L`évaluation thérapeutique de l`adolescent

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L`évaluation thérapeutique de l`adolescent
Dossier
L’évaluation thérapeutique
de l’adolescent : comment engager
l’adolescent et ses parents
Dr Éric Dubé
Psychologue
Dre Raphaële Noël
Psychologue
Le Dr Dubé est psychologue,
professeur au Département de
psychologie de l’Université du
Québec à Montréal (UQAM) et chercheur responsable du Groupe
de recherche sur l’évaluation
collaborative / thérapeutique.
La Dre Noël est psychologue,
professeure au Département de
psychologie de l’UQAM et cochercheuse du Groupe de recherche
sur l’évaluation collaborative /
thérapeutique. Elle est responsable
du laboratoire de recherche
Parentalités et enfant en
développement.
Aussi expérimenté soit-il, tout clinicien continue d’éprouver,
lors de chaque nouvelle consultation avec un adolescent, la
part de risque et d’imprévisible que celle-ci renferme. Dès la
première rencontre, l’avenir de la consultation se joue dans
une modalité de communication engageant un registre plutôt
préverbal, dans un style qui rappelle la communication analogique avec un bébé (Golse, 2002). En effet, ces deux âges
de la vie partagent différents paramètres de fonctionnement
psychique qui rendent la rencontre complexe et à risque de
ne pas se produire : intensité pulsionnelle très forte ; prévalence du narcissisme sur l’objectalité; agressivité et dialectique
honte-culpabilité ; mécanismes de défense tels que clivage,
projection et déni ; et, enfin, place centrale du corps. Ajoutons
les enjeux de séparation-individuation qui rendent périlleux
le maniement des espaces respectifs de l’adolescent et des
parents ; sans compter la question des alliances à aménager
tout en respectant les frontières en pleine renégociation et les
espaces de confidentialité qui y sont reliés.
La consultation risque non seulement de ne pas donner lieu
à une véritable rencontre, mais de plus, la tentation est grande
pour le clinicien d’escamoter l’étape d’évaluation devant un
adolescent qui risque de lui glisser entre les mains, devant la
pression des parents qui demandent des réponses rapides
à des questions de longue date et parfois aussi devant l’empressement des tiers payeurs pour aller rapidement du côté
de l’intervention. Pourtant, la labilité des symptômes propre à
cette étape de développement impose de prendre son temps
pour évaluer les ressources et les fragilités d’un fonctionnement psychique en pleine mutation. L’évaluation des processus, à partir de notions comme la souplesse et la rigidité par
exemple, prend le dessus sur l’évaluation des contenus, dont
l’intensité et l’aspect parfois radical invitent à la prudence et à
la nécessité d’effectuer un travail de diagnostic différentiel, par
exemple entre les angoisses identitaires de l’adolescence et
des angoisses psychotiques, entre la dépressivité adolescente
et une dépression clinique ou encore entre les passages à l’acte
de l’adolescent et des conduites délinquantes (Marcelli et Braconnier, 2008). Ce rapide tour d’horizon ne serait pas complet
sans souligner qu’aux défis déjà évoqués plus haut s’ajoute
celui de la mise en place d’un processus d’évaluation de l’adolescent qui prendrait en compte son environnement, soit ses
parents, dans un premier temps.
Toutes approches confondues, la collaboration avec le client
a toutefois souvent été limitée dans l’évaluation psychologique.
Le modèle traditionnel, même en clinique infanto-juvénile,
demeure une « collecte d’informations » (Finn et Tonsager,
1997) dans lequel les parents sont essentiellement vus comme
informateurs et où les jeunes clients se trouvent plutôt réduits
à un rôle de producteurs de performances. Par ailleurs, si la
pratique d’une restitution des résultats de l’évaluation apparaît aujourd’hui assez commune (Jacobson, Hanson et Zhou,
2015), elle se limite souvent à poser un diagnostic et à formuler des recommandations. Puisque les clients se trouvent ainsi
peu engagés comme réels collaborateurs, ceci pourrait expliquer en partie l’adhésion souvent mitigée aux recommandations formulées et les taux élevés d’interruption prématurée
de thérapie en clinique de l’enfant et de l’adolescent. Cela a une
résonance toute spéciale par ailleurs auprès des adolescents
qui cherchent à être entendus comme interlocuteurs différenciés des parents, et qui tendent à mal réagir à l’idée de se
soumettre à la volonté des parents ou du psychologue de
« se faire évaluer ».
