Présence(s) et technologies dans les concerts pop Réflexion sur la
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Présence(s) et technologies dans les concerts pop Réflexion sur la
Présence(s) et technologies dans les concerts pop Réflexion sur la notion de présence Quentin Gille « I could be in the audience with Gorillaz1 » Damon Albarn, chanteur et cofondateur de Gorillaz Depuis son apparition dans le paysage musical en 1998, chacune des prestations scéniques du groupe virtuel Gorillaz est l’occasion d’un impressionnant déploiement technologique, allant de l’utilisation d’écrans géants à la projection d’hologrammes avec à chaque fois ce leitmotiv : l’absence – partielle ou totale – des quatre musiciens sur scène. Quand ils ne sont pas dissimulés derrière un écran ou violemment éclairés à contre-jour de telle sorte que seules leurs silhouettes demeurent visibles, les quatre membres de Gorillaz sont purement et simplement remplacés par des écrans ou des hologrammes. En procédant ainsi, les cofondateurs de Gorillaz, le chanteur Damon Albarn et le dessinateur Jamie Hewlett, semblent vouloir déjouer la condition sine qua non de tout concert : la présence physique des musiciens sur scène, elle-même indissociable d’une autre présence, celle du public. Une coprésence entre un public et des musiciens qui serait, selon Laure Ferrand, garante de la réussite d’un concert : Le « concert réussi » est cette relation par laquelle le public répond à l’énergie déployée par l’artiste et sa musique. Réciproquement, l’artiste est porté par la voix unique du public qu’il a réussi à fédérer. C’est cette « osmose » que l’amateur vient chercher à un 1 Damon Albarn dans Steve Baltin, « Albarn Going Ape Over Gorillaz : Blur Frontman Prefers Animated Life “in the Shadows” », Rolling Stone, 25 juillet 2001, www.rollingstone.com (dernière consultation le 6 avril 2010). 1 concert […]. Il n’y a pas de finalité recherchée, juste le plaisir d’être là, de se perdre dans l’autre, de vivre au rythme de la musique, du hic et nunc2. Outre un échange avec des musiciens, ce que le public rechercherait lors d’un concert, c’est le plaisir d’être là, dans le hic et nunc de la performance. D’ailleurs, comme le souligne Antoine Hennion, quel que soit le statut qu’on accorde à ce face-à-face « en direct », mythe fondateur ou illusion poursuivie, mensonge d’une reconstitution commerciale par des marchands intéressés ou vérité d’un concert « live » à l’intensité unique, cette fonction de signifié ultime fait de la scène un lieu fondateur, littéralement irremplaçable, dont les variétés et le rock ne peuvent se passer3. Mais, dès lors, qu’advient-il de la réussite d’un concert et de cette communion tant espérée entre le public et les musiciens lorsque l’une des deux entités – en l’occurrence les musiciens – est volontairement soustraite à l’équation, comme c’est le cas avec Gorillaz ? Peut-on encore parler de concert lorsque les musiciens sont dissimulés derrière un écran ou même purement et simplement remplacés par des avatars holographiques ? Lorsque le chanteur Damon Albarn et le dessinateur Jamie Hewlett décident de fonder le groupe Gorillaz à la fin des années 1990, leur objectif premier et avoué est de dénoncer ce qu’ils appellent les « manufactured bands4 ». Dans leur ligne de mire se trouvent des groupes musicaux issus pour la plupart d’émissions de télévision (Pop Idol, American Idol, La Nouvelle Star, etc.) ou de castings sauvages valorisant exclusivement l’image. En créant le projet Gorillaz, sorte de groupe manufacturé ultime, Albarn et Hewlett cherchent avant tout à rétablir un certain rapport entre les musiciens et le public qui reposerait sur la transmission de la musique et non sur la « starification » maladive des 2 3 4 Laure Ferrand, « Comprendre les effervescences musicales. L’exemple des concerts de rock », Sociétés : Revue des sciences humaines et sociales, vol. 2, n° 104, 2009, p. 36. Antoine Hennion, « Scène rock, concert classique », dans Patrick Mignon et Antoine Hennion (dir.), Rock, de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991, p. 109. Voir, entre autres, Nick Duerden, « Gorillaz in Our Midst », The Observer, www.guardian.co.uk/arts/, (dernière consultation le 5 avril 2010). 