisme des couches populaires, et la multipolarité des couches supérieures : « (…) Le localisme que l’on peut définir comme une tendance à centrer loisirs, relations, stratégies sociales sur la localité et les réseaux sociaux locaux, et la multipolarité, qui est l’attitude de ceux qui refusent de voir dans leur lieu de résidence présent la base pour leurs comportements de sociabilité et qui insistent sur le caractère multiple et mouvant des attaches locales.» (Bozon, 1984, p. 48). 89 sociale (Lévy, 2000)105. Dès lors, certains formulent une vision plus segmentée de la société entre des groupes enracinés et des groupes en réseaux (Schmitz, 2000), entre une territorialité sédentaire et une territorialité nomade (Piolle, 1990)106. Plus encore, les formes de précarisation contribuent à restreindre l’espace des déplacements. Jean-Pierre Orfeuil montre que les actifs pauvres et modestes se centrent sur des espaces d’emplois plus restreints que les actifs aisés. Les contraintes de temps, imposées par l’usage d’un mode de déplacement autre que l’automobile pour les plus pauvres, et les contraintes d’argent liées à un faible niveau de revenu, induisent une centration sur des aires d’emplois proches du domicile. Les actifs à temps partiel, en CDD ou en formation connaissent le même type de limitation (Orfeuil, 2002b). Eric Le Breton montre que les capacités de mobilité des populations désaffiliées sont fortement réduites par leur manque de ressources socio-économiques, mais aussi par les frontières culturelles, cognitives et symboliques du territoire urbain (Le Breton, 2002)107. De manière plus générale, les comportements de mobilité traduisent un certain ancrage culturel et révèlent les normes sociales intériorisées. En outre, les formes urbaines peuvent induire des comportements spatiaux particuliers. Pour les catégories aux revenus moyens et modestes, accédantes à la propriété, le lieu de résidence, plus fréquemment périphérique, impose des déplacements importants et peut conduire à un repli sur le logement en tant qu’espace de sociabilité principal. En revanche, les catégories supérieures habitent et investissent davantage le centre de la ville, notamment en Ile-de-France, et surtout peuvent choisir leur espace de résidence car ils sont (relativement) moins contraints par le marché immobilier. L’espace rural pose également des problèmes spécifiques d’exclusion sociale et spatiale, alors que les transports publics ne peuvent pallier un accès limité aux modes de déplacements motorisés (Mathieu, 1997). Benoît Raoult (1995) s’intéresse, par exemple, aux pratiques d’allocataires du RMI dans des bassins d’emploi 105 Pour Vincent Kaufman (2001), la « motilité » (le fait d’être potentiellement mobile) se définit par trois composantes : le contexte (le champ des possibles ouvert par un lieu donné), l’accès (les aptitudes à se déplacer, les compétences acquises en matière de mobilité, l’équipement en moyens de transport) et l’appropriation (qui renvoie à l’intériorisation par les acteurs de sa capacité à se déplacer). Pour Jean Rémy, la mobilité est une ressource appropriable (Rémy, 2000). Ces armatures théoriques de la mobilité renvoient à la structure sociale et à la dispersion inégale de ce style de vie dans la société. 106 Xavier Piolle (1990) distingue, par exemple, la territorialité sédentaire, caractérisée par des groupes sociaux dont l’espace commun de référence est un espace continu et de proximité, et la territorialité nomade caractérisant des groupes sociaux qui investissent différents territoires et dont les repères spatiaux sont dissociés. 107 Ces populations disqualifiées ont été confrontées à différentes ruptures - professionnelle mais aussi souvent spatiale (immigration), conjugale - qui construisent une représentation de l’espace parsemée de frontières. Etre mobile suppose des compétences sociales et familiales qui, en plus d’être économiques, relèvent de la représentation de l’espace et de la représentation du champ des possibles des personnes. Or, la construction du rapport à l’espace et du rapport à l’emploi est particulièrement disqualifiante pour les populations précaires ou en voie d’exclusion (Le Breton, 2002 ). 90 normands en crise. Il montre que leur non-mobilité résidentielle et spatiale, fortement structurée par les repères familiaux et l’identité sociale des individus, est un facteur aggravant du chômage ou du maintien dans des emplois précaires. Ainsi, malgré une apparente uniformisation des modes de vie et le retrait de comportements liés à l’appartenance sociale, la territorialité reste structurée par la trajectoire sociale, les normes culturelles et par les formes urbaines ou rurales. L’ancrage ou la mobilité génèrent des arbitrages complexes que l’on peut problématiser sous la forme d’un questionnement en termes de ressources et de contraintes. 2.2. L’ancrage territorial : ressource ou contrainte ? En quoi la mobilité ou l’ancrage peuvent-ils être une ressource et parfois une contrainte ? La capacité à s’affranchir des lieux, tout en perpétuant les liens, est indéniablement une ressource sociale qui permet d’augmenter à la fois son espace de liberté et son réseau social et professionnel (Rémy, 1999). Mais dans certains cas, la mobilité peut être coûteuse et l’ancrage constituer un choix. Pour les catégories les plus qualifiées, migration et promotion professionnelle sont souvent associées mais, pour d’autres groupes sociaux, la mobilité peut devenir « un exil incertain » (Sencébé, 2001). Alors que la mobilité permet de se libérer des « carcans » des appartenances familiales et locales, « elle expose aussi chacun à une plus forte vulnérabilité car ces carcans constituaient des garanties de stabilité et d'intégration sociale » (Sencébé, 2001). Le quartier d’habitat social, le « quartier d’exil », peut constituer un espace protecteur face aux mutations socio-économiques (Dubet et Lapeyronnie, 1992 ; Le Breton, 2002). La fermeture d’une entreprise peut également susciter ou mettre à jour l’ancrage territorial de groupes ouvriers. A ce sujet, Françoise Remaux montre les conséquences de la fermeture en 1996 de l’unique usine d’un bourg des Ardennes. Elle étudie notamment le choix des salariés de conserver leur lieu de résidence malgré le licenciement. Des mobilités quotidiennes viennent alors se greffer à l’immobilité résidentielle pour accéder à de nouveaux emplois (Reumaux, 2001). L’ancrage pousse donc à mobiliser des ressources locales comme les réseaux de troc et d’autoproduction dans les petits bourgs ouvriers et ruraux (Pinçon, 1987). Le sentiment d’appartenance aux lieux peut aussi jouer dans le sens d’un ancrage. Fondé sur des relations personnelles quotidiennes ou régulières, sur la connaissance et la maîtrise de l’espace local, les lieux peuvent être porteurs d’un passé et constituer ainsi des « espaces fondateurs » (Gotman, 1999) où l’on a vécu avec sa famille d’origine. 91 Si les mobilités se sont généralisées et si les déplacements s’avèrent plus rapides, il existe des points de ruptures entre catégories sociales ou entre contexte territorial qui peuvent expliquer en quoi l’ancrage est un choix non totalement subi et le territoire un support de ressources mobilisables. Mobilité et enracinement ne peuvent donc être opposés mais doivent être appréhendés ensemble, en tant qu’alternative. Il faut dès lors travailler à la fois sur les mobilités résidentielles et sur les manières d’être non-mobile. Mais entre ces deux extrêmes se déclinent des adaptations possibles face à des situations inédites. A ce titre, notre questionnement s’orientera sur les ressources qui favorisent l’ancrage ou la migration, en particulier, les dimensions résidentielles et familiales. 3. La prise en compte des logiques familiales et résidentielles : un système d’hypothèses Les configurations familiales et résidentielles permettent de comprendre les choix d’ancrage ou de migration réalisé dans un contexte d’instabilité de l’emploi. Il convient de présenter ici nos hypothèses concernant les rôles du logement, du système résidentiel et des solidarités familiales dans les arbitrages spatiaux. Ces hypothèses ont été construites par itération entre des travaux puisés dans différents champs de la sociologie, de la démographie et de la géographie sociale, et les données soulevées par notre enquête. Trois axes vont donc être développés : le poids des logiques familiales dans le rapport au territoire et au logement (3.1), la mobilisation des solidarités familiales dans un contexte de précarité (3.2) et la relation entre sphères domestiques et professionnelles dans une situation d’instabilité de l’emploi (3.3). Un tableau synthétique (tableau 2) récapitulera en dernier lieu ces trois hypothèses. 3.1. Arbitrages spatiaux, logiques familiales et logiques résidentielles Les sociologies de la famille, des migrations et de l’habitat ont nourri notre hypothèse centrale selon laquelle les arbitrages de mobilité ou de non-mobilité résidentielle ne relèvent pas uniquement d’impératifs professionnels et économiques, mais intègrent des logiques familiales et résidentielles qui donnent sens au rapport au territoire des individus. Nous montrerons tout d’abord que le logement, dont la propriété est propice à l’expression d’un attachement, participe de la construction matérielle et symbolique de la famille (3.1.1). Ensuite nous exposerons en quoi la localisation du réseau de parenté ne relève 92 pas uniquement de contraintes et de hasards, mais dessine un « système résidentiel » (Dureau, 2002) marqué par une certaine proximité géographique. (3.1.2). 3.1.1. La relation au logement, l’attachement à la propriété La sociologie urbaine et la géographie sociale considèrent l’espace du logement comme un « espace de vie » (Frémont et alii, 1984) et comme une entité sociale. Selon Anne Gotman, la maison constitue à la fois « un lieu et un lien, un espace et une appartenance » (Gotman, 1999, p. 76). Cette notion communément et scientifiquement admise de maison renferme à la fois des éléments matériels (les bâtiments, les terres attenantes) et des éléments symboliques nécessaires à la structuration du groupe familial et à sa perpétuation. Ainsi d’après Claude Lévi-Strauss la maison est-elle, au sens anthropologique du terme, l'espace de continuité de la lignée (Lévi-Strauss, 1987). Le primat “statistique” de la propriété sur les autres statuts d'occupation du logement s'est imposé en France depuis les années 1970, en particulier dans les catégories aisées dont l’emploi est stable. Férial Drosso montre en quoi l’attachement des Français à la propriété du logement est devenue une réponse à un certain nombre de tensions contemporaines : « La force d’évidence de la propriété tient donc à son caractère de réponse centrale, commune à des injonctions diverses, personnelles et familiales, de liberté, de sécurité, de consolidation de la famille et de durée. » (Drosso, 2000, p. 130). La propriété répond, par exemple, au besoin de sécurité en cas de difficultés financières et professionnelles ou en vue de la retraite. Dans un contexte de perte d’emploi, ce projet peut même s’apparenter à une tentative de « fixation dans la pierre d’un statut qui peut être remis en cause » (Maison, 1993, p. 100). En effet, par le biais du logement, les familles les plus modestes se sécurisent contre les aléas du marché locatif ou en prévision d’une retraite trop faible. Il faut rappeler les spécificités du rapport à la propriété des salariés ouvriers. L’accession des ouvriers à la propriété est un phénomène massif qui concerne près de 50 % d’entre eux (Groux et Lévy, 1994). Elle résulte en partie du ciblage des dispositifs d’encouragement à l’accession à la propriété sur les catégories modestes (ANIL, 1998). Mais le désir de propriété d’une maison individuelle ne peut se réaliser que dans certains espaces. «La géographie sociale de la propriété ouvrière » située plus fréquemment en milieu rural ou périurbain, fait certes écho à l’histoire de la « ruralité ouvrière » (Groux et Lévy, 1993, p. 157), mais elle est aussi le résultat de contraintes financières qui poussent les ménages ouvriers à s’éloigner en périphérie ou en dehors des agglomérations. Cet investissement dans la propriété est d’ailleurs autant symbolique qu’économique. Les ouvriers, notamment, cherchent par là « l’effacement définitif des stigmates sociaux et familiaux dont les 93 générations précédentes sont porteuses » (Ibidem). Car la propriété du logement est l’objet principal de la transmission intergénérationnelle du patrimoine familial. Elle « consolide la famille dans son présent » (Drosso, 2000, p. 128)108. On peut cependant s’interroger sur la réalité de la protection par le logement ou du moins sur les effets pervers auxquels elle peut conduire. La « maison promise » (Verret, 1979, p. 101) qui octroie un espace de liberté et devient une composante du niveau de vie des ouvriers peut se transformer en « maison mirage » (Verret, 1979, p. 102) porteuse de l’illusion d’une protection contre les risques économiques. Facteur de surendettement (ANIL, 1998), elle amène parfois à un repli sur l’espace privé (Kaufmann, 1988). La crise des deux dernières décennies a altéré la valeur sociale de la propriété. D’après Paul Cuturello, on passe alors d’une problématique de l’effort positif à une problématique de résistance (« tenir le bien qu’on possède ») face aux menaces de la crise (Cuturello, 1997). Pour répondre à la fragilisation des situations personnelles et des parcours professionnels, de nouvelles formes d’accession à la propriété, plus flexibles, tentent d’ailleurs d’être mises en place. L’accession peut ainsi devenir partielle ou réversible (ANIL, 1999 ; ANIL, 2000 ; Coloos, 2001)109. Ainsi le logement, et singulièrement le statut de propriétaire, est-il à la fois un investissement et un refuge. Nous avons montré dans le premier chapitre que l’usage des garanties offertes par un patrimoine immobilier ou par l’habitat social est d’autant plus utile que l’emploi est instable ou que le chômage perdure. L’analyse de la mobilité résidentielle dans le parc social effectuée par M. Péraldi confirme ce point. Pour les « sédentaires » du parc HLM (familles nombreuses, familles monoparentales ou encore ménages qui disposent d’une rente de situation) et pour les ménages qui y entrent âgés, les HLM sont un point d’arrivée, une « solution durable et définitive » (Péraldi, 1992). Ces ménages, s’ils sont « soumis sans doute à un choix négatif » vis-à-vis du marché privé, concrétisent cependant « le projet d’une 108 Le statut de propriétaire du logement s’appuie sur tout un système de valeurs et s’adosse à une figure unificatrice de ces valeurs, celle du « bon père de famille » (Drosso, 2000, p. 129). P. Bourdieu révèle la composante symbolique du logement, et de la propriété en particulier : « En tant que bien matériel qui est exposé à la perception de tous (comme le vêtement), et cela durablement, cette propriété exprime ou trahit, de manière plus décisive que d’autres, l’être social de son propriétaire, ses « moyens », comme on dit, mais aussi ses goûts (…), et donne prise à l’appropriation symbolique opérée par les autres, ainsi en mesure de le situer dans l’espace social en le situant dans l’espace des goûts » (Bourdieu, 1990, p. 6). 109 « Ainsi, a-t-on imaginé, ou remis à l'ordre du jour, des montages juridiques et financiers offrant la possibilité de passer, par étapes et dans un même logement, du statut de simple occupant à celui de propriétaire : locationvente, vente à terme, crédit-bail immobilier, location-accession en France, propriété partagée, “shared ownership” en Grande-Bretagne, propriété partielle “koophuur” aux Pays-Bas. (…) La souplesse des statuts d'occupation peut aussi prendre la forme de la réversibilité pour des ménages qui souhaitent mobiliser l'épargne accumulée dans leur logement, c'est le “reverse mortgage” pratiqué par les Etats-Unis, ou pour les accédants dont les projets sont définitivement compromis, le retour au statut de locataire pratiqué avec la formule du “rachat HLM” en France ou du “mortgage rescue” en Grande-Bretagne. » (ANIL, 1999). 94 inscription territoriale du devenir familial qui peut être aussi processus de solidification voire de patrimonialisation des ressources sociales » (Péraldi, 1992, p. 41). Des dispositifs familiaux se forment alors autour du resserrement, du rapprochement du réseau de parenté. Ainsi, « l’espace complexe des cités est ramené (…), par ces mouvements, aux dimensions de “villages urbains” » (Ibid.). Le logement est propice à l’expression d’un attachement à un espace de vie et d’une autonomie qui semble ne pas être démentis en cas d’incertitude professionnelle. A contrario, ces réflexions amènent à penser que le logement peut devenir un levier favorisant une mutation professionnelle, notamment lorsque l’entreprise finance une aide à l’accession à la propriété (cf. chapitre 2). Mais le logement est aussi une « affaire de famille » (Bonvalet et Gotman, 1993) dont la localisation n’est pas totalement déterminée par le hasard et les contraintes extérieures aux dimensions familiales. 3.1.2. La géographie familiale et la transmission des comportements résidentiels L’étude des relations familiales intègre, depuis la Seconde Guerre Mondiale, les relations intergénérationnelles, l’étude des solidarités, des proximités et des distances au sein du réseau de parenté. On est passé d’une conception de la famille nucléaire formulée par les fondateurs de la démarche, Emile Durkheim et Talcott Parsons, à une analyse de la parenté et de la famille élargie. Dans les années 1950, le travail réalisé en Grande-Bretagne par Michael Young et Peter Willmott ouvre cette perspective en décrivant les relations d’entraide et la grande proximité géographique des mères et de leurs filles ouvrières dans le quartier de Bethnal Green (Young et Willmott, 1957). En France, les travaux précurseurs de Guy Pourcher sur le peuplement de Paris révèlent l’articulation entre migrations professionnelles de la province vers Paris et relations familiales. Ces dernières s’avèrent être parfois un moteur incitatif au départ, notamment lorsque la famille ou des amis accueillent sur place le migrant (Pourcher, 1964). Dans les années 1970, Daniel Courgeau démontre que même si l’éloignement entre les membres de la famille diminue l’intensité des relations, il n’implique pas nécessairement la rupture des liens. Ainsi, la sédentarité n’est pas la seule configuration permettant des relations familiales (Courgeau, 1972 ; Courgeau, 1975). Mais, comme le suggèrent les travaux sur le mariage de Louis Roussel et Odile Bourguignon (1976), la « géographie familiale » du milieu des années 1970 semble toujours marquée par une certaine « inertie des ménages par rapport à l’implantation de la famille d’origine » (Ibid, p. 39). 95 L’enquête « Proches et parents » de l’INED réalisée en 1990 s’inscrit dans cette filiation et envisage notamment l’espace complexe des configurations familiales. Pour cela, un élargissement de l’analyse a été nécessaire et a impliqué de réintégrer le ménage dans le champ plus large de la parenté. La notion d’entourage (définie comme l’ensemble des ménages auxquels la personne a appartenu, des personnes de sa lignée, des liens d’alliance ou des personnes ayant compté dans sa vie) permet de prendre en compte les relations familiales et amicales faisant l’objet de rencontres et/ou d’entraide (Lelièvre et alii, 1997). L’enquête révèle que malgré les migrations et grâce au processus de concentration urbaine, une personne sur cinq habite la même commune que sa mère, et plus de un sur deux le même département. Environ un tiers des membres de la famille désignés comme proches par les enquêtés habitent la même commune et plus de la moitié dans la même commune ou une commune limitrophe (Bonvalet et Arbonville, 2003). Plus précisément, cette enquête montre que le contexte urbain favorise davantage la proximité familiale et géographique, comme le montre la proportion de la famille habitant la même commune qu’ego : 27 % dans le rural, 31 % dans les petites villes (moins de 50 000 habitants) et 36 % dans les grandes villes (jusqu’à deux millions d’habitants, excepté l’agglomération parisienne)110. Dans la majorité des cas, les familles habitent dans un même département. D’autres facteurs familiaux tels qu’une fratrie étendue, le fait d’avoir habité en couple chez ses parents, avoir une mère inactive augmentent les chances d’habiter dans la même commune. Le niveau de diplôme, la catégorie socioprofessionnelle discriminent également la dispersion de la parentèle : elle est relativement faible chez les indépendants (artisans, commerçants, agriculteurs), plus forte chez les ouvriers et employés mais surtout chez les cadres et professions intermédiaires. Lorsque l’on a un père ouvrier, la probabilité d’habiter la même commune que lui est de 25 % contre 18 % s’il a exercé un autre type d’emploi. De même, la probabilité d’habiter la commune de sa mère est de 33 % chez les personnes n’ayant aucun diplôme contre 16 % de ceux qui ont le bac (Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999). 110 En effet, la concentration urbaine permet de concilier les différents types de besoins en logements et en emplois des membres d’un même groupe familial. A l’inverse, l’échelle des petites unités urbaines et rurales rendraient matériellement moins facile la proximité familiale. Les fluctuations de la conjoncture économique peuvent réduire l’offre d’emplois disponible. La marge de manœuvre pour un individu peut donc être relativement limitée par son niveau de revenu et sa qualification. « Quoi qu’il en soit, on ne voit pas apparaître un éclatement spatial des familles lié à l’augmentation de la mobilité et à l’urbanisation » (Bonvalet et alii, 1999, p. 36). 96 Mais cette proximité géographique familiale n’est pas nécessairement le signe d’affinités particulières. L’enquête « Proches et parents » démontre qu’il n’existe pas de relation entre proximité géographique et affinité, excepté pour la relation mère-fille. En revanche, la fréquence des contacts est liée à la proximité spatiale. Les auteurs de l’enquête ont ainsi défini la « famille-entourage » pour décrire le degré d’affinités, la fréquence des contacts et l’entraide avec les parents considérés comme proches. Au total, 41 % des enquêtés font partie d’une famille-entourage. On peut dès lors identifier des « familles-entourage locales » composées de plusieurs ménages habitant une même commune ou une commune limitrophe. Cette configuration concerne 26 % des personnes, et plus spécifiquement les indépendants (31%), les ouvriers (27 %) et les employés (27%). Mieux, l’enquête révèle que 13 % des enquêtés vivent en « cohabitation familiale de proximité », c’est-à-dire dans la même commune. Cette configuration est favorisée par la très faible mobilité résidentielle, un nombre de parents proches élevés ou encore la catégorie sociale (agriculteur, indépendants, employés, ouvriers). Les relations familiales en milieu populaire privilégieraient ainsi davantage la proximité spatiale et la fréquence des rencontres. A l’inverse, le bagage scolaire permettant de garder une « intimité à distance » (Cribier et Kych, 1992), la dispersion dans l’espace est plus forte chez les cadres supérieurs et, dans une moindre mesure, chez les professions intermédiaires111. L’appartenance à une catégorie sociale opère des différenciations dans les pratiques résidentielles. Mais, au-delà d’un déterminisme de la catégorie sociale, l’expérience de la mobilité “transmise” par les parents constitue plutôt le facteur influençant les comportements de déménagement ou de migration. Historiquement, les migrations étaient encadrées et parfois facilitées par le réseau familial (Rosental, 1999)112. Aujourd’hui, les pratiques de déplacements se sont largement autonomisées par rapport au réseau de parenté, lequel n’est pas une figure déterminante, mais plutôt orientante, infléchissante des trajectoires. Par 111 D’après l’enquête « Proches et parents », la proximité affective augmente avec le niveau d’étude. Ainsi les diplômés de l’enseignement supérieur sont plus nombreux à citer leur mère parmi leurs proches (85 %) que les non diplômés (59 %). 112 P.-A. Rosental démontre dans Les sentiers invisibles (1999) que les contraintes économiques ne sont pas des facteurs immédiats et mécaniques de migration au XIXe siècle. Elles viennent davantage couronner une lente maturation de projets familiaux et l’évaluation des positions relatives des individus. Il faut donc se référer aux flux de mobilités plus anciens, aux connexions interpersonnelles précédemment établies. Tantôt la famille initiera une dynamique, tantôt elle freinera les propensions à la mobilité. Si ce sont les conditions professionnelles qui rendent la mobilité envisageable, elles sont fréquemment accompagnées de filières familiales. Ainsi il n’y aurait pas un attachement mythique au terroir mais davantage une dynamique interpersonnelle qui motiverait parfois la fixation. « Le cadre familial apparaît plutôt comme une instance qui médiatise l’effet des transformations de l’environnement sur la destinée des individus » (Rosental, 1999, p. 187). 97 exemple, le fait d’avoir changé de région pendant l’enfance, d’être issu d’une famille nombreuse et de posséder des réseaux d’amitié plus étoffés, ou d’appartenir à une catégorie élevée dans l’échelle sociale facilitent la mobilité géographique (Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999). Une liaison forte s’établit entre le statut d’occupation de l’enfant et celui des parents. Pour décrire la transmission aux enfants d’attitudes, de savoir-faire et de dispositions, on peut parler d’un habitus résidentiel (Bonvalet et Gotman, 1993) par lequel les expériences du passé se convertissent en dispositions pour l’avenir. Pour Y. Grafmeyer, « la définition des statuts résidentiels, les ressources et les dispositions des individus (héritées ou remodelées au fil des générations) interfèrent avec les contraintes propres aux contextes locaux ou aux systèmes d’actions dans lesquels les individus se trouvent impliqués » (Grafmeyer, 1993, p. 67). En définitive, ces travaux étayent l’idée que l’histoire familiale et l’habitus résidentiel des individus orientent des comportements de mobilité ou des mobilisations propices à l’ancrage. Prendre en compte la famille et le capital socioculturel doit permettre de donner sens à une stabilité résidentielle qui semblerait, autrement, régie uniquement par le hasard ou par des stratégies de réactions aux contraintes du moment113. Hypothèse 1 Les choix de déménagements ou de migrations ne relèvent pas uniquement de contraintes économiques et professionnelles. La décision peut être prise en fonction d’autres critères, sociaux et affectifs, liés au rapport au territoire et au groupe de référence familial. Ces logiques familiales transmettent et rendent significatives des inscriptions territoriales et résidentielles. Elles ne sont donc pas un acteur passif des arbitrages géographiques suscités par l’emploi. 3.2. Arbitrages spatiaux et mobilisation de l’entraide familiale Tenir compte de l’entourage et des logiques résidentielles doit nous permettre de comprendre en quoi la sphère domestique offre des capacités d’adaptation ou, au contraire, favorise la stabilité face à la délocalisation ou la perte de l’emploi. A ce titre, l’importance des échanges au sein du réseau familial et social doit être analysée. 113 L’hypothèse d’une liaison entre la propension à se déplacer (ou à être sédentaire) et certains traits de l’histoire familiale « permettrait, en particulier, de mieux comprendre pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, certains migrent et d’autres [ne migrent] pas » (Maison, 1993, p. 45). Sur ce sujet voir également Bertaux-Wiame, 1991. 98 Un des facteurs d’intégration sociale des individus est l’entraide de leur entourage. Dans les sociétés contemporaines, le rôle de la famille élargie, à savoir un relais social et un médiateur de solidarités, a été largement démontré, en Grande-Bretagne par les travaux initiateurs de P. Willmott et M. Young et en France par A. Pitrou et plus récemment par les travaux de l’INSEE ou de L. Ortalda (de Barry et alii, 1996 ; Crenner, 1999 ; Ortalda, 2001). Les systèmes d’entraide familiaux en matière de logement, d’emploi ou de support financier et moral sont toujours actifs114. Cependant, l’ensemble des travaux sur les solidarités familiales tendent à montrer que l’entraide du réseau de parenté et d’amis ne peut réduire les écarts sociaux et aurait plutôt tendance à reproduire voire à accentuer les inégalités sociales (Déchaux, 1994 ; Marpsat, 1991 ; Fougeyrollas-Schwebel, 1996). Alors que les catégories favorisées sont les plus accompagnées financièrement ou en matière d’accession à la propriété, l’aide à la recherche d’emploi est cependant un domaine qui ne désavantage pas les catégories populaires (Déchaux, 1994). D’après l’enquête « Proches et parents » de l’INED, ce sont les employés (25,7%) et les ouvriers (23,2%) qui ont le plus souvent été introduits auprès d’un futur employeur par un membre de la famille, contre 19,3% des cadres supérieurs (Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999). Or nous avons vu dans le premier chapitre que pour les emplois peu ou pas qualifiés, le marché du travail est moins organisé, moins institutionnalisé et géographiquement plus resserré. Il laisse davantage de marge de manœuvre aux réseaux familiaux et aux réseaux de connaissances dans la recherche d’un emploi (Degenne et alii., 1991). La proximité du groupe de parenté constitue donc un espace de ressources familiales plus facilement mobilisables (Maison 1994)115. Le territoire local est ainsi porteur de ressources familiales et sociales qui permettent parfois des modes d’intégration professionnelle alternatifs. On peut donner deux exemples prélevés dans des contextes de villes moyennes et d’espaces ruraux. Nicolas Rénahy explore le maintien de l’ancrage local d’ouvriers suite à la fermeture en 1981 d’une usine des Fonderies Lyonnaises, principal employeur d’un village bourguignon (Rénahy, 1999). Le souhait de ces ouvriers de « vivre et travailler au pays » a pu se réaliser au prix d’expériences de chômage et de précarisation des jeunes générations, les logiques de parentèle ayant 114 Mais l’entraide est, de fait, limitée par les moyens financiers. Par exemple, d’après l’enquête « Proches et parents » de l’INED, l’aide apportée à la recherche d’un logement bénéficie, parmi les salariés, davantage aux cadres supérieurs (30,7% des cadres), qu’aux ouvriers (16,3%) (Le Bras, Bonvalet et Maison, 1993). 115 Par exemple, l’enquête « Proches et parents » a montré que le fait d’avoir été aidé par sa mère intervient de manière significative dans la probabilité de résider dans la même commune qu’elle. Toutefois, la présence de parents habitants à moins de trente kilomètres de l’enquêté n’influence pas significativement l’aide à la recherche d’emploi (Ortalda, 2001b). 99 légitimé et permis cet ancrage. Par ailleurs, Florence Weber démontre comment, face aux emplois précaires, certains ouvriers, notamment ceux d’origine rurale, s’investissent davantage dans le « travail-à-côté » (Weber, 2001) qu’offrent les travaux saisonniers, agricoles et l’auto-production116. Ainsi le réseau de parenté est-il largement mobilisé dans l’accès au logement et à l’emploi, notamment lorsqu’il se situe à proximité du ménage. Les catégories ouvrières confrontées à la fermeture de leur entreprise semblent particulièrement enclines à susciter ce moyen d’accès à l’emploi. De ces réflexions découle une hypothèse plus globale qui rend compte de stratégies d’assurance dans les arbitrages spatiaux des salariés. Hypothèse 2 La famille et l’entourage ont un rôle assurantiel face aux risques liés à la mutation ou au licenciement. L’interaction entre l’habitat, la famille et l’emploi agirait sur les décisions de mobilité par la recherche d’assurance contre les risques liés à la mutation ou au licenciement. Cette deuxième hypothèse vient en retour étayer notre hypothèse centrale (hypothèse 1) d’une liaison entre les trajectoires résidentielles et familiales et les choix professionnels de mobilité. 3.3. Arbitrages spatiaux et sphères d’intégration sociale Pour comprendre les formes d’arbitrages entre l’habitat et l’emploi, un questionnement autour des sphères d’appartenance s’est imposé au fur et à mesure de l’avancement du dispositif d’enquête. Suite à la perte d’un emploi, l’ancrage résidentiel peut être subi et révéler une précarité économique du ménage, mais il peut aussi être une réponse, certes partielle et contrainte, à l’affaiblissement des affiliations professionnelles (GERS, 2002). Cet affaiblissement contribue-t-il pour autant à renforcer d’autres types d’affiliation comme le logement, l’espace de vie et la famille ? Nous nous appuyons ici sur une hypothèse formulée au sujet d’un public de demandeurs d’emplois inscrits dans un PLIE : le contexte de précarité crée une situation de « tensions vécues entre adaptation à l’emploi et attachement au logement » (GERS, 2002, p. 19). Nous avons suggéré dans les chapitres 1 et 2 que l’instabilité 116 L’appartenance territoriale et l’importance de la sphère familiale des ouvriers sont fréquemment démontrées : cf. Michel Verret (1979), Florence Weber (1991), Olivier Schwartz (1990) ou plus récemment Nicolas Rénahy (1999). 100 des trajectoires professionnelles ne suscite pas davantage un déménagement ou un rapport plus lâche au territoire. Cela a-t-il pour conséquence d’engager un processus de repli sur le logement et un renforcement des appartenances territoriales ? Aujourd’hui, les appartenances professionnelles sont de plus en plus confrontées à des ruptures et peuvent être remises en cause « soit de manière contrainte, par les mouvements du capital, soit de manière volontaire, par la mise en œuvre d’un projet de mobilité, souvent par une transaction entre les deux » (Dubar, 2001, p. 201). Le chômage, par exemple, met en cause l’identité sociale des individus et conduit parfois à inhiber leurs capacités d’action (Demazière et Dubar, 2001). Ces changements dans la sphère professionnelle sont générateurs de « crises identitaires » car ils remettent en cause les identités de métier ou les identités statutaires antérieures117. La condition pour surmonter ces crises est alors « de ne pas avoir identifié totalement son identité personnelle à ces identités culturelles ou statutaires souvent menacées » (Dubar, 2001, p. 201). A ce sujet, J. Palmade et son équipe mettent en évidence la diversité des comportements et des ressources mobilisées « pour résister à l’incertitude d’avoir un emploi » (CERSO, 2000, p. 8). Les individus en situation objective d’incertitude professionnelle expriment le plus d’anxiété et de négativité. La maison devient alors le lieu de la sécurisation, la famille un foyer idéalisé de ressourcement identitaire qui s’associe fréquemment à des attitudes de retrait du marché du travail ou de soumission : « Le repli sur la famille investie comme lieu d’ancrage affectif et d’annulation des pressions sociales que l’on observe aujourd’hui (repli d’autant plus grand que l’on ne se réalise pas au travail) pourrait s’interpréter comme le symptôme de la fragilisation des étayages des identifications sociales que proposent le travail et l’avenir. » (Palmade et Dorval, 1999, p. 57)118. De la même manière, une recherche collective sur les enjeux prioritaires des familles populaires confrontées à la précarité montre que la mobilisation des ménages s’oriente principalement sur la sphère résidentielle et éducative. Car si le logement est financé par le travail, il en est le pré-requis (Delcroix et alii, 1998). 117 Le démantèlement en France, depuis trente ans, de différents secteurs productifs s’est accompagné de la crise des identités de métier que ce soit celle des paysans (Mendras, 1998), celle des sidérurgistes ou bien encore celle des métallurgistes (Pinçon, 1987). Cette crise passe par l’effondrement du « monde antérieur » de ces travailleurs. Surtout, elle les place dans l’incapacité de transmettre le savoir et les valeurs d’un métier reconnu (Dubar, 2000). 118 Toutefois, ce repli sur la sphère domestique peut être limité. Le rapport de Jacques Commaille (1999) Famille et chômage rappelle combien l’exclusion du marché du travail suscite « une tendance au retrait et à l’isolement vis-à-vis de la parenté et de l’environnement social » (Commaille, 1999, p. 9). La fréquence des relations familiales et amicales est inférieure à celle des actifs, surtout chez les hommes (CERC, 1993). 101 Pour S. Beaud et M. Leclerc-Olive, les familles ouvrières françaises sont plus enclines au retrait familial car les relations de travail distendues ne sont pas toujours compensées par des médiations communautaires. Le monde extérieur semble alors non maîtrisable, hostile. Serge Paugam qui s’intéresse aux formes de l’intégration professionnelle des salariés précaires constate que « le repli sur la vie hors travail est encore plus courant aujourd’hui que la vie à l’usine n’offre plus de perspectives » (Paugam, 2000, p. 243). Plus généralement, il ne faudrait pas perdre de vue que l’importance donnée à la maison individuelle, à l’accession à la propriété ou à l’espace domestique participe aux mouvements de « privatisation » (Schwartz, 1990) et d’ « individuation » (Terrail, 1990) des trajectoires des salariés ayant été ouvriers. En effet, ils sont aujourd’hui plus autonomes vis-à-vis de la sphère collective qui a, jadis, marqué la constitution de la classe ouvrière. La déstructuration des collectifs ouvriers et des identités de métier ont conduit à un investissement plus grand du pôle domestique et familial. Le paradoxe soulevé par Florence Weber (1991) est que d’un côté la « privatisation » est liée à une amélioration des conditions de vie ouvrière, mais que d’un autre côté elle s’accentue sous une forme négative avec la crise et le chômage des années 1980. L’ensemble de ces recherches décrivent des comportements qui pourraient relever d’une stratégie de protection par l’investissement de différentes « scènes sociales » (Weber, 2001) dans lesquelles l’individu est amené à jouer des rôles variés. L’investissement des scènes résidentielles, familiales ou sportives permet d’échapper en partie à la déstabilisation ou à la concurrence dans la sphère professionnelle. On peut aussi penser que ce glissement de l’investissement de la sphère d’intégration professionnelle au profit de la sphère domestique peut avoir des conséquences sur les pratiques de migration et d’ancrage. Des recherches sur des populations durablement précarisées révèlent la « fermeture de l’horizon temporel » due à l’impossibilité d’anticiper l’avenir, laquelle anticipation est pourtant nécessaire à une projection dans l’espace et dans le temps (Billiard et alii., 2000). La précarité serait source de rigidité ; elle serait même « l’antithèse de la mobilité » car « c’est une spirale produisant un enfermement à la fois spatial et temporel » (Appay et alii, 1999, p. 266). En dehors même des populations précaires, on peut craindre de manière plus générale, à l’instar d’Isabelle Bertaux-Wiame, que les solidarités familiales puissent justement, par leur vigueur, être non seulement une aide mais surtout un frein dans l’orientation des trajectoires. Car « en renforçant de fait le sentiment d’appartenance à un milieu socio-familial », des projets, modes de vie ou aspirations professionnelles « fondées sur des valeurs différentes du milieu d’origine » se trouvent disqualifiés (Bertaux-Wiame, 1991, p. 188). Ces opportunités prennent alors la forme 102 d’aventures, de risques au regard des possibilités déjà présentes dans le milieu familial et local. En définitive, on peut estimer que, suite à la perte d’un emploi, l’ancrage résidentiel peut être subi et forcé par la précarité économique du ménage. Mais certaines enquêtes présentées précédemment montrent qu’il peut aussi être une réponse, certes partielle et contrainte, à l’affaiblissement des affiliations professionnelles. On manque toutefois encore d’informations sur l’évolution des « rapports résidentiels » (Authier et Bensoussan, 2001)119 que produisent les individus au moment d’une rupture dans leur trajectoire professionnelle. En effet, comment évoluent les formes d’appropriation et de représentation du logement et plus largement du quartier, de la ville ou du village alors que l’intégration professionnelle est mise à mal ? Le glissement de l’investissement dans la sphère professionnelle vers un investissement dans la sphère domestique peut-il avoir des conséquences sur les pratiques spatiales et résidentielles ? Hypothèse 3 Les contraintes de délocalisation de l’emploi ou de perte d’emploi engageraient une tension entre des sphères d’appartenance et d’intégration différentes. Cette tension s’exercerait entre, d’une part, l’évolution du rapport à l’emploi face à sa délocalisation ou au risque de chômage et, d’autre part, l’appartenance territoriale et familiale. L’identité professionnelle et l’étayage familial et territorial de l’identité sociale sont mis à l’épreuve. Par les choix spatiaux qu’elle impose, la mobilité viendrait mettre en confrontation et dissocier des sphères d’appartenances jusqu’alors géographiquement confondues. 119 « La notion de rapports résidentiels renvoie aux formes d’appropriation et aux types de représentations du logement, mais aussi de l’immeuble, du quartier, de la ville, que les individus composant un ménage produisent à un moment donné de leur itinéraire. Ces rapports sont des constructions sociales déterminées par les autres types de rapports sociaux des individus, et par la configuration de leurs contextes d’habitat actuels. Ils sont également le produit de la succession des rapports résidentiels des individus et des ménages aux lieux antérieurement habités, et aussi de leurs projets résidentiels. » (Authier et Bensoussan, 2001, p. 4). 103 Nous pouvons finalement résumer le système d’hypothèses qui sous-tend le travail de recherche par le schéma suivant : Tableau 2 - Synthèse des hypothèses Hypothèse 1 Les choix de déménagements ou de migrations ne relèvent pas uniquement de contraintes économiques et professionnelles. La décision peut être prise en fonction d’autres critères, sociaux et affectifs, liés au rapport au territoire et au groupe de référence familial. Ce dernier n’est donc pas un acteur passif de ces arbitrages. Hypothèse 2 La famille et l’entourage ont un rôle assurantiel face aux risques liés à la mutation ou au licenciement. Mais ce rôle assurantiel peut, selon les situations, inciter à la mobilité ou à la non-mobilité résidentielle. Hypothèse 3 Les contraintes de délocalisation de l’emploi ou de perte d’emploi engageraient une tension entre les sphères d’appartenance et parfois un glissement de l’investissement de la sphère professionnelle au profit de la sphère domestique. 4. Présentation des concepts Après avoir fait la synthèse du système d’hypothèses, nous précisons à présent les concepts et notions qui sous-tendent notre approche. 4.1. Le dépassement du concept de stratégie Se référer au concept de stratégie, largement utilisé dans le champ des parcours résidentiels, c’est s’inscrire dans une démarche qui vise à restituer les moyens mis en œuvre dans un système de contraintes pour atteindre un objectif précis. On considère alors que l’individu, ou le groupe auquel on se réfère, est un acteur disposant de capacités d’anticipation, de compréhension et de maîtrise de l’horizon temporel et spatial. Ce faisant, on s'inscrit dans un débat théorique plus large qui concerne la théorie de l'acteur et le rapport aux structures sociales qui distingue le courant de l’individualisme méthodologique du structuralisme sociologique. Schématiquement, le premier cherche à saisir la rationalité des acteurs, leurs logiques internes. Le second adopte une posture plus extérieure à l’acteur, s’attachant aux caractéristiques des individus liées à la position dans la structure sociale. Au cours des années 1980 à 1990, on est passé d’analyses des propriétés de l’espace et des familles à des analyses des comportements et des représentations des acteurs. Jacques Brun montre en quoi la diffusion du concept de mobilité rend compte de ce glissement des 104 réflexions vers les dimensions stratégiques des déplacements. Dès lors, sans nier les contraintes, notamment économiques, qui pèsent sur la mobilité résidentielle, les chercheurs tentent de « saisir la diversité des dimensions et déterminants, notamment sociaux et culturels, de leurs pratiques (...). S'intéresser à des “stratégies de localisation”, c'est admettre que l'attractivité n'est pas un attribut économique simple et univoque des espaces et des localisations, mais un fait de représentation sociale. » (Brun, 1990, p. 304). Loin de préjuger du degré de liberté des comportements, on s'attache au contraire à apprécier scrupuleusement l'étendue de cette hypothétique frange de liberté, à mesurer le poids des contraintes que les salariés subissent, à comprendre enfin comment ils perçoivent ces dernières et s'organisent pour y faire face. Mais aujourd’hui, comme nous l’avons démontré au cours de ces trois premiers chapitres, les positions professionnelles et résidentielles des catégories moyennes et populaires sont moins sûres. Les conséquences d’un choix sont de moins en moins prévisibles et tous les individus et groupes sociaux n’ont pas les mêmes ressources pour « contrôler les zones d'incertitude » (Crozier et Friedberg, 1989). Aussi le concept de stratégie est remis en question au profit de celui de trajectoire. 4.2. Trajectoire et projet L’appréhension d’une trajectoire suppose la mise en relation des faits objectifs et la traduction personnelle de ces faits. Nous désignerons par “trajectoire” le processus ou le cheminement (résidentiel, professionnel, familial) construit par des positions successives. Ce concept nous permet d’appréhender les parcours individuels et familiaux du point de vue de la logique des acteurs sans préjuger de leur degré de maîtrise et d’anticipation sur leur mobilité résidentielle. Il suggère, en outre, que les étapes et positions successives d’un individu se situent « au carrefour de logiques d’acteurs et de déterminants structurels » (Grafmeyer, 1995, p. 68)120. A l’instar du champ de recherche sur les parcours de vie, nous analyserons les processus d’ajustements entre les aspirations des acteurs et le champ des possibles, afin de révéler leurs bricolages. La notion de trajectoire nous permet donc de considérer la « capacité 120 A l’instar d’Agnès Pitrou, notre démarche est d’inscrire l’analyse des arbitrages (des stratégies) dans les trajectoires socio-spatiales des familles, c’est-à-dire de « situer quels sont les acteurs en jeu, internes ou externes à la famille, comment joue leur pouvoir en interaction avec les autres, et quelles sont les marges d'initiative dont ils disposent, compte tenu des acquis du passé et des champs où se déploie aujourd'hui leur activité. » (Pitrou, 1987, p. 107, cité par Brais, 2000). 105 des êtres sociaux à redéfinir au cours de leur existence le sens des situations auxquelles ils se trouvent confrontées, et les enjeux qui leur importent » (Grafmeyer, 1995, p. 23). La notion de « projet familial », quant à elle, répond à notre souci d’articuler transmissions familiales et contraintes sociales. Les actions mises en place par les individus doivent être envisagées à travers le prisme de la famille et notamment de son projet. Pour I. Bertaux-Wiame (1987), le concept de projet permet d’appréhender le sens et la dynamique de la trajectoire familiale et de s’interroger sur les mobilisations qu’il implique. Le projet familial est le résultat d’interactions, de confrontations entre les membres de la famille. Ce n’est pas le champ des possibles “objectif” qui détermine systématiquement les comportements, c’est aussi la perception qu’ont les acteurs de leur position. Or, pour reprendre l’image de P. Bourdieu, les trajectoires, notamment spatiales, sont socialement tracées. « Les projets sont donc construits face à des réalités sociales objectives et à partir d’une perception orientée de ces réalités » (Bertaux-Wiame, 1987, p. 64). On cherche par là à montrer que la perte de l’emploi ou la proposition de mutation amènent les individus à formaliser un projet qu’ils n’avaient pas jusqu’ici à rendre explicite. S’interroger sur le projet familial - tout en gardant à l’esprit qu’il n’existe pas systématiquement de projet - c’est donc s’attacher à comprendre à quels possibles les individus et leur famille se sont référés. 5. Conclusion du chapitre 3 et de la première partie Le premier chapitre a discuté de la place des motifs professionnels dans les pratiques de migration et a révélé comment la mobilité résidentielle des chômeurs était globalement contrainte par les dimensions financières, résidentielles et familiales. Cependant la question du poids des incitations à la mobilité demeure difficilement décelable par les enquêtes statistiques nationales. C’est pourquoi le deuxième chapitre a montré en quoi les restructurations d’entreprises génèrent des propositions de mutations géographiques, sous l’impulsion croisée des procédures de gestion des reconversions territoriales et salariales, des politiques de décentralisation et de l’encadrement juridique des plans sociaux. Mais ces propositions de mutation ou de déménagement destinées à maintenir l’emploi sont difficilement mises en oeuvre par les salariés, en particulier les ouvriers. Dans le troisième chapitre, nous avons ainsi exposé les termes d’une problématique qui permettra d’explorer l’acceptation ou le refus d’un déménagement dans le cadre d’une restructuration d’entreprise. Les processus affectant les industries traditionnelles, dans des 106 secteurs d’activités et des espaces géographiques circonscrits, ont laissé la place à un phénomène diffus de restructurations d’entreprises. Les pratiques spatiales des salariés sont devenues moins lisibles et, de fait, moins étudiées. Les analyses sociologiques des restructurations s’orientent tantôt vers l’appartenance territoriale de groupes sociaux, tantôt vers les comportements individuels de recherche d’emploi et de négociation de l’identité professionnelle et sociale. L’entourage familial et la place du logement sont ainsi rarement explorés en tant que tels. Pourtant la sociologie de la famille et la sociologie des systèmes résidentiels révèlent l’importance des logiques de la parenté dans les trajectoires résidentielles. Ces travaux révèlent en outre qu’il faut rejeter la référence à une résidence unique et à une famille réduite aux membres co-résidents. Cependant si la parenté, et notamment celle des populations ouvrières, dessine une géographie de proximité, ce n’est pas une vision statique ou déterministe des logiques familiales qu’il s’agit ici de défendre. Au contraire, c’est bien l’interaction entre trajectoires, dispositions familiales et contraintes professionnelles que nous souhaitons étudier. L’ensemble de ces dimensions sont intégrées à notre problématique et à nos hypothèses de recherche. Saisir les arbitrages entre mobilité et non-mobilité résidentielle de salariés dont l’entreprise se restructure exige de sortir des analyses strictement liées au travail et à l’emploi. Nous prenons appui sur celles qui interrogent le rapport au territoire, au logement et au réseau de parenté. Cette démarche fonde les analyses statistiques que nous avons menées (chapitre 4) et surtout notre enquête qualitative dont la méthode et le terrain seront développés dans le chapitre 5. 107 DEUXIEME PARTIE – MOBILITE RESIDENTIELLE ET ANCRAGE DANS UN CONTEXTE DE RESTRUCTURATION : RESULTATS STATISTIQUES ET CONSTRUCTION DE L’ENQUETE QUALITATIVE Notre questionnement de recherche s’oriente, dans la première partie, autour de l’alternative entre la mobilité et la non-mobilité résidentielle lors des restructurations ainsi que sur la place des logiques familiales, du rapport au territoire et au logement dans les choix opérés. Nous avons montré d’une part, que les enquêtes statistiques nationales étaient inadaptées à l’observation des contraintes professionnelles impliquant un déménagement, d’autre part, qu’une démarche compréhensive était susceptible d’expliquer les logiques sociales à l’œuvre dans un contexte de restructuration ou plus largement de chômage. La deuxième partie suggère donc des méthodologies d’enquête opératoires. Dans le chapitre 4, nous cherchons à évaluer la place de l’entourage et de l’espace résidentiel dans la recherche d’emploi à partir de nouveaux résultats statistiques. Ces derniers ont été obtenus par des traitements descriptifs que nous avons réalisés à partir d’une enquête auprès de salariés ayant subi un licenciement économique. Après avoir discuté des limites de ces résultats par rapport à notre objet de recherche, nous exposerons, dans le chapitre 5, les choix méthodologiques et le cas étudié lors de notre enquête. 108 109 CHAPITRE 4 – L’ENTOURAGE ET L’ESPACE RESIDENTIEL DANS LA RECHERCHE D’EMPLOI : ANALYSE D’UNE ENQUETE STATISTIQUE Le chapitre 1 a révélé en quoi les enquêtes statistiques nationales ne prenaient pas en compte les incitations et les freins à la mobilité résidentielle. Alors que, dans un processus de restructuration d’entreprise et de recherche d’emploi, le déménagement peut être une solution de reconversion (chapitre 2), on ne dispose pas jusqu’à présent d’informations statistiques sur ces pratiques. Nous souhaitons ici contribuer à l’apport de connaissances sur ce sujet et établir un cadrage statistique inédit des liens entre mobilité résidentielle, rôle de l’entourage et chômage. Cette approche quantitative permettra d’éclairer notre démarche qualitative des chapitres suivants à travers une vision plus globale des pratiques. L’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) élaborée par la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère de l'emploi et de la solidarité) de 1995 à 1998 nous a été fournie par le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité en 2001, et nous a permis de réaliser une analyse descriptive d’une partie de cette enquête. Nous avons travaillé autour de l’hypothèse générale d’une relation entre l’aide de l’entourage, le logement occupé et l’acceptation d’un déménagement pour l’emploi. Après avoir exposé la nature de cette enquête statistique (1) nous développerons les résultats obtenus concernant la place de l’entourage dans la recherche d’emploi (2) et les difficultés pour les chômeurs d’envisager une mobilité résidentielle (3). 1. L’exploitation de l’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) 1.1. Problématique de l’exploitation de l’enquête A l’instar des travaux de M.S. Granoveter (1973), les analyses sociologiques du marché du travail prennent aujourd’hui en compte le rôle des relations interpersonnelles dans la recherche d’emploi. Granoveter avait mis en évidence l’importance des relations sociales dans l’accès à l’emploi. La « force des liens faibles », c’est-à-dire les relations professionnelles, par rapport aux « liens forts » (relations amicales et familiales) réside dans le fait que les 110 meilleurs emplois sont obtenus grâce aux relais constitués par ces liens faibles. En effet, les relations professionnelles construisent des ponts entre des mondes qui s’ignorent et permettent d’accéder à des informations nouvelles. Or Granoveter remarque que les catégories sociales défavorisées tendent à se replier sur les liens forts, notamment dans un contexte d’insécurité économique. Ouvriers qualifiés ou non qualifiés appartiennent à des marchés plus localisés où l’expérience peut remplacer le critère objectif du diplôme et où la capacité d’adaptation est valorisée121. L’employeur proposant ce type d’emplois a intérêt à réduire son incertitude en faisant confiance aux recommandations de la famille par exemple122. Cependant la fréquentation de cercles sociaux divers est un indicateur d’autonomie de l’individu (Burt, 1992). Ainsi la présence de deux cercles (de liens forts et de liens faibles) encourage-t-il mobilité et partage des connaissances. L’ouverture du réseau relationnel permet en effet d’arbitrer entre différents systèmes de comportements et de ne pas se replier sur une norme définie par un seul cercle (familial par exemple) qui peut restreindre la recherche d’emploi et le type d’emploi trouvé. Dans les réseaux plus restreints, l’information est plus répétitive. Les relations familiales offrent un éventail plus limité d’opportunités d’emploi et d’incitations à la mobilité. Ce cadre théorique invite à étudier l’influence des réseaux sociaux sur les modes de recherche et d’accès à l’emploi. Dans cette perspective, nous souhaitons affiner l’analyse du rôle du réseau familial et de l’espace de vie dans la recherche d’emploi des moins qualifiés. La recherche du demandeur d’emploi dépend de son environnement, lequel est plus ou moins richement doté. La localisation géographique, les réseaux socioprofessionnels sont inégalement favorables selon la qualification et le type de contrat recherché. Cet espace social et géographique agit sur les moyens et les critères de recherche d’emploi. S’il peut être porteur de ressources et d’opportunités, il est également le support de sécurités, de propriété 121 Ces pratiques permettent de développer un système d’entraide familiale tout au long de la carrière, ce qui favorise une certaine cooptation dans les usines. Ces solidarités familiales, ouvrières voire villageoises alimentent l’ancrage territorial de ces populations. Aujourd’hui encore, P. Buisiaux (cité par Perrin et Roussier, 2000) constate que les pratiques d’embauche des entreprises de Caen s’appuient sur un système de recommandation, de réseaux familiaux ou professionnels locaux. La proximité résidentielle est souvent un critère de recrutement pour assurer une totale disponibilité du personnel. 122 Ainsi, l’enquête INSEE Emploi « Jeunes » de 1986 montre l’intérêt des liens forts pour les jeunes peu qualifiés. Ils ont permis à la moitié des personnes de trouver leur premier emploi. En revanche, comme nous l’observons dans l’enquête TDA-CC, le rôle de la famille s’amenuise nettement lorsque les jeunes quittent ce premier emploi , alors que la part des relations personnelles reste stable. Aussi, selon l’INSEE, la moitié des jeunes ayant trouvé leur emploi par relations personnelles ont dit connaître une ou plusieurs personnes dans l’entreprise qui les a embauchés. Cette part s’élève à 72 % lorsque c’est la famille qui a aidé à entrer dans l’entreprise. Les ouvriers non qualifiés sont sur-représentés parmi ceux qui ont trouvé leur premier emploi par la famille. La famille est donc davantage un vecteur de reproduction sociale que de changement (Degenne et alii, 1991). 111 sociale et résidentielle, parfois contradictoires avec la souplesse demandée par le marché du travail. Dans les bassins d’emplois en crise ou peu diversifiés, accepter une mutation ou élargir le rayon de recherche d’emploi ne va pas toujours de soi. Les risques et les incertitudes liés au déménagement d’une part, l’emploi du conjoint, le logement et les relations sociales d’autre part, peuvent justifier la préférence pour un territoire de recherche d’emploi choisi et lié à l’histoire personnelle du salarié. La propension à déménager pour l’emploi est donc un révélateur des marges de manœuvre des ménages et de la perception qu’ils en ont. Nous faisons l’hypothèse que les ressources sociales et territoriales sont des dimensions actives de la recherche d’emploi. Le rapport au logement peut en effet s’inscrire dans un attachement territorial plus large, construit notamment autour de relations familiales et amicales. Le sentiment d’appartenance au quartier ou à un territoire déterminé peut donc résulter d’échanges concrets et de solidarités effectives mais aussi d’échanges potentiels et symboliques qui produisent un sentiment d’assurance et de protection du lieu de vie. Nous avons ainsi cherché à questionner la place de la mobilité résidentielle et de l’entourage dans les démarches des demandeurs d’emploi. Plus précisément, il ne s’agissait pas de s’interroger sur la probabilité de retrouver du travail après un déménagement mais d’évaluer en quoi les dimensions spatiales, résidentielles et familiales sont intégrées par les chômeurs dans leur recherche d’emploi. Aussi, prenions-nous en compte les marges de manœuvre des acteurs souhaitant ajuster leurs aspirations aux contraintes conjoncturelles et territoriales de l’emploi. 1.2. L’enquête TDA-CC Nous avons exploité le panel « Trajectoire des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) lancé par la DARES en 1996123. Il s’agit du suivi d’une cohorte de salariés licenciés entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 qui ont été interrogés trois fois entre 1996 et 1998. La convention de conversion, supprimée lors de la mise en place du PARE en juillet 2001, était un dispositif proposé aux salariés concernés par un licenciement économique individuel ou collectif afin de faciliter leur reclassement. Elle s’adressait aux salariés de moins de 57 ans ayant au moins deux ans d’ancienneté dans l’entreprise. Initialement cette enquête par panel avait pour objectif de suivre leur réinsertion 123 Les résultats présentés dans ce chapitre feront l’objet d’une publication dans un ouvrage collectif portant sur les enquêtes TDE-MLT et TDA-CC réalisées par la DARES au Ministère de l’Emploi et de la Solidarité (Vignal, 2004). 112 professionnelle. L’échantillon de personnes interrogées a été tiré du fichier des Unités Techniques de Reclassement (UTR)124. Il visait à représenter en termes d’âge, de sexe et de qualification les salariés entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 dans cinq départements (Bouches-du-Rhône, Nord, Pas-de-Calais, Yvelines, Val-d’Oise). L’échantillon n’est donc pas représentatif au niveau national mais seulement à l’échelon local. Trois questionnaires ont été remplis en 1996, 1997 et 1998. 1024 personnes ont répondu à la première vague d’interrogation, réalisée entre neuf et treize mois après l’entrée en convention de conversion, 857 personnes à la seconde et 710 à la troisième. Cette enquête a été réalisée parallèlement à un autre panel « Trajectoires des demandeurs d’emploi et marché local du travail » (TDE-MLT) constitué d’une cohorte de 8125 personnes au départ, âgées de 16 à 55 ans, s’inscrivant à l’ANPE au cours du deuxième trimestre 1995 et résidant dans huit zones d’emplois situées dans les mêmes régions de l’enquête TDA-CC. L’enquête TDA-CC permet d’identifier les ressources liées au territoire local des licenciés économiques et notamment des catégories employées et ouvrières qui représentent plus de 70 % de l’échantillon d’enquête. Le questionnaire aborde différentes parties de la vie de l’individu interrogé : vie courante/vie sociale et loisirs, formation initiale, ressources, passé professionnel et situation au moment de l'inscription, origine sociale et géographique, ménage, logement. En outre, l’enquête détaille précisément l’ensemble des étapes du cursus professionnel de la personne (études, emploi, chômage, formation), des activités réalisées au cours de la convention de conversion ainsi que le calendrier professionnel depuis le licenciement (Dares, 1999). Nous avons choisi d’exploiter les fichiers relatifs à l’individu (ménage, vie sociale, origine géographique et logement) ainsi que certaines questions du fichier interrogeant la période de recherche d’emploi. Notre étude a principalement été réalisée sur l’échantillon de personnes enquêtées ayant été au chômage à la première vague d’interrogation et ayant répondu aux questions sur les moyens et les critères de recherche d’emploi125. De ce fait, l’effectif étant plus faible, on se limitera à une approche assez globale de l’enquête et à des statistiques descriptives des résultats. 124 Jusqu’à l’entrée en vigueur du PARE en juillet 2001, l’ANPE mettait en place des Unités Techniques de Reclassement (1222 en 1996) qui offraient, pendant une durée de six mois, une aide spécifique et personnalisée aux salariés licenciés économiques. Ces structures travaillaient, le cas échéant, conjointement avec les cellules de reclassement de cabinets privés. Les UTR ayant été supprimés, ce sont ces cabinet de reclassement qui prennent le relais. 125 Les questions portant sur les moyens et les critères de recherche d’emploi, notamment le critère géographique, n’étaient posées qu’aux personnes ayant été au chômage depuis la fin de leur convention de conversion. 113 Notons que dans notre étude les catégories socioprofessionnelles des individus correspondent à la qualification du dernier emploi occupé avant leur licenciement. Nous suivons en cela le mode d’échantillonnage de l’enquête. En outre, la notion d’entourage s’appuie sur les données de l’enquête relatives à l’aide de membres de la famille et d’amis dans la recherche et dans l’accès à un emploi. Nous ne disposons pas d’informations plus précises sur les liens de parenté et le nombre de ces personnes. 2. L’entourage dans la recherche d’emploi : une ressource territoriale aux effets ambivalents L’enquête permet de distinguer, parmi les aides des réseaux familiaux, amicaux et professionnels, celles qui ont été mobilisées et celles qui ont effectivement abouti à l’obtention d’un emploi. L’enquête TDA-CC confirme la place des relations sociales durant l’année suivant l’entrée en convention de conversion. Après les candidatures spontanées, les petites annonces et l’ANPE, les relations personnelles sont mobilisées dans 32 % des périodes de chômage, et les relations professionnelles dans 28 %126. Au sein des relations personnelles, la famille semble a priori ne pas faire l’objet de stratégies volontairement développées, les relations familiales étant évoquées dans seulement 4 % des cas127. Cependant les interviewés semblent sous-estimer le rôle, joué par les relations familiales dans la recherche d’emploi puisque, à la première vague d’enquête, 10 % des emplois ont été retrouvés par l’intermédiaire de la famille. Ouvriers qualifiés (11 %) et employés (10%) font davantage appel à leurs relations familiales que les cadres et les professions intermédiaires qui s’appuient nettement plus sur leurs relations personnelles et professionnelles. En effet, la qualification des emplois conditionne le mode de recrutement, c’est-à-dire le niveau d’organisation et d’institutionnalisation du marché de l’emploi. Celui relatif aux salariés les plus qualifiés est fortement organisé, l’embauche étant fondée sur des critères fixes et l’espace géographique de recherche pouvant être très vaste. A l’inverse comme nous l’avons déjà vu, le marché du 126 Un même individu peut avoir connu plusieurs périodes de chômage discontinues. On observe donc les pratiques sur l’ensemble des périodes de chômage effectuées au moment de la première vague d’enquête. 127 Ces résultats corroborent ceux de l’échantillon global des chômeurs (enquête TDE-MLT), où ces relations individuelles apparaissent comme le moyen principal d’accès à l’emploi : 7% des personnes ont trouvé un emploi par relations familiales, 22% par relations personnelles et 9 % par relations professionnelles (Simonin, 2000). Une enquête récente auprès des chômeurs sortant de l’ANPE montre que les relations personnelles et professionnelles sont la première voie d’accès à l’emploi (près de 45 % des emplois retrouvés). Ce mode de médiation est plus répandu chez les ouvriers peu ou pas qualifiés que chez les techniciens ou les cadres (Chazel, Lacroix et Poujouly, 2003). 114 travail des ouvriers et employés est moins strictement organisé et géographiquement plus concentré, si bien qu’il autorise un recours aux réseaux familiaux et amicaux locaux (Crenner, 1998 ; Degenne et alii, 1991). La mobilisation de l’entourage est également différenciée selon les territoires. De façon générale, le contexte urbain encourage le recours aux aides professionnelles. L’entraide pour trouver un emploi est moins importante chez les habitants de zones rurales ou de petites villes que dans les grandes villes où la structure du marché de l’emploi est plus diversifiée. La médiation de l’entourage n’est cependant pas identique selon les zones d’emploi urbaines de l’enquête. L’utilisation des relations personnelles et familiales dans la recherche d’emploi est nettement plus faible en région Nord-Pas-de-Calais (23 % en moyenne sur les trois vagues d’enquête) qu’en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (39 % en moyenne, cf. graphique 1). Graphique 1 - Mobilisation de l'entourage lors de la recherche d'emploi selon la région de résidence (moyenne des trois vagues d'interrogation) Moyen de recherche (en %) 45 40 35 Relations familales 30 25 20 Relations personnelles 15 10 5 0 Provence-AlpesCôte d'Azur Nord-Pas-de-Calais Ile-de-France Note : moyenne des trois vagues (1821 cas de chômage) Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 ». Analysons à présent l’aide de l’entourage qui permet l’accès à l’emploi et non pas simplement l’appui à la recherche d’emploi. L’action de la famille pour faciliter l’embauche est, nous l’avons vu, plus fréquente en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle y est aussi plus efficace : lors de la première interrogation en 1996, 29 % des emplois y ont été trouvés par un intermédiaire familial contre 4 % et 9 % en Ile-de-France et en Nord-Pas-de-Calais. Ce phénomène est notamment lié aux contextes des marchés locaux du travail, aux mutations du 115 système productif ou à la taille et aux types d’entreprises qui conditionnent, selon les régions, les modes de recrutements locaux et notamment l’appui de l’entourage128. Le degré de mobilisation des connaissances reflète donc l’existence de ressources sociales et locales disponibles mais aussi l’idée que se font les demandeurs d’emploi de celles-ci. Le territoire de résidence peut être un espace de ressources mobilisables. La localisation géographique des réseaux sociaux a un effet sur l’aide qu’ils apportent dans la recherche d’emploi. En effet, l’enquête TDA-CC confirme que si la famille est originaire de la région, elle sera plus facilement mobilisée à l’occasion de la recherche d’emploi : un an après l’entrée en convention de conversion, 11 % des individus, dont les parents, père et/ou mère, sont originaires de la région de résidence, n’ont mobilisé dans leurs relations que des membres de leur famille, alors que c’est le cas pour seulement 6 % de ceux dont aucun parent n’est originaire de cette région. La proximité géographique de la famille ou des amis permet des sociabilités, des rencontres qui autorisent sans doute plus facilement, le moment venu, de demander de l’aide pour trouver un emploi129. De plus, si l’intensité des liens familiaux et amicaux ne conditionne pas l’existence d’aides professionnelles, elle facilite l’entraide dans la recherche d’emploi. Plus la fréquentation des amis et de la famille est forte, plus la proportion d’individus ayant mobilisé leur entourage dans leurs recherches d’emplois en 1996 est importante (cf. graphique 2)130. 128 Ce résultat confirme celui obtenu par l’enquête TDE-MLT où la mobilisation familiale était également plus faible dans le Nord-Pas de Calais. L’hypothèse suivante avait alors été formulée : dans les zones d’emploi les plus durablement marquées par le chômage, la famille n’est plus perçue comme un élément susceptible de faciliter l’accès ou le retour à l’emploi et serait donc moins mobilisée que les voies institutionnelles et individuelles (Simonin, 2000). 129 Cependant, la présence de parents habitant à moins de trente kilomètres de l’enquêté ne semble pas influencer l’aide à la recherche d’emploi (Ortalda, 2001). 130 L’enquête TDA-CC n’interroge pas les personnes sur leur sociabilité familiale en 1996 mais seulement en 1997. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que, bien que le chômage puisse les modifier, ces variables nous donnent une indication des sociabilités de 1996 et peuvent être comparées à la mobilisation de l’entourage dans la recherche d’emploi en 1996. 116 Graphique 2 - Mobilisation de l'entourage selon la fréquentation de l'entourage 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% Famille et amis mobilisés Famille ou amis mobilisés Aucune mobilisation de l'entourage Fréquentation Fréquentation Fréquentation Fréquentation famille ou famille et famille et famille et amis élevée amis élevée amis faible amis moyenne Note : champ de 660 personnes interrogées lors des deux premières vagues d’enquête et ayant répondu aux variables « Mobilisation » et « Entourage » (composée de Freqfam et relamiV2). Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 ». D’après nos résultats, les demandeurs d’emploi mobiliseraient donc plus facilement des connaissances amicales et familiales locales. Ces résultats recoupent ceux de l’Enquête Emploi de l’INSEE qui interroge également les individus (au chômage ou non) sur les moyens ayant permis l’accès à leur emploi 131. En 1994, 40 % des emplois avaient été trouvés par relations personnelles et professionnelles ; en 1998, 33 % des personnes avaient trouvé leur emploi par le biais de la famille, de relations personnelles ou de l’école (Lagarenne et Marchal, 1995). Ces résultats renforcent l’idée que la qualité de la recherche d’emploi exprime, pour une part significative, la capacité à mobiliser des réseaux informationnels, c’est-à-dire à mobiliser une forme de capital social. Toutefois, si les relations constituent une ressource dans l’accès à l’emploi, notamment chez les employés et les ouvriers, elles ne parviennent pas à atténuer les inégalités sociales face au chômage. Ces situations s’inscrivent d’ailleurs dans les disparités sociales en matière d’échanges. On sait que les transferts financiers entre générations n’ont pas la même utilité 131 L’Enquête Emploi de l’INSEE interroge également des chercheurs d’emploi sur le (ou les) moyen(s) utilisé(s) et permet de comparer les résultats à l’échelle décennale. Aussi, en 1971, 71 % des chômeurs ayant fait des démarches ont sollicité des relations personnelles et familiales. En 1998 ils étaient 78 %. Le recours aux réseaux sociaux comme mode de recherche d’emploi n’a donc pas été altéré par la crise économique et sociale. Les mutations structurelles du marché du travail ont multiplié les entrées et sorties du chômage et donc les opportunités de mobilisation des réseaux de connaissances. Bien que l’influence du diplôme soit forte, les recommandations, l’accès à l’information accordé par le soutien relationnel gardent une certaine efficacité. Ainsi l’absence de recours relationnel chez les chômeurs, et notamment ceux de longue durée, pourrait accroître le risque d’exclusion (Simonin, 2000). 117 selon les catégories sociales. Les plus modestes reçoivent une aide moins élevée et moins fréquente mais en dépendent plus que les catégories aisées. En outre, il faudrait aussi considérer les aides du type “coup de main” (paiement du loyer, du caddy) qui sont difficilement estimables par les enquêtes alors qu’elles sont justement caractéristiques des milieux modestes. J-H Déchaux (1994)132 a montré qu’en matière de soutien domestique, la parenté n’exerce pas d’effet correcteur des inégalités. Mise à part la garde d’enfant toujours plus fréquente chez les ouvriers et les employés, les aides et services domestiques et l’aide pour trouver un logement restent plus développés chez les cadres et les professions intermédiaires. Bien que la parentèle des milieux modestes soit plus localisée, il n’y a pas à proprement parler de prime à la proximité dans l’entraide ou l’accès au logement. Cependant, l’aide dans la recherche d’emploi semble faire exception et davantage favoriser les catégories modestes133. Aussi peut-on s’interroger sur l’ambivalence du recours à l’entourage qui risque d’être un frein au retour à l’emploi si, en se concentrant sur un espace restreint, le chômeur ignore d’autres bassins d’emplois plus dynamiques et néglige les opportunités d’emploi offertes par ces derniers. Cette apparente rigidité conduit à s’interroger sur les comportements des chômeurs face aux incitations à la mobilité. L’enquête TDA-CC ouvre une piste dans ce domaine. Les chômeurs ont été interrogés sur leurs critères de recherche d’emploi et notamment sur leur acceptation ou leur refus a priori d’un déménagement pour un emploi satisfaisant. 3. Conjuguer mobilité résidentielle et recherche d’emploi : une logique parfois difficile à envisager Lors de l’enquête les personnes étaient invitées à définir quels emplois ils refuseraient au cours de leur recherche. L’opposition aux contrats précaires (CDD et intérim) ou à temps partiel est faible : seuls 8 % des personnes n’accepteraient pas un CDD, 23 % une mission 132 Résultats de l’enquête « Mode de vie » 1988-89 de l’INSEE et de l’enquête « Proches et parents » 1990 de l’INED. 133 Ces résultats viennent confirmer les apports des enquêtes sur la sociabilité au niveau national (Degenne et Forsé, 1994) : le niveau des relations hors parenté croît avec le statut social. Les relations de travail, d’amitié ou les simples conversations hebdomadaires sont plus développées chez les cadres et professions libérales. A l’inverse, les relations au sein de la parenté sont plus étendues chez les ouvriers au détriment d’une sociabilité amicale ou professionnelle qui reste en deçà de celle des catégories sociales supérieures. La sociabilité familiale est répandue dans tous les milieux mais caractérise particulièrement les catégories populaires. 118 d’intérim, 26 % une déqualification, 31 % un emploi à temps partiel. Les refus sont très prononcés en revanche s’agissant d’un CES (66 %) et d’un travail non déclaré (87 %). De la même manière, si un emploi satisfaisant mais éloigné leur est proposé, tous n’accepteraient pas de déménager : 54 % en moyenne refuseraient et 14 % des individus déclarent qu’ils hésiteraient. Les salariés licenciés passés par une convention de conversion semblent d’ailleurs plus réticents au déménagement que l’ensemble des chômeurs sur la même période dont seulement 40 % refusent cette éventualité d’après l’enquête TDE-MLT134. L’incertitude professionnelle liée à un plan social ne suscite pas la mobilité résidentielle des salariés dont l’ancienneté dans l’entreprise est longue135. Ces salariés, dont les indemnités de convention de conversion sont plus élevées que pour les plus jeunes, estiment peut-être avoir plus de temps pour réaliser leur recherche d’emploi. Rappelons que l’objet d’une convention de conversion est d’aider les salariés à retrouver un emploi équivalent au précédent, ce qui génère peut-être davantage d’attentes. La nécessité de déménager ou d’effectuer des trajets domicile-travail jugés trop longs sont l’un des motifs de refus d’offres d’emplois. Parmi les 457 personnes qui ont eu au moins un entretien d’embauche en 1996, 96 déclarent avoir décliné un ou plusieurs emplois. Cependant, quinze personnes seulement ont refusé une embauche à cause d’un lieu de travail jugé trop éloigné du domicile, alors qu’un salaire insuffisant, un travail jugé non sérieux ou inintéressant sont les raisons principales de ces refus. Globalement, ce degré d’exigence peut renforcer des difficultés sociales ou conjoncturelles d’accès à l’emploi. En effet, 57 % des personnes qui auront connu plus de vingt-quatre mois de chômage après la convention de conversion refusaient, trois ans plus tôt, de déménager pour un emploi satisfaisant. Ceux qui auront connu un chômage de moins de deux ans étaient moins enclins (54 %) à éviter un déménagement pour un emploi. La géographie des emplois occupés un an après l’entrée en convention de conversion rend compte d’une recherche à proximité du domicile. 25 % de ces emplois se situent dans la 134 A partir de données espagnoles, la question « accepteriez-vous une offre d’emploi qui implique un déménagement ? » permet d’analyser les facteurs caractérisant le comportement spatial de recherche d’emploi. Alors que les responsabilités familiales, l’âge, l’éducation sont importants dans la détermination du choix de migration pour l’emploi, la durée de chômage ne semble pas agir sur ce choix. Cependant la diminution des allocations chômage ou la mise au chômage d’un autre membre du ménage augmentent l’acceptation hypothétique d’une mobilité résidentielle pour un emploi. (Ahn, De la Rica et Ugidos, 1998) 135 83% des chômeurs issus de conventions de conversion ont plus de trois ans d’ancienneté dans le dernier emploi occupé (32 % ont plus de 10 ans d’ancienneté) contre 65 % de l’ensemble des chômeurs enquêtés sur les mêmes zones d’emploi par TDE-MLT. En effet, le dispositif de convention de conversion est proposé aux salariés de moins de 57 ans ayant au moins deux années d’ancienneté dans l’entreprise. 119 commune de résidence, 52 % dans la zone d’emploi de résidence. Mais sur ce point aussi il existe des différences régionales : 80 % des emplois occupés par les habitants des aires urbaines de Marseille ou de Paris se situent dans ces espaces urbains, contre moins des deuxtiers des emplois trouvés dans les principales aires urbaines du Nord-Pas-de-Calais136. Les emplois occupés par les habitants des Bouches-du-Rhône se situent plus fréquemment dans leur département (83 %) que ceux retrouvés par les habitants des départements du Nord-Pasde-Calais (70%) ou d’Ile-de-France (56%)137. Cette résistance au déménagement suggère qu’une tension s’exerce entre le logement et l’ancrage résidentiel d’une part, et les impératifs spatiaux de la recherche d’emploi d’autre part. 3.1. Le poids des contraintes sociales et familiales face au déménagement pour l’emploi Les contraintes spatiales de la recherche d’emploi ne s’imposent pas de la même façon selon le contexte social et familial des chômeurs de l’enquête TDA-CC (cf. tableau 3). Nos résultats montrent que si le ménage est composé d’un seul adulte (personne seule ou famille monoparentale), le refus de déménager est plus faible (respectivement 34 % et 45 %), alors que les couples avec ou sans enfants sont les plus réfractaires au déménagement (respectivement 66% et 56 % de refus). De même, la présence de deux personnes actives employées dans le ménage est particulièrement déterminante : plus de 65 % des « ménages biactifs » refuseraient de déménager pour un emploi, contre 41 % des ménages dont le conjoint est également au chômage. Lorsque le principe du déménagement est accepté, les ménages dont l’un des conjoints est inactif acceptent des mobilités géographiques de longue distance (14 % accepteraient de partir à l’étranger et 21 % partout en France), alors que les ménages dont l’un des conjoints est au chômage limitent davantage leur mobilité (17 % accepteraient de partir partout en France et 18 % à moins de cent kilomètres). Le déménagement demande de formuler un projet professionnel et de pouvoir anticiper positivement l’avenir. Lorsque le conjoint a ou recherche un emploi, le déménagement peut faire craindre une perte de ressources sociales. Ce sont surtout les femmes chômeuses, dont l’emploi et la rémunération 136 Lille, Douai-Lens, Valenciennes, Boulogne-sur-Mer, Calais. Dans les région du Nord et du Nord-Est de la France, « le niveau d’urbanisation, l’existence de pôles d’emplois métropolitains exerçant leur pouvoir d’attraction sur de larges couronnes périurbaines, mais aussi la finesse du maillage communal, sont autant de facteurs pouvant expliquer de forts taux de migrations alternantes ». (Talbot, 2001, p. 3). En Ile-de-France, l’étalement urbain, la taille du marché de l’emploi et les multiples infrastructures routières et de transports publics suscitent les migrations alternantes quotidiennes de millions d’actifs. Ainsi 70 % des actifs d’Ile-de-France ayant un emploi quittent leur commune pour aller travailler (Talbot, 2001). 137 120 sont plus fréquemment secondaires dans le ménage, qui sont les moins disposées à déménager (elles refusent à 64 % alors que seuls 45 % des hommes refusent). L’âge, en ce qu’il est fortement corrélé avec le statut de propriétaire et d’accédant à la propriété, a également un impact évident sur la mobilité résidentielle. Plus les demandeurs d’emploi sont âgés, plus le refus de déménagement est fort. En 1996, seuls 46 % des moins de 30 ans, contre 69 % des plus de 50 ans, refusent le principe du déménagement. La prise en compte de la catégorie sociale révèle un rejet différencié du déménagement. Statistiquement, les catégories ouvrières non qualifiées et d’employées refusent nettement plus d’être mobiles que les autres (respectivement 62 % et 60 %). Viennent ensuite les ouvriers qualifiés (51 %), les professions intermédiaires (45 %) et les cadres (33 %). Ces derniers sont d’ailleurs plus nombreux à accepter un déménagement à l’étranger (23 %) ou partout en France (16 %). Or, dans l’échantillon de l’enquête TDA-CC, les ouvriers et employés sont plus fréquemment en couple avec ou sans enfants. Cette structure des ménages explique en partie leur plus faible propension à être mobile. De plus, l’ancrage dans le marché local peut constituer un avantage à moyen terme pour les ouvriers. Leur expérience peut en effet remplacer le critère objectif du diplôme et faciliter une recherche d’emploi sur place. Globalement, on observe donc que la propension à migrer augmente avec le milieu social et le niveau de diplôme. Les catégories socioprofessionnelles connaissent des cycles de vie migratoires différents selon le champ des possibles professionnels. Par exemple, les salariés agricoles sont parmi les plus mobiles géographiquement mais leur mobilité est davantage contrainte que celle des cadres. La précarité de la situation économique joue également. Les ouvriers non qualifiés sont parmi les catégories les moins mobiles mais ce comportement migratoire est renforcé par l’hérédité sociale. Lorsque le père est également non qualifié, leur enracinement est encore plus fort (Courgeau et alii, 1998). 121 Tableau 3 - Propension au déménagement pour un emploi selon les caractéristiques du ménage et la qualification En % Oui, Oui, à Oui, même partout en moins de à l’étranger France 100 km Non Hésiterait Ensemble ou n.s.p. ENSEMBLE 10,6 10,6 7,3 53,7 17,7 100 TYPE DE MENAGE Personne seule Famille monoparentale Couple avec enfant(s) Couple sans enfant 17,9 16,8 9,8 7,6 10,8 15 10 11,7 8,2 3,7 7,3 5,3 33,8 45,3 55,7 66,4 29,3 19,1 17,1 9 100 100 100 100 17,8 12 8,8 34,4 27 100 10,6 14,4 17,2 21,4 18,4 3,5 40,7 44,4 13,1 16,2 100 100 7,3 5,5 5,8 65,2 16,2 100 20,9 7,6 6,4 8 10,7 13,4 12,2 6,3 6,8 9,1 7,6 5,7 39,25 60,3 51,4 61,6 22,3 9,6 22,4 18,5 100 100 100 100 NOMBRE D’EMPLOI DU MENAGE Mono-actif, personne seule ou famille monoparentale Bi-actif, conjoint au chômage Mono-actif, conjoint inactif Bi-actif, conjoint, parent, enfant employé(s) QUALIFICATION Cadres et professions intermédiaires Employés Ouvriers qualifiés Ouvriers non qualifiés Note : champ de 603 individus ayant répondu, lors de la première vague d’enquête, à la question CH22 « Pourriezvous déménager si on vous offrait un emploi correspondant à ce que vous cherchez ? ». Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 ». 3.2. Des logiques résidentielles facteurs d’ancrage L’habitat est-il une composante de la dimension spatiale de la recherche d’emploi ? L’ancrage territorial, tout d’abord, semble jouer un rôle significatif. Par exemple, le déménagement est davantage refusé par les chômeurs nés dans le département de résidence (57 %) que par ceux qui sont nés dans un autre département ou à l’étranger (51 %). L’origine géographique du réseau de parenté a également une incidence. Lorsqu’un ou deux parents sont originaires de la région de résidence, le refus de déménagement est plus fort (55 %) que lorsqu’aucun parent n’est originaire de la région (52 %). On comprend qu’avoir connu différents lieux de vie et avoir une famille dont les membres résident dans différentes régions puisse créer des dispositions moins défavorables à une migration pour l’emploi. De la même manière l’interaction entre le statut d’occupation du logement et le type de recherche d’emploi apparaît clairement dans l’analyse de l’enquête (cf. tableau 4). Ainsi, les statuts de propriétaires et d’accédants accentuent-ils le refus de déménager pour un emploi 122 (respectivement 64 % et 65 %, contre 42 % chez les locataires). Parmi les accédants à la propriété, 11 % accepteraient un déménagement partout en France et 8 % un déménagement à moins de 100 kilomètres. Les locataires constituent le groupe qui accepte le plus la mobilité : ils sont le moins opposés à migrer à l’étranger (14 % accepteraient) ou partout en France (15 %). Il faut noter qu’ils sont tout de même 21 % à déclarer qu’ils hésiteraient à déménager si l’occasion se présentait. L’importance du statut d’occupation et du type de ménage dans la mobilité résidentielle est confirmée par les caractéristiques des personnes dont on perd la trace au fil de l’enquête. Près d’un tiers des 1024 individus interrogés lors de la première vague d’enquête ne seront pas retrouvés lors de la deuxième ou troisième vague. On peut faire l’hypothèse que ces personnes ont pu déménager de la zone d’emploi initiale. Or ces 314 personnes sont plus fréquemment locataires (57 % contre 42 % pour l’ensemble des enquêtés) et résidants d’Ilede-France (51% contre 41 % en moyenne). On constate également que ce sont davantage des hommes (60 %), des personnes seules ou des couples sans enfants. En revanche, ils diffèrent peu de la structure professionnelle et d’âge de l’ensemble des individus interrogés. Les réticences au déménagement des chômeurs propriétaires ou accédants à la propriété révèlent donc bien le rôle de mécanismes stabilisateurs joué par ces statuts d’occupation. Les contraintes financières de l’accession et la signification sociale et culturelle de la propriété en France font de cet investissement une étape particulièrement valorisée dans le parcours résidentiel. La propriété s’accommode tout naturellement à la stabilité. Elle constitue une sphère d’identification de proximité, centrée sur la famille, alors que la location est plus spécifiquement le segment de la mobilité, de l’urbain et de l’individu. Les personnes concernées sont en moyenne plus âgées que les locataires. Tableau 4 - Propension au déménagement pour un emploi selon le statut d’occupation En % ENSEMBLE Oui, même Oui, Oui, à à partout en moins de l’étranger France 100 km 10,6 10,6 7,3 STATUT D’OCCUPATION DU LOGEMENT Locataire, sous-locataire, 14,4 logé gratuitement 3,6 Accédant à la propriété Propriétaire 8 Non Hésiterait Ensemble ou n.s.p. 53,7 17,7 100 15,2 7,6 41,9 20,9 100 10,8 8,4 65,1 12,2 100 5,3 6,8 64,1 15,8 100 Note : champ de 603 individus ayant répondu, lors de la première vague de l’enquête, à la question CH22 « Pourriez-vous déménager si on vous offrait un emploi correspondant à ce que vous cherchez ? ». Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 ». 123 3.3. Le refus du déménagement pour l’emploi dans un contexte de mobilisation de l’entourage Enfin, le demandeur d’emploi peut refuser de déménager pour un emploi, même s’il le juge satisfaisant, parce qu’il pense pouvoir être employé sur place, en comptant notamment sur son entourage. S’il est difficile de répondre définitivement à cette hypothèse par un simple traitement descriptif de l’enquête, on peut penser que l’intensité des sociabilités et l’aide de l’entourage incitent à préférer la stabilité du lieu de vie. La mobilisation des relations familiales ou amicales dans la recherche d’emploi ne freine pas en soi l’acceptation d’un déménagement, même si on constate des comportements légèrement différents lorsque l’aide professionnelle de l’entourage a été efficace par le passé. Les relations personnelles, et singulièrement la famille, sont un facteur de stabilité lorsqu’elles ont permis de trouver le premier emploi de la carrière et/ou le dernier emploi avant le licenciement : 57 % des individus ayant reçu une fois l’aide de leur famille refuseraient de déménager pour un emploi (cf. tableau 5). Par ailleurs, des sociabilités familiales et amicales développées favorisent très légèrement le refus du déménagement : 55 % des personnes qui rencontrent fréquemment famille et amis (en 1997) déclaraient en 1996 refuser de migrer pour un emploi, contre 51 % des personnes qui déclarent avoir des sociabilités moins intenses. En réalité, derrière le type de sociabilité, on observe aussi l’effet des catégories sociales, puisque dans cette enquête les employés sont la catégorie dont les sociabilités familiale et amicale sont les plus développées. Tableau 5 - Propension au déménagement pour un emploi selon l'aide de l'entourage En % ENSEMBLE AIDE DE L’ENTOURAGE LORS DE L’ACCES Oui, Oui, Oui, à Hésiterait même à partout en moins de Non Ensemble ou n.s.p. l’étranger France 100 km 10,6 10,6 7,3 53,7 17,7 100 AU PREMIER ET AU DERNIER EMPLOI Au moins un emploi trouvé par relations amicales ou professionnelles 13,1 10,9 8,7 46,8 20,5 100 Au moins un emploi trouvé par la famille 7,9 8,2 10,8 57,4 15,8 100 Emplois trouvés par d'autres moyens Emplois trouvés par la famille ou les relations amicales ou professionnelles 10,4 12 6,1 58,1 13,4 100 9,5 10,3 4 54,6 21,7 100 Note : champ de 603 individus ayant répondu, lors de la première vague de l’enquête, à la question CH22 « Pourriez-vous déménager si on vous offrait un emploi correspondant à ce que vous cherchez ? ». Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 ». 