Approches des réseaux sociaux en Sciences de Gestion : aspects

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Approches des réseaux sociaux en Sciences de Gestion : aspects
Approches des réseaux sociaux en Sciences de Gestion :
aspects méthodologiques et pistes de réflexions
épistémologiques
Michaël Bénédic
Doctorant au Centre de Recherche Public Henri Tudor, L-1855 Luxembourg – Grand-duché de
Luxembourg / Centre Européen de Recherche en Economie Financière et Gestion des Entreprises
(CEREFIGE) 13, Rue Michel Ney, CO 75, 54037 Nancy Cedex.
Mail : [email protected]
Résumé :
La thématique des réseaux sociaux rencontre un succès croissant dans les recherches en sciences
de gestion. L’objectif de cette contribution est de présenter les principales approches utilisées
dans ces recherches. La problématique de cette réflexion est la suivante : Quels points de repères
méthodologiques et épistémologiques peuvent guider les recherches en management sur le thème
des réseaux sociaux ? Pour y apporter des éléments de réponses, nous décomposons notre travail
en trois parties. Dans un premier temps nous cherchons à savoir s’il s’agit d’une méthode
particulière en sciences sociales ou si ou contraire différentes grandes tendances d’analyse
peuvent être dégagées. Nous identifions deux traditions d’analyses. La première est celle de la
« Social Network Analysis » (SNA) développée par « l’Ecole de Harvard ». Cette approche est
marquée par le formalisme mathématique, la modélisation et le recours à des démarches
explicatives. La seconde tradition est celle des anthropologues de « l’Ecole de Manchester ». Elle
s’appuie sur des démarches qualitatives dans une visée compréhensive. Cette opposition
constitue un premier point de repère essentiel pour le chercheur.
Dans la deuxième partie, nous précisons l’intérêt de l’analyse des réseaux sociaux pour les
recherches en management et cherchons à en dégager une « trame méthodologique ». Cette
trame s’articule autour de trois grandes orientations : réseaux « personnels » et réseaux
« complets », démarches déductives ou inductives et démarches statiques ou dynamiques. La
combinaison des ces différents choix permet selon nous de couvrir les aspects méthodologiques
des recherches sur le thème en management. Dans la troisième partie, nous introduisons quelques
pistes de réflexion épistémologiques. La présentation des grandes postures épistémologique en
sciences de gestion nous permet de réinterpeller les deux traditions d’analyse. Nous pensons que
l’approche de la SNA est en adéquation avec les postures positivistes en sciences de gestion et
que l’approche de « l’Ecole de Manchester » peut être aisément rapprochée des postures
interprétativistes et constructivistes. Nous discutons ensuite la façon dont la posture
épistémologique peut orienter et/ou être mieux adaptée à certaines combinaisons des orientations
méthodologiques identifiées dans la deuxième partie.
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Approches des réseaux sociaux en Sciences de Gestion :
aspects méthodologiques et pistes de réflexions
épistémologiques
Mots clés : Réseaux sociaux, sciences de gestion, aspects méthodologiques, aspects
épistémologiques
Résumé :
La thématique des réseaux sociaux rencontre un succès croissant dans les recherches en sciences
de gestion. L’objectif de cette contribution est de présenter les principales approches utilisées
dans ces recherches. La problématique de cette réflexion peut être définie comme suit : Quels
points de repères méthodologiques et épistémologiques peuvent guider les recherches en
management sur le thème des réseaux sociaux ? Pour y apporter des éléments de réponses, nous
décomposons notre travail en trois parties. Dans un premier temps nous cherchons à savoir s’il
s’agit d’une méthode particulière en sciences sociales ou si ou contraire différentes grandes
tendances d’analyse peuvent être dégagées. Nous identifions deux traditions d’analyses. La
première est celle de la « Social Network Analysis » (SNA) développée par « l’Ecole de
Harvard ». Cette approche est marquée par le formalisme mathématique, la modélisation et le
recours à des démarches explicatives. La seconde tradition est celle des anthropologues de
« l’Ecole de Manchester ». Elle s’appuie sur des démarches qualitatives dans une visée
compréhensive. Cette opposition constitue un premier point de repère essentiel pour le
chercheur.