2 membres du groupe5. Dans leur croisade contre le vedettariat médiatique, Albarn et Hewlett ont choisi la scène comme lieu privilégié pour remettre en question ce rapport entre public et artistes, notamment en ayant recours à divers moyens technologiques sophistiqués et ouvrant, de ce fait, de nouvelles avenues à la scène de concert pop6. Ces nouvelles configurations scéniques n’ont pas manqué de susciter l’intérêt des auditeurs, des journalistes, mais également celui des chercheurs7. Cet article propose une réflexion sur la question de la présence que soulèvent les concerts multimédias de Gorillaz. L’hypothèse qui sera défendue ici est que malgré la mise à distance des corps provoquée par une utilisation de plus en plus systématique d’intermédiaires sur scène (microphones, écrans vidéo, hologrammes, etc.), le corps, en tant qu’entité physique, demeure essentiel. Non seulement parce qu'il sert de point d’ancrage dans le hic et nunc, mais également parce qu’il constitue un point de référence, l’étalon or à partir duquel sont jugés les différents niveaux de présence sur scène. Gorillaz8 tend à confirmer cette hypothèse malgré la volonté de ses fondateurs de systématiquement dissimuler la présence des membres du groupe. D’autres corps sont constamment convoqués sur scène, comme s’il fallait compenser cette absence corporelle par la présence palpable d’autres musiciens. Le corps en scène À ce titre, l’intitulé du premier DVD du groupe, Phase One : Celebrity Take Down (Gorillaz, 2002), évoque bien la démarche des cofondateurs de Gorillaz. 6 Dans les pages qui vont suivre, nous envisagerons le concert pop de manière assez générale et inclusive. Les concerts de musique rock ou électro font partie intégrante de notre paradigme « concert pop ». Il s’agit essentiellement ici de le distinguer des concerts de musique classique, ces derniers nécessitant, selon nous, une réflexion distincte. 7 Lars Eckstein, « Torpedoing the Authorship of Popular Music : A Reading of Gorillaz’ “Feel Good Inc.” », Popular Music, vol. 28, n° 2, 2009, p. 239-255 ; John Richardson, « “The digital Won’t Let Me Go” : Constructions of the Virtual and the Real in Gorillaz’ “Clint Eastwood” », Journal of Popular Music Studies, vol. 17, n° 1, avril 2005, p. 1-29 ; Miriama Young, « Latent Body – Plastic, Malleable, Inscribed : The Human Voice, the Body and the Sound of its Transformation through Technology », Contemporary Music Review, vol. 25, n° 1, 2006, p. 81-92 ; Jem Kelly, « Pop Music, Multimedia and Live Performance », Music, Sound and Multimedia. From Live to the Visual, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2001, p. 213-225. 8 Gorillaz n’est ni le premier ni le dernier groupe de musique à recourir à des avatars sur scène (on pense notamment au groupe allemand Kraftwerk ou, plus récemment, à l’artiste virtuelle japonaise Miku Hatsune). 5 3 La présence est une notion à la fois évidente et nébuleuse. Évidente lorsque par empirisme nous l’opposons à l’absence, la notion de présence se complexifie dès que l’on sort de cet antagonisme primaire. La notion de présence est équivoque, sa signification variant en fonction des sphères qui en présentent les enjeux. Le théâtre, la réalité virtuelle, l’installation vidéo, la danse ou la phénoménologie ont tous leur propre définition du concept de présence. Par exemple, tandis que dans le domaine de la réalité virtuelle, la présence désignerait le degré de cohérence, de complexité et de sensibilité nécessaire afin qu’un utilisateur oublie le dispositif et s’immerge dans le monde représenté, dans le domaine du spectacle vivant, la présence renverrait à la capacité de l’acteur d’être au présent. Définir la présence est une opération éminemment complexe, ne serait-ce que parce que sa définition diffère d’un domaine à l’autre. Dans le cadre de cette réflexion, nous proposons de définir la présence comme la capacité pour une personne « d’être là », de se situer dans l’instant de la représentation. À l’instar d’Hans Ulrich Gumbrecht, nous postulons donc que : le terme « présence » ne se réfère pas (du moins pas principalement) à une relation temporelle au monde et à ses objets, mais à une relation spatiale. Ce qui est « présent » doit être tangible au sens propre, ce qui implique la possibilité d’un impact immédiat sur le corps humain9. En d’autres termes, ce qui est « présent » (notion très proche du latin praesse) est devant nous, à portée de la main, tangible. Si nous étendons ce concept au spectacle vivant, dont le concert fait indubitablement partie, la présence renvoie dès lors à l’aptitude pour un être vivant – un musicien – à se trouver dans le hic et nunc de la représentation et à partager le même espace-temps que le public. Au cœur de cette relation entre un public et des musiciens, le corps joue un rôle 9 Hans Ulrich Gumbrecht, Éloge de la présence. Ce qui échappe à la signification [2004], trad. Françoise Jaouën, Paris, Éditions Maren Sell, 2010, p. 9. 