124 4. Conclusion du chapitre 4 Les résultats présentés ici confirment que le chômage suscite un contexte d’incertitude peu favorable à la mise en œuvre d’une mobilité résidentielle. Ils suggèrent plus précisément une résistance à la migration. Cette opposition manifeste chez certains un lien particulier au territoire local à travers le logement et l’entraide familiale. L’insertion sociale et économique des salariés aurait donc davantage tendance à s’inscrire au sein de territoires contigus s’ils sont ouvriers ou employés, propriétaires ou accédants, ou s’ils vivent en couple avec des enfants. Déménager peut conduire à un changement de statut d’occupation qui va à l’encontre des attentes des ménages. Ces résultats vont dans le sens de notre hypothèse centrale selon laquelle les logiques familiales et résidentielles tendent à donner un cadre spatial à la trajectoire professionnelle. On peut faire l’hypothèse qu’il existe, face au chômage, différents modes d’articulation entre mobilité et enracinement, qu’il s’agit de comprendre par rapport aux trajectoires résidentielle, familiale et professionnelle passées. Ces résultats, dont nous avons souligné la nature essentiellement descriptive, viennent confirmer la pertinence d’une focalisation de l’analyse sur ces dimensions résidentielles et familiales des mobilités et non-mobilités liées à une recherche d’emploi. Cependant l’enquête dont ils sont issus ne nous permet pas d’aller plus loin dans la compréhension des pratiques de mobilité résidentielle liés à la perte d’emploi. Elle ne permet pas d’appréhender la complexité des choix réalisés au regard des trajectoires résidentielle, territoriale ou du projet familial. Elle laisse en suspend la nature de ces arbitrages : quelles sont les motivations qui les soustendent ? Le refus a priori de déménager est-il le signe d’une contrainte ou d’un choix ? Plus précisément, quelles sont les représentations du champ des possibles professionnels, spatiaux et territoriaux ? En résumé, ces résultats confirment la problématique engagée et suscitent la poursuite de notre démarche dans un sens plus qualitatif. 125 CHAPITRE 5 – ELABORATION DE L’ENQUETE AUPRES DE SALARIES D’UNE USINE CONFRONTES A LA DELOCALISATION OU A LA PERTE DE LEUR EMPLOI « Le recours à des méthodes d'observation orientées davantage vers la monographie, les enquêtes locales, les histoires de vie que vers le repérage des régularités statistiques et l'élaboration de modèles, ne correspond pas à un postulat rabaissant le rôle des acteurs collectifs et des forces macro-économiques ou politiques dans la mobilité résidentielle. Il vise à en mieux saisir le sens pour ceux qui la vivent. » Jacques Brun, 1990, « Mobilité résidentielle et stratégies de localisation », In Bonvalet C., Fribourg A.-M. (dir.) Stratégies résidentielles, Paris, INEDPlan Construction et Architecture, p. 307. Le choix d'une méthode d’enquête repose tout d’abord sur la nature de l'objet de la recherche. Il s'agit ici de préciser comment nous allons répondre aux questionnements soulevés précédemment par le biais d’une enquête de terrain, par le choix d’un cas unique d’étude en suivant une approche « compréhensive ». Après avoir présenté les choix méthodologiques et l’élaboration de l’enquête (1), nous exposerons plus précisément le terrain d’étude en présentant le contenu du plan social d’entreprise auquel nous nous sommes intéressée et les contextes socioéconomiques des territoires locaux qui constituent l’environnement des personnes interrogées (2). 1. Choix méthodologiques Afin de répondre à la spécificité de notre terrain d’étude, nous avons adopté une démarche qualitative “longitudinale”138 par la réalisation de deux vagues d’entretiens à un an 138 Ce terme est généralement attribué aux enquêtes qui suivent une population (une cohorte) sur plusieurs années en étudiant les évènements qui surviennent au cours de cette période. Notre enquête se limite à un suivi, d’un nombre déterminé d’individus, un an après le premier entretien. 126 d’intervalle et par l’envoi d’un questionnaire rétrospectif aux salariés n’ayant pas été rencontrés (1.1). Le corpus d’entretiens a ensuite fait l’objet d’analyses successives en vue de l’élaboration d’un classement typologique (1.2). 1.1. Une enquête qualitative longitudinale 1.1.1. Le choix d’un terrain unique d’étude Notre enquête porte sur le cas de la fermeture d’une usine de câbles électriques située à Laon en Picardie (Aisne), dont la production a été délocalisée, au cours de l’été 2000 à Sens en Bourgogne (Yonne, cf. carte 1). L’ensemble des trois cents salariés s’est vu proposer une mutation sur ce nouveau site éloigné de deux cents kilomètres de leur domicile. Le plan social, engagé au début du printemps 2000, proposait aux salariés de se déclarer ou bien pour la mutation directe ou bien pour une mutation d’essai d’au moins six mois dite « période probatoire » ou bien encore pour le licenciement. Nous avons donc choisi d’étudier un cas unique de restructuration d’entreprise. Il aurait évidemment été possible d’adopter une démarche comparative en analysant plusieurs restructurations d’entreprises dans différents types de bassins d’emplois. Cette option n’aurait toutefois pas répondu à notre problématique. En effet, en s’inscrivant dans une démarche qualitative, nous ne cherchions pas à constituer un échantillon représentatif des plans sociaux ou des territoires en reconversion. Au contraire, l’objet de la recherche nécessitait plutôt une analyse fine des arbitrages réalisés par les salariés. En choisissant le contexte d’une proposition de mutation professionnelle, nous cherchions à saisir l’attachement au lieu, « lorsqu’il est contraint de se révéler, sous l’effet de facteurs extérieurs » (Bourdin, 1996, p. 41), ainsi que les aspirations d’ordre familial et résidentiel. Choisir un seul terrain d’étude nous permettait justement d’appréhender un collectif de salariés qui existe « en soi » et subit, au même moment, un événement professionnel identique (un plan social) dans un contexte local commun. Autrement dit, en délimitant une population présentant une « relative communauté de positions » (Grafmeyer, 1995, p. 19), nous pouvions affiner l’investigation sur les trajectoires biographiques des salariés et ainsi saisir le sens de leurs arbitrages spatiaux et professionnels. Ce choix d’une démarche de type monographique est également de nature méthodologique. En effet, l’adoption d’un terrain unique permet de comprendre les « contextes locaux d’interaction » (Hamel, 1998, p. 129), c’est-à-dire de saisir plus largement la genèse de comportements et de processus d’ordre social. En effet, le cadre de la restructuration étudiée (une fermeture d’usine entraînant une délocalisation), bien que peu fréquent à l’échelle du marché du travail, offre une observation quasi expérimentale des 127 Carte 1 - Situation des départements de l'Aisne et de l'Yonne Amiens Saint-Quentin AISNE Vervins Tergnier CharlevilleMézières Chauny Laon Beauvais Creil Soissons Compiègne Reims Meaux ChâteauThierry Epernay Châlons-enChampagne Région Parisienne Provins Melun Troyes Sens Montargis YONNE N 0 50 km Auxerre Légende Reims (213.000) Amiens (160.000) Troyes (125.000) Saint-Quentin (70.000) Frontière nationale Limites régionales Limites départementales Départements de l'Aisne et de l'Yonne Laon (30.000) Autoroutes Chauny (12.000) Routes secondaires Les cercles sont proportionnels au nombre d'habitants des agglomérations, excepté pour la région parisienne. © Vignal C., Guerrinha C. (2003) situations d’incitations à la mobilité géographique de salariés. En outre, les entretiens réalisés auprès des professionnels de l’emploi et de la reconversion (cf. chapitre 2) montrent la récurrence des problématiques de résistances à la mobilité dans le cadre de plans sociaux. Plus qu’un critère de représentativité, notre démarche repose donc sur l’exemplarité du plan social et du territoire étudiés. 1.1.2. Questions de recherche L’objectif central de cette recherche est d’analyser les arbitrages de salariés, notamment ouvriers, entre une mobilité professionnelle subie et l’attachement au territoire, au logement et à la famille. Il s’agit alors de comprendre les transformations qui s’opèrent, à cette occasion, dans la relation entre la sphère professionnelle et la sphère domestique. Autour d’un cas de délocalisation d’usine, en France, impliquant la fermeture du site initial, nous questionnerons les stratégies et contraintes des salariés, principalement ouvriers : - Quelles stratégies, quels aménagements apparaissent autour du logement et de la famille ? - En quoi les arbitrages sont-ils orientés, d’une part, par les trajectoires antérieures, d’autre part, par les contraintes institutionnelles et locales? - Quelles sont les différences de comportements et de marges de manœuvre entre ouvriers, techniciens et cadres ? Qu’en est-il au sein même de la catégorie des ouvriers ? L’enquête a également pour but d’explorer les ajustements entre migrations et ancrage résidentiel provoqués par la délocalisation de l’emploi : - Le refus de la migration préserve-t-il de tout changement en matière de pratiques spatiales ? - La migration implique-t-elle nécessairement un déracinement, une rupture dans les relations familiales ? - Comment évolue le rapport à l’emploi selon les choix de migration ou d’ancrage, de mutation ou de licenciement ? - Est-ce que la famille est un frein ou une aide à la mobilité dans la recherche d’emploi des ouvriers ? 1.1.3. Une enquête “longitudinale” par entretiens et un questionnaire rétrospectif Notre méthode d’investigation principale a été la réalisation d’entretiens avec les salariés touchés par la fermeture de leur usine. L’objectif de la recherche est d’expliquer les décisions de mobilité ou de non-mobilité résidentielle des salariés par l’analyse de leurs récits. Nous cherchions à faire ressortir les logiques d’acteurs pris entre épreuves personnelles et enjeux collectifs. La simple analyse de faits recensés par un questionnaire n’aurait pas permis de comprendre la signification et les motivations des individus, tant dans leur choix d’ancrage 128 que de mobilité. Or, nous cherchions à saisir à la fois les dimensions structurantes qui déterminent collectivement les comportements et les représentations des acteurs susceptibles de guider leurs conduites (Moscovici, 1984). Nous nous situons donc dans une perspective compréhensive dans laquelle les comportements sont analysés à travers les types de rationalités et de valeurs d’individus insérés dans un type de société et contraints par différentes évolutions macro-sociales. Cette méthodologie générale s’est inscrite dans un processus d’enquête particulier : celui d’une enquête “longitudinale” en deux vagues d’entretiens semi-directifs. Ce dispositif est justifié par le processus de fermeture et de délocalisation de l’entreprise dont le plan social démarra en mars 2000. Lors la première vague d’entretiens, réalisée entre juin et septembre 2000, nous interrogions les salariés quelques semaines après qu’ils aient pris la décision d’accepter la mutation, ou bien d’opter pour une mutation provisoire dite « période probatoire », ou bien encore d’être licenciés. On se situait donc dans une phase de transition qui succédait à un arbitrage formulé quelques semaines plus tôt, mais qui précédait le déménagement ou la recherche d’emploi. Nous avons ensuite réalisé une seconde vague d’entretiens, dix à douze mois après (en 2001), avec l’ensemble des personnes interviewées. Cette démarche se révélait indispensable notamment pour connaître la décision définitive des salariés ayant tenté la mutation « probatoire». Ces deux vagues d’entretiens devaient nous permettre d’obtenir aussi bien des informations sur les trajectoires passées que de suivre un processus en cours. Deux grilles ont donc été élaborés et deux types d’entretiens ont été menés pour répondre à cet objectif. Lors de la première vague, la grille d’entretien est d’une part biographique et d’autre part orientée sur les motivations et le processus de décisions relatifs à la mutation, cette deuxième phase permettant une conduite plus libre de l’entretien (ii). Lors de la deuxième vague, la “technique” se rapproche de la conduite classique d’un entretien semi-directif (iii). Enfin, en 2002, un questionnaire rétrospectif a été envoyé aux salariés n’ayant pas été interviewés (iiii). (i) L’échantillon Originaire de la ville de Laon, nous avions très vite pris connaissance, notamment par la presse quotidienne régionale, du processus de fermeture de l’usine en question. Notre réseau de connaissances sur place nous a permis de nous mettre en contact avec deux salariés de cette entreprise auxquels nous avons expliqué notre démarche de recherche. C’est par ces personnes que nous avons pu obtenir la liste nominative et les adresses des salariés en poste dans l’usine au printemps 2000 ainsi qu’une copie du plan social rédigé par la direction. 129 A cette époque, nous avions informé de notre démarche la société Econova (filiale de Adeco) chargée de la Cellule de reclassement pour les salariés licenciés et de l’accompagnement des salariés mutés. La direction de l’usine refusa que cette société nous aide à réaliser des entretiens ou nous donne accès à des informations relatives au plan social. Ce refus n’a finalement pas été nuisible à notre enquête. Au contraire, alors qu’une défiance et un climat de tension s’étaient installés entre les salariés et la direction de l’entreprise, le danger aurait été que notre recherche soit assimilée à une démarche de la direction et non à un travail universitaire indépendant. Des craintes de ce type nous ont parfois été adressées lors des entretiens. Nous pouvions alors très vite éclaircir le doute et assurer notre interlocuteur. En outre, notre objet de recherche n’étant pas l’organisation du travail dans l’usine, nous n’avions pas besoin d’être présente dans l’établissement, même si nous avons eu l’occasion d’y entrer à plusieurs reprises à Laon comme à Sens. L’entreprise comprenait, au printemps 2000, 307 salariés (dont ceux en contrat à durée déterminée). Nous avons eu accès à la liste nominative de 284 salariés (ce qui correspond à la l’ensemble des salariés exceptés les CDD et les cadres de la direction) à partir de laquelle nous avons construit notre échantillon d’enquêtés selon trois variables dont nous avions la connaissance : le sexe, le lieu de résidence, et le choix effectué au regard de la mutation proposée. Nous avons volontairement interrogé davantage de salariés mutés ou ayant accepté la période probatoire (vingt-six personnes sur cinquante-neuf interrogées). Enfin, si nous n’avons pu obtenir la qualification de chaque salarié, nous avons toutefois respecté la proportion générale des qualifications, à savoir trois-quart d’ouvriers et un quart de techniciens (cf. Tableau 6). Au printemps 2000, nos informations étaient les suivantes : quarante et un salariés acceptaient la mutation, trente-sept adoptaient la mutation pour une « période probatoire ». Nous avons donc construit l’échantillon d’enquêtés sur cette base de 73 % de salariés licenciés, 14 % de salariés mutés, 13% de salariés en mutation pour une période d’essai. Plus tard, nous apprendrons que cent vingt salariés ont été mutés (cadres compris), à l’essai ou définitivement, au cours de l’année 2000 et que seuls quatre-vingt d’entre eux acceptèrent finalement cette mutation en 2001139. 139 Les données, publiées par J.-S. Blanck (2001) plus d’un an plus tard, font état de soixante-cinq personnes mutées d’emblée et de cinquante-cinq personnes mutés en « période probatoire » (cf. chapitre 7). 130 Tableau 6 - Comparaison de l’échantillon d’enquêtés avec l’ensemble des salariés de l’entreprise En % Ensemble des salariés* (284 personnes) Salariés enquêtés (59 personnes) CHOIX RELATIF AU PLAN SOCIAL Licenciement Mutation Mutation en « période probatoire » 60 22 18 58 20 22 SEXE Femme Homme 17 83 17 83 LIEU DE RESIDENCE Laon Dans un rayon de 10 km autour de Laon De 10 à 20 km de Laon A plus de 20 km de Laon Autre département 31 27 25 16 1 29 34 24 11 2 Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). * Informations obtenues en Mai 2000 Cinquante-neuf salariés ont été rencontrés au cours de l’été 2000 lors de la première vague d’entretiens (cf. tableau 7). Nous avons réalisé en réalité cinquante-six entretiens mais trois d’entre eux ont été faits avec des couples travaillant ensemble dans l’entreprise. Un autre entretien a été mené avec la conjointe, inactive, d’un salarié dans la mesure où il ne désirait pas nous répondre seul. Cet échantillon est composé à 80 % d’ouvriers et de 20% de techniciens et responsables de production (quarante-neuf ouvriers, six techniciens et quatre responsables d’atelier ou de service). En 2001, lors de la seconde vague d’entretiens, dix à douze mois après la première, cinquantesix personnes ont été interviewées. Seules trois personnes n’ont pas souhaité nous rencontrer à nouveau, pour raison de santé ou par refus d’évoquer une période difficile. Le corpus final de personnes interviewées deux années consécutives se compose donc de trente-huit salariés licenciés, de dix-sept salariés mutés et d’un salarié encore en période probatoire mais en passe d’être licencié. Tableau 7 - Nombre de salariés interviewés selon leurs choix de mutation Effectifs Licenciés Mutés Première vague d’entretiens (2000) 34 12 Mutés en « période probatoire » 13 Seconde vague d’entretiens (2001) 38 17 1 Ensemble 59 56 Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 131 Les salariés ont été contactés par téléphone. Les personnes sur « liste rouge » n’ont en général pas pu être jointes sauf dans les cas où d’autres enquêtés nous ont donné leur numéro de téléphone. En effet, à la fin des entretiens, l’enregistrement par magnétophone terminé, nombre de personnes nous questionnaient sur notre démarche et nous proposaient de contacter tel ou tel autre salarié. Nous leur demandions à cette occasion des numéros de téléphone ou des recommandations auprès de salariés que nous avions prévu de rencontrer. Cette démarche nous a permis, au moment de la prise de rendez-vous téléphonique, de nous identifier comme personne extérieure à la direction de l’entreprise et de gagner la confiance des personnes. Au téléphone, nous annoncions notre démarche de façon assez précise : nous rappelions que, face à la fermeture de l’usine, les salariés s’étaient vus proposer une mutation. Puis nous expliquions que nous cherchions à comprendre en quoi il était facile ou difficile de prendre une telle décision, notamment vis-à-vis de la famille et du logement. Au départ, nous pensions ne pas dévoiler au téléphone l’objet de notre recherche. Mais pour convaincre les personnes de bien vouloir nous recevoir, il fallait valoriser l’intérêt de leur implication et de leur témoignage. Cette démarche a d’ailleurs permis de rencontrer relativement peu de refus (quinze cas). Les entretiens ont été réalisés au domicile des salariés ou, plus rarement, dans un café ou dans l’usine. Tous ont été enregistrés par magnétophone. Les entretiens de la première vague ont duré en moyenne soixante minutes. Lors de la seconde vague, les entretiens ont été réalisés au domicile des personnes, dans la région de Laon pour les licenciés et dans la région de Sens pour les salariés mutés ayant déménagé. Quelques personnes mutées en « période probatoire » ou mutées définitivement mais revenant parfois le week-end nous ont invité à faire l’entretien à leur domicile laonnois. Les interviews de cette seconde vague ont duré en moyenne quarante minutes. La conduite des entretiens visait non pas à être la plus neutre possible mais à mettre dans de bonnes conditions l’interviewé. Les relances, les sourires, les acquiescements tout au long du discours visaient à instaurer un climat de confiance et à montrer notre intérêt pour les préoccupations de l’enquêté. Une attitude “neutre” aurait sans doute été peu habile face aux récits des évènements vécus par ces personnes. Il faut aussi noter que la conduite des entretiens a été différente lorsque la conjointe de l’enquêté était présente et intervenait. Bien que nous demandions un entretien individuel, il nous a semblé difficile de refuser la présence de la conjointe dans la pièce où se déroulait l’entretien et d’empêcher son intervention, alors même que certaines personnes ne souhaitaient manifestement pas répondre seules. La crainte devant l’exercice de l’entretien mais peut-être aussi la forte implication des femmes dans le processus de décision expliquent sans doute la présence des conjointes lors de la première 132 vague d’entretiens : ce fut le cas pour dix-neuf entretiens en 2000140 mais pour seulement sept entretiens lors de la seconde vague. Notre enquête avançant, les attentes des conjointes se sont révélées être une dimension récurrente dans la prise de décision. Nous avons donc tenté de tirer partie de l’interaction entre les conjoints et des compléments d’informations que certaines femmes nous apportaient (deux exemples seront développés dans le chapitre 10). (ii) La première vague d’entretiens (juin-septembre 2000) La première vague d’entretiens cherchait à dégager les grandes étapes des parcours familiaux, résidentiels et professionnels, pour ensuite se concentrer sur la période de fermeture de l’entreprise et saisir les logiques d’ancrage et de mobilité. Cet objectif nécessitait d’adapter la méthode de l’entretien semi-directif. C’est pourquoi nous avons choisi de construire une grille de questions en deux temps. Nous annoncions cette démarche en expliquant que nous allions aborder les étapes résidentielles et professionnelles de l’individu et de sa famille dans un ordre chronologique, puis que nous parlerions de la période actuelle. La première partie du guide d’entretien suit donc une grille biographique et cherche à aborder trois types de trajectoires de l’individu et de son (sa) conjoint(e) : les grandes étapes résidentielles et professionnelles du réseau de parenté, la trajectoire résidentielle et la trajectoire professionnelle. La consigne de départ était : « Pouvez-vous me parler de votre famille, d’où viennent vos grands-parents, vos parents ? Quels ont été les lieux où ils ont successivement habité ? ». Les questions initiales portaient donc sur la sphère la plus privée (la famille), puis sur la trajectoire résidentielle de l’individu, pour aboutir à la sphère “publique”, celle de la vie professionnelle. Nous insistions sur l’articulation entre les espaces domestiques et professionnels et notamment sur les arbitrages de localisation du lieu de résidence. Nous interrogions également la personne sur ses réseaux de sociabilité et leur place dans son histoire. A la différence de ce qui se passe dans un entretien semi-directif classique, notre méthode cherchait à obtenir une chronologie des étapes afin d’obtenir des informations précises sur les lieux de vie, les dates et durées et de ne pas nous limiter aux étapes jugées importantes par l’enquêté. Pour cela, nous nous sommes appuyée sur une fiche de datation de type AGEVEN employée par les démographes (Antoine et alii, 1999). Au début de l’entretien, nous exposions l’usage de cette grille en expliquant qu’elle nous servirait à nous 140 Rappelons que trois d’entre eux ont menés avec des couples travaillant ensemble dans l’entreprise. Un autre a été mené avec la conjointe de l’enquêté lequel ne désirait pas nous répondre directement. 133 repérer et à dater les parcours familiaux, résidentiels et professionnels. Les questions posées et le fait que nous inscrivions les étapes sur la grille de datation pendant l’entretien imposaient une démarche chronologique à l’enquêté. Cette grille d’entretien visait à obtenir des informations factuelles mais aussi à faire émerger les logiques, les valeurs, les représentations des individus. Nous laissions donc les personnes interviewées enchaîner et développer à leur guise les points de leur trajectoire tout en revenant sur la chronologie des étapes. Si la forme des entretiens est donc plus directive dans cette première partie, elle n’empêchait pas le récit de se développer. Cette grille devait donc être utilisée avec souplesse. Certains enquêtés très prolixes nécessitaient très peu de relances, juste quelques questions pour aborder les thématiques prévues. D’autres, moins à l’aise avec la situation d’entretien, devaient être mis en confiance et s’appuyaient davantage sur nos questions. Cette méthode d’entretien “de type biographique” comporte un certain nombre de biais. L’individu reconstruisant sa trajectoire ne fait pas qu’énumérer les faits. Il leur donne cohérence, il recherche une unité. Cette « illusion biographique » (Bourdieu, 1986) peut le conduire à rationaliser des faits a posteriori. Toutefois, s’appuyer sur une grille de datation limitait les risques d’informations parcellaires autour des trajectoires, lesquels peuvent être dus à l’évitement par l’interviewé de moments jugés inintéressants (comme par exemple, la géographie du réseau de parenté, les étapes résidentielles dans l’enfance, l’entraide de la famille, les expériences de chômage, etc.). Nous pouvions, en effet, relancer les personnes sur les nœuds, les bifurcations qui apparaissaient dans leurs récits. Nous évitions d’interpréter les trajectoires comme un enchaînement de projets ou de stratégies, afin de saisir les éventuelles « ruptures dans les appartenances », « réorganisations des attitudes et des conduites », ou « changements d’espace de vie » (Grafmeyer, 1995, p. 23). Pour autant, un questionnaire biographique réalisé en face à face n’aurait sans doute pas permis d’approfondir avec l’interviewé la signification de ces parcours. La deuxième partie de l’entretien s’intéressait à la fermeture de l’entreprise et au processus d’acceptation ou de refus de la mutation. Cette partie était généralement introduite par la question : « Qu’est-ce qui a été pour vous un carrefour dans votre vie professionnelle, un moment où il y a eu des choix importants à faire ? » Nous cherchions alors à replacer l’événement de la fermeture d’entreprise dans l’ensemble des trajectoires, ce thème étant d’ailleurs parfois abordé spontanément. Cette seconde partie de l’entretien se déroulait de façon plus libre que la première. Elle permettait à l’enquêté d’enchaîner à sa guise les dimensions du problème, ce qui facilitait l’expression du vécu des évènements et de la signification des choix, des tensions et des hésitations. Nos relances cherchaient simplement à 134 approfondir des points ou à aborder des thématiques qui n’étaient pas spontanément mobilisées. La grille d’entretien, présentée en détail en annexe, abordait les thèmes suivants : Grille de la première vague d’entretiens Première partie : Trajectoires familiale, résidentielle et professionnelle - Grandes lignes des parcours résidentiels et professionnels du réseau de parenté - Sociabilité et réseau d’entraide - Parcours résidentiel de l’interviewé(e) et de son (sa) conjoint(e) - Parcours scolaire et professionnel de l’interviewé(e) et du (de la) conjoint (e) - Pratiques de déplacements, de loisir et de consommation Deuxième partie : La fermeture de l’entreprise, le processus d’acceptation ou de refus de mutation - Qu’est-ce qui a été pour vous un carrefour dans votre vie professionnelle, un moment où il y a eu des choix importants à faire ? - Qu’est-ce qui a pesé dans votre décision de déménager / ne pas déménager ? - Dans le cas du refus de la mutation : Comment avez-vous vécu votre licenciement ? Financièrement, comment allez-vous faire ? Relances sur : aide de l’entourage, “débrouille”, petits travaux payés de la main à la main, etc. - Dans le cas de l’acceptation de la mutation définitive ou de la période probatoire de six mois : Dans quel type de logement allez-vous résider ? Relances sur : nature/type des logements provisoires/définitifs, localisation, statut d’occupation, coût du loyer/remboursements, etc. Est-ce que toute votre famille (ménage) déménage ? Qu’en est-il de l’emploi de votre conjoint(e) ? (iii) La seconde vague d’entretiens ( mai - juin 2001) Nous avons interviewé une deuxième fois, dix à douze mois après le premier entretien, cinquante-six des cinquante-neuf personnes rencontrées en 2000. A la fin de chaque entretien en 2000, nous demandions aux enquêtés s’ils acceptaient de nous rencontrer à nouveau un an plus tard. La prise de contact par téléphone en 2001 était donc facilitée par l’accord de principe donné préalablement. L’analyse de la première vague d’entretiens suggéra de nouvelles hypothèses et de nouvelles dimensions à explorer (cf. chapitre 6 et 7). Pour les salariés mutés, la première vague avait montré l’amorce de stratégies résidentielles d’accession à la propriété ou de doublement du logement (entre une résidence familiale à Laon et un logement « professionnel » à Sens) qu’il s’agissait d’approfondir. On s’est donc intéressée aux réaménagements familiaux, résidentiels et professionnels découlant du choix réalisé un an plus tôt : déménagements définitifs, déménagements provisoires lors de la période probatoire puis retour dans la région d’origine, fréquence des visites à la famille restée dans l’Aisne. On 135 cherchait également à analyser les choix des salariés mutés à l’essai en « période probatoire ». Pour les salariés licenciés, nous voulions comprendre quels étaient les moyens et critères, notamment spatiaux, de recherche d’emploi, quel était le rôle de la famille dans ce processus et, à partir de là, comment la relation habitat – emploi avait évolué. Les entretiens de cette deuxième vague ont été conduits, conformément aux principes d’un entretien semi-directif, dans le but de révéler le vécu et les représentations des enquêtés face à des situations professionnelles et /ou résidentielles nouvelles. La question de départ (« Que s’est-il passé d’important depuis notre dernière rencontre ? ») était volontairement ouverte pour laisser l’interviewé libre de l’organisation de son propos. Au fil de son récit, nous approfondissions certains points ou relancions l’entretien sur des thématiques trop peu abordées. Le guide d’entretien détaillé en annexe comporte les thématiques suivantes141 : Grille de la seconde vague d’entretiens Sphère professionnelle : mutation ou recherche d’emploi Cas du licenciement : quel a été votre parcours professionnel depuis le licenciement ? périmètre de la recherche d’emploi en fonction du niveau de salaire proposé, etc. Cas de la mutation : comment se passe l’adaptation au nouvel emploi depuis le déménagement ? Cas de la période probatoire : qu’est-ce qui a motivé votre décision de rester / de revenir à Laon ? Rapport au logement et mobilité résidentielle : déménagements, hébergements, dédoublement du lieu de résidence, rapport au statut d’occupation du logement face aux difficultés financières éventuelles, investissements (bricolage, travaux) dans le logement. Relations et adaptations familiales : organisation familiale, entraide de l’entourage depuis un an, vécu familial de la perte d’emploi / délocalisation de l’emploi, fréquence et nature des retours dans la région d’origine. (iiii) Le questionnaire : un outil complémentaire (février- mars 2002) Au cours de notre enquête par entretiens, nous avons tenté d’obtenir auprès de la direction de l’usine les caractéristiques des salariés ayant accepté ou refusé la mutation (qualification, niveau de revenu, type de ménage, etc.). Le refus catégorique de la direction des ressources humaines142 de nous les fournir a révélé la sensibilité de l’entreprise sur les questions touchant à la délocalisation de l’usine, laquelle sensibilité était exacerbée par les difficultés de reprise de la production après la délocalisation (cf. chapitre 8). Nous avons donc décidé au début de l’année 2002 de compléter notre enquête par un questionnaire envoyé aux 141 Notons que ce guide n’est qu’un support, l’ordre des thèmes et des questions était fixé par l’enquêté. Ce refus de la direction de l’entreprise de nous fournir ces informations nous a été communiqué par l’intermédiaire d’un salarié nous aidant dans notre démarche ainsi que par la société chargée de la cellule de reclassement prévue par le plan social. 142 136 salariés n’ayant pas été rencontrés. Ce questionnaire, d’une seule page, comportait dix-neuf questions à réponses multiples et une question ouverte sur les raisons du refus ou de l’acceptation de la mutation dont la réponse pouvait être développée au verso de la page (cf. annexes). Une lettre d’accompagnement expliquait la nature universitaire de notre démarche, l’importance de la participation de chacun et l’anonymat des réponses données (cf. annexes). La rapidité de remplissage du questionnaire, la gratuité de l’envoi (une enveloppe T préaffranchie à l’adresse de l’Université était fournie avec le questionnaire) ainsi qu’une relance téléphonique ont permis d’obtenir un taux de réponse de 42 % (98 personnes sur 233 questionnaires envoyés). Le corpus de salariés enquêtés par entretien (lors des deux vagues, n= 56) ou questionnaire est donc de 154 personnes ( n = 98 + 56) soit 54 % de l’ensemble des salariés de l’établissement de Laon. Les informations demandées dans ce questionnaire concernaient l’âge, le sexe, le nombre d’enfants, les départements où résident la famille et la belle-famille, le niveau d’étude, la nature de la décision (mutation, licenciement ou mutation à l’essai) et enfin la situation au printemps 2000 (au moment du plan social) en matière de qualification dans l’entreprise, de type de ménage, d’enfants à charge, de statut d’occupation du logement, d’activité professionnelle et de métier du conjoint. Dans le cas du licenciement, nous demandions les moyens de recherche d’emploi et la situation professionnelle actuelle. Dans le cas de la mutation, nous demandions si la famille avait déménagé, le statut d’occupation du logement et la fréquence des déplacements dans la région d’origine. Ces données permettront de mieux quantifier et objectiver, en troisième partie, l’analyse du vécu et des logiques exprimées par les personnes interviewées. 1.2. Les étapes de l’analyse des entretiens Les entretiens sont notre matériau principal. Pourtant nous ne nous inscrivons pas dans une analyse totalement inductive. Notre démarche est certes fondée sur une question sociale actuelle et sur une enquête de terrain mais elle repose également sur la formulation d’hypothèses de départ (cf. chapitre 3). Cependant ces hypothèses n’étaient pas figées et le recueil de données n’a pas cherché, à proprement parler, à les tester. Les analyses de la première et de la deuxième vague d’entretiens ont fait émerger de nouvelles questions. C’est donc une voie médiane entre l’empirisme et la validation d’hypothèses préalables que nous avons cherché à construire. 137 L’analyse des entretiens repose sur l’identification de logiques d’action. Cette notion ne présage pas forcément une anticipation ou une maîtrise des conséquences de l’action comme le suppose le concept de stratégie. On s’intéresse davantage aux manières dont les individus réactualisent leurs décisions et pratiques en fonction des contraintes extérieures. En effet, « une logique d’action peut-être recomposée après coup en dégageant une cohérence inhérente à une séquence de comportements, sans que celle-ci ne découle d’une intention préalable » (Rémy, 1999, p. 316). C’est donc un outil pour « nommer la reconstitution des rationalités à l’œuvre dans les entretiens » (Demazière et Dubar, 2001). Dès lors, on se situe au niveau de l’analyse des récits sur l’action. La question est alors de savoir quel statut accorder à la parole des personnes sur leurs arbitrages. S’il est aujourd’hui admis que les représentations véhiculées par les discours ont un lien étroit avec les conduites qu’elles guident (Moscovici, 1984), il faut toutefois distinguer l’histoire vécue du récit que les personnes en font. Daniel Bertaux considère que « le récit de vie constitue une description approchée de l'histoire réellement (objectivement et subjectivement) vécue » (1997, p. 6). Les travaux méthodologiques de C. Dubar et D. Demazière (1997) conçoivent davantage le récit comme une reconstruction de l’histoire vécue. Il s’agit pour nous d’emprunter une voie médiane et d’appréhender les discours comme des formes de reconstruction de la réalité vécue par les acteurs, mais aussi comme des « segments de cette réalité exprimés à travers un point de vue socialement situé » (Sencébé, 2001, p. 46.). Il faut ainsi garder à l’esprit les limites inhérentes à une telle méthode : les enquêtés peuvent chercher à rationaliser a posteriori leur démarche, essayer de faire bonne figure auprès de l’enquêteur et ainsi moduler leur discours. Nous nous sommes donc attachée à analyser les étapes des trajectoires et les pratiques elles-mêmes (nécessairement “reconstruites” par le discours) sans les dissocier de leur sens pour le sujet. L’ensemble des entretiens ont été enregistrés puis entièrement retranscrits143. L’analyse a comporté différentes phases. Nous avons tout d’abord étudié chaque entretien séparément. La lecture et l’annotation des textes, puis la rédaction d’une fiche individuelle nous a permis de mettre à plat l’ensemble des informations sur le parcours de l’individu, de sa famille et de son réseau de parenté. Ce travail visait également à articuler les trajectoires professionnelles et domestiques aux perceptions et au vécu de la fermeture de l’usine. 143 On trouvera dans l’annexe qui constitue le second tome de la thèse, une sélection de retranscriptions intégrales d’entretiens réalisés, en 2000 et 2001, avec huit salariés. 138 Nous avons, dans un deuxième temps, analysé transversalement le corpus d’entretien de deux manières complémentaires. Tout d’abord, nous avons codé les informations factuelles et objectivables de chaque entretien afin d’observer le corpus de façon globale et synthétique. Le fichier sous forme de tableur Excel (une ligne par individu) comporte des informations telles que l’âge, le type de famille, le statut d’occupation du logement, etc (la liste est jointe en annexe). L’analyse de ces informations codées a notamment porté sur l’identification de variables structurantes du choix de mobilité ou de non-mobilité résidentielle face à la délocalisation de l’emploi : qualification, statut d’occupation du ménage, âge, emploi du conjoint, etc. Cependant ce dénombrement altère le sens donné par les individus à leur choix et le mécanisme complexe de leur décision. C’est pourquoi, nous avons également opéré un découpage thématique des entretiens en recherchant les axes communs, les récurrences ou les oppositions. Concrètement, nous avons regroupé des extraits d’entretiens par thèmes (la famille, le logement, l’emploi, les pratiques dans la région de résidence, les sociabilités, le choix de mutation ou de refus de la mutation, etc.), à l’intérieur desquels nous avons identifié des représentations communes (par exemple un attachement ou une distanciation au réseau de parenté, une représentation positive du changement de logement et de région, etc.). Il convenait de saisir les articulations dans les discours entre les dimensions résidentielles, familiales et professionnelles. Cette méthode nous permettait d’embrasser la complexité et les nuances des propos. Si nous nous attachions à identifier les individus ainsi regroupés, c’est davantage des logiques communes qu’il s’agissait de travailler. Les chapitres 6 à 9 exposeront les résultats de cette analyse transversale. Enfin, nous avons élaboré un classement synthétique des formes d’ancrage et de migration en fonction, d’une part, du rapport à l’emploi et des exigences professionnelles et, d’autre part, des projets et attentes familiaux. Les deux entretiens réalisés avec chaque personne ont été utilisés afin de percevoir les évolutions dans les modes d’articulation entre sphère professionnelle et sphère familiale. De ces éléments nous avons pu déduire des types de comportements aux traits caractéristiques que nous avons accentués pour en faciliter la compréhension. L’élaboration de la typologie sera exposée en détail dans le chapitre 10. Cette enquête a donc permis à la fois un travail d’analyse des données factuelles pour en comprendre les effets structurants sur les marges de manœuvre des individus et un travail de compréhension des logiques d’action des salariés. Rappelons que la notion de logique d’action permet d’aborder la façon dont les individus rendent compatibles leur situation avec leurs projets ou leurs pratiques intériorisées. Notre analyse mêle donc dimensions objectives et subjectives. 139 2. Terrain d’enquête et contextes territoriaux L’entreprise et le plan social étudiés sont à présent exposés précisément (2.1) ainsi que les contextes territoriaux en jeu dans notre recherche (2.2). Cette présentation permettra de mieux situer les discours des salariés autour de la fermeture de l’usine ou des risques d’être au chômage. 2.1. La restructuration et le plan social étudiés 2.1.1. Chronologie de la fermeture-délocalisation d’une usine de câbles L’usine de câbles électriques de Laon (Aisne) sur laquelle porte notre enquête a été créée dans les années 1970. A la faveur de rachats et de regroupements dans le secteur de la construction électrique en France, l’usine de Laon a été rachetée, en 1989, par un groupe industriel multinational d’origine italienne dont l’activité se composait, dans les années 1990, pour moitié d’une production de pneumatiques, pour l’autre moitié d’une production de câbles pour le transport d’énergie et d’informations. La localisation des usines de ce groupe dans des villes moyennes (Chavanoz, Angers, Charlieu, Anfreville…) s’inscrit dans le mouvement de déconcentration massive d’emplois peu qualifiés des « Trente glorieuses », lequel a bénéficié aux régions du Bassin parisien et de l’Ouest (Veltz, 1996). Dans le cas de l’usine qui nous intéresse, les emplois, accessibles dans les années 1970 et 1980 à une main-d’œuvre sans tradition industrielle, ont nécessité une qualification de plus en plus spécifique pour permettre une production de plus haute valeur ajoutée (câbles spéciaux pour la Marine Nationale, pour le transport d’information, câbles haute tension pour le transport d’énergie électrique, etc.). Aujourd’hui, la branche française du producteur de câbles emploie 2300 personnes dont un millier dans les établissements sénonais (Yonne). Les phases successives de son développement montre la logique de rachat puis de concentration qui a guidé ce groupe face à un environnement économique de plus en plus concurrentiel au niveau international et national. Le projet de réorganisation du groupe italien consistait en la fermeture et le regroupement de différents sites de production en France afin de réaliser des économies d’échelle, une réduction des frais fixes (systèmes de production, bâtiments, centralisation des 140 structures administratives) et l’abandon de certaines productions jugées peu rentables. La production de câbles est soumise à de fortes variations d’activité liées à la conjoncture mais aussi à la déréglementation des services publics (EDF, Marine Nationale). Ce contexte a entraîné la chute des prix de vente du câble en 1998 et 1999 ainsi que des mouvements de recompositions des entreprises de ce secteur d’activité. Les résultats brut d’exploitation du groupe en 1999, inférieurs de 46 % par rapport à ceux de 1998 (perte de 24,28 millions d’euros), conduirent la branche française à engager une rationalisation et une réorganisation de la société : 2500 emplois en Europe devaient être touchés dès 1999. Or, dans le même temps, le groupe a procédé à des rachats d’entreprises concurrentes qui l’amènent aujourd’hui à être présent dans vingt-trois pays. En juin 1999, la direction française de la société décide donc la fermeture de l’établissement de Laon (Aisne, 300 salariés) et du siège social du groupe à Saint-Maurice (Val-de-Marne, 250 employés). La majeur partie des activités de ces établissements devait être transférée dans les deux établissements de l’agglomération de Sens, à Paron et Gron (Yonne). Le 7 octobre 1999, une réunion extraordinaire du Comité Central d’Entreprise confirme la décision. Face à cette annonce, la cellule de crise mise en place par le Préfet de l’Aisne en Octobre 1999 ne peut que constater son incapacité à empêcher le départ de l’usine. Les représentants des salariés mobilisent dans le même temps les élus (maire de la ville et député), lesquels n’ont pu que s’assurer de l’absence de subventions de par l’Etat pour les emplois “créés” dans le département de l’Yonne. Les débats au Conseil Municipal tournent autour d’une proposition du maire de Laon de recourir à un appel national au boycott des produits de l’entreprise. Les élus de l’opposition refuseront cette stratégie, craignant des retombées négatives sur l’activité et donc l’emploi des salariés que l’on cherche à défendre. Les conséquences économiques pour l’agglomération de Laon sont très importantes. Après le départ de trois mille militaires suite aux restructurations de la Défense Nationale, la ville est à nouveau marquée par une perte de trois cents emplois et risque une perte supplémentaire de 300 emplois indirects (principalement des sous-traitants). A cela s’ajoute, la même année, les restructurations d’une autre entreprise industrielle (matériel de bureau) et d’une société commerciale (siège social d’une parfumerie). Ces restructurations ont pour conséquence une diminution de 17 % de la taxe professionnelle perçue par la ville en 2000 (soit 1,23 millions d’euros). Du côté de Sens, dans l’Yonne, la démarche des collectivités locales est toute autre. Le nord de la Bourgogne, aux franges de l’agglomération parisienne (cent vingt kilomètres de 141 Paris, à cinquante minutes par train direct), est un espace de décentrement de la population francilienne et d’implantations d’entreprises industrielles (cf. point 2.2.). En 1998, la Bourgogne a été la sixième région française en terme d'accueil d'investissements extérieurs. L'Yonne, et spécialement le Sénonais, au nord, attire les entreprises franciliennes. Dans le cas qui nous intéresse, des dispositifs d’accompagnement à l’implantation des entreprises ont joué à plein sous l’impulsion du District de l’Agglomération Sénonaise. L’entreprise de câbles avait un temps envisagé un déménagement en Allemagne mais le site de Sens qui comportait déjà deux usines regroupant sept cents salariés, fut choisi pour recentrer les activités de production et le siège social. Afin de construire un nouveau bâtiment capable d’accueillir les productions de l’établissement de Laon, l’entreprise a obtenu 2,225 millions d’euros (soit 14,6 millions de francs)144 d’aides publiques : 533 570 euros ont été fournis par le District de l’agglomération sénonaise ; 1,22 millions d’euros ont été apportés par la Région et le Département ; enfin Yonne Équipement, chargé pour le département de l’installation d’entreprises, a acheté pour 580 000 euros des bâtiments à démolir avant que l’entreprise de câbles ne construise à la place. Au niveau local, ces subventions ont effectivement permis l’implantation d’une usine, d’un siège social et la création de dizaines d’emplois (en majorité les postes laissés vacants par le refus de suivre la mutation d’une partie des salariés de Laon et de Saint-Maurice). Au niveau national on peut, en revanche, s’interroger sur l’efficacité économique de ces aides publiques qui, au final, auront financé le déménagement d’une usine mais pas de réelles créations d’emploi puisque l’objectif du transfert était bien de rationaliser les coûts et de bénéficier d’économies d’échelle. Les contacts pris avec la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) de Sens, avec l’Office public d’aménagement et de construction (OPAC) de Sens ou la Maison de l’Habitat de Sens nous ont également appris que l’arrivée de salariés mutés suite à la délocalisation de l’entreprise avait été partiellement planifiée et organisée conjointement par le District de l’agglomération, la Préfecture, la CCI, les bailleurs sociaux, les communes et les professionnels de l’immobilier. Nos interlocuteurs estiment que l’intégration d’une centaine de ménages dans le parc social aurait été impossible à court terme. Mais une négociation préalable a permis de placer certains salariés (une dizaine de ménages d’après notre enquête) dans un programme de construction de maisons individuelles par l’OPAC de Sens. Ce programme, achevé durant l’été 2000, s’est déroulé à Gron, village de l’agglomération. 144 La procédure de restructuration et le plan social ayant eu lieu avant le passage à l’euro, nous indiquons systématiquement entre parenthèses les valeurs en francs qui avaient cours à l’époque. 142 Finalement la majeure partie des salariés se sont logés dans le secteur privé et ont trouvé une maison individuelle à acheter à Sens ou dans les petites villes et villages situés en général à moins de vingt kilomètres du centre de Sens. Une minorité de familles a pu trouver un logement dans le parc social. 2.1.2. Les phases préalables à la mise en œuvre du plan social Grâce à certains représentants du personnel au comité d’entreprise (CGT, FO, CFDT) nous avons eu accès à un certain nombre de documents relatifs à la négociation du plan social : protocole d’accord de fin de conflit, comptes rendus de réunions, copies de lettres à la direction et au comité central d’entreprise, tracts. L’interview de délégués syndicaux (CGT) élus au comité d’entreprise et membres de la cellule de suivi du plan social nous permet, en outre, de retracer les grandes lignes de la fermeture de l’usine. En 1996, l’établissement de Laon avait connu un premier plan social qui, après le licenciement de plusieurs salariés, s’était accompagné d’une exigence d’augmentation de la productivité et de la qualité. Cette restructuration avait eu pour effet d’intensifier le travail des ouvriers, si bien qu’au moment de l’annonce de la restructuration, l’établissement de Laon dégageait des bénéfices et connaissait un taux d’endettement proche de zéro. Suite à l’annonce de la fermeture, en juin 1999, les salariés restent dans l’attente. Les arrêts de travail ne commenceront qu’en septembre 1999 lorsque la décision semble arrêtée. Des grèves, puis une manifestation contre la fermeture du site (trois cents personnes le 5 octobre 1999) engagent le rapport de force contre la direction. Les articles dans la presse quotidienne régionale et la mobilisation d’élus ne soulèvent pourtant pas d’élans de solidarité dans la ville. A la même époque, 5000 personnes manifestent pourtant à Soissons contre la fermeture d’un établissement filiale de Michelin. En outre, au sein de l’usine de Laon, des tensions entre salariés se font jour, opposant ceux qui semblent se résigner ou accepter la proposition de mutation et ceux qui cherchent à empêcher la fermeture de l’usine (nous développerons ce point dans le chapitre 6). Début décembre 1999, un questionnaire d’intention de mutation est distribué aux salariés. Les résultats montrent une grande hésitation : 123 refusent la mutation, 24 sont indécis, 129 l’accepteraient sous condition ou à l’essai, les autres ne se prononcent pas. Entre septembre et décembre 1999, le conflit social et les tensions entre salariés provoquent une diminution de 30 % de l’activité de production. Les revendications portent sur les conditions de départ des licenciés, lesquels étaient défavorisés dans le plan initial proposé par la direction par rapport aux salariés acceptant la mutation. Ce bras de fer va prendre fin avec la reprise du travail début janvier 2000 et le protocole d’accord de fin de conflit signé le 21 janvier 2000. Les salariés obtinrent une 143 amélioration de l’indemnité de rupture du contrat de travail d’un montant de 4573 à 6098 euros (30 000 à 40 000 francs, pour les salariés licenciés ou mutés), ainsi qu’une augmentation des indemnités de mutation et d’aides au logement. En février 2000, une action en référé est tentée au Tribunal de Grande Instance de Créteil afin d’annuler le plan social et de faire valoir le fait que la proposition de reclassement à Sens des quatre cents salariés des deux établissements de Laon et Saint-Maurice paraissait irréalisable notamment en terme de logement. Les organisations syndicales avaient en effet rencontré au préalable un responsable de la Maison de l’Habitat de Sens, lequel se montrait pessimiste quant à la capacité des parcs social et privé d’accueillir deux cents salariés dans un délai de six mois. Pourtant le comité central d’entreprise n’obtiendra pas gain de cause et le plan social, finalement jugé valide, sera signé en février 2000. En mars 2000, une notification personnelle envoyée à chaque salarié leur demande de se prononcer officiellement (avant le 21 avril 2000) pour la mutation, la mutation en « période probatoire » ou le licenciement. Pendant ce temps de réflexion sont organisées une visite de reconnaissance du site et de la région de Sens et des réunions d’information sur les conditions d’accueil (logement, organisation du déménagement) et sur le reclassement professionnel des conjoints dans le bassin d’emploi de Sens. Epilogue Le groupe italien est devenu, depuis 2000, par le biais de prises de contrôle et de filiales, un holding contrôlant non plus deux mais trois divisions industrielles : pneus, câbles et systèmes énergie, câbles et systèmes télécoms. Le groupe annonça en juillet 2001, au cours d’un comité d’entreprise européen, le projet de vente de cette branche câbles et systèmes énergie au profit d’un rachat de la majorité des parts d’une entreprise de Télécom italienne. Dès lors, le site de Sens, devenu un pôle productif important, devait être mis en vente. Pourtant une stratégie différente sera adoptée, faute d’offres acceptables et face aux difficultés conjoncturelles des activités télécoms. L’heure n’est plus à la vente mais au renforcement des activités sur des segments à haute valeur ajoutée (Morawski, 2002a ; Morawski, 2002b). A Sens, les difficultés d’organisation, les variations de la conjoncture et la perte de 60 % du marché EDF ont eu pour conséquence la réduction drastique du nombre d’intérimaires, la mise au chômage technique de certains salariés ainsi que la négociation de départs volontaires en 2002 et 2003. L’intensification du travail depuis 2000 (réduction du nombre d’ouvriers par machines, généralisation des trois-huit) ainsi qu’une politique d’austérité concernant les salaires ont généré pertes de motivation, absentéisme grandissant et finalement des arrêts de travail en février 2003. 2.1.3. Les mesures du plan social Le plan social conclu en 2000 engageait la fermeture de l’usine de Laon et la délocalisation d’une partie de sa production à Sens (cent quinze machines seront transférées). Du fait de l’abandon de certaines productions jugées peu rentables, cinquante et un postes ouvriers sont supprimés ainsi que trente-trois postes de cadres, employés ou responsables de 144 production. En revanche, deux cent douze postes de production sont transférés dans l’un des établissements du groupe dans l’agglomération de Sens. Il faut noter que la direction n’aura finalement pas eu à faire de sélection puisque seuls 40 % des salariés ont tenté ou accepté la mutation en 2000 (cent vingt salariés d’après la direction). Avant de détailler les compensations financières et matérielles du plan social, notons qu’une société spécialisée dans la reconversion des sites industriels fut chargée de prospecter auprès d’entreprises pour vendre le bâtiment de l’usine de Laon (36 000 mètres carrés) évalué entre 2,3 à 3 millions d’euros (soit 15 et 20 millions de francs). En outre, l’entreprise offrait 3049 euros (20 000 francs) pour l’embauche d’un salarié issu de ce plan social. Il faut cependant relativiser cette somme qui semble insuffisante dans un contexte où d’autres restructurations industrielles dans le département proposaient davantage : Michelin, à Soissons, offrait 4573 euros (30 000 francs) par salarié embauché et Général Electric, à SaintQuentin, offrait 9147 euros (60 000 francs). Finalement, c’est l’entreprise laonnoise de transports (logistique, déménagement) Caille qui a racheté les bâtiments pour s’agrandir et a réembauché vingt salariés de l’entreprise de câbles en 2000 (mais seules quatre personnes sont restées) et onze en septembre 2002. (i) Dispositif et primes de mutation Le dispositif d’incitation individuelle à la mutation repose sur trois volets : (i) un volet financier relatif à la modification du contrat de travail composé de primes et d’indemnités allant de 8384 à 9909 euros (55 000 à 65 000 francs) selon l’ancienneté, (ii) un volet de remboursements sur justificatifs des frais liés au déménagement de 6860 euros (45 000 francs) maximum, et enfin, (iii) un volet financier pour le logement comprenant une aide au paiement du surcoût de loyer ou bien une aide à l’accession à la propriété dans le département de l’Yonne (cf. tableau 8). C’est sans nul doute ce dernier volet qui constitue l’aide la plus attractive et la plus citée par les enquêtés. En effet, le salarié qui souhaitait acheter un logement à l’occasion de la mutation, bénéficiait d’une aide de 12 197 euros (80 000 francs) fractionnée tous les mois sur deux ans. De même, les locataires dont le nouveau loyer était supérieur à l’ancien, recevaient une somme comblant le différentiel de loyer à concurrence de 12 197 euros sur deux ans. En outre, le plan social prend en compte toutes les situations familiales auxquelles les salariés acceptant la mutation pouvaient être confrontés. Les aides aux déplacements en fin de semaine vers le département de l’Aisne sont modulées en fonction des différents cas de figure : un déménagement familial immédiat, un déménagement familial différé de six mois ou un déménagement familial non envisagé. 145 Quant à l’option d’une mutation à l’essai, dite en « période probatoire », elle a été rendue attractive grâce à la totale prise en charge des frais des salariés pendant six ou huit mois : logement gratuit dans des hôtels deux étoiles, forfait de quinze euros par jour pour la restauration, prise en charge des frais de déplacements hebdomadaires entre l’Yonne et l’Aisne. Ensuite, selon leur choix à l’issue de cette période d’essai, les salariés bénéficiaient soit des aides à la mutation, soit des indemnités de licenciement et des aides au reclassement. A l’instar des inspecteurs du travail de l’Aisne en charge de ce dossier, on peut donc souligner la richesse de ce plan social prenant en compte le logement et les stratégies familiales comme dimensions de l’acceptabilité de la mutation. Tableau 8 - Récapitulatif des aides incitatives à la mutation du plan social étudié TYPE D’AIDE OU DE DISPOSITIF Volet financier d’indemnisation Indemnité de mutation Prime d’activité Volet de remboursement des frais de déménagement et de déplacements Volet d’aide au paiement du nouveau logement Indemnité d’installation Aide au déménagement MONTANT ET NATURE DE L’AIDE 2287 euros (25 000 F) 4573 euros (30 000 F) + 762 à 1524 euros (5000 à 10 000 F) au prorata de l’ancienneté 4573 euros (30 000 F) sur justificatifs de travaux/achats 2287 euros (15 000F) prise en charge des frais déménagement Prise en charge des trajets hebdomadaires Transfert immédiat : 2 AR le premier mois Transfert différé : 1 AR par semaine pendant 6 mois Pas de transfert et trajets hebdomadaires : remboursement frais de transport ou aide à l’achat d’un véhicule (1524 euros ) Aide au surcoût de Aide au surcoût de loyer selon le transfert familial : loyer Transfert familial : différentiel de loyer pendant 24 mois (max 9147 euros soit 6 0000 F) Transfert familial différé : nouveau loyer payé pendant 6 mois + différentiel de loyer pendant 18 mois (max. 12 197 euros soit 80 000 F) Pas de transfert familial: prise en charge du loyer pendant 18 mois (12197 euros soit 80000 F) Aide à l’accession Aide au remboursement des mensualités de 12197 euros sur à la propriété deux ans (508 euros environ par mois) Total des aides : 28 968 euros (190 000 F) max. pour vingt ans d’ancienneté Autres aides (organisation du déménagement et du reclassement du conjoint) Aide à la recherche de logement Aide au reclassement du conjoint à Sens Prospection par la société Mov’in et le CIL de l’Yonne Une antenne emploi basée à Sens fonctionnera pendant 6 mois. Si embauche en CDI du conjoint(e), l’employeur reçoit 1524 euros (10 000 F) à l’embauche et 1524 euros après une période de quatre mois. Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 146 (ii) Indemnités de licenciement et dispositif de reconversion des salariés A la suite du conflit et des négociations du plan social à la fin de l’année 1999, le niveau de l’indemnité de licenciement a été sensiblement augmenté. Les ouvriers et techniciens ont pu toucher une prime de 16 922 euros à 22 867 euros (111 000 à 150 000 francs) selon l’ancienneté, laquelle est supérieure à l’indemnité légale de licenciement (cf. tableau 9). En tant que licenciés pour motif économique, les salariés ont également la possibilité d’adhérer à une convention de conversion d’une durée de six mois, cofinancée par l’Etat et l’entreprise (cf. chapitre 2). En partenariat avec l’ANPE, l’entreprise a, en outre, mis en place une « cellule de reclassement » animée par un cabinet privé. Les consultants de cette cellule doivent effectuer un bilan-compétence avec chaque salarié, aider à la construction de leur projet professionnel, les former aux techniques de recherche d’emploi, prospecter le marché local de l’emploi et assurer un suivi individualisé. Deux offres valables d’emploi (OVE), en rapport avec le projet professionnel et les contraintes personnelles définis avec chaque salarié (mobilité, niveau de rémunération souhaité) devaient être proposées aux salariés durant la convention de conversion. Ces OVE devaient respecter les caractéristiques suivantes : emplois situés dans un rayon de cinquante kilomètres autour du domicile145, métier accessible sans formation lourde (inférieure à trois cents heures), différentiel de salaire inférieur à 20% d’écart entre la nouvelle et l’ancienne rémunération (y compris l’allocation temporaire dégressive), poste en CDI. Cette cellule de reclassement, dont l’activité était initialement prévue jusqu’au 31 Décembre 2001, a été prolongée jusque juin 2002 en raison des difficultés de réinsertion professionnelle des salariés et de l’engagement de suivi du reclassement qu’avait pris l’entreprise. En outre, le plan social prévoit une série d’aides au retour à l’emploi (création d’entreprise, aide à l’embauche, paiement du différentiel de salaire, aide au déménagement lié à l’emploi) et des dispositifs spécifiques aux salariés âgés (dispositifs conventionnés par le Fonds National pour l’Emploi de préretraite progressive à partir de 55 ans ou de préretraitelicenciement à partir de 57 ans). 145 Notons toutefois que réaliser cent kilomètres par jour en voiture peut coûter jusqu’à 457 euros (soit trois mille francs) par mois en moyenne (en incluant l’amortissement de la voiture, etc.) ce qui est très éloigné de ce que peut accepter un ouvrier en termes de coûts de déplacement domicile-travail. 147 Tableau 9 - Récapitulatif des indemnités de rupture du contrat de travail et des dispositifs de reconversion des salariés du plan social étudié TYPE D’AIDE OU DE DISPOSITIF Prime d’activité (obtenue après le conflit social) MONTANT ET NATURE DE L’AIDE Indemnités de licenciement 4573 euros (30 000 F) + 762 à 1524 euros (5000 à 10 000 F) au prorata de l’ancienneté. Indemnité conventionnelle De 3354 euros à 8537 euros (à 22 000 F à 56 000 F) selon ancienneté. Indemnités complémentaires (hors indemnités conventionnelles) 6828 euros (soit 44 788F) composées d’un mois de salaire moyen brut, d’une “indemnité supplémentaire”, d’une “majoration pour niv. I à IV” et d’une “super prime”. Indemnité de préavis Autour de 1524 euros (10 000 F). Total des indemnités : 16 922 euros (111 000 F) pour 10 ans d’ancienneté 19 513 euros (128 000 F) pour 15 ans d’ancienneté 21 190 euros (139 000 F) pour 20 ans d’ancienneté 23 129 euros (151 713 F) pour 25 ans d’ancienneté Autres aides au retour a l’emploi Aide au reclassement Cellule de reclassement confiée à un cabinet privé. Deux offres valables d’emploi doivent être proposées. Aide à la création d’entreprise De 12 197 euros à 15 245 euros (80 000 à 100 000 F). Aide aux entreprises Si embauche en CDI l’employeur reçoit 1524 euros (10 000 F) à l’embauche et 1524 euros après 4 mois. Aide au reclassement rapide Le salarié reclassé dans les 3 mois percevra 2287 euros (15 000 F), dans les 6 mois il percevra 1524 euros (pour les plus de 50 ans, les montants sont majorés de 1524 euros et les durées augmentées de trois mois). Allocation temporaire dégressive Indemnité équivalente à la différence de salaire net sur 12 mois dans l’emploi retrouvé (CDI ou en CDD au prorata de la durée du contrat). Aide au changement de domicile lié à un emploi Frais de déménagement, indemnité d’emménagement : 1524 euros pour un couple + 227 euros par enfant, 762 euros pour un célibataire. Indemnité de double résidence pendant la période de transition (100 F nets par jour). Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 2.2. Les contextes territoriaux de la fermeture et de la délocalisation Dans le chapitre 6, nous décrirons la géographie des communes de résidence des salariés que nous avons interviewés. Notons d’ores et déjà que la majorité résidaient, en 2000, dans la zone d’emploi de Laon et quelques-uns en Thiérache, dans le Nord de l’Aisne. Les 148 salariés qui acceptèrent la mutation s’établirent dans la zone d’emploi de Sens dans le nord de l’Yonne. Nous allons donc présenter une analyse économique et sociale du contexte départemental de la zone d’emploi de Laon (2.2.1) puis un cadrage économique et social du Laonnois (2.2.2) et du Senonais (2.2.3). 2.2.1. Le contexte départemental du Laonnois Au cœur du Royaume des Francs puis de l’Empire Carolingien, dont Laon fut une des villes importante du IXe à la fin du Xe siècle, l’Aisne est marquée par l’histoire religieuse, politique et militaire de la France. Le patrimoine médiéval du département, et notamment de la ville de Laon, témoigne du dynamisme de ce territoire du Vème siècle jusqu’au XIIIème siècle. Pourtant, la situation de carrefour du Laonnois, à la croisée de grandes voies historiques de l’Europe, s’est révélée être à l’écart des échanges et des communications à partir du XIXe siècle. Sans minerai notable, la région n’a pu générer d’activité manufacturière importante. S’engage alors pour le Laonnois des phases de statu quo, d’effacement, parfois de crises qui lui font perdre sa position avantageuse. En outre, cette partie du département de l’Aisne a subi les plus importantes destructions durant la guerre 1914-1918, puis l’occupation et les bombardements alliés en 1944. Le Laonnois n’a ainsi pas pu bénéficier du développement économique, et en particulier industriel, des zones urbaines voisines telles que Saint-Quentin et Chauny-Tergnier au cours des XIXe et XXe siècles. Ainsi le département de l’Aisne, à l’Est de la Picardie, dans lequel s’inscrit le Laonnois, est-il caractérisé par un espace rural comportant quelques pôles industriels et tertiaires. En dépit d’une progression rapide de l’urbanisation, + 17 % entre 1990 et 1999 (Leroux, 2002), le paysage reste rural et l’habitat assez dispersé : 39 % des Axonais vivent dans une commune rurale (moins de 2000 habitants) contre 29 % des habitants de province en 1999. Il existe d’ailleurs un contraste important entre le nord du département, très rural, et l’ouest ou le sud qui se situe dans l'aire d’attraction de l'agglomération parisienne. La structure urbaine du département est composée de villes moyennes qui polarisent fortement l’espace rural et contribuent à constituer autant de pays historiques dont l’histoire productive et culturelle est bien individualisée (cf. carte 2). Ce département ne compte pas de centre urbain important. Laon chef-lieu du département peuplé de 26 000 habitants, a d'ailleurs un nombre d'habitants moins important que Saint-Quentin. Economiquement, l’Aisne est caractéristique des territoires aux franges de l’espace francilien qui constituent des espaces de production non qualifiés dépourvus de fonction de commandement ou de conception (Lazerri, 1998). Cette 149 situation laisse un héritage difficile, alors que le système productif industriel se transforme. En effet, la crise des industries traditionnelles et le phénomène de polarisation du système productif dans les métropoles au cours des années 1980 et 1990 (Veltz, 1996) a suscité le déclin des zones périphériques de faible densité telle que l’Aisne. Les fermetures d’entreprises dans le Soissonnais, le Laonnois, le Saint-Quentinois ne sont pas compensées par des créations d’emplois suffisantes et adéquates, ni en quantité, ni au niveau de la qualification de la population. En effet, le niveau de formation de la population est relativement faible : 41% de la population du département possède un niveau VI (sans diplôme ou le CEP) contre 33 % au plan national. Cette situation peut s’expliquer par l’histoire industrielle et agricole du département. L’industrie textile et métallurgique a été marquée par une gestion sociale et paternaliste qui ancrait les ouvriers, de pères en fils, dans un espace restreint. La fidélisation des ouvriers était aussi de mise dans les domaines agricoles du sud de l’Aisne. « Ce système de reproduction des générations d’ouvriers n’incitait ni à la formation, ni à l’autonomie, ni à la mobilité, une expérience sociale et professionnelle qui n’est pas ancrée dans la mentalité locale et qui pourtant se révèle essentielle aujourd’hui » (Boucasse, Dubechot et Simon, 2002, p. 50). En outre, l’absence de grande ville structurant et unifiant l’identité du département « participe au développement d’identités qui se construisent davantage dans le territoire local et ne favorise pas la mobilité géographique » (Ibid., p. 51)146. Hormis le départ des jeunes du département qui accélère le vieillissement de la population, celle-ci est peu mobile : 88 % des habitants de l’Aisne n’ont pas changé de département entre 1990 et 1999, contre 83 % au niveau national et 73 % en région parisienne. Le département cumule donc les handicaps socio-démographiques d’une population peu qualifiée, ancrée sur son territoire. La part des foyers imposables dans l’Aisne (46 %) est faible comparée au niveau national (53 %) et la sur-représentation des premières tranches d’imposition atteste d’une certaine pauvreté (Ibid.). Plus spécifiquement, les communes rurales du nord de l’Aisne sont marquées par une série d’indicateurs de précarité : les taux de non-activité, de chômage, de non-diplômés, de foyers non imposés, de mères de moins de 18 ans sont tous plus élevés que les moyennes nationales (Fraboulet et alii., 2002, p. 34). En mars 1999, le taux de chômage du département a atteint 15,7 % pour redescendre à 11,6 % au 146 « Un sondage de l’Observatoire Interrégional du Politique montre que seulement 64 à 71 % des Picards sont capables de citer le nom de la région dans laquelle ils habitent (de nombreuses confusions avec le département ou le pays géographique sont à relever, preuve de la jeunesse de l’institution régionale dans la population). » (Parisot, 1996, p. 175). 150 31 décembre 2002, ce qui reste très nettement au-dessus de la moyenne nationale (Millet, 2002). 2.2.2. La zone d’emploi de Laon La zone d’emploi de Laon (96 468 habitants en 1999) est composée de neuf cantons organisés autour de l’agglomération de Laon (l’aire urbaine comptait 47 726 habitants en 1999, mais la ville elle-même 26 000 habitants). Marquée par sa fonction préfectorale, l’identité administrative et agricole domine. 70,4 % de la population active de la zone ayant un emploi travaille dans le secteur tertiaire, en majorité dans le secteur public (cf. tableau 10). La zone d’emploi de Laon connaît également un fort potentiel agricole lequel représente 3,2 % des emplois salariés contre 2 % au niveau de la région Picardie. En revanche, les activités militaires ont été fortement réduites : services de défense et régiments ont pour l'essentiel quitté la ville et ses environs suite au Plan Armée 2000. Le Laonnois souffre d’un déficit d’identité économique et peut être qualifié de territoire “en creux” ou en statu quo économique. C’est une zone à industrialisation restreinte, liée à la décentralisation des établissements industriels du Bassin parisien. Les secteurs de l’industrie et du bâtiment ne représentent que 23,3 % de la population active employée en 1999. Essentiellement composé d’activités traditionnelles (métallurgique, mécanique, construction électrique, agroalimentaire), le Laonnois est peu ouvert aux activités fortement technologiques et porteuses d’emplois et reste concentré dans des secteurs actuellement en recomposition ou en crise. Aujourd’hui, les restructurations, les fermetures ou délocalisations successives des grands établissements implantés au cours des années 1960 à 1980 menacent la fonction industrielle de la zone. En outre, le secteur de l’agro-industrie (céréales, sucreries betteravières) a connu un mouvement régulier de concentration et de diminution d’effectifs dans les cantons ruraux du Laonnois. La zone d’emploi de Laon a donc enregistré, entre 1992 et 1997, les plus fortes pertes d’emplois industriels du département, –28 %, soit quatre fois plus qu’au niveau national (Hecquet, 2002). Malgré des politiques de réindustrialisation et la réalisation de l’autoroute A26 Calais – Reims en 1988, l’économie de la zone reste atone. Au demeurant, la zone d’emploi de Laon comptait 30 % d’ouvriers en 1999 parmi sa population active (cf. tableau 10), ce qui correspond à 45 % des actifs hommes147. Les écarts sont 147 De tradition agricole et industrielle, la Picardie est d’ailleurs devenue, entre 1990 et 1999, la première région pour la part des emplois ouvriers. Ceux-ci, bien qu'en diminution, représentent plus du tiers des emplois de la région contre un quart seulement pour la France métropolitaine (Hecquet, 2001). Cette proportion est notamment expliquée par le faible taux de cadres sur ce territoire. La prépondérance de l’industrie dans l’économie picarde 151 importants entre Laon, la ville-centre, qui compte 24 % d’ouvriers et les cantons ruraux tels que Rosoy-sur-Serre, Crécy-sur-Serre et Marle qui comptent entre 35,5 % et 38 % d’ouvriers. Tableau 10 - Répartition de la population active de la zone d’emploi de Laon par CSP et par secteur d’activité En % Répartition en % de la population active totale par CSP Artisans Cadres et Agriculteurs Commerçants Professions Employés Ouvriers Chômeurs profes. intel. Effectifs exploitants chefs interméd. supérieures d'entreprise Pop. active 42 702 totale 2,6 4,4 6,3 17,0 27,2 29,6 12,7 Répartition en % de la population active ayant un emploi par secteur d'activité Effectifs Pop. active ayant un 36 768 emploi Agriculture Industrie Construction Tertiaire 6,4 17,2 6,1 70,4 Source : INSEE, Recensement de la population 1999, Sondage au quart. En outre, la croissance de l’emploi dans le secteur tertiaire n’a pas pu compenser les pertes dans l’industrie, le BTP ou l’agriculture. L’importance de l’emploi lié à la fonction publique (préfecture, directions départementales, hôpital, enseignement…) cache une situation fragile de l’emploi, notamment de l’emploi peu qualifié. Le taux de chômage de la zone d’emploi de Laon était, au quatrième trimestre 2002, de 9,7 %, alors que celui du département de l’Aisne s'élevait à 11,5 %. A la faiblesse du tissu industriel s’ajoute un déficit du niveau de formation de la population résidente, notamment au-delà du baccalauréat : 25,4% de la population n’a aucun diplôme en 1999 contre 20 % en France (Observatoire Régional Emploi Formation, 2001). La croissance continue du nombre de bénéficiaires du RMI, des chômeurs de longue durée révèle le processus de précarisation d’une partie de la population. Si la population du bassin d’habitat est restée stable depuis les années 1980, c’est grâce à un mouvement d’équilibre entre le solde naturel positif (+ 0,36 % taux annuel entre 1990 et 1999) et le solde migratoire négatif (-0,36 % de taux annuel entre 1990 et 1999). On assiste au n’est pas sans poser problème puisqu’une partie de ces activités est positionnée sur des secteurs traditionnels (Préfecture de la Région Picardie, 2001). La diminution de l’emploi industriel total y est supérieure à la moyenne nationale (Roualdès, 1997). Le taux de chômage régional est de 11,9 % en 1999 contre 10,6 % en moyenne en France. La part des chômeurs de longue durée, de jeunes au chômage est également plus élevée que dans le reste du pays. 152 départ des jeunes (étudiants ou jeunes actifs). Le manque de débouchés professionnels favorise une émigration continue des jeunes qualifiés depuis les années 1970. Ce mouvement démographique pose problème. Ces départs accentuent le taux de non diplômés et la proportion de personnes âgées (Entreprise et Territoire, 2003) car, dans l’ensemble, la population résidente connaît une non-mobilité résidentielle significative. Le taux s’accroît constamment depuis le recensement de 1975, pour atteindre 53,5 % en 1999 (contre 50,2 % en France). En revanche, les mobilités domicile-travail sont importantes car le Laonnois est au cœur des déplacements quotidiens des habitants de la zone d’emploi et des territoires adjacents. En 1999, 59,5% des actifs de la zone d’emploi de Laon ayant un emploi travaillent en dehors de leur commune de résidence. Trois mille actifs se dirigent quotidiennement vers le pôle d’emploi de Reims (Leroux, 2002). La zone d’emploi laonnoise enregistre également les plus fortes entrées quotidiennes de travailleurs du département du fait de sa position géographique centrale et de son statut de Préfecture. « Un tel système de déplacements, à la fois dense et décentralisé, montre la persistance d’une armature urbaine caractérisée par un nombre relativement élevé de villes moyennes qui structurent leur périphérie » (Leroux, 2002). Pourtant la ville de Laon souffre d’une déprise au profit des villages périurbains et d’un déclin de son commerce concurrencé par les pôles de Reims et de Saint-Quentin. Le potentiel d’accueil de population reste limité en terme de logements (Entreprise et Territoire, 2003). Le bassin compte un peu plus de 37 000 logements relativement peu anciens : 57% des logements sont antérieurs à 1967 mais seulement 15 % d’entre eux datent d’avant 1915. Le niveau de confort des logements, dans l’espace périurbain et rural rattrape progressivement la moyenne nationale. Le bassin d’habitat bénéficie d’un fort taux de logements locatifs du parc social (un tiers des résidences principales) essentiellement concentrés sur la commune de Laon. Le marché locatif privé offre des niveaux de loyers relativement bas : en 2000, un appartement de deux pièces dans un logement récent coûte 305 euros par mois (hors charges), une maison de quatre à cinq pièces 534 euros (OPAC de Laon/Square, 2001). En outre, la zone d’emploi de Laon (comme l’Aisne dans son ensemble) comporte un taux plus élevé de propriétaires (61,3 % en 1999) et de maisons individuelles (78 % en 1999) que la moyenne nationale. 153 2.2.3. La zone d’emploi de Sens L’agglomération de Sens n’offre pas le même visage social et économique que celle de Laon. D’une taille démographique comparable à celle de Laon, Sens apparaît plus attractive, mieux dotée en emploi (le taux de chômage, de 8 % en 2002, est inférieur à la moyenne régionale), et composée d’une population plus qualifiée et plus riche (54 % des foyers payent l’impôt sur le revenu contre 46,6 % dans la zone d’emploi de Laon en 1999). L’Yonne a connu de moindres pertes d’emploi industriel du fait de la diversité de son industrie et de l’accessibilité du Bassin parisien, ce qui favorise l’installation de nouveaux établissements. Le département de l’Yonne se caractérise par un territoire rural au peuplement diffus (48% de ruraux contre 23% en France) polarisé par Auxerre, la préfecture, et Sens, la souspréfecture. Le bassin d’emploi de Sens, au nord du département, est limitrophe de la frange sud de l’Ile-de-France, c’est-à-dire de la Seine-et-Marne. Ainsi, le département continue de gagner des habitants grâce à un solde migratoire positif qui bénéficie plus fortement au nord du département : 103 765 habitants résident dans l’arrondissement de Sens en 1999 soit plus de 6,8 % qu’en 1990. Cette expansion démographique du nord du département, en moyenne 1% par an depuis vingt-cinq ans, est la plus forte de la Bourgogne. Le desserrement de l’agglomération parisienne bénéficie en effet à la ville d’Auxerre et à la ville de Sens, laquelle comptait, en 1999, 36 000 habitants (Brion, 1999). Dans ces deux agglomérations, la part des résidences principales construites après 1990 est plus élevée qu’ailleurs (Brion, 2000). Bien que le parc de logement du district de Sens ait tendance à s’accroître avec le temps148, le desserrement familial a entraîné une baisse du nombre moyen d’habitants par ménage et donc une demande supplémentaire de logements. Le marché local de l’habitat se situe ainsi à un niveau de prix sensiblement plus élevé que celui de Laon. Dans le secteur privé, il faut compter (hors charges) pour un F2 381 euros (2 500 francs), environ 487 euros (3 200 francs) pour un F3, et 548 euros (3 600 francs) pour un F4. Pour une maison de type F5, il faut compter 762 euros (5 000 francs) (Minvielle, 2002). En 1999, le district de Sens disposait d’un parc de logement social de 3 800 unités environ, tandis que le domaine privé totalise 7 700 habitations. Les loyers du parc social vont de 220 euros pour un F1 (charges comprises) à 444 euros pour un F5. Un appartement neuf à Sens se négocie entre 1372 et 1981 euros (9 000 et 13 000 francs) le mètre carré et dans l’ancien entre 760 et 1524 euros (5 000 et 10 000 francs). Avec la raréfaction et le renchérissement des terrains à proximité des villes, le souhait d’accession à la propriété et de maison individuelle 148 « En 1975, le district comptait 9 200 logements pour une population de 27 000 habitants. Il en compte actuellement 11 500 environ, alors que la population est restée stable. » (Minvielle, 2002). 154 se réalise plus fréquemment au prix d’un éloignement de la ville de Sens. Les terrains situés dans un rayon de 5 kilomètres autour de Sens se vendent en moyenne entre 45734 et 60979 euros (de 300 000 à 400 000 francs) la parcelle. Dans un rayon de 5 à 15 kilomètres, il faut compter entre 12 195 et 22 867 euros (80 000 et 150 000 francs) la parcelle. Les terrains situés à plus de 15 kilomètres se monnayent, eux, à moins de 12 195 euros (80 000 francs) la parcelle (Minvielle, 2002). C’est d’ailleurs le département de l’Yonne qui, en Bourgogne, a la part la plus importante de résidants travaillant en dehors de leur commune (6 sur 10 contre 1 sur 2 au niveau régional) et à plus longue distance (22,8 kilomètres en moyenne contre 17 kilomètres) (Détroit, 2001). La vallée de l’Yonne est marquée par de grandes cultures céréalières et par un pôle industriel important. Les 8500 salariés de l’industrie de la zone d’emploi de Sens représentent 29% de l’emploi salarié. Ils travaillent principalement dans la transformation de métaux, le bois-papier, la chimie, le caoutchouc (Auzet, Curtellin, 2002). Plus précisément, les industries des composants électriques et électroniques emploient plus de 18 % des salariés en 1999 et les industries agroalimentaires emploient 19 % des salariés de l’industrie. Le bassin d’emploi est structuré par un maillage de petites entreprises mais est aussi fortement marqué par l’installation de grands établissements aux enseignes nationales ou européennes (Valéo, Carrefour, Senoble, Eurostyle...). En effet, quinze entreprises regroupent 60 % de l’industrie manufacturière sur le bassin d’emploi de Sens. Ainsi le Sénonais, comme les pôles industriels de la Bourgogne, dépend-il en partie des destinées de groupes et de sociétés délocalisées (Auzet, 2000). En Bourgogne, les arrivées d’établissements sont d’ailleurs toujours supérieures aux départs entre 1987 et 1997 (excepté en 1993). La plupart des transferts d’établissements vers cette région proviennent d’Ile-de-France et dans une moindre mesure de Rhône-Alpes. Ce dynamisme démographique et économique est notamment lié à une position géographique favorable et à la présence d’infrastructures de transport importantes : l’arrêt TGV de la ligne Paris-Lyon-Marseille en gare de Sens ; l’autoroute A19 qui assure la liaison entre les autoroutes A5 (Paris-Sens-Troyes) et l’A6 (Paris-Lyon). Le bassin d’emploi dispose de nombreuses zones industrielles et artisanales gérées par des structures intercommunales et des dispositifs d’accueil des entreprises : le District de l’Agglomération Sénonaise (sept communes), le Syndicat pour le Développement Economique du Sénonais (66 communes), la Chambre de Commerce et d’Industrie de l’Yonne particulièrement active dans le développement économique et la prospection auprès des entreprises. Le dynamisme de ces structures en matière de développement économique s’est d’ailleurs matérialisé en 2002 par la 155 création de l’Agence de développement du pays Sénonais qui a pour fonction d’être l’interlocuteur unique des entreprises pour leur projet d’implantation : mise en relation avec la bourse des locaux disponibles de la CCI de Sens, recherche des terrains à bâtir, construction des dossiers de demande de subventions auprès des Conseils général et régional (Conseil régional de Bourgogne, 2001 ; Chambre de Commerce et d’Industrie de Sens, 2001). A cela s’ajoute Yonne Développement qui est l’Agence départementale de développement économique, dont les activités de promotion du département reposent notamment sur un prix du terrain intéressant par rapport aux prix pratiqués en région parisienne, soit de 5 à 10 euros le mètre carré de terrain viabilisé. 3. Conclusion du chapitre 5 et de la deuxième partie La première partie de la thèse a montré que les transformations du système productif et des territoires interrogent les comportements socio-spatiaux des salariés notamment lorsqu’ils sont confrontés à des restructurations. Les dispositifs de reconversion et les déséquilibres d’emploi dans les territoires dévitalisés révèlent, chez les ouvriers notamment, des comportements de résistance qui prennent parfois la forme de non-mobilité résidentielle. Ces comportements s’avèrent peu explorés tant par les travaux sur le chômage et les restructurations que par les recherches urbaines sur l’habitat et les mobilités résidentielles. Nous proposions alors d’intégrer à l’analyse les dimensions et logiques familiales et résidentielles des individus. La deuxième partie a donc suivi cette démarche par la production de statistiques descriptives et par l’élaboration d’une méthodologie d’enquête qualitative. Dans le chapitre 4, les résultats statistiques produits à partir d’une enquête sur les chômeurs issus d’une convention de conversion ont confirmé les liens entre recherche d’emploi, entourage et mobilité résidentielle. Ces résultats ont cependant montré les limites des enquêtes disponibles et ont justifié l’adoption d’une méthodologie plus qualitative. Le chapitre 5 présente les choix méthodologiques et le terrain d’investigation. Nous souhaitons, à travers cette enquête, comprendre les logiques de mobilité et de non-mobilité résidentielle d’ouvriers et de techniciens soumis à une proposition de mutation professionnelle à deux cents kilomètres de leur domicile. Nous envisageons ainsi d’apporter une contribution à la compréhension, non seulement des « refus de migrer » (Brun, 1992, p. 19) dans un espace dévitalisé en pénurie d’emplois, mais également des formes de migrations qu’acceptent une partie des salariés et leurs familles. 156 157 TROISIEME PARTIE – LOGIQUES FAMILIALES ET RESIDENTIELLES A L’EPREUVE DE LA PERTE OU DE LA DELOCALISATION DE L’EMPLOI Cette troisième partie a pour objectif l’explication et la compréhension des arbitrages spatiaux suscités par la perte ou la délocalisation de l’emploi. Afin de comprendre pourquoi, dans une population donnée, certains individus s’en vont tandis que d’autres restent sur place, nous avons choisi d’explorer les récits des trajectoires et des arbitrages réalisés face à la délocalisation de l’emploi. Comment décider de rester ou de partir dans un cadre professionnel incertain ? Quelles dimensions de l’intégration sociale évoluent selon les arbitrages résidentiels et professionnels ? Quelle est la place des logiques familiales face aux logiques professionnelles ? Notre exposé suivra les étapes chronologiques des prises de décisions des salariés puis de leur mise en œuvre. Nous laisserons une large part à la description des situations et au récit des interviewés car cette étape est nécessaire à l’apport de connaissances sur l’objet de la recherche et à la présentation au lecteur des éléments qui nous ont permis d’identifier la place des stratégies professionnelles, résidentielles et des logiques familiales dans ces choix sous contrainte. Ces analyses des deux vagues successives d’entretiens nous amèneront in fine à l’élaboration d’un modèle synthétique et compréhensif des arbitrages d’ancrage ou de migration. Cette troisième partie se compose de cinq chapitres. Répondre aux hypothèses formulées au chapitre 3 concernant le rôle actif de la famille dans les pratiques spatiales et résidentielles et le rôle de filet protecteur joué par les solidarités familiales nécessite, au préalable, de s’appuyer sur les biographies des personnes enquêtées. Le chapitre 6 décrira donc leurs parcours résidentiels, familiaux et professionnels. Afin de replacer les trajectoires individuelles dans le territoire et l’histoire familiale, nous considérerons les deux échelles de la famille : les membres de l’unité domestique (le ménage) et les membres du réseau de parenté. Le chapitre 7 identifiera les dimensions discriminant les arbitrages de licenciement ou de mutation professionnelle (et géographique) des salariés et s’attachera à saisir les représentations, les tensions et les hésitations afférentes à ces décisions prises en 2000 158 (première vague d’entretiens). L’attachement au territoire ou aux liens familiaux ainsi que l’hypothèse d’un rôle actif de la famille dans les arbitrages de migration seront discutés dans ces chapitres. Les deux chapitres suivants analyseront les entretiens réalisés lors de la seconde vague, en 2001. Il s’agira alors de questionner l’hypothèse selon laquelle les contraintes de délocalisation ou de perte d’emploi engagent une tension entre des sphères d’intégration professionnelle, résidentielle et familiale jusqu’alors géographiquement proches. Les logiques de migration des salariés mutés à Sens seront explorées dans le chapitre 8. Nous y étudierons les stratégies résidentielles et les mobilités qui permettent d’organiser les relations avec l’entourage resté dans l’Aisne ainsi que l’évolution du rapport à l’emploi des salariés. Il s’agira également dans ce chapitre d’expliquer les décisions définitives des salariés ayant opté pour une mutation à l’essai, dite “période probatoire”. Les trajectoires des salariés licenciés seront discutées dans le chapitre 9. On s’interrogera sur les manières dont les individus et leur famille gèrent le licenciement et la recherche d’emploi et en quoi ce choix sous contrainte modifie l’équilibre entre intégration professionnelle et intégration domestique. Enfin, le chapitre 10 dressera une typologie synthétique des choix d’ancrage ou de migration selon qu’ils mettent ou non en contradiction les logiques professionnelles et les logiques d’ordre familial. On cherchera à mieux comprendre ce qui permet à des ouvriers et techniciens d’un territoire dévitalisé d’assumer le refus d’une mutation et à d’autres d’accepter une migration. On tendra ainsi à cerner les inégalités sociales que mettent au jour les types de mobilités ou de non-mobilités géographiques ainsi construits. 