Dans la deuxième partie, nous précisons l’intérêt de l’analyse des réseaux sociaux pour les
recherches en management et cherchons à en dégager une « trame méthodologique ». Cette
trame s’articule autour de trois grandes orientations : réseaux « personnels » et réseaux
« complets », démarches déductives ou inductives et démarches statiques ou dynamiques. La
combinaison des ces différents choix permet selon nous de couvrir les aspects méthodologiques
des recherches sur le thème en management. Dans la troisième partie, nous introduisons quelques
pistes de réflexions épistémologiques. La présentation des grandes postures épistémologiques en
sciences de gestion nous a permis de réinterpeller les deux traditions d’analyse. Nous pensons
que l’approche de la SNA est en adéquation avec les postures positivistes en sciences de gestion
et que l’approche de « l’Ecole de Manchester » peut être aisément rapprochée des postures
interprétativistes et constructivistes. Nous discutons ensuite la façon dont la posture
épistémologique peut orienter et/ou être mieux adaptée à certaines combinaisons des orientations
méthodologiques identifiées dans la deuxième partie.
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INTRODUCTION
La thématique des réseaux sociaux rencontre un succès croissant en sciences de gestion, et
notamment en France, comme en témoignent les deux journées « Management et Réseaux
sociaux »1 organisées en 2005 à Lyon et en 2007 à Clermont-Ferrand sous le parrainage de
l’AGRH et de l’AIMS. Face au foisonnement des recherches sur le thème, l’objectif de cette
communication est de présenter les principales approches des réseaux sociaux dans les
recherches en management. La problématique de cette réflexion peut être définie comme suit :
Quels points de repères méthodologiques et épistémologiques peuvent guider les recherches en
management sur le thème des réseaux sociaux ?
Pour y apporter des éléments de réponses, notre travail se compose de trois parties. Dans un
premier temps, nous introduirons quelques considérations générales autour des approches des
réseaux sociaux. Nous chercherons à savoir s’il s’agit d’une méthode particulière en sciences
sociales ou si ou contraire différentes grandes tendances d’analyse peuvent être dégagées. Dans
une deuxième partie, nous reviendrons plus spécifiquement sur les réseaux sociaux en sciences
de gestion. Nous présenterons l’intérêt de cette thématique pour les recherches en management
ainsi que les grandes orientations méthodologiques sur lesquelles le chercheur devra se
positionner. Nous tenterons de dégager une « trame méthodologique » autour de laquelle peuvent
s’articuler ces orientations. Enfin, dans une troisième partie, nous introduirons quelques pistes de
réflexions épistémologiques. Nous nous interrogerons sur les incidences de la posture
épistémologique du chercheur sur sa manière de concevoir et d’étudier les réseaux sociaux. Nous
évoquerons de quelle manière cette posture peut orienter les choix du chercheur vers les grandes
orientations méthodologiques identifiées dans la deuxième partie.
1. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES AUTOUR DES APPROCHES DES RÉSEAUX
SOCIAUX EN SCIENCES SOCIALES
L’objectif de cette partie est de présenter l’analyse des réseaux sociaux dans les sciences sociales
en général. Il s’agit de s’interroger sur ses particularités ainsi que sur ses principales sources de
développement. S’agit-il d’une méthode particulière en sciences sociales ou peut-on en dégager
différentes grandes tendances d’analyse ? Les différents éléments développés ici nous
permettrons d’alimenter notre réflexion pour aborder plus spécifiquement les réseaux sociaux en
sciences de gestion dans leurs aspects méthodologiques (deuxième partie) et épistémologiques
(troisième partie).
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La troisième journée aura lieu à Annecy le 6 novembre 2009.