4 fondamental : à la fois comme émetteur (du côté des musiciens) et comme récepteur (du côté du spectateur). De récentes études menées en psychologie cognitive ont d’ailleurs démontré le rôle joué par le corps des musiciens lors des concerts pop, faisant ainsi fi de cet a priori selon lequel le concert serait une expérience essentiellement sonore10. Un « audiocentrisme » qui, dans le domaine des recherches universitaires, s’est traduit par une sous-estimation des conséquences perceptuelles et émotionnelles des aspects visuels de la performance musicale. Ces recherches ont donc voulu pallier ces lacunes en mettant notamment de l’avant le rôle primordial joué par les indices visuels lors des concerts. Les émotions ne seraient pas uniquement communiquées par le son : les expressions faciales et certaines postures corporelles y contribueraient également. Selon Thompson, Graham et Russo, les gestes et les expressions des musiciens permettent de diriger et d’attirer l’attention des auditeurs vers certaines informations acoustiques importantes. En d’autres termes, les gestes et les expressions faciales des musiciens augmenteraient le degré d’intelligibilité de la musique. De plus, les indices visuels émanant des corps sur scène permettent au performeur d’impliquer les auditeurs dans la performance musicale. Les deux entités ont ainsi la possibilité de s’unir dans une expérience commune11. La présence physique des musiciens sur scène est donc essentielle car elle permet non seulement de véhiculer des émotions et de rendre la musique intelligible, mais aussi d’ancrer la performance dans un temps et un espace partagés. Pourtant, ce sont bien ces corps, ces points d’ancrage dans le hic et nunc de la performance, que le groupe Gorillaz cherche continuellement à déplacer, voire à dissimuler, Voir, entre autres, William Forde Thompson, Phil Graham et Frank A. Russo, « Seeing Music Performance : Visual Influences on Perception and Experience », Semiotica, vol. 156, n° 1, 2005, p. 203-227 ; J. W. Davidson, « The Role of the Body in the Production and Perception of Solo Vocal Performance : A Case Study of Annie Lennox », Musicae Scientiae, vol. 5, n° 2, 2001, p. 235-256 ; N. S. Di Carlo et I. Guaitella, « Facial Expressions of Emotion in Speech and Singing », Semiotica, vol. 149, n° 1, 2004, p. 37-55 ; P. N. Juslin, « Communicating Emotion in Music Performance : A Review and a Theoretical Framework », Music and Emotion: Theory and Research, New York, Oxford University Press, 2001, p. 309-337 ; J. Davidson et J. S. Correia « Body Movement », The Science and Psychology of Music Performance, New York, Oxford University Press, 2002, p. 237-253. 11 Voir Forde Thompson, Graham et Russo, 2005. 10 5 dès sa première tournée nationale. En effet, lors de la tournée anglaise de 2001 et 2002, les corps des musiciens sont volontairement dissimulés par un écran géant, placé entre les musiciens et le public, sur lequel sont projetées des illustrations de Jamie Hewlett ainsi que, de temps à autre, les ombres des musiciens en train de jouer. Ces ombres deviennent les seuls indices d’une présence minimisée, qui privilégie l’écoute de la musique. Quelques années plus tard, lors d’une série de concerts donnée au Manchester Opera House12, la configuration scénique est quelque peu modifiée. En effet, au lieu de se trouver derrière un écran opaque, les musiciens sont installés devant un écran de couleur unie de telle sorte que seules leurs silhouettes sont visibles de la salle13. De telles configurations scéniques évoquent les pratiques de Pythagore, qui donnait ses leçons derrière un voile14. En dissimulant ainsi la source vocale, les auditeurs étaient encouragés à se concentrer sur l’écoute et ne risquaient pas d’être distraits par des gestes ou des expressions faciales. Seuls les mots prononcés et les inflexions de la voix devaient retenir leur attention. C’est une situation d’écoute que Jérôme Peignot