159 CHAPITRE 6 – CONFIGURATIONS RESIDENTIELLES, FAMILIALES ET PROFESSIONNELLES DES SALARIES AVANT LA FERMETURE DE L’USINE « Oui, parce que jusque maintenant c’était sur un tapis roulant, là. » (Jeanne, enquêtée n°16). Qu’est-ce qui fonde l’inscription territoriale des ouvriers et techniciens de l’usine de câbles ? Comme le souligne Isabelle Bertaux-Wiame, les « configurations résidentielles des ménages résultent de différents possibles circonscrits par des contraintes d’ordre économique mais aussi professionnel » (Bertaux-Wiame, 1999, p. 183). Cependant les mobilités socioprofessionnelles ne sont pas les seuls moteurs des pratiques spatiales et territoriales. Les étapes du cycle de vie, la vie en couple, la constitution d’une famille orientent les choix relatifs au lieu de résidence. Anne Gotman nous rappelle que l’agencement des territoires familiaux résulte de rapports intergénérationnels qui « contribuent eux aussi à allonger ou raccourcir les lignes de mobilité, à unifier ou diviser les géographies familiales » (Gotman, 1999, p. 70). Les pratiques spatiales et l’attachement au territoire sont construits par les routines quotidiennes et sédimentées par l’histoire et la géographie familiale. Celles-ci forgent les « espaces de références, qui renvoient à l’ancestralité, aux lieux de l’origine familiale» et les « espaces fondateurs, qui renvoient aux lieux de la mémoire vivante, (…) lieux de l’enfance, de l’adolescence » des individus (Gotman, 1999, p. 71). Afin de comprendre le refus ou l’acceptation de la mutation à Sens, les trajectoires résidentielles, familiales et professionnelles des salariés doivent être décrites et appréhendées comme des processus interdépendants. La grille des entretiens menés en 2000, alors que le processus de fermeture de l’usine de câbles était en cours, comportait une première partie biographique. Nous invitions les personnes enquêtées à décrire la géographie de leur réseau de parenté, puis à raconter leurs étapes résidentielles, familiales et professionnelles depuis leur naissance. Dans ce chapitre 6, l’analyse des trajectoires doit avant tout permettre de saisir la spécificité du groupe social enquêté dans son rapport au territoire, lequel est médiatisé par la géographie du réseau de 160 parenté, le logement, les sociabilités et l’emploi. Nous allons tenter de dégager les logiques collectives de ces trajectoires individuelles et de cartographier les configurations les plus typiques. Une fois les espaces résidentiels des salariés et de leurs réseaux de parenté décrits (1), il s’agit de saisir plus précisément l’inscription territoriale des parcours résidentiels et l’expression du rapport au logement des enquêtés (2). Ces trajectoires résidentielles et familiales sont mises en parallèle avec les étapes professionnelles des individus interviewés et de leurs conjoint(e)s en s’attardant sur l’expression de leur identité professionnelle (3). Notre objectif est ensuite d’analyser comment la fermeture de l’usine de Laon a été gérée et vécue par les salariés de l’usine et de comprendre en quoi celle-ci représente une rupture dans la plupart des trajectoires (4). 1. Espaces résidentiels, espaces familiaux La façon dont les personnes appréhendent un évènement professionnel tel que la fermeture-délocalisation de leur usine repose en partie sur leur rapport au territoire. Un des moyens de le cerner est de questionner les modalités de l’intégration sociale des salariés et notamment un de ses fondements, « à savoir la filiation ou l’alliance avec des parentèles » (Rénahy, 1999, p. 22). La proximité géographique et la répartition des lieux de résidence des salariés de l’entreprise peuvent être expliquées par les caractéristiques du marché local du logement (1.1) et être mises en lumière par la géographie et l’histoire des réseaux de parenté (1.2). A travers les types de sociabilité, d’entraides et d’affinités, nous identifions la signification pour les salariés de ces configurations familiales et résidentielles (1.3). La description des pratiques spatiales qui s’agencent à partir du lieu de résidence complètera, enfin, l’analyse des territorialités du groupe d’ouvriers et de techniciens (1.4). 1.1. Les espaces résidentiels des ouvriers et techniciens enquêtés La répartition des lieux de résidence des salariés de l’entreprise de câbles électriques de Laon comprend, outre la ville moyenne et son agglomération, l’ensemble du bassin d’habitat du laonnois et une partie de la Thiérache au nord du département. D’après les informations dont nous disposions en 2000, plus du tiers des ouvriers et techniciens de l’usine résident à Laon et dans son agglomération. Les autres sont disséminés dans une centaine de communes du bassin d’habitat de Laon et parfois au-delà. Ainsi, 37 % des salariés interviewés habitent une commune d’un pôle urbain (principalement Laon et Chambry), 42 % résident dans une commune périurbaine (en général de l’aire urbaine de Laon) et 20 % habitent dans une commune à dominante rurale 161 (principalement au nord et à l’est de l’aire urbaine de Laon). La carte 3 montre la dispersion des communes de résidence de l’ensemble des ouvriers et techniciens de l’entreprise dont nous avions obtenu la liste ainsi que celle des salariés interviewés (identifiés par des points). L’usine de câbles électriques que nous étudions est située dans la zone industrielle au NordEst de Laon. On peut constater la concentration de l’aire de recrutement de l’usine dans un rayon de vingt kilomètres, mais également la dissémination d’une partie des salariés entre vingt et quarante kilomètres de l’usine (13 %) et jusqu’à une cinquantaine de kilomètres (5 %). Une douzaine de personnes résident dans la région de Fère-en-Tardenois à plus de cinquante-cinq kilomètres au sud de Laon. Cette localisation éloignée concerne des anciens salariés d’une usine de câbles de Fère-en-Tardenois qui n’ont pas déménagé depuis la fermeture et la délocalisation d’une partie de la production dans l’établissement de Laon au milieu des années 1990. De manière générale, ces lieux de résidence peuvent en partie être expliqués par les caractéristiques du marché local du logement dans lequel s’inscrivent les trajectoires et les stratégies résidentielles des personnes. Les salariés résident ainsi majoritairement à Laon ou dans la ville de Chambry au Nord-Est de l’agglomération. Les Laonnois interviewés vivent dans la moitié Est de la ville, le plus souvent en maison individuelle dans le quartier de la ZAC (Zone d’Aménagement Concerté) Ile-de-France (cf. carte 4). Ceci renvoie moins à une ségrégation sociale, qui reste modérée à Laon, qu’à une « spécialisation sociale des quartiers » (Bozon, 1984). La topographie de Laon est caractérisée par la butte calcaire de cent quatrevingt mètres de haut sur laquelle s’est établi le centre historique moyenâgeux et les principales fonctions administratives et publiques de la ville (préfecture, mairie, palais de justice, hôpital, lycées). Ce “plateau” de Laon, encore appelé “ville-haute”, est, avec le SudOuest de la ville-basse, caractérisé par un habitat valorisé d’immeubles anciens et de maisons individuelles où résident une proportion plus élevée qu’ailleurs de catégories aisées. La moitié Nord et le Sud-Est de la ville-basse concentrent au contraire les quartiers d’habitat social. En effet, l’urbanisation de Laon depuis les années 1970 a touché les quartiers périphériques, lesquels ont bénéficié de l’installation de zones commerciales, d’emplois industriels et de services. Les logements collectifs sont situés dans le quartier du Moulin-Roux, ancienne cité d’urgence construite dans les années 1960, le quartier Champagne développé par un dispositif de ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité) entre 1960 et 1973 et le quartier Ile-de-France, ZAC mise en place à partir de 1975 qui concentre le parc social de maisons individuelles. 162 Ces quartiers s’insèrent dans le tissu urbain peu dense des anciens faubourgs de la ville et les extensions qu’a connu la ville basse au 19e siècle suite à la révolution industrielle et à l’arrivée du chemin de fer en 1856. Au Nord de la ville, le quartier de la Cité du Nord (appelée “Cité des cheminots”) est un ensemble de logements ouvriers construits dans les années 1920 par la Compagnie des chemins de fer du Nord. L’ensemble de ces quartiers accueille une population majoritairement ouvrière et employée et regroupe, à certains endroits, les difficultés sociales de l’agglomération. Les taux de chômage, d’allocataires du RMI et de ménages pauvres y sont particulièrement concentrés dans la mesure où la ville de Laon supporte la quasi totalité du logement social du bassin d’habitat. La majorité des salariés interviewés résident toutefois dans les communes périurbaines et rurales principalement dans le Nord et l’Est du bassin d’habitat (cf. carte 5). Cette localisation n’est pas due au hasard mais bien à la conjonction de contraintes liées au marché immobilier et de stratégies familiales. Les villages du Nord et de l’Est de la ville sont traditionnellement des villages ouvriers logeant les salariés des secteurs agricoles, des industries agro-alimentaires et des industries du travail des métaux, de la chimie ou de l’automobile venues s’implanter dans des espaces ruraux riches en main-d’œuvre. Les villages d’Athies-sous-Laon et d’Aulnois-sous-Laon par exemple, qui accueillent 7 % des ouvriers et techniciens de l’usine et 13 % de ceux que nous avons interviewés, sont des villages historiquement ouvriers. Aulnois-sous-Laon fut la commune d’implantation, jusqu’en 1995, d’une importante Sucrerie de transformation des betteraves appartenant à la Générale Sucrière et employant jusqu’à quatre cents ouvriers dans les années 1930, lesquels résidaient à Aulnois même ou dans les villages ruraux alentours. Athies-sous-Laon est un village d’agriculteurs qui accueille le mouvement de périurbanisation des Laonnois du fait de l’offre de terrains à bâtir peu coûteux dont dispose la commune. En outre, les prix immobiliers locaux dessinent un gradient significatif. La valeur des maisons dans les villages du Nord et Nord-Est à une dizaine de kilomètres de Laon sont de 20 % à 30 % inférieurs à ceux pratiqués dans les villages du Sud ou à Laon149. Une décote supplémentaire de 15 % est observée dans les villages du Nord/Nord-Est situés à plus de quinze kilomètres. Notons également que l’accessibilité, en temps de parcours entre le domicile et l’usine, est moins bonne à partir des 149 Estimations de l’agence Century 21 de Laon. 163 Carte 3 - Communes de résidence des salariés de l'usine de câbles et de l'échantillon de personnes enquêtées par entretiens Saint-Quentin Vervins Laon Soissons Salariés résidant dans la Marne : Fère-en-Tardennois Reims (2 pers.) 51 km Muizon (1 pers.) 50 km Fismes (1 pers.) 40 km Château-Thierry Légende : Salariés Nombre de salariés (n= 284) interviewés (n= 59) 87 3 à 12 2 1 N 0 20 km © Vignal C., Guerrinha C. (2003) 17 5 3 2 1 Carte 4 - Les quartiers de la ville de Laon Cité du Nord Laneuville Usine de câbles Gare MoulinRoux Plateau Zone Industrielle Routes nationales Routes départementales Voies ferrées Limites de la butte : ville historique Limites de la commune de Laon Champagne Ile-de-France Semilly N 0 Ardon 2 km Leuilly © Vignal C., Guerrinha C. (2003) Carte 5 - Communes de résidence des salariés enquêtés par entretiens Marle Nouvionle-conte Tavaux-et-Ponséricourt Crécy-surSerre Goudelancourtles-Pierrepont Remies Barentonsur-Serre Monceau-lesLeups Couvron Grandlupet-Fay Chéryles-Pouilly Missyles-Pierrepont Aulnoissous-Laon Liesse Chambry Laon Athiessous-Laon Eppes Mons-enLaonnois Chivyles-Etouvelles Vaucelles Parfondru Veslud Chéret Bruyères-etMontbérault Chamouille Chevregny Salariés enquêtés résidant à : Soissons (37 km depuis Laon) Condren (31 km depuis Laon) Acy (42 km depuis Laon) Fismes (Marne, 36 km depuis Laon) Aire urbaine de Laon N 0 Mauregny -en-haye 10 km © Vignal C., Guerrinha C. (2003) villages situés à l’Ouest et au Sud-Ouest de Laon car le trajet nécessite de traverser la ville d’ouest en est ou de la contourner par la rocade sud150. Le fonctionnement et l’histoire du marché local de l’habitat explique donc en partie l’aire de résidence des salariés dans les quartiers Est de la ville et dans les villages du Nord et de l’Est du bassin d’habitat. Mais cette configuration et le marquage rural de l’habitat des ouvriers et techniciens interviewés est aussi l’empreinte de la géographie des réseaux de parenté. 1.2. La géographie des résidentielles des enquêtés familles étendues et les stratégies Les cinquante-neuf salariés interviewés en 2000 sont des hommes (80 %), ouvriers (80 %), âgés majoritairement de trente-cinq à cinquante ans. Les trois-quarts sont nés dans l’Aisne et principalement dans la région de Laon. L’ “autochtonie” de ce groupe recoupe en partie celle de l’ensemble de la population du département. En effet, l’Aisne, qui connaît un solde migratoire négatif depuis l’après-guerre, est caractérisé par une forte proportion d’“autochtones” : 67 % des personnes qui y vivent y sont nées contre 60 % en moyenne en France. L’enquête par entretiens (n = 56), complétée par le questionnaire envoyé en 2002 aux salariés non interviewés (n= 98), a permis d’obtenir des informations sur 154 salariés151, et en ce qui concerne la localisation géographique de leurs réseaux de parenté. La structure de la géographie familiale de la totalité de notre échantillon rend compte d’un ancrage dans le département de l’Aisne. Pour 40 % des cent cinquante-quatre personnes enquêtées, la famille et la belle-famille résident exclusivement dans le département de l’Aisne (cf. tableau 11). 21 % ont la majorité de leur réseau de parenté dans l’Aisne et dans les régions Picardie, Nord-Pas de Calais, Champagne-Ardenne ou Ile-de-France. Moins de 10 % n’ont aucun membre de leur famille résidant dans l’Aisne. 150 Il existe un léger écart de trois à quatre minutes de temps de parcours domicile-travail entre les salariés résidant à Crépy-en-Laonnois (à douze kilomètres à l’Ouest de l’usine, soit au moins dix-sept minutes de parcours) et ceux vivant à Liesse (à treize kilomètres à l’Est de l’usine, soit quatorze minutes de parcours). 151 Les réponses obtenues par les questionnaires et par les entretiens nous permettent de décrire les choix de mutation ou de licenciement de près de 50 % de l’effectif initial de l’entreprise (soit cent cinquante-quatre personnes sur près de trois cents salariés). 164 Tableau 11 - Départements de résidence de la famille et de la belle-famille En % Total Aisne uniquement Aisne et régions Picardie, Champagne-Ardenne, Nord-Pas de Calais, Ile-de-France 40 21 Aisne et autres départements du reste de la France 30 Autres départements que l’ Aisne 9 Total 100 Source : enquête par entretiens et questionnaires(n = 154) sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). Note : l’acception des termes de famille et de belle-famille est laissé à l’appréciation des personnes enquêtées. S’agissant à présent des salariés interviewés, l'aménagement de leurs territoires familiaux révèle une grande proximité géographique : 75 % des enquêtés sont nés à Laon ou dans un rayon de vingt kilomètres ; 36% résident dans la commune d’un de leurs parents vivant, père ou mère, et près de 40 % à moins de dix kilomètres de la commune de résidence des parents. En moyenne, les salariés interviewés ont déclarés avoir un réseau de parenté (si l’on considère père, mère, fratrie, oncles et tantes, cousins déclarés par l’enquêté et sa bellefamille le cas échéant) de 13,9 personnes en moyenne dont dix résident dans l’Aisne. Ainsi, seules dix personnes sur les cinquante-neuf interviewées ont déclaré avoir plus de famille à l’extérieur du département que dans l’Aisne. La très grande majorité des conjointes sont elles aussi originaires de l’Aisne et du Laonnois en particulier. Le réseau de parenté des personnes interrogées est donc généralement doublé par le réseau de la belle-famille (la famille des conjoint(e)s). On peut ainsi dégager trois groupes de configurations résidentielles et familiales dans cet échantillon de cinquante-neuf personnes (cf. carte 6) : (1) ceux dont le réseau de parenté est concentré dans un rayon de vingt kilomètres autour du domicile (trente-six personnes soit les deux-tiers des cas) ; (2) ceux dont le réseau de parenté réside dans l’Aisne mais généralement à plus de vingt kilomètres du domicile (quatorze personnes); (3) ceux dont le réseau de parenté réside majoritairement en dehors du département de l’Aisne (neuf personnes)152. 152 Au début des années 1980, Michel Bozon constatait à propos des ouvriers de Villefranche-sur-Saône : « Chez les ouvriers, quatre fois sur cinq, les ascendants demeurent à moins de quarante kilomètres du couple ; deux fois sur trois, les membres de la fratrie demeurent également dans ce rayon ; quant aux enfants qui ont quitté la maison familiale, on les retrouve dans le même périmètre quatre fois sur cinq » (Bozon, 1984, p. 49). L’enquête « Proches et parents » montre que, s’agissant de l’ensemble de la population française, il n’y pas d’éclatement spatial des familles : 31 % de la fratrie des enquêtés réside dans la commune de leur mère et 57 % dans le même 165 Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés Type 1 : Le réseau de parenté est concentré dans un rayon de vingt kilomètres autour du domicile de l'enquêté (enquêté n°49) Laon * Réseau de parenté résidant hors du département de l'Aisne : Ozoir-la-Ferrière (Seine-et-Marne) n= 1 Légende : * enquêté n°49 (n= 1) membre de la belle-famille (n= 1) N 0 membres de la belle-famille (n= 4) 20 km membre de la famille (n= 1) membres de la famille (n= 2) © Vignal C., Guerrinha C. (2003) membres de la famille (n= 4) Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés Type 2 : Le réseau de parenté réside principalement dans l'Aisne, mais il est éloigné du domicile de l'enquêté (enquêté n°29) Thiérache * Laon Réseau de parenté résidant hors du département de l'Aisne : Bettancourt (Marne) n= 1 Département du Var n= 1 Légende : * N enquêté n°29 (n= 1) membre de la belle-famille (n= 1) 0 20 km membre de la famille (n= 1) © Vignal C., Guerrinha C. (2003) membres de la famille (n= 2) membres de la famille (n= 14) Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés Type 3 : Le réseau de parenté réside essentiellement en dehors du département de l'Aisne (enquêté n°5) Laon * Réseau de parenté résidant hors du département de l'Aisne : Créteil (Val-de-Marne) n= 2 Chennevières (Val-de-Marne) n= 1 Sevran (Seine-Saint-Denis) n= 1 Maubeuge (Nord) n= 1 Paris n= 1 Nanterre (Hauts-de-Seine) n= 1 Suisse n= 1 N 0 Légende : 20 km * enquêté n°5 membre de la famille (n= 1) © Vignal C., Guerrinha C. (2003) membres de la famille (n= 2) D’une part, cette proximité spatiale des familles s’explique par l’histoire résidentielle et professionnelle du réseau de parenté. Si la mobilité socioprofessionnelle des parents et des grand-parents a pu être importante, elle s’est généralement déroulée dans le département et, pour beaucoup, dans le bassin d’emploi de Laon. Malgré l’instabilité des trajectoires professionnelles des pères, ces familles ont pu conserver un ancrage résidentiel dans le département de l’Aisne. La localisation rurale a pu être préservée grâce aux emplois disponibles dans le secteur agroalimentaire (culture de la betterave, transformation d’oignons, pommes de terre, etc.) puis dans les usines métallurgiques qui se sont développées dans les années 1960-1970. Ainsi 60 % des enquêtés ont-ils eu soit un père soit un grand-père paternel employé dans l’agriculture (ouvrier agricole ou parfois agriculteur exploitant). La profession du père des ouvriers interrogés était ouvrier agricole (20 %), ouvrier de l’industrie (31 %) ou bien employé (27 %). Le territoire a donc autorisé l’installation et l’activité professionnelle de plusieurs générations et a permis aux enfants de rester près de leurs parents et de se marier sur place. D’autre part, ces configurations résidentielles et familiales relèvent de rapports au territoire et de liens familiaux différenciés153 : (i) un ancrage résidentiel organisé autour d’affinités et de solidarités familiales, voire amicales fortes (cette situation représente plus de la moitié des enquêtés, soit trente-deux personnes). (ii) une sédentarité découlant d’un attrait pour la région, pour le logement ou de la situation professionnelle du ménage mais dans laquelle l’affiliation familiale est un peu atténuée (vingt-deux personnes). (iii) un faible ancrage dans la région résultant de déménagements et/ou d’un changement de région s’accompagnant d’une prise de distance affective avec la famille élargie (cinq cas). (i) Pour une majorité des personnes enquêtées, le lieu de résidence a été choisi et révèle les liens affinitaires qui existent avec la région et les proches. Le récit de Jean-Claude, trente-six ans, révèle comment une configuration résidentielle familiale peut être transmise et entretenue. Jean-Claude a construit sa vie professionnelle et sa trajectoire résidentielle sur un territoire familial constitué de quelques villages autour de département. « Dans la majorité des cas, les familles restent regroupées au niveau du département, soit parce qu’elles sont restées sur place, soit parce qu’elles ont migré ensemble de façon plus ou moins concomitante » (Bonvalet et Maison, 1999, p. 36). 153 Nous avons construit ces trois groupes à partir des informations et des discours obtenus sur les choix de lieux de résidence par rapport à ceux du réseau de parenté, sur les solidarités et sur les liens affinitaires avec les proches et la famille élargie. Nous détaillerons ces thèmes dans le point 1.3 suivant. 166 Chéry-les-Pouilly au nord de Laon. Aujourd’hui les membres de sa famille élargie, de sa famille-entourage, résidant à vingt kilomètres à la ronde sont nombreux. Sa belle-famille est également très présente et a noué des relations affectives fortes avec le ménage puisque JeanClaude s’est installé dans la commune de naissance et de travail de sa conjointe : « Oui, au début, c’était pour éviter d’avoir deux véhicules. Et puis être proche de l’emploi de ma femme. Et puis on se plaisait, c’est un village qu’on aime bien. Bon maintenant, on a deux enfants, on a quand même deux véhicules, parce qu’avec les enfants, c’est quand même pas évident, avec l’école... Mais bon, on se plaît vraiment bien ici. Ma femme est vraiment attachée à sa région, à son village... ses conditions familiales et tout, parce que ses parents sont ici. » (Jean-Claude, Enquêté (E.) n°39)154 Les activités de loisirs de Jean-Claude sont liées à l’histoire familiale. Il est en effet président du club de foot de son village dans lequel jouent également ses frères : « Mais je suis adhérent à ce club depuis l’âge de six ans, j’ai trente-six ans [rires] ! Mon père a été vice-président, moi je suis président, ma sœur est secrétaire. C’est une histoire de famille, quoi, le club de Chéry-les-Pouilly, ça a été... J’avais mes frères qu’ont été dirigeants, qui y jouent encore, mes neveux... » (Jean-Claude, E. n°39) Cette configuration résidentielle et familiale relève véritablement d’une appropriation du fonctionnement familial, voire d’un phénomène de reproduction de la famille-entourage (Bonvalet, 2003). La transmission des façons d’être en famille et des façons de rester en famille apparaissent au fil d’autres récits qui montrent que le réseau de parenté a participé à l’orientation des parcours résidentiels et sociaux. « Ben là, on est à Monceau-les-Leups, Montigny c’est à sept kilomètres, mais c’est vrai que bon, on est p’être revenu quasiment euh... j’vais dire à côté de nos racines... ouais d’ailleurs on aurait bien aimé trouver une maison à Montigny... » (Philippe, E. n°10) « Ben moi c’est sûr que Aulnois ça me plaisait mieux parce que mes parents habitent ici, je connaissais bien... et puis mon père était déjà âgé, il m’a eue très tard... mais... ça lui permettait comme il habitait au pays... parce que mon père était maçon de métier, il m’a dit : “Je te poserai ton carrelage”. Donc il était sur place... comme il était pas tout jeune, donc il venait quand il voulait... Donc c’est vrai que ça, ça m’a beaucoup aidé, on était au village... » (conjointe d’Henri, E. n°9) De même, les efforts consacrés par Bernard pour s’installer à proximité de son village d’enfance passent par une stratégie d’accession à la propriété dans un village voisin et par la scolarisation de ses enfants dans l’école primaire de son village natal : « - Non, c’est-à-dire que nous, au départ, on cherchait à Pouilly-sur-Serre, comme j’étais natif de là-bas... et puis on n’a pas trouvé on a trouvé qu’ici, mais les enfants ont été à l’école à Pouilly, ils n’ont pas été à l’école ici. Enq. : Ah, pourquoi, parce que vous connaissiez bien l’école ? - Je connaissais bien l’école, l’instituteur alors... Non, non mes trois enfants ont été làbas... Ils n'ont jamais été à l’école à Chéry... Maintenant ils sont partis au collège.... 154 Les prénoms donnés pour identifier les personnes rencontrées sont fictifs. 167 Enq. : Est-ce que c’était important pour vous de rester proche de Pouilly, de votre famille ? - Oui, oui... je ne serais pas parti, pour tout l’or du monde, si c’est ce que vous voulez savoir, je ne serais pas parti.... » (Bernard, E. n°12) Les parcours résidentiels peuvent également être orientés par un héritage immobilier. Par exemple, la femme de Pierre a hérité de ses parents le logement dans lequel le ménage vit aujourd’hui et qui suscite ce commentaire de Pierre : « Ah t’as toujours voulu la maison de tes parents ! Ah c’est… On revient en adolescence quoi ! Parce que moi j’habitais le village à côté alors… » (Pierre, E. n°2) (ii) Toutefois, l’ancrage résidentiel peut avoir d’autres supports. Les liens d’affinités avec la famille élargie sont ici moins centraux dans les discours, soit parce que le réseau de parenté dans l’Aisne est restreint voire absent, soit parce que l’enquêté trouve satisfaction dans d’autres domaines qui font l’attrait de la région. « Oui, c’était important d’habiter la région, pas forcément ici. Il s’est trouvé qu’on a, enfin, c’est l’occasion... on a trouvé ici par hasard, mais sinon il y avait des villages aux alentours qui nous plaisaient bien mais, enfin, c’était une idée fixe quand même, on voulait habiter aux alentours.... » (conjointe de Didier, E. n°50) L’ancrage dans le village d’origine, voire dans la maison familiale, n’est pas nécessairement le résultat d’une stratégie mais relève d’un « concours de circonstances ». Joël, par exemple, n’a jamais déménagé. Après la mort de son père, il a continué à vivre avec sa mère alors qu’il était souvent au chômage et ne trouvait que des contrats saisonniers. Lorsqu’il hérite de la maison familiale, il choisit de rester sur place puis d’y vivre avec sa compagne. Celle-ci interprète cet ancrage dans la maison de famille davantage d’un point de vue pratique et professionnel qu’affectif : « Bon, on a des concours de circonstances qui font que moi je travaille à Liesse donc j’ai sept kilomètres pour aller travailler… On est à la campagne, j’ai mon travail tout près, j’ai cinq minutes pour m’y rendre euh… Bon les enfants sont,... le petit est à l’école là, à cent mètres. Le grand va au collège à dix kilomètres, bon c’est pareil… » (conjointe de Joël, E. n°56). Ces salariés n’expriment pas un attachement indéfectible à leur région ou à leur réseau de parenté. Le fait de rester dans la région familiale résulte parfois du simple fait qu’aucune occasion de départ ne s’est présentée et que l’enracinement permet de tirer avantage de la connaissance des lieux. (iii) Enfin, certains parcours (cinq cas) révèlent clairement une prise de distance vis-àvis de la famille et comportent souvent une migration. C’est le cas des salariés originaires d’une autre région, ou ayant commencé leur carrière dans un autre département, trouvant à 168 Laon la stabilité professionnelle nécessaire à un parcours résidentiel ascendant vers l’accession à la propriété. « André : Plus je suis loin, mieux je me porte [rires] ! cela évite des problèmes de famille. Conjointe d’André : Alors que moi non, cela [la distance] m'ennuie un peu plus quand même. André : Tandis que moi, j'ai refusé une place à deux cents mètres de la maison de mon père pour ne pas être à Amiens, pour ne pas côtoyer la famille. » (André, E. n°3) De même, Patrice quitte Clamart pour Laon à l’occasion d’une première mutation proposée par le groupe de câbles électriques. A cette époque, la prise de distance avec la famille a été appréciée mais aujourd’hui Patrice choisirait de revenir dans sa ville s’il devait déménager : « Patrice : Ouais, et puis j’avais rien qui me retenait non plus, j’avais pas d’appartement sur Paris j’habitais chez ma mère... Conjointe de Patrice : Et puis t’avais pas un climat familial non plus qui était... (…) Patrice : Ah non ! Non pour l’instant on va rester là tant que .... Moi si y’avait que moi j’aurais bien... Mais bon y’a des moments j’aurais bien aimé retourner à Clamart ... Conjointe de Patrice : Ah oui ! ça, Clamart, c’est la ville où habite son grand copain d’enfance.... Patrice : (…) Ah si je retournais sur Paris moi ça serait sur, sur Clamart...enfin, le pied à terre sera à Clamart ...» (Patrice, E. n°52) 1.3. Les solidarités familiales et les liens affinitaires Ces lieux de résidence constituent, pour beaucoup, un espace de référence porteur de la mémoire familiale mais aussi de ressources et de connaissances mobilisées via l’entraide familiale et amicale. Nous avons interrogé les salariés sur le type d’entraide qu’ils échangeaient avec leur entourage familial. Sept personnes sur cinquante-neuf disent apporter une aide régulière à un parent, le plus souvent âgé ou n’ayant pas d’automobile. Quaranteneuf personnes ont largement mobilisé leur entourage155, en cumulant l’appel à la solidarité dans différents domaines, et seuls dix salariés déclarent n’avoir jamais reçu d’aide de leur entourage. Le plus souvent, les enquêtés disent avoir mobilisé les membres de leur famille et leurs relations personnelles au moment de la recherche ou de l’achat d’un logement. Ainsi, 35 % d’entre eux ont bénéficié de l’aide d’un membre de leur famille et 14 % ont recouru à une relation personnelle pour trouver leur logement. Ces relations familiales et personnelles intervenaient auprès d’une connaissance travaillant dans la société HLM locale ou un CIL, ou bien ont contribué financièrement à l’apport nécessaire à l’octroi d’un crédit immobilier. Plus 155 Avant la fermeture de l’entreprise. 169 largement, un tiers des enquêtés ont reçu une assistance concernant des travaux réalisés dans leur logement. L’autre aide la plus fréquente concerne la garde des enfants (plus d’un tiers des personnes sont concernées). Les étapes résidentielles de Véronique, par exemple, ont souvent été des moments d’activation de la solidarité familiale : « Ah oui, ben par exemple la maison de Crépy, quand j’ai divorcé, c’était à mes parents donc ils m’ont aidée quelque part. Ils me l’ont proposée parce qu’ils auraient très bien pu dire : “Ben non, va en HLM nous on revend la maison”. Donc oui, pour ce qui est de la maison de Chéry-les-Pouilly, oui, c’est ma mère qui me l’a trouvée. C’est-à-dire que comme il y avait un conflit avec mon ami et... ma mère, bon, elle voulait quand même m’aider [rires]. Elle s’est dit : il faut quand même qu’elle trouve quelque chose rapidement. C’est en regardant dans les agences, elle m’a dit : “Tiens j’ai trouvé une p’tite maison qui serait pas trop chère pour toi, t’inquiète pas on t’aidera”... Voilà et là, celle de Crécy c’était pareil. (...) Ben pour le logement ici, je suis passée par l’OPAL, hein, je me suis fait appuyer par un collègue de travail de mon frère... » (Véronique, E. n°58) L’entraide familiale est également particulièrement développée dans le cas de JeanClaude : ses beaux-parents gardent ses enfants tous les jours et lui-même met à contribution ses compétences en techniques du bâtiment pour réaliser les travaux dans les maisons des membres de sa famille. « Bon, les gens que je vois le plus souvent, ce sont les parents de ma femme, parce que bon, ils viennent, en plus c’est eux qui gardent nos enfants en dehors des horaires... Mais sinon, les amis, c’est le week-end, quoi, avec le foot, tout ça. Les parents des autres petits qui jouent avec mon gamin, on se voit le week-end.» (Jean-Claude, E. n°39) L’emploi est aussi l’occasion de mobiliser le réseau familial. Si 43 % des personnes interviewées ont été embauchées après une candidature spontanée, 31 % ont bénéficié de l’aide d’un membre de leur famille. Les deux vecteurs principaux de cette aide sont la présence d’un membre de la famille ou de la belle-famille dans l’entreprise qui recommande la personne auprès de son employeur, et l’intervention indirecte d’un membre de la famille auprès d’une de ses relations personnelles dans une autre entreprise. Rappelons que 44 % des enquêtés ont déjà eu au moins un membre de leur famille ou de leur belle-famille dans l’entreprise de câbles électriques. L’accès à l’emploi ouvrier par le réseau de parenté dans des espaces urbains peu denses ou ruraux est d’ailleurs un mode de fonctionnement du système productif qui n’a pas totalement disparu et se retrouve dans d’autres régions (Desveaux, 1991 ; Weber, 2001 ; Rénahy, 2001). La sociabilité familiale est donc très développée parmi les ouvriers et les techniciens interviewés. Près des deux-tiers des cinquante-neuf personnes interrogées, rencontrent au moins une fois par semaine leurs parents et/ou leurs enfants adultes. La plupart voient 170 plusieurs fois par semaine, voire quotidiennement leur mère, que ce soit pour « prendre le café », récupérer les enfants gardés par leurs grand-parents, ou simplement « dire bonjour ». Parfois la limite entre échange de coups de main et sociabilité est très ténue : « Je vois la mère de ma femme, pareil, je ne suis pas une semaine sans la voir parce que c’est elle qui garde mes enfants. Elle ou ma mère. (... ) La mère à ma femme, comme on est, on a une bonne main-d’œuvre, on est beaucoup de garçons donc quand elle investit dans des gros travaux, on le fait tous, on le fait tous ensemble... » (Nicolas, E. n°25) Les rencontres avec les frères et sœurs sont moins fréquentes. Malgré tout, 44 % disent rencontrer au moins une fois par semaine un ou plusieurs frères et sœurs. En revanche, les sociabilités amicales sont plus diffuses et moins explicitées, à l’exception des relations nouées par une activité associative et sportive hebdomadaire. Dix personnes déclarent avoir des amis parmi leurs collègues de travail. Nous avons montré dans le point précédent (1.2) que, dans une majorité de cas, la localisation du lieu de résidence résultait d’un choix de proximité avec le réseau de parenté, lequel choix est souvent révélateur d’affinités. Pour aller plus loin dans l’analyse de la relation entre proximité géographique et liens familiaux, nous pouvons à présent déterminer la proportion de « famille-entourage » dans cet échantillon. Ce concept élaboré dans le cadre de l’enquête « Proches et parents » de l’INED (Bonvalet et alii., 1999) désigne le mode d’organisation familiale fondée sur les affinités et les systèmes d’entraide. Il permet de décrire les relations qui « vont de soi » pour les individus. En croisant l’existence d’affinités, la fréquence des contacts et l’entraide avec les parents considérés comme proches, « on voit se dessiner des configurations qui prennent sens » (Bonvalet, 2003). Ainsi, dans notre échantillon, 66 % des salariés interviewés font partie d’une famille-entourage156. Plus précisément, 47 % (vingt-huit personnes) font partie d’une « famille-entourage locale » dont les proches résident dans la commune de résidence de l’enquêté ou dans une commune limitrophe. Seuls 19 % font partie d’une « famille-entourage dispersée », c’est-à-dire dont les personnes citées comme proches résident dans une commune non-limitrophe à celle de la personne interviewée. Toutefois il faut noter que, la plupart du temps, ces proches résident dans une commune située à moins de dix kilomètres du domicile de l’enquêté. Ces groupes sont composés essentiellement de deux à trois ménages et fonctionnent autour de celui des 156 Les personnes interviewées font avant tout référence à leurs parents lorsqu’elles citent les personnes dont elles se sentent proches (60 %). La moitié cite également un ou plusieurs membres de leur fratrie. Mais seulement cinq personnes nomment une personne de la famille étendue comme proche. En revanche, la moitié des enquêtés cite un ou plusieurs membres de sa belle-famille comme proches. 171 parents (dix-sept cas soit 29 %) mais aussi autour de celui des beaux-parents (huit cas) ou d’un membre de la fratrie (trois cas). Ces configurations révèlent des liens familiaux et des proximités géographiques plus développées que dans l’ensemble de la population française. L’enquête « Proches et parents » avait montré que 41 % des enquêtés de l’échantillon représentatif faisaient partie d’une famille-entourage, dont deux sur trois sont des familles-entourages locales. Si l’on inclut la belle-famille, 46 % des individus appartiennent à une famille-entourage et 30 % font partie d’une famille-entourage locale (Bonvalet, 2003). De manière générale, le fonctionnement en famille-entourage locale semble concerner particulièrement les ouvriers (27%) par opposition aux cadres (19%) et, dans une moindre mesure, aux professions intermédiaires (25%). Dans notre enquête, l’origine sociale et la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés, principalement ouvriers, joue donc sur ces résultats et corroborent l’idée que pour les ouvriers, comme pour les agriculteurs, « proximités spatiale et affinitaire sont plus liées » (Bonvalet et alii, 1999, p. 56). Les techniciens et responsables de production interviewés se distinguent d’ailleurs de l’ensemble des ouvriers. Plus nombreux à être propriétaires ou accédants à la propriété, leurs relations avec leur réseau de parenté sont plus distantes au niveau affectif et spatial. Ils appartiennent moins fréquemment à une famille-entourage. Aussi sont-ils près de 40 % à déclarer ne pas recevoir d’aide particulière de leur famille, les troisquarts des techniciens et responsables interrogés ayant trouvé leurs logements seuls, par annonce, agence ou recherche individuelle. La place prise par la belle-famille dans ce fonctionnement en famille-entourage locale (huit cas) s’explique peut-être par la forte proportion d’hommes dans l’échantillon (80%)157. La plupart d’entre eux vivent en couple, sont mariés et ont des enfants. Leurs conjointes entretiennent souvent des relations affectives avec leurs mères, leurs fratries voire leurs grandmères. Ces configurations confirment les résultats plus généraux concernant la sociabilité des catégories ouvrières (Héran, 1988) et la prédominance des femmes dans l’entretien des sociabilités familiales, notamment à travers la relation mère-fille (Crenner, 1998 ; Schwartz, 157 En effet, les personnes ont souvent inclus leurs beaux-parents, leurs beaux-frères et belles-sœurs dans la description de leurs proches. Ce cas s’est produit aussi bien lorsque la conjointe était présente et intervenait lors de l’entretien que lorsque l’enquêté était seul. Il aurait été préférable d’interroger les deux conjoints séparément car on ne peut exclure que des personnes aient pu être citées comme proches alors que l’enquêté entretient une relation distante et formelle avec celles-ci. Cependant nous ne pouvions ignorer des relations pour lesquelles la personne interrogée exprimait un intérêt, ou traduisait l’intérêt de sa conjointe, et qui ont pu influencer les décisions de déménagement ou de refus de partir suite à la fermeture de l’usine. 172 1990). On peut faire l’hypothèse que, si nous avions interviewé essentiellement des femmes, la belle-famille aurait peut-être tenu un rôle moins important dans les discours. La densité des réseaux de parenté situés dans le département de l’Aisne, le niveau d’aides apportées par cet entourage en matière de logement ou d’emploi et les formes de sociabilités familiales sont tels qu’une majorité des ouvriers interviewés sont enracinés socialement et géographiquement dans leur territoire familial. Ces configurations familiales et résidentielles confirment différentes recherches sur les milieux ouvriers en zone rurale ou dans une petite ville. 1.4. Les pratiques spatiales La ville moyenne de Laon et l’espace rural environnant constituent l’espace de vie principal des enquêtés car il est à la fois le support des relations familiales, des parcours résidentiels et des parcours professionnels. Trois cercles de pratiques spatiales peuvent ainsi être identifiés. Pour une majorité des salariés interviewés, les déplacements sont concentrés sur un noyau constitué par l’aire urbaine de Laon, puisque la ville moyenne polarise l’ensemble des équipements, services publics et offre commerciale de cette zone. D’une part, l’axe que forment le logement et le lieu de travail des salariés interviewés concentre le faisceau principal de déplacements. 39 % résident, en 2000, à moins de cinq kilomètres de l’usine de câbles, 54 % entre cinq et trente kilomètres et seuls 7 % à plus de trente kilomètres. Ainsi 70 % des salariés interviewés mettaient-ils moins de quinze minutes pour se rendre à leur travail. Les salariés font principalement leurs achats dans le ville de Laon : les quartiers nordest (gare SNCF, Poste, commerces, cinéma, etc.) et sud-est (principale zone commerciale) de la ville sont les plus fréquentés alors que le centre historique, perché sur la bute de Laon, est largement délaissé hormis pour des besoins administratifs ou liés à l’hôpital. D’autre part, les territoires familiaux dessinés par la localisation du réseau de parenté induisent un nombre important de déplacements à l’échelle de la zone d’emploi de Laon. Ce premier espace de déplacements forme un « territoire péridomestique » (Pinson et Thomann, 2001, p. 117) fortement approprié en tant que territoire d’appartenance. Un second cercle de pratiques spatiales, plus parcellaire, plus fonctionnel, s’étend fréquemment sur une aire d’une cinquantaine de kilomètres. L’agglomération de Reims exerce une attraction très forte par le niveau de son offre commerciale (achats pour la maison ou pour la personne) et d’équipements de loisirs. Ainsi quarante-quatre personnes sur 173 cinquante-neuf disent se rendre à Reims pour faire des achats (vingt-six vont y faire des courses une à plusieurs fois par mois, les autres une fois par trimestre) et parfois pour rendre visite à des membres de leur famille. Quelques-uns disent également se rendre à SaintQuentin et Soissons les deux villes les plus importantes de l’Aisne, voire jusqu’à Paris et à Lille. En outre, le fait d’avoir une activité sportive, dans le cadre d’une association notamment, conduit à réaliser des déplacements dans le département (onze personnes) et en dehors du département (huit personnes). Cette inscription territoriale est fondée sur la répétition des déplacements sur le long terme et dessine des couloirs de circulation à destination des pôles commerciaux et de loisirs d’espaces urbains. Enfin, des déplacements plus lointains sont motivés par les visites rendues à une famille élargie aux lieux de résidence éclatés et / ou par les vacances. Ils ne sont cependant que vingt-et-un sur cinquante-neuf à partir tous les ans en vacances dans une autre région que la Picardie (cinq vont parfois en congé à l’étranger) et sept partent une fois tous les deux ou trois ans en vacances. La majorité des personnes interviewées disent aimer « sortir » et « bouger assez facilement » ce qui signifie qu’elles investissent des lieux multiples pour les loisirs, les achats ou les rencontres autour du point fixe qu’est leur logement. On retrouve ici l’association de l’accession à la propriété en habitat individuel et des déplacements quotidiens qui caractérise le développement des espaces périurbains. Car, dans ces espaces, c’est bien l’accessibilité automobile qui a permis au plus grand nombre de devenir propriétaire sur des marchés peu sujets à la pression foncière (Beaucire, 2000a). Les pratiques de déplacements n’y sont pas pour autant homogènes mais au contraire cumulatives : ceux qui déclarent le plus de déplacements sont aussi ceux qui ont des destinations diversifiées. Les techniciens et les cadres, les salariés membres actifs d’une association sportive ou syndicale mais aussi les salariés qui ne sont pas originaires de l’Aisne ou dont le réseau de parenté est éparpillé en France ont des pratiques spatiales plus variées et une expérience de mobilité spatiale et résidentielle plus importante. Ils sont plus fréquemment amenés à se déplacer dans des espaces discontinus, aux contextes urbains beaucoup plus denses que dans l’Aisne. Les ressources socioéconomiques ou simplement acquises par l’expérience de déplacements variés alimentent donc leur forme d’inscription territoriale. En revanche, la majorité des ouvriers se déplacent sur une aire territoriale plus restreinte vers des pôles moins nombreux, notamment lorsque les proches résident dans un même village ou dans une ou deux communes voisines. Les activités de loisirs, tels que la pêche, le vélo, la course à pied, n’induisent pas de déplacements automobiles de longue 174 distance. Il faut aussi comprendre qu’une partie des ouvriers sont contraints dans leurs déplacements : seules 54 % des personnes interviewées possèdent deux voitures. Deux personnes n’ont pas le permis de conduire et se déplacent grâce à leurs conjoint(e)s. Les ménages qui ne possèdent qu’une seule voiture ont des pratiques de déplacement au niveau du bassin d’habitat moins individualisées. Cela suppose fréquemment que la conjointe suit le salarié dans ses déplacements de loisirs (pour le sport par exemple), les achats ou les visites aux amis et aux membres de la famille étant réalisés en couple. L’autonomie des membres du ménage peut cependant être facilitée lorsque des visites ou des activités peuvent être réalisées à pied ou en transport en commun pour ceux qui résident à Laon. En définitive, l’espace de vie d’une majorité d’ouvriers est dessiné par des pérégrinations au sein et/ou en direction de l’aire urbaine de Laon. Hormis le pôle d’attraction de Reims, les territoires maîtrisés sont donc des espaces contigus, de faible densité urbaine qui ne nécessitent pas de longs déplacements. Au sein de cet espace, les pratiques sont généralement multipolaires et se développent entre la ville de Laon et les villages et petites villes du bassin d’habitat dans lesquels des membres de la famille ou des amis résident. Les vacances peuvent en revanche être le moment de déplacements plus lointains, en France essentiellement. Deux groupes se distinguent donc : les salariés originaires d’un autre département ou dont le réseau de parenté est éclaté ont un niveau de mobilités spatiales plus important et se déplacent au sein d’espaces non-contigus ; les salariés plus démunis en ressources socioéconomiques pratiquent des territoires plus restreints. 2. Trajectoires résidentielles et rapport au logement L’inscription territoriale des ouvriers et techniciens résulte de choix de localisation mais également de stratégies d’accès à un type d’habitat et à un statut d’occupation du logement. L’échantillon de salariés enquêtés, dont les trois-quarts ont entre trente-cinq et cinquante ans et près de 80 % vivent en couple avec des enfants, est assez homogène de ce point de vue : près des deux-tiers sont accédants à la propriété ou propriétaires (respectivement 42 % et 24 %). Les autres sont locataires HLM (24% dont les deux-tiers au sein d’une maison du parc social), et 10% sont locataires du privé ou logés gratuitement par leurs parents. Il s’agit donc ici d’identifier les types de parcours résidentiels des salariés (2.1) et la constitution de leur rapport au logement (2.2). 175 2.1. Les étapes des trajectoires résidentielles Le type de parcours résidentiel dominant chez les personnes enquêtées, originaires de l’Aisne, est celui d’une trajectoire “ascendante” vers l’accession à la propriété en zone périurbaine ou rurale. Les parcours résidentiels typiques des salariés sont constitués par l’occupation d’un ou deux logements différents avec les parents (80 % des enquêtés). Ce déménagement durant l’enfance concernait en général l’accession à la propriété de leurs parents quittant un logement payé par l’employeur, vétuste ou trop petit. Plus tard, au moment de la décohabitation, la première étape résidentielle sera la location d’un logement du secteur privé, fréquemment suivi par un déménagement vers un logement du parc HLM de la ville de Laon. Ensuite, une partie des ménages reste dans le secteur du parc social et obtient une deuxième habitation plus grande de type maison individuelle. L’autre partie s’engage dans un projet d’accession à la propriété. Ces parcours se situent très majoritairement dans le bassin d’habitat de Laon. Nous avons vu que l’insertion professionnelle des familles dans un tissu d’entreprises agricoles, agroalimentaires, industrielles puis plus récemment tertiaires a rendu possible le maintien des personnes enquêtées dans la région. Les ouvriers et techniciens interviewés natifs de l’Aisne n’ont, eux non plus, jamais quitté le département. Les emplois qu’ils ont occupés au début de leur carrière professionnelle étaient situés dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour du domicile. Ces étapes successives reflètent souvent des allers et retours entre la campagne et la ville. Près des deux-tiers ont vécu dans une petite ville ou un village de l’espace périurbain ou rural durant leur enfance. Après la décohabitation, les trajectoires résidentielles se caractérisent par un passage dans la ville de Laon, puis fréquemment par un déménagement vers les communes périurbaines ou rurales, parfois celle de l’enfance, afin d’accéder à la propriété. Ces parcours résidentiels s’inscrivent souvent, comme nous l’avons montré dans le point 1.2, dans un territoire familial constitué en de véritables groupes de parenté solidaires. Mais nous avions également souligné (1.1) que les contraintes économiques du marché immobilier orientaient les types de localisation de la propriété ouvrière. Ainsi, ces parcours, exprimés en général comme le résultat d’un choix, sont plus ambigus et se révèlent être 176 parfois des décisions sous contrainte propre à la « géographie sociale de la propriété ouvrière » (Groux et Lévy, 1993)158. Une autre partie des salariés interviewés a connu des parcours résidentiels plus complexes, au cours desquels les étapes résidentielles, liées à une séparation, un divorce, un décès, ont été plus nombreuses. Elles ont souvent occasionné la revente d’une maison ou le départ pour un logement du parc social. De même, les natifs d’un autre département que celui de l’Aisne ou ceux qui ont vécu une carrière professionnelle plus instable ont connu davantage de logements loués à un propriétaire privé. 19 % des ouvriers et techniciens159 ont connu de six à seize logements différents. Ces salariés aux trajectoires plus complexes véhiculent un discours dans lequel la mobilité est plus valorisée. C’est le cas de Véronique, ouvrière qualifiée, qui a connu seize logements différents, du fait de l’instabilité professionnelle de son père, puis des séparations successives d’avec ses trois conjoints. Elle exprime avec satisfaction sa capacité d’adaptation aux évènements apprise durant son enfance : « Mais c’est bizarre quand je suis arrivée, parce que j’ai tellement l’habitude de déménager, je me suis dit : “Pour combien de temps je suis là ?”. A chaque fois c’est un peu la question... Parce que les circonstances font que... Je suis obligée de partir pour aller là. Et quelquefois, je veux dire, c’est pas volontaire, c’est parce que les circonstances font que, on est quelque part quand même obligé de le faire. (...) J’aime bien le changement, même de partir loin, je sais que le déménagement ne m’effraie absolument pas... J’y ai été habituée avec mes parents, parce qu’à chaque fois les déménagements, on les vivait avec eux, on rangeait les trucs... » (Véronique, E. n° 58) La position résidentielle atteinte par ces personnes, généralement issues d’un milieu ouvrier, remplit donc la plupart du temps les attentes de leur ménage et explique notamment leur stabilité résidentielle : la moitié des enquêtés vivent dans le même logement depuis plus de quinze ans. 158 « L’implantation rurale qui structure la géographie sociale de la propriété ouvrière demeure ainsi ambiguë. Elle est à la fois le produit de choix volontaires – “rester près des siens, près de la terre” - et de contraintes conduisant les ouvriers à s’éloigner de plus en plus des centres urbains. » (Groux et Lévy, 1993, p. 161). 159 27 % des enquêtés n’ont connu que de un à trois logements depuis leur naissance, 54 % de quatre à cinq logements et 19 % de six à seize logements différents. L’étape du service militaire n’est pas considérée ici comme un logement. 177 2.2. La valorisation de la maison et de la propriété La maison individuelle et le projet d’accession à la propriété constituent les deux points centraux d’une grande majorité d’entretiens. C’est autour des valeurs accolées à ces deux éléments que se structurent les discours. (i) La maison individuelle Plus de 90 % des personnes rencontrées vivent dans une maison individuelle. Celle-ci est parfois définie comme le négatif de l’habitat collectif en HLM, mais se voit surtout attribuée des valeurs jugées positives, comme la recherche d’un cadre de vie rural et d’un espace approprié grâce au bricolage. L’enfance passée en partie en maison, à la campagne, détermine les représentations du cadre de vie recherché ou obtenu par les salariés interviewés. Les conceptions de la vie en habitat collectif, notamment en HLM, sont globalement négatives. Les griefs principaux contre l’habitat collectif retenus par ceux qui vivent dans une maison, sont le bruit généré par la proximité des voisins ou par la circulation automobile, le manque d’espace dans le logement et la difficulté d’y faire du bricolage. Ces discours sont étayés par le fait que près des deux-tiers ont habité un logement HLM dans leur enfance ou après leur décohabitation. Leur projet résidentiel s’est d’ailleurs souvent construit en opposition à cette étape résidentielle. « J’y ai habité trois ans, bon… Moi qui suis un peu bricoleur, dans un HLM vous avez pas beaucoup d’espace déjà. Bon, un jardin vous pouvez toujours en avoir un mais bon, c’est vrai que une maison de campagne c’est plus plaisant quoi, pour moi personnellement. Est-ce que c’est pas parce que j’ai eu mon enfance en campagne ? Peut-être. Parce que y a pas mal de gens de ville, c’est pareil, ils aiment pas trop la campagne. » (Frédéric, E. n°28) « Enq. : C’est un projet, c’était important d’avoir une maison, d’être propriétaire ? - Ah oui ! On attendait hein ! Oui, oui c’était un grand projet, parce que vivre en HLM, bon, on habitait au deuxième, bon c’était pas encore ça, mais disons que quand on a vécu en maison, en appartement on est prisonnier... On venait ici, mais on était prisonnier quand même. Et puis on voulait pas sans arrêt déménager, c’était construire ou rien du tout. » (Jeanne, E. n°16) Les ouvriers qui désirent quitter la ville sont ceux qui souhaitent se rapprocher du village et de la famille avec lesquels ils n’ont jamais rompu les liens. Michel Bozon a pu observer ce type de logiques chez les ouvriers de Villefranche-sur-Saône : « L’aménagement de maisons anciennes ou la construction de maisons neuves comble ce désir et matérialise également une certaine ascension sociale. Pour un ouvrier fils d’agriculteur, redevenir rural et propriétaire de sa maison est un signe de réussite » (Bozon, 1984, p. 65). Dans de nombreux 178 cas, la transmission des valeurs attribuées par les parents à l’habitat individuel et parfois à l’environnement rural transparaît dans les discours : « - Ah non, non, on en avait déjà envie, on... J’veux dire, ça sert à rien de dépenser un loyer pendant x années qui ne rapporte rien. J’ai pris quinze ans, il me reste dix ans à payer... dans dix ans, je suis tranquille… Enq. : Vous avez choisi de vivre dans un village... vous n’auriez pas aimé vivre en ville ? - Moi, j’voulais... disons que c’était mon village natal, je connais tout le monde ici... je voulais revenir par ici... bon pis, y’a eu l’opportunité de cette maison, donc... » (JeanPierre, E. n°31) Aussi, la localisation du logement dans un village ou dans la périphérie de l’agglomération de Laon a permis l’achat ou la construction de maisons à des prix envisageables, dans des communes où la taxe d’habitation est plus faible, et a offert « un cadre de vie qui fait vibrer le souvenir nostalgique d’une ascendance rurale » (Pinson, 2002, p. 218). En outre, l’ensemble des personnes rencontrées vivant en maison individuelle (accédants ou propriétaires) ont déclaré avoir réalisé eux-même des opérations de rénovation ou de transformation dans leur logement, qui vont du simple bricolage et travaux de décoration à la réalisation de gros œuvre (carrelage, terrasse, garage, plomberie, électricité, cuisine, toiture, etc.). Pour les ouvriers les plus investis dans la construction concrète de leur maison (les « castors ». Cf. Cuturello, 1987), les loisirs et les vacances sont parfois consacrés entièrement à ces travaux ; les déplacements en dehors du Laonnois sont orientés par la recherche de magasins spécialisés en matériaux de bricolage dans les grandes villes avoisinantes. C’est donc bien un système de « production continue » (Bonnin, 1994) de leur maison que ces ouvriers et techniciens ont mis en place160. L’autoconstruction partielle d’une maison consiste, par exemple, à faire bâtir le strict minimum (fondations, murs, toiture, cloisons) et poursuivre soi-même les travaux au fil des ans. S’ancrer, faire bâtir et travailler pour sa maison, tel est le projet domestique de JeanClaude qui a réalisé terrasse, carrelage, barbecue et escalier grâce à ses compétences de carreleur acquises avant d’être ouvrier de l’industrie : « J’ai tout fait moi-même. De A à Z. J’ai fait bâtir les murs, le toit, les fenêtres, tout. Tout ce qui est extérieur, ça a été fait par l’entreprise, tout ce qui est intérieur, c’est moi Et puis après, à l’extérieur, terrasse, j’ai fait un barbecue, j’ai tout fait moi-même. J’étais de la partie, j’étais carreleur de métier avant de travailler en usine. » (Jean-Claude, E. n°39) Une maison ancienne nécessitant des travaux de rénovation importants permet de limiter le prix d’achat initial et étale dans le temps l’investissement financier pour les travaux. 160 Les ouvriers, suivis des couches intermédiaires (notamment les contremaîtres et les techniciens), sont les catégories socioprofessionnelles qui participent le plus à la construction de leur résidence principale et éventuellement de leur résidence secondaire (Bonnette-Lucat, 1999). 179 Le rapport au logement des ouvriers passe par une forte appropriation renforcée par le travail manuel. Jeanne et son mari ont ainsi construit, au sens propre et en s’y investissant beaucoup sur le plan affectif, leur maison qui matérialise les racines familiales déjà présentes : « - On a nos racines, rien à faire on a nos racines... Enq. : Vous vous sentez à l’aise dans la région ... ? - Oui. Oui, et puis c’est vrai que quand on a investi dans une maison, on dit que c’est de la pierre mais... avec mon mari, on a fait beaucoup de choses tous les deux, bon les gros travaux, on les a fait faire mais quand on bosse tous les week-end, tapisser tout ça, bon, dehors y’a toujours la brouette... mais quand il faut vendre... c’est difficile. » (Jeanne, E. n°16) Les travaux dans le logement sont également l’occasion d’entraide au sein des groupes de parenté et d’échange de compétences liées à la peinture, à l’électricité, à la plomberie ou au carrelage. La maison est souvent le support et le prétexte à une sociabilité familiale au cours d’échange de coups de main, de travaux mis en commun ou de simples conseils. (ii) La propriété Le système de valeurs associées à la propriété du logement est central dans les discours des ouvriers. Articulée aux représentations de la maison individuelle, c’est la logique de l’effort financier, de l’effort familial et de la transmission qui prévalent. Les représentations des salariés propriétaires ou accédants témoignent d’une valorisation de la logique de l’effort mis en oeuvre pour atteindre cette position résidentielle et sociale dont Paul Cuturello a montré la diffusion dans les discours des accédants à la fin des années 1970 (Cuturello, 1997). Ces discours véhiculent l’image d’une propriété facteur et symbole de stabilité. Ce statut d’occupation est dans la plupart des cas envisagé comme le signe d’un travail accompli. L’acquisition d’une maison implique des efforts financiers pour la plupart des ménages alors que les conjoint(e)s ont généralement une fonction d’employé, d’ouvrier ou de profession intermédiaire. « …acheter ? Ben, c’est parce qu’on est chez soi. Bon et puis en appartement, on fait pas ce qu’on veut hein... on n’a pas de terrain, on n’a pas de dépendances, on n’a pas tout ça.... Quoique ici on a trimé ici dans la maison et on trimera encore, hein ! » (Bernard, E. n°12) Souvent, la construction de la maison était déjà une priorité pour les parents : « Ils ont fait bâtir tout de suite une maison, la maison elle est plus vieille que moi [rires] » (JeanClaude, n°39). L’origine familiale parfois très modeste et les souvenirs de logements vétustes occupés par le passé permettent d’évaluer le chemin parcouru jusqu’à la pleine propriété de sa maison. La propriété est alors associée au confort qu’elle a permis d’obtenir. « Sylvie : Mais j’étais, je suis née en 57. Mes parents ils ont dû entrer en 63 dans la... dans la maison neuve. Donc, j’étais pas vieille quand même quand euh... mais je me souviens de la baraque quand même hein ! (...) c’était une maison, une petite maison, y’avait trois pièces hein ? C’était pas ... C’était pas quelque chose ... Nous on appelait ça la baraque.(...) 180 Thierry : Oui ben, sitôt la guerre ça se faisait vite fait pour loger les gens quoi. C’était des maisons pas chères, c’était pas mal, sympathique, c’était gentil. » (Thierry E. n°41 et Sylvie E. n°47) « Quand il pleuvait oui... Et puis moi j’étais enceinte, on a eu la fille, une fois qu’on a eu le bébé, on pouvait pas laisser le bébé dans un endroit euh... Puis y’avait pas de commodités hein, y’avait pas de salle de bain, y’avait pas d’eau chaude, y’avait pas de toilettes là. Il fallait aller tout en bas au fin fond de la cour.» (Sylvie, E. n°47) Une minorité des accédants et propriétaires rencontrés expriment une logique d’accumulation patrimoniale. Plus qu’une volonté de transmettre un capital, on comprend, à travers leurs discours, que ces ouvriers cherchent à transmettre le fruit d’un travail, un lieu et des liens familiaux. Si les ouvriers et techniciens rendent essentiellement compte des difficultés économiques ou des efforts associés à l’accession à la propriété ils ne remettent pas en cause ce statut d’occupation comme sommet obligé de leur itinéraire résidentiel. La propriété n’a pas perdu, à leurs yeux, sa valeur sociale. (iii) La location Enfin, les locataires de notre échantillon (34%) se caractérisent par un rapport au logement construit en référence à l’idéal de la maison individuelle. Parmi ceux-ci, les deuxtiers habitent un logement HLM en maison individuelle. Ces maisons du parc HLM leur ont été attribuées après une longue attente et un parcours dans le parc de logements de la ville. L’obtention de ces maisons bénéficie parfois de l’aide et du soutien des relations personnelles ou familiales. Ces logements sont une opportunité qui permet de concilier le type d’habitat désiré, le cadre de vie et un faible niveau de loyer161. Les représentations et les modes de vie de ce sous-groupe sont assez proches de ceux des accédants et propriétaires : l’appropriation du logement passe ici aussi par la réalisation de petits bricolages, parfois de travaux d’embellissement et par le jardinage. Les représentations véhiculées sur l’habitat collectif sont là aussi assez négatives car ces salariés estiment qu’un appartement n’est pas en mesure de leur offrir l’espace (même restreint) d’autonomie dont ils disposent aujourd’hui. Certains valorisent le statut de locataire et mettent en exergue le coût financier permanent qu’implique la propriété et l’entretien d’une maison. La location, choisie au départ par contrainte financière, est alors légitimée, voire revendiquée pour la tranquillité d’esprit 161 En 2000, le loyer d’une une maison de l’OPAC de Laon, de quatre à cinq pièces, était de 534 euros, soit 3500 francs (OPAC Laon, 2001) 181 (pas de travaux trop coûteux) et l’adaptation de la taille du logement à la composition du ménage, notamment lorsque les enfants quittent la maison : « - On y avait pensé et en fin de compte on s’est dit que... ça a beaucoup d’inconvénients quand même d’être... enfin pour nous. Enq. : Lesquels ? - Style bon,... Moi j’trouve que, en tant que propriétaire, on a un crédit quand même assez élevé hein... donc quand on a des grosses traites à donner. Malgré qu’on a des enfants ça dure qu’un temps... et puis on est jamais tranquilles, y’a toujours des travaux à faire... euh aussi bien toiture que... n’importe quoi, aussi bien électricité ... » (Raymond, E. n°27) La géographie du réseau de parenté, le type de relations familiales, de pratiques spatiales et de trajectoires résidentielles rendent compte, pour la majorité des personnes interviewés, d’une appartenance à une famille-entourage, d’une forte inscription dans le Laonnois des activités et des déplacements et d’un attachement au logement occupé. Pour beaucoup, la propriété du logement permet l’accès à un niveau de confort valorisé et facilite l’entretien des relations familiales et amicales. L’inscription territoriale de la majorité des salariés est donc de deux ordres : d’une part, elle relève d’une participation à un système de relations affinitaires ; d’autre part, elle repose sur une insertion dans une configuration de lieux de résidence de la famille élargie, au sein de laquelle la maison tient une place particulière. On retrouve ici la valorisation d’un mode de vie fondé sur des mobilités quotidiennes multiples entre territoires urbains, périurbains voire ruraux mais dont le périmètre est rarement dépassé. 3. Parcours et identité professionnels Afin de cerner les formes d’intégration professionnelle des salariés, c’est-à-dire leur rapport au travail et leur rapport à l’emploi, nous les avons interrogés sur leur parcours professionnel avant la fermeture de l’usine. Ces étapes ont contribué à l’ancrage spatial des salariés, à travers notamment la mobilisation de ressources sociales et familiales (3.1) et la construction de leur identité professionnelle (3.2). 3.1. Les parcours professionnels La majorité des interviewés, issus de familles ouvrières de l’industrie ou du secteur agricole, ont commencé à travailler jeune et a un niveau de formation initiale assez faible. Le diplôme le plus répandu chez les ouvriers enquêtés est le CAP (41 %), devant le BEPC et le Certificat d’Etudes Primaires (19 %). 20 % n’ont aucun diplôme et/ou ont arrêté l’école à 182 quatorze ans. En revanche, les techniciens et cadres interviewés sont plus diplômés (50 % ont le Bac ou un diplôme du supérieur) mais l’autre moitié n’a que le CAP ou le BEPC. Ces derniers sont entrés comme ouvriers dans l’entreprise et ont ensuite bénéficié de diverses formations professionnelles en interne. Lorsqu’ils ne sont pas entrés directement dans l’entreprise de câbles électriques de Laon (pour 20 % des enquêtés, cet emploi est le seul qu’ils aient connu), les ouvriers enquêtés ont débuté leur carrière comme apprentis ou par un ou deux emplois peu qualifiés dans l’industrie, le commerce, le travail agricole ou le bâtiment. 39 % n’ont connu que deux emplois durant leur carrière et 19 % trois emplois. En effet, près de la moitié des ouvriers ont travaillé en CDD ou en intérim, parfois durant des “saisons”, c’est-à-dire des périodes de plusieurs mois qui correspondent au surcroît temporaire d’activité de l’industrie manufacturière et agroalimentaire. Un tiers a déjà été au chômage, pour une période généralement inférieure à trois mois, suite à un licenciement, à la fin d’un contrat précaire ou au retour du service militaire. Les emplois occupés par les salariés natifs de l’Aisne ont toujours été situés dans la zone d’emploi de Laon. Seul le passage par le service militaire ou par un engagement de quelques années dans l’armée amène les hommes à quitter la région, voire la France. Toutefois, cet enracinement géographique des trajectoires professionnelles et résidentielles du groupe de salariés ne doit pas nous conduire à penser que l’ensemble de ces générations d’ouvriers Axonais162 a pu « vivre et travailler au pays », comme le souhaitaient, par exemple, les ouvriers d’une petite usine de Lacanche en Bourgogne licenciés au début des années 1980 (Rénahy, 1999, p 348). Les statistiques du Recensement Général de la Population révèlent un solde migratoire négatif du département depuis la seconde guerre mondiale. Entre 1946 et 1990, l’Aisne a perdu plus de 81 000 personnes, majoritairement des jeunes issus de la moitié nord du département en déprise économique (Fiette, 1995). Les entretiens témoignent d’ailleurs de la mobilité de frères, de sœurs ou de cousins ayant rejoint une agglomération plus importante ou changé de région pour trouver un emploi. Les deux-tiers des salariés interviewés ont plus de quarante ans. Leur entrée sur le marché du travail dans les années 1965 à 1980 a été plutôt favorable : être employé par l’usine de câbles et, pour certains, accéder à un emploi salarié représentait une garantie de niveau de 162 Ce sont les habitants de l’Aisne. 183 salaire163, de conditions de travail et de stabilité de l’emploi. Ainsi l’ancienneté des salariés dans cette entreprise est-elle élevée : 58 % des enquêtés ont plus de vingt-trois ans d’ancienneté et 36 % entre treize et vingt-deux ans. Près de la moitié sont entrés par candidature spontanée, en se présentant directement auprès des employeurs. A l’époque, il leur a suffi de faire un essai, pour ensuite être embauchés, le plus souvent directement en CDI. Comme nous l’avons déjà signalé, nombre d’entre eux ont bénéficié de leurs relations familiales et personnelles pour obtenir leur emploi. Ainsi, 37 % des ouvriers interrogés sont entrés dans l’entreprise de câbles électriques avec l’aide d’un membre de la famille ou de la belle-famille qui, le plus souvent, travaillait déjà lui-même dans l’entreprise164. Notons enfin la proximité sociale des catégories socioprofessionnelles des conjointes : 17% d’entre elles sont ouvrières, 46 % employées et 19 % occupent une profession intermédiaire. La ville de Laon ayant pour premier employeur l’hôpital, nombre de conjointes y sont aides soignantes, infirmières ou employées administratives. 13 % des conjoint(e)s sont inactives et 3 % sont au chômage au moment de l’interview. 3.2. La revendication d’une identité professionnelle Nous nous sommes intéressée aux identités professionnelles des salariés rencontrés, c’est-à-dire aux « manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l’emploi » (Dubar, 2001, p. 95). On peut supposer que, placés dans une situation de flexibilité géographique de l’emploi, les ouvriers ont eu tendance à valoriser leur identité professionnelle locale, voire à s’y retrancher pour refuser avec plus de force la mutation proposée. Cette tonalité généralement positive des discours repose aussi sur l’ancienneté dans l’entreprise. Nous avons recueilli des propos largement empreints de satisfaction, parfois de fierté à l’endroit du travail réalisé, voire de l’entreprise elle-même. Les ouvriers expriment l’importance de leur identité professionnelle marquée tant par la compétence et le savoir-faire requis par leur poste de travail que par les liens développés entre collègues. La majorité des personnes rencontrées sont des ouvriers qualifiés qui sont passés d’une fonction d’ouvrier exécutant à celle d’opérateur polyvalent. Ils sont ainsi caractéristiques d’un modèle de compétence fondé non plus sur un seul métier mais sur la polyvalence qui peut s’exercer dans toute l’entreprise. Il ne s’agit plus dans ce système de 163 Le salaire moyen est au moment de l’interview de 1265 euros nets (8300 francs) pour les ouvriers et de 1128 euros nets (7400 francs) pour les ouvrières. 164 Vingt-trois personnes ont eu un membre de leur famille ou belle-famille dans l’entreprise. 184 gestion du personnel d’exécuter simplement les tâches et de suivre le processus de production mais de le comprendre pour l’améliorer (Dubar, 1998). Une des raisons de l’attachement manifeste de certains ouvriers pour leur emploi est donc l’évolution professionnelle qu’il permet. Si les relations avec la direction se sont dégradées rapidement, tous font référence à la qualité du travail et valorisent le “métier”. Le registre du savoir-faire, du geste est maintes fois développé. « C’est l’usine, mais c’est une usine... où y’a des places intéressantes, comme au gainage, même toi [à sa femme, ouvrière de l’usine] au labo, à l’isolation. C’est vous qui travaillez, c’est pas la machine qui vous commande c’est vous qui commandez la machine. Puis y a des affinités, si, si ... c’est un métier.» (Thierry, E. n°41) « Des méthodes de travail et des méthodes de production, pratiquement exceptionnelles. Qu'on ne connaît pas dans les autres entreprises de la région. Mais qui est aussi spécifique, qui est l'une des spécificités du travail du métier que l'on fait parce qu'on fait un métier et on n'est pas à la chaîne, ont fait vraiment du travail... très pointu. Pratiquement de la dentelle on fait. » (René, E. n°5) La description des postes renvoie à des tâches précises, une activité ayant un nom défini (gaineur, tordoneur, cariste, contrôleur...), à des responsabilités et à une variété d’actes précisément identifiés (approvisionner, contrôler, fabriquer, former, gainer, gérer). La relation affective au travail qui transparaît dans les entretiens, emprunte de fierté et d’amour propre, est caractéristique d’un rapport au travail français où l’on a avant tout des comptes à rendre à sa conscience, son honneur (d’Iribarne, 1989). « Oui, ça me plaisait oui ... c’était diversifié, on faisait pas toujours la même chose quoi... on déchargeait les camions, on livrait, on réceptionnait, l’informatique tout, on faisait un peu de gestion des stocks aussi. C’est intéressant quoi. On n’est pas dans notre rang, on fait de la paperasserie, on fait de tout...» (Michel, E. n°4) A l’intérêt du métier et à la fierté du savoir-faire s’ajoute la nature des relations entre salariés. Nombreux sont les salariés déclarant avoir des collègues pour amis, certains comparent même les collègues de leur atelier à une deuxième famille. La bonne ambiance, l’entraide morale sur le lieu de travail sont signalées par une très grande majorité de salariés. « Ah oui, quand même... y avait une bonne ambiance... surtout au niveau de notre service... au niveau du contrôle, là c’était vraiment la vie de famille on était une quarantaine... la vie de famille hein ! D’abord... vraiment une vie de famille » (Jeanne, E. n°16) Les liens entre collègues sont renforcés par une adhésion collective au devenir de l’entreprise. Ainsi, les ouvriers témoignent des luttes sociales passées (plusieurs vagues de licenciements et de mouvements sociaux), des efforts réalisés dans les cinq dernières années en termes de production (amélioration de la qualité, moins de déchets, plus de tonnage), de formations (polyvalence et évolution technologique importante) et de responsabilités 185 (suppression des chefs d’équipes remplacés par des opérateurs responsables d’une petite équipe mais sans augmentation de salaire). « Sylvie : Si vous voulez, à chaque fois qu’ils ont voulu mettre quelque chose en place, on s’est tous impliqué dedans. Donc, c’est vrai qu’on était fier de nous, parce qu’en plus on obtenait des résultats et tout. Bon, vous êtes quand même fier de ce que vous faites euh... donc c’est vrai que... Thierry : Et quand il fallu passer européen... Sylvie : Ah oui ! Quand il a fallu faire les, les normes et tout, alors c’était pas évident. Et puis, il y a le marché aussi de la câblerie. Parce qu’on n’est pas les seuls, parce qu’il y a le marché de la câblerie, quand il fallait euh... faire un câble et faire homologuer par la SNCF ou EDF, pour pouvoir avoir le marché et puis qu’on était plusieurs impliqués làdedans parce qu’il y avait les opérateurs sur machines qu’il fallait qu’ils soient là avec leur savoir. Et puis, qu’à la fin on, vous aviez le marché parce que... ben y’a de quoi être fier ! » (Thierry et Sylvie, E. n°41 et n° 47) La carrière professionnelle et le statut des personnes interviewées incarne donc le parcours typique d’ouvriers protégés par le contrat salarial tel qu’il s’est constitué en norme après la Seconde Guerre Mondiale (Castel, 1995). Le développement de l’entreprise, sa politique de formation (polyvalence des ouvriers) et sa politique salariale leur ont permis de bénéficier du dépassement du système “fordiste” et de construire, en outre, une identité professionnelle revendiquée et valorisée. Cette identité professionnelle peut être qualifiée de locale du fait de l’ancienneté dans l’entreprise et de la stabilité géographique du lieu de travail. 4. Tensions face à la fermeture et à la délocalisation de l’usine A l’aune de ces parcours professionnels, on comprend pourquoi le processus de fermeture du site de Laon a généré un conflit social et a rompu la confiance établie entre les salariés et la direction de l’établissement. Cette crise s’exprime avant tout par une défiance à l’encontre de la direction et des salariés de l’établissement de Sens (4.1), et par l’éclatement de la cohésion des salariés du site de Laon (4.2). La fermeture de l’usine provoque, pour une majorité de personnes interviewées, la rupture de leur intégration professionnelle locale. 4.1. Les perceptions de la fermeture de l’usine L’annonce de la fermeture crée une rupture, un choc dans des carrières stables : « Oui, parce que jusque maintenant c’était sur un tapis roulant là. » (Jeanne, E. n°16). Cet évènement touche un groupe d’ouvriers que la stabilité de l’emploi avait prémuni contre l’imprévisibilité de l’avenir. 186 La fermeture est avant tout ressentie par l’ensemble des salariés comme la nonreconnaissance, par la direction nationale du groupe, de la qualité du travail des salariés de Laon. Au milieu des années 1990, après une précédente restructuration du site, la direction valorisait « l’usine phare du groupe » et tentait d’assurer sa pérennité grâce à sa modernisation et à l’augmentation de sa productivité. Les efforts collectifs des salariés n’empêcheront pas la décision de fermeture et de délocalisation. La déception des ouvriers et techniciens est donc à la hauteur de leur investissement au travail et de leur implication dans le devenir de l’entreprise. La fermeture de l’usine provoque un évident sentiment d’injustice : « (...) Après les efforts qu’on faisait euh, on faisait beaucoup d’efforts et on n’était jamais récompensés, comment dirais-je ? récompensés… pas question d’argent mais dire : “ L’usine va bien ”. Ça, ça nous aurait fait plaisir : “L’usine va très bien, vous avez fait des efforts, ça va très bien”… Mais non, ça n’allait jamais, donc on se demandait… c’était surtout là-dessus. Nous on avait fait le maximum » (Nicolas, E. n°25) Jean-Claude, par exemple, est entré dans l’usine de câbles en 1984 grâce à son frère qui y était électricien. A l’époque, travailler en usine signifiait avoir de meilleures conditions de travail et de rémunération. Deux de ces beaux-frères y ont également été employés. Au fil des ans, Jean-Claude a pu se former et devenir polyvalent. La fermeture provoque un grand étonnement et une forte déception au regard de l’investissement collectif et des efforts personnels réalisés depuis de nombreuses années : « Ils appelaient ça “l’usine réactive” [rires]. C’est même pour ça qu’on a été vachement étonné d’apprendre la fermeture, parce qu’on avait fait des efforts, et ça marchait bien, ça marchait vraiment bien. C’est bien la preuve que c’est pas toujours quand ça tourne bien que [silence]... (...) On nous disait carrément que c’était l’usine phare du groupe, parce que sur trois ans, on avait remonté la pente, et tout, on avait vraiment évolué dans le bon sens. Et puis un jour, on vous dit : “ Tiens, y en a un qu’a décidé en haut lieu de dire que Laon on ramène à Sens et les deux, on n’en fait plus qu’un”. C’était quand même une solution pour faire des économies. » (Jean-Claude, E. n°39) Le conflit social qui éclate en septembre 1999, sous forme de grèves et de manifestations, exprime certes le refus de la fermeture mais revendique, au-delà, la place de l’ouvrier dans le système de production. « Ensuite, on a commencé à faire des grèves parce qu’on voulait pas la fermeture d’une... et au niveau plan social, euh... pendant dix ans on s’est battu pour avoir les qualifications, par rapport à certains, si nous on tourne pas, l’usine elle marche pas. Si l’opérateur marche pas, y a pas d’usine. » (Philippe, E. n°10) La grande majorité des salariés, y compris ceux qui acceptent la mutation, ont perdu confiance dans la direction. Et la suspicion se généralise à tous les acteurs de cette fermeture : à l’encontre de l’entreprise et des promesses formulées, à l’encontre du cabinet chargé du 187 reclassement des conjoints des salariés ou de l’accompagnement au relogement. Les discours, encouragements ou promesses extrêmement optimistes de la part de la direction contrastent avec la perception des salariés, plus méfiante. Ils utilisent le registre du mensonge et des promesses non tenues pour qualifier la politique de la direction. « Oui, oui, le directeur nous a dit ça : “Vous arrivez là-bas, c’est tapis rouge”. Vous connaissez l’entreprise, c’est une des plus grosses usines. (…) Oui au départ c’était gros discours, grandes paroles et plus on avançait et plus on voyait que c’était du baratin à droite, du baratin à gauche quoi. » (Philippe, E. n°10) L’espace social de la reconnaissance (Dubar, 1998), nécessaire à l’identité de métier orientée par un modèle d’adaptation du salarié aux flexibilités industrielles, est alors cassé. Pour les ouvriers, la logique industrielle et financière du groupe est claire : les fermetures et fusions de sites depuis dix ans tendent à concentrer l’activité du groupe sur les types de câbles les plus rentables. Cette politique est d’ailleurs replacée dans le cadre plus global de la mondialisation des échanges et du déclin progressif de l’industrie en Europe. Plusieurs ouvriers syndiqués ont développé ce type d’analyse : « C’est.... C’est pas, en fait, on n’est pas tributaire du marché, en fait, on est tributaire de la finance... Euh, c’est les actionnaires qui décident, le côté humain, le côté social n’existe pas... Encore une fois il n’y a pas que dans cette entreprise, c’est la société, c’est un phénomène de société... Pour ça donc j’ai pas décidé de partir... Donc encore une fois je pense que... Pour moi [la mutation] c’est reculer pour mieux sauter. » (Hervé, E. n°53) « De toute façon, l’industrie est appelée à disparaître, y a des emplois en France ils nous coûtent, les sociologues disent que... actuellement y a à peu près, enfin, c’est ce qu’ils disent, y aurait 25 % de travailleurs en usine, sur la population active, et ils estiment que d’ici une dizaine d’années elle sera de 10 %. Donc c’est le moment ou jamais de changer d’activité peut-être. » (Maurice, E. n°20) Beaucoup de salariés craignent que cette logique se poursuive après leur mutation. Certains remettent en cause les déclarations d’intentions de la direction de muter deux cents ouvriers, alors que 30 % des plus qualifiés et polyvalents suffiraient à redémarrer la production sur le nouveau site. La plupart justifient leur refus de la mutation par l’absence d’assurance de la pérennité de l’emploi à Sens : « Maintenant, il n'y a plus une usine qui peut assurer la pérennité. Euh, bon nous on avait déjà eu des problèmes avec les collègues de Fère-en-Tardennois qui avaient été il y a sept ou huit ans mutés à Laon. (...) Mais ce qui m'a fait vraiment hésiter pour partir c'est qu'ils n'assurent pas la pérennité. Si c'est pour partir cinq ans et dans cinq ans c'est pareil, vu notre âge pour retrouver du travail, c'est dur. » (Georges, E. n°11) « En plus, ils nous proposaient un truc qui, à mon avis, tenait pas la route. Ils savent pas nous dire... Déjà, ils nous faisaient déménager, ils nous assuraient rien, ils nous disaient pas si on y allait pour que ça dure. » (Jean-Claude, E. n°39) 188 Le licenciement crée donc une rupture de confiance envers l’entreprise mais aussi une rupture dans le rapport à l’avenir des ouvriers et techniciens. L’incertitude devient la norme (Palmade, 2003) et rompt avec la stabilisation de l’emploi de l’après-guerre et les garanties collectives (retraite, indemnités chômage, conventions collectives...) qui tendaient « à faire reculer l’incertitude de l’existence et à favoriser un espace d’organisation du devenir familial. » (Terrail, 1990, p. 100). 4.2. L’exacerbation des tensions entre salariés La fermeture de l’usine est annoncée en juin 1999. Il s’écoulera dix à quinze mois avant que les salariés ne soient mutés ou licenciés. Entre temps, le conflit social et l’ambiance de travail se détériorent et génèrent une attente jugée parfois insupportable : « Moi je trouve que un an comme ça, c’est trop long, trop long et il vaut mieux donner une date, bon vous êtes licencié à telle date… Bon, on est quand même euh, on peut faire des projets, que là ben non... On est sortis de là-dedans on était anéantis. (...) Non, là c’était affreux hein, même l’avant vieille du licenciement, on savait pas hein. » (Jeanne, E. n°16) Le schisme crée par le choix de mutation d’une partie des salariés provoque la dégradation des relations entre collègues. Au cours du mouvement social contre la fermeture, des tensions ont émergé entre ouvriers, confrontant ceux qui refusent la mutation et luttent contre la fermeture de l’usine et ceux qui acceptent de partir à Sens. Des heurts verbaux, des mises à l’écart (volontaires ou subies selon les points de vue) et des mises à l’arrêt des machines de production marqueront cette période. Même si chaque décision est personnelle, elle intéresse tous les salariés et, finalement, fait l’objet d’un jugement de la part des collègues, de la part du groupe. Certains ressentiront ces tensions comme une telle stigmatisation à l’encontre de ceux qui acceptent de partir à Sens qu’ils finiront par cacher leur décision aux autres salariés. « Il y a des gens qui étaient méchants et qui n'avaient pas à être méchants parce que je voyais une femme, faut pas dire son nom, son mari était prof à Laon, elle a insulté carrément les gens qui s'en allaient. Ce n'est pas facile pour ceux qui s'en vont, parce qu'on est incertain, c'est pas facile pour ceux qui vont rester. » (Gérard, E. n°23) « Mais enfin c’est ce qui a pu, je dirais aussi, perturber les choses parce que les discours de l’un et de l’autre... Moi je lui ai toujours dit de n’écouter que sa conscience et puis de, d’éviter de, de… mais c’est terrible quoi c’est... (...) Tout le monde parle et tout le monde dit des choses et puis c’est, c’est un peu n’importe quoi… » (conjointe de Joël, E. n°56) Certains salariés adoptent une position de principe fondée sur le refus des exigences patronales au nom d’une « logique de l’honneur » dont Philippe d’Iribarne a révélé combien 189 elle caractérisait le rapport au travail des salariés français (d’Iribarne, 1989). L’appartenance à un corps d’ouvriers longuement constitué légitime cette opposition à la mutation dont ils craignent qu’elle porte atteinte aux acquis professionnels du groupe. De nombreux ouvriers tentent ainsi de défendre leur position et de discréditer le choix des autres. La direction jouera aussi de ces divisions en valorisant les mutés ou ceux qui hésitent au détriment des futurs licenciés. La fermeture de l’usine crée donc un climat de tensions, opposant non seulement les salariés à la direction, mais également les ouvriers entre eux. L’acceptation de la mutation géographique de son emploi se joue donc bien sur le plan de l’identité. Certains, ayant acquis un poste qui n’est guère délocalisable, craignent de voir son contenu modifié après la mutation à Sens. Les salariés qui s’estiment déjà vaincus réagissent par une réaction identitaire de rejet et de défense. Car l’usine, en tant qu’« espace d’inscription des pratiques » professionnelles et sociales (Sellenet, 1996, p. 122), génère un sentiment d’appartenance qui se double d’une relation de dépendance : « C’est l’entreprise qui donne et garantit l’emploi qu’on ne trouve pas ailleurs et la qualification acquise n’a pas d’emploi en dehors d’elle » (Terrail, 1990, p. 106). 5. Conclusion du chapitre 6 : rapport au lieu et rapport aux liens Les configurations résidentielles et familiales des salariés révèlent une forte inscription territoriale de leurs familles élargies. Le renouvellement de l’ancrage territorial de ces groupes ouvriers repose non seulement sur des trajectoires professionnelles stables générées par la longue présence dans l’usine, mais également, pour une majorité de salariés, sur l’entretien d’affinités familiales et sur la transmission d’un système de valeurs et d’habitudes propices à l’attachement au territoire. Dès lors, une grande majorité d’ouvriers appartiennent à une famille-entourage et sont particulièrement attachés à leur logement, bref ont accumulé des ressources économiques et sociales locales. Certaines trajectoires diffèrent cependant. Les catégories de salariés plus diplômés et qualifiés tels que les techniciens, ceux pour qui la présence familiale dans le département est faible ou bien encore ceux qui ne sont pas originaires de l’Aisne présentent des configurations distinctes dans lesquelles les routines spatiales et l’ancrage sont moins valorisés. Leurs expériences de déménagement ou de changement de région créent des habitudes de 190 déplacements qui s’opposent aux trajectoires enracinées dans un territoire restreint de la plupart des ouvriers interviewés. En 2000, la fermeture de l’entreprise constitue pour tous un événement marquant par sa soudaineté et son ampleur. L’ancienneté dans l’entreprise et la participation à sa modernisation accentue cet effet de rupture. L’alternative entre une migration et le risque d’être au chômage en restant sur place tranche donc avec ce qu’ont connu jusqu’ici la plupart des salariés : des étapes résidentielles localisées, une géographie familiale souvent de proximité, un espace de loisirs et d’achats circonscrit dans un rayon de cinquante kilomètres, une stabilité importante dans l’entreprise. Finalement, cette délocalisation-fermeture va mettre en jeu le rapport au territoire des personnes dont une partie s’y sent attachée. Mais cet attachement territorial n’est-il pas davantage un lien relationnel ? Dans le discours des salariés, le rapport au lieu est mêlé au rapport aux liens. Mais le territoire ne se réduit pas aux relations familiales et amicales. Les liens sociaux sont une des dimensions de l’appréciation d’un espace. Certains évoquent d’autres formes de relations au territoire : l’attrait pour un cadre de vie familier (village, forêts, ville moyenne), le logement, la vie associative, les fêtes locales, etc. Toutefois, nous ne pouvons exclure a priori du rapport à l’espace les liens sociaux dont il est le support. En d’autres termes, certaines relations sociales ou affectives peuvent être perçues « comme inséparables de l’espace où elles se sont tissées » (Lefeuvre, 1993, p. 275). Le prisme familial nous sera utile pour comprendre en quoi l’attachement au territoire et au territoire relationnel sont liés dans les arbitrages de mobilité résidentielle pour l’emploi. La façon dont les salariés vont maintenir ou transformer leurs liens sociaux sera un indicateur des contraintes que subissent ces personnes dans un contexte professionnel incertain. 191 CHAPITRE 7 – LICENCIEMENT-ANCRAGE OU MUTATION-MIGRATION : DES ARBITRAGES ENTRE CONTRAINTES ET RESSOURCES « Entre leur besoin matériel, celui de recouvrer une dignité sociale, et les contraintes de l’entourage familial élargi, certaine femmes éprouvent de réelles difficultés à opter pour l’une ou l’autre solution : conserver leur emploi et partir, ou rester mais sans emploi immédiat.“Cette dame dont je parle” indique une des conseillères de l’antenne, “il lui a fallu huit mois pour prendre une décision : je demande ma mutation, je ne la demande pas, méli-mélo familial” ». Sylvie Malsan, 2001, Les Filles d’Alcatel. Histoire d’une reconversion industrielle, Paris, Octares Editions, p. 276. Dans ce chapitre 7, nous souhaitons expliquer le refus ou l’acceptation de la mutation professionnelle et géographique. Tout d’abord, à partir de quelques statistiques descriptives du corpus, les dimensions déterminantes des décisions de mutation, de mutation à l’essai ou de licenciement vont être identifiées (1). Ces variables ne fournissent cependant pas la genèse des arbitrages, et notamment ce qui procède des représentations de l’univers des possibles, des interactions au sein du ménage ou de la famille. Les récits des processus de décision ouvrent l’analyse sur les tensions entre sphère domestique et professionnelle, les hésitations et le sens donné par les individus à leurs arbitrages. Les trois points suivants ont donc pour objet de rendre compte du vécu des processus de choix des salariés et de repérer, dans les entretiens, les articulations à l’œuvre entre des dimensions des trajectoires personnelles et le licenciement (2), la mutation (3) et la mutation à l’essai dite “période probatoire” (4). 1. Les déterminants des décisions des salariés Rappelons quels ont été les choix réalisés. D’après les informations de L’Yonne Républicaine (Blanck, 2002), cent vingt salariés sur les trois cents concernés par la fermeture de l’usine de câbles électriques de Laon acceptèrent la proposition de mutation ou la mutation 192 à l’essai dite “période probatoire”. Seuls quatre-vingt d’entre eux seront toujours salariés de l’entreprise un an plus tard. Nous n’avons pas pu obtenir d’informations plus précises sur le plan social de la part de la direction de l’entreprise. Cependant ces indications publiées dans la presse en 2002 corroborent les résultats de notre enquête. Le tableau 12 permet de visualiser les choix des salariés enquêtés par entretiens en 2001 (n = 56) et questionnaires en 2002 (n = 98 soit 56 + 98 = 154 personnes)165 : 60 % ont opté pour le licenciement d’emblée, 20 % pour la mutation d’emblée et 20 % pour une mutation en période probatoire. Près des deux-tiers des salariés en période probatoire refuseront finalement de rester à Sens et seront licenciés. La proportion finale est donc de 73 % de salariés licenciés et 27 % de salariés mutés (Tableau 13). Ces tableaux confirment la représentativité de notre échantillon. Tableau 12 - Choix, en 2000, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon l’échantillon Licenciement d’emblée Mutation d’emblée Mutation à l’essai dite « période probatoire » N % Ensemble N % N % N % Ensemble des salariés de l’entreprise 180 60 65 22 55 18 300 100 Salariés enquêtés par questionnaires et entretiens (2001-2002) 93 60,5 31 20 30 19,5 154 100 Salariés interviewés en 2000 34 58 12 20 13 22 59 100 Source : Données publiées par J.