Dans ce contexte, notre groupe de recherche1 s’intéresse
particulièrement aux travaux des 20 dernières années de
Stephen E. Finn et de ses collaborateurs (Austin, Texas) ayant
donné naissance à une méthode d’évaluation novatrice connue
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sous le nom d’évaluation thérapeutique. L’évaluation thérapeutique est un paradigme original de l’évaluation psychologique
qui tire ses sources d’une intégration de travaux d’orientation
humaniste touchant à la collaboration avec le client d’une
part, et de racines philosophiques associées à la psychologie du soi de Kohut, aux théories systémiques de la thérapie
familiale et aux recherches sur la communication d’hémisphère droit à hémisphère droit d’autre part.
L’évaluation thérapeutique suit une série d’étapes d’entretiens semi-structurés dans lesquels les tests sont utilisés
comme pièce maîtresse d’une intervention psychothérapeutique brève basée sur les interrogations du jeune client à propos de lui-même et sur les interrogations des parents à propos
de ce dernier et de la relation parent-adolescent. Différentes
études (pour une revue, voir Tharinger, Gentry et Finn, 2013)
ont montré qu’une telle approche produit des changements
symptomatiques et motivationnels importants, dont un meilleur engagement envers les recommandations faites au terme
de l’évaluation en comparaison avec les évaluations traditionnelles.
L’évaluation thérapeutique de l’adolescent :
présentation du modèle
L’évaluation thérapeutique de l‘adolescent (ÉT-A ; Tharinger,
Gentry et Finn, 2013) implique l’adolescent et ses parents dans
une série d’étapes que nous allons décrire tout en précisant
leurs objectifs. Elle comporte typiquement de 8 à 10 séances
de 90 minutes, à la fréquence d’une séance par semaine, le tout
s’échelonnant sur deux ou trois mois (voir la figure 1).
À la suite du premier contact téléphonique avec les parents,
de l‘information sur le processus leur est postée, en même
temps qu’un texte destiné exclusivement à l‘adolescent qui
vise à soutenir dès le départ l’individuation du jeune et à
souligner l’importance de sa collaboration personnelle à
l’évaluation.
Séances initiales avec les parents et l’adolescent
Lors de l’entrevue initiale, le clinicien cherche à comprendre
les préoccupations et les perspectives de chacun et à établir
une première alliance de travail avec eux en se centrant sur
les conflits et les sentiments d’impasse qui ont amené à la
demande de consultation. Écoute empathique et reformulation des perspectives de chacun sont alors à privilégier.
C’est aussi le moment de négocier les paramètres de la
confidentialité qui sera accordée à l’adolescent pour soulever
ses questionnements propres et lui permettre de donner des
réponses personnelles qui pourraient ne pas être partagées
avec les parents. Cette négociation permet déjà de travailler
certains enjeux d’individuation de l’adolescent par rapport
à ses parents.
Typiquement, à ce moment, tous travaillent avec le psychologue afin de formuler des questions communes précises sur
l’adolescent, les parents et la famille, en partant des questions
préparées depuis le contact téléphonique et de celles qui ont
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émergé en rencontre. Cette activité collaborative centrale de
l’ÉT-A est un élément souvent négligé dans l’évaluation traditionnelle (Jacobson, Hanson et Zhou, 2015). Tharinger, Gentry
et Finn (2013) soulignent que c’est pour eux un élément crucial
qui sert à réduire l’anxiété à l’égard du processus, à engager
la curiosité de tous à propos d’eux-mêmes et à ouvrir la porte
à la discussion au sujet d’informations difficiles ou embarrassantes, une première étape de mentalisation préparatoire à
l’intervention.
Si cela a pu être négocié, l’adolescent est alors rencontré
seul pour dégager ses propres questions « privées ». Le psychologue souligne l’importance qu’il porte à l’engagement
de l’adolescent et discute ouvertement des hésitations et
réserves de celui-ci. Dans certains cas, le clinicien se montre
explicitement ouvert à négocier avec les parents un délai pour
leur permettre de réfléchir et de se sentir prêts à la démarche.
Si l’adolescent le souhaite, ses questions privées sont alors
passées en revue.