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1.1 L’analyse des réseaux sociaux comme méthode particulière en sciences sociales ?
(Le spectre de Granovetter, 1990).
Nous nous appuyons ici sur un article de Mark Granovetter paru dans la revue « Connection » en
1990. Il s’agit en fait de son discours d’ouverture lors de la conférence annuelle des Sunbelt2 à
San Diego le 15 février 1990. Nous portons un intérêt particulier à cet article car Granovetter y
dénonce le mythe de l’analyse des réseaux sociaux comme méthode particulière en sciences
sociales. Le propos de Granovetter débute par l’évocation des deux célèbres dénis historiques.
Celui de Karl Marx en 1890 qui aurait déclaré « je ne suis pas marxiste » et celui de Nixon en
1973 qui aurait déclaré « je ne suis pas un escroc ». Si peu de crédit a été accordé à ces dénis,
l’auteur précise qu’il n’en obtiendra pas plus en déclarant : « I’m not a networker ». Pour justifier
une telle déclaration, il évoque le « spectre » qui le hante depuis le début des années 1970. Ce
spectre réapparaît à chaque fois qu’il est amené à rencontrer de nouveaux chercheurs en sciences
sociales. Granovetter relate qu’à chaque nouvelle rencontre ses interlocuteurs ne le saluent pas
normalement, au lieu de cela, leur regard se fige et ils lancent comme une incantation : « Oh oui,
la force des liens faibles ». Au-delà de son aspect anecdotique, ce récit permet à Granovetter
d’illustrer pourquoi il a résisté depuis une vingtaine d’années à être qualifié de « network
analyst ».
Après son célèbre article de 1973 et quelques publications précisément orientées analyse des
réseaux, l’auteur avait la conviction que cette période de sa carrière était derrière lui et qu’il se
tournerait désormais vers des sujets plus généraux relatifs à la sociologie économique ou la
théorie sociologique. Toutefois, une drôle de chose s’est produite sur le chemin de sortie de
« l’analyse réseau » selon ses termes. L’auteur revient sur plusieurs exemples pour montrer
comment cette approche est venue le réinterpeller à chaque fois que son intérêt s’est porté sur des
sujets a priori sans lien avec les réseaux sociaux. Granovetter s’est en effet beaucoup intéressé à
l’organisation industrielle et aux différents aspects du marché et il lui apparu que le champ était
dominé par deux conceptions erronées. La première est la conception « sur-socialisée » de
l’action humaine dans la sociologie moderne. Cette critique semble essentiellement adressée à la
conception holiste de la sociologie structuro-fonctionnaliste de Talcott Parsons. La seconde est la
conception « sous-socialisée » de la théorie économique classique et néo-classique. Selon
l’auteur, ces deux conceptions apparemment opposées ont en commun de considérer que les
individus ne sont aucunement influencés par leurs relations sociales dans leurs actions et
comportements.
Après ces développements Granovetter aborde la question de l’analyse de réseaux comme
méthode particulière en sciences sociales. Il revient sur les contributions des grands fondateurs
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Il s’agit de la conférence officielle du réseau international pour l’analyse des réseaux sociaux (International
Network for Social Network Analysis).