-S. Blanck (2001) et enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). Tableau 13 - Choix définitifs, en 2001, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon l’échantillon Licenciement Mutation Ensemble N % N % N % Ensemble des salariés de l’entreprise 220 73 80 27 300 100 Salariés enquêtés par questionnaires et entretiens (2001-2002) 112 73 42 27 154 100 Salariés interviewés en 2000 et en 2001 39 70 17 30 56 100 Source : Données publiées par J.-S. Blanck (2001) et enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 165 Dans ce chapitre, nous exploitons principalement les données des personnes interviewées aux deux vagues d’enquête (n=56) associées à celles obtenues par questionnaire (n= 98) ce qui constitue un corpus de 154 personnes. Rappelons que les données obtenues par entretiens lors de la première vague en 2000 concernent un corpus de 59 personnes (trois personnes ont refusé la deuxième rencontre un an plus tard). 193 Dans un groupe de salariés issus de la même entreprise, qu’est-ce qui conduit les uns à choisir la mutation et les autres à la refuser et à être licenciés ? Nous avons extrait des deux vagues d’entretiens des données quantitatives qui permettent d’identifier des variables structurantes lisibles au niveau collectif. Il s’agit ici d’analyser les indicateurs les plus discriminants des arbitrages définitifs de 2001 et des choix effectués en 2000 (s’agissant des salariés ayant opté pour une période probatoire). Nous allons donc identifier des indicateurs socio-démographiques (âge, type de ménage, statut matrimonial, nombre d’actifs dans le ménage) et résidentiel (statut d’occupation du logement), des indicateurs purement professionnels (qualification, niveau de salaire et nombre d’emplois occupés dans la carrière), et des indicateurs concernant l’inscription dans une famille élargie (proximité spatiale de la famille élargie, sociabilité familiale, appartenance à une famille-entourage). Le tableau synthétique 15 regroupera l’ensemble des résultats que nous allons détailler dans leur ordre d’importance. Quant au tableau 16, il mettra en exergue les relations entre variables les plus significatives. 1.1. Etre accédant à la propriété et avoir des enfants, sources du refus de la mutation Certains facteurs socio-démographiques et résidentiels discriminent nettement les arbitrages des salariés. Le statut d’occupation du logement est un facteur de refus de la mutation. Parmi les cent cinquante-quatre personnes enquêtées, les accédants à la propriété sont de loin les moins mobiles (cf. Tableau 15) : 80 % choisissent le licenciement d’emblée, 85 % sont licenciés en 2001. Les plus mobiles sont les locataires du privé (40% choisissent la mutation d’emblée, 45 % auront été mutés au total) et les personnes hébergées. Les propriétaires et les locataires HLM ont eu des comportements similaires en choisissant davantage la mutation à l’essai en période probatoire (respectivement 27% et 23 %) que la mutation d’emblée. Après cet essai, ce sont surtout les propriétaires qui accepteront une mutation définitive (29 % contre 23 % des locataires HLM). Nous verrons dans le chapitre 8 en quoi la propriété du logement peut offrir une marge de manœuvre dans l’organisation familiale. Notons que l’ancienneté de résidence favorise l’ancrage résidentiel et le choix du licenciement : la moitié des personnes résidant dans leur logement depuis moins de cinq ans ont accepté la mutation alors qu’ils ne sont qu’un quart parmi ceux qui vivent dans leur logement depuis quinze à vingt ans. 194 Y a-t-il une relation entre la situation familiale et la réaction à la fermeturedélocalisation de l’usine ? Vivre en famille, avec des enfants, caractérise davantage la position des salariés se faisant licencier. Alors que la mutation est plus fortement acceptée par les personnes hébergées par leurs parents (67 %), par les couples sans enfants (42 %) et les personnes seules (36 %), 79 % des couples avec enfants et 75 % des familles monoparentales l’ont refusée (cf. Tableau 15)166. On peut estimer que les familles sans enfants à charge acceptent plus fréquemment la mutation et la mutation à l’essai parce qu’ils ont plus de souplesse dans leurs pratiques résidentielles et spatiales pour tenter d’éviter le risque de chômage. Ainsi, les deux personnes n’ayant pas encore réalisé leur décohabitation du foyer parental choisissent l’option de la mutation directe. Il est possible d’inclure l’activité professionnelle des conjoint(e)s167 dans l’analyse. On constate un effet du nombre d’emplois dans le ménage sur le choix de mutation (cf. Tableau 15). Celle-ci est moins facilement refusée (68 %) lorsque la conjointe est inactive. Ainsi, les couples bi-actifs dont le (la) conjoint(e) est employé(e) refusent plus souvent la mutation (74 %) bien que l’écart reste faible avec les couples mono-actifs ou ceux dont le conjoint est au chômage (71 %). En revanche, la période probatoire aura été plus souvent choisie par les couples dont la conjointe travaille (24 %), mais la mutation sera finalement refusée dans la plupart des cas. Le choix de la période probatoire traduit bien dans ce cas les difficultés à choisir et à abandonner l’emploi du (de la) conjoint(e) ou à organiser une vie familiale entre deux domiciles. Si cet emploi justifie souvent l’ancrage, il n’est toutefois pas le seul frein à la migration. Accepter de quitter son environnement pour suivre son emploi est aussi une affaire d’âge en ce que cette variable est liée à la charge de famille qu’assume l’individu. La mutation est plus facilement acceptée par les salariés les plus jeunes: 33 % des moins de trente-cinq ans et 31 % des 36- 40 ans ont accepté la mutation contre seulement 23 % des 4145 ans (cf. Tableau 15). Toutefois, les écarts de pratiques entre classes d’âge ne sont pas très élevés. On peut noter deux particularités révélées par notre échantillon : les comportements des plus de cinquante ans et l’usage qu’ils font de l’option de la mutation à l’essai. Sur le graphique n°1, on observe que les plus de cinquante ans acceptent un peu plus la mutation 166 En 2000, avant la fermeture de l’entreprise, 69 % des cent-cinquante-quatre salariés enquêtés vivaient en couple avec un ou plusieurs enfants dans le logement, 16 % vivaient en couple sans enfant, moins de 9 % étaient seuls, 7% vivaient chez leurs parents ou seul avec leur(s) enfant(s). 167 Si l’on considère l’échantillon des salariés enquêtés par questionnaire et entretien, parmi les cent-quatorze conjoint(e)s actifs(ves), 23 % sont ouvriers(ères), 45 % employé(e)s et 19 % professions intermédiaires. Seuls 5 % sont cadres, artisans ou commerçants. 195 (25%) que les 41-46 ans. En fait, les techniciens et responsables de production sont sureprésentés dans cette classe d’âge. Nous verrons, dans l’analyse des entretiens, que la mutation peut être un moyen pour eux d’assurer le niveau de leur retraite. Il faut également remarquer que les personnes âgées de plus de cinquante ans ont plus souvent opté pour un passage par une mutation en période probatoire (29 % d’entre eux). Nous développerons le sens donné à cette option dans le point 4 de ce chapitre. On peut, dès à présent, faire l’hypothèse que la position dans le cycle de vie rend les charges et responsabilités plus sensibles à l’emploi et conduit à ne pas refuser d’emblée la proposition de mutation à Sens. Graphique 3 - Acceptation ou refus de la mutation professionnelle et de la mutation en période probatoire en 2000 selon l’âge 100% Salariés licenciés en 2001 80% 60% Salariés mutés en 2001 40% Salariés ayant opté pour une mutation probatoire en 2000 20% 0% moins 36 à 40 41 à 45 46 à 50 plus ans ans de 50 de 35 ans ans ans Total Source : enquête par entretiens et questionnaires sur la délocalisation d’une usine de Laon à Sens (n = 154 salariés). 1.2. Des qualifications plus élevées propices à la mutation L’acceptation de la mutation à Sens augmente avec la qualification et le niveau d’étude atteint par le salarié. Sur les cent cinquante-quatre personnes enquêtées, 38 % des cadres et techniciens auront finalement accepté la mutation en 2001 contre 25 % des ouvriers (cf. Tableau 15). Les salariés les plus qualifiés choisissent davantage la mutation en période probatoire laquelle débouche fréquemment sur une mutation définitive : la moitié des dix techniciens et cadres ayant opté pour une mutation en période probatoire en 2000 ont accepté la mutation, alors que seuls cinq ouvriers sur les dix-neuf en mutation probatoire ont choisi de rester à Sens. Dans toutes les catégories professionnelles, l’option du licenciement est dominante. Qualification, diplômes et salaires discriminent cependant les arbitrages des salariés. En effet, 196 la mutation est peu attractive pour les ouvriers non qualifiés qui vont choisir très massivement le licenciement. En revanche, la position d’Opérateur Assistant de Production (OAP), ouvrier qualifié ayant la responsabilité d’une petite équipe, renforce l’intérêt pour un départ à Sens. Ce n’est pas tant la différence de salaire qui est ici discriminante (les OAP n’ont pas à notre connaissance de rétribution supplémentaire), mais la qualité du poste qu’ils occupent (responsabilités, fonction d’encadrement, tâches variées, liens directs avec les chefs d’ateliers, etc.). La modulation des choix selon la qualification du poste occupé dans l’entreprise recoupe en partie le niveau scolaire initial mais aussi les formations professionnelles acquises par les salariés : 78 % des ouvriers ayant un CAP ou un niveau inférieur ont été licenciés contre 60 % de ceux qui ont un niveau secondaire ou post-Bac168. De même, le refus de la mutation diminue à mesure que le salaire augmente. La relation est nette pour les plus bas salaires, de 915 euros à 1067 euros nets (soit de 6000 à 7000 francs), dont le montant motive, en effet, très faiblement l’acceptation de la mutation alors que de tels niveaux de rémunération pourraient être retrouvés dans une entreprise de la région de Laon. Les parcours des techniciens et responsables d’ateliers, que nous avons décrits dans le chapitre 6, expliquent leur décision de mutation plus fréquente. Entrés dans l’entreprise en tant qu’ouvriers ou agents de maîtrise, ces salariés ont bénéficié des formations internes et ont évolué dans leurs fonctions169. La dispersion de leurs salaires est plus large que celle des ouvriers enquêtés : de 1448 euros (9500 francs) à plus de 2286 euros (15000 francs) nets par mois. Nous reviendrons en détail, dans le troisième point de ce chapitre, sur le rapport à l’emploi des salariés acceptant la mutation, mais notons dès à présent que l’ambition professionnelle et le niveau de responsabilités et de salaire atteints créent un attachement au poste de travail et un intérêt financier à l’acceptation de la mutation à Sens. En outre, les chances de retrouver un tel poste, obtenu par ancienneté et promotion interne et non par formation initiale et diplôme, sont faibles, notamment pour les plus âgés. En choisissant la période probatoire, les techniciens et responsables de production mettent en jeu leur capacité de négociation salariale dans l’entreprise et espèrent obtenir des avantages supplémentaires, ce qui n’est pas le cas pour les ouvriers. 168 Corpus de 154 enquêtés par entretiens et questionnaires. Chef d’équipe, dessinateur en bureau d’étude, agent de maîtrise, technicien de contrôle, technicien de planning, responsable d’unité de production, des stocks, etc. 169 197 1.3. Les proximités du réseau de parenté, facteurs supplémentaires d’ancrage L’acceptation de la mutation professionnelle à Sens semble corrélée au type de géographie familiale : plus les lieux de résidence des familles élargies sont concentrées dans le département de l’Aisne, plus le taux de licenciement des salariés est élevé. A l’inverse, une géographie familiale éclatée et extérieure au département favorise le choix de la mutation. Sur les cent cinquante-quatre salariés enquêtés, 30 % de ceux ayant un réseau de parenté dont une partie ou l’ensemble réside en dehors de l’Aisne ont accepté la mutation contre seulement 23 % des salariés dont la famille se situe exclusivement dans l’Aisne (cf. Tableau 15)170. Les deux vagues d’enquête par entretiens (n=56) nous permettent d’affiner le rôle joué par les relations familiales171. Les salariés qui acceptent de partir à Sens sont caractérisés par une sociabilité familiale moins forte : onze personnes parmi les vingt-quatre ne rencontrant leurs parents qu’une fois par mois ou moins ou n’ayant plus de parents (père et mère) ont accepté la mutation professionnelle, souvent en passant par une période probatoire (cf. Tableau 14). L’appartenance à une famille-entourage renforce le refus de migrer pour l’emploi, en particulier lorsque celle-ci est dispersée (cf. Tableau 14). Cependant, il ne faudrait pas isoler trop hâtivement cet indicateur : l’effet de la géographie familiale est ici, en partie, un effet de catégorie sociale et de niveau de revenu, puisque les salariés mobiles dont la famille est exclusivement originaire de l’Aisne sont plus souvent locataires et d’un niveau d’étude moins élevé. 170 De même, concernant l’échantillon des cinquante-six salariés interviewés en 2000 et 2001, on peut noter que ceux dont le réseau de parenté est peu nombreux (une à cinq personnes) ont davantage accepté la mutation à Sens (la moitié des quinze personnes dans ce cas) que l’ensemble de la population (30 %). 171 Le questionnaire n’interrogeait pas les personnes sur leur sociabilité familiale. 198 Tableau 14 - Acceptation ou refus de la mutation selon la sociabilité familiale et l’appartenance à une famille-entourage Salariés licenciés en Salariés mutés 2001(a) en 2001(a) Ensemble N % N % N % SOCIABILITE FAMILIALE Tous les jours Une fois par semaine ou plus Une fois par mois ou moins 8 18 13 73 86 54 3 3 11 27 14 46 11 21 24 100 100 100 TYPE DE FAMILLE Appartenance à une famille-entourage locale 18 69 8 31 26 100 9 82 2 18 11 100 Pas d’appartenance à une famille-entourage 12 63 7 37 19 100 ENSEMBLE 39 70 17 30 56 100 (b) Appartenance à une famille-entourage dispersée Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). Champ de 56 personnes interviewées lors des deux vagues d’entretiens en 2000 et 2001. (a) Les colonnes concernant les salariés licenciés ou mutés en 2001 incluent les salariés passés par une période probatoire en 2000-2001 qui auront ensuite opté, soit pour le licenciement, soit pour la mutation. (b) fréquence des rencontres avec les parents (père, mère) et/ou les enfants 1.4. Bilan En définitive, avoir une qualification élevée, ne pas avoir d’enfants à charge et être locataire sont les caractères discriminants des salariés acceptant la mutation d’emblée. Ces caractéristiques sont sureprésentées dans la population de salariés mutés par rapport à la structure de la population totale : 26 % de ceux qui acceptent la mutation sont techniciens ou cadres contre 20 % dans l’ensemble de la population ; 21 % des mutés sont locataires du secteur privé contre 13 % en moyenne ; 24 % des mutés sont en couple sans enfants contre 16 % en moyenne. A l’inverse, les salariés refusant la mutation à Sens et se faisant licencier sont en moyenne plus âgés, ont une conjointe pourvue d’un emploi, ont des enfants et sont accédants à la propriété ou locataires d’une maison du parc HLM (cf. Tableau 15 de synthèse). 199 Tableau 15 - Synthèse des déterminants de l’acceptation ou du refus de la mutation Salariés Salariés mutés licenciés en en 2001(a) (a) 2001 Ensemble Salariés ayant opté pour une mutation probatoire(b) en 2000 N % 30 19 N 112 % 73 N 42 % 27 N 154 % 100 35 23 39 11 4 85 77 71 55 50 6 7 16 9 4 15 23 29 45 50 41 30 55 20 8 100 100 100 100 100 4 7 15 2 2 10 23 27 10 25 84 79 22 21 106 100 20 19 28 58 20 42 48 100 10 21 9 64 5 36 14 100 2 14 3 75 1 25 4 100 1 25 14 58 10 42 24 100 7 29 2 33 4 67 6 100 0 0 QUALIFICATION Ouvriers Techniciens et cadres 92 20 75 63 30 12 25 38 122 32 100 100 19 11 16 34 AGE De 41ans à 50 ans Moins de 40 ans 70 42 76 68 22 20 24 32 92 62 100 100 21 9 23 15 48 77 14 23 62 100 8 13 64 70 28 30 92 100 22 24 74 76 24 24 98 100 24 24 25 71 10 29 35 100 3 9 ENSEMBLE STATUT D’OCCUPATION Accédant à la propriété Locataire HLM Propriétaire Locataire secteur privé Autres TYPE DE MENAGE Couple avec enfant(s) à charge, présent(s) dans le logement Ensemble des autres types de ménage Seul(e) Seul(e) avec enfant(s) à charge, présent(s) dans le logement En couple sans enfants dans le logement Autres (avec de la famille, des amis) LOCALISATION DU RESEAU DE PARENTE Réside dans l’Aisne uniquement Une partie ou l’ensemble réside en dehors de l’Aisne ACTIVITE PROFESSIONNELLE DU COUPLE Couple bi-actif dont conjoint(e) occupe un emploi Couple mono-actif ou conjoint(e) recherche un emploi Source : enquête par entretiens et questionnaires (n = 154) sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). (a) Les colonnes concernant les salariés licenciés ou mutés en 2001 incluent les salariés passés par une période probatoire en 2000-2001 qui auront ensuite opté, soit pour le licenciement, soit pour la mutation. Lecture : En 2001, 73 % des 154 salariés enquêtés ont été licenciés. (b) Les pourcentages de cette colonne concernent les choix réalisés en 2000 uniquement. Lecture : En 2000, 19 % des 154 ouvriers ont opté pour une mutation en période probatoire avant de faire leur choix définitif. 200 Nous avons cherché à savoir quelles étaient les variables les plus discriminantes du choix de mutation ou de licenciement. Nous avons eu recours au test du Khi-deux afin de déterminer les relations les plus fortes entre, d’une part, la variable « choix de licenciement ou de mutation » et les modalités de l’ensemble des autres variables qualitatives que nous venons de présenter. Le logiciel Modalisa permet de sélectionner les modalités croisées pour lesquelles l’écart à l’indépendance est au moins égal à quatre et le Khi-deux par case est au moins égal à 1. Nous avons classé le tableau 16 en fonction du Pourcentage à l'Ecart Maximum (PEM), qui donne l’intensité de la liaison, en vérifiant que la corrélation était significative, c’est-à-dire en vérifiant le fait que le Khi-Deux est élevé et donc que la liaison observée n’est pas le fruit d'un hasard d'échantillonnage (Cibois, 1993). Il ressort de cette analyse le rôle de l’âge et du statut d’occupation dans le choix de licenciement. L’accession à la propriété est significativement discriminante du licenciement d’emblée ; être âgé de plus de quarante-huit ans est particulièrement déterminant dans les situations de licenciement après avoir effectué une période probatoire ; enfin, le fait de ne pas avoir d’enfant et d’être âgé de moins de quarante ans est plus spécifique à l’option pour la mutation d’emblée. Tableau 16 – Modalités discriminantes de l’acceptation ou du refus de la mutation Modalités de la question : « Choix de licenciement ou de mutation » Le licenciement d’emblée Question Statut Accédant à d'occupation la propriété du logement Le licenciement après Age en 2001 une période probatoire La mutation d’emblée Modalité Nombre d'enfants La mutation d’emblée Age en 2001 Effectifs Ecarts Khi2 PEM(a) Test Khi2(b) 33 8 2,742 51 ••• 48 ans et plus 12 5 4,445 47 ••• Pas d’enfants 8 4 4,691 31 ••• Moins de 39 ans 14 4 1,67 19 corrélation significative à 85 % Source : enquête par entretiens et questionnaires (n = 154) sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). (a) PEM : Pourcentage à l'Ecart Maximum. Il représente le rapport entre le khi-deux par case observé et un Khideux par case maximum qu'on aurait pu avoir compte tenu des effectifs des variables. (b) ••• : test du Khi2 significatif à 99 %. Ces résultats confirment l’importance des caractéristiques socio-démographiques et des particularités du logement dans les refus d’une migration professionnelle. Hormis le statut d’occupation du logement, l’âge et le fait d’avoir des enfants, la relative faiblesse des écarts suggère que c’est davantage dans la conjonction des positions sociales et professionnelles, de 201 logiques personnelles et familiales et de contraintes extérieures que peuvent être compris ces comportements. Dès lors, nous poursuivrons l’investigation sur un mode plus compréhensif. Nous considérerons ces arbitrages spatiaux comme des processus décisionnels dans lesquels les représentations des salariés doivent être prises en compte. Comment la proposition de mutation est-elle perçue par les salariés ? En quoi génère-t-elle des choix tranchés ou bien des hésitations ? Quels sont les acteurs en jeu dans le processus de décision ? 2. Le choix contraint du licenciement : entre protection et projet Les salariés qui “choisissent” le licenciement d’emblée (60 % des enquêtés) expriment dans leurs discours la difficulté d’assumer des injonctions contradictoires. Ce processus de décision aboutissant au refus de la mutation mobilise des arguments autres que purement professionnels. Il génère une tension souvent inédite entre la sphère domestique et la sphère professionnelle. Sont ainsi mis en balance l’emploi du conjoint, le logement, l’attachement au territoire et au groupe familial. L’éventualité d’un déménagement pour l’emploi est généralement perçue comme une « remise à zéro » qui provoque des tensions au sein du ménage et, parfois, la révélation d’un attachement au territoire (2.1). Aussi l’emploi de la conjointe et le logement deviennent-ils tout à la fois le moyen et la fin du refus de la mutation-migration (2.2). L’engagement dans la recherche d’emploi révèle, enfin, des stratégies différenciées, des inégalités de ressources économiques, professionnelles et familiales entre les salariés licenciés (2.3). 2.1. La perception de la mutation comme menace pour le projet domestique et professionnel 2.1.1. Une « remise à zéro » du projet domestique ? La délocalisation de l’emploi et la proposition de mobilité résidentielle engagent un processus cognitif individuel et familial d’évaluation des incertitudes et des risques. Les individus se posent la question suivante : la mutation vaut-elle la peine que j’engage le déménagement de ma famille, vaut-elle, de quitter mon logement ou de faire de longs déplacements hebdomadaires ? Alors que la plupart des salariés qui optent pour la mutation jugent leur emploi stable, la majorité des licenciés craignent un licenciement “d’ajustement ” d’ici deux à trois années. Cette hypothèse d’une restructuration à venir est certes une manière de légitimer, dans le cadre de l’entretien face à un interlocuteur extérieur, la décision du licenciement. Néanmoins 202 leurs discours ne sont pas dénués de fondements. D’une part, la direction de l’entreprise a refusé de garantir au groupe de salariés la pérennité de leur emploi à moyen terme. Or quelques ouvriers, polyvalents, ont bénéficié d’une attention particulière et de relances personnalisées du directeur des ressources humaines. Cette différence d’attention portée par la direction aux salariés selon leur qualification et leur poste de travail renforce l’anxiété des ouvriers. Certains se représentent le travail à Sens comme un univers où ils ne seront plus reconnus et dans lequel ils perdront leurs habitudes dans l’organisation de leur travail. D’autre part, le déficit d’informations a pu nuire à la perception de la mutation. Les conditions de travail (organisation des ateliers, type d’équipe et horaires de travail, niveau de salaire après négociation des trente-cinq heures) n’ont pas été précisément décrites, d’où la sensibilité des salariés aux rumeurs et aux impressions ressenties lors du voyage de visite du site de Sens organisé par la direction. La très grande majorité des enquêtés souligne, par exemple, la vétusté des nouveaux locaux comparés à la taille, la luminosité et la relative propreté du bâtiment de Laon. Si ces détails peuvent sembler anecdotiques, ils sont pour les ouvriers une démonstration de l’incohérence de la stratégie industrielle et de la mauvaise organisation de cette délocalisation. Etre mobile et flexible implique donc que les contours de cette mobilité soient nets et valorisés. En outre, la proposition de mutation et la fermeture de l’usine créent un rapport tendu et contradictoire avec le projet familial et résidentiel. La mutation est souvent perçue, par les salariés qui la refusent, comme une remise à zéro de leur situation résidentielle et professionnelle: « Mais bon, je vais avoir 49 ans le mois prochain, bon ben ... il [mon mari] va sur 55 ans... c’est difficile de tout vendre et de tout commencer... et puis pas au même prix non plus, parce que Paron [commune de l’agglomération de Sens] à côté c’est quand même plus cher que par ici... Alors s’il faut refaire des emprunts et tout ça, c’est pas évident hein... Pis, y’a le changement de région, y a beaucoup, y a plus les amis, bon ma mère c’est quand même important.» (Jeanne, E. n°16) « ‘fin moi, j’ai franchement plus envie d’y aller quoi. Dans ma tête, c’est vrai que j’ai pas envie de partir, j’ai pas envie de… En fait, c’est pour moi recommencer à zéro, visà-vis d’un employeur, faire mes preuves, c’est recommencer tout, c’est retrouver des jeunes qui démarrent et être, je dirais, être chapeauté par des gens qui sont là mais qui ne connaissent pas forcément le travail… Donc si vous voulez, j’ai pas trop envie de redémarrer à zéro. » (Joël, E. n°56) Pourtant cette rupture professionnelle que représente la fermeture de l’usine devient parfois « une opportunité pour changer » de métier et quitter l’industrie pour l’artisanat, pour changer de mode de vie. Par exemple, après une année difficile suite au décès de sa mère et à 203 l’annonce de son licenciement, Michel vit sa situation comme un nouveau départ : « Mais bon là, c’est une remise à zéro sur tout, on repart à zéro. » (Michel, E. n°4). 2.1.2. Tensions au sein du ménage En premier lieu, la proposition de mutation est discutée au sein du ménage. Les salariés composent avec les attentes de leurs conjointes : préserver l’équilibre d’un couple en construction (n°4, n°30), continuer à jouer pleinement le rôle de mère ou de père (n°37, n°28). Certains craignent en effet que l’option de la mutation en période probatoire, qui implique une séparation de la famille durant la semaine de travail, ne se traduise par la séparation du couple : « Déjà, le fait d'être séparés, peut-être ça m'arrivera. C'est un danger aussi ça. On s'en va six mois de chez sa femme, par exemple. Qu'est-ce qui se passe ? Si c'est pour toutes les semaines dire mais “qu'est-ce qu'elle fait ?”, le jour où vous téléphonez elle n'est pas là, vous dites, mais “où elle était ?” » (Gérard, E. n°23) La conjointe de Frédéric raconte comment elle a dissuadé son mari de partir à Sens et révèle le principe d’autonomie qui fonde leur relation : « Lui, il pouvait partir. Je lui avais dit : “Si tu veux y aller, t’y vas ”. Bon après… je garantis pas de ce qui se passe dans la vie. Donc je voulais pas non plus qu’après il me dise : “Oui tu m’as empêché de partir”, etc. Donc chacun sa… Bon, on vit ensemble, mais… moi je dis que chacun a à mener son choix. » (conjointe de Frédéric, E. n°28) L’éventualité du déménagement provoque des manifestations de stress. Plusieurs salariés disent avoir connu des troubles du sommeil, des périodes de déprime, voire de réelle dépression, des moments d’irritabilité ou de tensions avec les collègues ou les proches. Prendre en compte les souhaits des membres de la famille implique évidemment aussi d’être attentif aux réactions des enfants qui vivent parfois difficilement les hésitations de leurs parents. Des adolescents, très réticents au déménagement, ont pu envisager de vivre chez leurs grands-parents. Gilbert, par exemple, était d’accord pour déménager et accepter l’emploi à Sens. Sa conjointe l’était également et avait commencé à faire des démarches pour trouver un emploi sur place. Mais, l’inquiétude de cette dernière au sujet des implications du déménagement s’est manifesté par son refus de partir et, finalement, le licenciement de Gilbert : « Conjointe : J’ai eu un déclic... Gilbert : Elle s’est bloquée. Elle s’est bloquée... Enq. : Alors qu’est-ce qui ne vous plaisait pas dans cette idée de déménager ? Conjointe : Ben moi surtout ce que j’ai eu peur, c’est pour mes enfants... ça c’est... c’est clair que... j’ai un blocage au niveau de ma fille pendant un mois. Complètement bloquée. 204 Gilbert : En fait, on a toujours fait tout pour que ça aille (...) c’est les enfants qui font qu’ils nous motivent ... à fond... On fait tout pour les enfants. » (Gilbert, E. n°33) Finalement ces ouvriers ancrent leur refus sur l’idée qu’il ne « faut pas non plus tout bousculer par [leur] faute, alors que c’était même pas sûr. » (Jean-Claude, n°39), ou bien que « si on doit faire un sacrifice, c’est pas là. » (Laurent, n°30). Ces extraits nous donnent à voir l’arbitrage de la plupart des salariés licenciés : préserver l’équilibre familial, la stabilité résidentielle en assumant le chômage et des difficultés économiques. S’il faut prendre du recul avec les discours que les enquêtés produisent « pour rendre raison de leur pratique » (Authier et Grafmeyer, 2001, p. 186), si ces propos relèvent d’un registre de justification élaboré dans le cadre d’un entretien, ils nous permettent de recueillir des paroles sur ce qui est subjectivement assumé. Ils alimentent notre hypothèse centrale du rôle joué par la famille dans le processus de décision de migration ou de refus de la migration pour l’emploi. Outre ce registre de l’équilibre du ménage, les salariés développent, à différents moments des entretiens, le motif de la protection offerte par les ressources locales. 2.1.3. Attachement au territoire, attachement au groupe de parenté Nous avions montré à la fin du chapitre 6 combien le rapport au lieu et aux liens étaient intimement liés. Les discours fournissent souvent des indices d’un attachement au territoire familial. Les plus sédentaires, c’est-à-dire ceux qui fréquentent régulièrement le réseau familial ou amical de leur région d’origine, peuvent se sentir menacés, dans leur identité et leur mode de vie, par l’idée même de mobilité. Le réseau de parenté est alors évoqué comme un filet de sécurité. Ainsi, la belle-mère d’une ouvrière l’incite à refuser la mutation en lui promettant l’aide financière de la famille si jamais elle venait à avoir des difficultés (Nadège, n°44). L’aide apportée à des parents âgés (Fernand, n°38) ou la naissance d’un petit-fils (Nathalie, n°55) poussent également au refus de la mutation : « Oui, surtout en ce moment, bon mon fils vient d’avoir un p’tit garçon, donc ça m’a encore raccrochée davantage, je dis et je redis lorsque... ça se serait passé y’a deux ans ou trois ans là je (...) Oui, je serais p’être plus partie... parce que... couper tout quoi en fait... mais là, je me suis fait d’autres racines, donc je ne me vois pas partir. J’ai fait une super dépression donc je ne tiens pas à tomber dans une deuxième. Je ne tiens pas.... une fois ça me suffit... » (Nathalie, E. n°55) De même, cet ouvrier qualifié qui avait pourtant fait une demande de mutation quelques années auparavant refuse aujourd’hui celle qu’on lui propose. A l’époque, la mutation lui semblait moins risquée puisqu’il pouvait toujours revenir travailler et vivre dans sa commune d’origine. Aujourd’hui la fermeture du site ne lui permet plus d’avoir cette sécurité : 205 « Oui, on voulait changer... Mais c’est pareil, j’voulais changer tout en sachant que comme y’avait déjà une usine de câbles du groupe là [il désigne le site de sa commune], si des fois ça n’allait pas là-bas, je pouvais revenir ici...» (Raymond, E. n°27) Lors des entretiens, ce lien au territoire paraît d’autant plus profond que la personne explique pourquoi rester est une évidence, pourquoi son ancrage territorial repose sur une dimension primordiale à ses yeux : rester proche de sa famille. Ainsi Franck explique-t-il simplement combien la mutation aurait été une parenthèse inutile, puisqu’il aurait de toute façon cherché à revenir dans sa région d’origine avant la retraite : « Admettons qu’on aurait suivi, on se serait retrouvé sur le tas là-bas, on se serait retrouvé seuls... il aurait fallu encore redéménager pour se rapprocher de la famille, alors... tout compte fait autant, autant rester dans la région, autant essayer de trouver quelque chose dans la région... » (Franck, E. n°34) Le cadre de l’entretien auquel les personnes sont soumises les pousse à rendre compte d’un travail de réflexion d’ordre professionnel, familial et résidentiel qui suscite finalement l’expression voire la révélation d’un attachement au territoire essentiellement formulé dans son aspect relationnel. On rejoint ici les réflexions de Florence Weber sur l’expression de l’attachement au lieu de résidence vécu par des ouvriers en Côte-d’Or dans les années 1980 : « Cet attachement est assez rarement manifesté dans le cas où il va de soi, où il ne rencontre pas d’obstacles ; il s’exacerbe et devient visible dans les cas d’émigration subie » (Weber, 2001, p. 183). L’attachement à la localité, à l’espace rural tout proche et aux rapports de proximité (familles, voisins…) rend, dans ce milieu social, le déracinement plus difficile. On sait d’ailleurs que la reconstitution d’un noyau familial et social local s’opère lors d’un cycle long, alors que la sociabilité des catégories populaires laisse une place importante à « une routine des contacts informels » (Bozon, 1984, p. 62). 2.2. L’emploi du (de la) conjoint(e) et le logement : raisons et ressources de l’ancrage L’option du licenciement, qui peut apparemment sembler peu rationnelle économiquement au regard des risques de chômage, est parfois justifiée par un calcul coûtavantage qui mêle différentes dimensions de l’existence. L’emploi de la conjointe et le logement sont à la fois les raisons du refus de la mutation (le registre de la protection de l’activité de la conjointe et du logement est alors déployé) et les ressources de l’ancrage qui permettront de rester (le registre du filet de sécurité permettant de faire face aux difficultés économique et professionnelle qu’augure la recherche d’emploi est alors utilisé). Refuser de partir pour préserver, entre autres, l’emploi principal du ménage ou garantir au moins celui qui demeurera stable est un discours récurrent. Ainsi, malgré une première 206 demande de mutation dans le passé, un salarié refusera-t-il de partir à Sens pour permettre à sa femme de garder son emploi, pour l’instant précaire, mais qui doit aboutir à un CDI (n°20, n°38). De même, les conditions de travail et l’appartenance à la fonction publique territoriale de la conjointe de Jean-Claude doivent être préservés, tout comme l’équilibre de leurs enfants : « Bon, mais il y avait le boulot de ma femme aussi. Elle est fonctionnaire, elle aurait pu se faire muter, mais des conditions de travail... Là, elle travaille aux écoles à Aulnoy, on a les enfants, et tout. Mais est-ce qu’on retrouverait ça là-bas ? C’est pas évident. Elle, elle est vraiment bien, faut pas non plus tout bousculer par ma faute, alors que c’était même pas sûr. » (Jean-Claude, E. n°39) L’emploi du (de la) conjoint(e) est central en cas de licenciement car il constitue, dans les discours, le principal filet de sécurité économique voire une assurance contre la précarité. C’est notamment le cas lorsque le ou la conjoint(e) est fonctionnaire (n°44, n°39 et n°35) mais ces discours apparaissent aussi lorsqu’il (elle) est employée chez des particuliers, dans une petite commune ou une maison de retraite. Une conjointe inactive pourra également reprendre une activité à l’occasion du licenciement et pallier en partie le manque à gagner du ménage (n°9, n°33). Le second emploi du ménage n’est toutefois pas le seul argument mobilisé. Nous avons montré dans le point 1 que la moitié des salariés en couple dont la conjointe était inactive ou à la recherche d’un emploi avaient également refusé la mutation. En fait, le logement est la dimension la plus développée lors des entretiens réalisés avec des salariés licenciés. L’éventualité d’un déménagement suscite des représentations négatives et répulsives à l’égard de l’habitat à Sens et, à l’inverse, positives et valorisées vis-à-vis du logement actuel à Laon. La qualité des logements HLM de Sens est difficilement évaluée, les rumeurs sur des quartiers difficiles renforcent chez certains le sentiment qu’il faut préserver leur habitation actuelle. En outre, les prix immobiliers dans l’Yonne sont plus élevés que dans l’Aisne. Les salariés peuvent ainsi craindre des difficultés de paiement du loyer une fois les aides du plan social terminées. En revanche, comme nous l’avons expliqué dans le chapitre 6, la maison dans la région de Laon est la plupart du temps l’objet d’efforts financiers, de travaux réalisés par les salariés eux-mêmes et d’investissements symboliques importants. Ainsi les interviewés rendent-ils compte d’un attachement au logement qu’ils estiment peu délocalisable. On retrouve ici le registre de la résistance (tenir le bien que l’on possède) qui s’est progressivement diffusé dans les discours des propriétaires et accédants à mesure que le contexte économique des ménages s’est dégradé depuis les années 1980 (Cuturello, 1997). « Je ne serai pas parti parce que j’ai assez trimé pour avoir ma maison. » (Bernard, E. n°12) 207 « On a acheté, déjà c’est pas pour revendre et puis repartir, on a fait des travaux, on va pas faire que ça, on n’a plus 20 ans ! » (Catherine, E. n°24) « C’est clair et net, je veux pas vendre ma maison pour recommencer dans quatre ans. J’ai trop donné maintenant, ces gens là ne se rendent pas compte, c’est facile pour eux. Moi, depuis dix ans, je suis dans ma maison, toutes mes économies elles passent dans les travaux et tout ça. Puis faudrait tout vendre... Non, je suis encore jeune, je désespère pas. C’est sûr qu’au niveau salaire, tout ça, j’y perds des plumes, c’est sûr. Mais bon, c’est un choix. ». (Jean-Claude, E. n°39) Face à l’instabilité professionnelle, le logement matérialise les autres dimensions stables de la vie des salariés. Une dimension économique, tout d’abord, par le capital financier accumulé dans l’accession à la propriété ; une dimension symbolique, ensuite, car la construction de la maison est un support à la fondation de la famille, au maintien des liens intergénérationnels et des relations d’amitié. L’espace résidentiel apparaît clairement, chez certains, comme un espace de sûreté, de maîtrise, alors qu’ils se sentent contraints voire manipulés d’un point de vue professionnel. Enfin, devant le risque de chômage, la propriété peut se voir attribuer un statut protecteur en cas de difficultés professionnelles et économiques chroniques (peu de frais de logement, vente possible, etc.). Ainsi, pour les personnes licenciées, rester sur place permet le maintien dans un logement qui représente une sorte de « poire pour la soif » (Christian, n°22), une assurance contre la précarité. C’est notamment le sentiment d’un ménage, dont la femme ne travaille pas, qui vient d’hériter et de rénover une maison familiale (n°2). C’est également l’opinion d’Henri : « Ça, c’était négatif la maison, j’avais dit qu’on vendrait pas... parce que on a toujours ça pour se retourner, parce que comme elle est bientôt finie de payer, j’ai dit : “Non, on vend pas la maison”... Et puis moi j’ai fait le calcul, question déplacements, questions fatigue (…) On part là-bas... les filles tout ça obligé de louer un appartement .... dans deux ans là-bas ça va plus... trois ans... puis... j’ai dit non j’reste ici. J’ai fait mes calculs avantages... » (Henri, E. n°9) Il faut noter que ce discours sur le “logement-assurance” n’est pas systématique et caractérise principalement les ouvriers licenciés qui savent leur chance de retour à l’emploi faibles au regard de leurs qualifications, de leurs critères de déplacement ou de l’absence de projet professionnel précis. L’hypothèse n°2 (cf. chapitre 3) selon laquelle les solidarités familiales pouvaient constituer un filet protecteur facilitant le choix du licenciement n’est pas, en tant que telle, vérifiée car ce sont davantage les ressources résidentielles et professionnelles du ménage qui sont mises en avant comme protection. En revanche, la proximité géographique du groupe de parenté et les relations entretenues sur le territoire local se révèlent être des motifs récurrents de l’ancrage mais sur un mode affectif. 208 2.3. Des projets de reconversion ou des choix par défaut Finalement, malgré des variations dans l’expression de l’attachement à la région, au logement ou à l’emploi du conjoint, l’ensemble des entretiens des ouvriers et des quelques techniciens ayant opté pour le licenciement repose sur un registre commun : protéger les acquis dans un contexte incertain. C’est davantage le rapport à l’emploi et à la recherche d’emploi qui différencie les individus. Un tiers des ouvriers licenciés172, la plupart âgés de moins de quarante ans, oppose aux contraintes de délocalisation du lieu de travail une réponse active de recherche d’emploi qui prend souvent la forme de projets de reconversion professionnelle : souhait de création d’entreprise dans le commerce ou les services, projet de reconversion dans un secteur choisi tel que le bâtiment ou l’horticulture. Leur conception de la recherche d’emploi repose sur une bonne connaissance de la région et une certaine adaptabilité notamment en terme de déplacements. « Ben, disons qu’ici, j’connais bien la région, j’connais bien les entreprises qu’il y a... Je vois encore, j’y étais encore avant-hier... Bon... on m’a posé des questions sur la région, sur ce que je connaissais de l’entreprise, ben je pouvais y répondre, je connaissais quand même. » (Raymond, E. n°27) Mais les deux-tiers des licenciés interviewés173 ont un discours plus pessimiste sur leur recherche d’emploi. Le licenciement est vécu par ces salariés en majorité âgé de plus de quarante ans comme un choix contraint, un choix par défaut. Ils restent défaitistes quant à leurs chances de trouver un emploi local correspondant à leurs critères. Pour certaines ouvrières, la simple projection dans l’avenir est difficile : « Non, je n’ai pas du tout anticipé parce que moi, personnellement, je n’étais pas en état de reprendre le travail aussitôt. Je ne m’en sentais pas en état, j’étais trop énervée, trop fatiguée, trop… En fait le cerveau n’était pas net. En fait, moi je vous dis, mon mari est décédé il y a 8 ans, j’ai du mal à m’en remettre, je m’en remets et paf !» (Nathalie, E. n°55) « Et c’est vrai qu’on n’a plus la tête au travail. On sait que, un jour ou l’autre, on sera dehors. Et c’est vrai qu’on travaille mais on pense surtout à l’avenir, on se dit : “Mais qu’est-ce qu’on va faire, qu’est-ce qu’on va devenir ?” On est un peu perdu... Enq. : Vous avez réussi à faire des projets rapidement ou vous étiez vraiment incertaine ? - Non on n’arrive pas à faire de projets... Tant qu’on est dans le, le système, on n’y arrive pas. Et c’est vrai que quand on est licencié comme ça, après, on a le soulagement 172 173 Entretiens n°7, 10, 20, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 52, 53. Entretiens n°2, 4, 9, 11, 12, 14, 19, 22, 24, 25, 33, 34, 35, 37, 38, 39, 44, 46, 49, 55, 57, 59. 209 parce qu’on a dit : “Bon ben, ça y est c’est fini”. Après on redémarrera, en septembre si il faut... Tant qu’il n’y aura pas eu la cassure, on n’arrivera pas à démarrer... » (Jeanne, E. n°16) La proximité de l’âge de la retraite, ou des quarante ans de cotisations, a pu inciter certains à refuser la mutation et à glisser dans une logique de défection - ou d’ « exit » pour reprendre le terme d’A. O. Hirschman (1972) - du marché du travail, alors que les salariés mutés suivraient une logique de loyauté (« loyaulty »), ou de prise de parole et de négociation (« voice ») en suivant la délocalisation de l’entreprise174. Acceptant d’être licenciés, ils rechercheront plus ou moins activement un emploi trait d’union entre leur emploi précédent et la retraite. Certains envisagent même de ne plus travailler, à moins que les nouvelles conditions de l’assurance chômage ne les y contraignent. « Mais comme je dis, moi, j’ai rien demandé à personne... J’ai jamais profité du chômage, j’ai travaillé quarante ans mais j’ai jamais profité du chômage, j’ai presque toujours travaillé, mais là j’en ai marre, j’en profite un peu pour... (…) Faut pas se lancer dans n’importe quoi, parce que pour vous donner du travail, vous faites quinze jours d’essai et puis au moment de l’embauche : “Madame, monsieur, on n’a plus besoin de vous hein...” alors moi je ne veux plus être un pion, c’est fini. » (Henri, E. n°9) 2.4. Conclusion : les ressources (inégales) de l’ancrage Les configurations résidentielles et familiales pèsent donc largement dans la décision des salariés refusant d’emblée la mutation à Sens. La délocalisation de l’emploi est perçue comme professionnellement incertaine à long terme et, surtout, elle précipite la crainte de quitter un logement valorisé et/ou de voir se disloquer l’ancrage territorial et familial. La proposition de mutation est majoritairement vécue comme une négation de tout ce qui est acquis dans le domaine résidentiel, affectif et professionnel. Ces représentations renvoient aux trajectoires individuelles et familiales qui offrent des ressources et des sociabilités locales difficilement transposables. La propriété du logement et l’emploi du conjoint sont ainsi identifiés à la fois comme raisons et comme moyens autorisant ce choix du licenciement. Les ressources économiques et sociales de ces salariés généralement moins qualifiés et moins diplômés que les salariés mutés jouent également dans leur rapport à l’emploi et aux 174 Postulant que les acteurs ont une marge de manœuvre dans leurs décisions, A.O. Hirschman (1972) tente de comprendre le changement social dans les entreprises et les institutions à partir d’un modèle binaire : la défection (exit) qui permet de se retirer d’une relation marchande ou de quitter un groupe social, une entreprise ou un pays ; et la prise de parole (voice) qui repose sur l’engagement personnel et collectif (pétition, mobilisation de l’opinion ou de la justice...) pour opérer un changement « de l’intérieur ». Dans la réalité, les individus peuvent également agir selon une logique intermédiaire, celle de la loyauté (loyaulty), lorsqu’ils ressentent des réticences à quitter une organisation. 210 perspectives de recherche d’emploi. Le pari professionnel, suite au licenciement, peut sembler hasardeux pour des ouvriers parfois âgés, sans projet précis, ni de reconversion, ni de mobilité spatiale pour rechercher un travail. Une minorité exprime un certain désarroi face aux difficultés probables de la recherche d’emploi. Les motivations et les ressources de ce licenciement-ancrage semblent inégales selon les personnes et risquent de renforcer les situations initiales des ménages. Néanmoins, il serait réducteur de considérer ces licenciements-ancrage comme le signe d’un immobilisme, d’une passivité voire d’un repli immédiat. A l’instar d’ouvriers des Ardennes confrontés au chômage local et pour qui « être attaché à sa région, c’est faire de nécessité vertu » (Pinçon, 1987, p. 100), les ouvriers de l’entreprise de câbles de Laon préfèrent choisir (sous la contrainte) de rester pour maîtriser cet enracinement et le rendre acceptable plutôt que subir la migration. Les entretiens réalisés en 2000 permettent déjà de comprendre en quoi cette décision produira une activité de recherche d’emploi, certes différenciée, mais dans laquelle les rapports à l’espace et à la sphère domestique seront remis en jeu, notamment par le biais des mobilités quotidiennes. Examinons, à présent, les ressources, les dispositions et les motivations des salariés acceptant d’emblée la mutation professionnelle et géographique. 3. L’acceptation de la mutation : entre opportunités offertes par une migration et stratégie d’assurance 20 % des salariés ont opté pour une mutation d’emblée à Sens. A l’opposé des licenciés, la mutation est ici appropriée et revendiquée comme une nouvelle étape favorable dans la trajectoire résidentielle et familiale. Deux types de discours rendent compte des motivations qui ont pesé en faveur de l’acceptation de la mutation : d’une part, celui où elle apparaît comme une opportunité pour poursuivre un projet de carrière ascendante et un projet résidentiel d’accession à la propriété (3.1.1) ; d’autre part, celui où la mutation est plutôt choisie par défaut afin d’éviter le chômage (3.1.2). Ces deux conceptions sont également liées à différents rapports au territoire et à la famille élargie (3.2). 211 3.1. Motivations professionnelles et stratégies résidentielles des salariés mutés 3.1.1. L’“opportunité” de la mutation professionnelle Sept salariés interviewés sur douze optant pour la mutation d’emblée la considèrent comme une étape, voire une opportunité professionnelle et/ou résidentielle175. Leur profil se distingue de celui de l’ensemble du groupe : plus jeunes, d’une ancienneté moins longue dans l’entreprise, locataires ou parfois vivant encore au domicile parental, leur situation familiale (divorcé, famille monoparentale, jeune couple) est aussi plus atypique. La mutation à Sens est valorisée par ces salariés caractérisés par leur ambition professionnelle et leur investissement dans la vie de l’entreprise. Plus diplômés ou ayant simplement fait preuve d’un dynamisme et d’une polyvalence particulière, ces ouvriers perçoivent la mutation comme la continuité d’une carrière qu’ils ne voudraient pas avoir à redémarrer dans une autre entreprise (perte d’avantages salariaux, de responsabilités) ou même à perdre en cas de chômage. La mutation est en phase avec un projet domestique qui était souvent déjà formulé (démarches ou premières tentatives d’accession pas encore abouties, volonté de décohabitation). C’est donc au cours d’un processus itératif d’allers et retours entre les contraintes professionnelles et l’adaptation du projet domestique que la mutation vient à être considérée comme une opportunité : opportunité d’accession à la propriété à moindre frais (du fait des aides) et en bénéficiant d’un soutien logistique, opportunité de changer de type de commune de résidence et d’accéder à un logement en ville plus près des services et équipements scolaires, opportunité pour un nouveau départ social et familial après un divorce ou une séparation. Les aides au logement et à l’accession proposées par l’entreprise permettent ainsi d’acheter une habitation plus vite et plus facilement que prévu. Par exemple, au regard de la trajectoire résidentielle de Véronique, ouvrière qualifiée, l’offre de mutation et d’aide à l’accession à la propriété est une chance. Des ruptures (séparations, divorce) l’ont conduite à connaître plusieurs fois une même position résidentielle (deux accessions à la propriété) et à ne pas suivre un cheminement ascendant et stabilisant (plusieurs passages par le logement HLM et la location en secteur libre). Si pour Véronique 175 Entretiens n°3, 5, 18, 40, 42, 43 et 58. 212 cette mutation est une opportunité, c’est qu’elle fait écho à ses attentes de changements et à son espoir d’évolution professionnelle : « C’est-à-dire que quand on fait un travail qu’on commence à stagner, au bout de trois, quatre ans on connaît par cœur, et je trouve que quelque part la mutation m’arrange (…). » (Véronique, E. n°58) De même pour André, le déménagement à Sens devient une étape professionnelle et résidentielle valorisée. Sa conjointe, éducatrice spécialisée, a déjà retrouvé du travail dans l’Yonne, grâce à l’aide de la cellule de reclassement des conjoints, avant même d’avoir déménagé. En outre, l’aide financière pour acheter un logement vient faciliter un projet qui devait se concrétiser l’année suivante. 3.1.2. Stratégies de protection contre le chômage et d’assurance retraite Les cinq autres salariés interviewés176 qui choisissent la mutation dès 2000 mobilisent davantage le registre de la contrainte. La mutation à Sens est pour eux une réponse au risque de chômage et au sentiment que tout peut être perdu après le licenciement. Ces craintes les poussent à dépasser leur ancrage local. Ils intériorisent les contraintes liées à la conjoncture et au marché du travail, et suivent un principe de réalité selon lequel on se doit de déménager. Malgré le niveau de confort du logement actuel et parfois leur statut de propriétaire, ces salariés estiment que le mode de vie familial peut se délocaliser, d’autant qu’ils ne se distinguent pas par une forte entraide familiale. Le risque de précarité en cas de licenciement est élevé pour ces ménages dont la conjointe ne travaille généralement pas. Moyennement diplômés (BEPC ou CAP), ces salariés ont néanmoins acquis leur niveau de salaire par une longue ancienneté et par promotion interne. « En pesant, il y a mon âge, bon, 54 ans. Vous pesez le pour et le contre. Moi à 54 ans, je retrouverai plus jamais une situation comme j’ai là. Dans le milieu professionnel, je parle. Et au niveau salaire non plus. Donc, c’est un choix à faire. Je me suis dit : “Bon, si je quitte l’entreprise, qu’est-ce que je vais faire ?” 54 ans, je m’étais déjà renseigné à l’ANPE, à l’ANPE, les gens de 54 ans, vous savez... Ils préfèrent les gens qu’ont moins d’expérience, mais qui ont vingt ans de moins. Donc, c’était un choix à faire.» (Bruno, E. n°15) Le projet professionnel des salariés de plus de cinquante ans est bien alors de préserver leur retraite. Le déménagement à Sens est d’ores et déjà envisagé comme provisoire : « Il me reste trois années, à la limite, pour avoir mes quarante années de cotisations. J’espère bien qu’ils vont me dire avant 60 ans “Bon, on a plus besoin de vous”. J’espère. S’il faut aller jusqu’à 60 ans, j’irai jusqu’à 60 ans. Mais j’espère bien que dans trois ans, ils vont me dire : “Vous pouvez rentrer chez vous”. » (Bruno, E. n°15) 176 Entretiens n°1, 8, 15, 45, 48. 213 3.2. De la prise de distance à l’organisation d’une double territorialité Les motivations des salariés mutés sont majoritairement d’ordre professionnel. Leur décision s’appuie toutefois sur une valorisation résidentielle et familiale de la migration qui nous démontre l’importance, à leurs yeux, des aides financières et de l’accompagnement au reclassement du conjoint prévus par le plan social. Ces salariés se distinguent-ils également par leur rapport au territoire et à la famille élargie ? Ont-ils des dispositions particulières à la mobilité ? 3.2.1. Un rapport plus distant au réseau de parenté Les salariés optant d’emblée, en 2000, pour un déménagement à Sens se distinguent par la géographie de leur réseau de parenté et par le sens qu’ils donnent à leur ancrage résidentiel. Pour ceux qui sont nés dans l’Aisne, le fait d’être resté dans le département et à proximité de leurs parents n’a pas forcément été le fruit d’une stratégie active : « Ça s’est présenté comme ça », « On habite là par hasard ». En réalité, les personnes ont bien souvent suivi les opportunités ouvertes par les relations familiales (cf. chapitre 6). Pour autant, les individus ne définissent pas nécessairement cette configuration familiale comme un besoin de proximité, mais plutôt comme une situation “évidente ”. Ceux dont la stabilité résidentielle était vécue comme une affiliation contrainte, ceux pour qui la proximité familiale n’est pas choisie n’opposeront pas de résistances particulières à la mutation (n°41, n°13). Celle-ci est parfois même l’occasion de quitter la région à laquelle ils étaient peu attachés (n°3, n°18), de quitter le foyer parental ou de commencer une nouvelle vie familiale et sociale (n°5, 43, 58). Véronique (E. n°58), par exemple, vit seule à Laon suite à deux séparations. Elle n’est pas isolée puisqu’elle fait partie d’une famille-entourage locale et se sent en particulier très proche de sa fille et de sa mère. Si elle exprime une grande affection pour son entourage, la mutation professionnelle représente pour elle une ouverture qu’elle espère être une nouvelle étape dans sa vie. Elle estime aujourd’hui qu’il n’est pas nécessaire d’être géographiquement proche pour maintenir des liens. Véronique cherche finalement à trouver la bonne distance avec sa famille : « - Ben écoutez, jusqu'à présent, c’était important d’être près de ma famille. Mais là... Depuis quelque temps, quand même, depuis que bon j’étais pas bien euh... Je ressentais le besoin de partir. Parce qu’en fait... La région, malgré qu’il y a ma famille, il y a quand même de mauvais souvenirs et quelque part, j’avais, ça fait quelques années j’avais envie de partir. Enq. : Vous aviez fait le projet de, de changer... 214 - C’est parce que je disais toujours : “C’est mon travail qui me retient là”, parce que j’ai une place sûre. Mais si j’ai l’occasion je m’en vais, ça je l’avais dit à personne, c’est moi qui le disait hein, j’avais vraiment envie de partir. Donc en fait, quand ça s’est produit euh... pour moi c’était... Mais maintenant le plus important c’est pas d’être près de ma famille parce qu’en fait... Malgré qu’on... moi je me sens proche de ma famille. (…) Pour moi c’est... Euh... C’était se sentir proche mais c’est pas une question de distance, mais c’est pour ça que... que je m’en vais. Mais vraiment je m’en vais le cœur léger parce que c’est ....bon, ma fille reste sur Reims, mais voyez quelque part je me dis : “Non c’est bien”. » (Véronique, E. n°58) Cet extrait montre bien que la logique de ces salariés mutés, au-delà des motivations professionnelles, s’inscrit dans un rapport particulier au territoire et à la famille. Ces logiques relèvent d’un principe d’émancipation vis-à-vis de la famille qui se traduit ici dans les choix résidentiels. 3.2.2. Vers une double territorialité ? Cependant, dès la première vague d’entretiens, une partie des salariés mutés n’envisage pas leur mobilité résidentielle comme une migration définitive. Certains expliquent qu’ils choisissent de ne pas vendre la maison dont ils sont propriétaires ou accédants dans la région de Laon et qu’ils souhaitent la conserver comme une résidence secondaire. Ces salariés, craignant une perte d’emploi à moyen terme, gardent leur logement comme un lieu de repli potentiel, une « roue de secours » (Yves, n°45). Ils traduisent par là l’idée qu’en cas de licenciements ultérieurs, ils ne rechercheront pas d’emploi dans la région d’accueil, mais bien dans leur région d’origine où leur connaissance des hommes, des lieux et des entreprises faciliteront leur démarche. Mais le logement ne joue pas seulement un rôle d’assurance contre les difficultés économiques, il est aussi une stratégie contre le déracinement. Le lien résidentiel permettrait ainsi de maintenir les liens familiaux. Garder sa maison c’est se donner une promesse de retours fréquents dans le Laonnois, voire un jour de retour définitif : « Moi j’espère toujours revenir à Chevregny plus tard » (Conjointe de Loïc, n°48). La perspective d’un dédoublement du lieu de résidence interroge la manière dont les salariés conçoivent leurs relations avec leur famille élargie restée sur place. Cette prise de distance géographique fait écho à « l’irrésistible montée de l’autonomie » (Attias-Donfut et alii., 2002, p. 42) des individus dans leur rapport à la parenté (de Singly, 1993). Le primat de l’épanouissement de soi et de l’indépendance dans les rapports intergénérationnels contribuent à généraliser les mobilités résidentielles et plus généralement, comme l’a montré Georg Simmel, à élargir les échelles territoriales de la vie quotidienne et les cercles sociaux des individus (Simmel, 1989). Toutefois il ne faudrait pas conclure à un repli sur la famille 215 conjugale (Déchaux, 1995). La permanence d’une certaine proximité géographique des réseaux de parenté et les pratiques d’échanges et de sociabilité entre parents témoignent d’une parenté qui n’est pas nécessairement appelée à s’effacer comme le suggèrent les extraits d’entretiens suivants. Déjà, on y voit se profiler l’enjeu des prochains mois : le réaménagement des territoires familiaux par les mobilités spatiales. « Conjointe d’André : Et puis, par contre, si ta mère elle le dit pas mais à mon avis euh, ça l’enquiquine bien parce que ici [dans l’Aisne] elle était à deux heures de route. Là elle va avoir bien trois heures et demi, quatre heures de route. André : Quatre bonnes heures sur la route. Conjointe d’André : Donc… et puis ton père ben, si quand on lui a dit, il a dit, si ça fait loin… André : Ça fait loin, mais bon on verra. Il viendra p’être un peu plus longtemps, il restera un peu plus longtemps.» (André, E. n°3) « [Ma mère] elle me dit, “ça vous gêne pas de temps en temps si je viens ?”. “Non, non pas du tout”. Même mon frère le plus jeune, oui... on en a parlé tous les deux, mes deux frères, mais en fait, “On pourra venir de temps en temps ?” “Ben ouais !”... » (Véronique, E. n°58) De la mutation professionnelle et de la migration inter-régionale émerge donc la question des distances et des proximités familiales. Si les salariés expriment largement une autonomisation dans leurs choix résidentiels et professionnels par rapport au territoire familial, une partie d’entre eux suggèrent qu’une conciliation est nécessaire entre le « besoin d’autonomie » et le « besoin de famille » (Bonvalet, 2003, p. 40). 3.3. Conclusion : la primauté de l’emploi sur le lieu de résidence Les motivations des salariés mutés sont principalement d’ordre professionnel mais elles s’inscrivent également dans une valorisation du déménagement. Celui-ci devient l’occasion d’une accession à la propriété, voire d’une prise de distance avec le réseau de parenté. Plus qualifiés et / ou plus diplômés que la moyenne, ces salariés ont une expérience de mobilité résidentielle plus forte et appartiennent moins fréquemment à une famille-entourage. A ce stade, il semble que l’autonomie de ces personnes vis-à-vis de leur réseau de parenté facilite leur migration. Toutefois, une partie des salariés mutés expriment la volonté de maîtriser les incertitudes professionnelles en maintenant des liens avec le territoire de la parenté. 216 4. L’option de la mutation à l’essai : entre incertitudes et négociations La mutation en période probatoire est une option, prévue par le plan social, de mutation à l’essai pendant six à huit mois à l’issue de laquelle le salarié peut opter pour une mutation définitive ou pour le licenciement et alors bénéficier des mêmes dispositifs que les salariés s’étant prononcés dès le départ pour le licenciement. Moins de 20 % des salariés de l’entreprise de câbles ont opté pour cet essai. Alors que les salariés licenciés et mutés rendent compte de processus d’arbitrage parfois tendus mais rapidement conclus, les salariés optant pour la période probatoire racontent davantage leurs hésitations et les bricolages temporaires qu’a induit le report de la décision finale. Lors de la première vague, les entretiens des salariés ayant pris cette option de la probatoire ont révélé une incertitude partagée quant au devenir de l’emploi une fois à Sens (4.1). Les enquêtés se partagent cependant entre ceux qui s’acheminent vers une mutation professionnelle définitive (4.2) et ceux qui restent dans l’incertitude et ne sont pas convaincus de vouloir s’installer à Sens (4.3). 4.1. Une position professionnelle perçue comme menacée La majorité des salariés qui vont choisir la mutation à l’essai s’interrogent sur la pérennité et la nature de leur poste de travail dans le nouvel établissement. Certains pensent que leurs conditions actuelles de travail ne sont pas transférables. Nombre d’entre eux avaient atteint leur niveau de responsabilité grâce à une longue connaissance de l’organisation et de la production. En outre, grâce à la bonne entente avec les supérieurs hiérarchiques, les ouvriers avaient pu négocier la manière de travailler (par exemple faire des pauses café, avoir le droit de parler en travaillant). Les hésitations reposent sur un ensemble de rumeurs et de représentations plus ou moins fondées et se cristallisent justement sur le sujet des modalités de travail et d’organisation des salariés sénonais. Par exemple, les ouvriers de Laon ont pour mission de transmettre leur savoir-faire aux salariés hôtes des sites de Sens. Certains opposent d’emblée leur réticence à cette mission, jugeant parfois avec mépris leurs futurs collègues. Il y a, derrière ces résistances, la crainte de se voir dépossédé du savoir qui peut leur assurer légitimité et stabilité dans l’établissement de Sens : « Ben déjà, c’est des gens qui n’avaient jamais fait grève. Ils ont fait grève y a pas longtemps pour… je sais même plus pourquoi… je l’ai su… (...) Ils ont accepté [de travailler certains jours fériés] pour les intérimaires là-bas, on aura les mêmes [jours] qu’eux. Nous, on n’a pas compris qu’ils n’ont pas intervenu, qu’ils n’ont pas… non. On est en train de négocier les 35 heures et vous vous apercevez que eux, ils acceptent que 217 les gens ils vont travailler dans n’importe quelle condition. Ah … vous vous dites y a un malaise quand même. (...) Je pense, hein, je peux me tromper mais là, euh…Paron, enfin Sens, ils vont se servir des gens de Laon, nous on nous l’a carrément dit, t’façons, on va être la vitrine de Sens. On va arriver là-bas avec notre savoir… » (Sylvie, E. n°47) 4.2. Du temps pour s’organiser et négocier La sphère professionnelle domine le discours des salariés qui considèrent la période probatoire comme un cheminement vers une mutation définitive à Sens. Ce groupe (sept personnes177) est largement plus qualifié et/ou diplômé que la moyenne des enquêtés (trois techniciens sur sept personnes). L’entraide et, plus largement, les liens familiaux ou amicaux avec la région de Laon sont relativement moins développés. « Moi de mon côté, c'est plus du côté de sa famille en fait. Hein, c'est... rester... on va dire "groupir" [accent allemand, rires]. Moi je suis plus... Comme je suis déjà fils d'immigré quelque part, donc en fait tu as quand même la famille, la vie de famille. Ma mère est au Portugal, ma sœur est au Portugal, j'ai deux frères là. De mon côté, ça ne pose pas de problème. » (Daniel, E. n°21). Ces salariés souhaitent préserver leur niveau de vie mais aussi s’assurer que les conditions d’emploi à Sens seront valables. C’est pourquoi ils prennent l’option de la mutation à l’essai afin de se donner du temps pour prendre leurs marques, voire pour négocier avec la nouvelle direction les conditions salariales de cette mutation. « Ben le choix... C’est-à-dire qu’il y a beaucoup trop d’imprévus, je sais pas vraiment où je vais tomber. Est-ce que je fais pas une bêtise en vendant ma maison et suivre bêtement les beaux yeux du patron [rires] ? Je sais pas. C’est pour ça que j’ai choisi la période probatoire, la période d’essai. Pour quand même essayer, parce que au moins, si ça ne me convient vraiment pas, j’aurais pas eu de regrets. Tout en sachant que par ici, évidemment, la recherche d’emploi est compliquée. » (François, E. n°17) « Je suis bien dans mon boulot, mais moi je n'ai jamais été pour rester vingt ans à faire la même chose. C'est le seul moyen qui m'ait sauvé depuis... Je veux dire, je ne suis pas diplômé mais justement de bouger, bouger dans le cœur de l'usine, ne pas rester à la même place tout le temps. D'ailleurs là-bas ils m'avaient proposé une autre place, mais pour l'instant ils ne peuvent pas me la donner parce qu'ils ont besoin de moi au niveau de l'ordonnancement ou quoi, mais demain et il m'a dit que, ça peut-être demain, on te donnera autre chose à faire. » (Daniel, E. n°21). C’est parfois davantage contraint par « la peur du chômage » (Thierry, n°41) que certains salariés s’engagent dans la préparation de leur mutation. Gérard, par exemple, accepte de partir en probatoire pour s’assurer qu’il retrouvera un intérêt professionnel dans son nouveau poste de travail. Mais la décision de rester à Sens après la période d’essai semble déjà pratiquement prise. Gérard ne veut pas prendre le risque d’être au chômage car il veut garder des moyens financiers pour assurer le confort et les études de ses enfants : 177 Entretiens, n°6, 17, 21, 23, 26, 41, 51. 218 « Je reste là : je serai chômeur. Je m'en vais : j'ai encore une chance, parce que comme je vous ai dit, j'ai un enfant qui rentre dans les grandes écoles, donc il faut de l’argent pour lui. Et on se bat, c’est ça la motivation, c'est de se bagarrer pour ce qu'on a mis au monde » (Gérard, E. n°23) La mutation en période probatoire est aussi un moyen d’organiser le déménagement des familles, de régler des problèmes émergents soit au niveau de l’emploi de la conjointe, soit au niveau du statut d’occupation (vendre ou garder la maison). Lucien, par exemple, choisit une mutation à l’essai pour attendre le départ de sa fille, l’année prochaine, en école d’infirmière à Amiens et alors décider d’un éventuel déménagement définitif à Sens : « Ben, disons que là moi je suis coincé parce que là je pourrais partir mais je ne peux pas : ma fille elle est en plein examen… Et puis moi je ne peux pas payer un loyer ici et un loyer là-bas hein... Alors pour l’instant je suis en probatoire ça va m’amener jusqu’au mois de février et puis on verra... Je vais prendre ma décision, oui ou non… si on reste ou quoi... c’est pas facile hein… » (Lucien, E. n°54) La période probatoire représente le besoin de temps nécessaire à la mise en oeuvre familiale d’une migration. La situation de François et de sa femme est emblématique de ce cas de figure. Le couple n’avait pas de réticences de principe contre l’idée de déménager. Toutefois « il y a une vingtaine d’années, il n’y aurait pas eu de problèmes. Dans la tête, c’était pas du tout pareil, quoi » (François, n°17). Aujourd’hui, bien qu’ils viennent de réaliser un an plus tôt une deuxième accession à la propriété (ils recherchaient plus de confort et de calme) et la mutation de l’emploi de la conjointe (pour se rapprocher de son domicile), le couple accepte une nouvelle fois d’agencer mobilité résidentielle et mobilité professionnelle à l’occasion de la mutation : « - Ben non, c’est toujours pas vraiment pris, ça se fait sans vraiment de conviction, quoi. J’y vais la semaine prochaine, on va se mettre bientôt les idées en place [petit rire]. Sinon, j’ai fait une petite déprime, après, c’est pas un plaisir. Conjointe : Ben oui, il y en a qui dépriment. - L’année d’avant, on avait déménagé, si on avait su... Alors que eux, ils savaient, la direction, l’année dernière, que l’usine allait fermer. Si on avait su, on n’aurait pas acheté, on aurait patienté un peu encore, on n’était plus à un an après, il n’y avait pas urgence. Et en plus, [à sa femme], toi t’avais fait une demande de mutation en tant que fonctionnaire, c’est pas toujours facile. » (François, E. n°17) 219 4.3. Un essai pour ne pas regretter L’autre moitié des salariés acceptant la mutation pour une période probatoire est beaucoup plus incertaine178. Ils partent faire un essai, pour ne pas avoir à regretter au cas où les conditions d’emploi vaudraient finalement la peine de déménager, mais nombre d’entre eux y vont sans enthousiasme. Parfois ces salariés ont d’abord refusé de partir puis on été convaincus par les relances du directeur des ressources humaines et la peur de ne pas retrouver d’emploi stable : « Au départ, j’ai écrit non. C’est l’effet de masse et puis de colère. » (Gilles, n°36). Après réflexion, Gilles juge le risque de chômage trop élevé à son âge (il a quarante-sept ans). S’il tente la mutation probatoire, ce n’est que pour évaluer si l’emploi à Sens vaut la peine de faire des allers et retours toutes les semaines car sa famille ne déménagera pas. De même, Lucien a longuement hésité, refusé une première fois puis a accepté finalement un essai à Sens après avoir négocié avec l’entreprise des conditions particulières : « Comme moi j’ai ma voiture qui a plus de dix ans, il y a des travaux à faire dessus il y a la route hein. Ça fait presque trois cents kilomètres... Alors euh, j’ai posé mes conditions... On m’a dit : “On verra ça, on verra ça”. Mais moi, qu’est-ce qu’ils me disent, vous me répondez ça, moi c’est non. Et ça a un p’tit peu mijoté... parce que c’est comme ça qu’il faut marcher maintenant... Alors il est revenu me voir, il comprenait pas pourquoi je n’allais pas là-bas... Alors je lui ai expliqué. Bon alors il dit : “Y’a un malentendu”. Alors il m’a prêté une voiture, on me paye le restaurant, on paye l’hôtel, les frais d’autoroute tout l’essence... Alors d'accord, je veux bien faire ça, mais les six mois, après on verra... » (Lucien, E. n°54) Faire le choix de la mutation pour une période d’essai correspond donc ici à une stratégie d’assurance globale. Cette option permet de jouer sur plusieurs tableaux : faire un essai dans la nouvelle usine, négocier au sein de l’entreprise son poste de travail voire sa rémunération, organiser la mutation du conjoint, ou bien au contraire commencer à rechercher un travail dans l’Aisne en vue d’un retour. Pour Didier et sa femme, la démarche est double. Pendant la période d’essai de la mutation, Didier veut amorcer une recherche d’emploi dans la région de Laon, alors que de son côté sa femme, fonctionnaire, essaiera de trouver un poste qui lui convienne pour se faire muter dans la région de Sens. « Le premier choix c’était on, on n’y allait pas... Parce que nous, on s’était renseigné, ma femme ne peut pas avoir une mutation comme ça, donc euh, les fonctionnaires n’ont pas une mutation comme ça. Les enfants, pas d’école là-bas à Sens qui correspond à, aux études de ma famille. Donc on a fait le choix de dire : “Non on n’y va pas” (…). Bon on est revenu sur notre décision un peu parce que bon... Bon après avoir cherché un peu de travail ici… » (Didier, E. n°50) 178 Entretiens n°13, 36, 47, 50, 54, 56. 220 En fait, les injonctions contradictoires entre la sphère professionnelle et l’ancrage résidentiel et familial dominent les propos de ces enquêtés. Ils rejettent finalement l’idée que la mutation de leur emploi à Sens puisse impliquer une migration définitive. Sylvie et Thierry, mariés, tous deux ouvriers qualifiés dans l’usine de câbles électriques, ont accepté la mutation en période probatoire. Thierry était plutôt enthousiaste et aurait accepté directement la mutation définitive si sa femme n’avait pas de fortes réticences : elle craint de mal vivre la séparation d’avec ses enfants et ses proches parents. Sylvie exprime déjà son souhait de refuser, à terme, de rester à Sens. « Et c’est pour ça moi, c’est ce que j’ai dit à mon mari, si c’est pour y aller et puis… faire une déprime ou être au bord du suicide parce que je me plais pas… euh, je (…) Oui, on revient le week-end c’est certain. Mais c’est vrai aussi que… moi j’vous dis, je côtoie… on est tous là dans le même village, c’est vrai qu’on n’est pas tout le temps chez les uns chez les autres mais on sait qu’on est là. Et… et c’est vrai que bon, puis en plus on laisse nos deux enfants quand même. Nous on a deux enfants, ils vont rester là. Donc vous partez, y a plus personne. » (Sylvie, E. n° 47) Les impératifs professionnels de mobilité ne sont pas occultés par ces salariés conscients du risque de chômage après le licenciement. Mais l’emploi et la vie professionnelle n’ont pour eux de valeur qu’au regard du confort, du niveau de vie et de la stabilité qu’il procure à la famille. Les responsabilités familiales demandent donc d’agir avec prudence et sans précipitation, en assurant les conditions de recherche d’emploi ou de déménagement selon l’option finalement choisie. Alain veut éviter à tout prix d’être au chômage à cinquantequatre ans. Bien qu’il ne souhaite pas quitter sa région, bien que sa conjointe n’envisage pas de le suivre à Sens, il accepte la mutation en période probatoire en vue de se rendre compte de la faisabilité d’une mutation définitive : « Oui, c'était une période difficile du fait que je ne savais pas ce que l'on allait devenir. [Silence]. Bon, quand il... Quand mon chef de service, il m'a convoqué et puis il m'a demandé si j'acceptais la, la mutation, bon, et j'ai accepté, parce que j'ai cinquante-trois ans, je, pour retrouver déjà du travail dans la région, déjà pour un jeune c'est déjà difficile alors au-dessus de cinquante ans c'était, c'est presque mission impossible. Alors pour l'instant je m'en vais, je pars huit mois, en probatoire. Et certainement, dans l'avenir, on partira, on déménagera. » (Alain, E. n°13) 4.4. Conclusion : les moyens de l’essai Ces réactions, ces hésitations font écho à celles d’ouvriers de Nouzonville dans les Ardennes qui, pris entre la fermeture d’usines et le chômage de la région, se trouvent dans « une contradiction insoluble entre deux nécessités, celle de rester et celle de partir » (Pinçon, 1987, p. 100). Les moyens octroyés par le plan social que nous étudions rendent la mutation 221 probatoire accessible financièrement puisque tous les frais sont pris en charge. Elle permet à nombre d’ouvriers qui ressentent vivement le risque de chômage de dépasser les nécessités familiales et résidentielles et de tenter, voire d’organiser, une migration. Ici encore, les ressources socio-économiques et les pratiques familiales et territoriales antérieures discriminent les discours et les comportements. 5. Conclusion du chapitre 7 : la famille, une condition des comportements ? Les trajectoires professionnelles des salariés, leur qualification et la marge de manœuvre économique du ménage influencent largement l’acceptation ou le refus de la mutation à Sens. Les caractéristiques des salariés les plus rétifs corroborent les résultats obtenus dans le chapitre 4 par l’exploitation de l’enquête du Ministère de l’Emploi « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion ». Nous avons mis en exergue l’importance des indicateurs socio-démographiques et des particularités du logement dans les refus d’une migration professionnelle : être propriétaire ou accédant à la propriété de son logement, appartenir à un ménage composé d’une famille avec enfants, être âgé de plus de quarante ans. Mais les dimensions socioprofessionnelles, comme le fait de disposer d’une faible qualification ou d’appartenir à un couple bi-actif, se conjuguent souvent chez les salariés qui refusent la mutation à Sens. Enfin, le fait d’avoir un réseau de parenté ancré dans l’Aisne et d’avoir été aidé par sa famille développent le refus de déménager pour l’emploi. Ces caractéristiques prises isolément ne peuvent suffire à comprendre la genèse du refus de cette mutation professionnelle et géographique. L’attachement à un logement, l’appartenance à une famille-entourage, voire le sentiment d’appartenance au territoire local jouent un rôle indéniable dans l’arbitrage rendu par les salariés licenciés. A l’inverse, une perception plus favorable du déménagement, la possibilité d’en tirer parti d’un point de vue professionnel et résidentiel ou encore le fait d’accepter (ou de vouloir prendre) une certaine distance avec un territoire et/ou des liens familiaux génèrent l’acceptation de la mutation à Sens. C’est donc bien dans la conjonction des trajectoires, des contraintes extérieures et des représentations que se comprennent les motivations. Les salariés mutés s’inscrivent dans une logique de continuité professionnelle voire d’ambition personnelle, ou bien acceptent la mutation par contrainte et réalisme. Les salariés licenciés se positionnent davantage dans un registre de protection de la sphère domestique et semblent engager en 2000, ou bien une démarche constructive de reconversion professionnelle, ou bien une démarche de recherche d’emploi plus fataliste et plus limitée par 222 leurs ressources sociales et économiques. Enfin, l’analyse des entretiens des salariés optant pour une mutation probatoire révèle un rapport tendu entre le pari professionnel sur la stabilité de l’emploi à Sens et les oppositions familiales à la migration définitive. Des facteurs d’ordre socioprofessionnel se combinent aux dimensions familiales et résidentielles et orientent le salarié dans ces choix. Ces résultats permettent d’alimenter l’hypothèse centrale selon laquelle la famille peut influencer et donner sens à des choix d’ordre résidentiels, spatiaux et économiques. Les contraintes professionnelles n’exercent pas un effet mécanique sur la mobilité alors que les stratégies résidentielles et familiales semblent pouvoir modifier le rapport à l’emploi. Ces décisions dévoilent donc le rôle ambivalent de la famille (enfants, conjoints, voire parents proches), à la fois raison du refus de partir et ressource mobilisable pour rester. Mais l’individualisme peut aussi être une ressource : on a souligné comment la recherche d’autonomie des individus vis-à-vis de leur réseau de parenté pouvait permettre (et se matérialiser par) une prise de distance géographique et l’acceptation de la mutation à Sens. Les routines et expériences de déplacement et de déménagement créent des dispositions à la mobilité ou à la non mobilité, en favorisant l’intériorisation de pratiques et de représentations spatiales, en fixant des modes de vie et des sociabilités dans un espace local. Mais loin de promouvoir l’hypothèse d’un déterminisme des trajectoires résidentielles et familiales sur les décisions de mobilité pour l’emploi, nous cherchons davantage à avancer l’idée que ces trajectoires favorisent des types d’adaptations, et non de simples oppositions ou accords de principe, qu’elles permettent d’inventer de nouvelles compétences notamment en matière de mobilité. Les trajectoires ou les héritages culturels et familiaux sont donc bien une « condition de l’expérience et non une cause des comportements » (Terrail, 1990, p. 192). L’analyse de la seconde vague d’enquête devra permettre de préciser l’étendue des (ré)aménagements des configurations résidentielles et des relations affectives suite à la migration. 223 CHAPITRE 8 – MIGRATIONS DEFINITIVES ET MIGRATIONS TEMPORAIRES : L’INVENTION DE CONFIGURATIONS RESIDENTIELLES NOUVELLES « Et l’attache rurale commandera chez lui la dialectique complexe de la mutation et de la migration. Mutation professionnelle sans migration résidentielle, migration résidentielle provisoire ; itinéraire professionnel finalisé sur le rapprochement du village ; l’ouvrier rural cherche à comptabiliser, sinon cumuler, les avantages de l’emploi et du salaire urbains avec ceux de la résidence rurale. » Michel Verret, 1979, L’Espace ouvrier, Paris, Armand Colin, p. 95. « C’est la nouvelle vie paraît-il que de vivre célibataire géographique » (Réponse d’un salarié muté à la question n° 20 du questionnaire postal). Un an après les premières mutations, le rapport à l’emploi et le système résidentiel des salariés mutés se reconfigurent. Certes l’emploi a motivé le changement du lieu de résidence, mais les membres du ménage ou les liens noués sur un lieu de résidence peuvent agir sur les manières de vivre cette mutation professionnelle. On ne peut donc pas considérer les personnes isolément sur la seule scène professionnelle pour comprendre l’évolution de leur migration. Il s’agit de prendre en considération des individus aux identités et aux sphères d’action plurielles (Lahire, 1998). Les aménagements professionnels, résidentiels et familiaux que nous allons étudier reposent en fait sur la manière dont vont s’articuler intégration professionnelle et intégration domestique. Dès lors, nous discuterons de l’hypothèse n°3 (cf. chapitre 3) selon laquelle les contraintes de délocalisation engageraient une tension entre des sphères d’affiliation professionnelle, résidentielle et familiale jusqu’alors géographiquement proches. Un des facteurs d’ajustement de ces tensions que nous allons analyser en filigrane de ce chapitre est l’ensemble des déplacements des salariés. Si les migrations ne sont plus aujourd’hui synonymes de rupture au sens où elles n’impliquent pas nécessairement un changement définitif du lieu de résidence, c’est par l’existence de phénomènes de multi224 résidence et par la multiplication des formes de circulations facilitées par l’automobile et les infrastructures routières. Un des modes d’adaptation des migrations professionnelles au projet familial peut donc être l’ « automobilité » (Dupuy, 2000) en ce qu’elle permet de créer de la co-présence nécessaire aux relations sociales (Urry, 2001), voire d’organiser une vie entre deux territoires. Ainsi, ces « “automobilités” ne sont pas tant marquées par l’individualisme que par l’existence de ces liens » (Dupuy, 2000, p. 49). Il s’agit, dans ce chapitre 8, d’analyser la mise en œuvre de cette mutation professionnelle. Le déménagement à Sens implique-t-il nécessairement un déracinement, une rupture dans les relations familiales ? Comment évolue le rapport à l’emploi selon les formes de migration ? La mutation des salariés, quelle soit définitive ou pour une période d’essai, met en jeu de nouvelles conditions de travail et éventuellement de nouvelles formes d’intégration professionnelle. Après avoir analysé la perception du travail à Sens ainsi que les raisons avancées par les salariés en période probatoire pour justifier leurs choix définitifs de mutation ou de licenciement (1), nous pourrons approfondir l’évolution du rapport à l’emploi des salariés mutés en nous interrogeant sur les aménagements résidentiels et les mobilités qui permettent d’organiser les relations avec l’entourage resté sur place (2). 1. Le rapport au travail dans la nouvelle usine Il ne s’agit pas ici d’analyser les conditions de travail en elles-mêmes, mais d’utiliser cette dimension pour comprendre quelles en ont été les conséquences sur le rapport au travail et sur la pérennité de la migration des salariés. Qu’est-ce que les salariés attendent d’un travail pour lequel ils ont migré ? Nous analyserons, tout d’abord, la perception qu’ont les ouvriers et techniciens de l’organisation de leur travail et de leur position au sein de la nouvelle usine (1.1). Ensuite, nous étudierons précisément les décisions finales des salariés venus à Sens pour une mutation à l’essai du point de vue de leur insertion dans la nouvelle usine et des manières de vivre et d’organiser cette délocalisation (1.2). 225 1.1. Organisation et vécu de la mutation professionnelle L’intégration professionnelle « assurée » ou « laborieuse » (Paugam, 2000)179 dont jouissaient les salariés avant la fermeture-délocalisation de l’usine de câbles a permis la construction d’identités professionnelles fortes notamment pour les ouvriers devenus progressivement techniciens ou responsables d’atelier. Aussi, les nouvelles conditions de travail vont générer chez certains un sentiment d’insatisfaction (1.1.1) et des tensions entre salariés (1.1.2) suscités par la crainte de perdre sa position dans l’usine et l’intérêt pour son travail. 1.1.1. L’adaptation à la (dés)organisation du travail Les premières impressions des salariés mutés sur leur nouveau lieu de travail sont plutôt négatives. L’accueil des nouveaux arrivants sur le site de Sens n’a pas toujours été à la hauteur de leurs attentes, ou bien a confirmé leurs anticipations négatives. L’attitude de l’encadrement dans les premiers jours a pu ainsi être interprétée comme méprisante : « En plus on a été très mal accueillis, c’est vrai (…). On a dit, on va se présenter à notre chef, c’était la logique même. Il nous a dit bonjour et : “J’peux pas vous recevoir je suis occupé, bon promenez vous, faites ce que vous voulez ”… Déjà là, ça fait un peu bizarre. Vous vous dites : “J’suis arrivée où ?” Bon pendant trois jours, il m’a fait poireauter. » (Sylvie, E. n°47) L’accompagnement de la mutation n’a pas su gommer l’impression de déracinement. Les salariés vivent un certain isolement lorsqu’ils sont partis seuls, sans leurs familles, notamment ceux ayant accepté une mutation à l’essai. Alors que l’entreprise devient le principal, voire l’unique lieu d’activité et de sociabilité locale, elle peine à remplir sa fonction d’intégration : « (…) On a récupéré le R.H. de Laon qui gère trois usines donc il n'est pas possible de le voir. On a l'impression qu'il fait tout pour ne pas nous voir. Nous, on le ressent comme ça parce que on a été quand même déraciné. On est à deux cents kilomètres sans la famille, sans tout. On n’a rien fait. » (Daniel, E. n°21) L’espace de travail mobilise également l’attention. Les Laonnois ont majoritairement été mutés dans l’ancienne usine de Paron près de Sens où la vétusté, la faible luminosité et la saleté des bâtiments rendent la réalisation des tâches plus difficile et grèvent la satisfaction au 179 « Le type idéal [de l’intégration professionnelle assurée] serait constitué par une satisfaction dans le travail et une certaine stabilité de l'emploi. En prenant en compte les déviations par rapport à ces deux critères, on peut définir une précarité de l'intégration professionnelle qui ne serait pas uniquement la précarité du travail ou de l'emploi. L'intégration incertaine mêlerait, selon cette approche, la satisfaction dans le travail et l'instabilité de l'emploi ; l'intégration laborieuse serait composée d'insatisfaction dans le travail et de stabilité de l'emploi ; l'intégration disqualifiante lorsque l'insatisfaction est corrélée avec l'instabilité de l'emploi. » (Paugam, 2001, p. 3). 226 travail des salariés. Sur le site de Laon, l’exigence de propreté et de rangement reflétait, à leurs yeux, l’efficacité et la sécurité du travail. De plus, à Paron la disposition des bureaux des responsables d’ateliers, sur une mezzanine au dessus des ateliers, accentue l’impression de domination des techniciens et des responsables de production sur les ouvriers. Au-delà des premières impressions, c’est l’organisation même du travail au sein de nouvelles équipes qui pose problème. Le transfert des sites de Laon et de Saint-Maurice à Sens a demandé le déménagement, en neuf mois durant l’année 2000, de près de deux cent vingt-trois machines dont cent quinze provenant de Laon (Blanck, 2001). Les retards dans l’organisation du transfert, du remontage des machines et dans la reprise de l’activité de production ont créé une période de flottement et de démobilisation. Certains salariés se voient proposer des formations pendant plusieurs semaines, afin de combler l’attente de la reprise de l’activité. Un autre salarié, dont la conjointe et les enfants ont déménagé avec lui, doit revenir travailler dans l’ancienne usine de Laon, sur une machine qui n’a pas encore pu être transférée. Cette situation inverse et contradictoire à la logique de la mutation, exacerbe l’impression de ce salarié d’être déplacé à la guise de l’entreprise et non de maîtriser sa mobilité. L’embauche de nombreux intérimaires ou débutants pour occuper les postes de travail libérés par le licenciement des deux-tiers des salariés de Laon a créé un déséquilibre dans certains ateliers et contribué à la désorganisation de l’activité de production. L’inexpérience des jeunes ouvriers alimente le sentiment d’inefficacité et la surcharge de travail. Certains salariés voient alors leur motivation au travail diminuer. Un ensemble de phrases traduit l’écart entre la position professionnelle initiale et l’image que les salariés se font de leur nouvelle usine : « On est retombés quinze ans en arrière » (François, n°17) ; « J’ai eu l’impression de régresser de vingt ans en arrière » (Thierry, n°41). La récurrence de ces énoncés dans les entretiens nous permet de les comprendre comme des indicateurs plus généraux du vécu de la mobilité professionnelle et géographique. Les conditions de cette mobilité suscitent la crainte d’être exposé à un déclassement. « Et puis là, revenir au point de départ… alors là ça été, ça été dur à … C’est vrai que moi j’arrivais pas à comprendre. Et puis, je vous dis c’était une usine... Ah ! j’espère pour eux qu’il va y avoir une grosse amélioration mais euh… J’comprends même pas qu’on ait fait venir des gens dans des conditions pareilles. » (Sylvie, E. n°47) « Disons que là-bas, ils étaient en retard d'au moins dix années. (…) Là-bas c'est la pagaille complète. Il n'y a eu aucune organisation. Ensuite je vous dis, les personnels étaient nouveaux et ils n'avaient pas l'air de vouloir... s'investir. » (Alain, E. n°13) La fermeture-délocalisation de l’usine met en porte-à-faux les salariés : le fait que le site de l’Aisne n’ait pas été préservé résonne comme une sanction, alors que, dans le même temps, 227 un des objectifs de la fusion des établissements est d’accélérer la modernisation des méthodes de production des sites de Sens par la venue des salariés de Laon. En transmettant leur savoirfaire, certains salariés craignent pour leur avenir dans l’entreprise. En quelque sorte, ils attendent que le contrat implicite qu’ils estiment avoir passé avec l’entreprise soit rempli : s’ils acceptent d’être flexibles, ils réclament en contre-partie une reconnaissance et des garanties. Or l’attention dont ils avaient pu faire l’objet à Laon retombe et se dilue dans le nouveau collectif de travail où leur position professionnelle n’est pas encore reconnue. Le sentiment d’être déracinés et d’accepter une grande flexibilité n’est pas compensé. La majorité des salariés mutés a donc perçu une dégradation des conditions de travail. Certains l’interprètent comme le signe d’une inefficacité de la direction ou d’un désinvestissement des salariés de Sens. Finalement, une majorité des salariés mutés, définitivement ou en période probatoire, perçoit son intégration professionnelle comme moins assurée, parce que l’emploi peut sembler moins stable et le travail jugé dans les premiers mois moins satisfaisant. 