et Pierre Schaeffer qualifieront, dans les années 1960, d’acousmatique15 : on entend sans voir la source originaire du son. Pour Miriama Young, la révolution électrique – et les médias sonores qu’elle engendre tels que le disque, la radio, etc. – ainsi que l’apparition d’une écoute acousmatique à partir des années 1880 constituent des éléments clés dans l’histoire de l’industrie musicale populaire. En effet, à partir de ce moment-là, les musiciens sont progressivement élevés au rang d’icônes de la culture populaire16. L’hypothèse défendue par Young est que l’auditeur, en l’absence de la source sonore, vouera un véritable culte à ces figures – à la fois désincarnées et immortelles – qu’il s’imagine et reconstruit à travers les indices sonores laissés dans les sillons des disques. Concerts donnés entre le 1er et le 5 novembre 2005. Cette seconde configuration scénique sera reconduite lors de la série de concerts donnée au Apollo Theater de Harlem entre le 2 et le 6 avril 2006. 14 Michel Chion, Guide des objets sonores, Paris, Buchet-Chastel, 1983, p. 18. 15 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Éditions du Seuil, 1967. 16 Young, 2006, p. 81-92. 12 13 6 Le disque se présente donc comme le substitut physique d’un corps absent, liant ainsi le corps, la voix et le médium. Au cours du 20e siècle, l’industrie musicale va consolider ce culte en accentuant le lien entre musique, corps et manifestations matérielles, par la multiplication d’objets célébration : affiches, pochettes de disques, etc. Toutefois, Young observe que certaines technologies numériques contemporaines et leur tendance à la dématérialisation (notamment les supports populaires comme le mp3) fragilisent ce lien entre la star musicale et ses manifestations matérielles. Elle conclut en évoquant la démarche de Gorillaz qui marque selon elle « un retour aux origines phonographiques », c’est-à-dire « un retour à la capture de voix en tant que source audible, un objet purement sonique17 ». Lorsque les membres de Gorillaz décident, pour leurs premiers concerts, de placer les spectateurs en situation d’écoute acousmatique, ils veulent que ceux-ci se concentrent sur la musique et ne soient pas distraits par les corps performant. La série de concerts donnée au Manchester Opera House amplifie le niveau acousmatique de la performance puisque, contrairement aux performances précédentes, les musiciens n’apparaissent jamais en chair et en os durant la performance. Cette configuration a semé le doute chez certains spectateurs car rien ne garantissait que les ombres qui s’agitaient derrière l’écran étaient bel et bien celles des musiciens et non celles de figurants. Il est d’ailleurs significatif que Damon Albarn ait éprouvé le besoin d’aller à l’avant de la scène pour saluer le public à la fin du concert et confirmer sa présence, levant ainsi tout doute éventuel. Présence(s) et technologie Le groupe Gorillaz étant un cas extrême, les questions qu’il soulève s’appliquent toutefois, à divers degrés, à toute l’industrie des concerts pop. Ce qui était perçu comme un lieu privilégié pour un face à face – ou plutôt un corps à corps – avec les vedettes n’est plus 17 Ibid., p. 89. 7 l’occasion d’une rencontre « im-médiate18 » entre auditeurs et musiciens. En effet, que ce soit les microphones, les amplificateurs ou encore les écrans géants, les intermédiaires technologiques sont devenus incontournables sur scène19. Le rapport entre musicien et public est donc rarement im-médiat. Se pose alors la question de savoir ce qu’il advient de la présence physique des musiciens sur scène lorsque des intermédiaires (microphones, écrans vidéo) sont utilisés ? Pour tenter de répondre à cette question, nous postulerons que dans le cadre du concert pop, la relation im-médiate, c’est-à-dire une relation qui ne monopolise aucun outil de médiation (microphones, écrans, amplificateurs, etc.) entre les corps des musiciens et ceux du public, constitue le degré zéro de cette relation et sert par conséquent d’étalon de référence à partir duquel seront jugés les « effets de présence » ainsi que les « sentiments de présence ». Cette nuance entre « effet de présence » et « sentiment de présence », nous la devons à Marc Boucher qui, dans un article intitulé « Nouvelles technologies et illusion d’immédiateté20 », propose de distinguer deux aspects de la notion de présence. Il y