Séance avec les parents seuls
L’objectif principal de la séance qui se déroule avec les parents
et sans l’adolescent est d’explorer plus avant les questions
des parents en recueillant des informations anamnestiques
et d’histoire familiale. Elle permet aussi de discuter d’informations que les parents pourraient avoir tues en présence de
leur adolescent, touchant par exemple à des tensions dans le
couple, à de l’insécurité financière, etc. Cette séance peut aussi
servir à laisser libre cours à l’expression des frustrations ou de
la culpabilité des parents envers leur adolescent avant que ne
puisse s’entrevoir un retour à une position plus empathique
envers ses difficultés courantes. Une forme de testing des
parents eux-mêmes, en lien par exemple avec les questions
qui touchent à leur style parental, peut être suggérée et il est
établi que les résultats pertinents à ces questions leur seront
présentés privément.
Testing de l’adolescent
Les instruments d’évaluation psychologique sont choisis de
façon à permettre de répondre spécifiquement aux questions
retenues. Ainsi, il est possible d’avoir recours aux outils d’évaluation classiques tels que des épreuves projectives (p. ex.
Rorschach et le Thematic Apperception Test), des questionnaires (p. ex. le Minnesota Multiphasic Personality Inventory –
Adolescent) et des épreuves cognitives. L’objectif est d’obtenir
une compréhension fine et nuancée de l’expérience de l’adolescent ainsi que sa collaboration à l’élaboration du sens de ses
réponses, en regard de ses préoccupations.
Séance d’intervention ciblée avec l’adolescent
Au-delà du testing, une composante centrale du modèle
d’ÉT-A demeure une séance d’intervention ciblée où l’adolescent et le psychologue explorent in vivo une facette des
difficultés de l’adolescent afin d’offrir une possibilité d’expérience correctrice dépassant la seule prise de conscience.
Figure 1.
Les étapes de l’évaluation thérapeutique avec l’adolescent
(d’après Tharinger, Gentry et Finn, 2013)
Contact téléphonique initial avec les parents
Envoi d’un document d’informations (parents et adolescent)
et des formulaires de consentement
Étape 1
• Séance initiale avec
les parents et l’adolescent
• Rencontre individuelle
avec l’adolescent
Étape 2
• Séance avec les
parents seuls
Étape 3
• Évaluation de l’adolescent : testing structuré et
semi-structuré
• Testing des parents
possible en parallèle
Étape 4
• Séance d’intervention ciblée avec l’adolescent
Étape 5
•
Séance complémentaire avec parents seulement, portant entre autres sur les résultats à leurs tests (si utilisés)
Étape 6
• Séance d’intervention familiale
Étape 7
• Séance de
résumé-discussion
avec l’adolescent
Étape 8
• Séance de
résumé-discussion
avec les parents
(et possiblement
l’adolescent)
Étape 9
•
Des retours écrits
distincts (lettres) sont envoyés aux parents
et à l’adolescent
Étape 10 (si nécessaire)
• Séance de suivi
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Cette étape est la plus complexe à mettre en place et constitue généralement la portion de la formation au modèle qui requiert le plus de temps (Finn, 2007).
Séance complémentaire avec les parents seuls
Si cela a été retenu, il est important de revenir avec les parents
sur les résultats à leurs tests. Cette séance pourra aussi servir
à faire le point sur les changements observés et à consolider
l’alliance avec eux.
Séance d’intervention familiale
Il apparaît souvent opportun de réunir à cette étape la famille
pour une séance visant à développer chez eux une perspective des aspects systémiques des difficultés rencontrées
et à leur permettre de mettre à l’essai des solutions nouvelles. La séance familiale permet d’observer les interactions
parents-adolescent (avec médiation ou non), puis de valider et
de compléter les hypothèses élaborées à partir de l’évaluation.
Séance de résumé-discussion avec l’adolescent,
puis avec les parents
Le bilan se fait avec l’adolescent seul dans un premier temps.
Les questions formulées au départ sont rappelées et la
coconstruction avec l’adolescent du sens de ses résultats aux
différentes épreuves sert à l’élaboration des réponses. Les
questions privées sont traitées avec lui à cette étape. Vient
ensuite le bilan réalisé avec les parents (et l’adolescent, s’il
souhaite s’y joindre), au cours duquel une compréhension des
difficultés est élaborée – compréhension en partie coconstruite
dans les séances précédentes, ce qui constitue l’aspect collaboratif de la restitution. Le bilan inclut les résultats d’évaluation
et des propositions d’orientation en lien avec les questions
initiales de chacun, élaborées en début de processus.