1.1.2. La confrontation d’identités professionnelles et les stratégies de différenciation Lors de la première vague d’entretiens, la revendication d’une identité professionnelle des ouvriers de Laon était déjà perceptible à travers le récit de leurs trajectoires professionnelles depuis leur premier emploi ; elle se renforce au contact d’autres groupes et d’autres méthodes de travail. Appartenir à la même entreprise ne signifie pas appartenir à une même communauté de pratiques professionnelles. L’arrivée des ouvriers de Laon à Sens a donc engagé un processus d’interaction entre les groupes selon leur appartenance locale. Des comportements de stigmatisation d’une part et de distinction d’autre part ont suscité certaines tensions. Les récits témoignent d’un sentiment de mise à l’écart des salariés mutés par les “autochtones”. Si l’on change de point de vue, on comprend que la mutation est aussi un événement pour les salariés de Sens. Lorsqu’ils sont appelés à s’adapter à de nouveaux types de production et à se fondre dans des méthodes de travail plus poussées, les ouvriers sénonais ne peuvent ignorer l’importance des salariés de Laon dans l’évolution stratégique et technique de leur entreprise. L’arrivée des Laonnois, dans un contexte de fermeture et de fusion de différents sites de production, a donc provoqué une mise en concurrence entre groupes de salariés, une réaction de mise à l’écart voire, certaines tensions verbales dont rendent compte les personnes interviewées : 228 « Même si au bout d'un an les gens sont quand même intégrés. Les gens... on a toujours... un petit air de : “Vous êtes venus ici pour nous prendre nos emplois, notre travail”. » (Bruno, E. n°15) « Mais par contre c'est eux qui, au départ, voulaient nous dévaloriser par rapport à ce que l'on faisait avant parce que on avait fermé. » (Alain, E. n°13) « J’m’étais dit : “Bon, ben c’est plus Laon, c’est Sens”. Mais eux là-bas ils avaient pas encore fait la différence, ils nous renvoyaient souvent : “Vos câbles de Laon : c’est d’la merde”… » (Sylvie, E. n°47) « Peut-être qu'ils ne nous considèrent pas comme des anciens, peut-être qu'ils nous considèrent pas dans la même mentalité. » (François, E. n°17). Dans ce processus de stigmatisation dont se sentent victimes nombre de salariés de Laon (une ouvrière parlera d’attribution d’étiquettes) ce sont les qualités de savoir-faire ou de compétence qui leurs sont déniées par les salariés sénonais, celles-là mêmes qui ont construit leur identité d’ouvrier. En retour, les discours des personnes interviewées se placent sur un registre de distinction qui semble leur permettre de reconstruire leur identité professionnelle et de légitimer leur position dans l’usine. Se différencier, c’est en fait défendre sa place dans l’entreprise, assurer son avenir. Les interviewés n’ont de cesse de retourner le stigmate qui leur serait attribué, de valoriser leur expérience et leurs compétences professionnelles. Les salariés de Laon disent avoir, dès le départ, resserré la cohésion du groupe. L’expérience commune de migration a rapproché les salariés indépendamment de leur position hiérarchique et de leur qualification. Dans la région d’origine, les relations familiales, amicales et sociales pouvaient favoriser une indifférence entre salariés. Après la mutation, les ouvriers, techniciens ou responsables d’atelier cherchent au contraire à casser l’isolement et à provoquer la rencontre. « Ah, par contre avec les collègues de Laon, ça s'est resserré. C'est même marrant, c'est même bizarre. Parce que à Laon, ceux qui travaillaient dans les bureaux, les secrétaires et les gens de la fabrication, c'est pas qu'on s'aimait pas, mais on avait pas grand chose à faire ensemble. Tandis qu'ici, du fait déjà que tous ceux qui sont en probatoire, ils dorment tout le monde dans le même hôtel, donc ça crée des liens, et dans l'usine quelqu'un des bureaux il vient dire bonjour, à Laon jamais il ne l'aurait fait. Donc ça fait un noyau dur. » (Paul, E. n°18) « Nos relations se sont même plus... bien, on s'est tous rapprochés, à tous les niveaux qu'on était alors qu'on ne se parlait pratiquement pas. Il y a des gens à qui je ne parlais pas, que je ne côtoyais pas. Et là tout le monde se connaît, on se repère de loin. Si quelqu'un de Laon voit quelqu'un de Laon il va lui dire bonjour, on discute. » (André, E. n°3) Le regroupement des salariés par type de production est propice à la création d’ateliers où les salariés mutés sont majoritaires. Dans ce contexte d’incertitude, l’invention d’une communauté passe par l’expression d’une appartenance à un groupe à part, constitué localement. Elle contribue à construire une image positive de soi et de son travail, alors que la 229 délocalisation de l’usine risque de disloquer ce groupe ou de le dissoudre. C’est la logique du métier qui est revendiquée. La distinction porte sur les capacités techniques des salariés mutés dont les compétences, les exigences de qualité sont fièrement décrites et valorisées : « A Laon on était trois cents professionnels, ici, on n'est plus que trente professionnels » (Paul, n°18). Pour décrire cette situation, c’est le nom de la ville qui est utilisé ; tel atelier est « le nouveau Laon » : « D'ailleurs il va falloir qu'on arrête de parler de Laon, malheureusement pendant des années on en parlera encore, mais on dit toujours “Les gens de Laon” et ça reste. » (Daniel, E. n°21) La complexité des productions transférées par la fusion des sites permet de se différencier : « Ils n’ont pas été préparés pour ça, nous c'est beaucoup de diversifiés, des spéciaux, sur un câble vous avez... c'est des câbles composites. » (Thierry, n°41). D’après René, le niveau de qualité, l’organisation rodée permettent aux salariés mutés de « trouver une solution rapide au problème, bricoler, se débrouiller mais au moins on arrive à un résultat » (René, n°5), alors que des méthodes plus anciennes ont perduré sur le site de Sens. « On essaye, alors que les gens de l'Yonne, c'est... on a le temps, on verra plus tard. Ils n'ont pas vécu dans cette obligation de devoir trouver des solutions rapidement . » (René, E. n°5). Les discours de ces salariés se rattachent donc à un registre de « lutte de conservation » (Maroy et Fusulier, 1996). Car garder son rang, c’est défendre la reconnaissance de ses qualités, de sa qualification, et vouloir l’amélioration des conditions de travail. En ce sens, ces salariés luttent contre les déclassements qui les menacent. Enfin, les salariés mobiles revendiquent leur adhésion à des valeurs de solidarité et à des modes d’action collective. Ils dénoncent les comportements individualistes des salariés de Sens et la faiblesse des syndicats. Ces derniers sont perçus comme inexistants tandis que les représentants syndicaux affirmaient visiblement leur action et leur présence à Laon. Alors que la promotion et la qualification des ouvriers étaient l’objet de négociations collectives à Laon, la notion de carrière tend à Sens à s’individualiser. Les salariés passent donc d’une organisation qui ne nécessitait pas de réelle mise en concurrence entre individus à une organisation où les carrières sont individualisées : « On a plus le sentiment que les gens évoluent individuellement sur des motivations personnelles uniquement.(…) L'évolution en fait, y a très peu d'évolution interne... Maintenant ça peut encore se faire mais il va falloir bagarrer, mais c'est plus un combat politique mais un combat individuel. » (René, E. n°5). Ce schéma met fin à la cohésion d’un groupe et à un « esprit plus familial » : « On ne s'en rendait pas compte d'ailleurs, on croyait que c'était le patron celui qui... mais là, en fin de compte, on a toujours un patron mais seulement on n'a plus de 230 cohésion dans les groupes. Tout le monde essaye de tirer la couverture à soi... bien souvent c'est en aplatissant un autre, bon c'est tout... Moi je prends ma décision de pas rester dans un groupe comme ça, c'est un peu le groupe, à 70 % c'est l'ensemble de l'usine qui me dégoûte un peu quoi. » (Gérard, E. n°23). Finalement, ce procès fait d’accusations et de jugements mutuels est similaire à nombre de rapports sociaux dans un espace commun de travail ou de résidence (Althabe, 1978)180. Ces discours, s’ils sont les indices de réelles dégradations des conditions de travail et de l’intégration professionnelle, relèvent également de perceptions rendues négatives par la difficulté d’une mutation professionnelle imposant une migration. Ils rendent compte des transformations principales qui touchent le groupe des Laonnois. Ces discours sont partagés par une majorité de salariés qu’ils soient mutés directement ou passés par une mutation à l’essai. Il faut toutefois signaler que tous les salariés mutés ne faisaient pas état de l’ensemble de ces perceptions négatives que nous venons d’analyser. En revanche, ces sentiments de déceptions et de crainte d’un déclassement sont particulièrement ceux des salariés ayant opté pour une mutation à l’essai. Certains cherchaient peut-être, dans la situation de l’entretien, à justifier ou à rendre acceptable, aux yeux d’un interlocuteur extérieur, le refus de leur mutation à Sens. 1.2. Les choix définitifs des salariés ayant tenté une mutation à l’essai Quelles sont les dimensions mobilisées dans les décisions finales des salariés ayant opté pour une mutation probatoire ? Lors des entretiens réalisés en 2000, ces salariés oscillaient entre deux attitudes : d’une part, une démarche de négociation qui présageait l’acceptation définitive de l’emploi à Sens et, d’autre part, une approche beaucoup plus incertaine qui annonçait davantage l’expression d’un refus. Les entretiens réalisés en 2001 permettent d’analyser les conditions et les motivations de cette décision finale. Parmi les trente salariés en période probatoire enquêtés par entretien ou questionnaire, dix-neuf choisissent après six à neuf mois d’activité professionnelle à Sens d’être licenciés et de retourner dans leur région d’origine. 180 Au sujet des relations interpersonnelles dans l’espace commun d’immeubles d’une Z.U.P. de la banlieue nantaise, Gérard Althabe fait une analyse du processus de repli sur la cellule familiale qui fait écho à notre analyse : « L’accusation a pour but de disqualifier l’autre à occuper la place de juge ; (…) ce faisant le sujet apparaît occuper cette même place de juge ; il se retrouve donc emprisonné dans une réponse identique à la sienne, il met alors en jeu sa propre disqualification » (Althabe, 1978, p. 339). Cette citation fait écho aux propos de Thierry : « Comme je dis, certains disent on a été mal acceptés. Mais c'est comme tout, c'est comme un voisinage. Si vous restez buté dans votre machine ou entre Laonnois, vous allez avoir l'impression d'être refoulé. » (Thierry, E. n°41). 231 Les salariés acceptant finalement de rester à Sens s’apparentent dans leurs motivations et leurs stratégies résidentielles aux salariés mutés : ils seront donc intégrés au point 2 de ce chapitre. En revanche, ici, nous nous intéresserons plus particulièrement aux salariés ayant refusé finalement la proposition de mutation à Sens (sept personnes interviewées)181. De quel rapport tendu entre sphère professionnelle (1.2.1) et sphère domestique (1.2.2) leur décision est-elle le produit ? 1.2.1. Les déceptions et les difficultés d’intégration professionnelle L’évolution du rapport à l’emploi des salariés ayant effectué une période probatoire joue un rôle dans la pérennité de leur migration. Comme nous l’avons montré précédemment, la majorité des salariés en période probatoire ont été déçus ou se sont sentis menacés dans leur position professionnelle au sein de la nouvelle usine. Ouvriers, qualifiés ou non, ayant fait la quasi totalité de leur carrière dans la même entreprise, ces salariés se vivaient comme porteurs des valeurs traditionnelles du métier et de la solidarité ouvrière. Ainsi sentent-ils particulièrement mise en danger leur position professionnelle dans l’entreprise. Progressivement ils se désinvestissent de leur travail et adoptent une posture de retrait avant tout réactionnelle face à des changements vécus comme une rupture. Ce sentiment ambivalent, mêlant déception et attachement au travail, est parfaitement résumé par Sylvie qui a finalement refusé la mutation à l’issue de la période probatoire : « Donc, c’est vrai que c’est très dur à vivre parce que quand vous, pendant vingt-trois ans d’entreprise, vous avez progressé avec l’entreprise, parce que même si on est que des ouvriers, on progresse avec le métier et tout, on évolue on change ses méthodes de travail, c’est vrai qu’on se remet en question aussi dans notre travail même si c’est qu’un travail d’ouvrier. Et puis là revenir au point de départ euh… alors là ça a été, ça a été dur… » (Sylvie, E. n°47). Si la crainte du chômage a pu motiver l’acceptation d’une mutation à l’essai, elle ne suffit pas à valider et à pérenniser ce choix. Les salariés souhaitent également préserver un statut, une position, bref une intégration professionnelle dans un collectif de travail qui est aujourd’hui ébranlée. Les annonces de rachat de l’entreprise par un autre groupe – qui n’aura finalement pas lieu – alimentent la crainte d’une nouvelle restructuration : « Elle va tomber, déjà l’entreprise commence à lâcher les rennes là-bas, ils vendent... vous y comprenez quelque chose ? Y a Gron qui est à sept kilomètres de Sens, c'était le motif de ne pas venir à Laon, c'était parce qu'il y avait Gron. Et là, la première usine qui va être vendue c'est nous. Aux Japonais je crois. Et là, c'est en vente. Mais la nôtre d'usine franchement elle tourne pas. A Laon franchement, si ils gagnent de l'argent [à Sens], à Laon on devait gagner de l'or.» (Gérard, E. n°23) 181 Entretiens n°13, 23, 36, 47, 50, 54, 56. 232 Les sociabilités entre salariés de Laon ne comblent pas le manque de relations amicales ou familiales. Ainsi, certains regrettent l’absence de démarches des salariés de Sens, et surtout des Laonnois mutés et installés avec leurs familles, envers les salariés installés à l’hôtel. « C'était leur rôle à eux, vu qu'ils étaient implantés là-bas, de me dire : “Viens boire un café cet après-midi, j'ai besoin d'un coup de main, je veux déplacer une armoire”. Moi le premier, en étant à l'hôtel, j'aurais dit : “Tiens je vais servir à quelque chose”, parce que là vous allez faire quelque chose, vous allez faire un tour en ville, y'a une rue centrale une rue piétonne, terminé et puis c'est tout y a rien à voir. Y a rien à voir !» (Gérard, E. n°23) La direction de l’entreprise proposa à quelques salariés en période probatoire de prolonger de quatre à six mois supplémentaires cette période d’essai (n°17, n°21, n°23, n°6). Cette mesure a permis à quelques indécis d’être rassurés par l’évolution positive des conditions de travail et de préférer la mutation au licenciement (n°17, n°21 et n°6). A l’inverse, un ouvrier et un responsable de production ont refusé la mutation alors qu’ils partaient avec l’idée d’accepter de changer de lieu de travail et d’organiser leur migration. 1.2.2. L’expérience d’une vie familiale à distance Mais l’échec de ces mutations n’est pas uniquement d’ordre professionnel. Le processus de décision repose sur une tension permanente entre cette sphère et la sphère domestique. Un logement temporaire était proposé aux salariés en mutation à l’essai. L’entreprise payait une chambre d’hôtel ou de gîte cinq nuits par semaine ainsi que les repas du soir pris au restaurant de l’hôtel182. Cette étape n’est pas sans conséquence. Vivre seul sur le lieu de l’emploi signifie pour beaucoup vivre toute la semaine dans un contexte de travail. Alors que personne ne les attend chez eux, qu’il n’y a pas d’activités de loisirs auxquelles se rattacher, certains salariés préfèrent réaliser des heures supplémentaires requises notamment par les difficultés d’organisation et de reprise de la production. Le sentiment que le rythme et le contenu de la vie hors-travail sont entièrement encadrés par l’activité professionnelle domine les propos des salariés relatant cette expérience : « C'est vrai que depuis le quatre septembre, usine-hôtel, usine-hôtel, usine-hôtel, tu n'arrives pas à te libérer en fait de la boutique. T'es toujours dans la boutique, parce que, quand tu es chez toi, tu as des choses à faire, des occupations. Tu arrives à oublier un peu la semaine. » (Daniel, E. n°21) Un déséquilibre dans le couple s’installe alors. La conjointe, restée sur place, supporte aussi les désagréments de la séparation hebdomadaire et doit être plus disponible pour gérer, 182 Les hôtels étaient de classe deux étoiles et regroupaient généralement les salariés mutés. Le coût de transport hebdomadaire, du lieu de travail au domicile dans l’Aisne, était également supporté par l’entreprise, par le remboursement des frais de péage d’autoroute et du carburant. Ce système assurait une véritable mutation réversible, c’est-à-dire qu’il limitait l’engagement financier et immobilier du salarié. 233 seule, le quotidien des enfants. L’absence du père a pu créer une rupture dans le noyau familial et faire reposer sur la conjointe la responsabilité de l’éducation des enfants. De plus, la construction d’une intimité à distance n’est pas évidente pour ces couples : « Non, je pense qu'à long terme, ça ne peut arriver qu'à une chose, c'est la dissolution du ménage, je pense. D'un côté ou de l'autre, on a 50 % de chance de se dissocier dans quatre ou cinq ans. » (Gérard, E. n°23) Gérard se sent pris dans un dilemme entre son envie de conserver son emploi, sa déception relative à l’organisation du travail et les difficultés familiales provoquées par une vie entre deux villes. « Et puis après il y a le pays et puis l’âge, je pense que c’est bien pour les jeunes, mais nous, on a tous nos amis, refaire notre vie dans une autre région… On a tout ici [à Laon]. Mes enfants ne sont pas d’accord. Ma femme travaille ici. Les promesses, “Votre femme on lui retrouvera du travail”, y en a pas eu pour l’instant qui travaillent … à part ceux qui ont trouvé du travail par eux-mêmes » (Gérard, E. n°23) Souvent, le renoncement des conjointes à déménager parce que la mutation de leur propre emploi est trop difficile ou parce que les enfants sont réticents (n°50, n°56) renforce l’idée qu’il est urgent d’en finir et d’engager une recherche d’emploi à Laon. En outre, la distance géographique vis-à-vis de l’entourage est parfois difficilement vécue. Quelques mois après le début de cette mutation provisoire, les relations amicales commencent à se distendre et perdent leur spontanéité. La maladie d’un proche peut faire naître un sentiment de culpabilité. Etre absente de cet espace de relations et de solidarités familiales dans ces moments difficiles est ressenti par Sylvie comme une faute, comme un manquement à ses devoirs envers ses parents. Il aurait alors fallu trouver une position idéale, un équilibre entre distance géographique et proximité affective. « C’est très dur à supporter vous savez... La distance quand vous avez une mère qu’est malade, qui s'est faite opérer d’un cancer, qui…Vous, vous êtes loin. (...) Vous vous faites des reproches » (Sylvie, E. n°47) Finalement, le stress accumulé par l’éloignement de la famille, les allers-retours hebdomadaires et les tensions au travail rendent nécessaires le choix du licenciement et le retour dans la région d’origine : « [je veux] positiver dans l’Aisne et arrêter de galérer dans l’Yonne, c’est tout. (…) Peut-être que je vais me dire dans six mois que j'ai fait une erreur. Mais l'erreur à l'heure actuelle c'est il faut que j'arrête à Sens, pour moi... pour tout le monde, pour la famille. » (Gilles, E. n°36). « Oui, y'a un moment où il faut la prendre, bonne ou mauvaise. Bonne d'un côté, je rejoins ma famille, et mauvaise, c'est parce qu'on n'a plus de salaire. » (Gérard, E. n°23) 234 En revanche, les motivations des salariés qui acceptent la mutation définitivement sont avant tout d’ordre professionnel. Autrement dit, leurs contre-motivations domestiques ne l’emportent pas sur leur décision. Comme nous l’avons déjà signalé, la crainte du chômage, des possibilités d’évolution professionnelle et un intérêt pour le travail réalisé contribuent à faciliter cette mutation. Leur justification du choix de mutation-migration rejoint celle des salariés mutés d’emblée. Beaucoup sont portés par un dynamisme professionnel qui dépasse leurs réticences. Le processus d’intégration dans la nouvelle usine est donc largement construit sur le sentiment d’être ou non dans une position professionnelle valorisée propice à la poursuite de la carrière. La question de la mutation d’un point de vue professionnel repose donc davantage, dans les discours, sur les circonstances qui permettent de trouver de la satisfaction dans son travail. 2. Les migrants : l’articulation entre logiques professionnelles et logiques résidentielles Un an après l’installation à Sens, la seconde vague d’entretiens permet d’appréhender, avec le recul nécessaire, l’ensemble des stratégies familiales et résidentielles liées à la délocalisation du lieu de travail. En effet, il est remarquable d’observer que les salariés ayant accepté la mutation d’emblée ou après une période d’essai n’envisagent pas tous la migration de la même façon. Les configurations résidentielles des ménages ont subi des transformations majeures en termes de statut d’occupation dans l’Yonne, de nombre de logements habités par le salarié ou le ménage, de séparation de la famille durant la semaine ou encore de déplacements réalisés vers la région d’origine et l’entourage resté sur place. Tous ces éléments nous permettent de révéler deux grands types de logiques migratoires : une logique de migration définitive développée par les ménages n’occupant qu’un seul logement et une logique de migration temporaire dans laquelle s’inscrivent les ménages ou les salariés en situation de double résidence et dont l’intégration à Sens restera a priori temporaire ou n’impliquera pas toute la famille (45 % des quarante-deux salariés enquêtés). En effet, sur les quarante-deux salariés mutés interrogés (par entretiens ou questionnaire postal), près de la moitié, soit dix-neuf personnes, a opté pour une double résidence (cf. Tableau 17). Par ailleurs, vingt-cinq 235 personnes sur quarante-deux sont accédantes à la propriété ou propriétaires, alors qu’ils n’étaient que vingt-deux à avoir ces statuts avant la mutation183. Tableau 17 - Modalités de la migration suite à l’acceptation de la mutation professionnelle Migration « définitive » Migration « temporaire » Nombre de logements du ménage Configurations familiales Mono résidence (Yonne) 23 salariés mutés Migration en famille, ou seul si célibataire Double résidence (Aisne et Yonne) Migration en famille, ou seul si célibataire (10 cas ) 19 salariés mutés en migration « temporaire » Migration sans la conjointe ou les enfants (9 cas) Source : enquête par entretiens et questionnaires sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). Champ de 42 salariés mutés sur les 154 salariés enquêtés. Nous employons le terme de “double résidence” pour désigner le dédoublement du lieu de vie du salarié et éventuellement de sa famille entre une sorte de résidence de fonction, prolongement de l’emploi dans l’Yonne, et le logement familial dans l’Aisne. Le terme de double résidence, de bi-résidence ou de « résidences alternantes » (Perrot, 1998) sont habituellement employés pour qualifier les modes d’habiter des personnes ayant une résidence dite secondaire184. Ici, si le dédoublement de la résidence n’est pas choisi mais lié à une contrainte professionnelle, les questions d’identification ou d’appartenance vont se poser à l’instar de ce qui se passe pour les autres types de bi-résidents (Bonnin et de Villanova, 2003). Ces configurations résidentielles sont en fait le résultat de logiques professionnelles et migratoires différenciées. Il s’agit donc ici de saisir comment évolue le rapport à l’emploi et à 183 Les 12 197 euros (soit 80 000 francs) d’aide à l’accession à la propriété octroyés par le plan social aux salariés mutés créent une véritable opportunité. D’après notre enquête, sur quarante-deux salariés mutés, vingtcinq sont accédants ou propriétaires de leur logement sur le lieu de mutation. Huit d’entre eux ont accédé à la propriété pour la première fois à cette occasion, vingt-deux ont effectué une deuxième accession. Neuf sont à présent propriétaires ou accédants de deux logements. 184 De manière générale, d’après l’Enquête Logement 1996, 2,2% des personnes vivent régulièrement dans un autre logement que leur résidence principale. Toutefois « un événement ou un état peut être très marginal à un instant donné mais concerner cependant de nombreux individus au cours de leur vie. (…) Le plus gros contingent provient de ceux qui logent aussi en collectivité (577 000), suivi de ceux qui sont aussi hébergés chez quelqu’un (376 000) ; ceux qui se déplacent pour leur travail (153 000) ou qui vivent aussi en résidence occasionnelle sont moins nombreux (147 000). » (Bessière et Lafferrère, 2002, p. 1). 236 la sphère domestique selon ces deux types de migration : alors que la migration est vécue comme définitive lorsqu’elle est associée à une stratégie de carrière professionnelle (2.1), certains salariés organisent une migration plus temporaire et aménagée pour satisfaire à la fois l’intégration professionnelle et l’intégration familiale (2.2). 2.1. La logique de migration “ définitive” et l’autonomie familiale La contrainte de la migration imposée par l’emploi peut être adaptée et intégrée au projet familial (Bertaux-Wiame, 1987). Les vingt-trois salariés dont la migration apparaît comme définitive185 ont déménagé avec leur conjoint et leurs enfants, à moins qu’ils n’aient vécu seuls, au moment du plan social (quatre personnes interviewées sont dans ce cas). La migration constitue ici une voie de promotion sociale, une nouvelle étape dans le parcours professionnel (2.1.1) et résidentiel (2.1.2). Elle est associée à un nouveau mode de fonctionnement des relations familiales et à de nouvelles mobilités qui traduisent un processus d’autonomisation (2.1.3). 2.1.1. Le rapport à l’emploi : poursuivre la carrière D’un point de vue professionnel, ces salariés acceptent la mutation afin de préserver la continuité de leur carrière et d’éviter d’être au chômage, de subir une diminution de salaire ou un déclassement. Comme on l’a vu, la mutation est d’autant plus valorisée qu’elle concrétise une ambition professionnelle et un investissement dans la vie de l’entreprise. Ce registre concerne des ouvriers en majorité plus qualifiés ou des techniciens ayant un niveau d’étude plus élevé que la moyenne des personnes rencontrées. Leur expérience professionnelle leur a permis de gravir quelques échelons et de prendre de l’assurance dans une entreprise dont ils maîtrisent parfaitement les règles de fonctionnement. Une majorité de ces salariés a été mutée d’emblée (n°43, n°58, n°42, n°18, n°3), ou à l’issue d’une période probatoire (n°21, n°26). Ils lisent rétrospectivement leur trajectoire dans l’entreprise en terme de progression, d’autonomie et de compétences qu’ils ont souhaité acquérir. « - Quand j'ai démarré en 1972, j'étais en bas de l'échelon. Aujourd'hui il m’est très difficile de tout recommencer à zéro. Parce que j'ai trouvé un truc ici [un emploi, dans l’Aisne] mais c'était la base, la base. Enq. : Vous aviez trouvé quelque chose ? - Oui mais un truc raz les pâquerettes, rien du tout, c'était une opportunité. Mais ça m'est difficile aujourd'hui, aussi bien au niveau argent, salaire, que l'emploi par lui-même. Quand vous avez travaillé depuis l'origine en grimpant l'échelon, c'est difficile de recommencer à la base. » (Daniel, E. n°21) 185 Parmi ces vingt-trois personnes enquêtées, huit ont été interviewées : E. n° 1, 3, 5, 17, 18, 42, 43, 58. 237 Malgré les difficultés du début, la mutation est définie positivement. Certains ont bénéficié d’une augmentation de salaire ou d’une promotion inattendue et sont passés d’un poste d’opérateur qualifié à celui de technicien. Ces salariés sont alors en phase avec le modèle d’employé valorisé par la direction. Les autres se sentent dans une position favorable dans l’espace social de la nouvelle usine. Leurs discours mettent l’accent sur leur autonomie et leurs compétences en tant que formateurs par exemple. « Moi je dis que c'est une opportunité parce que si on était restés dans l'Aisne, ben moi je continuerai à travailler à Laon. La promotion à Laon, c'est même pas la peine d'y penser, y en a jamais eu. Les gens en place, ils étaient assez jeunes, donc mon plan de carrière était tout tracé. Ma femme aurait gardé son emploi, donc on aurait eu une vie tranquille je dirais, même monotone. Alors que là ça a mis un peu de piment, une remise en question... de prendre un nouveau départ. » (Paul, E. n°18) La mutation n’est pas perçue comme une menace pour leur identité professionnelle. Cette sensibilité positive oriente la tonalité générale de ces entretiens vers le registre de l’investissement au travail. Par exemple, les salariés acceptant la mutation suite à une période probatoire s’investissent bien au-delà des exigences contractuelles de leur emploi. Certains techniciens font jusqu’à dix heures supplémentaires de travail par semaine, bien qu’elles ne soient pas imposées par l’employeur, mais suscitées par les difficultés de remise en route de l’usine : « (…) Pour l'instant, j’ai vécu à l'usine. Au lieu d'être à l'hôtel à tourner en rond, je travaille plus. Je fais 5 heures-19 heures ! je vais dire que j'ai aidé l’entreprise, pour l'instant je vais dire que je les aide. Donc c'est comme ça, ça ne se discute même pas, c'est là-dedans [il montre sa tête]. » (Daniel, E. n°21). En s’investissant dans leur travail, certains salariés tentent ainsi d’assurer la stabilité de leur emploi et de valoriser leur qualification et leur compétence. Mais s’ils font un pari sur la stabilité de leur emploi, ils prennent également du recul par rapport à leur engagement et leur investissement dans l’entreprise. Ils ne se reposent plus sur une relation exclusive avec l’entreprise, avec « leur usine », et envisagent d’autres emplois, d’autres sociétés : « Mais à un moment donné, on n'a plus de compte à rendre dans l'entreprise et on peut partir, on est quitte. J'estime qu'en ayant accepté le transfert, on leur a rendu service. Eux nous ont... dédommagés de ce service. On est quitte. (...) Moi je pense qu'il y a encore deux ou trois années où je peux encore réorienter ma vie professionnelle. Après il sera trop tard. Et après il faudra qu'il dure encore vingt ans donc il ne faut pas se planter dans le choix... Ça peut aussi déboucher vers le tertiaire, si on cherche la stabilité, c'est par-là qu'il faut aller. » (René, E. n°5) Ces salariés s’inscrivent dans un modèle de carrière, initié dans les années 1980, dans lequel l’évolution ne se fait pas dans un métier mais dans l’ensemble de l’entreprise (Dubar, 1998). Les salariés doivent être polyvalents, travailler en équipe, résoudre des problèmes par 238 comparaison et expérience et « doivent “franchir les frontières de leur poste” et celle de leur organisation » (Bagla-Gökalp, 1998, p. 103). Ce modèle prône l’engagement personnel du salarié qui doit, lui, assurer la progression de sa carrière dans l’entreprise, et, à défaut, la flexibilité professionnelle et géographique. 2.1.2. Les stratégies résidentielles : tirer bénéfice de la mutation Les ménages qui en ont la possibilité vont acheter un logement sur place : quinze personnes sur vingt-trois le font et seuls huit salariés mutés “définitivement” louent un logement dans le parc HLM de la ville186. La mutation est l’occasion, l’opportunité diront certains, de concrétiser un projet latent d’accession à la propriété. Les aides prévues par le plan social de 12 197 euros (soit 80 000 francs) viennent augmenter l’apport initial et permettent d’accéder à un crédit à taux faible. La recherche est par ailleurs facilitée grâce à l’intervention d’un cabinet spécialisé dans le logement des salariés mobiles. Ces aides financières ont eu un effet de levier évident sur des familles, souvent plus jeunes que la moyenne (moins de quarante ans), sensibles à l’argument de la propriété. Cette accession constitue une étape valorisée, un premier pas dans un parcours résidentiel ascendant. « - Dans l'Aisne, c'était différent parce que... on devait avoir une donation. Donc on aurait dû avoir une maison avec des travaux à faire. Enq. : Une maison de votre famille ? - Voilà, mais c'est tombé à l'eau du fait que on est partis. Donc on avait le projet d'avoir une maison à nous... une maison de mes parents. Donc c'était une situation différente, mais de toute façon, même si il n'y avait pas eu ça, c'était le projet d'avoir une maison, parce que en location on peut rien faire, non, et puis on paye pour rien c'est jamais à nous. » (Paul, E. n°18) Au regard de la trajectoire résidentielle de Véronique (n°58), l’offre est une chance. Comme nous l’avons déjà vu, un certain nombre d’événements (séparations, divorce) l’ont conduite à connaître plusieurs fois une même position résidentielle (deux accessions à la propriété) et à ne pas suivre un cheminement résidentiel ascendant (plusieurs passages par un logement HLM et par la location en secteur libre) : « Ben, je préfère la maison quand même. Vous savez quand on était enfant, on a toujours vécu en maison, on savait pas ce que c'était l'HLM. Je me suis retrouvée en HLM à mon divorce. Bon c'était dur parce que j'avais toujours connu que des maisons. Donc... avec des cours, voilà, de l'espace... c'était un peu dur mais c'était la situation qui voulait ça, mais c'est vrai que dès que j'ai eu l'occasion de retourner en maison je l'ai 186 Nous n’avons pas rencontré de personnes dans cette dernière situation lors des entretiens. 239 fait, après je suis retournée en appartement pour raison de santé parce que j'étais très fatiguée... » (Véronique, E. n°58) Le discours de valorisation du déménagement passe par la qualification du cadre de vie recherché. Celui-ci doit remplir certaines conditions liées, d’une part, aux particularités horaires de l’activité professionnelle et, d’autre part, aux représentations négatives que se font ces ouvriers d’une vie urbaine dans un habitat collectif. Leur travail en trois-huit impose des plages horaires de sommeil particulières187. Un environnement calme ou isolé est donc particulièrement souhaité. « Oui parce que je suis... en tant que fabricant, on sait que l'essentiel du travail se fait en équipe, donc une maison en ville ne convient pas parce qu'avec les horaires décalés c'est pas pratique, on a besoin de dormir le jour, de rentrer, sortir à n'importe quelle heure, donc quelque chose de bien isolé. » (René, E. n°5) A l’image des discours tenus lors de la première vague d’entretiens (cf. chapitre 6), le rejet de l’habitat collectif glisse parfois vers un rejet de l’urbain au bénéfice de la campagne et des petites villes périphériques de l’agglomération. L’habitat collectif est souvent assimilé aux logements du parc social, aux espaces publics et aux immeubles dégradés que les salariés ont pu connaître au cours de leurs parcours. Le marché immobilier local, plus tendu et coûteux que celui de Laon, a aussi fortement orienté les choix. Souvent, l’achat d’un logement à rénover permettra aux salariés de trouver une maison accessible à leur niveau de revenus. Les logements choisis se situent donc tous dans les bourgs situés entre Sens et Joigny (jusqu’à trente kilomètres de Sens), à l’exception d’une maison dans un village à cinquante kilomètres à l’Est de la région. Au fil des discours, on comprend que le système de valeurs qui sous-tend cette démarche d’accession fait écho aux flexibilités imposées par l’emploi. Les salariés mobiles semblent faire le raisonnement suivant : si l’on ne peut pas maîtriser la localisation de son emploi et de son lieu de vie, il faut pouvoir préserver le niveau de confort et le capital de la famille. Ils favorisent donc, dans un premier temps, une logique patrimoniale d’investissement dans le logement, lequel n’est plus considéré comme un point d’ancrage définitif, mais bien, à l’image de l’instabilité de l’emploi, comme une étape. Il doit permettre un confort et un usage immédiat tout en ayant la possibilité d’être valorisé en cas de revente. « Surtout que l'aide courrait pendant deux ans parce que ceux qui sont en location, l’entreprise les aide pendant deux ans, comme ceux qui sont propriétaires, mais au bout des deux ans, ils paieront leur loyer. Tandis que nous, on est propriétaire. » (Paul, E. n°18) 187 Lorsque le poste de travail est occupé la nuit jusque cinq ou six heures du matin, ou très tôt le matin à partir de cinq heures, la période de sommeil doit pouvoir être assurée durant une partie de la journée (jusque 13 heures ou 14 heures) ou très tôt dans la soirée. 240 « Mais l'investissement c'est un rapport entre le prix de la maison, la valeur qu'elle a, la valeur qu'elle aura dans dix ans et la distance par rapport au lieu de travail.(…) Alors j'ai essayé de sentir aussi cet aspect là, de savoir qu'on peut acheter une maison mais si on se trouve à côté d'une zone qui peut devenir à côté d'une zone industrielle, c'est pas forcément un bon calcul. » (René, E. n°5) Dans ce rapport à la propriété du logement, la mobilité résidentielle a sa place. C’est donc moins l’objectif d’une transmission aux enfants que le souhait d’accumuler une épargne et de disposer d’une souplesse permettant l’adaptation du logement à la taille de la famille, au lieu ou au type d’emploi qui prévaut. « (...) C'est pas sûr qu'on reste tout le temps là. Je ne me vois pas finir mes jours... peut-être par rapport à la grandeur, on se dit que un jour ou l'autre… au niveau ménage et tout ça, y a de l'entretien quand même. Et quand il n'y aura plus les enfants, je ne vois pas pourquoi on garderait cette maison. On fera comme les anciens propriétaires, on prendra une maison à côté, plus petite, c'est ce qu'ils ont fait. Enq. : C'était leur maison de famille ? - Oui... C'est un capital, pour moi c'est un capital, c'est de l'argent qu'on met de côté. Voilà. » (André, E. n°3) Les conditions de vie de la famille apparaissent comme primordiales dans la valorisation d’une mobilité géographique suscitée par l’emploi : « Ici, finalement, je suis bien ici. Si dans cinq ans on me disait : “Il faut repartir”, je dirai “non attention”... C'est pas ce que je souhaite parce qu'il faut penser à tout, y a la famille, les enfants ça grandit, y a les études, c'est une année qui peut être un peu perturbante. Mais c'est... se retrouver dans les mêmes conditions ailleurs, pourquoi pas ? » (Alexandre, E. n°42). 2.1.3. L’aménagement des relations familiales : le principe d’autonomie Les familles et salariés positionnés dans une migration définitive semblent, plus que les autres, envisager la migration en rupture avec leurs habitudes et repères précédents. Ils s’engagent dans une véritable démarche d’intégration dans la nouvelle région. L’appropriation, souvent très rapide, de l’idée de la migration est facilitée par le type de rapport au territoire et de relations avec le réseau de parenté. En effet, ces ménages ont parfois connu plus de déménagements que la moyenne et, contrairement à l’ensemble des salariés enquêtés, ont plus rarement l’Aisne et le territoire de Laon pour seul point d’ancrage familial. Certains n’ont même aucune personne de leur famille et belle-famille dans l’Aisne. Ceux-ci ont pu s’établir dans d’autres départements : dans le Nord-Est de la France ou dans le Bassin parisien, voire partout en France. De plus, la distance géographique qui sépare les couples de leurs familles respectives n’est pas sans signifier une prise de distance volontaire. Dès la première vague d’entretien, en 2000 (cf. chapitre 6), ces familles exprimaient leur faible attachement à la région de Laon. 241 Pour certains, le rapport affectif plus distancié à la famille (n°42, n°18, n°3, n°1) a grandement facilité l’acceptation du déménagement. C’est parfois même l’occasion de s’éloigner d’un entourage dont ils se sentent proches affectivement mais qui tendait à être trop étouffant (cf. chapitre 7). Les autres salariés mutés ont en commun de se sentir en affinité avec leurs familles élargies (parents, fratrie) sans ressentir le besoin d’en être proches géographiquement. Certains ont pu, à cette occasion, substituer des rencontres épisodiques mais plus intenses et attendues à des relations quasi quotidiennes. Les visites de “voisinage” hebdomadaires vers la famille élargie se transforment donc en une mobilité occasionnelle de longue distance, en moyenne moins d’une fois par mois. Ainsi, Paul, ouvrier devenu technicien après la mutation à Sens, qui vivait dans le village de ses beaux-parents, à proximité de la grand-mère de sa femme, semble trouver dans le déménagement l’occasion de mettre à bonne distance l’entourage familial : « - Parce que avant, on montait boire le café, on montait tous les jours, tous les deux jours. C'était une routine quoi, on va boire le café. Que maintenant on va passer un week-end chez eux, c'est pareil, ils viennent passer un week-end. On change de région. (…) On téléphone plus souvent. Alors qu'avant on habitait à trois kilomètres pendant six mois j'avais pas de nouvelles de mon frère. Là, ben il a voulu venir passer un week-end, il téléphone souvent, il est complètement... Enq. : Vous préférez organiser vos relations à distance ? - Oui, en plus on est plus indépendants, ça nous permet... Je vois avec le gamin, ma mère aurait été là tous les jours, c'est sûr. Tandis que là, quand elle dit, elle vient nous voir, elle vient nous voir mais c'est son petit-fils qu'elle voit pas souvent donc ça lui manque. » (Paul, E. n°18) Mais ces ménages ont également suscité la visite de leurs familles dans leur nouvelle région. La recherche du logement, le déménagement et l’installation dans une nouvelle maison, les travaux de rénovation sont autant d’occasions de rencontres et d’aides. En effet, si la distance est appréciée, ces opportunités de rencontres ne sont pas ignorées et contribuent à réinventer la nature des nouvelles relations avec les proches. « - (...) En plus comme ma femme était enceinte, elle était à la maternité. Mon père est venu me donner un coup de main pour déménager. On est venu, on est revenus là encore pour installer des meubles, mon père est venu... Enq. : Il est venu longtemps pour réparer votre toiture ? - Ben ils sont venus en renfort en plus, mon oncle et mon père ils sont venus pendant quinze jours, pis en plus c'est pas vieux, c'est du mois d'avril. » (Paul, n°18) La recherche d’autonomie vis-à-vis du réseau de parenté, largement présente dans les discours de la première vague d’entretiens, n’a donc pas coupé court aux liens affectifs avec les proches, du moins à ce stade, près d’un an après le déménagement. 242 La migration se traduit également par une démarche d’intégration dans la région. Les familles expérimentent de nouvelles activités et mettent en œuvre des mobilités quotidiennes inédites qui consacrent l’autonomie croissante des membres du ménage. Trois situations illustrent cette évolution : (i) La migration s’accompagne, par exemple, de la mutation professionnelle des conjointes ou, pour l’une d’entre elles, d’une reprise d’activité professionnelle qui avait été interrompue pour élever les enfants. Cela suscite de nouvelles mobilités quotidiennes effectuées notamment grâce aux transports en commun. (ii) L’autonomie des déplacements d’adolescents se voit également facilitée par la localisation du domicile dans l’agglomération et non plus, comme auparavant, en village périurbain (trois cas). (iii) Pour d’autres, la localisation du logement, éloigné du centre urbain, modifie les rythmes quotidiens : une conjointe ne rentre plus à la maison pour le déjeuner de midi comme elle le faisait auparavant parce que le temps et/ou le coût du trajet domicile-travail est trop élevé. Dans le chapitre 7, nous avions souligné l’influence de l’autonomisation des individus vis-à-vis de leur réseau de parenté sur leurs arbitrages résidentiels. Ce principe a effectivement facilité la prise de distance géographique des salariés dont l’emploi était muté sans toutefois nuire à la relation avec les proches. Mais on voit ici comment se met en oeuvre concrètement ce processus, parfois ambigu, d’autonomie et d’entretien des liens familiaux : d’une part, les choix professionnels et résidentiels contraints par l’entreprise ne sont pas freinés par le réseau de parenté ou l’attachement à un territoire familial. Au contraire, ils reposent sur un projet professionnel, un rapport au logement plus mobile autorisé par l’aide financière de l’entreprise et parfois sur un besoin d’autonomie vis-à-vis de la famille. D’autre part, les déplacements vers l’espace familial, les visites rendues par les proches entretiennent des relations affinitaires et révèlent le « besoin de famille » au-delà de la distance des lieux de résidence. Le processus de mutation-migration suscité par la délocalisation de l’emploi permet donc la poursuite de la carrière professionnelle d’une partie des salariés. Il consacre aussi une recherche d’autonomie, tant des membres de la famille dans leurs activités et déplacements quotidiens que du ménage dans son ensemble vis-à-vis de son réseau de parenté. Logiques familiales et professionnelles sont ici convergentes et évoluent de concert. 243 2.2. La logique de migration “temporaire” et les recompositions des territoires familiaux Migrer, dans le cas qui nous occupe, ne signifie pas nécessairement quitter définitivement son cadre de vie d’origine. L’invention d’un dispositif original permet de satisfaire à la fois le projet familial et les conditions d’emploi. Sur les quarante-deux salariés mutés de l’enquête, dix-neuf ont opté pour un système de double résidence divisé entre un logement “professionnel” et un logement “familial” dans la région d’origine188. Une logique de migration que nous qualifions de “temporaire” se développe alors dans les discours des salariés révélant ainsi leur souci de ne pas quitter leur maison, leur territoire familial, l’inscription locale et l’« espace relationnel » (Brun, 1992, p. 16) des enfants ou des conjointes. Ici la mutation professionnelle est considérée comme temporaire ou de moyen terme et n’entraîne pas une coupure « entre un espace d’origine et un espace d’insertion » (Ibidem). Cette stratégie permet de lier un rapport à l’emploi fondé sur la protection (2.2.1) et un rapport à la sphère familiale et résidentielle fondé sur la stabilité (2.2.2). Dès lors, l’aménagement des relations familiales repose sur l’organisation de mobilités nouvelles (2.2.3). 2.2.1. Le rapport à l’emploi : se protéger La moitié de ces salariés en migration temporaire sont ouvriers, les autres sont techniciens ou responsables d’atelier. Socialisés dans l’ancien système organisationnel, ils gardent ce passé pour référence. Les entretiens véhiculent une éthique du métier et valorisent les comportements de lutte collective. Ces ouvriers et techniciens ont accepté la mutation en partie par crainte du chômage. Les contraintes d’âge et les charges familiales imposent l’acceptation résignée de la mobilité. Les salariés âgés de plus de quarante-cinq ans souhaitent éviter, certes, le risque de chômage, mais aussi le changement d’emploi et la remise en cause des façons de travailler. De plus, à quelques années de la retraite, accepter la mutation semble être la solution la moins dangereuse pour maintenir le niveau de vie familial. « Donc, c'est vrai que j'aurai peut-être pu envisager autre chose, mais je n'ai pas vraiment cherché. Je n'ai pas vraiment cherché mais, honnêtement, il faut dire ce qui est : j'étais bien dans l'entreprise, j'avais des responsabilités, j'étais bien aussi bien avec les gens avec qui je travaillais que la hiérarchie. C'est vrai que j'ai pas vraiment tout fait pour... Pour chercher autre chose ici [dans l’Aisne]. » (Bruno, E. n°15) 188 Parmi ces dix-neuf personnes, neuf ont été interviewées : entretiens n° 6, 8, 15, 21, 26, 41, 45, 48, 51. 244 Monique, divorcée en charge de deux enfants, ne peut refuser la mutation de son emploi alors que le risque de chômage est grand. Ses craintes révèlent, en plus des contingences économiques, son attachement à l’intégration sociale que permet l’emploi : « Disons qu'il ne faut quand même pas aller travailler et se dégoûter au travail. Non j'aime bien mon travail quand même. Ça fait des années que je le fais... une contrainte non, on peut pas dire. Mais de toutes façons, pour moi, le salaire c'est important, j'ai des enfants, je suis toute seule depuis 1992, ça a toujours été vachement important. Il fallait un salaire tous les mois. Je ne voulais pas me retrouver au chômage... » (Monique, E. n°6) Leur rapport à l’emploi évolue-t-il vers une mobilisation plus forte ou au contraire vers un désinvestissement progressif ? La leçon tirée de ces évènements pousse les salariés à adopter une posture plus distanciée par rapport à leur emploi et à leur entreprise. Certains s’investissent moins dans la sphère professionnelle mais accomplissent le travail nécessaire pour assurer leur position et ne pas risquer d’être licenciés. Mais tous perçoivent le sens du changement professionnel imposé par l’entreprise : la sécurité de l’emploi à long terme n’est plus assurée, l’affaiblissement des solidarités favorise la compétition et les stratégies individuelles. Dès lors, c’est un principe de réalisme face aux transformations de l’emploi et à la déconnexion du lieu de travail et du lieu de résidence qui motive la mobilité géographique de ces salariés. « (…) Aujourd'hui tu t'aperçois qu'il y a plein de gens qui fonctionnent, qui bougent. La vie d'avant... je parle comme un vieux, mais la vie d'avant c'est fini, l'usine à côté, tu rentres à la maison, c'est terminé. Quand je vois le matin, je m'en vais le lundi tu vois plein de 02 [Aisne] jusqu'à Marne-la-Vallée... » (Daniel, E. n°21) « Donc vous savez, quatre cents kilomètres par mois, par les temps qui courent... J'ai des copains qui ont trouvé des CDD, mais c'est du boulot quand même, à Saint-Quentin si vous faites le compte à la limite ils roulent peut-être plus que moi. » (Thierry, E. n°41). Certains salariés mutés, qui témoignaient lors des premiers entretiens de leur implication dans l’entreprise, incorporent à présent une attitude défensive et une stratégie de carrière indépendante de l’allégeance à une société particulière. Pour ceux, plus jeunes, qui ne souhaitent pas finir leur carrière dans cette entreprise, le retour dans l’Aisne est parfois programmé par un projet d’obtention d’un concours de la Fonction Publique (n°43) ou par la reprise d’activité d’une conjointe inactive : « Yves : On est prêt à repartir pour dire... Je suis prêt à regagner le SMIC j'en ai rien à foutre d'être en bas de l'échelle. Conjointe d’Yves : En repartant avec nos deux petits [salaires], à ce moment là on travaillerait tous les deux, avec nos deux petits salaires on y arrivera aussi bien que là. On sera peut-être même mieux à la longue qu'ici. » (Yves et sa conjointe, E. n°45) 245 Cette évolution du rapport au travail et à l’emploi conduit ces salariés à valoriser d’autres supports d’investissements, notamment la maison familiale et les activités dans la région d’origine. 2.2.2. La double résidence : une stratégie résidentielle et familiale La stratégie de double résidence est le fruit de l’acceptation de la délocalisation du lieu de travail et de l’aménagement de liens résidentiels permanents avec la région d’origine. Profitant du remboursement des frais de déplacements hebdomadaires entre Laon et Sens ainsi que des aides à l’accession à la propriété ou au paiement d’un loyer prévus par le plan social, certains salariés dédoublent leur lieu de résidence. On constate deux cas de figure : celui où le salarié muté s’installe seul à Sens et revient chaque fin de semaine (1) et le cas où toute la famille déménage à Sens et conserve un logement dans l’Aisne (2). (1) Partir seul Neuf enquêtés ont déménagé seuls sans leur famille (cf. Tableau 17). Ce sont surtout des salariés de qualification supérieure (techniciens, responsables d’unités de production, ouvriers qualifiés) qui, par leur niveau de revenu, ont le plus facilement envisagé ce type de stratégie et organisé très tôt des mobilités hebdomadaires entre l’emploi et le domicile familial. Les familles restent alors dans l’Aisne afin de préserver l’activité professionnelle des conjointes, l’intégration des enfants et les relations avec l’entourage. Une division sexuelle s’opère entre un lieu de travail éloigné pour l’homme et un espace professionnel et familial stable pour la femme. La permanence du lieu de vie familial est alors privilégiée au détriment de la cohabitation du couple : « - Le choix est familial : ma femme garde son travail et moi je me déplace pour le travail (…) Enq. : Qu'est-ce qui était gênant pour vous ? - Sa famille, l'emploi aussi... enfin. [s’adresse à sa femme] Tu aurais peut-être pu demander une mutation, elle aurait été acceptée ou non, on aurait peut-être pu. Mais non la vie familiale, je dirais locale... C'est moi qui migre. » (Daniel, E. n°21). « Se retrouver là-bas tout seuls, on connaît personne. C'est pas en quatre ans qu'on va se faire des amis. Moi ma famille est plutôt par ici, ma femme elle en a aussi, et puis elle en a plus bas. » (Jacques, E. n°8). Le statut d’occupation de ces salariés partis seuls à Sens se partage entre l’achat et la location d’un logement. Quatre personnes sur neuf sont dans ce dernier cas de figure. Grâce aux aides au paiement du loyer (équivalent à 12197 euros soit 80 000 francs sur deux ans), les familles modestes qui n’étaient pas prêtes à déménager peuvent envisager ce système de double résidence. Ces salariés recherchent des habitations de petites surface, parfois des 246 studios, pour en minimiser le coût. La localisation de ce logement est importante. Elle doit permettre d’être proche de l’usine pour réduire le coût du déplacement domicile-travail durant la semaine, tout en restant à proximité des équipements et services urbains. Le rapport entre contraintes professionnelles et espace de vie peut être difficile à assumer financièrement. Monique par exemple, ouvrière divorcée ayant deux enfants à charge, accepte la mutation au prix d’une organisation familiale compliquée. Alors que sa période d’essai de la mutation a été prolongée, elle renoncera vraisemblablement à acheter un studio face à des contraintes financières trop fortes. Aussi nous explique-t-elle que ce système de double résidence risque de se modifier d’ici une à deux années, lorsque son dernier fils sera plus autonome et que les aides du plan social concernant le logement seront terminées. Enfin, cinq salariés choisissent ou prévoient d’acheter un logement. Espérant garder leur emploi le plus longtemps possible, jusqu’à la retraite éventuellement, ils recherchent une habitation adaptée à leur situation : des appartements d’une pièce, dans le centre de la ville proche de l’usine, afin de limiter les déplacements en voiture au cours de la semaine et de s’assurer de la revente du logement à terme. Ici encore, c’est une logique d’investissement qui préside, une volonté de tirer profit de la mutation en contre-partie des efforts consentis. « Non plutôt un achat, investir la somme qu'ils vont nous donner. Si dans deux ans, je décide de partir pour une raison quelconque, moi j'aurai toujours cette valeur. Parce que la valeur de l'appartement là-bas, c'est la région parisienne. Sens c'est Paris, le TGV en une heure. Les prix c'est dingue, même pour un studio. Même en valeur ça fait pas la moitié ce qu'ils vous donnent, il faut bien aussi investir l'autre partie. Un peu forcé ! » (Daniel, E. n°21) Par exemple, pour Jacques, responsable d’une unité de production, la mutation aurait dû s’accompagner d’une migration de l’ensemble de la famille et de l’achat d’une maison familiale. Le coût élevé des logements ainsi que les incertitudes professionnelles ont finalement mis fin à ce projet. Pour l’instant, l’achat du logement de fonction doit permettre la réalisation ultérieure d’un projet plus important mais toujours dans le département de l’Aisne. (2) Partir en famille Dix salariés enquêtés par questionnaire et entretiens ont déménagé à Sens avec leur conjoint(e) et enfants, ou seuls s’ils sont célibataires, tout en conservant leur maison familiale dans l’Aisne. Ces familles sont tous propriétaires ou accédants à la propriété de leur résidence dans l’Aisne (à l’exception d’une personne hébergée par ses parents). Dans cette configuration, on aurait pu s’attendre à ce que la majorité des familles loue simplement leur logement à Sens. Or la moitié d’entre elles (cinq cas) ont décidé de réaliser une deuxième accession à la propriété dans la région. 247 Le déménagement de toute la famille n’est pas envisagé comme une migration définitive. Au contraire, il est plutôt appréhendé comme une transition vers la retraite ou jusqu’à ce qu’une nouvelle restructuration vienne mettre un terme définitif au lien avec cette entreprise. Ces salariés ont perdu confiance en la stabilité de leur emploi. Alors que beaucoup redoutent une nouvelle restructuration à moyen terme, garder la propriété de son logement initial devient une “sécurité-logement”, une assurance de pouvoir retourner dans la région d’origine : « Et si je la revendais, il fallait que je reste là-bas, je ne pouvais plus revenir. » (Thierry, n°41) ; « C'est une roue de secours la maison. » (Yves, n°45). Comme ils le laissaient entendre un an plus tôt, ces salariés énoncent leur préférence pour une recherche d’emploi sur un territoire qu’ils connaissent et qu’ils maîtrisent. Revenir chez soi, c’est aussi préserver un acquis, un confort familial et l’assurance de pouvoir disposer de l’entraide familiale en cas de difficultés. Les pratiques de double résidence sont donc étayées par une stratégie d’assurance qui repose sur les garanties attribuées au statut de propriétaire. Mais au-delà de cette fonction de filet de sécurité attribuée au logement face aux incertitudes économiques et professionnelles, les salariés développent l’expression d’un attachement plus sentimental à leur maison, résultat matériel des efforts financiers et du travail manuel dont elle a fait l’objet. Nous avions montré dans le chapitre 6 combien la position résidentielle atteinte était considérée comme un véritable aboutissement d’un projet domestique qui ne pouvait pas être impunément délocalisé. La quasi totalité des ouvriers propriétaires ou accédants à la propriété a littéralement construit la valeur de son bien immobilier par quantité de travaux d’agrandissements, de rénovations ou de finitions réalisées par eux-même. Conserver son logement, préférer, en cas d’un éventuel licenciement, la recherche d’un emploi dans sa région, c’est bien en définitive affirmer un attachement au territoire d’origine. Conserver un point d’ancrage, c’est s’assurer d’un retour « chez soi ». C’est dans cet objectif que deux familles louent ou prêtent leur bien dans l’Aisne à un membre de leur famille pour quelques années. Le coût d’une double résidence est alors réduit et l’entretien des liens avec le groupe de parenté trouve un nouveau support. « [Je la prête] à ma sœur, à titre gracieux. Elle s'est installée tout de suite. Elle a pas de loyer, elle est sous contrat [à la communauté de communes du] Pays de la Serre. Donc un CES. Elle paye juste les charges.» (Yves, E. n°45) « Ben j’ai ma belle-sœur qui vient, qui me paye le loyer d’ici. Donc c’est pour ça qu’elle vient ici, j’ai demandé si elle voulait la maison, elle va me payer le loyer. Moi je le reverse à ma maison de crédit. Comme ça la maison sera vite payée et on arrivera toujours euh… ben autrement j’aurais pas pu partir hein. J’aurais pas eu ma belle-sœur, j’partais pas non plus. De toutes manières fallait que … (...) Oh t’m’anières, si je vois 248 que… j’m’y fais pas… deux ans après même pas je reviens ici hein. Ma belle-sœur, je l’ai prévenue déjà. Ah oui, si ça va pas, je reprend ma maison aussi vite hein. » (conjointe de Loïc, E. n°48) 2.2.3. L’aménagement des ancrages et des liens familiaux : les pratiques de déplacements Le maintien de cette inscription résidentielle dans la région d’origine est le signe d’une appartenance (que l’on souhaite voir perdurer) au groupe de parenté dont nous avons vu qu’il était relativement concentré dans l’Aisne. En aucun cas, ces salariés et ces familles ne souhaitent rompre avec leurs repères familiaux et résidentiels. Par exemple, la plupart d’entre eux disent vouloir passer leurs vacances dans leur maison d’origine. C’est donc par les différents types de mobilité en direction des espaces familiaux que l’on perçoit cette logique. (a) Dans le cas où la famille est restée sur place, les retours dans l’Aisne chaque fin de semaine sont systématiques pour les salariés mutés. Ces derniers expriment d’ailleurs pour la ville de Sens une certaine indifférence. Leur pratique de l’espace urbain se restreint bien souvent aux espaces fonctionnels nécessaires à la vie quotidienne (lieux de consommation et services publics), alors que les activités sportives ou associatives restent réservées aux Laonnois. Ces salariés isolés recherchent donc avant tout la fonctionnalité du logement, l’insertion dans un espace urbain dense offrant la proximité des services, des commerces et du lieu de travail. Le choix d’une séparation entre les lieux de vie du salarié et ceux de sa famille pèse sur l’organisation quotidienne. Lorsque le ménage n’a qu’un véhicule, utilisé pour les déplacements vers Sens, l’autonomie des conjointes et des enfants restés dans l’Aisne est alors réduite durant la semaine, ce qui concentre une partie des activités d’achats sur le weekend. En revanche, la prise d’indépendance des enfants de la famille peut être accélérée par l’absence d’un ou des parents. C’est le cas d’une ouvrière divorcée, ayant deux enfants à charge, qui fait le choix de la mutation à Sens au prix d’une autonomie prématurée de son dernier fils encore au lycée. De même, la mutation de Thierry permet à son dernier fils de vingt-et-un ans de résider seul dans la maison familiale. Pour Thierry, qui vient de divorcer, le déménagement n’est pas définitif, puisque là-bas, à Sens, il n’a que son emploi mais à Laon il a toujours ses enfants et ses proches. Il rentre donc toutes les fins de semaine dans la maison familiale. 249 « J’ai ma fille. Au début elle ne l’a pas trop bien vécue. Toutes les semaines, elle vient, elle passe par-là. En plus là, elle vient d’avoir son diplôme d’éducatrice, alors demain c’est Champagne. Alors tout ça, c’est des trucs, il faut que je reste là. » (Thierry, E. n°41) Divorce et mutation à Sens ont eu pour effet de resserrer ses liens avec ses enfants, sa mère et ses quatre amis de Laon. En revanche, les rencontres avec le réseau de parenté, pourtant géographiquement proche de Laon, se font moins fréquentes. Thierry estime être plus isolé qu’auparavant et ne pas avoir été soutenu au moment du divorce. « Ici [à Laon] j'ai... trois ou quatre copains, mais moi j'appelle copain un mec qui, si je suis dans la merde, je lui demande cinq mille francs, ils me les prêteront. J'en ai quatre ou cinq ici. J'ai des bons copains oui. Dans ces situations, vous voyez vraiment sur qui vous pouvez compter. La famille... pis c'est normal, vous pouvez pas vous arrêter sur chaque... non la famille faut pas trop compter dessus. » (Thierry, E. n°41) La plupart de ces salariés disent toutefois rencontrer moins souvent le reste de leur réseau de parenté. Ce sont essentiellement les rencontres informelles, insérées dans la vie quotidienne (aller boire le café, dépanner quelqu’un), qui sont les plus touchées. Une somme de petits déplacements au sein du territoire familial est donc, de fait, abandonnée faute de temps. (b) Lorsque toute la famille déménage (ou le salarié seul s’il est célibataire), les retours dans la région d’origine sont moins fréquents mais réguliers : hebdomadaires lorsqu’il s’agit de revoir les enfants indépendants restés sur place, bi-mensuels pour ceux qui rendent visite à leurs proches et s’occupent de leur maison, une fois par mois ou moins pour les autres. Ces familles et ces salariés tentent souvent d’organiser la continuité des relations familiales et locales fondées sur des affinités. Par exemple, les retours à Laon une fois tous les quinze jours l’hiver ou tous les week-ends l’été, sont l’occasion pour la conjointe de Loïc d’affirmer son attachement à son entourage amical : « Quand j’arrive le matin dans l’Aisne, je fais le tour des maisons de mes copines en arrivant le matin…» (conjointe de Loïc, n°48). Elle relate également comment son mari vit difficilement la distance avec son père, malade : « Parce que mon beau-père est tombé malade du jour où on est partis... il a eu une ch’tiote opération et ça s'est empiré. Donc mon mari il croit que c'est de sa faute si son père est tombé malade... il a un peu de remords sur ça parce que dans sa tête, je le pense parce que je le vois... dans sa tête, il se dit : “Si j'avais su, j'aurais jamais venu”. Il a des remords pour son père. » (conjointe de Loïc, E. n°48) Pour Yves, la vie à Sens devient, au fil des mois, moins satisfaisante car constamment comparée à celle qu’il menait dans la région de Laon. Toutes les occasions sont alors saisies pour justifier un retour : anniversaires, fêtes de village, professions de foi des enfants marquent le maintien de son appartenance territoriale. 250 « Si l'on n'avait pas la maison dans l'Aisne ça serait pas pareil, on couperait le cordon. Le cordon serait coupé. Tandis que là on y a été ce week-end, j'y retourne ce week-end, parce que mon gamin fait sa communion ce week-end à Athies. » (Yves, E. n°45) Au sujet des modes de vie des différents groupes sociaux d’une petite ville bourguignonne, Michel Bozon avait pu constater que l’enracinement local d’ouvriers matérialisé par l’achat d’une maison, se transcrivait également dans les sociabilités liées aux fêtes locales : par exemple la Fête annuelle des Conscrits, dans laquelle les résidents anciens ont « une occasion d’affirmer avec éclat leur enracinement et les privilèges symboliques et sociaux qui en découlent » (Bozon, 1984, p. 54). Par leur participation aux évènements sociaux et familiaux dans l’Aisne, les ouvriers mutés revendiquent bien leur appartenance à leur région d’origine. Leur position à cheval entre deux territoires, dont l’un semble rester fonctionnel et l’autre affectif, pose question : ce système de double résidence autorise-t-il une intégration sociale dans la nouvelle ville qui permettrait de pérenniser cette migration pour l’emploi ? En pratique, le choix de garder la maison ou de la louer temporairement à un tiers de la famille rend les retours sur place fréquents et limite l’investissement dans le nouveau logement et dans la nouvelle région. Si les salariés s’intègrent en premier lieu grâce à leurs relations professionnelles, les autres membres de la famille ne disposent pas de ce moyen minimal d’intégration. Bien que certaines familles aient été regroupées dans un même lotissement de maisons individuelles HLM, les sociabilités de voisinage ne peuvent à elles seules pallier le sentiment d’isolement et la perte de repères. Par exemple, les conjointes d’Yves et de Loïc expriment leur grande difficulté à s’insérer dans leur nouveau village de résidence alors qu’elles sont inactives. Un an après le déménagement, les difficultés d’intégration à l’école, dans le club de sport, dans le village augmentent la perception de chaque membre de la famille de ne pas être à sa place : les enfants sont stigmatisés pour leur accent et leur vocabulaire ; les femmes, sans voiture, choisissent de ne pas reprendre d’activité professionnelle pour rester proches de leurs enfants, mais se sentent isolées dans ce village. « Le langage, on nous parle pas... les enfants ils ne parlent pas comme là-bas… Et puis ici, on n’est pas... dès qu’on dit qu’on est de l’Aisne, on est mal vus… Ici les gens ne sont pas aimables. Dans notre village, les gens sont bizarres. » (conjointe de Loïc, E. n°48) A travers les entretiens, on a le sentiment que les difficultés s’auto-entretiennent, par les choix résidentiels mais aussi par les interactions entre les membres du ménage. L’inadaptation des enfants reflète souvent les difficultés des parents. Ainsi les enfants de Loïc ne souhaitent 251 pas rester dans l’Yonne, alors que leur mère ne cesse de rappeler durant l’entretien qu’elle désire revenir habiter dans l’Aisne, au prix d’une séparation de la famille durant la semaine : « (...) [le fils] Il ne restera pas ici, il retournera dans l’Aisne, il a sa copine qui est là-bas… il n’a pas trop changé d’avis sur ça… J’en ai un dernier [fils] qui se plaît pas bien ici, il ne se plaît pas il a tous ses amis dans l’Aisne aussi… On a déprimé en arrivant ici. J’ai même cru qu’on allait repartir quinze jours après qu’on est arrivé là. » (conjointe de Loïc, E. n°48) Les déplacements de loisirs dans la région de Sens sont rares pour les familles qui ne se résolvent pas à cette migration. Certaines vont même encore faire leurs achats de vêtements dans la région de Laon ou de Reims comme auparavant. Les retours en fin de semaine dans l’Aisne sont, de plus, décrits comme riches d’activités et de chaleur de l’entourage. Les extraits suivants illustrent combien les salariés ne souhaitant pas rester dans la région sont amenés à valoriser dans leurs discours les points jugés positifs d’un éventuel retour chez soi. « On avait tenté parce que je faisais du rugby à Laon. C'était un bon club. Je suis toujours au club d'ailleurs. Et ici j'ai dit : “Je vais essayer”. Mais ce n'est pas la même ambiance. C'est pas le même niveau. Ce n'est pas la même ambiance. » (Yves, E. n°45) « Mon mari pensait acheter une maison, acheter une maison et garder celle de l’Aisne… parce que lui c’est pareil, il s’embête le week-end…. Il n’a rien à faire, et dans l’Aisne il a toujours quelque chose à faire… » (conjointe de Loïc, E. n°48) En outre, ces familles occupaient des maisons individuelles avec jardin, en milieu périurbain ou rural. Elles doivent ici s’adapter à des lotissements, à des maisons mitoyennes du parc social. Malgré l’aide d’un cabinet spécialisé dans le logement des salariés mobiles, les déceptions sont grandes et viennent renforcer l’idée qu’il est bon de garder la maison d’origine. « Yves : (...) Parce que ce que l'on a eu c'est vraiment un peu un HLM. C'est une maison collée, on le savait déjà parce qu'on est venu la visiter. Donc on s'y attendait mais on ne pensait pas que cela aurait été comme ça.(…) Conjointe d’Yves : Cela fait un sacré changement. On appelle cela des logements sociaux. Yves : (…) On entend les voisins on entend tout, cela fait HLM, nous n'y étions pas habitués. (…) Et puis au niveau fonction, ici on a un séjour de 19 m2 alors que à Athiessous-Laon on avait comme un salon et salle à manger qui faisaient un ensemble. Les deux réunis nous avions plus que cela. » (Yves, E. n°45) Ce système de double résidence repose sur la dissociation entre l’espace professionnel, ici l’espace du quotidien, et l’espace de la « domus », celui du groupe domestique, de l’espace matériel de la maison et des ressources (Bonnin et deVillanova, 1999, p. 11). Etre d’“ici” (de l’Aisne) et sentir que l’on n’est pas (ou que l’on ne veut pas être) de “là-bas” (de Sens) : les propos témoignent à la fois des difficultés et des réticences à construire une appartenance multiple au territoire. Les interviewés perçoivent leur intégration professionnelle et leur 252 identité de groupe comme moins assurée ; ils expriment leur faible appropriation du territoire et leur sentiment de ne pas y être chez eux. Alors que c’est l’échelle de la proximité géographique et sociale qui a constitué leurs réseaux de connaissances (Piolle, 1991) et qui, au fil du temps, a fondé leur identité sociale, ils se trouvent aujourd’hui confrontés à l’absence des liens familiaux et amicaux préexistants et à la faiblesse des sociabilités professionnelle et de voisinage. Ils ne mènent pas une double vie mais une vie entre deux espaces. On ne peut donc parler, dix à douze mois après le déménagement de ces salariés occupant deux lieux de résidence, de double appartenance territoriale mais davantage de multi-localité définie comme la « disjonction entre la localisation des ressources, lesquelles peuvent être dispersés en plusieurs lieux, voire sur un territoire très vaste, et d’autre part un lieu d’identité, pôle symbolique » (Bonnin, 1999, p. 28)189. La migration est donc envisagée par ces ouvriers et techniciens comme une étape temporaire. L’intégration professionnelle peut y être satisfaisante mais tend à être perçue comme « incertaine » (Paugam, 2000). Les mobilités de longue distance sont multipliées et organisées dans le but de recréer de la co-présence et d’entretenir des relations sociales et familiales dans la région d’origine. Un compromis se dessine donc entre le « rester sur place » et le « migrer en famille » (avec sa famille élargie) décrits par Anne Gotman (1999). Les ménages tendent ici à adopter un rapport plus stratégique à l’espace alors même que la sphère professionnelle est vécue comme moins satisfaisante et moins stable qu’auparavant. 3. Conclusion du chapitre 8 : migration professionnelle et circulations entre espaces résidentiels et familiaux Les deux principaux types de migration professionnelle, la migration définitive et la migration temporaire, révèlent l’imbrication du rapport à l’emploi dans le système de pratiques résidentielles et familiales. Les migrations “définitives” sont associées à une démarche de carrière et au maintien de l’intégration professionnelle. La qualification de ces ouvriers et techniciens les place dans une 189 Alain Tarrius (2000) a identifié, à une autre échelle temporelle, la permanence des liens familiaux et identitaires avec la région d’origine d’ouvriers sidérurgistes de Lorraine ayant été mutés, en 1973, à Fos-sur-mer en Provence. Quinze années après leur migration, l’auteur étudie le devenir de la diaspora professionnelle de ces ouvriers Lorrains. Ainsi, dix-neuf enfants des cents quatre-vingts couples enquêtés sont retournés en Lorraine dès leur majorité. A l’inverse, douze couples de parents de Lorrains ont rejoint leurs enfants dans la région pour y passer leur retraite. En outre, « une étude sociologique sur Lançon-de-Provence, village périurbain de Salon, a montré qu’une des motivations d’achat d’une grosse voiture par des familles originaires du nord et de l’est de la France et déplacées lors de la restructuration de la sidérurgie était le retour annuel dans la région d’origine » (Dupuy, 2000, p. 43). 253 position favorable. Certains salariés s’investissent d’autant plus dans leur travail que leur démarche est adaptée aux choix de migration familiale et d’investissement immobilier. Ici la mobilité semble aussi bien géographique que sociale. En outre, la prise de distance géographique avec le réseau de parenté montre que l’on peut concilier autonomie individuelle ou autonomie du ménage tout en entretenant, si on le souhaite, des relations familiales à distance. Les familles ne conservant qu’un seul logement ont des pratiques spatiales hétérogènes, la majorité passant toutefois un week-end par mois dans la région de Laon. Dans le cas des migrations “temporaires”, l’intégration professionnelle est davantage perçue comme incertaine voire disqualifiante. Ces salariés se sentent menacés par une organisation du travail peu satisfaisante et par le risque de restructurations à venir. Ce sentiment d’instabilité légitime le choix de ne pas engager la migration totale ou définitive de la famille. Ce relatif désinvestissement de la sphère professionnelle les conduit alors à opter pour une stratégie de double résidence. Le dédoublement du lieu de vie est précipité par le choix des familles de garder l’activité professionnelle de la conjointe et la stabilité des enfants. Cependant cette configuration apparaît également lorsque l’ensemble de la famille déménage tout en gardant la propriété de leur logement initial. Celui-ci devient alors un filet de sécurité en cas de licenciement et assure le retour éventuel dans la région d’origine. Les salariés et leurs familles inventent ainsi une vie multi-locale tendue entre deux espaces, l’un défini par le lieu de travail, l’autre par l’appartenance familiale ou par un ancrage résidentiel. Les déplacements hebdomadaires ou pluri-mensuels vers la région d’origine tentent d’éviter la rupture avec la conjointe, les enfants ou la famille élargie et même parfois avec un logement conservé en tant qu’espace d’ancrage identitaire. Ces nouvelles configurations résidentielles mettent en lumière l’inventivité dont font preuve les familles pour organiser une double résidence ou réaliser des mobilités en direction des territoires de la famille élargie. C’est donc bien au niveau de l’ensemble du système de mobilité des individus, que ce soit le déplacement automobile ou la mobilité résidentielle, qu’il s’agit de penser les comportements de migrations professionnelles. Cette migration entraîne une augmentation des circulations en direction des espaces résidentiels et familiaux d’origine. Ces comportements illustrent également l’idée d’une complémentarité des logiques individualistes et des logiques de parenté (tournées vers la famille élargie) qui font la dualité de la famille contemporaine : « autonomie croissante et recomposition des appartenances familiales » (Déchaux, 1999, p. 11). On retrouve d’ailleurs le clivage qui segmente les familles-entourage dispersées autour du rapport à la distance géographique des proches : 254 certains « revendiquent, pourrait-on dire, ce mode de vie dans la mesure où l’éloignement ne change rien à l’intensité des relations ». Tandis que d’autres « vivent cette cohabitation à distance comme transitoire, leur désir étant de revenir vivre à proximité de leurs parents ou de leurs enfants pour constituer une famille-entourage locale » (Bonvalet, 2003, p. 40). Ces salariés montrent également combien l’adaptation géographique demandée par la délocalisation de l’emploi repose sur la mobilisation de ressources économiques, résidentielles et culturelles nécessaires au déplacement : la mobilisation d’un « capital spatial »190 (Lévy, 2000) des individus, mais aussi l’invention d’une compétence pratique permettant de construire un rapport au territoire plus labile et d’organiser des relations familiales à distance. Ces résultats nous amènent à penser que les migrations professionnelles cristallisent voire accroissent les inégalités sociales, ici en l’occurrence, entre ouvriers et techniciens. Mais ce phénomène peut être amoindri par une politique volontariste de l’entreprise notamment d’aide financière aux déplacements. 190 « Ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (Lévy, 2003, p. 124). 255 CHAPITRE 9 – TERRITOIRES DE LA RECHERCHE D’EMPLOI ET EVOLUTION DES FORMES D’INTEGRATION SOCIALE Près d’un an après le refus de la mutation et du déménagement, la seconde vague d’entretiens permet d’identifier les ressources et les risques de l’ancrage dans un territoire dévitalisé. Le choix des salariés licenciés, en majorité ouvriers, soulève deux axes de réflexion : il interroge, d’une part, (i) le rapport au territoire et à la mobilité nécessaire à la recherche d’emploi et, d’autre part, (ii) le rapport à la sphère domestique et, en particulier, au logement comme sphère d’intégration valorisée dans un contexte de chômage. (i) La recherche d’un emploi ou les processus de précarisation modifient l’appréhension du territoire. D’après François Lautier, « le passage d’un espace bipolaire à un espace à pôle unique pourrait tendre à affaiblir la capacité à se déplacer, qui n’est évidemment pas seulement une question de moyens de transport » (Lautier, 2000, p. 81). Les demandeurs d’emploi déploient des logiques d’action (cf. point 1.2 du chapitre 5) au cours desquelles ils tentent de rendre compatibles leur situation professionnelle avec les dimensions familiales et résidentielles de leur existence. Il s’agit ici de savoir si, après avoir formulé un refus de changer de logement et de région, les salariés licenciés sont à nouveau hétérogènes dans leurs pratiques de déplacement en vue d’une recherche d’emploi. Les membres du ménage et la famille élargie interviennent-ils encore à ce stade dans l’organisation de la recherche d’emploi ? La dichotomie mobilité / non-mobilité, centrale lors de la première interview, estelle toujours perceptible dans les discours autour de la recherche d’emploi ? (ii) On sait que les appartenances professionnelles sont aujourd’hui plus fréquemment remises en cause, « soit de manière contrainte, par les mouvements du capital, soit de manière volontaire, par la mise en œuvre d’un projet de mobilité, souvent par une transaction entre les deux » (Dubar, 2001, p. 201). Des travaux ont montré que le chômage déstabilise l’identité sociale des individus et conduit parfois à inhiber leurs capacités d’action (Schnapper, 1994 ; Demazière et Dubar, 2001) et à diminuer l’estime de soi des personnes (Linhart et alii., 2002). Il nous importe ici, comme dans le chapitre 8, d’analyser ces entretiens en mobilisant l’hypothèse n°3 (cf. chapitre 3) selon laquelle la délocalisation et la perte d’emploi susciteraient des tensions entre les différentes sphères d’intégration de l’existence. Cette hypothèse invite à s’interroger sur l’évolution des formes d’appropriation et d’investissement 256 dans le logement des individus face aux transformations de la vie professionnelle. Une fois le déménagement refusé, le logement est-il perçu comme un bien protecteur contre la précarité ou, au contraire, est-il finalement délaissé au profit de la recherche d’emploi ? Nous montrerons tout d’abord, au cours du processus de recherche d’emploi, comment se construisent les pratiques de déplacements (1) puis, comment évolue la relation entre la sphère professionnelle et la sphère domestique en fonction des expériences socioprofessionnelles de salariés licenciés (2). 1. Critères et espace de recherche d’emploi : la construction sociale et spatiale d’une trajectoire Refuser la migration préserve-t-il de tout changement dans l’organisation quotidienne du salarié et de sa famille, notamment en termes de déplacements ? En “choisissant” le licenciement, les ouvriers préservent la stabilité géographique de la famille, l’activité professionnelle des conjoint(e)s et l’environnement des enfants. Les mobilités quotidiennes des membres du ménage sont donc en général inchangées. En revanche, la recherche d’emploi, dans un département peu urbanisé, où les marchés locaux de l’emploi sont peu diversifiés et marqués durablement par le chômage191, va fréquemment inciter les chômeurs à se déplacer plus loin qu’ils ne le faisaient jusqu’alors. Dix des vingt-cinq emplois retrouvés par les personnes interviewées sont plus éloignés du domicile que ne l’était leur travail précédent. Mais tous les salariés licenciés n’ont pas les mêmes marges de manœuvre et nombre d’entre eux vont refuser ou éviter une mobilité quotidienne trop grande. En fait, les critères de recherche d’emploi et notamment le critère spatial (le trajet entre le domicile et le travail) sont le produit d’une construction entre le rapport à l’emploi de l’individu, les incitations des institutions d’accompagnement des chômeurs et les contraintes économiques, matérielles et culturelles des ménages. Après avoir décrit les positions professionnelles des salariés suite à leur licenciement, nous explorerons la construction sociale et familiale des critères de recherche d’emploi des individus (1.1). Nous expliquerons, en particulier, en quoi les contraintes économiques (1.2) 191 En décembre 2000, soit l’année du plan social de l’entreprise, l’Aisne connaissait un taux de chômage de 11,9 %, contre 9,2 % en moyenne en France (MES-DRTEF Picardie, 2001). 257 et les dispositions sociales et familiales (1.3) peuvent orienter la définition des critères spatiaux de recherche d’emploi. 1.1. Trajectoires professionnelles et critères de recherche d’emploi La situation professionnelle des salariés licenciés (1.1.1) résulte de moyens et de critères de recherche définis, d’une part, par les exigences personnelles et familiales (1.1.2) et, d’autre part, par les incitations des institutions encadrant la recherche d’emploi (1.1.3). 1.1.1. Des trajectoires marquées par le chômage Le reclassement de salariés issus de plans sociaux industriels produit des résultats inégaux selon les qualifications des salariés, la taille de l’entreprise et la région. Ainsi, seuls un tiers des salariés des sites normands de Moulinex ont retrouvé un emploi près de deux ans après la fermeture, alors que 90 % des salariés d’un établissement Philips du Mans ont été reclassés un an après le licenciement (Delberghe, 2003). A Laon, les difficultés sont importantes. Sur trente-huit personnes licenciées interviewées192, seules neuf avaient retrouvé un emploi en CDI, neuf occupaient un emploi à durée déterminée ou une mission d’intérim, six une formation et quatorze étaient encore au chômage. Le retour à l’emploi s’engage pour un tiers dans l’industrie (onze personnes sur trentedeux) bien qu’un certain nombre change de métier ou de secteur d’activité (artisanat du bâtiment, des services ou du commerce). Globalement, les emplois retrouvés après le licenciement témoignent de l’atonie du marché du travail local. On peut estimer que dix personnes ont subi une déqualification et occupent principalement des emplois d’ouvriers non qualifiés ou d’employés non qualifiés. A ce déclassement, s’ajoute la perte de salaire. Parmi ceux qui occupent un emploi au moment de l’entretien (seize personnes), huit reçoivent un salaire de 914 à 1067 euros nets par mois, cinq un salaire allant jusqu’à 1220 euros nets et trois personnes un salaire inférieur au SMIC193 mais complété par les ASSEDIC (temps 192 Il faut noter l’hétérogénéité des durées de chômage de notre échantillon. En effet, les dates de licenciement s’échelonnent de l’été 2000 pour les salariés ayant refusé d’emblée la mutation (trente-deux personnes interrogées) à juillet 2001 pour les salariés en période probatoire qui ne souhaitaient pas poursuivre leur activité dans l’entreprise (six personnes interrogées). Les entretiens de la seconde vague se sont déroulés de juin à septembre 2001, soit dix à douze mois après la première interview pour les trente-deux personnes licenciées, et jusqu’à seulement un mois après le licenciement pour les six salariés issus d’une mutation probatoire. Dix à douze mois après le licenciement des trente-deux salariés interviewés qui avaient refusé la mutation d’emblée, seules huit personnes occupent un emploi en CDI, huit sont en CDD ou en mission d’intérim, cinq sont en formation et onze personnes sont au chômage. 193 Le niveau du SMIC mensuel est au printemps 2001 de 1082,7 euros bruts soit 7101, 38 francs bruts. 258 partiel, intérim). 72 % des salariés licenciés interrogés ont ainsi vu leurs revenus (salaires, indemnités de chômage et prime de différentiel de salaire) diminuer depuis un an : jusqu’à 150 euros environ par mois (six personnes), 300 euros (treize personnes), voire 760 euros (quatre personnes). La majorité des licenciés interviewés se caractérisent donc en 2001 par une longue expérience de chômage, des conditions d’emplois instables (CDD ou intérim), des salaires bas. L’alternance entre des formes d’emplois temporaires, des temps partiels, des remplacements et le chômage marque leurs trajectoires qui progressivement s’éloignent du marché du travail. Parmi les onze licenciés toujours au chômage, huit n’ont occupé aucun emploi depuis leur licenciement. L’enquête par questionnaire réalisée entre février et avril 2002 nous livre des informations sur soixante-treize personnes licenciées supplémentaires (cf. tableau 18). La répartition des situations professionnelles un an et demi après le licenciement est meilleure que celle des salariés interviewés : ils sont plus nombreux à occuper un emploi en CDI ou à avoir créé une entreprise (37% contre 27% pour les personnes interviewées huit mois plus tôt) ; le taux de chômage est plus faible mais reste à un niveau très élevé (36 % contre 44 % des salariés interviewés) ; enfin la part des salariés ayant bénéficié d’une mesure sociale telle que la préretraite est importante (8 % contre 1% huit mois plus tôt). Ces résultats peuvent être expliqués par le temps supplémentaire passé entre l’interview (été 2001) et le questionnaire (février-mars 2002) qui a sans doute permis à certains salariés de voir leur situation professionnelle s’améliorer. On peut également faire l’hypothèse que les résultats de l’enquête postale minimisent les situations de chômage ou d’inactivité (aucune personne inactive n’a répondu). Le questionnaire a pu être plus favorablement renvoyé par des personnes dont la situation professionnelle s’est stabilisée. Tableau 18 - Comparaison des situations professionnelles des salariés licenciés interviewés en 2001 et des salariés enquêtés par questionnaire en 2002 En % Licenciés interviewés en 2001 (38 personnes) Non réponse Emploi en CDI, création ou reprise d'entreprise Emploi en CDD, contrats saisonniers, CES Mission intérim, employé(e) par un particulier Formation Chômage Préretraite Ensemble 0 27 8 12 8 44 1 100 Licenciés enquêtés par questionnaire en 2002 (73 personnes) 3 37 4 8 4 36 8 100 Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 259 1.1.2. Des critères de recherche d’emploi révélateurs de résistances à la précarité ? Si les salariés estiment parfois avoir pris un risque en refusant de suivre la délocalisation de leur entreprise, ils n’ont pas abandonné toute exigence et gardent pour référent leur ancien emploi, stable, à proximité du domicile et relativement bien rémunéré. Les droits spécifiques de reconversion des licenciés issus d’un plan social (dans le cadre d’une convention de conversion) légitiment d’ailleurs cette référence à l’emploi antérieur : le salaire, la qualification et la localisation de l’emploi recherché doivent correspondre aux caractéristiques de l’emploi occupé avant le licenciement. La plupart engagent donc des stratégies qui visent à limiter les conséquences du licenciement (diminution du revenu, déqualification, déplacements, désorganisation du ménage). Leurs aspirations et réticences concernent principalement les formes précaires de l’emploi (i), le type de métier et de secteur d’activité (ii) ou l’espace de la recherche d’emploi (iii). Elles peuvent parfois les conduire à refuser une proposition d’embauche (iiii). (i) Les entretiens révèlent une acceptation relative (plus de la moitié des licenciés interviewés) des contrats temporaires, CDD et missions d’intérim. En fait, après plusieurs mois de recherche d’emploi, certains licenciés révisent à la baisse leurs aspirations et se tournent vers les emplois au SMIC, les missions d’intérim et les CDD. Dans une version optimiste, ces contrats sont envisagés comme un préalable à l’embauche en CDI. Pour d’autres, accepter ce système est un moindre mal imposé par la nécessité de reprendre une activité. Certaines entreprises industrielles et agroalimentaires de la région, caractérisées par un rythme de production saisonnier, emploient massivement des ouvriers en CDD pour des périodes allant jusqu’à six mois. Pour ces salariés, l’espoir d’une embauche définitive en contrat à durée indéterminée est très faible. Une part significative des licenciés interrogés résistent au travail en intérim : 16 % le refusent et 19 % l’envisagent en dernier recours après une période plus ou moins longue de chômage. Car si les horaires réduits et fluctuants offrent une certaine disponibilité pour d’autres activités, l’organisation familiale s’en trouve perturbée. L’intérim, forme de salariat intermittent, génère souvent un sentiment de dépendance, de mise à la disposition de l’employeur et une incertitude qui empêche de raisonner dans la durée (Faure-Guichard, 2000). « Le travail intérimaire, on vous appelle à neuf heures du matin pour travailler à dix heures... Je veux bien bosser mais... Ils s'occupent pas de savoir si... en plus c'est dix 260 heures / dix-huit heures… Si vous n’avez pas mangé tant pis pour vous, même pas le temps de préparer un casse dalle. Non, l'intérim non. Je ne suis pas quelqu'un à rester au téléphone qu'on m'appelle... non, non. » (Bernard, E. n°12) « Lorsque je m'absente de la maison, il faut toujours que j'ai mon portable sur moi. Il faut toujours que je sois en attente. Parfois on vous appelle à dix heures du matin parce que l'après-midi on a besoin de vous. C'est ça le problème, alors moi il faut que je me débrouille de l'autre côté pour faire garder ma fille. Il faut que je trouve la nourrice pour l’amener à l'école. » (Frédéric, E. n°28) Si les questions de rythmes et d’organisation familiale sont avancées, l’argumentation des licenciés s’inscrit également dans un registre plus collectif : celui de l’évolution des formes d’emploi, notamment des emplois peu qualifiés. Alors qu’ils avaient été préservés des formes “atypiques” de l’emploi, certains expriment, par leur refus de l’intérim, leur résistance à ce système. « Mais, l'intérim, c'est bien pour le patron pas pour celui qui est en intérim. Le jour où le patron n'est pas content d'un intérimaire, qu'il ne produit pas assez, on change. C'est pour ça que l'on ne trouve pas de boulot. Il y a trop d'intérimaires maintenant. Ils investissent trop dans l'intérim. Celui qui est au chômage ça l'aide mais après pour trouver du boulot il n'y en a pas. » (Frédéric, E. n°28) (ii) Outre la question des types de contrats proposés, les licenciés formulent des stratégies autour du choix du secteur d’activité et du métier recherché. Près d’un tiers d’entre eux veulent éviter les emplois ouvriers dans l’industrie. Le risque de déqualification, le faible niveau de salaire, mais surtout les conditions de travail difficiles font l’objet d’un rejet des salariés ayant déjà exercé pendant quinze à vingt-cinq ans ces métiers. Le licenciement donne finalement l’occasion ou l’espoir de changer d’activité ou de revenir à des aspirations professionnelles qui n’avaient pu se réaliser au début de la carrière : « Enq. : Vous vouliez quitter l'industrie en fait ? - J'aurai jamais voulu entrer dedans en fait [rires]. (…) Et puis je me suis retrouvée contrainte et pratiquement forcée à aller travailler, parce que le commerce pour une jeune personne, c'est pas facile non plus. Ça je l'ai fait quand mon fils était petit. Et à l'époque les usines payaient bien aussi... maintenant c'est le contraire... la vie était comme ça. Mais je suis très contente d'être vendeur... à la limite, je me sens plus vivre maintenant que je n'ai vécu dans cette entreprise. » (Nathalie, E. n°55) (iii) La localisation des offres d’emploi va inciter les chômeurs à se déplacer un peu plus loin qu’ils ne le faisaient jusqu’alors. Une partie des licenciés va en effet allonger ses déplacements domicile-travail afin d’atteindre des emplois mieux rémunérés, de changer de métier, de commencer une nouvelle carrière professionnelle, voire de créer une entreprise. Avant le licenciement, près des deux-tiers des trente-huit salariés interviewés résidaient à moins de dix kilomètres de leur emploi, pour un trajet de quinze minutes en moyenne. Un an 261 après le licenciement, vingt-cinq personnes ont retrouvé un emploi. Pour dix d’entre elles, celui-ci se situe à une distance plus éloignée de leur domicile qu’auparavant, souvent à plus de quinze kilomètres. En effet, le marché local du travail polarise l’espace de la recherche d’emploi. Des pôles clairement identifiés forment des cercles successifs à atteindre : un maillage de petites industries dans un rayon de vingt kilomètres, les villes de Soissons, Chauny-La Fère-Tergnier à trente-cinq kilomètres environ, les pôles de Saint-Quentin et Reims à près de cinquante kilomètres de Laon. Ces espaces urbains sont souvent des territoires connus et fréquentés plusieurs fois par an pour les achats en équipement de la maison ou en vêtements. L’élargissement de l’espace de recherche d’emploi est donc ici envisagé comme une évolution nécessaire qui se déploie sur des territoires régulièrement visités et n’entre pas en conflit avec les choix domestiques. Toutefois, tous les salariés licenciés n’ont pas les mêmes critères en termes de coût, de distance et de temps de déplacement entre le domicile et le lieu de travail. Ces critères spatiaux de recherche d’emploi sont fréquemment associés aux conditions de travail et de type de contrat de travail. Se pose donc à nouveau la question de la mobilité que les salariés licenciés sont prêts à assumer. Cette question sera plus amplement développée dans les points 1.2 et 1.3 de ce chapitre. (iiii) Enfin, le niveau d’exigence peut conduire aux refus de certaines offres d’embauche. Ce type de comportement peut sembler inattendu chez des salariés ayant déjà refusé de suivre la délocalisation de l’emploi. Mais il ne fait que confirmer l’existence de stratégies non seulement professionnelles mais aussi familiales et domestiques. 