aurait d’un côté, les « effets de présence » qui se situeraient au niveau des dispositifs (côté objectif) et qui chercheraient à effacer l’acte de médiation en plaçant son utilisateur/spectateur directement en « présence » du monde représenté ; et de l’autre, le « sentiment de présence » qui est lié aux spectateurs et utilisateurs ferait appel à leur sensibilité (côté subjectif)21. Marc 18 19 20 21 « Im-médiat » étant ici envisagé selon un double sens, à la fois comme ce qui se produit directement dans l’espace et le temps (dans le hic et nunc), comme ce qui ne monopolise aucune technologie de reproduction, c’est-à-dire qui n’est pas médiatisé. Nous utilisons le trait d’union pour rappeler ce double sens. Soulignons qu’actuellement, il est d’ailleurs très rare d’assister à un concert pop qui n’a pas recours à des technologies de reproduction. Même les concerts dits « acoustiques » (« unplugged ») font appel à des amplificateurs. Seuls les concerts de musique classique semblent échapper à cette médiatisation de la scène, ce pourquoi nous avons préféré les exclure de notre paradigme. Marc Boucher, « Nouvelles technologies et illusions d’immédiateté », Laboratoire Zorved2, 2006, www.zorved2.uqam.ca/presence.pdf (dernière consultation le 16 août 2010). David Bolter et Richard Grusin préfèrent quant à eux parler d’« immediacy » qui correspond à un certain type de représentation visuelle visant à faire oublier à celui qui regarde la présence du médium (qu’il s’agisse de la toile d’un tableau, de la pellicule photographique ou cinématographique, etc.) et tentant de lui faire croire qu’il est en présence directe des objets représentés. L’« immediacy » est indissociable de l’« hypermediacy ». Voir Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media, Cambridge (Mass.), 8 Boucher ajoute : Si, à l’origine, il s’agissait d’une conséquence imprévue, le sentiment de présence est depuis devenu un objectif, ou plutôt une cible mouvante, puisque les sensibilités et les attentes des individus se transforment sans cesse en s’adaptant aux nouveaux dispositifs technologiques, eux-mêmes destinés à l’obsolescence […]. Bien que « sentiment » et « effet » de présence soient indissociablement liés, le sentiment de présence n’est pas qu’affaire de dispositifs, aussi sophistiqués soient-ils pour leur époque, mais il est également conditionné par des facteurs psychologiques et culturels22. Le sentiment de présence est donc loin d’être immuable. En effet, celui-ci se modifie continuellement dans le but de s’adapter aux différentes technologies qui, elles aussi, ne cessent d’évoluer. Évoquons brièvement, à titre d’exemple, le cas du microphone et du sentiment d’intimité qu’il suscita lors de son apparition. Progressivement introduit sur scène et dans les studios d’enregistrement à partir des années 1920, le microphone suscite rapidement l’intérêt de certains chanteurs, dont la célèbre figure du crooner. Ces derniers découvrent que, grâce aux microphones, ils peuvent désormais exprimer les sentiments les plus forts et les plus profonds avec une grande économie de gestes et de décibels : plus besoin de s’égosiller ou de réaliser des gestes lyriques pour transmettre des émotions, le simple fredonnement dans un microphone procure un sentiment d’intimité ou, en d’autres mots, de présence. Paradoxe donc, puisque malgré l’ajout d’un intermédiaire électrique entre le chanteur et le public, leur relation semble gagner en rapprochement. Un phénomène paradoxal déjà relevé à l’époque par Rudolf Arnheim, auteur d’un livre sur la radio dans les années 1930 : d’une part, le microphone instaure de la distance par l’interposition d’un appareillage technique entre la voix (le corps source de l’émission) et le public/auditeur et d’autre part, il crée de la proximité « d’esprit et d’humeur entre l’émetteur et l’auditeur23 ». MIT Press, 2000. 22 Boucher, 2006. 