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de la sociologie moderne (Durkheim, Weber et Simmel). Pour lui l’apport séminal de ces
penseurs est de ne pas appréhender la vie sociale comme la somme des motivations et
comportements individuels. L’apport fondamental de Durkheim dans son analyse du suicide est
que cet acte individuel par excellence est expliqué par la façon dont les individus sont intégrés
dans des réseaux de relations sociales. De la même façon dans son analyse de la division du
travail, Durkheim fait l’argument que les sociétés modernes tiennent ensemble par le réseau
complexe de complémentarités que produit cette division avancée. Si le lien avec l’œuvre de
Weber n’est pas explicité dans ce discours, il est évoqué par Jean-Louis Laville dans sa préface
de l’ouvrage de Granovetter en français intitulé « Sociologie Economique ». Laville (2008)
souligne que cette approche réseau appréhende les activités économiques comme des actions
sociales influencées par les comportements d’autres individus dans leur déroulement. Ces
analyses s’inscrivent dans la continuité de celles de Weber dans la mesure où ce dernier
considérait que le fait économique est un fait social (car il s’effectue selon des modalités qui
obligent l’acteur à tenir compte des comportements des autres acteurs économiques). Weber
considérait ainsi que les individus n’étaient pas indépendants dans la formation de leurs
préférences mais qu’ils s’influençaient mutuellement. Enfin, les travaux du philosophe et
sociologue allemand George Simmel (1858-1918) sont souvent considérés comme précurseurs
de la sociologie des réseaux (Forsé, 2002). En effet, l’objet fondamental de la sociologie selon
Simmel doit être appréhendé à un niveau intermédiaire que n’est ni celui de l’individu
(microsociologique) ni celui de la société (macrosociologique) mais plutôt au niveau
mésosociologique des formes sociales qui résultent des interactions entre les individus (Mercklé,
2004). Pour Forsé (2002), la sociologie simmelienne correspond (dans un langage actualisé) à la
science des structures des relations sociales.
Fort de ces observations, Granovetter fait remarquer qu’il n’est pas possible de rester fidèle aux
fondements de la sociologie moderne sans prêter attention aux réseaux de relations sociales. Dès
lors, il n’est pas étonnant que l’analyse réseau lui soit apparue systématiquement derrière les
questions économiques et sociales. Mais si les relations sociales et la structure de ces relations
sont pratiquement consubstantielles aux développements des sciences sociales, comment
expliquer que l’analyse des réseaux soit absente de tant de travaux importants ?
Pour Granovetter, une partie de la réponse réside dans la domination de la sociologie américaine
par le courant parsonnien dont l’opinion était différente. Dans son ouvrage de 1937, « The
structure of social action », la thèse de Parsons est que les écrits de quatre grands penseurs de la
vie économique et sociale (Durkheim, Weber, Pareto et Marshall) convergeaient vers une seule
proposition : l’action sociale ne peut être analysée sans référence aux valeurs. Les
développements de Parsons s’opposent aux conceptions de l’acteur « atomisé ». Toutefois,
Granovetter considère que les relations sociales sont reléguées à un rôle mineur dans la réflexion
de Parsons et que les précurseurs de l’analyse de réseaux sociaux se sont rebellés contre cette
conception « sur-socialisée ». L’auteur estime que dans l’atmosphère parsonnienne dominante
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des années 1950-1960, l’analyse des réseaux sociaux doit être rebelle et iconoclaste car il n’y a
pas de place pour elle. Toutefois, il fait remarquer que l’influence de la synthèse parsionnienne
est en déclin dans les sciences sociales et qu’il est temps pour l’analyse des réseaux sociaux de
changer sa position. Il appelle les chercheurs de ce champ à considérer que les intuitions de
l’analyse des réseaux sociaux ne sont ni particulières, ni sectaires, mais qu’elles se situent dans la
droite lignée de la pensée des fondateurs de la sociologie moderne. Pour cette raison Granovetter
considère que l’analyse des réseaux sociaux est désormais en mesure d’apporter ces
développements à la communauté plus générale des sciences sociales afin de la réorienter en sa
direction. Granovetter conclue sur une pointe de lyrisme, en soulignant qu’une fois cette tâche
accomplie le discours du jour ne sera plus « I’m not a networker » mais « We are all networkers
now».