60 % des licenciés interviewés (vingt-trois personnes sur trente-huit) ont refusé, depuis leur licenciement, une ou plusieurs offres d’emploi quel qu’en soit le type (de la mission d’intérim de quelques jours à l’emploi en CDI). La plupart n’en ont refusé qu’une seule (40 %), mais 16 % ont formulé deux refus et 5 % trois refus. Les raisons principales invoquées sont le bas niveau de salaire au regard du déplacement domicile-travail nécessaire (21 %), les conditions de travail (16 %), la rémunération jugée en elle-même insuffisante (11 %) et l’éloignement du domicile (8 %). L’insatisfaction au travail est un thème particulièrement développé chez les licenciés ayant refusé des offres d’embauche ou ayant démissionné. Les difficultés d’intégration dans un nouveau métier, dans une organisation d’atelier inconnue, dans une usine où le niveau de productivité demandée est élevé ont ainsi pu déstabiliser nombre de licenciés. « Ben j'ai travaillé quatre mois chez Valéo à Sissone en tant qu'opérateur de fabrication, ça n'était pas vraiment dans ma spécialité, j'étais technicien laboratoire essais. Donc j'ai pris ce boulot là quand même. A la suite de ça, je pouvais avoir un CDI, je pouvais 262 rester mais c'est moi qui ai demandé à arrêter parce que au bout de quatre mois euh... y avait rien derrière, en fait je ne pouvais rien espérer derrière (…). Au bout de quatre mois j'étais satisfait mais je peux vous avouer que j'étais complètement crevé, quoi, parce que je courrais tout le temps. » (Gilbert, E. n °33) Ces critères de recherche d’emploi sont également définis par les dispositifs d’accompagnement de la recherche d’emploi qui orientent en partie les trajectoires des salariés licenciés. 1.1.3. Le rôle des institutions d’aide à la recherche d’emploi Divers travaux ont décrit le processus de construction de la recherche d’emploi, dans lequel les professionnels de l’insertion jouent un rôle actif par leurs incitations et leurs conseils, par la sélection des personnes à qui ils font part d’offres spécifiques, par leur contrôle de l’intensité des efforts fournis (Gélot et Nivolle, 2000 ; Divay, 2000) . En effet, la codification juridique des devoirs du chômeur ouvrant droit à son indemnisation repose sur la notion « d’actes positifs de recherche d’emploi » (Code du Travail, art. R351-1 cité par Demazière, 2003, p. 73). Le jugement d’une démarche effective de recherche d’emploi et de la légitimité à refuser une proposition d’embauche est laissé à l’appréciation (en partie subjective) des services publics de l’emploi. Il existe donc bien une interaction entre les normes énoncées par les institutions de l’aide à la recherche d’emploi et les projets et critères individuels (Demazière, 2003)194. Il s’agit pour nous de décrire l’appréciation, par les salariés licenciés de l’usine de câbles de Laon, de l’influence de ces acteurs. La plupart des licenciés ont opté pour une “convention de conversion” (cf. chapitre 2) qui leur permet d’être encadrés par une Unité Technique de Reclassement de l’ANPE, un centre de bilans de compétence mais surtout par l’“antenne emploi” (ou “cellule de reclassement”) mise en place par le plan social et animée par un des consultants extérieurs195. L’objectif de ces structures est d’accompagner les licenciés dans leur démarche de reclassement et de faciliter une reprise d’emploi rapide. Elles jouent un rôle actif dans la définition des critères de recherche d’emploi du salarié. 194 « L’institutionnalisation du chômage ouvre donc un espace réglé dans lequel se nouent des interactions avec des agents spécialisés, qui ont une expérience en matière de gestion des chômeurs inscrits à l’ANPE et qui ont le mandat de catégoriser ces usagers. » (Demazière, 2003, p. 75). 195 Sur les trente-huit licenciés interrogés, sept personnes ont refusé d’adhérer à la convention de conversion soit parce qu’elles avaient engagé une démarche de formation longue qui ne pouvait s’effectuer dans ce cadre, soit parce qu’elles avaient déjà retrouvé un emploi. Néanmoins, sans adhérer à la convention de conversion, tous les licenciés pouvaient être suivis et aidés par l’“antenne emploi” pendant les deux ans de son exercice. 263 Les candidatures spontanées et les offres proposées par l’ANPE et l’“antenne emploi” sont, de loin, les moyens de recherche principaux des licenciés. La moitié d’entre eux jugent cette cellule de reclassement utile. L’apprentissage des techniques de recherche d’emploi, la formulation personnalisée d’un projet et l’appui matériel dont les ouvriers et techniciens ont pu bénéficier, a constitué un système de soutien et d’encadrement souvent apprécié. Le local de l’“antenne emploi” est parfois le seul espace de rencontres et de discussions en dehors de la famille. L’appui moral, tant des consultants que des anciens collègues qui y sont rencontrés, est donc perçu positivement par les personnes qui disent se sentir par ailleurs progressivement isolées. En outre, les licenciés ayant le mieux intériorisé les normes de comportement du demandeur d’emploi semblent plus satisfaits de l’appui de la cellule de reclassement. D’autres sont plus critiques envers les catégorisations et les normes institutionnelles attribuées aux chômeurs : « Cela fera huit mois. Je suis donc, on dit pas chômeur mais “rechercher un emploi”, je vois pas où est la différence mais on ne dit plus chômeur. Mais voilà je cherche un emploi. » (Michel, E. n°7) Certains acceptent mal les méthodes de la cellule de reclassement. Treize licenciés s’en déclarent insatisfaits ; quatre d’entre eux jugent cette cellule inutile à mesure que leur recherche d’emploi se révèle infructueuse par cet intermédiaire. « Disons qu'ils n'ont rien trouvé du tout. On s'est débrouillé tout seul. » (Bernard, E. n°12), « Qu'ils nous trouvent des postes à pourvoir ! » (Pierre, E. n°2). Ces ouvriers ont engagé une négociation, parfois tendue, avec les consultants de la cellule de reclassement autour de la définition des méthodes et des critères de recherche d’emploi. Sept personnes (20 % des licenciés de notre corpus) rejettent les méthodes proposées par cette structure, au profit d’une démarche plus autonome, au cours de laquelle ils définissent leurs propres techniques de recherche d’emploi. Par exemple, alors que les procédures de recherche de la cellule de reclassement sont homogénéisées et codifiées (réponse aux annonces, envois de lettres de candidatures dactylographiées, relances téléphoniques, acceptation de l’intérim, etc.), ces licenciés revendiquent une méthode appropriée à leur cas : se présenter physiquement à l’employeur au lieu d’envoyer des lettres de candidature, faire jouer un réseau de connaissances pour être aidé, insister et envoyer plusieurs candidatures dans la même entreprise au lieu d’abandonner la recherche, écrire sa lettre de motivation à la main, etc. Cette réappropriation de la recherche est d’ailleurs rendue possible par leur connaissance du territoire local et la mobilisation de leurs amis et familles. « Vous savez que quand vous êtes manuel, vous avez plus de chance de trouver du boulot que quand vous... vous avez envie de bosser, que celui qui a envie de rien foutre. Hein, c'est tout. C'est pas d'aller faire des papiers, c'est de se déplacer et d'aller carrément sur le tas. Si vous faites des lettres et que vous attendez les réponses, des 264 moments, c'est bien mais des moments, vous n'en avez pas, vous allez prendre rendezvous, vous allez au contact de la personne : “Ecoutez je vais faire un essai une semaine et vous verrez bien”. C'est une chance... » (Michel, E. n°4) S’agissant de la définition des critères d’emplois recherchés, les secteurs d’activité, les horaires de travail, la localisation du travail, le type de contrat et le niveau de salaire peuvent être objets de discorde. Certains salariés veulent quitter l’industrie, le travail en trois-huit et souhaitent parfois se reconvertir dans un métier du bâtiment, de l’environnement ou de l’aide sociale. Les démarches interrompues de Nicolas, aujourd’hui ouvrier dans une usine agroalimentaire, illustrent le principe de réalisme et de reclassement rapide qu’impose la cellule de reclassement : « J’ai pris beaucoup d’adresses au départ avant d’être licencié, pour faire des formations Bac ou BTS en horticulture. Justement ce jour-là, à mon premier rendez-vous à la cellule de reclassement, je lui ai montré regardez les adresses. Elle a téléphoné et ça ne répondait pas et de là elle m’a envoyé… chez Panzani. Mais sinon ce n’est pas ça que je voulais faire. (...) Je voulais me diriger dans les métiers de l’environnement. Le lendemain, je vais à la cellule de reclassement je leur dis : “C’est pareil, l’usine ça ne m’intéresse pas”, mais elle me dit : “Ils demandent du monde à Panzani, vous ne voulez pas qu’on vous envoie, on vous sent bien. Vous ferez l’affaire”. » (Nicolas, E. n°25) La connaissance limitée de la région par les consultants tend à cibler la recherche sur les grandes unités industrielles, commerciales ou tertiaires, au détriment des PME-PMI et de l’artisanat. De nombreux ouvriers ont l’impression d’être “poussés” au reclassement rapide alors qu’ils veulent éviter des CDD sans perspective d’embauche. Mais la critique de l’“antenne emploi” se confond parfois avec la pénurie d’emplois dans la région laquelle met en relief la faiblesse des salaires, la distance des lieux de travail et la précarité des contrats proposés. « Non j'y suis pas allé beaucoup [à l’antenne emploi] et puis... on dirait que c'est vraiment, c'est sûr qu'ils cherchent pour nous, mais c'est vraiment placer les gens vite fait pour leur retrouver quelque chose. Ils ont un quota à respecter mais... beaucoup de copains ont été faire un CDD d'un mois à Reims, pour même pas six mille francs et pas de frais de déplacements, ou un CDD à La Capelle, je trouve ça ridicule... Faire courir les gens pour un mois... pour des CDD de six mois minimum, bon je veux bien. (...) C'est pas normal. Il y en a qui n'ont jamais rien fait, on peut leur apprendre, mais celui qui a travaillé pendant trente ans, on pourrait lui proposer autre chose. » (Fernand, E. n°38) Enfin, près de la moitié des licenciés disent avoir pratiqué une recherche d’emploi jusqu’à une cinquantaine de kilomètres du domicile. En fait, ils font, pour la plupart, référence au rayon de recherche d’emploi prôné par l’UNEDIC, soit cinquante kilomètres ou une heure de trajet. Nous allons décrypter dans les points suivants (1.2 et 1.3) combien ce périmètre est, dans la pratique, réduit. Une partie des salariés licenciés tente de faire reconnaître auprès des services publics et privés d’aide à la recherche d’emploi la légitimité de leurs aspirations. Les critères de 265 recherche d’emploi, que nous avons décrits, procèdent donc d’un ajustement des normes des structures d’aide à la recherche d’emploi et des attentes (et marges de manœuvre) des salariés licenciés. 1.2. L’espace économiquement accessible de la recherche d’emploi Bien que la majorité des personnes licenciées dit s’être engagée dans une recherche d’emploi sur un périmètre large, parfois jusqu’à cinquante kilomètres autour du domicile, le territoire dans lequel les offres seront effectivement acceptées est plus restreint. L’espace d’action des chômeurs évolue dans le temps, parfois par cercles concentriques autour du domicile, du plus proche au plus lointain à mesure que les refus d’embauche ou l’absence de postes disponibles se multiplient. Le périmètre de recherche d’emploi est un premier niveau d’analyse mais ne constitue pas pour autant le périmètre des propositions qui seront effectivement acceptées par les personnes. En effet, le niveau de salaire proposé est un des éléments qui réduit l’aire de recherche d’emploi défini a priori196. Le premier type d’argument, qui s’impose comme légitime aux yeux des licenciés est d’ordre économique, c’est celui du coût de transport domicile - travail. Même si la ville de Laon concentre nombre d’emplois tertiaires et industriels, le marché local du travail est caractérisé pas une dissémination des PME et PMI dans les petites villes et villages répartis jusque dans le nord de l’Aisne et par l’attraction des zones de Saint-Quentin, ChaunyTergnier-La Fère, Soissons et Reims. Or, les niveaux de rémunération proposés sont généralement inférieurs à ceux perçus avant le licenciement : les licenciés perdent l’avantage de l’ancienneté et se voient proposer de bas salaires d’embauche notamment dans les PMEPMI qui offrent moins de primes qu’une grande entreprise. « Enq. : Est-ce que vous avez été du côté de Reims ? - Non, si une fois on [la cellule de reclassement] m'a proposé une place à Guignicourt... cent cinquante kilomètres aller et retour... payé au SMIC et à la journée. Je leur ai demandé si ils ne se foutaient pas de moi. J'avais envoyé un courrier là-bas... » (Bernard, E. n°12) « D'abord pas des coins où t'es obligé de passer à travers la Thiérache, là où y a des grands axes, où y a du boulot, Saint-Quentin, Laon... mais pas trop loin quand même... 196 Nous avons voulu approfondir cette question de la mobilité spatiale dans la recherche d’emploi. Si l’interviewé n’avait pas de lui-même abordé ce thème, nous lui avons proposé, par une série de questions ou de relances, d’énoncer quelles conditions de mobilité leur étaient acceptables. Les réponses sur le périmètre de recherche d’emploi synthétisent les préoccupations de distance, de disponibilité (en termes de temps et de contraintes familiales), de coût de déplacement et de niveau de salaire. 266 Si c'est pour accepter de descendre de salaire et puis mettre encore 25 % dans les frais d'essence, c'est pas la peine non plus... Vaut mieux rester à la maison et être balayeur dans la commune. C'est un calcul, j'ai pas encore fait le calcul. » (Gilles, E. n°36) Nous allons maintenant détailler ces résultats. Si la question de la localisation des emplois et du niveau de salaire n’était pas abordée spontanément, une première question (ou relance) proposait une hypothèse basse en terme de salaire et laissait l’interviewé libre de fixer la distance domicile-travail : « A quel distance de votre domicile accepteriez-vous un emploi au SMIC ? » (1.2.1). Une deuxième question fixait une hypothèse haute en termes de distance domicile-travail pour laisser l’interviewé formuler le niveau de salaire acceptable correspondant : « Pour quel salaire accepteriez-vous de faire cinquante kilomètres environ ? » (1.2.2). 1.2.1. La distance domicile-travail acceptable pour un emploi au SMIC L’hypothèse basse - une offre d’emploi au SMIC - a été, en général, abordée spontanément au cours de l’entretien. L’analyse transversale du corpus montre que lorsque les personnes envisagent d’accepter un emploi au SMIC, ils souhaitent que la distance domiciletravail soit limitée : 72 % des licenciés interviewés accepteraient un emploi au SMIC à dix kilomètres de leur domicile, 58 % à vingt kilomètres, mais seulement 27 % accepteraient d’aller jusqu’à trente kilomètres. « Enq. : A partir de combien de kilomètres passe-t-on à un emploi lointain ? - Disons jusque trente kilomètres ça reste dans le raisonnable. Après au-delà, il faut quand même se faire payer les déplacements, surtout si c'est une place au SMIC... Le problème c'est que le SMIC brut est à 6800, si j'ai 1500 francs d'essence. 5000 net moins 1500. » (Gilbert, E. n°33) « - Ah non au SMIC non, parce que là il ne reste rien ! Enq. : A partir de combien vous pourriez ... ? - Moi la base c'est 8000 net et encore c'est pas excessif. Mais c'est dur à avoir, parce que les entreprises... » (Georges, E. n°11) Le graphique 4 réunit deux types d’informations : le périmètre de recherche d’emploi et la distance domicile-travail acceptable pour une rémunération au niveau du SMIC. Il illustre bien les tensions perceptibles dans le discours des salariés. Les rayons d’action sont différents selon que l’on s’intéresse à la recherche ou à l’acceptation d’un emploi. Alors que plus des trois-quart des personnes interrogées disent étendre leur recherche jusqu’à trente kilomètres, et la moitié jusqu’à cinquante kilomètres autour du domicile, un salaire minimum ne peut généralement être accepté que dans un rayon plus restreint, inférieur à vingt kilomètres. 267 Graphique 4 - Rayon de recherche d’emploi et taux d’acceptation d’un emploi au SMIC selon la distance domicile-travail 100% Distance domiciletravail pour laquelle un emploi au SMIC serait accepté 80% 40% Rayon de recherche d'emploi 20% u do em mi pl cil oi e SM IC /n sp 10 km re fu s co Distance domicile-travail mm un ed 20 km 30 km et 50 km 40 km 0% + % cumulés 60% Source : enquête par entretiens sur la délocalisation d’une usine de câbles de Laon dans l’Aisne (Picardie) à Sens dans l’Yonne (Bourgogne). Champ de trente-huit personnes licenciées interviewées en 2000 et 2001. 1.2.2. Le salaire acceptable pour une mobilité de longue distance En proposant une hypothèse haute en terme de mobilité - un emploi à cinquante kilomètres environ du domicile -, nous laissions les personnes interviewées fixer librement le niveau de salaire acceptable (cf. graphique 5). Ainsi, 38 % des enquêtés accepteraient un emploi à cinquante kilomètres pour un salaire d’au moins 1220 euros nets, 16 % pour un salaire de 1067 euros nets. En tenant compte du coût de déplacement, ce dernier niveau de salaire conduirait à une baisse du niveau de vie : il traduit donc l’acceptation des contraintes du marché local de l’emploi. Néanmoins, 11 % des licenciés ont rejeté l’hypothèse d’un emploi à une cinquantaine de kilomètres de leur domicile et 8% l’accepteraient, mais pour un salaire élevé : plus de 1524 euros nets. Or les salaires d’embauche d’un ouvrier qualifié ou d’un technicien atteignent rarement ce niveau de rémunération dans la région. Le caractère très hypothétique de ces réponses témoigne de la volonté de maîtrise de ces salariés sur leur devenir professionnel. « - Si on me donne 13 000 ou 14 000 balles par mois, je veux bien. Mais si on me donne 6500 francs par mois c'est pas la peine de faire cinquante kilomètres par jour, à quoi ça sert ? Enq. : A partir de quel salaire vous pourriez faire cinquante kilomètres ? - 13 000 ou 14 000 francs mais le problème c'est qu'il n'y en a pas. C'est un salaire élevé par rapport au marché... Oui mais bon pour faire cinquante kilomètres, il faut un bon salaire sinon si vous bouffez toute votre paye dans l'essence, c'est pas la peine. » (Bernard, E. n°12) Les réponses montrent également que le salaire reçu avant le licenciement et les contraintes d’endettement immobilier des ménages constituent des référents. 268 « Je voudrais pas en dessous du salaire de mon plan de financement pour la maison, je me base là-dessus. On a eu un plan de financement, j'étais dans les 7000 francs donc je ne voudrais pas... sinon on serait dans les 7000. Je parle en net. » (Nicolas, E. n°25) En revanche, pour d’autres salariés, la mobilité domicile-travail devient en quelque sorte la contrepartie du refus de mobilité résidentielle. Certains justifiaient, dès le premier entretien, leur choix de licenciement par leur capacité à engager en retour une recherche d’emploi sur un périmètre large. Mais paradoxalement, certains salariés “mobiles” doivent faire face aux réticences des employeurs à embaucher un salarié résidant à une cinquantaine de kilomètres de l’entreprise. « J'ai passé un entretien chez Veuve-Cliquot à Reims. Eux, ce qui leur a fait peur, et je l'ai su après parce que j'ai une cousine justement qui connaissait la dame avec qui j'ai fait l'entretien, je l'ai su qu'après c'est dommage, eux ce qui leur a fait peur c'est le déplacement parce que j'avais quand même cinquante-cinq kilomètres, ça faisait un peu long une bonne heure. C'est ça qui les a un peu bloqué. » (Jean-Pierre, E. n°31) « Moi j'ai dit, cinquante kilomètres à la ronde, j'avais été à un entretien à Reims ils me prenaient mais je devais déménager sur Reims. » (Franck, E. n°34) Les conclusions de cette analyse restent locales. Le rapport entre salaire et mobilité qui vient d’être formulé doit être envisagé dans un contexte social et territorial particulier : un licenciement collectif d’ouvriers et de techniciens ayant une longue ancienneté dans l’entreprise ; un taux de chômage départemental supérieur à la moyenne nationale dans une région, la Picardie, comprenant entre 1990 et 1999 la plus forte proportion d’emplois ouvriers en France (Hecquet, 2001). De plus, des biais inhérents à notre échantillon et au mode d’interrogation limitent l’analyse. En effet, les personnes ont été interrogées sur leur mobilité dans la recherche d’emploi à des moments différents de leur parcours : certains occupaient un CDI depuis plusieurs mois, d’autres une formation de longue durée ou bien étaient toujours au chômage. Même si nos questions invitaient les enquêtés à se replacer dans le contexte de leur recherche, les propos des salariés ayant retrouvé un emploi ont sans doute été orientés par les possibilités concrètes d’embauche qu’ils ont obtenues. 269 Graphique 5 - Salaire demandé pour un emploi à cinquante kilomètres environ du domicile 40% 35% 30% 25% 20% 15% 10% 5% 0% au moins 1067euros nets au moins 1220 euros nets au moins 1372 euros nets au moins > 1677 euros refus d'un nets emploi à 50 1524 euros km nets Source : enquête par entretiens sur la délocalisation d’une usine de câbles de Laon dans l’Aisne (Picardie) à Sens dans l’Yonne (Bourgogne). Champ de trente-huit personnes licenciées interviewées en 2000 et 2001. En définitive, la « monétarisation » des résistances aux longs trajets domicile-travail nous permet d’apprécier les écarts entre l’acceptabilité de la mobilité en elle-même et la mobilité en relation avec un niveau de salaire. Certains observateurs ont constaté que les réticences révèlent « des difficultés plus profondes pour se projeter dans une dynamique d’insertion » (Guillemot, 2001). Ici, un bas niveau de salaire, parfois associé à la nature précaire du contrat proposé, conduit au refus de postuler à un emploi trop éloigné. Ces réticences témoignent de la place centrale du salaire et des contraintes économiques chez ces ouvriers licenciés, même si d’autres facteurs sont liés à la définition de l’espace de la recherche d’emploi et constituent parfois les principales motivations des refus. 1.3. L’espace socialement accessible de la recherche d’emploi Au-delà du coût de déplacement et du niveau de salaire, le périmètre de recherche d’emploi synthétise les préoccupations de distance et de disponibilité (en termes de temps et de contraintes familiales). Ces attentes reposent sur un système de représentations parfois éloigné des principes de mobilité quotidienne pour l’emploi (1.3.1). La mobilisation de réseaux de connaissance dans la recherche d’emploi a également tendance à localiser dans un rayon de proximité les possibilités d’aide (1.3.2). 270 1.3.1. Représentations et rôles sociaux au sein du ménage Les pratiques de mobilité au cours de la recherche d’emploi sont limitées, ou du moins différenciées, (i) par des problèmes d’accès et de représentation de l’ « automobilité » (Dupuy, 2000), (ii) et par les perturbations qu’elles peuvent créer dans l’organisation familiale. (i) Les problèmes d’accès à l’« automobilité » sont manifestes dans la mesure où la moitié des ménages interviewés n’ont qu’une seule voiture. Quelques personnes n’ont même pas le permis de conduire. Certes, les difficultés financières des ouvriers et la proximité entre le domicile et l’ancien emploi expliquent ces situations. Mais les représentations et pratiques familiales créent également des réticences au déplacement automobile, alors que ce mode de transport est indispensable lorsqu’on habite une ville moyenne ou une commune périurbaine voire rurale. Si des familles ont choisi d’utiliser la prime de licenciement pour racheter un véhicule, d’autres posent pour principe d’être embauchés au préalable, pour une période supérieure à trois mois. « Et puis, il faut racheter un véhicule. J'en ai une, mais pour faire des kilomètres, je ferais pas cent kilomètres par jour avec ma voiture qui a plus de douze ans. Même à trente kilomètres, il faut que j'envisage de racheter une voiture. » (Denis, E. n°57) « - L'ANPE m'a proposé trois, quatre postes déjà. Mais c'est pareil, c'est à quarante kilomètres, cinquante kilomètres. Je me vois mal... en trottinette ! Enq. : Est-ce que vous avez pensé à passer le permis ? - Je pense, j'ai dit que j'allais m'en occuper, fin août je m'en occupe. Il faut que j'y passe, autrement je vais planer comme ça ... » (Roland, E. n°49) Souvent les licenciés interrogés expliquent leurs réticences par leur propre expérience des déplacements dans la région. La connaissance fine du territoire du bassin d’emploi leur permet d’évaluer la faisabilité des déplacements. Les conditions climatiques hivernales, l’état de certaines routes de campagne, la fatigue liée aux horaires de travail en trois-huit sont autant de modalités concrètes liées aux déplacements qui viennent inhiber leur mobilité potentielle. « Oui c'est dur, mais quand c'est proche de chez vous, c'est rien... Mais faire les troishuit à cinquante kilomètres c'est pas possible. Vous finissez à minuit, vous avez encore cinquante kilomètres à faire, c'est même dangereux. » (Denis, E. n°57) « Non, l'environnement je m'y fais mais ce que je vais voir, c'est le trajet surtout, parce que bon commencer à cinq heures il faut partir d'ici à quatre heures, ça fait lever à trois heures ça fait de bonne heure quand même. (…) Ça me fait quarante-cinq kilomètres donc ça fait quatre vingt-dix kilomètres par jour. Je mets entre une demi-heure et trois quarts d'heure, ça dépend de la circulation dans Reims. » (Georges, E. n°11) 271 Les silences et les réponses courtes formulés au cours des entretiens nous indiquent que certains licenciés n’avaient pas besoin a priori d’expliciter et de légitimer leurs choix. La recherche d’un emploi proche pour un salaire correct a-t-elle besoin d’être justifiée ? Ces refus ne vont-ils pas de soi au regard des trajectoires et des référents territoriaux de ces ouvriers ? Une étude sur la réinsertion professionnelle des allocataires du RMI dans l’Aisne met en avant les dimensions culturelles et sociales de la faible mobilité de ces personnes : « Il apparaît que cet enracinement dans le local et son attachement à un territoire limité - qui peut être rencontré dans d’autres départements ruraux - semble ici davantage exacerbé. Outre les raisons matérielles évoquées, l’histoire des lieux constitue aussi une explication avancée. » (Boucasse et alii, 2002, p. 53). (ii) Parce qu’il touche à l’organisation quotidienne et à la distribution des rôles au sein du ménage, l’espace de la recherche d’emploi est l’objet de tensions. Aux contraintes locales du marché du travail s’ajoutent les attentes familiales. Ces dernières peuvent être intériorisées ou se manifester au fur et à mesure des expériences d’emplois précaires ou lointains. Les nouvelles conditions d’embauche créent des mobilités incertaines difficilement compatibles avec les rythmes familiaux. Par exemple, les déplacements inopinés suscités par l’intérim ne permettent pas d’organiser à long terme la garde des enfants : « J’ai de la famille dans mon village, la grand-mère, mais elle travaille, tout dépend quand elle travaille. La nourrice, c'est pareil, elle travaille aussi [elle occupe un autre emploi à mi-temps]. C'est la galère, il faut prévoir deux ou trois jours avant, parce que du jour au lendemain, ce n'est pas évident. Ou alors il faut que ma femme prenne une journée. Je préfère avoir un contrat de trois mois, comme ça je sais quand je travaille. Parce qu’en intérim ce n'est pas vivable. » (Frédéric, E. n°28). Les déplacements trop longs peuvent également être refusés en fonction du temps d’absence qu’ils impliquent en dehors du domicile familial. Certaines femmes expriment leurs difficultés à envisager des déplacements pendulaires dont la durée viendrait remettre en cause leur rôle au sein du ménage et l’aide qu’elles apportent quotidiennement à un proche. Un chef de famille refuse, de même, de passer plus de neuf heures par jour en dehors de chez lui : « Parce que je ne voulais pas passer plus de... je vais dire neuf heures en dehors de chez moi, je n'ai plus de vie de famille sinon. J'avais possibilité du côté de Soissons, une heure de route. Une heure pour l'aller une heure pour le retour... plus les huit heures. Et si je travaille le matin, levé une heure avant... il vaut mieux que je sois célibataire. Que je prenne un camping-car et que je reste là-bas quoi. Il y en a beaucoup qui le font. S’ils n’ont pas de vie de famille à côté, c’est leur problème. » (Philippe, E. n°10). 272 1.3.2. Réseau social et géographie de l’aide à la recherche d’emploi Au cours de la première vague d’entretien, l’ancrage dans le territoire d’appartenance était présenté comme un point d’appui rassurant par le logement, les solidarités et les routines familiales qu’il garantit. Un an plus tard, la mobilisation de l’entourage détermine en partie les stratégies de recherche d’emploi (i), et notamment les stratégies spatiales (ii). (i) La mobilisation de l’entourage dans la recherche d’emploi La moitié des salariés licenciés enquêtés par interview et questionnaire (n = 112) ont mobilisé leur réseau social au cours de la recherche d’emploi. Vingt-six licenciés sur trentehuit interviewés l’évoquent en effet dans les entretiens. Les relations familiales sont les premières suscitées (citées par treize licenciés), devant les relations professionnelles (citées par dix personnes) et les relations personnelles (citées par sept personnes). Mais ce réseau estil efficace ? La moitié des cent douze licenciés enquêtés ont pu accéder à un emploi par ce biais. En outre, les licenciés interviewés ayant fait appel à des relations familiales ou personnelles sont moins nombreux à n’avoir eu aucun emploi depuis le licenciement. On constate que seules 20 % des personnes ayant mobilisé leur entourage ou des connaissances sont dans cette situation. Dans le même temps, environ 40 % des personnes n’ayant pas mobilisé des relations se trouvaient sans emploi un an après la première interview197. Toutefois, on peut faire l’hypothèse que cette corrélation statistique (entre la mobilisation de l’entourage et la situation professionnelle) traduit d’autres dispositions favorisant la reprise du travail (engagement actif dans la recherche d’emploi, contacts sociaux et professionnels élargis, etc.) que nous développerons dans le point 2. Les entretiens montrent que le réseau social des demandeurs d’emplois permet surtout d’être informé rapidement des postes libérés ou de se créer des opportunités en dehors du circuit officiel du marché du travail. L’entourage formule une recommandation auprès de l’employeur ou facilite la prise de contact avec d’autres personnes permettant l’obtention d’un entretien. C’est ce que les ouvriers interviewés désignent par le terme de « bouche à oreille » : « - Le bouche à oreille... oui si je suis entré chez Bayer c'est le bouche à oreille. Enq. : Quelqu'un vous a aidé à entrer ? 197 Aussi, sur les vingt-quatre personnes ayant occupé au moins un emploi depuis le licenciement, dix personnes ont obtenu cet emploi par l’intermédiaire d’une personne de leur réseau social (six par un membre de la famille, trois par relations personnelles et une par relation professionnelle) et quatorze personnes l’ont trouvé par candidature spontanée, par l’intermédiaire de l’ANPE, de la cellule de reclassement ou par une annonce. 273 - Non, non on m'a dit de postuler, c'est tout, il faut voir quelle réponse il y allait avoir... » (Bernard, E. n°12) « Bien sûr tout le monde recherchait pour moi, c'était le top ! Tout le monde me disait “ Tiens là-bas tu peux écrire ”... mes amis et tout, même mes anciens collègues de travail, on arrivait à se refiler les adresses, on ne sait jamais. » (Philippe, E. n°10) « - Les amis, parce que moi je voulais retourner dans le bâtiment, je suis président d'un club de foot et je connais beaucoup de gens qui travaillent dans le bâtiment. Aussi bien des électriciens, tout ça. Je leur en avais parlé. De temps en temps. Enq. : Ami à vous qui vous avait indiqué .... - Oui, un joueur de foot. Oui, il m'a dit : “Tiens je connais une boîte qui cherche un gars, envoie leur un courrier”. » (Jean-Claude, E. n°39) La capacité à mobiliser son entourage ou des connaissances est inégalement partagée. Pour certains, l’entourage permettra de multiplier les chances d’embauche tout en satisfaisant une recherche d’autonomie vis-à-vis des institutions de la recherche d’emploi : « Ah oui, parce que je ne compte pas uniquement sur la cellule de reclassement et l'ANPE, je compte aussi sur moi-même, sinon vous pouvez languir longtemps, rester dormir sur vos lauriers. J'ai eu pas mal de réponses. » (Michel, E. n°7) Pour d’autres, la mobilisation de l’entourage est impossible ou n’est pas souhaitée. Huit licenciés sont dans ce cas, soit parce que leurs relations familiales et amicales sont peu insérées sur le marché du travail ou occupent des emplois peu qualifiés, soit parce que le chômage tend à les mettre à l’écart de leurs proches. Certains choisissent délibérément de prendre une certaine distance avec leur famille pendant la recherche d’emploi. D’autres subissent un désintérêt ou un manque de solidarité. « Enq. : Personne ne pouvait vous aider ou vous informer … ? - J’ai pas… j’ai pas demandé non plus parce que je voulais vraiment y arriver de moimême… Je savais ce que je voulais donc… » (Joël, E. n°56) « En gros ils [Les membres de sa famille élargie] auraient peut-être aimé qu'on leur demande quelque chose. Mais on leur a rien demandé. Donc c'est ça que ça a fait... un écart. » (Pierre, E. n°2) (ii) Espace relationnel et géographie de l’aide L’analyse de la première vague d’entretiens nous a montré que la géographie familiale des licenciés dessine un espace de proximité. La plupart des membres de la famille résident dans un rayon de vingt kilomètres autour du domicile. La famille élargie peut s’étendre audelà de ce périmètre restreint mais se limite souvent à des régions contiguës. De même, le parcours résidentiel des licenciés avant et après la décohabitation parentale montre combien l’espace de résidence est resté circonscrit. La localisation des relations amicales et professionnelles, fondées sur la proximité géographique ou l’appartenance à une même entreprise, résulte donc de cette sphère résidentielle compacte. Seules trois personnes ont mobilisé dans leur recherche d’emploi des membres de leur famille extérieurs au département 274 de l’Aisne (Région parisienne, départements du Sud-ouest et Marne). L’essentiel des aides apportées par la famille concerne donc des emplois dans le bassin de Laon et parfois dans d’autres zones du département. De même, la mobilisation des voisins, du personnel communal ou des maires de village restreint logiquement la recherche d’emploi. Ainsi, l’ensemble des treize emplois trouvés par l’intermédiaire de relations se situaient dans un rayon de vingt-cinq kilomètres autour du domicile. Si le recrutement familial des ouvriers a perdu de son importance avec le déclin de l’industrie, l’aide familiale demeure un moyen de recherche d’emploi et acquiert peut-être aujourd’hui une dimension particulière. Elle s’inscrit dans un schéma plus global d’accès et de transmission du salariat comme forme ultime de patrimoine (Desveaux, 1991). L’hypothèse 2 (cf. chapitre 3) d’un rôle “assurantiel” de la famille est donc pour certaines personnes vérifiée. La participation de réseaux de connaissance dans la recherche d’emploi a donc pour effet de localiser dans un rayon limité les possibilités d’accès à l’emploi. Mais c’est aussi la volonté de rester proche qui suscite la mobilisation du réseau familial. 1.4. Conclusion : des mobilités spatiales dans la recherche d’emploi fortement différenciées L’espace et les critères de la recherche d’emploi ne sont pas simplement définis a priori par les licenciés mais résultent bien d’une interaction entre les normes des structures d’accompagnement de la recherche d’emploi, la spécificité géographique et économique du bassin d’emploi et des choix personnels plus ou moins déterminés. La mobilité vers l’emploi résulte de la définition itérative d’un espace accessible économiquement mais aussi socialement, au croisement des trajectoires professionnelles et familiales et de l’accompagnement institutionnel de la recherche d’emploi. Les demandeurs d’emploi s’inscrivent pour la plupart dans une démarche localisée de recherche. Selon les contraintes et les ressources de chacun, les licenciés tentent de faire correspondre au mieux leur rapport au territoire et la nécessité d’une embauche. Ceux dont le réseau social, les qualifications et la capacité à être mobile sont plus élevés peuvent mieux maîtriser cette démarche de reconversion et ont davantage le loisir de s’inscrire dans un espace choisi plutôt que dans un espace prescrit. Mais être mobile ne peut se réduire à l’intention d’étendre son territoire de proximité. Les réticences à la mobilité exprimées peuvent cacher l’évitement de propositions d’emploi jugées insatisfaisantes (conditions de 275 travail, contrats précaires). C’est pourquoi, le niveau de salaire, le type de contrat proposé associé à la localisation de l’emploi par rapport au domicile sont des contraintes inégalement acceptées par les salariés, comme en témoigne l’importance de refus d’offres d’embauche. Enfin, la famille a pu intervenir à la fois dans le choix d’ancrage et ensuite dans la recherche d’emploi en définissant des critères de prospection, notamment spatiaux. Un an après le licenciement, une partie des chômeurs cherche donc à sauvegarder une organisation de leurs déplacements proche de celle qu’ils avaient dans le cadre de leur emploi antérieur. Cette stratégie reste cependant fortement contrainte par le marché local du travail. Plus généralement, nous allons voir comment le rapport à l’emploi se modifie en relation avec l’évolution de l’investissement dans la sphère domestique et les difficultés de la réinsertion professionnelle. 2. Intégration professionnelle, intégration renouvellement et repli après le licenciement résidentielle : Le refus de la mutation professionnelle préserve l’ancrage résidentiel et la stabilité géographique de la famille, mais ce choix s’accompagne d’une recherche d’un nouvel équilibre entre l’intégration professionnelle et l’intégration domestique. Ainsi, les salariés licenciés construisent des logiques d’action hétérogènes en matière de recherche d’emploi et investissent plus ou moins la sphère domestique. Pour comprendre cette articulation, nous avons réalisé deux classements des salariés licenciés (l’un sur le rapport à la recherche d’emploi, l’autre sur le rapport au logement) que nous avons ensuite croisés afin de dégager les logiques qui s’associent le plus fréquemment. Le premier classement porte sur le rapport à la recherche d’emploi. Dans le point 1. de ce chapitre, nous avons montré en quoi les critères de recherche sont le produit des contraintes du marché du travail et des attentes familiales et individuelles. Nous allons les utiliser comme indicateurs. Afin de différencier les niveaux d’exigence des demandeurs d’emploi, nous avons identifié les individus ayant formulé un à plusieurs critères “élevés” de recherche d’emploi concernant : - le périmètre de recherche d’emploi et le salaire : rayon de recherche d’emploi inférieur à vingtcinq kilomètres ; refus d’un emploi situé à cinquante kilomètres du domicile ; acceptation d’un emploi au SMIC situé à une dizaine de kilomètres du domicile ; acceptation d’un emploi à cinquante kilomètres pour un salaire d’au moins 1525 euros nets par mois ; refus d’un emploi au SMIC. - le secteur d’activité recherché : volonté d’éviter les emplois dans l’industrie. - le type de contrat : refus des emplois en CDD et en intérim ; refus d’un emploi en intérim. 276 Ces indicateurs sont des indices du rapport à l’emploi et de l’engagement des personnes dans la recherche d’une embauche. Ils nous ont permis ensuite, par l’analyse des représentations qui qualifient les discours, de dégager quatre logiques pratiques chez les trente-huit licenciés : la “logique de reconversion” (douze personnes), la “logique d’adaptation complète” (sept personnes), la “logique d’adaptation partielle” (quatorze personnes) et la “logique du retrait” (cinq personnes)198. Le second classement s’intéresse à l’évolution du rapport au logement des licenciés selon les positions professionnelles atteintes près d’un an après le licenciement. Il est frappant de constater le degré d’investissement dans les logements respectifs suite à la fermeture de l’usine : les deux tiers des licenciés ont réalisé des travaux allant de la construction d’une pièce supplémentaire aux travaux de tapisserie et de décoration. Il semble que la relation habitat-emploi ne s’exprime plus, à ce niveau, en termes de mobilité ou d’immobilité, mais de mobilisations ou de démobilisations dans le logement en fonction du vécu de la recherche d’emploi. Selon les degrés d’investissement résidentiel depuis la fermeture de l’usine (absence de travaux dans le logement, réalisation de simples bricolages, réalisation de travaux importants, activité de jardinage, projets de déménagement, etc.) et d’évolution des relations sociales et familiales (repli sur la famille nucléaire, investissement dans le rôle de mère, entretien ou délitement des relations amicales, etc.), nous avons pu identifier des formes de représentations de la sphère résidentielle plus ou moins valorisée selon la situation professionnelle (chômage, emplois précaires, CDI ou formation). Quatre types de rapport au logement ont émergé de l’analyse individuelle des entretiens : le “projet d’une mobilité résidentielle” (cinq personnes), des “investissements résidentiels de transition” (huit personnes), le “maintien d’une stabilité résidentielle” (quatorze personnes) et des “investissements résidentiels de repli” (onze personnes). L’évolution du rapport à la sphère domestique n’est pas sans lien avec celle du rapport à l’emploi. Le “croisement” de ces deux classements permet d’identifier des affinités et des interdépendances entre ces dimensions de l’existence des personnes. Toutefois il n’y a pas de relation, mécanique, de causalité entre ces deux classements. Si le rapport à l’emploi et 198 Cette typologie recoupe partiellement d’autres analyses. C. Faure-Guichard (2000) décrit les formes différenciées de rapports à l'intérim (l'intérim d'insertion, l'intérim de transition et l'intérim de profession) ; au sujet du rapport au travail d’ouvriers de l’industrie, C. Maroy et B. Fusulier (1996) distinguent quatre logiques : logique d’insertion, de progression, de lutte contre le déclassement et de retrait. 277 l’évolution de la position professionnelle déterminent la place donnée à la sphère domestique dans les projets et dans la vie quotidienne, certaines personnes développent des logiques plus complexes. C’est pourquoi nous travaillerons sur les logiques les plus fréquemment associées (cases grisées du tableau 19) qui concernent les trois-quart des personnes (vingt-neuf sur trente-huit individus). Le tableau 19 révèle une gradation dans la relation entre le rapport à l’emploi et le rapport au logement. On passe d’une recherche d’intégration professionnelle active ou sans conditions, qui doit permettre de perpétuer l’intégration résidentielle et familiale, à un retrait progressif et contraint du marché du travail associé à un repli sur la sphère résidentielle. Le point 2.1 décrira donc l’interdépendance entre un engagement actif de la recherche d’emploi (“logique de reconversion”) et un rapport au logement fondé sur un projet de déménagement ou la rénovation du logement (deux premières cases grisées). Ensuite, le point 2.2 traitera du lien entre une “adaptation complète” ou une “adaptation partielle” aux contraintes du marché de l’emploi et un rapport au logement principalement fondé sur un “projet de stabilité résidentielle” (troisième et quatrième cases grisées du tableau). Enfin, le point 2.3 montrera le glissement de la moitié des salariés inscrits dans une logique d’“adaptation partielle” dans un “repli résidentiel” à l’image de l’ensemble des salariés contraints progressivement à une “logique du retrait” du marché du travail (deux dernières cases grisées). Tableau 19 - Rapport au logement selon l’évolution du rapport à l’emploi au cours de la recherche d’emploi Effectifs Peu Peu d’investissements Investissements d’investissements Investissements / maintien de la résidentiels de Ensemble / Projet de résidentiels de repli transition stabilité mobilité résidentielle résidentielle Logique de reconversion 4 4 3 1 12 1 1 5 0 7 0 3 6 5 14 Logique du retrait 0 0 0 5 5 Ensemble 5 8 14 11 38 Logique d’adaptation complète Logique d’adaptation partielle Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 278 2.1. La “Logique de reconversion” et la formulation de projets résidentiels L’ancrage résidentiel est une option potentiellement valorisante pour ceux qui acceptent un changement de vie professionnelle et envisagent le licenciement comme une étape ouvrant la voie d’un changement de métier. C’est le cas de ceux qui s’inscrivent dans une “logique de reconversion” (2.1.1) dont le rapport au logement est associé à un projet de déménagement (2.1.2) ou se matérialise par des investissements dans le logement en attendant de retrouver un emploi (2.1.3). 2.1.1. La “logique de reconversion” Les salariés ici concernés par la “logique de reconversion” ont refusé la mutation en envisageant ce refus comme un choix positif ouvrant la voie à un changement de métier. « Si je ressors avec quelque chose, je serai plus heureux j'aurai un métier. Je commençais à en avoir marre de l'usine. (...) Si j'avais su, j'aurai fait ça vingt ans plus tôt. » (Fernand, E. n°38) La formulation d’un projet de reconversion professionnelle est caractérisée par une adaptation maîtrisée au marché du travail. Ces licenciés balisent leur recherche en s’engageant dans une formation diplômante, en adoptant des critères d’emploi précis concernant les conditions de travail dans l’entreprise, la localisation de l’emploi et surtout le métier exercé. Ce rapport à l’emploi est donc ici sous-tendu par un projet exigeant dans ses modalités pratiques qui a parfois même motivé des refus d’offres d’embauche. La fermeture de l’usine, alors qu’il reste encore dix à quinze années en moyenne d’activité à effectuer avant la retraite, joue souvent un rôle de rappel du métier que l’on aurait aimé exercer. Le licenciement est saisi comme une opportunité pour quitter l’industrie, pour recommencer une nouvelle carrière dans un emploi choisi. Les projets sont fréquemment tournés vers le secteur du bâtiment (peintre, chauffagiste, carreleur, etc.) ou vers l’ouverture d’un commerce (tabac-presse, magasin de vidéo). « J'avais demandé pour une autre formation parce que j'ai des connaissances dans le bâtiment. Vu que j'ai fait ma maison complètement » (Frédéric, E. n°28) « C'est tabac-presse, ça s'appelle une civette [rires], c'est vrai que ça c'est un truc qui me plaisait énormément mais y a longtemps que j'aurais voulu faire ça. » (Sylvie, E. n°47) D’autres ont repris un emploi relativement bien rémunéré d’ouvrier qualifié mais dans une autre branche d’activité. Ces salariés étaient, lors de l’interview, en formation, en CDI ou à leur compte. Néanmoins, un tiers des personnes en “logique de reconversion” étaient toujours au chômage. 279 Si ces salariés, auparavant ouvriers qualifiés polyvalents, peuvent formuler des projets de reconversion c’est qu’ils disposent de compétences et de ressources acquises par des diplômes lors de leur formation initiale (CAP, Baccalauréat) ou lors d’activités liées au secteur du bâtiment fréquemment pratiquées pendant leur temps libre ou comme « travail àcôté » (Weber, 2001). L’histoire professionnelle de la famille oriente également cette reconversion qui s’assimile parfois à la quête d’une identité professionnelle reconnue socialement et au sein du groupe familial. Deux entretiens nous ont permis de comprendre cette genèse des projets de reconversion. Jean-Claude exprime clairement tout d’abord sa satisfaction de retrouver son métier d’origine et de pouvoir travailler dans le secteur du bâtiment. Il a acquis ses compétences par un CAP de carreleur, obtenu il y a vingt ans, puis par les travaux payés “de la main à la main” qu’il a réalisés depuis pour sa famille ou des relations. « Le carrelage, j'en faisais souvent, j'en faisais au noir, enfin au noir, pour des amis.(...) Moi, je rends service à beaucoup de monde, vous savez [rires]. Surtout par tout ce que je sais faire. Dans la famille, pour la maison, c’est moi qui organise les travaux, c’est moi qui fait tout, quoi. Je suis le seul à bricoler dans la famille [rires]. Enfin les autres, ils sont bricoleurs, mais ils font des petites bricoles, le carrelage, tout ça, ils connaissent pas. Tout ce qui est gros travaux. » (Jean-Claude, E. n°39) De même, après son licenciement, Patrice a obtenu deux permis de conduire poids lourds ainsi qu’une promesse d’embauche dans une importante société de transport. Ce choix de devenir conducteur routier s’inscrit en fait dans la lignée familiale : « Depuis longtemps, j'ai un papa qui était routier, donc ça faisait longtemps que ça me tapait dans l'esprit, ce qui fait que je suis parti là-dedans. » (Patrice, E. n°52) Ce rapport à l’emploi est fréquemment associé à des projets de déménagement qui témoignent alors d’un lien plus lâche avec la résidence, voire avec la région de Laon (2.1.2). D’autres n’ont pas ce rapport fonctionnel au lieu de vie et réalisent des investissements dans leur maison, notamment au début de la recherche d’emploi, qui révèlent la poursuite voire le renforcement de l’enracinement résidentiel (2.1.3). 2.1.2. Une “mobilité résidentielle en projet” Alors que l’investissement dans la reconversion professionnelle est fort, quelques salariés témoignent d’un rapport fonctionnel au logement et n’y réalisent pas d’investissements particuliers. Des projets de déménagements sont parfois formulés dans l’objectif d’améliorer le confort du logement ou de changer de région si l’emploi le demande. La mutation n’a pas été refusée du fait de choix familiaux particuliers tels que l’emploi de la conjointe ou l’attachement 280 familial au territoire, mais davantage pour des raisons d’ordre professionnel qui motivent aujourd’hui ces projets de reconversion. De plus, ces quelques salariés, ouvriers qualifiés ou techniciens ayant le Bac ou un CAP, originaires d’autres régions pour certains, disposent des ressources sociales qui facilitent ou rendent pensable ce genre de plans professionnels et résidentiels. Finalement, c’est peut-être un nouveau départ pour la famille qui est envisagé en filigrane. « De partir... non on va dire, non parce qu'on a la maison ou à moins qu'il y ait vraiment, ma femme n'ait pas de boulot, oui là, on s'en va de l'Aisne sans problème parce qu'ils sont bien gentils mais (...). Ah ça a été dur oui ... enfin moi j'habitais Paris donc habiter ici c'était déjà... mais après les gens sont assez froids quand même. Y a d'autres choses, quand vous êtes bien avec quelqu'un, vous êtes bien accueilli. Mais ça a été dur. Ça va faire dix ans on n’a pas beaucoup d'amis. » (Patrice, E. n°52) C’est finalement davantage le noyau familial qui importe que le lieu de résidence en luimême. Ces salariés relatent d’ailleurs comment leurs relations familiales, au sein du couple et avec les enfants, se sont renouvelées au cours de cette année. « - Non, la famille je n'en ai pas ici, donc je n'en ai pas ici, mais pour les copains ça n'a rien changé du tout. Enq. : Est-ce que vous avez plus de temps pour votre famille ici ? - Oui j'ai plus de temps. C'est la fille qui est contente, je vais la chercher à l'école le midi, le soir, le matin je l'emmène... elle est contente, le jour où ça va s'arrêter... on verra bien.... » (Patrice, E. n°52). 2.1.3. Un investissement résidentiel de transition D’autres salariés ont au contraire intégré dans leur démarche de recherche d’emploi l’enracinement qui avait contribué au refus de la mutation à Sens. Il s’agit pour eux de profiter du temps libéré par les premiers mois après le licenciement pour réaliser de nombreux investissements dans leur maison. Ces premières semaines sont souvent explicitement envisagées comme un temps pour soi, un moment de transition facilitant le deuil de l’emploi, et qui offre une certaine satisfaction. Les travaux engagés à cette occasion (tapisserie, peintures, construction d’une pièce supplémentaire, terrasse, chauffage, toiture, fenêtre, etc.) sont souvent des projets longtemps repoussés par manque de temps ou d’argent. Ces travaux s’inscrivent donc dans la continuité. La prime de licenciement a été parfois entièrement investie dans la rénovation ou l’agrandissement des maisons. Ainsi, certains confirment leur refus de la migration et revendiquent leur attachement au statut de propriétaire, voire à leur maison dans le parc social et à l’environnement du logement. « - Déjà, finir ma maison. Déjà c'est pas mal. Parce que si je trouve du boulot après je n'aurais plus le temps de la finir. J'ai fait les finitions, c'est ce qui est le plus long en fin 281 de compte, et maintenant j'ai encore le projet de faire une pièce. Il n'y a plus grand chose à faire, mais c'est toujours aussi long. Enq. : Est-ce que vous avez utilisé votre prime de licenciement? - Je l'ai utilisée en partie pour le chauffage central. Depuis des années j'ai dit, il faut que j'achète un chauffage central. Et puis j'avais un crédit voiture à terminer. » (Frédéric, n°28) « Enq. : Vous avez surtout réalisé des travaux ... ? - Peinture, j'ai isolé mon sous-sol, j'ai refait mon escalier qui descend dans le sous-sol, j'ai refait toute la façade de ma maison... voilà j'ai fait que ça. D'ailleurs je me faisais rouspéter de temps en temps à la cellule parce que... ils ne m'ont pas remonté les bretelles mais au bout des deux ou trois premiers mois, ils laissent passer, mais arrivé à un moment il faut chercher. » (Jean-Pierre, E. n°31) Pour ces ouvriers dans un “investissement résidentiel de transition”, le logement a constitué un support d’activités et d’investissements symboliques et matériels importants, sans toutefois se substituer totalement à l’intégration professionnelle progressivement retrouvée par chacun. 2.2. Les logiques “d’adaptation” et la poursuite de l’intégration résidentielle et familiale Une partie des salariés s’adapte aux conditions d’emploi locales en acceptant des contrats précaires et se place dans une “logique d’adaptation complète” (2.2.1), alors que d’autres formulent des critères de recherche d’emploi plus restrictifs et n’acceptent qu’une “adaptation partielle” au marché du travail (2.2.2). Ces personnes qui vivent dans l’incertitude et occupent souvent des emplois précaires se placent dans une optique de protection de l’acquis et s’inscrivent dans un rapport au logement fondé sur le simple projet d’une stabilité résidentielle (2.2.3). 2.2.1. La “logique d’adaptation complète” Ces licenciés dont le refus de mutation avait été motivé par le souhait de préserver l’ancrage résidentiel et familial ont choisi en contrepartie d’accepter toutes les conditions du marché du travail local. Titulaires en général d’un CAP et relativement âgés, ils n’ont pas formulé de projets ou de critères professionnels stricts et s’adaptent largement (et plus que tous les autres groupes que nous avons identifiés) aux conditions du marché local du travail. Ils se plient aux emplois faiblement rémunérés, à mi-temps ou à durée déterminée. Certains acceptent de réaliser des déplacements de moyenne distance. Il s’agit ici de retrouver rapidement un emploi quel qu’il soit. De fait, une seule personne est au chômage, les autres ont fini par obtenir un CDI ou des contrats à durée déterminée. 282 « Disons que ma manière d'avoir trouvé un emploi, c'est que je me suis dit que je vais prendre le premier emploi que je vais trouver et puis après ça va me permettre d'avoir un salaire quand même, une activité et je pourrai rechercher à côté. C'est un peu ce que j'ai fait. Et puis là j'ai trouvé du boulot. Ça veut pas dire que si dans un an on me propose quelque chose d'avantageux je referais pareil... » (José, E. n°27). Dans ces conditions, l’investissement au travail est moins fort qu’avant le licenciement. Ces salariés licenciés subissent une précarité de l’emploi, mais voient également s’effriter leur intérêt pour le métier d’ouvrier. La dégradation du rapport à l’emploi touche donc également le rapport au travail. « Oui je m'étais beaucoup investi et par la suite j'étais découragé quand je voyais que ça n'aboutissait pas, les efforts qu'on faisait, savoir que ça allait être transféré. Mais c'est pour ça maintenant je suis vacciné là, maintenant. Je ne me casserai plus la tête comme avant. Non, c'est le travail, c'est tout. » (Nicolas, E. n°25) 2.2.2. La “logique d’adaptation partielle” Ces ouvriers qui s’inscrivent dans une “logique d’adaptation partielle” se plient, mais en partie seulement, aux conditions des emplois disponibles. Ce qui les différencie des salariés dans une “logique d’adaptation complète” c’est l’exigence plus élevée de leurs critères de recherche d’emploi. S’ils acceptent des emplois à durée déterminée, il ne s’agit pas pour ces licenciés de s’engager dans une soumission totale aux conditions d’emploi. Par le refus de candidater à certaines offres ou d’accepter des embauches dont les modalités touchent la sphère domestique (notamment une localisation du travail trop éloignée du domicile) ou pour lesquelles le revenu du travail est trop faible, ces personnes exercent leur capacité de résistance. Toutefois, elles subissent pleinement les difficultés locales d’insertion professionnelle : les trois-quarts travaillent en intérim ou sont au chômage. Quelques unes sont en CDD, en CDI ou suivent une formation. En fait, la plupart acceptent des contrats saisonniers dans les industries agroalimentaires locales. Ces contrats emploient des centaines de personnes dans l’industrie sucrière, agricole et chimique pendant quatre à huit mois de l’année. Mais bien qu’ils soient prorogés d’année en année, ces emplois n’offrent pas la garantie d’un CDI à temps complet. Comment ces ouvriers se définissent-ils dans ces conditions précaires de travail ? En fait, ces situations professionnelles n’ont jamais été choisies mais sont préférées à un état de chômage ou d’inactivité. Ces emplois saisonniers contribuent à maintenir une activité, certes faiblement rémunératrice, mais qui inscrit les personnes dans un statut et un système de droit. Ils balisent et rythment l’année de travail en réduisant la crainte de rester totalement inactif pendant une longue période. 283 « Et maintenant, je commence à revivre. Je dirais revivre parce que j'avais besoin de revoir du monde et travailler en mains propres, c'est le manque de relations... Et puis m'occuper... C'est vrai qu'à force, parce que vous êtes chez vous, même si vous avez du boulot... Vous tournez en rond... À force, vous en avez marre. » (Frédéric, E. n°28) Travailler, c’est tenter de garantir les ressources économiques de la famille, satisfaire le besoin personnel d’activité, assurer une position sociale au sein de la vie familiale et de la relation de couple. Pour les hommes au chômage, l’inactivité est plus ou moins bien assumée car elle modifie la répartition sexuelle des rôles dans le couple. Ils se trouvent alors parfois investis des « fonctions d’entretien » (de Singly, 1996) du foyer. « Quand on travaille, c'est vrai qu'on ne pense pas à tous les petits problèmes qu'on peut avoir, disons que pour un homme, c'est bien de travailler. Quoique ça ne me dérange pas, je fais le repassage, je lave, mon épouse est contente mais c'est vrai que pour un homme rester à la maison c'est pas... mais moi ça ne me dérangerait pas, dans la mesure où je trouve huit mois de travail, ça ne me dérange pas de rester à la maison parce que j'ai le jardin à faire, j'ai toujours une occupation quoi... j'ai la tapisserie, le garage à faire... mais il faut au moins huit mois de travail pour ne pas perdre sur les ASSEDIC tout ça... » (Joseph, n°14) Face à ces difficultés de recherche d’emploi, une partie des ouvriers et techniciens vont chercher avant tout à protéger leurs acquis. Cela se traduit pour la moitié des salariés en position d’“adaptation partielle” et ceux positionnés dans une “logique d’adaptation complète” par une volonté de maintien de la “stabilité résidentielle” (point 2.2.3). Notons que la “logique d’adaptation partielle” aux conditions d’emploi fait charnière en ce qu’elle relève d’un rapport au logement fondé sur le maintien et la stabilité (“projet de stabilité résidentielle”), mais est également en partie associée à des “investissements résidentiel de repli”, semblables à ceux des personnes dans une “logique du retrait” (point 2.3) du marché du travail (cf. tableau 19). 2.2.3. Un “projet résidentiel de stabilité” La précarité de l’emploi et la perte substantielle de revenus du ménage ont pu ébranler le socle de l’économie familiale. Les discours recueillis évoquent précisément cette incertitude pour justifier, à nouveau, l’ancrage dans un logement considéré comme un acquis et l’attachement à un réseau social et familial considéré comme un espace, sinon protecteur, du moins mobilisable. Ici les personnes n’ont pas réalisé de travaux ou de bricolages particuliers. Leur situation économique a pu les empêcher d’engager ce type d’investissements. Par ailleurs, ils n’ont pas ressenti le besoin de s’investir davantage dans des activités domestiques (jardinage par exemple) mais ils tentent de poursuivre à l’identique le mode de vie qu’ils avaient avant le 284 licenciement. Ces ouvriers expriment alors une logique de maintien et de “stabilité résidentielle”. L’entretien réalisé avec Henri (n°9) illustre combien le logement peut-être une ressource financière et symbolique forte. Son épouse est inactive, leur unique fille qui vit avec eux est en emploi-jeune. Loin d’inciter au déménagement pour l’emploi, cette situation a renforcé l’acuité de l’ancrage territorial. Le remboursement des emprunts liés à l’accession à la propriété est terminé, le coût du logement devient donc faible pour les trois membres de la famille. En outre, l’épouse a hérité de sa mère d’un bien immobilier dans leur village de résidence, dont elle tire un revenu par sa mise en location. Finalement, le logement est bien la raison et le moyen de l’ancrage. «Henri : Je préfère ne pas être parti là-bas et ne plus payer. Parce qu’il y en a qui ont vendu leur maison, racheté là-bas et ils se mordent les doigts… (…) Conjointe d’Henri : Et moi aussi ma mère est décédée au mois de février et… bon je suis fille unique, elle avait une maison au village que j’avais déjà loué parce qu’elle est en maison de retraite, pour payer un complément parce que c’est pas… et moi je suis toute seule, je continue à la louer, donc ça me fait un apport. Henri : Elle se fait son salaire avec la maison… Conjointe d’Henri : Oui, j’ai placé de l’argent et, tous les trois mois, j’ai un petit revenu aussi donc on se débrouille comme ça… » (Henri, E. n°9) L’épreuve du licenciement et du chômage tend, pour certains, à resserrer les liens familiaux préexistants. Ceux qui se disaient insérés dans un système d’entraide familiale avant le licenciement bénéficient donc d’un soutien moral ; des femmes se sont investies davantage dans leur rôle de mère. « - J'ai été très appuyé, j'étais un peu perdu d'être au chômage. On se voyait régulièrement on était tous en famille. Enq. : D'accord, est-ce que ça aurait renforcé vos liens avec eux ? - Oui renforcé, oui je pense... ouais, le fait de ne pas être parti. Et en plus avec le recul je prends des nouvelles avec ceux qui sont partis et je ne regrette pas ma décision du tout. » (Nicolas, E. n°25) « Et puis le lundi j'emmène ma fille à Bohain, je reviens à 9 heures 30, c'est le ménage. Le mardi bien souvent c'est l’antenne emploi. Là il y a un pont donc on part, on en profite un peu aussi. Et puis la semaine passe très vite. » (Nicole, E. n°37) L’intégration professionnelle prime mais doit aussi servir à maintenir à la fois l’intégration résidentielle et l’intégration familiale. 2.3. Le renforcement de l’intégration domestique face au chômage Face aux difficultés de recherche d’emploi, l’équilibre entre intégration professionnelle et intégration domestique peut être déstabilisé. Deux rapports à l’emploi conduisent, tout ou partie des salariés, à un repli sur la sphère domestique : la “logique 285 d’adaptation partielle” (que nous venons d’analyser) et la “logique du retrait” progressif et contraint du marché du travail (2.3.1) qui tendent à être davantage associées à des investissements résidentiels de repli (2.3.2). 2.3.1. La “logique du retrait” Cinq personnes adoptent une “logique du retrait” : majoritairement sans diplôme, ils occupaient des postes d’ouvriers non qualifiés ou qualifiés (à l’exception d’un technicien). Depuis leur licenciement, ils n’ont pas retrouvé de travail, sauf une personne ayant effectué un CDD d’un mois. Les propositions d’emplois en mission intérim ou à mi-temps au SMIC traduisent, à leurs yeux, l’absence de reconnaissance de leurs compétences. Ils sont alors touchés dans leur identité sociale et professionnelle et adoptent en retour une posture de recherche d’emploi exigeante qui ne se plie pas à toutes les propositions d’embauche. Certains se mettent progressivement à distance du marché du travail (notamment les personnes de plus de cinquante-cinq ans), gardent des critères plutôt restrictifs, et témoignent ainsi de leur résistance face aux formes d’emplois précaires. Par ailleurs, leurs contraintes de déplacements sont fortes (deux n’ont pas de véhicule, un n’a pas le permis) ce qui limite le nombre de candidatures. La maladie peut également interdire le retour à l’emploi, lorsqu’au revenu du travail se substitue une pension versée au titre d’une incapacité de travail de 100 %. « Moi je me dis, non, je ne suis pas foutu. Je veux bien faire n'importe quoi mais quelque chose qui m'occupe, mais je ne veux pas non plus travailler X heures par jours pour gagner quelques francs. Je suis pas d'accord non plus. » (Michel, E. n°7) « Disons que j'ai mes quarante ans de cotisations... j'ai 54 ans... je sais pas là c'est récent peut-être que dans un an ou deux je voudrais retravailler, je sais pas... » (Marc, E. n°46) La situation de Roland illustre une logique encore plus nette de retrait du marché du travail. Contrairement à la très grande majorité de ses collègues, Roland n’a pas souhaité adhérer à la convention de conversion et a tardé à s’inscrire à l’ANPE : « C’est le principe et, à la limite, moi j’appelais ça un peu le chômage planqué, politiquement… tant qu’on les met là-dedans, ils ne sont pas recensés chômeurs, ça casse un peu les statistiques pour moi. » (Roland, E. n°49). Alors que sa conjointe travaille et que le couple est propriétaire d’une maison dans le village d’Athies-sous-Laon, Roland ne voulait pas précipiter la recherche d’emploi et a préféré se réinvestir dans sa maison et y construire une terrasse. « Enq. : Vous ne vouliez pas retravailler ? - Non pas dans l'immédiat. Je m'étais dit je prends un peu... ils m'ont foutu dehors je prends un peu de vacances. (…) Oui l’occasion a fait que j’avais le temps, donc j’ai pu 286 bricoler un peu chez moi… occuper mon temps… j’ai fait mes extérieurs, les terrasses…. Ce qui était en prévision. » (Roland, E. n°49). Mais ce repli, au départ volontaire, devient contraint et de plus en plus mal vécu à mesure que le temps d’inactivité professionnelle augmente et que la recherche d’emploi échoue, notamment par un manque de mobilité, puisqu’il ne possède pas le permis de conduire. L’absence d’activité et de perspectives de reclassement valable produisent un certain découragement et sont difficilement assumées. Les hommes peuvent connaître, en outre, un affaiblissement de leur rôle social au sein du ménage. Ils se sentent encore plus en retrait à la maison, lorsque leur femme travaille et que les enfants ont leurs activités. « Malgré qu'elle me dise que non, mais si, si, je me sens dévalorisé par rapport à ma femme. Tous les matins je l'emmène au boulot, c'est elle qui bosse, et à la maison je fais rien. Je fais rien parce que à la maison, je n'ai plus rien à faire... » (Michel, E. n°7). Même si, pour ces personnes, les risques de chômage et de précarité avaient été identifiés et assumés au nom du projet domestique, ce retrait du marché du travail reste dévalorisant. 2.3.2. L’“investissement résidentiel de repli” Ces glissements vers une intégration professionnelle plus précaire modifient le rapport à la sphère domestique. On sait que le licenciement rompt avec ce qui permet l’inscription des individus dans un rythme et un espace social qui fondent leur identité : horaires, espaces, activité et personnes connues (Sellenet, 1996). L’affiliation familiale et domestique tend à être privilégiée, alors que l’intégration professionnelle devient très incertaine. L’“investissement résidentiel de repli” recouvre donc une logique de « compensation » (Castel, 1995). Sous l’effet d’un chômage qui se prolonge, le bricolage, l’amélioration du logement, l’entretien de relations familiales ou amicales deviennent une sphère de refuge. Les emplois précaires en CDD ou en mission d’intérim fragmentent le temps d’activité professionnelle. L’investissement dans le logement a donc pu prendre une place croissante dans l’activité quotidienne. Certains disent avoir préféré dans un premier temps développer leur activité domestique et ne pas rechercher trop rapidement un emploi (notamment E. n°49). Pour les salariés les plus âgés, ayant déjà effectué quarante années d’activité professionnelle, la mobilisation résidentielle est une activité de substitution à l’emploi : « Enq. : Aujourd'hui vous occupez comment votre temps ? - Actuellement le jardin le jardin... pour l'instant après les travaux. Y a deux mois où j'ai pas fait grand chose, normalement j'avais des choses à faire, je ne les ai pas faites ... 287 Enq. :Vous avez des projets ? - Oui, y a des travaux d'aménagement, de décoration de... au bout de vingt ans, il y a des choses qui sont bonnes à refaire... J'ai au moins trois ou quatre ans de travail. » (Marc, E. n°46) Mais cet investissement dans le logement est en général subi, contraint, sans être porteur de l’intégration sociale et économique que l’emploi autorise. Il fait écho à la position sociale de chômeur. Cette position est exprimée, dans les entretiens, par le registre de la dévalorisation et du désarroi face aux difficultés d’insertion professionnelle. Certains relatent comment le manque de relations sociales, le sentiment de devenir inutile se manifeste par des troubles du sommeil, par un stress qui touche également les autres membres de la famille199. Le choix de la non-mobilité et de l’ancrage résidentiel et familial se révèle être plus difficile à tenir que prévu et ne peut être qu’un palliatif temporaire et insuffisant à l’emploi. Ainsi certains propos expliquent comment l’envie de faire des travaux dans le logement est “revenue” avec le retour à une activité professionnelle, même précaire. Le soutien familial semble en outre inégal. La fréquence des rencontres avec la famille n’a, en général, pas été modifiée par le licenciement. Mais certains ont pu bénéficier d’un soutien moral particulier alors que d’autres se sentent plus isolés. « - Non, non au niveau famille c'est toujours pareil quoi, pareil. Au contraire ils font tout pour me remonter le moral. Enq. : Ils vous ont soutenu ? - Oui... énormément d'ailleurs, et heureusement parce que sans ça... déjà si de vousmême vous vous dites je suis foutu et que la famille derrière ne vous donne pas de coup de main, vous êtes foutu. » (Michel, E. n°7) « Oh plutôt moins, oui j'en ai eu moins. Ils nous ont un petit peu laissés quoi, débrouillez-vous. Moi je l'ai ressenti un petit peu comme ça. Pas à 100 %, mais moi je le sentais un peu comme ça. » (Pierre, E. n°2) Serge Paugam a montré combien les formes précaires de l’intégration professionnelle ont un effet sur les relations conjugales et parentales d’une part, et sur les relations au sein du réseau de parenté d’autre part (Paugam, 2000). Ici, la rupture du contrat de travail et l’expérience du chômage menacent le réseau social ou, du moins, renforce les relations 199 Le rapport du CERC en 1993 ou celui de J. Commaille en 1999 rendent compte des conséquences non négligeables du chômage sur la santé des individus. Les études arrivent à des conclusions concordantes sur les symptômes de mal-être et de dépressions ainsi que sur les troubles digestifs, dermatologiques ou comportementaux (aggravation de l’alcoolisme et du tabagisme). Le lien entre suicide et crise économique (la causalité avec le chômage proprement dit n’étant pas établie) est manifeste depuis la fin des années 1970. Cf. pour une synthèse des connaissances, G. Nezosi (1999). 288 affectives les plus stables, alors que le réseau plus lâche de relations professionnelles, n’a pu, la plupart du temps, se maintenir après le licenciement200. Finalement, l’importance donnée à la maison individuelle, à l’accession à la propriété ou à l’espace domestique rappellent que la déstructuration des collectifs ouvriers et des identités de métier ont conduit à un investissement plus grand du pôle domestique et familial. En effet, ces salariés sont aujourd’hui plus autonomes vis-à-vis de la sphère collective qui a, jadis, marqué la constitution de la classe ouvrière. Ces évolutions participent d’un mouvement d’« individuation » (Terrail, 1990) des modes de vie ouvriers. Mais on retrouve ici le paradoxe soulevé par Florence Weber (1991) : l’investissement dans la sphère résidentielle et familiale est lié à une amélioration des conditions de vie ouvrière mais s’est accentué, sous une forme négative de repli, avec la crise et le chômage. 3. Conclusion du chapitre 9 : mobilité et rapport au logement, le renforcement des disparités suite à un licenciement-ancrage Dans cette ville moyenne de Laon, inscrite dans un espace rural, la non-mobilité résidentielle de salariés licenciés repose sur des logiques d’ancrage résidentiel et familial. Le territoire d’appartenance est vécu comme un point d’appui affectif, qui suscite des solidarités familiales et offre un espace résidentiel sécurisant et maîtrisé. Cependant la mobilisation du réseau social ne permet pas toujours de retrouver un emploi sur place, ce qui pousse certains à élargir leur rayon de recherche d’emploi. Mobilité (i) et rapport à la sphère résidentielle et domestique (ii) sont des dimensions centrales du licenciement-ancrage des salariés. (i) L’atonie du marché du travail local met à l’épreuve des salariés habitués à une proximité géographique entre le logement et l’emploi. On constate une différenciation des pratiques de déplacements dans la recherche d’emploi selon les ressources des ouvriers et de leurs familles. Ces ressources reposent largement sur des aspects économiques liés aux revenus des ménages et aux offres d’emploi. Ainsi, ceux dont la qualification et les revenus sont les plus bas, qui ont parfois un accès limité à l’automobile et pour lesquels le risque de chômage est le plus vif n’acceptent pas toujours des mobilités quotidiennes plus importantes. Les réticences à la mobilité reposent donc sur une rationalité économique évidente. Mais cette 200 Les relations avec les anciens collègues de l’usine, également licenciés, ont plutôt mal résisté. Si les plus investis dans les sociabilités professionnelles ont pu maintenir les rencontres et les activités de loisirs (neuf personnes sur trente-deux ont des rencontres régulières ou des activités avec leurs anciens collègues), la majorité des licenciés voient leurs liens amicaux avec les collègues s’affaiblir. 289 dernière n’est pas isolée et se trouve fortement imbriquée dans des logiques d’ordre familial et social. L’expérience familiale de la mobilité, l’organisation et les rythmes quotidiens du ménage pèsent ici sur la définition de critères restrictifs de recherche d’emploi, notamment spatiaux. Ces résultats révèlent certaines difficultés économiques et sociales à organiser une « proximité temporelle » (Beaucire, 2000a, p. 6), fondée sur des déplacements quotidiens rapides, entre le logement et l’emploi. (ii) La fermeture de l’usine et le refus de mutation professionnelle ont modifié le rapport à l’emploi précédemment structuré par une « intégration professionnelle assurée » (Paugam, 2000) des salariés. Un an après leur refus de la mutation professionnelle, lorsque l’intégration professionnelle des salariés licenciés est rapidement assurée par l’accès à un CDI ou par une reconversion réussie, le travail demeure une référence identitaire centrale. Certains poursuivent alors l’investissement dans la sphère familiale et formulent des projets de déménagements éventuels ou bien se réinvestissent dans leur logement et confirment ainsi leur choix d’ancrage. En revanche, la prolongation du chômage ou l’occupation d’emplois précaires successifs peuvent générer un désinvestissement contraint de la sphère du travail. Certains glissent vers une « intégration disqualifiante » (Paugam, 2000) associant instabilité de l’emploi et insatisfaction au travail, ou bien glissent vers un retrait du marché du travail. Ils se replient alors sur le logement, support d’activités quotidiennes valorisées, lesquelles se substituent (mal) à l’activité professionnelle. Si les salariés précaires recherchent des compensations dans la sphère familiale, l’ampleur de la disqualification sociale peut, à terme, rendre impossible ce repli et nuire aux relations dans le ménage et aux relations dans la famille élargie (Paugam, 2000). Ici, nous montrons que ce glissement dans l’intégration professionnelle peut renforcer, à court terme (puisque nous nous situons dix à douze mois après le licenciement), l’investissement dans la sphère domestique. Ces comportements d’investissements résidentiels sont propres aux milieux ouvriers dont la pratique du bricolage et des travaux immobiliers est élevée. JeanClaude Kaufmann avait montré que le repli domestique était particulièrement développé dans les milieux populaires qui y cherchent une source de satisfaction lorsque les attentes professionnelles ne sont pas comblées (Kaufmann, 1988). Nos résultats confirment qu’en plus des relations familiales, le logement peut constituer un appui qui accompagne une trajectoire professionnelle renouvelée, qui modère le sentiment d’inactivité que peut susciter le chômage. 290 291 CHAPITRE 10 – ANCRAGES ET MIGRATIONS : CONSTRUCTION D’UNE TYPOLOGIE DES LIENS ENTRE LOGIQUES PROFESSIONNELLES ET LOGIQUES FAMILIALES Au terme de ces analyses se dessinent des trajectoires diverses de migration ou d’ancrage résultant du même événement qu’est la fermeture-délocalisation d’une usine. Il est à présent possible, par une démarche typologique de synthèse, de formaliser ensemble les motivations et les aménagements de ces arbitrages territoriaux et professionnels si différents. Notre démarche repose sur la confrontation des analyses des entretiens à notre hypothèse centrale proposée en chapitre 3 plaçant la famille comme acteur des migrations ou des choix d’ancrage. Nous avons pu montrer le rôle certain de l’entourage familial (ménage et réseau de parenté) dans les décisions des salariés : les contraintes professionnelles n’exercent pas un effet mécanique sur la mobilité car les configurations résidentielles et familiales ainsi que l’attachement territorial ont un effet sur les décisions. Mais cette hypothèse centrale n’est que partiellement validée. Les chapitres précédents ont montré que les arbitrages résultent bien souvent d’une évaluation de l’intérêt, professionnel et économique, à déménager ou à rester sur place. Ceci nous suggère que les personnes peuvent avoir de “bonnes raisons” d’agir au profit de l’emploi ou bien au profit de l’équilibre familial. On commence ainsi à entrevoir l’existence d’un mécanisme itératif entre les motivations professionnelles, les intérêts économiques du ménage et les logiques familiales et résidentielles. En d’autres termes, on s’interrogera sur les situations dans lesquelles la famille suscite des tensions, des contradictions voire prend le dessus sur les impératifs d’ordre professionnel. Nous proposons de formaliser ici les choix de mutation-migration ou de licenciementancrage selon la place prise par les logiques familiales par rapport aux logiques professionnelles. La construction, à des fins de comparaison, de cette typologie (1) sera ensuite confrontée aux récits des trajectoires de quelques salariés interviewés (2). 292 1. Ancrages et migrations : types de confrontations entre logiques professionnelles et logiques familiales Le rapport au territoire repose sur des habitudes spatiales, des liens sociaux, une appartenance ou une distance sociale “objective” au groupe des habitants mais aussi sur l’appréciation portée par la personne à son inscription territoriale. Les chapitres précédents ont montré que le rapport au lieu ne détermine pas seul les arbitrages d’ordre spatiaux lorsqu’ils sont suscités par des contraintes professionnelles. C’est pourquoi, afin d’appréhender de façon globale les motivations mais aussi les aménagements de ce que nous avons qualifié d’“ancrage” et de “migration”, nous cherchons à construire une typologie qui mêle les dimensions géographiques, familiales et professionnelles. Après avoir exposé la méthode (1.1), nous développerons l’explication des axes et des types qui ordonnent ce classement (1.2). Il s’agira ensuite d’identifier la répartition des personnes interviewées dans cette typologie (1.3). 1.1. Construction de la typologie La méthode employée pour construire les types a consisté en une relecture transversale, sans distinction des étapes de l’enquête (première et deuxième vague d’entretiens), des différents processus de mutation-migration ou de refus de la mutation professionnelle. Nous avons alors procédé à l’identification des traits caractéristiques qui donnent sens aux arbitrages et aux aménagements de ces choix de migration ou d’ancrage. L’ « idéal-type » (Weber, 1965) ainsi construit doit être entendu, comme le souligne Dominique Schnapper (1999), comme la construction d’une idée ou d’un point de vue, comme la schématisation de la réalité pour forcer la compréhension. Nous ne formulons donc pas un exposé du réel mais nous utilisons des « moyens d’expression univoques » pour reconstruire une « idée » du réel (Weber, 1965, p. 180) afin de former un tableau homogène qui permettra la comparaison ultérieure des types. Dans cet objectif, nous nous attachons à identifier des logiques d’action qui constituent les éléments de notre typologie. Par la formalisation de logiques d’action nous ne nous limitons pas aux seules stratégies des individus, lesquelles supposent une clairvoyance, une anticipation sur le chemin à parcourir. On cherche en fait à approcher des comportements qui ne découlent pas nécessairement d’une intentionnalité et qui peuvent résulter d’une adaptation ad hoc à une contrainte extérieure (cf. point 1.2 du chapitre 5). 293 Serge Moscovici a pu identifier dans les années 1950 et 1960 différents types d’articulation entre mobilité géographique et mobilité professionnelle. Reprenons ici la synthèse de ces travaux réalisée par Marie-Claire Villeval (1989) : S. Moscovici distingue, d’une part, la mobilité « osmotique » qui se produit sans discontinuité géographique notable de la mobilité « transférielle » qui suppose « une transformation radicale de l’univers psychologique des individus » (Villeval, 1989, p. 114). Il différencie, d’autre part, la mobilité « constitutive » de la dynamique et de la culture d’un groupe de migrants, de la mobilité « fonctionnelle » (produite sous l’effet d’une contrainte conjoncturelle extérieure). Ce classement nous met sur la voie de migrations professionnelles plus ou moins assumées ou subies selon les groupes sociaux et la distance géographique. Ici, nous nous situons bien dans un cas de « mobilité fonctionnelle » qui revêt pour certaines personnes une dimension « transférielle », c’est-à-dire de rupture avec un espace de vie, avec des liens et des habitudes. Mais ces travaux n’envisageaient pas à proprement parler l’analyse des logiques familiales et les manières dont on peut aménager ce type de transfert. Or, dans notre enquête, les tensions suscitées entre logiques professionnelles et logiques familiales apparaissent clairement. Les entretiens nous livrent les hésitations ou la facilité avec laquelle les choix ont été réalisés. Si la fermeture-délocalisation est un événement évidemment subi par tous (chapitre 6 et 7), la différence principale se situe entre ceux qui vont se l’approprier en tant que projet professionnel et ceux qui vont éprouver des difficultés à l’accepter. D’une part, nous cherchons donc à distinguer les conditions dans lesquelles se développent des comportements principalement inspirés par une logique professionnelle et qui sont assumés sans contradiction avec l’équilibre familial. Dans ces situations les logiques familiales s’intègrent aux exigences professionnelles de la mutation ou bien renforcent un intérêt économique ou résidentiel à rester sur place. D’autre part, nous identifions des situations dans lesquelles la décision et l’aménagement de cette décision provoquent une tension, une contradiction entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel. En schématisant, on peut donc opérer une distinction entre des choix “assumés” et des choix “en tension”. De manière plus générale, les recherches sur le fonctionnement du groupe conjugal ont démontré l’établissement de logiques d’interaction entre hommes et femmes fondées sur la conciliation ou le compromis (Nicole-Drancourt, 1989). D’autres parlent de modes d’articulation des projets professionnels et des projets familiaux, modes fondés sur l’ajustement ou la juxtaposition malgré des difficultés subsistantes de partage du travail familial (Brais, 2000). C’est une distinction de cet ordre que nous souhaitons mettre en avant ici. Nous ne réalisons donc pas une typologie sur les effets et les rôles de la famille mais un 294 travail sur les exigences d’ordre familial, en amont et en aval de la décision de mutation ou de licenciement. Deux éléments saillants structurent donc notre typologie : les logiques familiales et les logiques professionnelles. Par la notion de logiques familiales nous désignons une séquence de comportements essentiellement motivés par le souci de garantir l’équilibre familial. Concrètement, les questions d’économie domestique, d’organisation et d’emploi au sein du ménage, de rôle social que joue l’enquêté dans son foyer et dans son réseau de parenté mais aussi les dimensions affectives et relatives à l’implantation territoriale de la famille sont susceptibles d’exercer une influence sur les décisions prises. Nous incluons donc les interactions familiales entre les membres du ménage ou au sein du réseau de parenté dans cette analyse, mais aussi toutes les préoccupations qui ont trait à la « scène » familiale (Weber, 2001). Cependant nous gardons bien évidemment à l’esprit que le salarié peut ne pas se sentir proche de sa famille élargie, que le ménage peut ne pas avoir de projet familial précis ou bien que la personne peut être célibataire ou isolée. Les efforts d’autonomisation et de distanciation sont donc des dimensions de l’analyse. Nous associons à ces logiques familiales l’expression d’un attachement au territoire ou d’un rapport plus lâche au lieu de résidence. Bien sûr, nous ne réduisons pas le rapport au territoire à des questions de liens familiaux mais nous prenons acte du fait que, dans ce corpus d’entretiens, cette dimension est souvent mêlée à un discours sur la famille et sur le logement. Nous donnons d’ailleurs un statut particulier à cette dimension résidentielle. Les chapitres précédents montrent que le logement, et en particulier la propriété du logement, a une double fonction : il justifie l’ancrage mais permet, comme l’expliquent certains salariés mutés, d’organiser la mutation professionnelle sans migration définitive. Le logement doit donc être compris à la fois comme un moyen et comme une raison potentielle de rester sur place ou de dédoubler son lieu de résidence. Enfin, par la notion de logiques professionnelles nous désignons un ensemble de séquences de comportements essentiellement motivés par le souci d’acquérir les ressources économiques et sociales offertes par le travail. Ces logiques peuvent relever de trajectoires aux inclinaisons opposées : ce peut être pour les uns une logique d’accumulation, de mobilité sociale et professionnelle ascendante qui se déploie alors que d’autres suivent une logique professionnelle dans une perspective de lutte contre le déclassement, voire de survie économique. 