23 Cité dans Giusy Pisano, « L’introduction du microphone dans le processus de création artistique : une 9 À l’instar du microphone, qui a introduit un effet de rapprochement dans le disque et sur scène, chaque technologie aurait ainsi la capacité d’effacer, ou du moins d’atténuer l’acte de médiation, plaçant ainsi l’utilisateur en présence directe d’objets représentés. Face à une technologie ou à un dispositif, la présence s’apparenterait à l’illusion de la non-médiation d’une expérience médiatisée. Nous rejoignons ici Antoine Hennion lorsqu’il déclare : La reconnaissance « immédiate » de l’artiste et du public est réalisée par le dispositif scénique, qui lui ne croit pas à l’immédiateté, mais sait la recréer à partir de la prolifération des médiations, à condition qu’elles soient vidées de substance propre et transformées en simples canaux par leur annulation finale dans le creuset du spectacle24. Dans le domaine musical, les apparitions successives des technologies de reproduction telles que le phonographe, le gramophone et la radio ont, au tournant du 20e siècle, profondément et durablement bouleversé notre sentiment de présence à l’égard des musiciens sur scène. De même, dans les années 1980, l’utilisation de plus en plus systématisée des écrans géants lors des concerts modifiera radicalement les effets et les sentiments de présence dans les pratiques scéniques. Les écrans sur scène De manière schématique, nous pouvons dire que lors d’un concert de musique pop, les écrans vidéo sont utilisés de deux façons différentes, souvent pratiquées en alternance lors d’un même concert. Tout d’abord, les écrans permettent de projeter toute une série d’images associées au thème de la chanson ou au performeur lui-même. Ces écrans permettent, par exemple, de diffuser des images issues du vidéoclip de la chanson qui est en train d’être interprétée, ou alors des photographies et des vidéos du performeur. Lors de chacune de ses apparitions approche anthropologique des relations entre arts et technique », The Ages of the Cinema. Criteria and Models for the Construction of Historical Periods, Actes du colloque, Udine, Université de Udine, 2007, p. 419. 24 Hennion, 1991, p. 111. 10 scéniques, Gorillaz dispose d’un écran géant surplombant le plus souvent la scène et projetant en continu des illustrations de Jamie Hewlett. Ces dessins mettent le plus souvent en scène les quatre avatars « cartoonesques » imaginés par Hewlett, qu’ils soient issus des vidéoclips ou dessinés spécialement pour l’occasion. Outre la possibilité de projeter des images iconiques associées à la star et aux chansons, les écrans permettent également de retransmettre des images du concert filmées en direct. Obtenues bien souvent à l’aide d’un dispositif multi-caméras, ces images offrent la possibilité aux spectateurs situés aux derniers rangs de voir le corps et la mimique des musiciens. Avec l’introduction des écrans, le concert devient un spectacle total. Le gros plan, par exemple, permet non seulement de souligner la virtuosité et l’investissement émotionnel des musiciens, mais il offre également la possibilité à tous les spectateurs de voir ce qui restait jusqu’alors bien souvent inaccessible, car invisible : une mimique, une expression faciale, la sueur sur le visage marqué par l’effort, etc. Les écrans géants, à l’instar du microphone quelques années auparavant, ont donc introduit, grâce notamment à l’utilisation récurrente du gros plan, un sentiment d’intimité et de proximité dans les stades et les festivals (et parfois, les salles de concert), lieux où ces sentiments semblaient jusqu’alors exclus. Il nous semble que la présence virtuelle n’atténue ni ne rivalise en rien avec la présence physique. Bien au contraire, elle l’amplifie. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, au sein de l’industrie musicale, l’aura d’une star est construite autour de son corps (de son entité physique) mais également à travers l’iconographie qui y est rattachée, cette dernière étant édifiée par la presse, la télévision, les pochettes d’albums ou encore les vidéoclips. Dès lors, les écrans géants permettent de convoquer l’imagerie associée à la star dans le hic et nunc du concert.. La présence virtuelle se juxtapose à la présence physique pour reconstituer l’aura de 11 la star25. De son côté, Gorillaz, fidèle à sa stratégie de dénonciation du culte de la star, n’a pas recours aux écrans pour convoquer l’iconographie qui lui est associée. Albarn et Hewlett utilisent la présence virtuelle véhiculée par les écrans pour la substituer à la présence physique. Prenons l’interprétation de la chanson « Clint Eastwood » lors de la 26e édition des Brit Awards, le 20 février 2002. Cette prestation, qui commence la cérémonie, s’ouvre sur une scène plongée dans le noir. Progressivement, quatre écrans géants installés verticalement s’allument, et sur chacun