Retours écrits distincts
Quelque temps après les bilans, une lettre reprenant les
questions initiales, les principaux résultats soutenant la compréhension coconstruite et des suggestions est transmise
aux parents. Une lettre distincte est adressée confidentiellement à l’adolescent, dans laquelle sont reprises les réponses
coconstruites aux questions « privées » de celui-ci.
Séance de suivi (si nécessaire)
Lorsque cela est possible, une séance de suivi est proposée
environ six à huit semaines après que l’évaluation ait été terminée. Elle vise à soutenir les progrès, à discuter des recommandations et de leur mise en pratique et à traiter des questions et
défis qui ont émergé depuis la fin de l’évaluation.
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Conclusion
Les étapes du modèle de l’évaluation thérapeutique de l’adolescent intègrent à la structure de l’évaluation les tâches
développementales uniques de l’adolescence. Ainsi, si l’on doit
comprendre que le modèle fait de la famille le client comme
en thérapie familiale (avec les aménagements de confidentialité pour les propos ou résultats de tests de chacun ),
il vise à ce que l’adolescent ne soit pas client qu’en titre ou par
défaut : tout le travail vise à soutenir chez l’adolescent le
développement d’une position de collaborateur actif, intéressé
et demandeur d’aide. Pour ce faire, l’un des objectifs de l’évaluation thérapeutique est d’offrir au jeune client confidentialité
et intimité des propos, dans une distanciation nécessaire des
parents tout en maintenant le lien avec eux. Par ailleurs, en
plus d’inviter l’adolescent à développer et exprimer un questionnement personnel au sujet de ses difficultés, complémentaire ou distinct de celui des parents, il s’agit d’un processus
qui soutient son engagement et sa curiosité pour son propre
fonctionnement. Ceci constitue, avec l’aspect collaboratif de la
coconstruction du sens des résultats d’évaluation, une dimension claire d’intervention thérapeutique, préalable précieux en
ce qui concerne l’alliance (Dubé et Noël, 2015) pour une éventuelle poursuite de l’intervention.
Si la pratique de ce modèle d’évaluation thérapeutique
requiert une formation, suivant un programme structuré
dispensé par Finn et coll., il reste tout à fait possible que le psychologue puisse en adopter certains aspects dans sa pratique
actuelle, s’inscrivant ainsi dans une perspective d’évaluation
collaborative dont nous venons de démontrer la pertinence.
Référence
1. Groupe de recherche sur l’évaluation collaborative / thérapeutique (GREC/T)
de l’Université du Québec à Montréal.
Bibliographie
Dubé, J. É. et Noël, R. (2015). Les représentations mentales de l’enfant chez les parents :
situation, illustrations et réflexions sur les catalyseurs de changements en évaluation
thérapeutique de l’enfant. Pratiques psychologiques, 21, 375-388.
Finn, S. E. (2007). In our clients’ shoes: Theory and techniques of therapeutic assessment.
Mahwah, NJ : Lawrence Erlbaum.
Finn, S. E. et Tonsager, M. E. (1997). Information-gathering and therapeutic models
of assessment: Complementary paradigms. Psychological Assessment, 9, 374-385.
Golse, B. (2002). Psychothérapie du bébé et de l’adolescent : convergences.
La psychiatrie de l’enfant, 45, 393-410.
Jacobson, R. M., Hanson, W. E. et Zhou, H. (2015). Canadian psychologists’ test feedback
training and practice: A national survey. Canadian Psychology/Psychologie canadienne,
56, 394-404.
Marcelli, D. et Braconnier, A. (2008). Adolescence et psychopathologie (7e éd.).
Issy-les-Moulineaux : Elsevier-Masson.
Tharinger, D. J., Gentry, L. B. et Finn, S. E. (2013). Therapeutic assessment with adolescents
and their parents: A comprehensive model. Dans D. H. Saklofske, C. R. Reynolds et V.
Schwean (dir.), The Oxford handbook of child psychological assessment (p. 385-420).
New York, NY : Oxford University Press.