295 1.2. Description et comparaison des types Le tableau 20 décrit les comportements les plus distincts autour de deux axes : d’une part, en lignes, se situe le choix professionnel et territorial central : celui de la mutationmigration ou de licenciement-ancrage. D’autre part, en colonnes, se situent les aménagements et les conditions de réalisation de ces choix selon la confrontation ou l’absence de confrontation des logiques familiales avec les nécessités professionnelles. Ainsi se distinguent des individus (première colonne) pour lesquels la recherche de ressources professionnelles et économiques est dominante. L’événement qu’est la délocalisation de l’usine est vécu comme un support à une évolution professionnelle et personnelle. Le choix est alors assumé et n’est pas considéré comme contradictoire avec les logiques familiales. L’absence de contradiction peut signifier soit une harmonie entre les aspirations de la sphère professionnelle et familiale, soit l’absence de la prise en compte de la sphère familiale (pour certains célibataires par exemple). D’autres (deuxième colonne) vivent cet événement comme une remise en cause des équilibres. Les choix de licenciement ou de mutation sont davantage subis et génèrent des tensions, des contradictions entre logiques professionnelles et logiques familiales. L’objectif est de maintenir les acquis et notamment la stabilité résidentielle. Ici on se place dans un processus de compromis ou de sacrifices qui peut se traduire, par exemple, par une stratégie de double résidence ou par une précarité et le délaissement de l’emploi au profit d’un mode de vie familial et d’une intégration domestique. Le croisement des deux axes dégage donc quatre types dont les dénominations révèlent la place des logiques familiales dans les arbitrages professionnels et géographiques (cf. tableau 20). 296 Tableau 20 - Mode de fonctionnement des logiques familiales dans les arbitrages de licenciement-ancrage ou de mutation-migration Les choix territoriaux et professionnels Aménagements des choix MutationMigration LicenciementAncrage Absence de confrontation des logiques familiales avec les logiques professionnelles Confrontation des logiques familiales avec les logiques professionnelles Logiques professionnelles dominantes Choix subi et/ou assumé Pari professionnel Logiques familiales actives Choix subi qui génère des tensions Maintien des acquis Type 1 Migration de carrière Type 3 Migration de compromis familiaux Type 2 Ancrage de projets Type 4 Ancrage d’affiliation familiale Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). Les types 1 et 2 rendent comptent des situations dans lesquelles les logiques familiales s’accordent aux changements professionnels qui légitiment, à leurs yeux, une migration ou un ancrage. La “migration de carrière” (1.2.1) est une adaptation totale aux conditions géographiques de l’emploi. Dans l’“ancrage de projets” (1.2.2), la sphère familiale n’est pas un obstacle au projet professionnel, elle s’adapte à la recherche d’emploi. Le mode d’articulation entre projet professionnel et la sphère familiale est ici fondé sur l’ajustement, la recherche d’un équilibre. L’intégration professionnelle prime dans les propos, alors que la famille est décrite comme dépendante de la situation professionnelle voire résidentielle. Les types 3 et 4 révèlent les situations dans lesquelles le choix et l’aménagement de ce choix génèrent des tensions entre logiques familiales et changements professionnels. Dans la “migration de compromis familiaux” (1.2.3) la mutation est soumise à condition et dans l’“ancrage d’affiliation familiale” (1.2.4) l’intégration familiale prime en amont de la décision et ensuite dans le processus de recherche d’emploi. Ici les logiques familiales apparaissent comme dominantes et mettent parfois en relief l’expression d’un attachement, plus général, au territoire. 1.2.1. Type 1 : la migration de carrière Ce type de migration se caractérise par une prévalence des impératifs d’ordre professionnel dans les discours. Ces derniers légitiment une migration choisie sans trop de 297 tensions ou de contradictions avec le projet familial. La prise de distance avec le territoire d’origine répond à ce projet d’ordre social et professionnel. - Le rapport à l’emploi Le discours sur le travail révèle la place centrale de la sphère professionnelle. Il s’agit notamment des situations de salariés célibataires, locataires, jeunes ou souhaitant tout simplement continuer leur carrière dans l’entreprise. Certains ouvriers ont bénéficié de formation et de promotion interne, accédant au statut d’ouvrier qualifié, de chef d’équipe, voire de technicien et de responsable de production. Ce niveau de responsabilité et de rémunération obtenu sur un marché du travail interne à l’entreprise est vécu comme une position qu’il serait difficile de retrouver sur le marché du travail externe. - Le rapport au logement et à la mobilité résidentielle Une des voies qui permet de satisfaire à la fois les besoins professionnels et les attentes familiales et individuelles est l’accès à un logement valorisé. De l’effort de la migration découle la satisfaction d’accéder à la propriété grâce aux aides prévues par le plan social. Inscrits dans une logique patrimoniale, les salariés considèrent toutefois le logement, non plus comme un point d’ancrage définitif, mais bien, à l’image de l’instabilité de l’emploi, comme une étape. En outre, l’expérience de déménagements durant l’enfance, un parcours résidentiel éclaté sur plusieurs départements ou une géographie familiale dispersée facilitent l’acceptation d’une migration et l’expression d’un attachement au territoire plus lâche. - L’ajustement des logiques familiales à la “migration de carrière” La décision de mutation relève d’un intérêt professionnel et économique. Elle fait aussi écho aux attentes ou simplement aux dispositions des membres du ménage en matière de logement ou de lieu de vie. L’attrait de la famille pour une accession à la propriété est manifeste et aide à valoriser la migration. Au-delà du logement, la conjointe peut s’approprier ce changement de région en reprenant une activité professionnelle interrompue ou bien simplement en trouvant un nouvel employeur sur place. La démarche de migration peut aussi conforter un effort d’autonomisation vis-à-vis du réseau de parenté, voire une prise de distance volontaire. Le rapport au territoire devient alors plus nomade et labile. Cela ne signifie pas que les membres du ménage ou du réseau de parenté n’ont pas eu de poids dans la décision mais simplement que les discours rendent compte d’un ajustement entre les dimensions affectives, familiales et les arbitrages spatiaux. 298 Le type de la “migration de carrière” privilégie l’intégration professionnelle. Il consacre également la construction du foyer par une accession à la propriété et par une recherche d’autonomie, tant des membres du ménage dans leurs activités et déplacements quotidiens, que du ménage dans son ensemble vis-à-vis de son réseau de parenté. L’emploi est le pivot de ces logiques familiales et professionnelles qui fonctionnent sur le mode de l’ajustement. 1.2.2. Type 2 : l’ancrage de projets L’“ancrage de projet” se caractérise par le fait de justifier et de construire le refus d’une mutation-migration par le calcul d’un intérêt professionnel et économique à rester sur place. Si le licenciement peut être motivé par l’objectif de préserver son logement, une proximité spatiale de la famille élargie ou l’emploi de la conjointe, ces dimensions sont en accord avec l’élaboration d’un projet professionnel de reconversion. Ici le licenciement révèle un ancrage territorial, une immobilité certes, mais une « immobilité calculée » (Gotman, 1999, p. 89). - Le rapport à l’emploi Ce qui caractérise cet “ancrage de projets” est avant tout la place du travail dans l’identité sociale des personnes. Si de “bonnes raisons” légitiment le refus de la mutation (incertitude sur la pérennité de l’emploi à Sens, coût économique et affectif du déménagement, dimensions familiales et résidentielles ; cf. infra), on cherche à justifier et préparer l’avenir après le licenciement par un engagement actif dans la recherche d’emploi. On s’inscrit dans une logique de reconversion professionnelle afin de changer de métier (conducteur de poids lourds, de bus) ou de se mettre à son compte (chauffagiste, peintre, plombier). Sinon, lorsque l’on n’a pas formulé de projets ou de critères professionnels stricts, c’est par l’acceptation (contrainte) des conditions d’emploi locales (que ce soit des contrats précaires ou des déplacements plus longs vers les bassins d’emplois voisins) que l’on tente de retrouver un emploi. Si l’“ancrage de projets” repose sur un discours de légitimation du licenciement par les projets professionnels que les salariés mettent en oeuvre, c’est que ces individus sont dans des positions sociales et professionnelles qui le permettent. Leurs représentations positives du champ des possibles professionnels s’appuient sur des qualifications et des ressources culturelles (qualification, diplôme, trajectoires) plus importantes que dans l’“ancrage d’affiliation familiale”. 299 - Le rapport au logement Dans l’“ancrage de projets”, si l’on s’appuie sur des projets professionnels pour assurer l’avenir après le licenciement, le logement est souvent au cœur de la décision. Une des situations qui “impose” à nombre d’ouvriers de rester sur place est la propriété ou l’accession à la propriété de la maison. Les représentations du logement véhiculent l’idée qu’il est à la fois une des raisons du refus de la mutation et un des moyens qui permet d’assurer l’ancrage et d’amortir les risques économiques du chômage. Le logement est à la fois moyen et raison, filet de sécurité et bien à protéger. Ici l’attachement au logement est souvent le prolongement d’un enracinement plus profond matérialisé par la proximité et l’entretien des liens familiaux et amicaux. - L’adéquation aux logiques familiales Ce choix d’ancrage est en adéquation avec les attentes des membres du ménage voire du réseau de parenté. Dans un premier temps, il permet de privilégier l’emploi du (de la) conjoint(e) parce qu’il est jugé plus stable ou qu’il est plus rémunérateur, de maintenir les contacts sociaux des enfants dans la région et de préserver une proximité spatiale avec la famille élargie. Dans un second temps (un an après le licenciement), si la recherche d’emploi n’occasionne pas de confrontations, de tensions avec les logiques familiales, c’est bien qu’ici elle n’est pas perçue comme une menace pour la sphère domestique. On adapte même l’organisation du ménage à la localisation parfois éloignée de l’emploi et aux statuts précaires d’embauche car il est jugé indispensable d’éviter le chômage et la précarité201. A l’inverse, chez ceux qui se reconvertissent vers un métier qui permet d’être à son compte, le projet professionnel a entièrement intégré la recherche d’une sédentarisation résidentielle dans un espace de sociabilité maîtrisé (Bertaux-Wiame, 1999)202. L’“ancrage de projets” révèle donc la recherche d’un équilibre, d’une conciliation entre l’intégration professionnelle et l’intégration résidentielle, l’attachement au territoire et au mode de vie du ménage. Les salariés se démarquent par leur rapport à l’emploi : ils s’engagent dans des projets de reconversion précis ou dans une recherche active et souvent fructueuse. Contrairement à la “migration de carrière”, l’inscription territoriale n’est pas neutre. Ici le choix de rester sur place recoupe ce qu’Anne Gotman nomme « l’immobilité 201 Ce type d’ajustement de la sphère familiale aux changements professionnels se matérialise « par une diminution des exigences face au travail domestique, une réduction du temps de présence aux enfants, au conjoint, aux amies, une réduction du temps de sommeil et de loisirs. » (Brais, 2000) 202 Ces analyses recoupent celles d’Isabelle Bertaux-Wiame qui, dans le cadre de l’enquête « Proches et parents » de l’INED, s’intéresse aux configurations résidentielles des indépendants qui peuvent être orientées soit par des logiques professionnelles, soit par des raisons familiales (Bertaux-Wiame, 1999). 300 calculée » : « être autonome et ménager l’avenir professionnellement, demeurer auprès d’une parentèle dont il se sent proche et vis-à-vis de laquelle il se sent des devoirs. » (Gotman, 1999, p. 89). On peut donc parler ici de rapport stratégique à l’ancrage, tant le choix du licenciement est jugé et évalué comme préférable à l’équilibre économique et affectif du ménage. Dans les deux types suivants (types 3 et 4), les logiques familiales sont plus saillantes. L’ancrage ou la migration ne sont pas des choix “naturels”, “évidents” mais sont exprimés dans les propos des enquêtés comme le résultat de tensions, d’hésitations voire de renoncements. Le calcul coût / avantage de la mutation est plus déséquilibré, car les logiques peuvent être antagonistes et générer des sacrifices. Dans ces deux types, les logiques familiales pèsent davantage sur les arbitrages. 1.2.3. Type 3 : la migration de compromis familiaux Les hésitations, les tensions dans la prise de décision sont ici très fortes tant les impératifs économiques du ménage sont confrontés aux dimensions affectives et familiales. La “migration de compromis familiaux” tente de tenir ensemble le maintien de l’intégration professionnelle et la préservation de l’intégration domestique et familiale. - Le rapport à l’emploi Le rapport à l’emploi et à la proposition de mutation professionnelle est proche de celui exprimé dans le cadre d’une “migration de carrière” (type 1). Toutefois, ici, une posture plus distante à la carrière professionnelle et une adhésion qui n’est que partielle à la politique de l’entreprise est exprimée. Les ouvriers et techniciens acceptent la mutation en partie par crainte du chômage tout en gardant à l’esprit le risque de déclassement et d’instabilité de leur poste de travail. - Les tensions et contradictions avec les logiques familiales, la mise en oeuvre de stratégies résidentielles Ici la survalorisation du lieu de résidence et de la région d’origine détermine les logiques familiales. Les salariés sont tiraillés entre un comportement « raisonnable », prudent et rationnel d’un point de vue professionnel qui incite à la mutation à Sens et l’attachement affectif au territoire ou à la maison familiale. Ces tensions les conduisent à adopter un rapport stratégique à l’espace et à la migration qui permet de satisfaire les contraintes professionnelles et économiques du ménage tout en s’adaptant au projet familial d’ancrage. 301 La “migration de compromis familiaux” se caractérise principalement par une configuration en double résidence divisée entre un logement “professionnel” et le logement “familial” dans la région d’origine. Le salarié accepte la mutation et déménage seul ou avec toute la famille dans la région de Sens. Plus que dans toute autre situation, le logement est ici l’outil du compromis familial. Cette stratégie permet d’articuler un rapport à l’emploi fondé sur la protection et un rapport à la sphère familiale et résidentielle fondé sur la stabilité. La migration de toute la famille ou simplement du salarié muté est donc le résultat de stratégies professionnelles (préserver l’emploi de la conjointe dans l’Aisne, suivre son emploi pour se rapprocher de l’âge de la retraite) mais aussi de réactions affectives des membres du ménage provoquant le refus de quitter son logement ou de se couper d’un espace relationnel. Dès lors, la migration est vécue comme une étape temporaire qui ne modifie pas l’appartenance à la région d’origine comme en témoignent les déplacements fréquents en direction des espaces familiaux et amicaux. Migrer ne signifie plus quitter définitivement un « espace fondateur » (espace de la formation de l’individu) ou son « espace de référence » (espace de l’histoire familiale), (Gotman, 1999, p. 71). Notons qu’ici les logiques familiales et l’attachement au territoire peuvent être pris en compte parce que les ressources économiques, résidentielles et culturelles du ménage l’autorisent. Une autre situation exemplaire de la “migration de compromis familiaux” est l’option d’une mutation en période probatoire. Ici le choix d’une mutation à l’essai repose sur une tension permanente entre sphère professionnelle et sphère domestique : ces salariés ne peuvent se résoudre ni au licenciement ni à une migration qui s’apparente parfois dans les discours à un déracinement. L’expérience d’une vie à distance provoque la (dés)organisation du ménage, la déstabilisation des relations entre les deux conjoints, une prise de distance parfois mal vécue avec le réseau de parenté du fait de rencontres moins fréquentes. Les conjoint(e)s et les enfants, peuvent également exprimer leur désaccord et leur mécontentement par des manifestations de stress, d’inquiétude et d’irritabilité. En définitive, le type de la “migration de compromis familiaux” révèle l’orientation que peuvent donner les logiques familiales aux choix spatiaux et professionnels. Au-delà des intérêts économiques et résidentiels, les salariés et leurs familles tentent d’organiser des conditions de vie acceptables. Le territoire familial est mis à l’épreuve d’une migration pour raisons professionnelles. Se dégage alors un compromis entre, d’une part, « rester sur place » et prendre un risque professionnel, d’autre part, « migrer en famille » et perdre la proximité spatiale des proches (Gotman, 1999). Les logiques familiales tendent ici à favoriser un rapport 302 stratégique à l’espace et à la mutation, alors même que la sphère professionnelle est vécue comme moins satisfaisante et moins stable qu’auparavant. On n’accorde pas suffisamment de crédit à la situation professionnelle pour prendre le risque de perdre les bénéfices de l’ancrage territorial. C’est donc une tension entre intégration familiale et intégration professionnelle qui prévaut. 1.2.4. Type 4 : l’ancrage d’affiliation familiale Le type de l’“ancrage d’affiliation familiale” est le propre des situations où les salariés, pris de cours et heurtés par la fermeture de l’usine, vivent une tension entre les impératifs de la sphère familiale et résidentielle et les injonctions professionnelles. Ils fondent leur licenciement-ancrage avant tout sur la protection des liens et des espaces familiaux. - Le rapport à l’emploi Une des différences entre “l’ancrage d’affiliation familiale” et “l’ancrage de projets ” (ou encore la “migration de compromis familiaux”) est le rapport à l’emploi des personnes qui, ici, ne domine pas dans la formulation du choix de licenciement. La recherche d’emploi est vécue comme une fatalité. Sans projets de reconversion professionnelle précis, ces ouvriers savent combien la région est fortement touchée par le chômage et qu’ils peuvent être pris, au fil du temps, dans un engrenage de difficultés économiques. L’intégration professionnelle passe au second plan, ou du moins est-elle rendue de plus en plus difficile par un marché local du travail relativement peu favorable aux emplois stables de faibles qualifications. D’un point de vue professionnel, l’avenir semble ici « entre parenthèse » (Paugam, 2000, p. 180). - La confrontation des logiques professionnelles avec les logiques familiales Dans ce contexte d’incertitude professionnelle, le lien social et l’affiliation familiale dominent. On refuse ici la flexibilité géographique imposée par l’entreprise pour préserver son enracinement résidentiel et la proximité intergénérationnelle, quand bien même cela doit se faire au prix d’un licenciement. Dans un premier temps, l’annonce de la fermeture de l’entreprise et la proposition de délocalisation du lieu de travail provoquent un dilemme. Bien que les risques de chômage et de précarité économique du ménage soient tout à fait perçus, déménager semble ici à la fois inenvisageable et hors de portée. Cette proposition de mutation vient se heurter aux attentes du salarié lui-même, à celles des membres de son foyer, voire aux préférences émises par des 303 parents proches. Des arbitrages de licenciement qui peuvent sembler “atypiques” prennent sens lorsqu’on analyse les processus familiaux qui ont joué sur la décision. Ainsi le refus de partir alors que la conjointe est inactive voire au chômage ou bien lorsque le ménage est locataire dans le parc social est justifié par un registre familial. Les personnes expliquent que, sentant l’unité de leur couple, l’équilibre des enfants et l’organisation du ménage (dont un membre ou un parent proche est malade) menacés, partir représente un acte trop lourd de conséquences. Dans un second temps, les modalités d’emploi et les injonctions émises par les services publics et privés d’accompagnement de la recherche d’emploi entrent en conflit avec le mode de vie et la démarche d’opposition à la flexibilité qui avait présidé au refus de la mutation un an plus tôt. Pour certains ouvriers accepter un emploi précaire, ou bien éloigné et peu rémunéré n’est pas envisageable, alors même qu’ils n’ont pas toujours les ressources économiques (un deuxième revenu dans le ménage, une seconde automobile) et sociales (habitudes de déplacements, possession du permis de conduire) nécessaires. Certains se voient confrontés à des problèmes de désynchronisation des rythmes sociaux au sein du ménage : la flexibilité des horaires de travail, l’instabilité de l’emploi en intérim ou le temps d’absence qu’impliquent des déplacements domicile-travail plus longs font apparaître de nouveaux problèmes de garde d’enfants, d’organisation quotidienne des familles, etc203. L’“ancrage d’affiliation familiale” relève davantage de la survie professionnelle que pour ceux qui s’inscrivent dans un “ancrage de projets”. Au fil du temps, la précarité devient le mal nécessaire à la stabilité résidentielle et familiale. Les difficultés de recherche d’emploi modifient le rapport à la sphère domestique. Par des travaux nombreux dans la résidence ou par des activités de bricolage, l’ancrage résidentiel se trouve en quelque sorte confirmé et renforcé. L’analyse des pratiques domestiques, après le licenciement, montre certaines situations de repli sur le logement, lequel devient une sphère refuge. Dans l’“ancrage d’affiliation familiale”, le choix du licenciement est le résultat de tensions entre la protection de l’acquis, l’affiliation familiale et les risques économiques et professionnels à venir qui nécessiteraient d’accepter une migration ou, du moins, d’être plus souples dans la recherche d’emploi. Pourtant c’est l’intégration familiale et domestique qui est 203 Nicole Brais (2000) nous rappelle que ce type de tensions est fréquente : « Certaines situations particulièrement conflictuelles, comme les horaires irréguliers et imprévisibles, génèrent un envahissement de la sphère familiale par la sphère professionnelle : la gestion des conflits temporels (démarches auprès des nombreuses ressources de garde et démarches pour la modification des horaires) empiète considérablement sur le temps hors-travail ». 304 privilégiée et se trouve renforcée progressivement (mais aussi mise à mal), alors que l’intégration professionnelle devient trop incertaine. A l’opposé de la forme “ancrage de projets” dans laquelle se construit une adaptation des logiques familiales aux logiques professionnelles, l’“ancrage d’affiliation familiale” est dominé par un rapport affectif au territoire et à l’organisation de la vie quotidienne. 1.3. Recoupement de la typologie avec le corpus d’entretiens Les quatre types que nous venons de définir doivent être appliqués à notre corpus d’entretiens. On a donc recherché dans l’échantillon de personnes interrogées celles qui ont le plus de traits communs avec un type et celles qui sont en situations « intermédiaires », soit parce que leur position évolue, soit parce qu’elle est ambivalente (Lefeuvre, 1993, p. 309). Le tableau 21 révèle que beaucoup d’histoires individuelles s’inscrivent nettement dans un des types que nous avons construits. Sept personnes correspondent au type de la “migration de carrière” (type 1), huit se rapprochent le plus de l’“ancrage de projet” (type 2), cinq demeurent pleinement dans la “migration de compromis familiaux” (type 3) et treize personnes se rapprochent de l’“ancrage d’affiliation familiale” (type 4). En revanche, près de vingt-trois personnes se situent dans des positions intermédiaires, soit parce qu’elles évoluent dans le temps (quatre personnes passent du type 3 vers le type 4 ; quatre personnes du type 3 vers le type 2), soit parce que leur logique est équivoque (neuf personnes sont entre le type 2 et le type 4). Tableau 21 - Répartition des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de migrations Types “Migration de carrière” type 1 “Ancrage de projets” type 2 “Migration de compromis familiaux” type 3 “Ancrage d’affiliation familiale” type 4 Effectifs 7 8 5 13 Entre le type 2 et le type 4 Du type 3 vers le type 4 Du type 3 vers le type 2 Du type 4 vers le type 2 Du type 1 vers le type 3 Du type 1 vers le type 2 Du type 3 vers le type 1 Entre le type 1 et le type 3 9 4 4 2 1 1 1 1 Ensemble 56 Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 305 On constate donc qu’une majorité de personnes interviewées se rapprochent des types d’ancrages et de migrations que nous avons dégagés, mais qu’un nombre important se situe dans des logiques intermédiaires ou évolutives. C’est le cas notamment des personnes en “migration de compromis familiaux” durant la période d’essai de la mutation (période probatoire), qui ne vont pas valider ce choix et vont être licenciés par la suite. De même, certaines dispositions et certaines ressources ont pu conduire des individus à amorcer une “migration de carrière” qui, sous l’effet d’un événement ou du vécu de cette expérience, aura glissé vers une “migration de compromis familiaux”. Quelles sont les caractéristiques des personnes proches de chacun des quatre types ou bien qui se situent entre deux types ? Il apparaît dans le tableau 22 qu’une qualification plus élevée caractérise davantage les personnes en “migration de compromis familiaux” (type 3), alors que la “migration de carrière” (type 1) se caractérise par des ouvriers de moins de quarante ans, locataires du secteur libre ou logés gratuitement, sans conjoint(e). L’“ancrage de projets” (type 2) ainsi que les individus qui se situent entre le type 2 et le type 4 sont également âgés de moins de quarante ans, plus fréquemment accédants à la propriété ou propriétaires et connaissent une meilleure insertion ou reconversion professionnelle. Notons que la situation du (de la) conjoint(e) (employé(e), profession intermédiaire, voire cadre) est plus favorable chez les personnes situées dans le type intermédiaire (entre type 2 et type 4). En revanche, l’“ancrage d’affiliation familiale” (type 4), concerne davantage des personnes au profil moins favorisé : les personnes âgées de plus de quarante-cinq ans, les femmes, les accédants mais aussi les locataires du parc social et les personnes en situation de chômage ou d’emplois précaires y sont nettement plus représentées. L’appartenance à une famille-entourage est plus forte chez les salariés licenciés, qu’ils soient dans une logique d’“ancrage de projet” ou d’“affiliation familiale”. On a donc bien une démarcation assez nette entre l’“ancrage d’affiliation familiale” et les autres types. Le type 4 marque le lien entre déstabilisation de la sphère professionnelle et les investissements dans la sphère résidentielle et familiale, laquelle entre en confrontation avec les exigences professionnelles et fait l’objet d’investissements voire d’un repli contraint. 306 Tableau 22 - Caractéristiques des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de migrations Effectifs SITUATION PROFESSIONNELLE SEXE EN 2001 CDD ou CDI ou Chômage Femme Homme intérim formation x x x 1 6 1 0 7 0 8 x x x 1 4 7 5 1 4 9 1 3 5 1 8 QUALIFICATION EN 2000 TYPOLOGIE Ouvriers Type 1 n = 7 Type 2 n = 8 Type 3 n = 5 Type 4 n = 13 Entre type 2 et type 4 n = 9 7 7 2 12 9 Techniciens cadres 0 1 3 1 0 STATUT D’OCCUPATION EN 2000 TYPOLOGIE AGE EN 2000 Propriétaires Locataires Locataires sect. 41 à 45 46 à 50 < à 40 ans > à 50 ans et accédants HLM, CIL priv., logés grat. ans ans Type 1 n = 7 Type 2 n = 8 Type 3 n = 5 Type 4 n = 13 Entre type 2 et type 4 n = 9 2 6 4 9 8 1 1 1 4 1 4 1 0 0 0 4 4 2 1 6 Type 1 n = 7 Type 2 n = 8 Type 3 n = 5 Type 4 n = 13 Entre type 2 et type 4 n = 9 Cadre 0 0 0 0 1 FamilleProfession Sans Employé Ouvrier Interméd. conjoint(e) entourage 3 0 0 1 4 0 6 2 6 4 0 1 2 6 0 2 0 2 6 2 0 0 0 3 0 APPARTENANCE A UNE FAMILLE-ENTOURAGE CATEGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE DU (DE LA) CONJOINT (E) TYPOLOGIE 1 4 1 3 1 4 1 1 0 0 4 5 3 9 8 Pas de familleentourage 3 3 2 4 1 Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne). 2. Portraits Ces quatre idéaux-types sont des points de repères nécessaires à la compréhension mais ne sont pas figés et ne caractérisent pas les individus “réels” une fois pour toutes. Nous avons donc choisi de confronter cette typologie à l’étude de portraits d’ouvriers. Cette démarche est réalisée dans un souci de vérification du fonctionnement de notre classification. Nous venons de montrer (tableau 21) que nombre de personnes prises dans un processus de délocalisation et de fermeture de leur entreprise pouvaient passer d’un type à l’autre au fil du temps. Nous avons donc réalisé six portraits d’ouvriers choisis soit pour leur adéquation au type, soit pour 307 leur logique intermédiaire ou mouvante entre deux types. Il s’agit donc d’illustrer les “idéauxtypes” mais aussi de remettre en scène la complexité et l’incertitude des individus. Quatre cas (André, Maurice, Monique et Michel204) ont été choisis pour leur proximité avec les type 1, 2, 3 et 4 de “migration de carrière”, d’“ancrage de projet”, de “migration de compromis familiaux” et d’“ancrage d’affiliation familiale”. Deux autres cas (Laurent et Yves) sont plus complexes : l’un se situe dans une position intermédiaire entre le type 4 de l’“ancrage d’affiliation familiale”et le type 2 de l’“ancrage de projets” ; l’autre semble évoluer d’une “migration de compromis familiaux” vers un “ancrage d’affiliation familiale”. Nous présentons ces portraits selon un ordre décroissant d’importance des types dans le corpus d’entretiens (cf. tableau 21). Les entretiens à partir desquels nous avons construit ces portraits ont été réalisés, pour deux d’entre eux, avec la conjointe de l’enquêté (André et Yves). En effet, comme nous l’avons déjà dit, certaines personnes ne souhaitaient pas répondre seules à l’entretien. L’interaction entre les deux conjoints peut être forte, notamment au moment où on aborde les questions qui touchent le ménage, les enfants et la conjointe elle-même. Les femmes complètent souvent les propos de leur conjoint et développent le sentiment des enfants ou les difficultés concrètes du quotidien. Les entretiens dans lesquels une conjointe intervient permettent en fait d’approfondir la compréhension du processus de décision et donnent à voir le fonctionnement entre autonomie et dépendance des couples (de Singly, 1993). 2.1. Michel, enquêté n°7 : un ancrage d’affiliation familiale (type 4) Issu d’une lignée d’ouvriers agricoles (ses grands-parents ont travaillé dans le Nord et son père a travaillé dans plusieurs fermes de l’Aisne avant d’être employé par la Mairie de Laon) Michel, quarante-six ans, est au cœur d’un réseau de parenté important et concentré sur la ville de Laon. Parmi ses huit frères et sœurs, cinq habitent cette ville et trois des villages alentour. Sa femme est elle aussi une Laonnoise d’origine : « Elle est de Laon. Elle est née à Laon, dans la rue où j’habite [rires], où j’ai acheté. » et vient d’une famille ouvrière défavorisée et très nombreuse : « Ma femme, c’est la vingt-deuxième [enfant], mais il reste plus que neuf vivants. Donc ma femme, c’est la vingt-deuxième enfant, vous voyez ce que je veux dire. Je me rappellerai toujours, il fallait refaire le livret de famille, je suis allé à la mairie de Laon. 204 Il convient de rappeler que, dans l’ensemble de la thèse, les prénoms des personnes interviewées sont fictifs. 308 Quand elle a vu les pages, elle a dit : “Mon Dieu, vous reviendrez demain !” [rires]. Bon, il en reste que neuf, ils sont tous mariés, avec des enfants, beaucoup. Je connais même pas tout le monde ! Je connais pas tout le monde. » (première vague d’entretien : v1) Alors qu’une partie des beaux-frères et belles-sœurs de Michel résident aujourd’hui en région parisienne, sa maison est le point de ralliement de la famille qui s’y regroupe, notamment à l’occasion des fêtes de fin d’année : « Ah oui ! Moi j’aime bien avoir du monde à la maison. Même si c’est juste... Mais quand je les reçois, ils arrivent, je vais pas les mettre dehors, c’est évident. Moi je fais Noël tous les ans chez moi, avec du côté de ma femme... Et on se retrouve à trente-cinq ou quarante dans la maison. Et le jour de l’An, c’est du côté de ma famille, chez moi. Avec mes frères et sœurs, leurs enfants, et tout. Ça se fait depuis des années. » (v1) Michel a toujours habité, durant son enfance, à Laon dans des maisons du parc social de la ville. Lorsqu’il se marie, à vingt-quatre ans, il s’installe trois mois chez ses beaux-parents, alors qu’une demande de HLM est en attente depuis près d’un an et demi. Une fois l’appartement HLM obtenu, Michel est insatisfait du mode de vie induit par l’habitat collectif. Alors que lui et sa femme ont « toujours vécu en maison », cette insatisfaction conduit le couple à acheter un logement quatre ans plus tard : « Et puis moi, je n’aime pas rester enfermé. J’aime bien rester à l’air libre. Même quand il pleut, quand il neige, s’il fait froid, je m’en fous, je veux rester à l’air libre. Je suis un petit peu un... Comment on appelle ça ? Un [inaudible – rires]. Ça j’y suis à fond. Et puis un soir, ma femme était enceinte de mon gamin, on s’est promené dans la rue où elle était née. Il y avait une maison à vendre, je me suis dit qu’on allait l’avoir. On est allé voir le notaire le lendemain, on est allé chercher les clés, on a visité, et ça s’est fait aussitôt, j’ai même pas cherché à comprendre. Je savais qu’il y avait des travaux à faire, mais j’ai dit “on la prend”. Ça fait dix-huit ans. Et puis on a acheté. Ça s’est passé comme ça. » (v1) Le récit de Michel sur les travaux qu’il a réalisés donne toute la mesure de l’investissement qu’il fournit à la construction du foyer et en définitive à la création de la famille : « Quand on y est entré, il y avait un grand salon, deux chambres, un escalier vraiment comme dans le temps, en bois. J’ai tout supprimé. J’ai refait les chambres en haut. Une grande salle à manger, un salon en bas. J’ai refait un couloir, j’ai fait les sanitaires parce qu’il n’y en avait pas, j’ai fait la douche, j’ai tout refait du sol au plafond. J’ai ma cuisine, j’ai cassé tous les murs, pour faire une grande salle à manger, 25-28 m². J’ai refait un escalier. » (v1) Pour Michel et sa femme, issus de familles nombreuses relativement défavorisées, l’accès à la propriété, la construction d’une maison et la transmission d’un patrimoine sont le signe d’une ascension sociale ou, du moins, d’une consolidation économique par rapport à la génération précédente. Leur fils unique tient une grande place dans cette construction symbolique et matérielle : 309 « Ben c’était mon projet, déjà, d’avoir ma maison à moi. Et puis de pouvoir dire à mon fils plus tard : “c’est à toi. Fais ce que tu veux”. Voilà. “Ou tu le revendras, ou tu la garderas”. Mais ça, c’est pour lui. » (v1) Cette stabilité, Michel la doit également à la permanence de son emploi dans l’usine de câbles de Laon. Il commence à travailler à quatorze ans comme ouvrier agricole dans une ferme, puis comme ouvrier d’une petite usine rurale du Laonnois. Déçu du travail à l’usine, il souhaite partir à l’armée et ne pas rester chez ses parents. Il s’engage à dix-sept ans et part en Algérie, au Tchad, au Congo, au Cameroun et en Tunisie jusqu’en 1974. De retour à Laon, le travail à l’usine s’impose et l’embauche dans l’entreprise de câbles, en pleine phase de développement, est immédiate. Ainsi depuis vingt-six ans Michel travaille-t-il sur le même site. Il y a occupé tous les postes de travail qui font de lui un ouvrier peu qualifié (il n’a pas de diplômes, n’a pas suivi de nombreuses formations) mais polyvalent : il fut cantinier, jardinier, ouvrier de production et conducteur de poids lourds : « J’ai quand même été chauffeur pendant onze ans dans l’entreprise. J’ai fait toute la France de long en large, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, l’Italie, l’Espagne.» (v1) Alors que la stabilité de l’emploi corroborait depuis vingt ans l’ancrage résidentiel et familial, Michel se trouve aujourd’hui déstabilisé par la fermeture de l’usine. Son refus de la mutation est le produit d’une mise en tension entre une volonté de protéger ce qu’il a acquis et les risques d’un chômage à venir. Ce “choix” du licenciement est un rejet à la fois de l’éventualité de quitter sa maison mais aussi sa femme et son réseau de parenté. Michel s’inscrit dans une stratégie spatiale d’ancrage qu’on peut qualifier d’“affiliation familiale” tant cette dimension est présente dans son discours et influence sa perception des évènements. Un ensemble d’éléments présents dans son discours montre que les logiques familiales vont susciter des injonctions paradoxales. D’un côté, sa femme et son fils ne souhaitaient pas déménager : « Ben ma femme travaille chez N. depuis vingt-quatre ans. Elle veut pas quitter son emploi, c’est sûr. Mon gamin, qui s’en va sur vingt-et-un ans, il veut pas aller là-bas, quitter tous ses copains et tout, il veut pas aller là-bas. Non, mais... Et puis moi, j’ai dit “non, je n’y vais pas” ». (v1) Cependant, face aux risques de précarité économique du ménage, sa femme lui suggère d’accepter une mutation en période probatoire et de vivre à l’hôtel durant la semaine. Mais cette suggestion vient contredire sa propre perception de la situation. En réalité, dès le départ, Michel dit avec vivacité avoir eu peur de mettre en danger son couple en acceptant les contraintes spatiales de l’emploi : « (…) et puis il y a tout qui joue, faut regarder le contexte, il y a tout qui joue. Il y a la vie de famille, il y a tout, tout, tout, tout. Comme j’expliquais à ma femme, elle veut pas comprendre, moi je sors du boulot, je vais prendre ma douche, et après je me barre, je 310 vais sortir, à droite à gauche... Parce que là-bas, qu’est-ce que je fais sinon ? Elle me dit : “t’as qu’à téléphoner”. Mais après, elle va rien me dire. Vice-versa, hein. Elle et moi. Enq. : Vous avez peur que ça gêne votre vie de famille ? - Evidemment, attendez. Puis il faudra qu’elle tonde la pelouse, et puis il y aura les machines à laver... Moi, je lui téléphone, elle sera jamais là, quoi. Et puis pareil pour elle, elle m’appelle je serai jamais rentré. Et puis je vais rentrer tous les quinze jours, et après je vais rentrer toutes les trois semaines. Et puis après je vais rentrer tous les mois. Et puis un jour, je rentrerai plus. Moi je vous dis sérieusement qu’au niveau couple, il y en a qui vont avoir des surprises ! Moi j’ai pas voulu gâcher ça. Sinon, je ne reviens plus à la maison, et puis... Non, non. Ma femme elle voulait pas comprendre, je lui dis, hein : un jour, je vais arriver à la maison à l’improviste, sans prévenir, je vais dans ma chambre, y a un type dans mes chaussons. Qu’est-ce que je dis ? » (v1) Les opinions et conseils familiaux au sujet de la migration professionnelle sont complexes. Par exemple, Michel va lui-même conseiller à sa sœur, ouvrière dans une usine de Soissons en voie de fermeture en 2000, d’accepter la proposition de reclassement à ClermontFerrand. Il juge en fait la situation familiale de sa sœur plus propice à une migration que la sienne. « J’ai une sœur. Mais elle a travaillé à Wolber, à Soissons. Elle a deux ans de plus que moi. Elle, elle vit seule. Elle a sa fille, maintenant, qui est mariée. Elle m’a dit : “ils ferment, ils me proposent une mutation en Auvergne, qu’est-ce que t’en penses ?”. Je lui ai dit : “tu vis toute seule, tu vis en HLM, ta fille a du boulot, son gars a son boulot. Si jamais tu acceptes pas, il te reste quelques années à faire, tu vas être virée, tu vas te retrouver toute seule en HLM”. Donc elle est partie. Et elle regrette pas. » (v1) Michel n’est pas, par principe, réfractaire à l’idée de déplacements et de changements de lieu de vie. Sa vie professionnelle et militaire l’a amené à voyager dans des pays étrangers ou à travailler en tant que conducteur de poids lourds sur de longues distances. Mais son espace de vie, sa « zone d’ancrage » (Sauvaître, 2003) semblent aujourd’hui beaucoup plus restreints. L’enracinement géographique de ses relations familiales et sociales font de la ville de Laon un espace non-substituable. L’insertion sociale de Michel dans la commune est, en effet, très développée tant au niveau des sociabilités familiales et amicales qu’au niveau de ses relations de voisinage. Il se dit tout d’abord proche de ses frères et sœurs mais peut-être davantage de certains de ses beaux-frères. Sa femme rencontre quotidiennement sa mère et deux de ses sœurs pour prendre le café en fin d’après-midi : « Tous les jours, jusqu’à cinq heures et demi du soir, elles boivent le café avec leur mère. C’est comme ça. ». L’ancrage est aussi d’ordre résidentiel puisque Michel rejette avec véhémence l’éventualité d’une vente de sa maison dont il juge qu’elle engagerait une perte économique et symbolique trop importante : « Hors de question. Je vais vous dire un truc : maintenant, je vais être clair et franc. A l’heure actuelle, dans l’Aisne, on a 10 % de chômeurs. Ma maison était estimée à 50 311 millions. Qui voulez-vous qu’achète ça ? Je vais pas la brader, quand même, ma maison. Et avec les travaux que j’ai fait dedans, il est hors de question que je la vende, c’est hors de question. Même la louer : hors de question ! Ou alors la louer dans ma propre famille. Mais pas aux gens extérieurs. Non, non, ma maison a joué énormément, de toutes façons. » (v1) Son refus de partir à Sens repose également sur une grande déception vis-à-vis de l’entreprise et de sa politique. L’attachement à une usine “moderne” dont la production suivait des normes de productivité et de qualité très élevées est rompu. Son amertume provoque un rejet de cette entreprise, une perte de confiance : « Mais là c’est une foutaise. Parce qu’ils avaient promis monts et merveilles, tout était prévu... Je pense qu’ils ont été trop vite. Donc il y a plein de nouvelles machines à Sens, elles viennent de chez nous, mais pour les machines, il n’y a rien. Il y a rien de fait, quoi. Pour implanter les machines, il n’y a rien de fait. Alors ils rappellent les gens qui ont vendu leurs maisons chez nous. Ceux qui sont partis de Laon, ils sont partis avec leur femme et leurs enfants. Ils les rappellent pour venir chez nous, pour finir les commandes, parce que là-bas il n’y a rien. Alors les maris se débrouillent pour pas revenir chaque semaine, et les femmes et les enfants, ils restent là. Non, je dis... Vous voyez ça [il désigne des camions], ça vient de chez nous. Ils viennent de charger chez nous. C’est quatre, cinq, six camions tous les jours. [silence] Ils ballottent, alors là j’ai pas la peur de le dire. Ils nous ont pris pour des cons. Franchement, ils nous ont pris pour des cons, ils nous ont menti, du début jusqu’à la fin. Et tout ça je peux l’affirmer. » (v1) Michel choisit donc de préserver l’essentiel, en l’occurrence son couple, sa vie familiale et ses liens amicaux. En 2000, sa recherche d’emploi semble s’engager positivement car il espère être employé dans un commerce. Son projet domestique serait alors préservé et conforté. Pourtant, près d’un an plus tard, Michel n’a toujours pas d’emploi et révèle les tensions que provoque le chômage sur la sphère domestique, laquelle est devenue le seul espace préservé de son intégration sociale. Le vécu du chômage est très difficile. L’absence de travail provoque des insomnies, un sentiment de dévalorisation, notamment par rapport à sa femme, ouvrière dans une usine de la ville, car elle déstabilise la répartition sexuelle des tâches au sein du ménage et dissocie les rythmes de la journée des deux conjoints. Si Michel souligne l’importance économique de l’emploi, il ressent aussi l’importance de l’activité qui lui permet de se sentir « bouger » et d’être utile. « Enq. : Est-ce que cela a de l'importance aussi... vous parliez du manque d'activité ... - Ça c'est mortel pour moi, c'est mortel pour moi... j'aime bien bouger, rester dans le canapé c'est mortel, c'est l'activité qu'il me faut. Je ne me sens pas rabaissé mais un peu quand même rabaissé par rapport à ceux qui travaillent. Je me sens un peu rabaissé...je me sens inutile, qu'est-ce que je fous là ?.... » (seconde vague d’entretiens : v2) 312 Au fil du temps, le repli sur le logement s’avère limité car Michel n’a plus de travaux à réaliser chez lui. Il tente alors d’occuper ses journées par la multiplication des sociabilités : rendre visite à ses amis, faire du bénévolat à la Croix-Rouge, travailler sur des brocantes. Il a également des amis de longue date, rencontrés dans le club de football de la ville dans lequel il arbitre toujours les matchs des vétérans. En outre, installé dans sa maison depuis dix-huit ans, Michel connaît de nombreux voisins et apporte, avec sa femme, son aide régulière à une de ses voisine âgée. Mais s’il peut compter sur le soutien moral et l’aide (relative) de sa famille pour la recherche d’un emploi, il fait face à la désolidarisation de l’ancien groupe d’ouvriers de l’entreprise. Il perçoit difficilement la concurrence et l’individualisme que fait émerger la situation de pénurie d’emplois sur le marché local du travail : « Non là c'est la loi de la jungle, celui qui a un boulot, il ne va pas s'occuper d'un collègue qu'il a eu pendant vingt-sept ans, c'est la loi de la jungle c'est chacun pour soi... c'est malheureux.... j'ai déjà demandé : “Dans ta boîte ils n'embauchent pas ?”, non... tu te débrouilles quoi. Il ne faut pas compter sur les autres. » (v2) Cet investissement dans les sphères résidentielle, familiale et amicale (celles-là mêmes qui avaient motivé le refus de la mutation et révélé un besoin d’ancrage) devient peu à peu le résultat contraint d’une insertion professionnelle devenue impossible. Le seul emploi que Michel ait obtenu depuis son licenciement est un contrat d’un mois en tant qu’éboueur. Il impute les multiples refus d’embauche qu’il a reçu à son âge (quarante-sept ans en 2001), qui ne lui permet pas de prétendre aux métiers du bâtiment dont, pourtant, il détient les capacités. Son absence de diplôme et de compétences en informatique, ou sa qualification de cariste, qui est partagée par nombre de chômeurs, l’empêchent d’être embauché. En outre, l’adaptation qui serait nécessaire à certaines conditions d’emploi lui semble hors de propos. Ainsi, si la mutation avait été refusée pour préserver l’équilibre familial et la maison, la recherche d’emploi obéit à ces mêmes critères. Même si Michel est inscrit dans toutes les agences d’intérim de la ville et accepte de travailler en CDD, il rejette le travail posté en trois-huit et a refusé un CDD payé au SMIC à Reims qui occasionnait des déplacements trop longs et trop coûteux. La localisation revêt une importance centrale car elle révèle un mode de vie, une insertion dans l’espace urbain. Ainsi Michel associe-t-il le travail en région parisienne à une vie trop trépidante. Son périmètre de recherche d’emploi est limité à trente kilomètres, le ménage n’ayant qu’une seule voiture pour deux actifs. Or l’achat d’un second véhicule n’est pas envisagé comme un préalable à la recherche d’un emploi mais comme la conséquence d’une embauche. « Bon, j'ai eu des propositions, des propositions à quatre-vingt kilomètres par jour pour un mois de remplacement sans frais de déplacement. Ça ne m'intéresse pas, pas du tout. Quand vous faites la comptabilité de votre budget que vous allez gagner, ce que vous 313 dépensez, plus l'achat d'un véhicule, c'est pas intéressant. Pour un remplacement d'un mois c'est ridicule. » (v2) « Ça dépendra des embauches qu'on me propose... si c'est du sérieux, bien sûr je rachète un véhicule, pas neuf, j'en n'ai pas les moyens, mais je rachète un véhicule. Si c'est un CDD de six mois » (v2) La proposition de mutation à Sens apparaît en totale opposition avec les attentes et le projet familial de Michel. Moins qualifié et plus âgé que d’autres ouvriers dans sa situation, Michel n’a pas construit de projet de reconversion professionnelle précis. Habitué à un emploi peu satisfaisant à partir duquel il ne peut envisager de carrière, il s’est davantage investi dans les relations sociales et familiales. Si cette forme d’intégration prime en amont de la décision de licenciement, elle détermine également, en aval, le processus de recherche d’emploi, au cours duquel Michel résiste aux conditions de flexibilité imposées par les offres d’emploi disponibles. Mais aujourd’hui on peut craindre que son installation durable dans le chômage menace aussi son intégration sociale et familiale. 2.2. Laurent, enquêté n°30 : entre l’ancrage d’affiliation familiale et l’ancrage de projets (entre le type 4 et le type 2) Laurent, ouvrier non qualifié de quarante-huit ans, n’a pas rejeté d’emblée la mutation. Les hésitations ont avant tout été d’ordre familial mais très vite un projet de reconversion professionnelle à Laon a permis de concilier les attentes de son entourage et ses ambitions personnelles. D’un point de vue professionnel, Laurent n’était pas réticent à l’idée d’une mutation et d’un déménagement dans l’Yonne. Sa conjointe, cadre à l’hôpital de Laon, aurait pu facilement obtenir un nouveau poste dans ce département. Laurent était même relativement attaché à son emploi, constitutif de son identité professionnelle depuis vingt ans. Alors qu’il quitte l’école à seize ans, sans avoir obtenu son CAP de comptabilité, il travaille comme ouvrier dans une autre usine de la région de Laon. Très vite, il entre, en 1980, dans l’entreprise de câbles électriques grâce à sa première femme qui y travaille. Embauché comme manœuvre, il occupera tous les postes mais sera la victime d’un accident de travail dont il garde aujourd’hui une main partiellement handicapée. Malgré les incitations personnelles à la mutation, formulées par le DRH, trop d’incertitudes subsistent. Déjà, Laurent se désinvestit dans son travail et prend plusieurs congés maladie avant le licenciement. Sa perte de confiance dans l’entreprise et sa lassitude pour le travail posté en trois-huit finiront par lui faire “préférer” le licenciement. 314 « Alors vu qu’ils nous promettaient beaucoup de choses et que en fin de compte y’a rien, [ils nous promettaient] la piscine, le chien-chien euh... y’avait tout, mais c’est rien !» (v1) Mais la décision de se faire licencier sera surtout justifiée par l’opposition de ses enfants et de sa conjointe. D’un point de vue familial, la situation de Laurent le pousse en effet à rester dans la région de Laon. Après une période difficile liée à l’alcoolisme et à son divorce, en 2000, Laurent amorce de nouvelles étapes dans sa vie personnelle. Il souhaite reconstruire une stabilité avec sa nouvelle conjointe et rester à proximité de ses enfants de 18, 16 et 14 ans dont il n’a pas la garde. Son amie, qu’il connaît depuis deux ans, est également en instance de divorce et a un garçon de dix ans. Pour leurs enfants respectifs, réticents à cette éventualité du déménagement à Sens, habiter la même région que leur père et leur mère doit faciliter le maintien des relations familiales. « Ce qui compte c’est l’avenir, je leur ai dit... et c’est pareil, si j’suis resté là c’est pour eux, parce que j’ai bien senti que quand on leur a dit ça.... ouh là ça... donc c’est pour ça qu’on a changé aussi, on a vu que ça passait pas, bon que ce soient les miens ou M. qui a dix ans euh, être loin de leur mère et de leur père, pour nous voir c’était le train, on a vu que...si on doit faire un sacrifice c’est pas là. On a dit on arrête là. » (v1) Laurent estime, de plus, que l’organisation de la mutation se faisait trop tard dans l’année au regard des délais nécessaires pour inscrire les enfants à l’école, leur permettre de choisir les filières d’études, etc. « Quand j’ai vu ça, c’est pas le tout mais c’est la rentrée des classes... j’ai une fille de 18 ans, le deuxième a 16 ans, le troisième a 14 ans...son gamin, [à sa conjointe] il a 11 ans. C’est des stades à passer. (…) mais comme je dis si ils veulent changer, il faut que ça se fasse minimum au moi d’Avril, alors qu’au moi d’avril on savait rien, ... » (v1) C’est donc bien le rappel des liens et des responsabilités familiales qui a fait pencher la balance vers l’option du licenciement. D’autres dimensions résidentielles et relationnelles interviennent dans la décision. Laurent tente en effet de construire, au sens propre et figuré du terme, un nouveau foyer. Depuis qu’il a acheté une nouvelle maison avec sa conjointe, il prévoit de grands travaux de rénovation et d’agencement des pièces. Mais si Laurent est attaché à la liberté d’action qu’offre la propriété, il ne se sent pas enraciné dans un logement, ni dans sa région d’origine. Lui qui a déménagé cinq fois depuis sa naissance conçoit la mobilité résidentielle non pas comme une contrainte mais comme un moyen d’adaptation aux étapes professionnelles et familiales. Chaque nouveau logement permet de renouveler le processus de rénovation et se fixer de nouveaux objectifs. «Enq. : Et si on vous proposait un emploi intéressant pour vous mais qui nécessite de déménager ? - Ben pourquoi pas, pourquoi pas ? Il faut voir les… pourquoi pas ? On peut pas dire non, maintenant il faut bouger, là on vient de racheter ici, si on arrive à la retraite et qu’il faut vendre et puis racheter plus petit, c’est la vie comme ça… on n’est pas 315 vraiment ancré ici pour dire rester ici, tout dépend où on va et pour quoi faire c’est pas… si on a besoin de nous pourquoi pas… ? » (v1) En outre, Laurent semble avoir une relation ambivalente avec sa région d’origine et ses relations sociales. S’il vit aujourd’hui à Crécy-sur-Serre, à quinze kilomètres de Laon, ses grands-parents maternels étaient charpentiers à Chambry (commune limitrophe à Laon) et ses grands-parents paternels agriculteurs dans un village à cinq kilomètres de Chambry. Ses parents, ouvriers, ont toujours vécu à Chambry. Ses trois frères et sœurs ainsi que sa famille élargie résident tous dans des villages alentours dans un rayon de dix à vingt kilomètres. Malgré ce réseau familial dense, Laurent se dit surtout proche de sa mère (à qui il rend visite tous les jours), de sa sœur et de son neveu, dont il est le parrain. En outre, son divorce, en 2000, a provoqué un tri parmi ses amis, ses connaissances et un resserrement de son réseau de sociabilité. La dynamique initiale de Laurent, lors de la prise de décision, se rapproche d’abord de l’“ancrage d’affiliation familiale” sous l’influence des enfants. La confrontation entre ses aspirations professionnelles et les attentes familiales pèse en faveur du licenciement. Pourtant cette forme d’ancrage n’empêchera pas la formulation d’un projet de reconversion professionnelle qui corrobore ses attentes personnelle et familiale. Il n’y aura pas, pour Laurent, de contradiction entre sa recherche d’emploi et l’organisation domestique. On sent bien lors du premier entretien que Laurent n’aborde pas la recherche d’emploi, et plus largement sa recherche d’activité, avec fatalisme. Il parle, à l’époque, de créer une structure d’accompagnement post-cure pour les personnes souffrant d’alcoolisme avec l’aide de sa conjointe et de l’Hôpital de Laon. Mais surtout il dit vouloir se reconvertir dans le bâtiment et quitter le travail posté en trois-huit. Un an plus tard, Laurent explique comment il a mené à bien ses projets domestiques et professionnels. Tout d’abord, il « profite » des premiers mois de chômage pour investir sa prime de licenciement dans la réalisation de la cuisine, de la salle de bain, des couloirs et des fenêtres de sa nouvelle maison. « Je m'étais dit pendant un an, ça fait vingt-quatre ans que je bosse, j'ai jamais été au chômage, pendant un an je me fais une petite année sympathique. Je vous l'ai dit l'année dernière. Après j'aurai accepté autre chose, mais pendant un an il y avait le chômage il faut bien dire on en a un peu profité. » (v2) Mais suite à l’expérience décevante d’un CDD dans le bâtiment, Laurent est convaincu de ne plus vouloir être salarié. Il refuse même de se faire embaucher définitivement et s’inscrit dans un stage de création d’entreprise. 316 « C’était l’ambiance de chantier, je faisais le boulot mais c’était l’ambiance par ellemême, pas de considération, toujours des comptes, jamais rien. Ça commençait déjà comme ça, j’ai dis au bout d’un mois, moi je ne travaille pas comme ça » ; « mais là on n’a plus de reconnaissance, on n’a plus rien c’est de pire en pire. On a plus de reconnaissance avec un patron, plus rien. » (v2) « Moi je suis une personne qui a quand même pas mal d’objectifs... » (v1) Avec un ami chômeur, lui aussi déçu du travail salarié, ils décident de monter leur propre entreprise. Lors du deuxième entretien, Laurent est donc sur le point de déposer les statuts d’une société de « rénovation d’habitat ». Car Laurent a toujours réalisé de gros travaux, à commencer par ses propres maisons, que ce soit celle qu’il vient de vendre suite à son divorce (dans laquelle il avait construit une piscine) ou celle qu’il occupe aujourd’hui. Mais plus qu’une activité pour son compte personnel, les bricolages et travaux sont depuis longtemps une activité semi-professionnelle, un « travail-à-côté » (Weber, 2001) qu’il réalise pour des personnes de son entourage ou des connaissances. Laurent souhaite à présent faire de son « rêve » un métier et transformer ses compétences acquises en un projet professionnel qu’il pense viable. « Je connaissais des gens oui, des artisans j'en connais pleins, ça fait vingt ans que je bricole. (…) Moi j'étais dans l’entreprise de câbles, je faisais mon petit truc à côté... j'ai quarante-trois ans, il me reste quatorze ou quinze ans à faire.... » (v2) « Dans la famille, il y avait un maçon, un charpentier, un électricien. Donc ma première maison que j'avais avant de divorcer je l'ai faite moi-même. J'avais acheté une baraque, comme dans la Cité, en bois, et j'en ai fait une maison, en dur, piscine et tout. Quand je suis parti y'a deux ans, et j'ai tout refait ici. Donc la compétence, c'est pas un problème. » (v2) En se mettant à son compte il s’extrait des contraintes de la hiérarchie, devient autonome dans son activité et peut développer le contact avec les clients. Sortir du chômage lui permet à la fois de retrouver une identité sociale valorisée qu’il perdait en restant à la maison, mais aussi de trouver une satisfaction au travail. « Ben celui qui travaille pas, maintenant, il n’a rien. Si il faut gagner le SMIC, six mille balles par mois, tant de maison, de charge, il reste tant pour faire des travaux, loisirs, vacances. Mais celui qui ne travaille pas ben… il faut avoir un objectif. Et puis même socialement je ne me vois pas rester, ici. J’ai la pêche, mais je ne me vois pas rester ici à rien faire. J’ai besoin de….besoin d'argent comme tout le monde. Mais un besoin de contacts de personnes... je dirais même que ce serait plus important d'avoir des contacts avec des personnes que l'argent. Il en faut... mais personnellement ça vient après. Parce que si on est en contact avec les gens, l'argent vient après. Si on a de bons contacts, de bonnes compétences... » (v2) Ses nombreuses relations dans le secteur du bâtiment, les travaux qu’il a déjà réalisés pour des particuliers, forment d’ailleurs un carnet d’adresses utile pour démarrer son entreprise. Laurent pense accepter des chantiers dans un rayon de cinquante kilomètres voire au-delà si le contrat en vaut la peine. 317 «- Ce matin j'ai été voir le maire de Crécy, qui est dans le métier en gros, il sait que je m'installe, il m'appellera. Après y'a la communauté de communes de Crécy, j'ai déjà rencontré deux, trois fois...je vais lancer une campagne de publicité. Enq. : Oui, et du fait que vous avez déjà travaillé chez des gens ... ? - Oui du fait qu'on avait travaillé en famille, chez pas mal de personnes, c'est vrai que les personnes connaissent, tiens... c'est de fil en aiguille. (…) Bon je me donne six mois pour galérer un peu, la gestion, préparation de chantier, c'est vrai que administrativement c'est lourd. Disons un an on aura déjà un peu plus l'habitude, mais sinon question boulot, on aura déjà l'habitude. On a déjà presque un an de boulot. Beaucoup de gens nous l'ont dit,... et puis la rénovation c'est en pleine expansion.. » (v2) L’aspect central du rapport à l’emploi dans les propos de Laurent et l’absence de contradictions familiales dans la phase de recherche d’emploi constituent bien, in fine, une logique d’“ancrage de projets”. Cette dernière est fondée sur un projet de reconversion professionnelle qui lui permettra d’allier satisfaction d’un métier-hobby et autonomie du travail indépendant. Ce pari professionnel est toutefois calculé et le risque limité à l’aune de la stabilité de l’emploi et du niveau de rémunération de sa conjointe. Mais le refus de partir à Sens repose aussi sur un projet familial et résidentiel de construction d’un foyer qui s’apparente à un “ancrage d’affiliation familiale”. Rester dans la région de ses aïeux et de ses enfants dont il n’a pas la garde lui semble à présent indispensable et évident. 2.3. Maurice, enquêté n°20 : un ancrage de projets (type 2) Maurice, trente-huit ans, est agent de fabrication dans l’usine de câbles depuis quatorze ans. Cet emploi lui a permis d’acheter une maison en 1990 à Crécy-sur-Serre, village situé à dix-sept kilomètres au Nord de Laon, dans lequel il a toujours résidé depuis son enfance. Maurice est père de deux enfants de quatorze et dix-huit ans. Sa femme travaille, depuis plusieurs années, dans l’école primaire de leur village grâce à différents Contrats Emploi Solidarité. Les parents de Maurice, ouvriers d’usine, et sa sœur, sans profession, habitent euxaussi Crécy-sur-Serre. L’ensemble de son réseau de parenté réside dans un rayon de cinquante kilomètres dans la moitié nord de l’Aisne. Pourtant, Maurice et sa femme ont peu de sociabilités familiales ou amicales. Alors que sa femme n’a pas connu son père et que sa mère est décédée, le couple côtoie principalement les parents de Maurice, parfois sa sœur : « la famille que je vois ça représente quoi … allez, trois familles [ménages] disons à peu près.». Maurice dit ne pas faire beaucoup de « sorties » et se sent même « sédentaire » puisqu’il ne se déplace que quelques fois par an en dehors du Laonnois, à Reims ou à Saint-Quentin, et ne peut pas partir en vacances pour des raisons financières. Les relations entretenues avec la 318 famille reposent sur un principe d’indépendance. L’entraide familiale, par exemple, est occasionnelle : « Non, non… non, je veux pas d’aide. C’est pas que je ne veux pas en donner mais je ne veux pas en recevoir ». C’est en fait la maison, pour laquelle sacrifices financiers et travaux de rénovations ont été réalisés depuis des années, qui concentre l’attention de Maurice: « J’ai tout fait, tout fait, tout ! J’ai gardé les quatre murs extérieurs et le toit, c’est tout ». La fermeture de l’usine et la proposition de mutation à Sens viennent rompre cette stabilité résidentielle. Ayant refusé de suivre la délocalisation de l’entreprise, Maurice explique d’emblée que ce n’est pas l’ancrage dans la région qui l’a fait choisir le licenciement. Il a hésité avant de prendre sa décision. La stratégie d’une double résidence a pu être envisagée mais le coût du logement à Sens, et celui des déplacements hebdomadaires rendait cette option économiquement inintéressante. « Pour y accéder, il aurait fallu [se] séparer en fin de compte. Partir, mais partir en déplacement, partir la semaine. Mais ça faisait trop tard... (…) si c’est pour aller là-bas travailler revenir ici, et reste le RMI à la fin du mois c’est pas la peine ...[rires] autant rester ici au RMI hein ! » (v1) « Parce que pour acheter une maison, vu le coût de l’habitat là-bas, en travaillant tout seul vu qu’on allait avoir une perte de salaire avec le passage aux trente-cinq heures, c’était impossible de racheter une maison, à moins d’avoir, que ma femme trouve un emploi avec un salaire conséquent, sinon c’était impossible. Les charges, les impôts pis la région qui n’était pas belle, pas spécialement. » (v1) La décision a été prise en fonction de l’emploi de sa femme, de la maison mais c’est plus encore, la perte de confiance et l’incertitude sur l’avenir de l’entreprise et de l’industrie en général qui ont pesé sur son arbitrage. Le risque de licenciement d’ici cinq années lui semble élevé : « Moi, j’avais demandé une augmentation de salaire pour suivre, parce que ça les intéressait quand même qu’on suive, il faut des années d’expérience pour travailler leur matière. Ils ont... Ils ont pris un chef du personnel qui s’est bloqué tout de suite : “non, je veux rien savoir”. En fin de compte, c’est p’être pas un mal parce que si on y avait été avec une augmentation de salaire conséquente, à la première occasion qu’ils auraient eue de se débarrasser de nous, ils l’auraient fait... » (v1) Le refus de partir de sa femme et la charge financière de sa famille (sa fille débute des études universitaires et doit louer un logement étudiant) rendent le choix du licenciement à la fois nécessaire et hasardeux. Aussi, Maurice décide de préserver l’ancrage résidentiel de sa famille mais entend construire un véritable projet de reconversion. Le licenciement est ainsi assumé et légitimé par la maîtrise de son avenir professionnel. Face au constat du déclin de l’emploi industriel et la fatigue de quinze années de travail en trois-huit comme agent de fabrication, Maurice décide de quitter l’industrie. Le licenciement représente finalement un déclencheur - « un coup de pieds aux fesses comme on 319 dit [rires], ça me permettra peut-être de me bouger un peu ! » -, une étape charnière permettant de changer de vie professionnelle, voire d’améliorer la situation financière de la famille : « Déjà, je voulais quitter l'industrie. Mon métier de base c'est mécanicien fraiseur, tout ce qui est service mécanique. Ça n'existe plus dans les usines : avant ils prenaient des services mécaniques, tout ça ; c'est fini maintenant, c'est la sous-traitance. En soustraitance, j'y ai travaillé et c'est le bagne. Les conditions de travail, c'est le bagne. Et retravailler en usine à la chaîne... Moi j'avais un travail c'était relativement que de la surveillance, on faisait ce qu'on voulait. J'y ai passé quinze ans là-bas. Je peux le regretter en fin de compte. J'ai déjà travaillé à la chaîne, je ne veux pas le refaire. Je n'ai pas dit que je ne le ferai pas, j'ai dit que je ne voulais pas le refaire.» (v2) Maurice s’engage donc dans une reconversion professionnelle et souhaite se rapprocher des métiers du bâtiment. Il cherche une formation qualifiante de longue durée (qui sera financée par une allocation de formation équivalente aux indemnités chômage) afin de devenir chauffagiste. Les possibilités locales d’emploi dans le secteur du bâtiment et le niveau de rémunération à laquelle Maurice pourrait prétendre devraient lui permettre d’assurer son avenir professionnel en tant que salarié ou, mieux, en s’installant à son compte : « C’est un secteur, euh, qui est normalement porteur d’emplois et qui me permettrait de m’installer à mon compte peut-être... peut-être, hein... C’est pas... J’ai essayé... Normalement des emplois peut-être j’en trouverai. J’essaierai de travailler comme employé, si vraiment que je trouve que ça ne me convient pas ou que je ne trouve pas [d’emploi salarié], je verrai pour m’installer à mon compte... » (v1) « Normalement, ça devrait aller hein… Moi, je connais une personne de Marle qui recherche des gens en plomberie tout ça, de la maçonnerie et tout... Il proposait quand même, en déplacements parce que c’est des métiers où je travaillerai en déplacement. Y’a quand même des salaires qui montent de 15 à 16 000 francs en déplacements donc ça me changera de l’usine... donc y’a déjà ça... Parce que retravailler dans l’industrie actuellement avec un contrat de trente-cinq heures... Euh... c’est 6000 francs. Si vous êtes en journée, c’est 5200. »(v1) Le rapport à l’emploi, central dans le discours de Maurice, est fondé sur l’impératif financier, le besoin d’activité et l’aspiration à bénéficier d’une position sociale plus favorable. Mais l’objectif final de cette reconversion professionnelle est bien la consolidation du projet résidentiel et familial. Il n’y a donc pas de contradictions dans le choix de licenciement et dans celui de la reconversion : le projet professionnel de Maurice oeuvre pour sa famille. En cela, Maurice se positionne bien dans un “ancrage de projet”. « Pis, si ça avait attendu plus, j’aurais, p’être été trop vieux pour me relancer dans autre chose, donc c’était p’être pas l’idéal non plus. Moi j’vois, chez nous, y’a beaucoup de personnes qui ont quarante-sept ans à peu près, ils seront plus embêtés que moi à mon avis. » (v2) « Vous savez, si l'on me donne un salaire je reste ici [à la maison]. Si l'on me donne des rentes demain je ne travaille plus. Ça ne me dérange pas de travailler, je suis de familles qui ont toujours travaillé. Mais c'est une obligation, ce n'est pas un plaisir. » (v2) 320 Un an plus tard, Maurice est inscrit dans un plan de formation qui l’amène à suivre deux stages successifs de onze mois chacun. Le premier stage, qu’il suit au moment du deuxième entretien, est une formation de chauffagiste, équivalente au CAP, localisée à Laon. Maurice a choisi cette formation car ce métier lui permettra de se mettre facilement à son compte. Le travail indépendant, expérimenté par son père durant quelques années, est une sécurité supplémentaire au cas où il ne trouverait pas d’emploi salarié : «- Mon père l'a été pendant quatre ou cinq années. Je sais ce que c'est à peu près. Je connais les artisans du coin. Enq. : Cela vous attire comme métier ? - Je ne sais pas vraiment, c'est relativement difficile quand même. Si vraiment il fallait en venir là, je le ferai quand même. Cela dépend si je trouve un travail avec un salaire intéressant. Je verrai bien, ce n'est pas encore défini. » (v2) Maurice suivra ensuite une formation de spécialisation dans le réglage du gaz qui lui permettra à terme d’être mieux rémunéré qu’en étant simplement monteur-dépanneur de systèmes de chauffage. Pour ce stage de onze mois basé à Compiègne (Oise), un logement en foyer de travailleur lui sera fourni. Le fait que Maurice accepte d’être absent du domicile familial durant la semaine et d’effectuer une mobilité hebdomadaire (quatre-vingt-trois kilomètres pour une heure trente de trajet) fait écho à sa détermination à réussir cet “ancrage de projet”. Il sait, en outre, que ses futures conditions de travail l’obligeront à se déplacer sur des distances relativement importantes, de trente à soixante kilomètres, plusieurs fois par semaine. Si les déplacements et les absences durant la semaine peuvent être fréquents, ces frais sont, dans ce métier, généralement pris en charge par l’employeur ou bien inclus dans une rémunération élevée (dix à douze mille francs) à laquelle Maurice espère pouvoir prétendre. « Il faut savoir ce qu'on veut. Si je me mets dans mon fauteuil et que j'attends que ça se passe. De toute façon, après, je serai dans un métier où je serai amené à me déplacer. De toute façon. » (v2) Enfin, Maurice cherchera à s’appuyer sur son réseau amical et familial auprès duquel il peut véritablement compter pour une embauche. Une tante qui travaille dans une agence d’intérim et des amis qui sont déjà dans le métier peuvent lui trouver une place : « Oh oui, disons que cela représente trois personnes. Trois personnes sur qui je peux compter et qui vraiment, si je leur demande, qu'il n'y aura pas de problème. » (v1) Si ce projet de reconversion de long terme semble être garanti par différents filets de sécurité et doit à terme favoriser l’équilibre économique de son foyer, la situation financière de Maurice est, pour le moment, difficile. Son allocation de formation est inférieure de 380 euros (soit 2500 francs) par mois à son salaire précédent. Le ménage a déjà dû utiliser une partie de sa prime de licenciement. En outre, le stage de formation, qui se déroule durant la 321 journée, semble avoir changé le rythme des activités de Maurice. Ne plus travailler en troishuit lui laisse en fait moins de temps durant la semaine pour travailler dans sa maison et l’oblige à concentrer toutes ses activités sur le week-end. De fait, Maurice trouve encore moins de temps pour rencontrer ses proches. « La famille, je dirais que je la vois moins. Avant j'avais du temps de libre, maintenant je n'en ai plus. Le soir, je rentre et voilà qu’il y a les devoirs [des enfants]. En fin de compte, on n'a pas le temps de sortir. Avant, l'entretien de la maison je le faisais la semaine comme j'finissais à quatorze heures. Maintenant je ne fais ça que le week-end, automatiquement, ça change. On change l'horaire de travail, vous changez de manière de vivre. » (v2) C’est donc bien vers un changement de mode de vie, professionnelle et familiale, que s’achemine Maurice. Sa logique d’“ancrage de projet” repose sur la centralité de son activité professionnelle dans l’économie et le projet familial. Alors que les sociabilités de Maurice sont restreintes, qu’il semble investir essentiellement l’espace de sa maison et l’éducation de ses enfants, les attentes de la famille semblent entièrement dépendantes de la situation professionnelle de Maurice. Celle-ci est le garant du niveau de vie et de la poursuite de l’accession à la propriété. Le refus de suivre l’emploi à Sens participe de cette stratégie d’assurance et de protection de la famille. En outre, il corrobore le souhait de sa femme de rester sur place et de ne pas quitter la région. Plus qu’une immobilité de principe, c’est bien une non-mobilité résidentielle calculée qui préside à cet “ancrage de projet”. 2.4. André, enquêté n°3 : une migration de carrière (type 1) Ouvrier qualifié et polyvalent, André, a trente-quatre ans. Originaire d’Amiens, il s’inscrit dans la filiation professionnelle de son père et de son grand-père, tous deux ouvriers dans la branche du câble. « Mon grand-père, il travaillait pour les... il posait les premières lignes téléphoniques. Ma mère est couturière, mon père travaille chez France-Telecom, il répare les lignes téléphoniques et moi je les fabrique. Sans le vouloir on est resté dans la branche. (…) j’suis d’une famille de l’industrie. Mon arrière-grand-père était bonnetier. » ( v1). Après son engagement dans l’armée en 1984 (il sera successivement basé en Moselle, en Allemagne puis dans plusieurs pays africains), il entre deux ans plus tard, à l’occasion d’une formation diplômante, dans une entreprise d’Argenteuil (Val-d’Oise) appartenant à une multinationale italienne spécialisée dans la production de câbles. Dès lors, André ne quittera plus cette entreprise et connaîtra une évolution ascendante de sa carrière, passant des secteurs de l’isolation, puis du gainage vers celui de l’accélérateur de particules. Toutefois, cette progression a nécessité de suivre plusieurs mutations professionnelles et géographiques. En 322 1990, d’Argenteuil, il part pour Epernay (Marne) où on lui propose un poste en usine. Il devra quitter ce poste, en 1993, suite au transfert du site marnais à Laon (Aisne). Un an plus tôt, il aura rencontré sa femme, éducatrice spécialisée, avec laquelle il aura trois enfants aujourd’hui âgés de huit à trois ans. Alors qu’André accepte une troisième mutation professionnelle et s’apprête à déménager à Sens, l’emploi fait bien figure de pivot du projet domestique. Accepter la mutation à Sens lui permet d’écarter une nouvelle fois le risque de chômage et de satisfaire son ambition professionnelle. Toujours en recherche d’une nouvelle formation, d’une nouvelle compétence, la mutation lui permet de perpétuer son parcours professionnel qu’il espère mener jusqu’au poste de Technicien. Titulaire d’un CAP, il souhaite aujourd’hui pouvoir passer un BEP en formation continue en vue d’obtenir un jour le baccalauréat. L’emploi et l’identité professionnelle qui lui est associée occupent une place dominante tout au long de l’entretien d’André. « J’ai eu la chance de n’avoir fait qu’un travail. (…) c’est la pièce maîtresse de la famille j’dirais, si on travaille pas…(…) j’me lève j’pense à ça, j’fais jamais la même chose donc euh… En même temps j’aime bien être routinier à la maison, que les choses soient à leur place, autant l’usine c’est l’inverse. Enq. : Vous aimez que ça change … - Que ça bouge. Dès qu’on me dit, tu vas là-bas, j’suis content. J’ai mes fiches, mon classeur, pour telle machine y’a ça. On se remet tout le temps en question. Tout le temps, tout le temps. On est jamais sûr à 100 % de réussir une commande, même si on l’a déjà fait cent fois. Il peut se passer n’importe quoi. » (v1). Cette disposition au changement, et notamment à la mobilité géographique, André l’a acquise et mise en oeuvre à différentes étapes de son parcours : « Quatre ans dans l’armée où j’ai beaucoup voyagé, où j’ai appris à bouger », « Moi, j’suis toujours prêt moi. C’est bien la première fois qu’on reste toujours aussi longtemps dans un endroit ». La mobilité résidentielle et professionnelle est tantôt voulue, tantôt subie mais toujours André parvient à en tirer profit. Il témoigne d’ailleurs aujourd’hui d’une certaine confiance dans l’entreprise, espérant que son emploi sera assuré pour les années à venir voire jusqu’à sa retraite. Si la motivation professionnelle est la raison principale du choix de mutation à Sens, André et sa femme (laquelle intervient pendant l’entretien) présentent un projet plus large d’amélioration du confort, du niveau de vie et en définitive d’ascension sociale de la famille. Le couple réalise un calcul coût-avantage très explicite et tire rapidement la conclusion que la position professionnelle d’André sera plus difficile à retrouver que celle de sa femme, éducatrice spécialisée. Les propos véhiculent donc l’idée que la mutation est un choix rationnel pour le ménage. Mais au-delà, on comprend qu’il n’y a pas d’opposition entre les 323 aspirations professionnelles d’André et les attentes familiales mais bien adéquation entre les deux. Ainsi, André et sa famille tirent pleinement parti de l’aide financière pour l’accession à la propriété proposée par le plan social. André avait d’ailleurs quelques années plus tôt refusé une mutation dans la Marne qui ne prévoyait pas d’aides financières et immobilières significatives. Après avoir occupé trois maisons en location, le couple avait tenté d’accéder à la propriété au cours de l’année 1999 mais leur projet fut refusé par la banque. Aujourd’hui, les aides financières du plan social transforment la mutation professionnelle en une véritable opportunité immobilière qui permet l’achat d’une maison de cent quatre-vingts mètres carrés, dans une petite ville à dix-huit kilomètres de Sens, pour 84 000 euros (soit 550 000 francs). Les 831 euros (5450 francs) de remboursement mensuel seront parfaitement assumés par le ménage qui dispose d’un revenu d’environ 2900 euros (19 000 francs). Cette “migration de carrière” qui se dessine pour André repose aussi sur un rapport spécifique au territoire et aux liens de parenté. Dans ses propos et dans les remarques de sa femme, on comprend combien le bien-être familial ne repose pas sur une fixation dans un territoire particulier mais sur un espace domestique constitué par le noyau familial, la maison et un cadre de vie à dominante rurale. Le couple n’est pas attaché à une région en particulier mais davantage à l’environnement du lieu de résidence, à l’habitat rural (il s’agit d’éviter un appartement en HLM et de fuir les grandes agglomérations). Le couple apprécie en outre l’autonomie vis-à-vis du réseau de parenté qu’engendre la distance géographique, autonomie qu’ils expérimentaient d’ailleurs déjà avant le déménagement : en effet, dix des onze personnes identifiées parmi les membres de la famille et de la belle-famille d’André résident en dehors du département de l’Aisne. André a pris, dès son entrée dans la vie active, une distance géographique et en partie affective avec un milieu familial désorganisé par le divorce de ses parents. Son autonomie est aussi rendue visible par le fait qu’il déclare ne pas avoir bénéficié d’aide de son entourage familial ou amical. Toutefois, il se dit proche de sa sœur (qui habite dans son village de Chéret) et de sa mère (résidant dans la Somme). Pour sa conjointe, les relations avec sa propre famille sont plus fortes (notamment avec la sœur, les parents et un oncle de sa femme dans la Marne), mais s’accommodent également d’une certaine distance géographique. Un an après la mutation, en 2001, André raconte comment il a eu à subir les difficultés de réorganisation de la production sur le site de Sens. Les six premiers mois de sa mutation se sont déroulés… à Laon, dans l’Aisne. Toutes les machines n’ayant pas été transférées, il accepte cette contrainte supplémentaire qui le place dans une situation “ubuesque” : il vit à Laon, à l’hôtel, durant la semaine et retourne le week-end dans sa nouvelle maison de l’Yonne 324 dans laquelle s’est installée sa famille. L’indemnisation relativement importante des trajets hebdomadaires lui permet de payer largement les frais de nourrice supplémentaires. Alors qu’André était optimiste un an plus tôt sur la stabilité de son emploi à Sens, son discours témoigne, en 2001, d’une moins grande sérénité et d’un plus grand fatalisme suite aux mutations successives que l’entreprise lui a imposées. « - On a fait Argenteuil, Port A Binson, Laon, Sens... on espère bien fermer Sens [rires] ! Quand je dis ça à des collègues, ils me disent c'est pas possible ça n'arrivera jamais, mais on disait ça aussi à Laon. Ça jette un froid. Enq. : Comment estimez-vous la sécurité de votre emploi ? - Je ne sais pas. Enq. : Vous êtes incertain... ? - Non je suis vacciné, demain on me dit ça ferme... bon... on a été rodé, on a été un peu habitués. » (v2) En outre, si l’intégration sociale dans la nouvelle usine a été facilitée par le rapprochement et la solidarité du groupe des salariés de Laon, sa demande de promotion sur un poste de technicien lui a été refusée : « - On m'a dit que j'étais a-social. En faisant le compte, on ne peut pas me prendre sur une machine, si on me prend dans un secteur, les autres ne pourront plus… y'a plein de facteurs et puis mon sale caractère. Ça, ça m’est resté en travers de la gorge ! je ne désespère pas, on recommencera. Enq. : Vous prévoyez de pouvoir mieux vous intégrer, d'être mieux reconnu dans votre... ? - On repart à zéro là. A chaque fois, ça fait quatre fois. On me demande à chaque fois de faire mes preuves. » (v2) Un des moyens de rationaliser cette incertitude est encore une fois de mobiliser le registre de la sphère professionnelle et des projets d’avenir. Ainsi la localisation du logement, dans un bassin d’emploi jugé dynamique, est qualifiée de point d’appui plus sécurisant que ne l’était l’Aisne : « Pour l'instant on est sur un point d'ancrage. Et il y a plus de chance de trouver du travail ici en dehors de l’usine que dans l'Aisne. Y'a un avenir professionnel plus important. On est bien placé entre Troyes et Auxerre. » (v2) Les dimensions résidentielles et familiales de la mutation sont en revanche pleinement satisfaisantes et légitiment parfaitement la démarche de migration. La satisfaction pour la nouvelle maison est très forte car elle améliore le confort des trois enfants qui ont à présent chacun leur chambre. Mais la propriété n’est pas envisagée comme un patrimoine facteur d’enracinement. Au contraire, à l’image des expériences et des représentations véhiculées autour de la mobilité et du changement, cette maison constitue davantage un capital appelé à être valorisé, par les travaux envisagés, puis à être revendu. 325 La sociabilité familiale était organisée, jusqu’à la fermeture de l’usine, par des rencontres quasi hebdomadaires, le week-end, pour rejoindre ou accueillir leurs familles et amis. Un an plus tard, la fréquence des rencontres avec le réseau de parenté et les amis a décru. Le réaménagement des relations familiales (visites ou accueil de la belle-famille une fois par mois, une fois par trimestre pour la mère d’André) permet toutefois des rencontres, certes plus espacées dans le temps, mais d’une durée plus longue notamment lorsque la mère d’André vient passer plusieurs jours chez eux. Si le couple dit se sentir plus isolé, la sociabilité locale commence à s’organiser notamment avec leurs voisins (les anciens propriétaires de la maison achetée) et les collègues. Cette situation laisse présager une intégration locale progressive qui s’amorce aussi par des balades ponctuelles dans les forêts et villes de la région. André se situe donc pleinement dans le type d’une “migration de carrière” au cours de laquelle il tente de poursuivre voire de valoriser sa trajectoire professionnelle. Son intégration professionnelle prime mais ne vient pas contredire le projet domestique car elle s’accompagne d’une valorisation salariale, professionnelle mais aussi résidentielle pour le ménage. Sa famille s’ajuste aux contraintes géographiques du travail, par l’accès de sa femme à un nouvel emploi correspondant à son métier d’éducatrice, par l’accession à la propriété d’une vaste maison qui améliore la situation résidentielle de toute la famille, par l’aménagement, semblet-il réussi, de relations à distance avec les deux familles élargies. L’équilibre entre satisfaction domestique et intégration professionnelle est en construction notamment grâce à un rapport plus distant au territoire et au réseau de parenté ainsi qu’à l’ajustement réussi des membres de la famille à cette migration. 2.5. Monique, enquêtée n°6 : une migration de compromis familiaux (type 3) Le parcours résidentiel et familial de Monique est marqué par la filiation ouvrière mais aussi par plusieurs ruptures qui ont suscité des difficultés économiques. L’histoire de la famille de Monique est celle de nombreux ouvriers de la région d’origine rurale. Ses grands-parents maternels ont quitté la Tchécoslovaquie après la première guerre mondiale et furent ouvriers agricoles dans l’Aisne. Son grand-père paternel était forgeron dans le village de Missy-les-Pierrepont où ses parents résidèrent et furent à leur tour ouvriers agricoles. Le quart nord-est du Laonnois constitue donc l’espace de référence de sa famille, ses trois frères résidant également dans des villages de cette zone. 326 Mariée en 1975, elle travaille à l’époque comme ouvrière dans une petite usine du village de Saint-Erme et loue avec son mari une maison dans le village de ses parents. Dès 1976, elle entre dans l’usine de câbles de Laon grâce à une personne de son entourage. Après avoir eu son premier fils et sa fille, Monique divorce en 1982 et loue un appartement à Laon, dans le parc HLM. Elle rencontre son deuxième mari, lui aussi salarié à l’usine de câbles. Le couple se marie trois ans plus tard et achète une maison à Gisy, village du territoire familial où vit un de ses frères. Après la naissance de son dernier fils et la séparation d’avec son deuxième mari en 1992, Monique déménage de nouveau et quitte l’espace rural pour revenir à Laon dans un appartement géré par un CIL. Le coût du loyer étant trop élevé, Monique et ses enfants déménagent à nouveau lorsqu’ils obtiennent, en 1996, l’appartement de l’office d’HLM de Laon dans lequel ils vivent actuellement. Deux de ses trois enfants vivent une partie du temps à Reims : l’aîné recherche un emploi et sa fille y est étudiante. Ses liens avec eux sont très forts ainsi qu’avec sa propre mère à qui elle rend visite plusieurs fois par semaine avec laquelle elle fait ses courses. La prise de décision puis l’aménagement et le vécu des arbitrages professionnels et spatiaux de Monique sont fortement marqués par les hésitations, les tensions entre sphère professionnelle et responsabilités familiales. Monique a travaillé vingt-quatre ans dans l’usine de câble, de l’atelier de production à celui du contrôle de la qualité. Bien qu’elle ait formulé à plusieurs reprises des demandes de changement de poste, celles-ci lui ont toujours été refusées. La fermeture de l’usine la trouble car elle met un terme à un travail, une ambiance et des amitiés dans l’usine qu’elle appréciait malgré tout. « Au départ, on n’y croit pas parce que vraiment on se dit, p’être qu’on a toujours un espoir que ça va s’arrêter quoi… et quand ils commencent à faire grève et que ça continue et puis voilà… et puis après euh, on voit que la position de la direction ne change pas, non, fermeture, transfert de l’activité. Mais bon c’est pas… c’est pas… ça fait bizarre hein. On se sent bizarre oui... » (v1) Aujourd’hui (en 2000), Monique a quarante-quatre ans et vit seule avec ses trois enfants, âgés de seize à vingt-quatre ans. La fermeture de l’usine est donc une difficulté supplémentaire dans son parcours. La proposition de mutation à Sens provoque une tension forte entre des injonctions contradictoires. Le fait qu’elle soit responsable du ménage l’empêche de refuser d’emblée la mutation. Elle sait le risque de précarité économique et de chômage et ne veut pas avoir à regretter le choix d’un licenciement. Pourtant Monique ne peut imposer une migration à ses enfants et souhaite rester proche d’eux. Ce dilemme a suscité 327 chez ses enfants des opinions et des conseils eux aussi contradictoires. Mais aucun d’entre eux ne souhaite partir avec elle. « Enq. : Alors comment ont réagi votre famille, vos enfants par rapport à cet … ? Ah ! [rires] donc c’est le plus âgé, le week-end il m’a dit euh, maman je sais pas si ça fait un grand changement pour toi, mais fais comme tu veux. Mais lui euh, lui il me conseillait de ne pas y aller. Son conseil … c’est : “t’es trop près de… sa grand-mère quoi … il me dit ta mère, t’as la famille dans le coin et tout”… pis bon lui il ne me voyait pas partir. Ma fille elle, elle est un peu plus jeune elle a vingt ans, elle me dit : “bon écoute maman euh si vraiment, va faire l’essai elle dit, essaye… moi je te conseille…” elle m’approuvait, elle, pour partir. Enfin pour partir faire l’essai…pour rester là-haut bon elle voulait pas décider à ma place, mais elle dit : “tu sais ça peut être bien là-haut”… pis elle dit : “moi ça ne me dérange pas de changer de région”. Elle, ça ne la dérange pas… Et le dernier, non absolument pas ! Lui, il a seize ans il veut pas quitter la région, c’est un peu normal, un p’tit peu oui … » (v1) Monique ne perçoit pas la mutation comme l’opportunité d’une nouvelle vie, mais bien comme une nouvelle déstabilisation familiale. Aussi, ses choix professionnels sont largement déterminés par ses enfants et par son besoin de stabilité, ce qui précipite la décision d’accepter la mutation, mais dans un premier temps, pour une période probatoire. « …la période probatoire euh, disons que je me suis dit, je vais faire l’essai euh… comme ça je… je ne regretterai pas après, je n’aurai pas de remords après… j’aurai au moins fait l’essai et bon ça ma plait ou ça ne me plait pas. Parce que si dès le départ, j’avais dit je refuse, et puis… je refuse donc je reste ici, pis j’aurai p’être dit, j’aurai… au fond de moi-même j’aurai dû essayer six mois. Voilà je… je me serai fait une idée, j’aurai vu voilà. » (v1) Cette mutation à l’essai nécessite de repenser l’organisation familiale puisqu’elle va précipiter l’indépendance de son plus jeune fils qui sera placé en internat dans le lycée de la ville de Laon. « Là pour mon départ, les six mois d’essai. Là, j’ai mon grand il va, il cherche un logement il va partir de la maison, bon il a vingt-cinq ans, il est temps je crois [rires]. Et puis donc ma fille sera à Reims toute la semaine, donc elle reviendra le week-end, et encore y’a des week-ends où elle reviendra pas. Bon elle, ça va. Donc le problème c’était pour le plus petit. Et je lui ai dit, ben écoute je vais partir à l’essai, c’est soit que tu vas habiter chez ta grand-mère, tu prendras le car pour venir au lycée tous les jours, ou alors tu vas à l’internat. Il préfère aller à l’internat, donc il va à l’internat, à Claudel oui. Donc il va entrer à l’internat. » (v1) L’ensemble de l’entretien révèle l’incertitude dans laquelle Monique se trouve, hésitant entre intégration professionnelle, contraintes économiques et intégration familiale. L’intérêt qu’elle porte à son travail et les possibilités d’évolution qu’elle espère pouvoir saisir pourraient l’inciter à accepter définitivement la mutation. Mais dans le même temps, quitter la région parait trop difficile et contradictoire face à son désir de rester proche de ses enfants et de sa région : « Oh … Je prévois plutôt de revenir [rires]. Je ne m’imagine pas rester là-bas… à moins que vraiment il y ait quelque chose qui me fasse vraiment changer d’avis, ou si on me 328 propose vraiment un travail euh, ou je ne sais pas intéressant, ou mieux rémunéré mais sinon y’a pas trop… pas beaucoup de choses qui me retiennent... » (v1) Son hésitation est telle que tout en évoquant sa mutation définitive, Monique envisage quelle pourrait être sa stratégie de recherche d’emploi si elle choisissait finalement le licenciement. Son projet de reconversion serait de passer l’examen d’équivalence au Baccalauréat afin de tenter le concours d’assistante sociale, ou de se former dans le secrétariat médico-social. Sinon, elle acceptera toutes les formes d’emploi et ira même jusqu’à Reims. Près d’un an plus tard, Monique ne s’achemine plus vers l’option du licenciement et tente toujours de tenir à la fois l’ancrage résidentiel de ses enfants à Laon et son intégration professionnelle dans l’usine de câbles à Sens. Si Monique avait envisagé, lors du premier entretien, de revenir définitivement à Laon, elle finit par changer d’avis face aux échos des difficultés de ses anciens collègues licenciés aujourd’hui en intérim, en CDD ou au chômage. « Ben, disons que je savais pas au début, je voulais pas rester. Quand j'ai donné ma réponse début janvier, j'ai dit non. Et puis après j'ai réfléchi et tout. Je suis revenue sur ma décision, sur pas mal de choses. J'ai dit bon le travail, je vais pas trouver un travail facilement comme ça, et tout. Bon pour les enfants ce sera temporaire. Ici j'ai ma fille qui est étudiante à Reims, Florian il passe en Terminale donc après ils vont partir. Ils ne seront plus là bientôt alors je vais continuer là-haut. C'est surtout pour le travail aussi... j'avais peur de ne pas... on se retrouve vite au chômage. » (v2) « Encore quand y’a un salaire à côté ça va, mais moi je ne pouvais pas me le permettre… non, moi mon choix il est financier, garder mon salaire et puis il faut que j’assure mes arrières pour ma fille et mon fils qui va aller en études après, ça va me coûter de l’argent. Ensuite euh…si il est à Paris je prendrai peut-être quelque chose de plus grand à Sens, parce que de Paris y’a qu’une heure… ça dépend de l’avenir… » (v2) Autour du logement se cristallisent toutes les contraintes financières et familiales. La famille invente une nouvelle organisation par le biais d’une double résidence pour Monique qui part chaque semaine à Sens. Son plus jeune fils de dix-sept ans vit maintenant seul une partie de la semaine dans l’appartement familial de Laon et passe deux jours chez son père. Sa fille suit des études à l’Université à Reims et vit dans une chambre universitaire du CROUS. Boursière, elle a néanmoins besoin de l’aide financière de 153 euros (mille francs) par mois que lui donne sa mère. Monique a demandé deux prolongations successives de sa mutation en période probatoire. Ce statut lui permettait de bénéficier plus longtemps d’un hébergement et de repas gratuits à l’hôtel comme le prévoyait le plan social. L’avenir sera malgré tout plus complexe. Ses contraintes financières l’empêchent aujourd’hui de pouvoir accéder à la propriété (malgré l’aide de 12197 euros offerte par le plan social) car sa capacité de remboursement d’un prêt immobilier est trop faible. Seule à travailler dans le ménage, elle ne touche que 1250 euros (soit 8200 francs). 