d’eux apparaît l’un des quatre avatars du groupe. Commence alors la chanson, « interprétée » par ces derniers. Un cinquième écran, disposé au-dessus de la scène, diffuse en alternance soit des images issues du clip de la chanson, soit des images filmées en direct. Traditionnellement, l’utilisation des écrans lors des concerts pop permettait au spectateur d’admirer en direct la présence physique de l’artiste. Ici, les images de l’écran ne renvoient pas à un corps, mais à d’autres images qui ne renvoient à leur tour qu’à ellesmêmes. En effet, la représentation graphique des quatre avatars ne cherche pas le photoréalisme et ne renvoie dès lors pas, par ontologie photographique, à une éventuelle performance qui aurait été préalablement captée. Il s’agit, en quelque sorte, d’une pure présence virtuelle, qui ne renvoie qu’à elle-même. Quatre ans plus tard, le groupe va plus loin dans la recherche d’effets et de sentiments de présence lorsqu’il interprète « Fell Good Inc. » pour la 48e cérémonie des Grammy Awards à Los Angeles. Les écrans sur lesquels étaient projetés les avatars, eux-mêmes enfermés dans l’espace restreint du téléviseur, minimisaient l’effet de présence de ces derniers. Le groupe parvient toutefois à se libérer de cette apparente contrainte grâce à une nouvelle technologie, 25 Une hypothèse également défendue dans Kelly, 2007. 12 le « Musion Eyeliner26 ». La performance débute avec l’apparition d’hologrammes sur fond noir. Le chanteur « 2D » et le bassiste « Murdoc » occupent le devant de la scène tandis que « Russell », le batteur, la surplombe, donnant même l’impression de flotter dans les airs. « Noodle », le quatrième membre les rejoindra plus tard. Ces apparitions demeurent intrigantes car la scène ne dispose visiblement pas d’écrans – les écrans ne sont pas perceptibles par les (télé)spectateurs – et les avatars semblent évoluer librement dans l’espace scénique. Une fois le premier refrain achevé, les trois avatars sont rejoints par les membres du groupe de rap De la soul, sur une plateforme à l’avant de la scène. L’interaction entre cette présence physique (les rappeurs) et la présence virtuelle (les avatars) est assurée par le son. Bien qu’ils soient dissociés, les personnages virtuels et réels se rejoignent musicalement, grâce à un savant mixage des paroles des rappeurs en direct et de l’accompagnement musical préenregistré. Une fois leur couplet terminé, les rappeurs se retirent et l’artiste pop Madonna fait son entrée sur scène grâce à une plateforme qui émerge du sol. Elle entonne alors les paroles de son dernier succès, Hung Up en se déplaçant parmi les hologrammes. Fait tout à fait surprenant, la star féminine semble même interagir avec eux : elle passe devant et derrière les avatars sans pour autant entraver la qualité de la projection holographique27. Le rapport entre présence virtuelle et physique a pour effet de déstabiliser le spectateur qui appréhende l’impossibilité d’une interaction physique avec des hologrammes projetés. Au bout de quelques instants, on découvre la nature holographique de la première Madonna, qui quitte la scène pour laisser place à la « vraie » Madonna accompagnée de ses danseurs. Tout au long de cette prestation, le groupe joue sur la confrontation directe de deux 26 Les images de cette performance ainsi que les explications de cette nouvelle technologie sont disponibles à l’adresse Internet suivante : www.eyeliner3d.com/gorillaz_madonna_grammy_awards.html (dernière consultation le 4 avril 2011). 27 Cette prouesse technique qui ne manque pas d’interpeller le spectateur attentif s’explique assez facilement : la Madonna que l’on voit entrer sur scène est elle aussi un hologramme. Un hologramme qui, contrairement à ceux des membres du groupe Gorillaz, possède un photoréalisme confondant. 