329 « Disons que j'aurai plus d'avantages à acheter un studio, on a une prime de 80 000 francs pour l'achat. Mais ce qui me fait hésiter c'est ce qui rentre tous les mois et ce que je dépense tous les mois, c'est ça qui va pas. Bon j'ai mon salaire, mais mon loyer ici et le remboursement de l'emprunt. Même si c'est pas excessif, presque mille francs. En contrepartie, j'aurai plus mes trajets de remboursés. En location, pendant les deux premières années, j'ai pas de loyer et toujours mes frais de transport [remboursés]. Si j'accède, j'ai plus les frais de trajet et j'ai tout de suite un loyer, un remboursement à payer, plus mon loyer ici, plus tout l'argent que je dois dépenser, les courses pour les enfants, ma fille en étude, tout ça... Non c'est, je peux pas, je peux pas, au point de vue financier je ne peux pas. » (v2) De fait, Monique s’achemine vers l’acceptation de la mutation en tentant de poursuivre ce système de double résidence. Elle choisira vraisemblablement de louer un petit logement. Comme le prévoit le plan social, l’aide au paiement du loyer et l’aide aux déplacements hebdomadaires lui seront attribuées pendant dix-huit mois à compter de l’acceptation définitive de la mutation. Si elle cherche un logement dans le parc HLM, elle reste attentive à l’environnement de son logement. Monique préfère louer à Sens un studio pour 228 euros (soit 1500 francs) par mois, proche de son lieu de travail afin de limiter les frais de déplacements durant la semaine. Dans près d’un an et demie, la famille devra donc faire face à une nouvelle étape. Sans aides financières, Monique devra sans doute choisir de quitter définitivement Laon. Pourtant sa réticence à se couper de la région est toujours forte. Cet espace permet les rencontres et les relations affectives avec sa mère et son réseau de parenté. Même si la sociabilité professionnelle à Sens est satisfaisante, ses véritables amis sont restés à Laon. « Enq. : Ça a renforcé vos liens avec eux ? - Oui peut-être, je les vois pratiquement tous les week-ends, ma famille oui et puis mes amis aussi. » (v2) Sa mère lui conseille toutefois de préserver son emploi et de ne pas quitter son travail, alors que ses enfants quittent progressivement le foyer parental. Pour le moment, Monique exprime une certaine satisfaction au travail, notamment grâce à des relations agréables avec ses collègues qui lui permettent de se sentir soutenue et entourée. De plus, alors que l’entreprise embauche de nombreux jeunes ouvriers et fait appel à des intérimaires, Monique y voit le signe d’un bon niveau d’activité et se sent rassurée pour la stabilité de son emploi. Elle espère par ailleurs changer de poste et pouvoir bénéficier d’une augmentation de salaire. « - Non, mais je voudrais bien. Je voudrais changer de qualification parce que mon collègue est plus haut que moi et je voudrais avoir sa qualification. J'en ai fait part à mon chef... Enq. : Ça vous permettra d'avoir une augmentation de salaire également ? - Oui, oui ça serait pas mal. Je sais pas de combien, je sais que mon collègue gagne au moins deux mille francs de plus que moi. Alors si je pouvais avoir, mille francs ça serait peut-être un peu rêver mais même cinq cents francs ça serait pas mal.» (v2) 330 Monique se situe bien dans une “migration de compromis familiaux” à la fois parce qu’elle opte pour une période probatoire puis parce qu’elle engage une configuration de double résidence qui semble devoir durer quelques années, bien que les hésitations demeurent toujours fortes. Les deux entretiens réalisés témoignent des contraintes qu’imposent cette délocalisation de l’emploi sur l’organisation, le mode de vie mais aussi l’équilibre financier d’une famille monoparentale. Au-delà, c’est aussi le rapport au territoire et aux liens familiaux qui provoque les hésitations de Monique. Ce cas de “migration de compromis familiaux“ est peut-être plus complexe que le type que nous avons construit. Ici, l’intégration professionnelle prime en tant qu’accès à un revenu et à des sociabilités professionnelles mais elle prime peut-être davantage par défaut, par crainte de la pauvreté, que par choix comme c’est le cas pour d’autres salariés plus qualifiés. 2.6. Yves, enquêté n °45 : d’une migration de compromis familiaux difficile vers un ancrage d’affiliation familiale ? (du type 3 vers le type 4) Le parcours d’Yves est marqué, jusqu’en 2000, par une grande stabilité tant résidentielle que professionnelle. Résidant avec ses parents dans une maison en accession à la propriété à Laon jusqu’à ses vingt-quatre ans, Yves s’est marié en 1983 et a emménagé à Athies-sousLaon, village de sa belle-famille, qu’il n’a pas quitté depuis. Yves n’a connu qu’une seule entreprise au cours de sa carrière. Alors qu’il obtient un CAP de tourneur, il est embauché à dix-huit ans (en 1977), au bout de six mois de chômage, comme ouvrier dans l’entreprise de câbles grâce à l’aide de sa mère. « J’avais déposé une enveloppe, et puis un jour ben par ma mère, ma mère connaissait quelqu’un au recrutement, donc c’est, c’est comme ça que je suis rentré hein, sinon je serais jamais rentré. » (v1) Sa femme, Marie (présente lors de l’entretien), titulaire d’un BEP textile a été employée en supermarché puis a arrêté de travailler en 1984 à la naissance de leur fille. Elle a depuis choisi de rester au foyer. Le couple devient propriétaire rapidement (Yves avait vingt-quatre ans) grâce à une donation-partage d’une maison de la famille de Marie. Ce logement a pour elle une histoire et une valeur familiale particulière : la maison était auparavant séparée en deux logements dont l’un était occupé par son arrière-grand-mère. En outre, la proximité de la maison de ses parents (à cent mètres) permet la visite quotidienne de sa mère. L’attachement du couple à ce logement est donc important comme en témoignent les investissements successifs réalisés par Yves : 331 « Ben, c’était fait en … je ne sais pas parce que nous quand on est arrivé il n’y avait pas d’isolation, la toiture elle était bonne à faire. Donc on a déjà commencé par refaire la toiture, comme j’ai hérité, quand ma mère est décédée en 83 et que j’ai hérité une partie de l’argent de la maison à Laon, donc moi ce que j’ai fait, j’ai réinvesti ici, j’avais vu avec mes beaux-parents, bon ben voilà, la toiture c’est vrai qu’elle commençait à faire… autant un jour on va commencer à prendre la toiture sur la tête… en même temps… » (v1) Yves reconnaît les sacrifices que la propriété d’une maison ancienne a occasionné. Il estime avoir choisi la facilité en conservant ce logement « sans loyer » mais ne pas avoir forcément fait le bon choix économique. Etre propriétaire implique de ne pas toucher d’aide ce qu’Yves estime être un désavantage par rapport à ses collègues locataires. N’étant pas aux normes du confort moderne, leur maison a fait l’objet de nombreux travaux d’isolation, de toiture, de chauffage qui ont contraint financièrement le ménage. Yves et sa famille ne partent d’ailleurs pratiquement jamais en vacances car les congés sont souvent consacrés aux améliorations à réaliser dans la maison. L’inscription territoriale d’Yves et de sa famille est donc très forte. Elle passe, par le logement, mais aussi par des activités sportives (Yves, aujourd’hui arbitre, pratique le rugby depuis son adolescence et emmène son fils tous les samedis faire des matchs) et par une sociabilité familiale avec un réseau de parenté assez développé. Le père d’Yves, né en Belgique, était ouvrier agricole et sa mère d’origine normande eut six enfants. Sa famille a beaucoup déménagé selon la localisation des employeurs de son père. Après la Belgique puis Caen, la famille arrive dans l’Aisne pour se fixer dans le village de Bruyères-et-Montbérault au sud de Laon. Aujourd’hui, trois des quatre frères d’Yves résident dans l’Aisne, un seul vit en dehors, à Clichy-sous-Bois. Sa femme Marie, dont le père était serrurier à Chambry près de Laon, habite donc à cent mètres de la maison de ses parents. Elle se sent très proche de sa mère, d’une de ses cousines qui habite à une dizaine de kilomètres, mais également de sa sœur qui s’est installée dans l’Ain. « Marie : ah ben moi j’ai ma mère que je vois tous les jours, parce qu’elle habite le pays alors ! Yves : elle habite à cent mètres d’ici ! [rires] ça y’a pas d’problèmes, elle passe tous les jours devant la maison. » (v1) La fermeture de l’usine et sa délocalisation est donc une rupture forte dans une organisation familiale et résidentielle bien rodée. Néanmoins cet évènement n’occasionne pas de rejet de la mutation mais la construction, la négociation d’une solution alternative à la migration définitive. Deux axes, qui s’articulent nettement dans l’entretien, permettent de comprendre la nature et l’aménagement du choix de mutation : d’une part, Yves est attaché à 332 son emploi, d’autre part l’importance accordée au logement et à l’organisation familiale va être l’objet d’une attention particulière. L’intégration professionnelle d’Yves, qui dispose de l’unique emploi du ménage, est donc primordiale. Or il est assez pessimiste quant à l’éventualité d’une recherche d’emploi dans la région de Laon. Les échos de son entourage, les informations qu’ils obtient par les média nationaux ou la presse locale l’ont très vite poussé à envisager de suivre la délocalisation de son emploi. En outre, il exprime un attachement et une satisfaction pour son travail. Entré dans l’entreprise à dix-huit ans comme manœuvre, il a pu suivre des formations et occuper différents postes de travail en production et en contrôle de qualité. Il a ensuite demandé à travailler en trois-huit afin de faire évoluer sa carrière : « Ben déjà, déjà là quand il a fallu que je… je voulais un peu évoluer, je ne voulais pas rester au même endroit, donc je savais très bien qu’il ne fallait pas rester au même endroit. Donc je savais très bien qu’il fallait que j’aille sur la fabrication, sur machine.» (v1) Yves a réalisé des missions ponctuelles dans d’autres établissements du groupe à Marne-la-Vallée, Brest, Rungis et Perpignan. Ayant toujours accepté de changer de poste, de se former et d’acquérir une grande polyvalence, il est aujourd’hui OAP (opérateur assistant de production) et a la responsabilité d’une petite équipe. Son goût pour le changement et l’évolution de sa carrière, son souhait de garder son niveau de responsabilité et de salaire l’engagent donc dans le choix d’une mutation. Toutefois, le processus de fermeture-délocalisation a détérioré l’ambiance « familiale » de l’usine. Aussi, la fierté qu’il éprouvait pour son entreprise s’est effritée. Il fut d’ailleurs de toutes les grèves pour améliorer le plan social. « Mais moi j’ai toujours dit, c’est à Noël que j’ai pris ma décision hein, avant Noël. J’ai fait les grèves, ah j’ai fait toutes les grèves j’me suis pas caché, mais quand j’ai fait, j’ai dit, moi j’m’en vais. Et si je fais grève c’était pour ceux qui restaient. Parce que je fais pas les grèves pour n’importe quoi. Parce que j’ai pensé sinon, là, on va avoir, ils vont faire un plan social.... Donc le plan social, le prochain, si jamais ils font un plan social là-bas, ils peuvent pas faire moins, que celui qu’ils ont fait à Laon ! Hein ? donc il vaut mieux se battre pour un plan social assez costaud à Laon, comme ça si à Sens, à Sens on refera la même chose si jamais un jour ça ferme. » (v1) Pourtant Yves anticipe déjà, avant même de partir, le risque d’être licencié dans quelques années et étudie les possibilités de reconversion dans le tissu industriel de l’Yonne. Même s’il devait subir un licenciement à Sens, il estime que cette région est plus dynamique économiquement que celle de Laon, et que , si cela s’avérait nécessaire, rien ne l’empêcherait de déménager pour descendre dans la région Lyonnaise, près d’une de ses cousine. « Quand on nous a donné un questionnaire, alors dire si on voulait muter ou … alors au début j’étais pour, de toute façon c’est ce que j’ai dit, ici y’a rien. Ici, dans la région y’a rien. Alors j’avais dit, si jamais je suis licencié... parce que je vais demander à être muté mais ils veulent peut-être pas de moi. On sait pas, on sait jamais. J’dis bon… si ils me 333 licencient, ce que je voulais faire c’était descendre sur Lyon et puis retrouver du boulot par-là. » (v1) Si les logiques professionnelles motivent ce choix de mutation, la prise de décision est hésitante et révèle le poids de la famille. Sa femme Marie n’est pas opposée à un déménagement et ne souhaite pas rester seule avec les enfants dans l’Aisne. Le couple a d’ailleurs fait un voyage de repérage dans la région et la ville de Sens. Mais les difficultés sont plus fortes avec les enfants. Si le plus jeune fils de onze ans n’exprime pas trop d’inquiétude, leur fille de quinze ans a passé une mauvaise année scolaire et redouble la classe de troisième. Enfin, l’entourage d’Yves, ses frères, ses relations du rugby ou un ami ayant eu l’expérience positive d’une mutation l’incitent à accepter le départ pour Sens. Mais la condition sine qua non de cette migration familiale est le logement. Yves demande à l’entreprise d’obtenir une maison en location de quatre pièces dans le parc HLM de Sens. Il souhaite habiter en ville, à Sens ou dans une petite ville proche afin de bénéficier des transports en commun pour les enfants, de la proximité du collège et de commerces. « Alors on a regardé ça, on avait pris un peu la décision de partir, de déménager quoi.... Pis après ben, quand il a fallu remplir le papier, on l’a rempli, mais j’avais posé une condition je veux une maison là-bas, j’veux pas d’appartement, j’veux même pas en entendre parler d’appartement. J’avais marqué que je voulais une maison. » (v1) Mais devant les doutes et les incertitudes qui entourent l’organisation de la mutation (« on savait rien du tout », « on n’avait pas de réponse »), Yves décide de ne pas vendre sa maison. Le couple s’achemine donc vers une configuration en double résidence. Le projet est bien de garder la propriété de la maison familiale d’Athies-sous-Laon. L’aide au paiement du loyer pendant deux ans doit rendre possible de tout tenir à la fois : accepter la mutation à Sens, préserver le niveau de vie familial et conserver la maison familiale d’Athies. Yves prête à sa sœur, qui cherchait un logement, une partie de la maison en échange du paiement des charges. Une pièce sera réservée à la famille et permettra à Yves et sa famille de revenir chaque mois. Cette solution satisfait ses beaux-parents pour qui cette maison représente le lien filial avec leurs enfants. « Donc euh... j’lui avais dit... Ben on pensait pas la louer n’importe comment parce que... Euh... Comme les beaux-parents ils ont encore l’usufruit sur la maison. D’ailleurs ta mère elle veut pas vendre... Et puis elle veut pas qu’on la loue hein. » (v1) La famille s’assure ainsi des possibilités et des raisons de retours fréquents dans la région. La maison devient, au-delà, un filet de sécurité et la certitude d’un retour possible en cas d’échec professionnel à Sens. « Comme j’ai dit bon, si il m’arrive quelque chose là-bas je peux toujours avoir ma roue de secours, parce qu’il y en a ils ont tout vendu par ici.... Ils ont plus de roue de secours si jamais il leur arrive quelque chose. » (v1) 334 Près d’un an plus tard, la mutation professionnelle et la migration de la famille ont engagé des changements importants qui ont été difficilement vécus par les membres du ménage. La “migration de compromis familiaux”, dans laquelle Yves s’engageait, n’apparaît plus comme un choix de moyen ou long terme et tend à devenir une migration plus temporaire. « Le déménagement fin août, la préparation du déménagement, le déménagement... La nouvelle vie. Ce n'est pas ce qu'on pensait. On pensait à autre chose mais pas à cela. » (v2) « Ben oui on était partis positifs. Moi j'étais parti positif, mais avant Noël j'étais négatif, même très négatif... » (v2) L’habitat et les difficultés d’intégration locale créent la déception de la famille. La vie dans une maison individuelle de quatre pièces, dans un lotissement HLM qui vient d’être construit sur les hauteurs d’un village de l’agglomération de Sens, suscite d’emblée la gêne et la déception d’Yves et de sa conjointe : « Marie : En fin de compte et nous on était dans la partie vieille du village et là cela fait un peu pareil le cœur village et les nouvelles cités. Sur Athies il y avait aussi de nouvelles cités. C'est comme si j'étais à Athies mais à l'autre bout. » (v2) Le couple exprime une inquiétude sur le peuplement potentiel des HLM. De fait, ils ne parviennent pas à nouer des liens avec les familles sénonaises et se rapprochent des autres familles de l’Aisne elles aussi “mutées” qui habitent également ce lotissement : « C’est un peu la cité de l’entreprise de câbles », « Il y a six personnes de Laon dans le quartier. Sur les six, il y en a quatre qui ont gardé leur maison à Laon » (v2). Yves traduit dans ses propos le sentiment de dégradation de son confort résidentiel par l’installation dans une maison neuve, dans un lotissement HLM, à la périphérie du village. Ainsi, lorsqu’on l’interroge sur son statut d’occupation, il revendique la propriété de sa maison à Laon : « Enq : Vous êtes locataires ici ? Yves : Oui. Mais je suis encore propriétaire à Athies-sous-laon. » (v2). En outre, le logement est plus petit que le précédent, ce qui modifie le mode de vie et l’usage qu’en font les enfants. « Nous n'étions pas habitués, donc les enfants vont à l'étage c'est surtout le gamin qui l'a mal perçu parce que quand il allait jouer dans sa chambre, il se sentait tout seul. Il était à l'étage mais il se sentait un peu tout seul. » (v2) L’intégration des enfants, du fils notamment, est difficile. A l’école, le garçon est stigmatisé pour son accent. Au rugby, il se sent mal à l’aise dans son nouveau club et finit par abandonner le sport. Leur fille, quant à elle, s’intègre progressivement et accepte de faire son année de seconde au lycée de Sens, même si elle envisage de repartir à Laon vivre chez sa grand-mère. «Yves : Ben y'a un moment où faudra qu'on prenne une décision. 335 Conjointe d’Yves : Il faudra qu'on choisisse rien que pour le moral de tout le monde parce que bon ben la fille elle veut bien encore faire un effort pour un an, parce qu'elle était partie pour un an, donc... là ça lui fait peur parce qu’au niveau du lycée, c'est un lycée polyvalent qu'ils appellent. Ça fait comme s’ils regroupaient sur Laon, le Claudel, le Méchain, et l'autre Julie Daubié. C'est comme si tout ça était sur le même site. Alors ça fait un truc immense et puis c'est vieux en plus. » (v2) Au fil de l’entretien, on comprend combien les difficultés des parents et des enfants ne font que s’accroître mutuellement. Devant les problèmes d’adaptation de ses enfants, la femme d’Yves abandonne l’idée de retravailler après le déménagement. Mais de fait, pour elle aussi, la vie est plus difficile. Sans voiture, elle doit effectuer davantage de marche à pied pour effectuer les courses quotidiennes. Le manque d’activité des enfants et des parents durant le week-end alimente donc l’impression générale d’isolement : « Conjointe d’Yves : La semaine était assez calme puisqu’c’était rythmé par les heures de travail et les heures d'école tout ça. Mais les week-ends et les gamins faisaient du sport, toi tu participais aussi ce qui fait que les week-ends étaient mouvementés. Il n'y avait personne à la maison. Alors que là les week-ends se passent devant la télévision.» ( v2) « On n’arrive pas à rentrer en contact avec les gens de la région. Tous les gens que l'on connaît, nous sommes entourés de gens qui viennent de Laon. Et cela s'arrête là. » (v2 ) Tout au long de l’entretien, Yves compare la vie que lui et sa famille menaient à Laon et celle qu’ils semblent davantage subir dans la région de Sens. Par exemple, les repères qu’il avait acquis sur le fonctionnement administratif de la CAF, de la Mutuelle, des aides sociales sont en partie inopérants à Sens. Le prix de l’alimentation est jugé plus élevé. Le logement de Sens s’apparente à un logement de fonction, prolongement de la vie professionnelle, alors que la maison d’Athies-sous-Laon demeure l’espace affectif, le lieu des relations familiales. «Conjointe d’Yves : Oui parce que à la longue on est ici... ça me fait penser un peu aux gens qui vont travailler sur Paris et qui reviennent le week-end. On est un peu là comme ça en transit, on n'arrive pas du tout à... on est là pour le travail parce qu'il y a du travail, parce que tu as ton boulot, et puis au début on avait peur du chômage c'est pour ça aussi. » (v2) Progressivement les liens se sont resserrés avec leurs proches restés dans l’Aisne. Les appels téléphoniques se sont multipliés notamment en direction du beau-père d’Yves, lequel est tombé malade durant l’hiver et vit mal cet éloignement. Les retours, tous les quinze jours, voire plus fréquemment lorsqu’il s’agit de fêter un anniversaire, une communion ou d’assister à la fête du village. Sur place, Yves rend visite à ses anciens collègues licenciés ou à ses amis du rugby. Les week-ends passés dans le village et la maison d’Athies-sous-Laon sont donc vécus comme des moments d’épanouissement, notamment pour les enfants. « Yves : Donc on y va assez régulièrement, tous les quinze jours. Cet hiver on a essayé d'espacer pour s'habituer ici. Mais ça ne va pas. (…) Conjointe d’Yves : Et puis le gamin il n’en parle pas beaucoup, mais on voit bien que dès qu’on retourne dans l’Aisne ce n’est plus le même. Rien que quand on fait la route il voit la pancarte vous êtes dans l’Aisne euh, c’est ah ! On est arrivé, on est chez nous ! Il 336 n’arrive pas à…je vois ce week-end on a du mal à repartir, y’avait la fête du village, alors il était parti sur la fête donc on ne le trouvait plus pour partir ! » (v2) La maison, occupée par la sœur d’Yves, continue d’être entretenue (les trois semaines de vacances d’été seront consacrées à l’installation d’un chauffage au fioul) ce qui confirme dans l’esprit d’Yves sa fonction de protection. Cette maison représente, de plus en plus, un bien à protéger et un bien qui les protégera en cas de besoin comme le ferait une assurance : « Conjointe d’Yves : Si il arrive quelque chose, l'autre truc c'est une maison de famille. On ne pouvait pas non plus vendre parce que j'ai hérité mais mes parents étant encore vivants, ils ont leur mot à dire dessus. Même si je veux la louer ou la vendre il faut encore qu'ils acceptent. Ils ont leur truc à dire dessus. » (v2) « C’est une roue de secours la maison » (v2) D’un point de vue professionnel, la déception d’Yves est forte : l’organisation du travail, l’état des bâtiments, les relations difficiles avec certains salariés, les incertitudes sur le niveau de son salaire dû à un mode de calcul des primes différent et à un travail ici posté en deux-huit sont autant d’éléments qui s’accumulent tout au long de l’entretien et rendent visible le stress et l’insatisfaction au travail, voire la déprime d’Yves. « Ah non, non, non ça me dégoûte, franchement. Quand j'étais sur machine, je vois y'a des machines y'a personne à mettre dessus. Alors ils mettent des intérims à fond les bananes, y'a plus de deux cents intérimaires. Alors... il faut former un intérimaire en quinze jours, on le laisse partir sur une machine alors qu'il n'est pas formé. » (v2) « L'état de, l'ambiance, les ateliers....c'est vieux. Moi je suis dans la partie vieille, je suis le seul de Laon à travailler dans l'ancienne usine. Donc je travaille au contact des gens qui sont ici et qui ont vingt ans et trente ans de boîte. Alors bon ils aiment pas. » (v2) Et puis, cette usine n’a pas l’histoire sociale et syndicale qu’avait l’usine de Laon et dont Yves était fier. Le compromis social instauré permettait l’accès à des formations, l’accès à différents avantages sociaux et salariaux, la défense de règles collectives de travail. Tandis qu’à Sens, les syndicats acceptent, par exemple, le travail le week-end et les jours fériés. « Ah c'est même pas la peine d'en parler ils sont inexistants, inexistants, CGT, CFDT, je sais même pas ce qu'il y a là dedans, ils sont incapables de distribuer un tract. Les tracts sont mis à l'intérieur des armoires. Il y avait une longue histoire des syndicats à Laon. A Laon on connaissait les syndicats, on connaissait les représentants syndicaux, les délégués, on les voyait tous les jours ici on voit personne. » (v2) Progressivement, Yves semble glisser de cette “migration de compromis familiaux” vers un “ancrage d’affiliation familiale”. Le mal être de la famille tient à un attachement territorial, résidentiel, bref à un mode de vie et à des relations qu’ils peinent à retrouver à Sens. « Conjointe d’Yves : En fin de compte on s’est rendu compte qu’on était plus attachés à notre région qu’on le croyait… Yves : Oui on s’aperçoit de ça…c’est vrai. C’est vrai que je me plais plus par-là que par ici. 337 Conjointe d’Yves : Oui quand on y va on a l’impression de revivre on oublie carrément, enfin moi personnellement, j’oublie carrément que j’ai une maison ici, je fais le vide complet. » (v2) « On avait plus l'habitude de voir la famille quand on était sur place. On sait très bien quand on y retourne on ne peut faire qu'une maison à la fois. On ne peut pas se permettre, n'importe comment j'en ai discuté avec ma famille, avec mes frères et mes sœurs quand je suis là je ne peux pas aller chez untel. Si je fais untel, la prochaine fois je ferais quelqu'un d'autre. Et puis on se téléphone, de temps en temps on se téléphone. » (v2)) La migration qui avait été envisagée positivement au départ tend donc à devenir temporaire. Le couple envisage un retour à Laon dans un an et demi lorsque l’aide du plan social au paiement du loyer ne sera plus offerte. Car financièrement, les contraintes seront plus fortes encore à l’avenir : « Pour l'instant ça va. Parce que l’entreprise prend en charge. Comme j'ai une double résidence, le loyer est remboursé entièrement. Parce que le loyer, comme mon loyer était de zéro franc ils me payent donc tout le loyer. Donc pour l'instant on arrive à s'en sortir. Mais j'ai fait mon calcul, parce que comme il a fallu changer de voiture, ce n'était pas prévu ça hein. Donc j'ai déjà fait mon calcul quand t'auras le loyer, la voiture et tout ça à payer... Ça va être un peu juste ! » (v2) Yves justifie ce choix en invoquant le fait que ses anciens collègues licenciés arrivent à « se débrouiller » avec des emplois en intérim ou en contrat à durée déterminée. Le couple avoue finalement envisager un retour à Laon à condition que la femme d’Yves reprenne une activité professionnelle afin de maintenir le niveau de revenus du ménage. « Conjointe d’Yves : En repartant avec nos deux petits [salaires] à ce moment là on travaillerait tous les deux, avec nos deux petits salaires on y arrivera aussi bien que là. Yves : On sera peut-être même mieux à la longue qu’ici. » (v2) Le cas d’Yves montre la convergence entre une intégration professionnelle moins satisfaisante et perçue comme instable et une intégration locale dans la nouvelle région de résidence difficile. Cette déstabilisation réveille le sentiment d’appartenance au territoire et au logement d’origine, qui provoque certaines tensions et déceptions. Ces réactions mettent en lumière « l’incertitude des périodes transitoires, où l’attrait du futur est sans cesse combattu par la nostalgie du passé » (Coing, 1966, p. 121). Yves et sa famille semblent devoir passer, dans un avenir proche, d’une “migration de compromis familiaux” à un “ancrage d’affiliation familiale”. Toutefois, une autre issue n’est pas à exclure, car le temps et l’accoutumance peuvent jouer en faveur du deuil de la vie d’avant. 338 3. Conclusion du chapitre 10 Malgré le risque de chômage pour des salariés peu qualifiés issus de bassins d’emplois ruraux ou dévitalisés, accepter une mutation ou élargir le rayon de recherche d’emploi ne va pas toujours de soi. Se faire licencier dans une région où le risque de chômage est élevé est un comportement qui peut sembler incompréhensible au regard du marché du travail, mais qui repose sur des motivations et des ressources pour autant qu’on considère les dimensions familiales, résidentielles et géographiques et leurs interactions dans la prise de décision. Les quatre types construits au terme de l’analyse d’entretiens distinguent les situations dans lesquelles la décision et l’aménagement de cette décision suscitent une contradiction entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel (la “migration de compromis familiaux” et l’“ancrage d’affiliation familiale”) et d’autres situations où la recherche de ressources professionnelles et économiques est dominante. Les choix relèvent alors d’un intérêt partagé, où l’équilibre familial peut s’adapter aux impératifs professionnels qui dominent dans les arbitrages (la “migration de carrière”, l’“ancrage de projet”). Les quatre types dégagés donnent à voir le résultat de l’accumulation des situations initiales : ce sont les plus précaires qui sont in fine les plus victimes de la flexibilité. Par exemple, les personnes qui s’inscrivent dans un “ancrage d’affiliation familiale” (qui expriment donc une confrontation de leurs logiques professionnelles et familiales) sont moins qualifiées, moins diplômées, appartiennent à des ménages aux revenus plus faibles que les salariés mutés et sont finalement plus touchées par le chômage. Leur capacité économique et culturelle au déplacement automobile est d’ailleurs limitée par leurs ressources et leurs habitudes familiales. Ce résultat nous permet de faire l’hypothèse que les attentes familiales rentreraient d’autant plus en contradiction avec les exigences de délocalisation de l’emploi ou de la recherche d’emploi que les personnes sont moins qualifiées, moins diplômées ou que les revenus du ménage sont faibles. En effet, la reprise du travail ou la mutation est, pour les plus démunis, trop coûteuse en termes financiers (coût d’une double résidence et des déplacements hebdomadaires) et affectifs (éloignement avec la famille élargie, voire séparation du couple) par rapport aux bénéfices auxquelles ils pensent pouvoir prétendre. A l’inverse, l’équilibre matériel et affectif du ménage est d’autant plus garanti que les ressources acquises par le travail sont importantes. 339 CONCLUSION GENERALE Les transformations du système productif et des formes d’emplois multiplient les ruptures et les phases d’incertitude dans les trajectoires professionnelles des salariés. Ces situations mettent en jeu leurs pratiques spatiales et contribuent à modifier leur rapport à la mobilité et à l’ancrage territorial. Cette thèse a étudié, dans le contexte de délocalisationfermeture d’une usine, les choix entre ancrage et migration de salariés en majorité ouvriers, puis, les aménagements résidentiels et familiaux qui en découlent. Elle interroge les relations entre la sphère domestique, les déplacements dans l’espace et les mobilités professionnelles. Le terrain d'étude que nous avons choisi renvoie au processus général d'exposition aux risques sociaux et à l'insécurité professionnelle d'ouvriers, d'employés ou de techniciens jusqu'alors parfaitement intégrés. Ces salariés sont aujourd'hui confrontées à l'incertitude et prennent conscience des conséquences et des risques (Beck, 2001) qu'impliquent les modifications du lien salarial et du lieu du travail. Ce rapport au risque et à l’insécurité sociale (Castel, 2003) guidera le propos de cette conclusion générale. Après avoir rappelé l’intérêt de notre approche et de la méthode d’enquête que nous avons mises en œuvre (1), nous soulignerons en quoi cette thèse contribue, au sujet du contexte de licenciement et de chômage, à identifier les déterminants sociaux des mobilités et non-mobilités résidentielles (2), à explorer le rapport au logement (3), à éclairer les facettes de l’ancrage résidentiel dans des territoires dévitalisés (4) et, enfin, à considérer les mobilités et ancrages comme des modalités du rapport aux risques professionnels et familiaux (5). (1) Retour sur la méthode adoptée Nous avions souligné dans le chapitre 1 en quoi les enquêtes statistiques nationales sont inadaptées à l’observation des mobilités résidentielles contraintes par l’emploi. La mise en place d’instruments statistiques appropriés au suivi géographique des personnes (panels d’individus par exemple) seraient nécessaires pour saisir l’articulation entre les mobilités géographiques et les trajectoires sur le marché du travail (Gautié, 2003). En outre, pour comprendre les refus de la mutation-migration, il faut pouvoir se donner les moyens 340 d’identifier les propositions de mobilité résidentielle, voire les injonctions liées à l’emploi, et d’observer le rapport tendu entre logiques familiales et logiques professionnelles. Notre recherche s’est employée à construire une méthode appropriée à l’analyse de ces phénomènes. Tout d’abord, le choix d’enquêter sur la fermeture-délocalisation d’une usine de l’Aisne proposant aux salariés une mutation, à deux cents kilomètres de leur domicile, a été fécond à divers titres. L’homogénéité du groupe de salariés enquêtés (population d’ouvriers et de techniciens résidant sur le même territoire, trajectoires professionnelles et résidentielles proches) soumis, au même moment, à un événement professionnel identique (un plan social), dans un contexte local commun, a rendu possible l’observation des arbitrages dans leur diversité. L’étude d’un groupe de salariés nous a donc donné l’occasion de saisir les types de réactions aux incitations à la mobilité qui se profilent d’une manière générale dans les trajectoires professionnelles. La première vague d’entretiens, réalisée de deux à cinq mois après la mise en place du plan social, a eu pour intérêt d’analyser des discours “en situation” relatifs aux choix qui venaient d’être formulés et pour lesquels les enquêtés exprimaient dans le détail leurs motivations, contraintes et représentations du moment. Puis, l’option d’une approche longitudinale concrétisée par une seconde vague d’entretiens, avec les mêmes personnes à un an d’intervalle, a autorisé une lecture dynamique des arbitrages en suivant l’évolution des situations et les aménagements des choix initiaux. De plus, les résultats de cette thèse mettent à jour l’intérêt d’une méthode de type biographique et d’une analyse des discours qui permettent de saisir l’acceptation ou le refus d’une migration professionnelle. L’individu est replacé dans l’histoire de sa trajectoire socioprofessionnelle et dans celle des configurations résidentielles et familiales auxquelles il appartient. Ainsi apparaît un modèle où les comportements de mobilité ou de non-mobilité résidentielle sont certes le produit des contraintes professionnelles et économiques, mais procèdent également de leur rapport avec les dimensions résidentielles et familiales. L’entrée par la famille s’avère être un bon analyseur du concept d’ancrage territorial. Nous avons montré l’impact que pouvait avoir l’existence de territoires relationnels. Cette dimension du territoire trouve sa place dans le champ de l’urbanisme et complète les perspectives économiques et politiques de l’espace. Mais le territoire n’est pas réductible aux relations familiales. D’autres facteurs comportementaux qui se situent à la charnière entre ces relations familiales et d’autres types de rapport au territoire se manifestent : le rapport au logement, les routines, les habitudes, l'attrait pour les espaces familiers, les relations amicales, les pratiques d’achat, la vie associative, l'école, etc. 341 Les choix de l’ancrage, de la migration ou de la bi-résidentialité sont liés aux types de liens familiaux tissés dans le territoire d’origine et au statut d'occupation du logement. C’était notre hypothèse centrale, elle se vérifie généralement, mais elle ne doit pas cacher le rôle joué par la position socioprofessionnelle, le rapport à l’emploi, bref les logiques professionnelles du salarié dont nous avons montré qu’elles pouvaient entrer en confrontation avec les logiques familiales. Le choix de la migration ou de l’ancrage relève d’un système de ressourcescontraintes qui n’est pas simplement familial mais qui en procède en grande partie. (2) L’identification des déterminants sociaux des mobilités et non-mobilités résidentielles dans un contexte d’instabilité de l’emploi Cette approche nous a permis d’appréhender (a) en quoi les mobilités résidentielles liées à l’emploi pouvaient reproduire voire aggraver les inégalités sociales, (b) tout en incluant les possibilités de stratégies ad hoc et de compétences résidentielles et spatiales nouvelles. (a) Notre travail démontre l’existence de déterminants sociaux jouant en faveur d’un “choix” de licenciement, pourtant peu évident au regard des risques de précarité : être accédant à la propriété de son logement, avoir des enfants, appartenir à un couple bi-actif, être âgé de plus de quarante ans, disposer d’une faible qualification, bénéficier d’un revenu modeste. Au-delà de ces variables, les configurations familiales et résidentielles (l’attachement au logement, l’appartenance à une famille-entourage et l’enracinement dans un territoire local) jouent un rôle indéniable dans l’arbitrage rendu par les salariés licenciés. Les ressources sont inégalement partagées. Une différenciation s’opère au sein du groupe de salariés entre, d’une part, ceux qui optent pour une migration ou qui, licenciés, s’inscrivent dans un projet de reconversion professionnelle (“ancrage de projet”) et, d’autre part, les personnes licenciées inscrites dans le type de l’“ancrage d’affiliation familiale” qui, pour certaines d’entre elles, évoluent progressivement vers une position de retrait du marché du travail et de repli résidentiel. Parmi les licenciés, l’écart est manifeste entre les personnes dans une position d’“ancrage d’affiliation familiale” et ceux placés dans une position d’“ancrage de projets” dont la capacité à maîtriser leur recherche d’emploi, à effectuer des déplacements de plus longue distance ou à s’engager dans une reconversion est grande, et permet de conforter leur vie familiale et leur choix résidentiel. L’engagement dans la recherche d’emploi est différent selon le rapport au travail et à l’emploi. Ainsi, les écarts se creusent après le licenciement entre les techniciens, les ouvriers les plus qualifiés (dans des compétences propres à l’industrie mais aussi au secteur du bâtiment) et ceux dont les qualifications sont plus 342 communes ou plus faibles. Ces résultats suggèrent un effet aggravant des inégalités sociales sous le coup des injonctions professionnelles à la mobilité résidentielle ou spatiale. Un suivi sur une plus longue période de la population enquêtée permettrait de valider avec plus de certitude ces pistes d’analyse. Nos résultats rappellent, enfin, que les mobilités géographiques peuvent également être des facteurs aggravant des inégalités homme/femme205. N’ayant interrogé que neuf femmes, au cours des deux vagues d’entretiens, nous n’avons pas pu explorer précisément la différenciation des comportements selon le genre, même s’il faut noter que sept d’entre elles ont été licenciées en 2000 sans effectuer de mutation en période probatoire et, parmi celles-ci, quatre s’inscrivent dans un “ancrage d’affiliation familiale”. (b) Néanmoins, les arbitrages de migrations et d’ancrages ne sont pas « juste le décalque des inégalités sociales » (Epstein, 2002, p. 94). On voit émerger entre les deux vagues d’entretiens, l’invention de compétences résidentielles et spatiales nouvelles (double résidence, transfert partiel ou total de la famille, mobilité quotidienne plus importante). Or ces pratiques sont parfois éloignées des ressources et des dispositions initiales de la personne. La notion de compétence renvoie à une conception dynamique du capital social, des transmissions et des apprentissages familiaux. Cette acception large du terme de compétence fait écho à l’analyse que suggère Henri Coing dans Rénovation urbaine et changement social (1966), concernant les conséquences des opérations de reconstruction et de rénovation d’un quartier parisien. L’invention de nouvelles manières de vivre et la mobilisation des ressources relationnelles et familiales des habitants se révèlent, alors qu’« aucune expérience antérieure, aucune tradition ne fournit de fil directeur » (Coing, 1966, p. 201). Il faut rappeler, à propos de notre terrain d’étude, combien ces compétences, qui émergent sous la contrainte d’un évènement professionnel, ont pu d'autant plus facilement être mises en pratique que les salariés ont bénéficié des aides financières et matérielles prévues par le plan social en matière de déménagement, d’accès au logement, de déplacements et d’emploi du (de la) conjoint(e). 205 Sur ce sujet voir l’article intitulé « Parcours professionnels, mobilité géographique. Une analyse des inégalités homme/femme dans le secteur bancaire » d’Isabelle Bertaux-Wiame (2003). 343 (3) Les transformations du rapport au logement et à la sphère domestique sous l’effet du chômage Nos résultats apportent une contribution à l’analyse des effets de la perte d’un emploi sur le rapport au logement. La relation entre l’habitat et l’emploi a longtemps pu s’articuler autour des parcours d’ascension socioéconomique et résidentielle. Le salariat et la mobilité sociale ont généralisé des trajectoires sociales ascendantes ou stables, auxquelles correspondaient des parcours résidentiels linéaires favorisant l’accession à la propriété. Aujourd’hui, la précarisation des statuts professionnels, la montée en puissance des formes « atypiques » de l’emploi, la récurrence et la durée de l’expérience du chômage, renversent cette problématique. Cette instabilité des positions professionnelles a des conséquences sur la sphère domestique. Nous avons montré le lien entre la déstabilisation de l’intégration professionnelle et l’investissement dans la sphère domestique. La prolongation du chômage ou l’occupation d’emplois précaires successifs peuvent générer un désinvestissement de la sphère du travail206. Ce type de positions conduit à un renforcement de l’investissement humain dans le logement sous forme de travaux, de jardinage, d’entretien des relations familiales et, parfois, conduit à une consolidation du rôle parental au sein du ménage. Pourtant, l’investissement dans la sphère domestique dessine clairement un système d’ambivalences entre refuge et piège (Lautier, 2003) : le logement est à la fois un bien à protéger et le moyen qui permettrait d’être soi-même protégé en cas de difficultés économiques suite au licenciement. Mais cet investissement humain dans la sphère résidentielle se substitue mal à l’intégration que permet l’emploi et glisse parfois vers un repli contraint. De même, l’entourage familial est bien un support de relations affectives ou d’entraide mais sa valeur est ambivalente lorsqu’il restreint les mobilités spatiales parfois nécessaires à la recherche d’emploi. (4) L’ancrage résidentiel dans des territoires dévitalisés suite à un licenciement Par la méthode et le terrain d’enquête choisis, cette thèse peut également éclairer l’évolution du rapport au lieu des salariés touchés par une perte d’emploi dans les régions du grand Bassin parisien (Picardie, Haute et Basse-Normandie, Champagne-Ardenne, Bourgogne, etc.). Ces territoires dont la croissance reposait sur un modèle marqué par la 206 Rappelons toutefois que ces réflexions sont relatives à une population en majorité ouvrière dont on a analysé les pratiques sur une temporalité courte (près d’une année suite au licenciement). 344 proximité entre usines et habitat sont touchés par les transformations du système productif et les déséquilibres de la répartition de l’emploi. Ils disposent « des atouts les plus limités dans un contexte de volatilité croissante des implantations des entreprises et des hommes » (Epstein, 2002). En effet, la mobilité des habitants (départs des jeunes et des plus qualifiés) et la délocalisation des entreprises contribuent au processus de dévalorisation de certains de ces espaces. Pourtant, nos résultats permettent de penser que ces espaces peuvent aussi, à l’instar des métropoles, être des territoires “assurantiels”, c’est-à-dire protecteurs et porteurs de ressources résidentielles et familiales (l’emploi du conjoint, l’entraide du réseau de connaissances pour retrouver une activité, la propriété du logement), notamment pour des salariés ouvriers. Cependant l’assurance est coûteuse : l’ancrage n’implique pas mécaniquement l’engagement dans une reconversion professionnelle, l’acceptation d’emplois précaires et de déplacements plus longs vers d’autres pôles d’emplois qui sont souvent la seule solution pour limiter les effets du licenciement dans un espace dévitalisé. Des contraintes extérieures pèsent sur les parcours des chômeurs. Prenons l’exemple des déplacements domicile-travail : l’accès aux réseaux de transport rapides, là où ils existent, permet de compenser l’effet discriminant du lieu de résidence (Beaucire et Saint-Gérand, 2001). Mais les niveaux de rémunération auxquels peuvent prétendre les ouvriers, les horaires du travail posté en deux-huit ou trois-huit, voire la flexibilité qu’impose le travail en intérim érigent des limites financières, matérielles et, nous l’avons vu, d’ordre familial à ce type de déplacements (cf. chapitre 9). (5) Mobilités et ancrages, modalités du rapport aux risques professionnels et familiaux Cette recherche nous donne enfin l’opportunité de réfléchir aux effets des transformations de la relation salariale sur les comportements résidentiels et spatiaux des personnes. Les restructurations d’entreprises mettent à jour la question des mutations économiques en terme d’équité sociale et territoriale car, pour les salariés, en particulier ouvriers, pour les populations de plus de quarante ans, employés notamment dans les secteurs traditionnels, le licenciement économique est avant tout un risque et une forme d’insécurité sociale : l’articulation entre sphère professionnelle et sphère résidentielle relève bien d'un arbitrage contraint. Ce genre de situation où le salarié doit "choisir" son licenciement finit par « transformer les causes extérieures en responsabilités individuelles, et les problèmes liés au 345 système en échecs personnels » (Beck, 2001, p. 202). L’alternative devant laquelle les salariés sont placés n’est pas risque contre sécurité mais bien risque contre risque. Ainsi, loin d’être des « risquophobes » (Castel, 2001), les salariés font face à un système de contraintes économiques et familiaux qui les conduit à adopter la solution qu’ils jugent la moins mauvaise. Les entretiens font bien apparaître cette perception des différents risques : se retrouver au chômage, perdre sa femme en cas de séparation prolongée, vendre sa maison à perte, etc. Selon leurs ressources et le mode d’articulation entre les contraintes familiales et les impératifs professionnels, les salariés se sentent mieux armés (ou moins désarmés) pour faire face à tel risque plutôt qu’à tel autre. La typologie proposée dans le chapitre 10 est utile pour saisir ce rapport au risque207. Accepter de déménager pour suivre la délocalisation de son emploi témoigne d’une recherche de ressources professionnelles et économiques. Le type caractéristique est celui de la “migration de carrière” qui désigne une adaptation assumée à la flexibilité géographique de l’emploi. Il associe la recherche du maintien de l’intégration professionnelle, voire une perspective d’ascension sociale, et l’adaptation du projet familial. Mais le choix de migration pour l’emploi n’est pas exempt de risques professionnels (en cas de licenciement à terme dans une région inconnue) et de risques familiaux et résidentiels (tensions dans le ménage, abandon d’une maison de famille, perte d’un point ancrage dans la région d’origine)208. Les salariés 207 Rappelons la définition des quatre types d’ancrages ou de migrations dans lesquels la décision et l’aménagement de cette décision suscitent ou non la confrontation des logiques professionnelles avec les logiques familiales. La “migration de carrière” associe la recherche du maintien de l’intégration professionnelle, voire une perspective d’ascension sociale, et l’adaptation du projet familial. La qualification de ces ouvriers et techniciens les place dans une position favorable à la migration. Cet arbitrage spatial repose sur un ajustement entre les logiques professionnelles, un rapport au territoire plus labile et une prise de distance avec le réseau de parenté. L’“ancrage de projets” est un refus de la mutation-migration qui peut être motivé par un attachement au logement, aux relations sociales ou à la région. Mais cette non-mobilité est “assurée” par la formulation d’un projet professionnel de reconversion ou par une recherche d’emploi active et relativement soumise aux contraintes du marché. Ici, il n’y a pas d’opposition avec les attentes familiales. D’autres situations suscitent au contraire, une contradiction entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel : la “migration de compromis familiaux” est un type où l’intégration professionnelle est davantage perçue comme incertaine. Les tensions dans la prise de décision et l’organisation de cette mutation sont fortes et débouchent sur une bi-résidentialité. Dans l’“ancrage d’affiliation familiale”, la proposition de mutation professionnelle et géographique est perçue comme incertaine voire menaçante. Pour ces personnes au profil socioprofessionnel moins favorisé, il faut protéger les acquis, à savoir la stabilité résidentielle et familiale. Ici la recherche d’emploi se traduit souvent par une insertion dans des emplois précaires et le sacrifice du travail au profit de la préservation du rythme et de l’organisation familiale. L’intégration familiale et domestique se trouve parfois progressivement renforcée alors que l’intégration professionnelle devient trop incertaine. 208 A ce sujet Ulrich Beck résume parfaitement les implications sociétales de ces situations : « Tant que l’on obéissait à la logique traditionnelle de la répartition des rôles, on pouvait partir du principe que mobilité professionnelle masculine et mobilité familiale allaient de pair. De fait, l’exigence de mobilité liée au marché du travail se révèle très nocive pour la famille. Si on examine les choses en toute logique, on voit bien ce qui en résulte : soit les deux membres du couple s’adaptent à ce qu’exige le marché, et ils sont tous deux absolument mobiles ; dans ce cas, le risque est grand de virer à la “famille-grand écart” (avec compartiment enfants dans les 346 tentent, lorsqu’ils en ont les moyens, de réduire ces risques. C’est le cas de la “migration de compromis familiaux” où l’on s’efforce de maintenir à la fois l’intégration professionnelle, en acceptant la mutation, et l’intégration domestique et familiale en optant pour une stratégie de double résidence. Les tensions dans la prise de décision et l’organisation de cette mutation sont fortes. Les logiques familiales pèsent ici dans le sens d’un rapport stratégique à la migration qui conduit à construire, non pas une double vie, mais une vie entre deux territoires, l’un défini par le lieu de travail, l’autre par l’appartenance familiale ou par un ancrage résidentiel. Refuser un déménagement et prendre l’option du licenciement est évidemment un choix contraint qui comporte la menace du chômage, voire de la précarité professionnelle et économique pour ceux dont la recherche d’emploi est la plus difficile. Si l’ancrage permet la protection du projet familial et résidentiel (attachement au logement, aux relations familiales ou à la région), cette option n’est pas sans conséquence. Une partie des licenciés peut s’investir dans un “ancrage de projets” dans lequel il tente de construire une immobilité viable par la formulation d’un projet professionnel de reconversion ou par une recherche d’emploi active et relativement soumise aux contraintes du marché. Mais des contradictions entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel suscitent souvent un “ancrage d’affiliation familiale” dans lequel la recherche d’emploi est subie, précaire et entre parfois en conflit avec le mode de vie et l’organisation du ménage. Les risques de cette situation d’ancrage-licenciement sont tels qu’ils suscitent nombre de situations intermédiaires, entre le type de l’“ancrage de projets” et de celui de l'“affiliation familiale”, que nous avons identifiées dans notre corpus d’entretiens. L’articulation entre l'habitat et l'emploi n’est plus aujourd’hui planifiée par les entreprises ou par l’Etat. Pourtant les contextes de restructurations et de délocalisations d’entreprises et leurs effets sur les territoires, a fortiori sur des territoires non-métropolitains dans lesquels les possibilités de reconversions locales sont plus limitées, questionnent crûment les capacités de mobilités résidentielles et de mobilités domicile-travail des salariés. Ces phénomènes entrent en contradiction avec l’accession à la propriété et la stabilité résidentielle des ménages et défient la recherche de formes d'urbanisation assurant un meilleur équilibre habitat-emploi. On constate néanmoins, sur ce sujet, un renouveau des actions publiques autour d’un « principe d’égalité des opportunités » (Gérard-Varet et Mougeot, trains express). Ou alors, un des membres du couple – nous devinons lequel – reste “immobile pour raisons familiales”, avec tous les désavantages et toutes les charges que cela suppose. » (Beck, 2001, p. 173). 347 2001, p. 73). Face aux restructurations d’entreprises et à l’évolution de leur répartition sur le territoire, la politique d’aménagement du territoire peut inciter à la mobilité des hommes ou favoriser la relocalisation des activités (Ibid.). La relance d’une politique déjà mise en place dans les années 1980, celle des « contrats de sites », et réaffirmée lors du CIADT du 26 mai 2003, procède d’ailleurs de ce double souci de soutenir le développement des territoires touchés par les restructurations d’entreprises et de soutenir toutes les formes et moyens de reclassement des individus. La politique de l’emploi et les institutions du service public de l’emploi, telle que l’ANPE, s’interrogent également sur la manière dont on peut « contribuer à créer les conditions d’une mobilité [professionnelle] choisie » (Jecko, 2003, p. 9) et « favoriser les transitions tout en sécurisant les trajectoires » (Gautié, 2003, p. 32). Mais organiser la fluidité du marché du travail nécessite une réflexion sur les marchés immobiliers, sur les coûts de la mobilité résidentielle (Orfeuil, 1997) et, plus largement, sur le rapport au logement et sur la « dépendance locale » des personnes à l’égard des réseaux sociaux et familiaux situés à proximité de leur lieu de résidence (Coutard, Dupuy et Fol, 2002). Si les ménages vivent leur situation sur le mode de l’ancrage local et non sur celui de l’assignation territoriale (Ibid.), n’est-il pas préférable de renforcer la reconversion des territoires et d’agir sur la localisation des entreprises ? La recherche d’une cohésion sociale et territoriale, la restauration d’une organisation spatiale qui assure un minimum de proximité géographique ne sont-elles pas nécessaires à l’instauration d’un développement (socialement) durable (Beaucire, 2002) ? A l’aune de cette recherche et de la typologie que nous proposons, le rapport entre trajectoires résidentielles et trajectoires professionnelles ne peut être considéré comme mécanique et doit prendre en compte les coûts sociaux et la dimension humaine qu’impliquent ces formes de mobilité et de flexibilité de l’emploi. 348 349 BIBLIOGRAPHIE Aerts A.-T., Bigot J.-F., 2002, « Enquête sur l’emploi de mars 2002 : Chômage et emploi en hausse », INSEE Première, n° 857, 4 p. Afsa C., 2001, « Aide au logement et emploi », Economie et statistique, n°346-347, pp.123-136. 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Young M., Willmott P., 1983, Le village dans la ville, (trad.), Paris, Centre de Création Industriel - George Georges Pompidou, 255 p. 369 ANNEXES Annexe I – Guide d’entretien de la première vague d’enquête (juin-septembre 2000) Annexe II – Fiche d’information de type AGEVEN Annexe III – Guide d’entretien de la seconde vague d’enquête (mai-juin 2001) Annexe IV – Liste des données individuelles des salariés interviewés codées Annexe V – Lettre d’accompagnement du questionnaire Annexe VI – Questionnaire (février-mars 2002) 370 Annexe I – Guide d’entretien de la première vague d’enquête (juinseptembre 2000) Première partie : Trajectoires familiales, résidentielles et professionnelles Le réseau de parenté, l’entourage : - Pouvez-vous me parler de votre famille, d’où viennent vos grands-parents, vos parents ? Quel a été leur parcours ? Quels sont les lieux où ils ont successivement habités ? (discours orienté par la fiche AGEVEN et par les relances) Demander des précisions concernant : les lieux de résidence des grands-parents, des parents, des frères et sœurs, oncles et tantes. Recueillir les grandes lignes des déplacements résidentiels et géographiques de la lignée maternelle et paternelle. Identifier les professions des parents et grands-parents. - Quels membres de votre famille ou de votre belle-famille considérez-vous comme des proches ? - Avez-vous des amis ou des voisins que vous considérez comme des proches ? (identifier leurs lieux de résidence) Sociabilité et entraide : - Rendez-vous visite à des amis, à votre famille ...? (Fréquence et nature des rencontres, contacts téléphoniques...) - Avez-vous reçu une aide de vos proches (aide matérielle, morale, financière...) ? Rendezvous parfois des services à des personnes de votre entourage ? Parcours résidentiel de l’interviewé(e) et de son (sa) conjoint(e): - Dans quels types de logements avez-vous habité depuis votre naissance ? Relances en fonction des situations : Quand vous avez quitté le domicile de vos parents, comment cela s’est-il passé ? Comment avez-vous trouvé ce logement ? (statut d’occupation, type d’habitat, localisation ) Pourquoi avez-vous déménagé à ce moment là ? Avec qui habitiez-vous ? (identifier les évènements familiaux, les difficultés financières, etc.) - Est-ce que c’est important pour vous d’être propriétaire ? - Envisagez-vous de devenir propriétaire / d’habiter une maison individuelle ? - Etes-vous propriétaire d’un autre bien ? (résidence secondaire, biens familiaux, terrains) - Est-ce que vous avez réalisé des travaux dans votre logement ? (relance : par vous-même, avec l’aide de votre entourage ?) - Avant de vous installer ici aviez-vous envisagé d’autres endroits, visité d’autres logements ? - Dans quel type de logement et d’environnement n’aimeriez-vous pas vivre ? (relances sur les expériences résidentielles, les stratégies déployées pour obtenir le logement désiré, etc.) - Est-ce que c’est important pour vous d’habiter près de / loin de .... ? (influence de l’expérience familiale, influence des relations familiales, mise en relation des choix résidentiels d’ego et de ceux de sa famille élargie) Pratiques de déplacements, de loisirs et de consommation : - Pouvez-vous me raconter ce que vous faites en dehors de votre travail, pendant votre temps libre ? (Investissement dans le logement, activités extérieures, clubs et associations, sport, balades, activités des autres membres de la famille qui conduisent à des déplacements, fréquences, lieux, etc.) 371 - Est-ce qu’il vous arrive d’aller dans des villes comme Reims, Saint-Quentin, Soissons ou ailleurs ? (Identifier les pratiques de déplacements, leurs fréquences et les activités qui y sont liées) - Avez-vous le permis de conduire ? (nombre de voitures dans le ménage) - Quels sont les lieux qui comptent pour vous et votre conjoint ? (vacances, enfance, amis ...) Parcours scolaire et professionnel de l’interviewé(e) et du (de la) conjoint(e) : - Nous allons maintenant parler de vos emplois. Pourriez-vous m’indiquer, au préalable, jusqu'à quel âge avez-vous été à l’école ? Peut-être avant de commencer à travailler avez-vous obtenu un diplôme ? (identifier les lieux, durée et nature des emplois, aide de l’entourage pour trouver les emplois ...) - Vous est-il arrivé de travailler dans la même entreprise que des membres de votre famille ? Comment et par quels moyens avez-vous intégré ces emplois ? - Comment alliez-vous au travail ? (temps de trajet et co-voiturage) - Grandes lignes professionnelles du conjoint, lieux de travail Deuxième partie : La fermeture de l’entreprise, le processus d’acceptation ou de refus de mutation Processus de décision : - Qu’est-ce qui a été pour vous un carrefour dans votre vie professionnelle, un moment où il y a eu des choix importants à faire? (discours libre) Relances : - Comment s’est déroulée la fermeture de l’usine ? - Comment vous a-t-on présenté le plan social, la proposition de mutation à Sens ? Avez-vous pris rapidement une décision ? - Qu’est-ce qui a pesé dans votre décision d’accepter la mutation / la période probatoire / de refuser la mutation ? (discours libre) Relances si besoin sur : logement, propriété, conjoint, parents, enfants, rapport à la distance, problèmes financiers, indemnités de licenciement, prime de mobilité, etc. - Comment votre famille a-t-elle réagi à cette éventualité ? (conjoint, enfants, parents, proches) - Avez-vous demandé conseil à quelqu’un ? - Aviez-vous déjà envisagé de changer de région ? - Aviez-vous déjà eu des propositions professionnelles impliquant des déplacements, un déménagement ? Dans le cas du refus de la mutation : - Comment avez-vous vécu votre licenciement ? - Est-ce qu’il y a des opportunités d’embauche dans la région de Laon ? (représentation des chances de retrouver un emploi sur place) - Quels sont vos critères de recherche d’emploi ? (métier, secteur d’activité, type de contrat, etc.) - Quel est votre rayon de recherche d’emploi ? - Financièrement, comment allez-vous faire ? Relances sur : aide de l’entourage, “débrouille”, petits travaux payés de la main à la main, etc. Dans le cas de l’acceptation de la mutation définitive ou de la période probatoire de 6 mois : - Comment allez-vous vous loger ? 372 Relances sur : nature/type des logements provisoires/définitifs, localisation, statut d’occupation, coût du loyer/remboursements, etc. - Est-ce une occasion d’accéder à la propriété ? Etait-ce un projet qui devait de toute façon se réaliser ? Gardez-vous un ancrage résidentiel dans la région de Laon ? Allez-vous revenir souvent ? Pourquoi ? - Est-ce que toute votre famille (ménage) déménage ? Qu’en est-il de l’emploi de votre conjoint(e) ? - Est-ce qu’il y avait des opportunités d’emploi dans la région de Laon ? (Représentation sur les chances de retrouver un emploi sur place / perception de la stabilité de l’emploi après la mutation) Univers professionnel de référence et projets résidentiels (le cas échéant) : - Depuis combien de temps aviez-vous cet emploi (avant la fermeture de l’usine)? (évaluer le rapport à l’emploi perdu, type d’intégration professionnelle, sentiment d’appartenance à l’entreprise licenciant, dureté du travail, etc.) - Que représente pour vous votre vie professionnelle ? Au regard de votre logement, de votre famille, etc. - Quels sont vos projets résidentiels ? (repérer les héritages possibles) 373 Annexe II – Fiche d’information de type AGEVEN Evénements Emplois Logements Emplois Logements Années Durée familiaux ego ego conjoint(e) conjoint(e) 2000 0 1999 1998 1997 1996 1995 1994 1 2 3 4 5 6 1993 7 1992 1991 1990 1989 1988 1987 1986 1985 1984 1983 1982 1981 1980 1979 1978 1977 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 1976 24 1975 1974 25 26 Lieux de résidence, métiers, etc. du réseau de parenté Famille ego Famille conjoint(e) des grands-parents, parents des frères et sœurs des oncles, tantes, cousins (...) 1941 1940 59 60 374 Annexe III – Guide d’entretien de la seconde vague d’enquête (maijuin 2001) Consigne de départ Que s’est-il passé d’important depuis notre dernière rencontre ? (question ouverte qui laisse l’interviewé libre dans l’organisation de son propos, au fil de la conversation les thématiques et questions suivantes devront être abordées) Sphère professionnelle : la mutation ou la recherche d’emploi Cas du licenciement : - Comment s’est déroulée votre recherche d’emploi ? Quel a été votre parcours professionnel depuis le licenciement ? (discours libre, puis relances si nécessaire autour des questions suivantes) - Quelles étaient vos attentes / projets professionnels ? - Quels sont le ou les critères d’emploi que vous voulez(liez) privilégier ? Ont-ils changé ? (métier, salaire, CDD / CDI, intérim, emploi à temps plein, horaires de travail, etc.) - Avez-vous défini un périmètre au-delà duquel vous refuseriez un emploi ? Relances : Comment l’avez-vous défini ? Au cours de votre recherche ce périmètre a-t-il évolué ? - A quelle distance de votre domicile accepteriez-vous un emploi au SMIC ? - Pour quel salaire accepteriez-vous de faire cinquante kilomètres environ ? - Comment avez-vous obtenu ce(s) emploi(s) ? / Quels étaient vos moyens de recherche ? (ANPE, cellule de reclassement, mission locale ou mairie, relations amicales, relations professionnelles, famille, petites annonces, candidatures spontanées ) - Est-ce que l’on vous a proposé des offres d’emplois ? de quels types ? - Avez-vous refusé des offres d’emploi ? pourquoi ? - Est-ce que vous avez adhéré à une convention de conversion ? Quels ont-été les conseils qui vous ont été donnés pour retrouver un emploi ? Comment avez-vous perçu ces conseils ? - Est-ce que vous avez réalisé des travaux payés de la main à la main ? - La situation professionnelle de votre conjoint(e) a-t-elle changé ? Cas de la mutation : - Comment s’est passée la mutation depuis septembre/octobre 2000 ? Relances : - Avez-vous changé de poste, de qualification, de salaire, d’horaire, de conditions de travail ? - Comment vous êtes-vous intégré dans l’usine ? - Comment percevez-vous la stabilité de votre emploi ? - Quel a été le parcours professionnel de votre conjoint depuis le déménagement ? - Rendez-vous souvent visite à votre famille/ à vos amis dans l’Aisne ? Rentrez-vous souvent dans votre maison de l’Aisne (en cas de double résidence) ? - Que pensez-vous de votre nouvelle région ? (explorer les activités hors-travail, les rencontres, etc.) Cas de la mutation en période probatoire : - Qu’est-ce qui a motivé votre décision de rester / de revenir à Laon ? - Comment avez-vous vécu la vie en hôtel, en gîte ? (vie quotidienne et déplacements hebdomadaires) 375 - La vie de famille/ de couple / vos relations avec vos proches ont-t-elles évoluées pendant cette période ? - Votre conjoint(e) acceptait-il (elle) de déménager ? Votre conjoint(e) a-t-il (elle) recherché un emploi dans la région ? - Avez-vous changé de poste, de qualification, de salaire, d’horaire, de conditions de travail ? - Comment avez-vous été accueilli dans l’usine ? - Avez-vous été incité par l’entreprise à rester ou à partir ? - Comment perceviez-vous la stabilité de votre emploi ? - Recherchiez-vous un emploi à Laon pendant cette période ? (puis retour sur questions propres aux licenciés ou aux mutés) Rapport au logement et mobilité résidentielle - Comment avez-vous vécu cette période ? (explorer le rapport au logement pendant le chômage, la perception de l’expérience de la vie à l’hôtel en période probatoire, le vécu du déménagement, de la vente du logement, de l’achat, etc.) Relances en fonction des situations : - Avez-vous eu des difficultés financières ? - Avez-vous réalisé des travaux dans votre logement ? Passez-vous plus de temps chez vous ? (explorer l’évolution du rapport au logement : usages, investissements matériels et financiers) - Avez-vous déménagé depuis notre dernière entrevue / occupé un autre logement provisoirement / vendu votre logement ? - Pourquoi voulez-vous garder votre logement dans l’Aisne ? (cas des salariés mutés ayant gardé leur logement d’origine). - Comment avez-vous trouvé ce nouveau logement ? - Est-ce que votre logement correspond à ce que vous cherchiez ? Que pensez-vous de votre logement actuel ? (Relances sur : statut d’occupation, localisation, cadre de vie) Relations et adaptations familiales - Comment vous-êtes vous organisé avec votre famille (ménage) suite au licenciement/ au déménagement ? - Est-ce que votre entourage vous a aidé pendant cette période ? Relances : Avez-vous reçu une aide financière, une aide pour rechercher un emploi, une aide pour déménager, trouver le logement, aménager le logement, garder les enfants ? - Quels ont été les effets de votre licenciement / de votre déménagement sur votre famille (conjoint, enfants, parents...) ? (explorer les séparations, la dégradation ou le renforcement des sociabilités familiales) - En quoi ces circonstances ont-elles changé vos projets ? Relances : projets de retraite, d’achat, de modes de vie, de carrière. Le cas échéant, explorer les changements jugés positifs (opportunités, nouvelle étape) ou les changements jugés néfastes (mobilité contrainte, chômage, instabilité de l’emploi). 376 Annexe IV – Liste des données individuelles des salariés interviewés codées Age Sexe Commune de naissance Statut matrimonial Nombre de personnes dans le ménage Nombre d’enfants EMPLOI Niveau d’étude Qualification Ancienneté dernier emploi Moyen d’obtention du dernier emploi Salaire net dernier emploi Expérience chômage Expérience CDD/ intérim Nombre d’emplois Montant prime de licenciement / mutation Appartenance à un syndicat Lieu emploi précédent Montant prime de licenciement DEPLACEMENTS Temps de trajet domicile/ travail Distance domicile-travail Nombre de véhicules dans le ménage EMPLOI (dans le ménage) Nombre de personnes travaillant dans le ménage Emploi le plus significatif (ego ou conjoint) Salaire net du ménage (hors prestations familiales) Activité du conjoint Distance domicile travail du conjoint Catégorie socioprofessionnelle du conjoint Niveau d’étude du conjoint LOGEMENT Statut d’occupation du logement Type de la commune de résidence Type de logement Nombre de pièces du logement Ancienneté de résidence Loyer / remboursements Nombre de déménagements (jeune/ adulte) Age de l’accession à la propriété Moyen d’obtention du dernier logement RESEAU DE PARENTE Proches (famille-entourage ou non) Type d’aide familiale Catégorie socioprofes. du père d’ego Catégorie socioprofes. du grand-père d’ego Lieu de résidence des parents d’ego Type de commune de résidence pendant la jeunesse Nombre de personnes du réseau de parenté résidant à moins de vingt km du domicile Nombre de personnes du réseau de parenté résidant dans l’Aisne à plus de vingt km du domicile Nombre de personnes du réseau de parenté résidant en dehors du département de l’Aisne Présence de membre de la famille ou de la belle-famille dans l’entreprise Nombre de logements occupés dans le parc social Parents propriétaires ou accédants à la propriété 377 Annexe V – Lettre d’accompagnement du questionnaire Créteil, Le 31 Janvier 2002 Madame, Monsieur, Nous effectuons une recherche universitaire sur les questions de déménagement lors des fermetures d’entreprises industrielles. Les années 2000 et 2001 ont vu la fermeture de nombreux établissements de groupes industriels accompagnée de propositions de mutations aux salariés. Mais la mobilité géographique des salariés et de leurs familles ne peut pas être décrétée. Nous envoyons le questionnaire ci-joint à des salariés de différentes entreprises ayant subi des plans sociaux à partir du printemps 2000. Nous vous serions très reconnaissant d’y répondre, cela ne vous prendra que quelques minutes. Aucune étude à ce jour ne permet de connaître les conditions de vie (logement, emploi du conjoint et famille) des salariés à qui on propose ces mutations. Cette recherche universitaire permettra de connaître le devenir des salariés en fonction de leur -région d’origine et ainsi d’améliorer le droit du travail. Que vous ayez accepté ou refusé les propositions de mutation qui vous ont été faites, il est important que vous acceptiez de répondre au questionnaire ci-joint car vous avez vécu concrètement cette situation. Ce questionnaire est court et vous pouvez nous le renvoyer gratuitement à l’aide de l’enveloppe affranchie ci-jointe. Toutes vos réponses sont réservées à un usage purement scientifique. Nous nous engageons à respecter votre anonymat (n’inscrivez pas votre nom sur le questionnaire). Le nom des entreprises ne sera pas non plus utilisé puisque c’est le secteur industriel dans son ensemble qui nous intéresse. Nous vous remercions par avance de votre aide. Veuillez agréer Madame, Monsieur, l’expression de nos sentiments distingués. 378 Annexe VI – Questionnaire (février-mars 2002) 1. Quelle est votre année de naissance ? Année de naissance : …………………………………. 2. Sexe : Masculin Féminin 3. Combien avez-vous eu d’enfant(s) dans votre vie ? Nombre d’enfant(s) : ………….. 4. Dans quel(s) département(s) avez-vous de la famille et belle-famille ? Précisez les principaux départements :……………………………………….. 5. Au printemps 2000 viviez-vous … ? : Seul(e) Seul(e) avec enfant(s) à charge, présent(s) dans le logement En couple sans enfants dans le logement En couple avec enfant(s) à charge, présent(s) dans le logement Autres (avec de la famille, des amis) 6. Au printemps 2000, combien aviez-vous d’enfants à charge vivants dans un autre logement que le votre (logement étudiant, indépendant …) ? Nombre d’enfant(s) à charge vivant(s) dans un autre logement que le votre : ……………… 7. Au printemps 2000 étiez-vous …? Locataire HLM Locataire secteur privé Accédant à la propriété Propriétaire Autre : hébergé … 8. Si vous avez un(e) conjoint(e), quelle était sa situation professionnelle au printemps 2000 ? Occupait un emploi Etait au chômage N’occupait pas d’emploi et ne recherchait pas d’emploi 9. Si vous avez un(e) conjoint(e), quel était son métier au printemps 2000? Métier de votre conjoint(e) : …………………………. 10. Quel est votre niveau d’étude ? Certificat d’études primaire, CAP BEP Niveau secondaire, sans diplôme Bac Diplôme post-Bac 11. Quel métier aviez-vous au printemps 2000? Dernier métier (ou qualification) avant la fermeture de l’usine : ……………………………… 12. Quelle a été votre décision face à la proposition de mutation de votre emploi ? Le licenciement d’emblée Le licenciement après avoir effectué une période probatoire La mutation d’emblée La mutation après avoir effectué une période probatoire 13. Si vous avez été licencié(e), avez-vous recherché un emploi par l’intermédiaire de votre famille, de vos amis ou de vos relations professionnelles ? (plusieurs réponses possibles) 379 Oui, j’ai mobilisé des membres de ma famille Oui, j’ai mobilisé des relations amicales Oui, j’ai mobilisé des relations professionnelles Non, je n’ai pas recherché d’emploi par ces moyens 14. Si oui, ces moyens de recherche ont-ils abouti ? Oui, j’ai trouvé un emploi par ces moyens Non, je n’ai pas trouvé d’emploi par ces moyens 15. Si vous avez été licencié(e), quelle est votre situation professionnelle aujourd’hui ? Emploi en CDI, création/ reprise d’entreprise Emploi en CDD, contrats saisonniers, CES Mission d’intérim, employé(e) par un particulier Formation Chômage Préretraite Inactif(ve) (non inscrit à l’ANPE, retraite) 16. Si vous avez choisi la mutation, avez-vous déménagé seul(e) ? Je suis parti(e) seul(e) sur le lieu de mutation Je suis parti(e) avec ma famille (conjoint, enfant) 17. Si vous avez choisi la mutation, dans votre logement près du lieu de la mutation, êtesvous…? Locataire HLM Locataire secteur privé Accédant à la propriété Propriétaire Logement payé par l’employeur 18. Si vous avez choisi la mutation, avez-vous gardé votre logement dans votre région d’origine ? J’ai vendu mon logement Je l’ai mis en vente, il n’est pas encore vendu Je loue ce logement à une tierce personne J’étais locataire, j’ai rendu ce logement Je vis toujours dans ce logement le week-end ou occasionnellement Autre : (précisez)……………………..…… 19. Si vous avez choisi la mutation, rendez-vous souvent visite à vos famille, belle-famille ou amis en dehors du département de votre mutation ? Plusieurs fois par mois Une fois par mois Une fois par trimestre Trois fois par an ou moins Si vous le souhaitez, vous pouvez nous indiquer plus longuement pour quelles raisons vous avez accepté ou refusé la mutation. (écrire au verso) MERCI DE NOUS RENVOYER CE QUESTIONNAIRE EN UTILISANT L’ENVELOPPE AFFRANCHIE CI-JOINTE 380 LISTE DES TABLEAUX, CARTES ET GRAPHIQUES Tableau 1 - Proportion de population mobile entre 1982 et 1990…………………………...43 Tableau 2 - Synthèse des hypothèses ……………………….…………………………….…103 Graphique 1 - Mobilisation de l'entourage lors de la recherche d'emploi selon la région de résidence (moyenne des trois vagues d'interrogation).………………………………….......114 Graphique 2 - Mobilisation de l'entourage selon la fréquentation de l'entourage…………...116 Tableau 3 - Propension au déménagement pour un emploi selon les caractéristiques du ménage et la qualification……………………….……………………….………………….121 Tableau 4 - Propension au déménagement pour un emploi selon le statut d’occupation…...122 Tableau 5 - Propension au déménagement pour un emploi selon l'aide de l'entourage……..123 Carte 1 - Situation des départements de l’Aisne et de l’Yonne……………………………..126 Tableau 6 - Comparaison de l’échantillon d’enquêtés avec l’ensemble des salariés de l’entreprise…………………………………………………………………………………..130 Tableau 7 - Nombre de salariés interviewés selon leurs choix de mutation………………...130 Tableau 8 - Récapitulatif des aides incitatives à la mutation du plan social étudié…………145 Tableau 9 - Récapitulatif des indemnités de rupture du contrat de travail et des dispositifs de reconversion des salariés du plan social étudié……………………………………………...147 Carte 2 - Espaces urbains et espaces à dominante rurale en Picardie……………………….148 Tableau 10 - Répartition de la population active de la zone d’emploi de Laon par CSP et par secteur d’activité…………………………………………………………………………….151 Carte 3 - Communes de résidence des salariés de l’usine de câbles et de l’échantillon de personnes enquêtées par entretiens……………………………….…………………………162 Carte 4 - Les quartiers de la ville de Laon……………………….………………………….162 Carte 5 - Communes de résidence des salariés enquêtés par entretiens………………...…..162 Tableau 11 - Départements de résidence de la famille et de la belle-famille……………….164 Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés…………………164 Tableau 12 - Choix, en 2000, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon l’échantillon…………………………………………………………………………………192 Tableau 13 - Choix définitifs, en 2001, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon l’échantillon…………………………………………………………………………………192 381 Graphique 3 - Acceptation ou refus de la mutation professionnelle et de la mutation en période probatoire en 2000 selon l’âge……………………………………………………...195 Tableau 14 - Acceptation ou refus de la mutation selon la sociabilité familiale et l’appartenance à une famille-entourage……………………………………………………..198 Tableau 15 - Synthèse des déterminants de l’acceptation ou du refus de la mutation………199 Tableau 16 – Modalités discriminantes de l’acceptation ou du refus de la mutation…….....200 Tableau 17 - Modalités de la migration suite à l’acceptation de la mutation professionnelle……………………………………………………………………………....235 Tableau 18 - Comparaison des situations professionnelles des salariés licenciés interviewés en 2001 et des salariés enquêtés par questionnaire en 2002…………………………………....258 Graphique 4 - Rayon de recherche d’emploi et taux d’acceptation d’un emploi au SMIC selon la distance domicile-travail………………………………………………………………….267 Graphique 5 - Salaire demandé pour un emploi à cinquante kilomètres environ du domicile…………………………………………………………………………………….. 269 Tableau 19 - Rapport au logement selon l’évolution du rapport à l’emploi au cours de la recherche d’emploi…………………………………………………………………………..277 Tableau 20 - Mode de fonctionnement des logiques familiales dans les arbitrages de licenciement-ancrage ou de mutation-migration…………………………………………….296 Tableau 21 - Répartition des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de migrations……………………………………………………………………………….…...304 Tableau 22 - Caractéristiques des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de migrations……………………………………………………………………………………306 382 TABLE DES ABREVIATIONS AFPA : Association nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes ANIL : Agence Nationale pour l’Information sur le Logement ANPE : Agence Nationale Pour l’Emploi ARE : Allocation de Retour à l’Emploi AUD : Allocation Unique Dégressive BEPC : Brevet d’Etude du Premier Cycle CAP : Certificat d’Aptitudes Professionnelles CDD : Contrat à Durée Déterminée CDI : Contrat à Durée Indéterminée CCI : Chambre de Commerce et d’Industrie CEP : Certificat d’Etudes Primaires CERP : Centre d’Etudes et de Recherches Psychotechniques CES : Contrat Emploi Solidarité CFDT: Confédération Française Démocratique du Travail CGT: Confédération Générale du Travail CIADT : Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire CIL : Comités Interprofessionnels du Logement CNAF : Caisse Nationale d’Allocations Familiales DARES : Direction de l'Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques DATAR : Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale DDTEFP : Direction Départementale du Travail, de l'Emploi et de la Formation Professionnelle FEDER : Fonds Européen de Développement Régional FNE : Fonds National pour l’Emploi FO: Force Ouvrière FSE : Fonds Social Européen GATE : Groupe d’Analyse et de Théorie Economique GREE : Groupe de Recherche sur l’Education et l’Emploi INED : Institut National d’Etudes Démographiques INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques LIRHE : Laboratoire Interdisciplinaire de recherche sur les Ressources Humaines et l’Emploi MIME : Mission Interministérielle sur les Mutations Economiques OAP : Opérateur Assistant de Production OPAC : Office Public d’Aménagement et de Construction OVE : Offre Valable d’Emploi PARE : Plan d’Aide au Retour à l’Emploi PECO : Pays d’Europe Centrale et Orientale PEEC : Participation des Employeurs à l’Effort de Construction PLIE : Plan Local d’Insertion par l’Economique RGP : Recensement Général de la Population RMI : Revenu Minimum d’Insertion SNPRM : Syndicat National des Professionnels de la Relocation et de la Mobilité UNEDIC : Union Nationale pour l'Emploi Dans le Commerce et l'Industrie UTR : Unité Technique de Reclassement ZAC : Zone d’Aménagement Concerté ZUP : Zone à Urbaniser en Priorité ZUS : Zones Urbaines Sensibles 383 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION GENERALE.......................................................................................................9 PREMIERE PARTIE – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE ET TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES : CONSTRUCTION DE LA RECHERCHE.........................................................................................................................19 CHAPITRE 1 – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE, EMPLOI ET CHOMAGE : CADRAGE STATISTIQUE ET ANALYTIQUE GENERAL.................................................................21 1. Evolutions des mobilités résidentielles et des mobilités professionnelles .................... 22 1.1. Evolutions des mobilités résidentielles en France............................................................ 22 1.2. Mobilités professionnelles et instabilités de l’emploi ...................................................... 25 2. Les disparités sociales dans les pratiques de mobilité résidentielle liées à l’emploi... 27 2.1. La place des motifs professionnels dans les déménagements .......................................... 28 2.2. Les caractéristiques des déménagements pour motifs professionnels ............................. 30 2.2.1. Des déménagements de longue distance .............................................................. 31 2.2.2. Des raisons professionnelles facteurs de changement de statut d’occupation ..... 32 2.2.3. Des mobilités résidentielles pour l’emploi fortement différenciées socialement 32 2.3. Conclusion........................................................................................................................ 34 3. L’articulation entre mobilité résidentielle et chômage ................................................. 35 3.1. Les dimensions spatiales du chômage : analyses scientifiques et politiques publiques....... .......................................................................................................................................... 35 3.1.1. L’approche économique, la recherche urbaine et les analyses géographiques .... 36 3.1.2. Les politiques publiques d’incitation à la mobilité géographique des chômeurs 39 3.2. Mobilité résidentielle et chômage : un cadrage statistique .............................................. 42 3.2.1. Un lien difficile à établir entre chômage et mobilité résidentielle ....................... 42 3.2.2. Les disparités sociales entre chômeurs en matière de déménagement................. 45 3.2.3. Des freins à la mobilité résidentielle des chômeurs............................................. 46 4. Conclusion du chapitre 1............................................................................................50 CHAPITRE 2 – L’ETUDE DES MOBILITES RESIDENTIELLES CONTRAINTES PAR L’EMPLOI : LE CONTEXTE DES RESTRUCTURATIONS ET DES DELOCALISATIONS D’ENTREPRISES.................51 1. Restructurations d’entreprises et reconversions territoriales depuis les années 1950.............................................................................................................................53 1.1. Reconversions et mobilités dans le contexte de croissance (1950 - 1973) ...................... 53 1.2. L’évolution des restructurations et des délocalisations d’entreprises en période de crise (depuis le milieu des années 1970) .................................................................................. 54 2. Droit et reclassement de la main-d’œuvre : vers l’organisation de transitions professionnelles....................................................................................................................... 57 384 2.1. D’une gestion collective et territoriale des restructurations à l’accompagnement des transitions professionnelles par les entreprises ........................................................................ 58 2.2. Le principe de l’obligation de moyens en vue du reclassement des salariés et la place des mobilités géographiques........................................................................................................... 60 3. La mobilité géographique des salariés lors des restructurations : une proposition fréquente mais une mise en œuvre difficile.......................................................................... 64 3.1. Des propositions de mobilité fréquentes mais rarement mises en œuvre ........................ 64 3.2. L’exemple des délocalisations d’établissements.............................................................. 66 4. La professionnalisation de l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés : l’analyse d’un secteur professionnel hybride ...................................................... 68 4.1. L’émergence d’un secteur professionnel à la croisée des mobilités professionnelles et des mobilités résidentielles............................................................................................................. 69 4.1.1. La genèse d’une activité spécialisée .................................................................... 69 4.1.2. Les acteurs d’un secteur professionnel hybride ................................................... 72 4.2. L’identification du logement comme facteur de résistance à la mobilité géographique...... .......................................................................................................................................... 77 5. Conclusion du chapitre 2 ................................................................................................. 81 CHAPITRE 3 – ARBITRAGES RESIDENTIELS ET LOGIQUES FAMILIALES DANS LE CADRE DES RESTRUCTURATIONS D’ENTREPRISES : CONSTRUCTION D’UN SYSTEME D’HYPOTHESES.......81 1. Les analyses sociologiques des restructurations d’entreprises : la place secondaire des mobilités géographiques.................................................................................................. 83 1.1. La prise en compte des mobilités géographiques dans les analyses des restructurations en période de croissance (1950-1974) .......................................................................................... 83 1.2. Depuis 1974, des analyses des reconversions centrées sur l’emploi.................................... 84 1.3. La place marginale du rapport à l’espace de l’individu dans la sociologie de l’emploi ...... .......................................................................................................................................... 86 2. Mobilités et ancrages : le territoire entre ressources et contraintes............................ 88 2.1. Structures sociales, mobilité et territorialité..................................................................... 88 2.2. L’ancrage territorial : ressource ou contrainte ?............................................................... 91 3. La prise en compte des logiques familiales et résidentielles : un système d’hypothèses ............................................................................................................................................ 92 3.1. Arbitrages spatiaux, logiques familiales et logiques résidentielles.................................. 92 3.1.1. La relation au logement, l’attachement à la propriété.......................................... 93 3.1.2. La géographie familiale et la transmission des comportements résidentiels ....... 95 3.2. Arbitrages spatiaux et mobilisation de l’entraide familiale ............................................. 98 3.3. Arbitrages spatiaux et sphères d’intégration sociale ...................................................... 100 4. Présentation des concepts .............................................................................................. 104 4.1. Le dépassement du concept de stratégie ........................................................................ 104 4.2. Trajectoire et projet ..........