13 formes de présence : une présence physique (incarnée par les rappeurs) et une présence virtuelle (les avatars holographiques). Celles-ci, loin de s’exclure mutuellement, se côtoient et se répondent, renforçant ainsi leur effet de présence respectif. Une triple présence De nos jours, lors d’un concert pop, le spectateur fait face à trois formes de présence. Il y a d’abord la présence physique, incarnée dans le corps du ou des musiciens présents sur scène. Cette présence physique sert, comme nous l’a montré la psychologie cognitive, de point d’ancrage, mais également d’étalon à partir duquel sera jugée la seconde forme de présence : la présence virtuelle. Celle-ci est assurée par des écrans, mais aussi par des hologrammes, pistes explorées par Gorillaz. La superposition et la cohésion de ces deux formes de présence sont garanties par une troisième forme de présence encore peu évoquée jusqu’ici. Il s’agit de la présence sonore. Selon Marc Boucher : Il est en effet plus facile au son qu’à l’image de produire un effet de présence, car le son n’a pas besoin de support, il vibre tout autour de nous et nous pouvons même le sentir dans tout notre corps, alors que l’image doit être affichée ou projetée sur une surface de sorte que la méprise est impossible (à moins qu’un dispositif travestisse cette surface, par exemple en créant l’illusion d’une vraie fenêtre28). De fait, un simple décalage entre les paroles et le mouvement des lèvres de l’hologramme, voire de l’artiste (dans le cas d’un playback), met en péril la cohérence de l’ensemble. Lors d’un concert, ces trois niveaux de présence – physique, virtuel et sonore – conjuguent, se superposent et correspondent, provoquant ainsi un sentiment de présence multiplié et euphorisant. La scène semble constituer l’espace idéal pour mettre en jeu les différentes formes de présence, car comme le souligne Hennion, « la scène est un autel qui met à distance autant qu’il met en présence29 ». 28 Boucher, 2006. 29 Hennion, 1994, p. 110. 14 Un retour à la normale et les limites technologiques Longtemps annoncée30, l’idée d’une tournée mondiale de Gorillaz faisant exclusivement usage d’hologrammes en trois dimensions est néanmoins abandonnée. Ce projet pharaonique, trop compliqué à organiser et surtout trop onéreux31 est mis de côté – pour le moment – par Albarn et Hewlett. La tournée mondiale a eu lieu malgré tout : elle est lancée à Montréal le 3 octobre 2010, dans des conditions radicalement différentes des prestations antérieures. Surprise lorsque débute le concert : les membres du groupe évoluent désormais à visage découvert, pour ne pas dire à « corps découverts ». Ils le resteront d’ailleurs pendant toute la durée du spectacle. Il n’y a plus d’avatars sur des écrans ni d’hologrammes : seulement des corps réels en train de se produire sur scène32. Ce faisant, Gorillaz semble avoir renoncé à la recherche de nouvelles configurations scéniques pour revenir à une mise en scène somme toute assez classique, mettant ainsi un terme à la démarche conceptuelle qui a fait son succès – démarche qui n’est pas sans ambivalence si l’on pense au besoin que ressentit le groupe de partager la scène avec d’autres artistes (chorale d’enfants, Madonna) et combler ainsi l’absence physique par d’autres formes de présence vivante. Pourquoi cela ? Un début de réponse réside sans doute dans la part d’imprévu inhérente aux corps performants, que les technologies semblent pour l’instant incapables de prévenir. Prenons l’exemple des hologrammes et des avatars projetés sur écrans géants : ce sont ce que l’on pourrait appeler des « vecteurs unidirectionnels ». Ils ne sont que la reproduction d’une action préenregistrée. Or, puisque les avatars et les hologrammes ne font que reproduire les gestes pour lesquels ils ont été programmés, ils sont incapables de répondre aux éventuelles 30 Dave Simpson, « Gorillaz to tour in 3-D », The Guardian (UK), www.guardian.co.uk (dernière consultation le 5 avril 2010) 31 La prestation de trois minutes à peine lors de la cérémonie à Lisbonne aurait coûté à elle seule la modeste somme de 190 000 euros. 32 Notons toutefois la présence d’un écran géant suspendu au-dessus de la scène et diffusant des illustrations et des vidéos de Jamie Hewlett en continu. 15 demandes du public, court-circuitant ainsi toute possibilité de communion avec ce dernier. Ils vont même jusqu’à imposer une direction à un public qui a peu de chances d’influer sur leurs actions. Le corps humain, lui, est ouvert et réceptif aux injonctions éventuelles du public. En effet, même s’il est savamment préparé, l’artiste sur scène s’expose au risque, à la variation et à l’improvisation. C’est peut-être ce subtil dosage de prévu et d’imprévu que le public recherche lorsqu’il se rend à un concert : un amalgame que les présences virtuelles, tout particulièrement les hologrammes, en raison de leur univectorialité, sont incapables de proposer, du moins, jusqu’à aujourd’hui. 16