Il est bien entendu nécessaire de resituer ce discours dans son contexte. Il s’agit de l’ouverture
d’une conférence qui rassemble des spécialistes mondiaux des réseaux sociaux et dont l’objectif
est de vouloir étendre l’influence de leurs travaux. En cela, Granovetter estime que l’analyse des
réseaux ne doit pas être marginalisée mais plutôt généralisée et il appelle à l’ouverture vers
d’autres méthodes à visée relationnelle et qui ne portent pas « l’étiquette » de la « Social
Network Analysis » (SNA). Ce discours nuance celui plus radical des premiers développements
de la SNA qui pensaient refonder la sociologie et ses catégories traditionnelles sur la base de
cette méthode d’observation des relations entre les acteurs sociaux ou les institutions. La SNA
pouvait alors apparaître comme méthode particulière. Le fait d’adopter une conception plus large
de l’analyse des réseaux sociaux permet de considérer qu’elle n’est pas une méthode spécifique
et qu’elle peut donc être appréhendée de différentes façons. Un rapide retour historique sur les
développements de l’analyse des réseaux sociaux nous apportera un éclairage sur ce point.
1.2 Différentes traditions d’analyse des réseaux sociaux ?
L’argument de Granovetter selon lequel l’analyse des réseaux sociaux n’est pas une méthode
particulière en sciences sociales car elles puisent ses intuitions dans la lignée des travaux
fondateurs de la sociologie moderne, nous amène à nous interroger sur les sources de ses
développements.
Comme le souligne Mercklé (2003, p.5), « l’histoire de l’analyse des réseaux sociaux apparaît
moins comme l’histoire d’une succession linéaire de filiations que comme celle d’une
conjonction progressive de problématiques, d’objets et de méthodes clairement distincts à
l’origine ». Les travaux considérés comme « pionniers » relèvent essentiellement de trois
domaines : la sociométrie et plus largement la psychologie sociale, l’anthropologie et plus
particulièrement la l’anthropologie sociale anglo-saxonne et les mathématiques appliqués,
notamment la théorie des graphes et l’algèbre linéaire.
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Cette modeste évocation de la diversité des sources dans lesquelles l’analyse des réseaux puise
ses développements laisse présager l’existence de différentes approches. Michael Eve (2002)
oppose deux traditions d’analyse. La première est celle des anthropologues de l’« Ecole de
Manchester » dans les années 1950-1960. Il s’agit en particulier d’auteurs comme John Barnes
(le premier à avoir introduit la notion de « social network » en sciences sociales), Elizabeth Bott,
Clyde Mitchell ou encore Jeremy Boissevain3. Ces anthropologues étaient spécialisés dans
l’étude des groupements urbains et cherchaient à rendre compte des comportements individuels
dans des environnements sociaux complexes.
La seconde est celle de la « Social Network Analysis » (SNA) aux Etats-Unis. Il s’agit plus
précisément des travaux de « l’Ecole structuraliste » de Harvard qui ont débuté dans les années
1960-1970 sous l’impulsion de Harrison White, de ses collègues et de ses étudiants (peuvent être
cités entre autres, Barry Wellman, Steven Berkowitz, Ronald Breiger et Mark Granovetter). Les
travaux de ces auteurs ont constitué une avancée décisive pour le développement des concepts et
des outils d’analyse des réseaux sociaux tels qu’ils existent actuellement. White est considéré
comme le premier à élaborer des procédures systématiques, fondées sur des modèles algébriques
et le calcul matriciel, pour la représentation et la formalisation des données relationnelles.
La position défendue par Eve dans son article est que les différences de méthodes existantes
entre ces deux traditions ne relèvent ni des possibilités techniques disponibles ni de préférences
pour les méthodes qualitatives ou quantitatives mais d’intérêts de fond différents. « Les
méthodes sont différentes parce que l’on cherche à réaliser des objectifs différents » (Eve, 2002,
p. 191). L’auteur précise que l’objectif de la « Social Network Analysis » est de parvenir à une
transcription globale des données sociales en forme de réseau alors que l’Ecole de Manchester
privilégie l’exploration de relations personnelles qui pourrait être en contradiction avec les
frontières catégorielles et normatives. Il s’agissait de se focaliser sur plusieurs scènes où jouait
l’individu pour mettre à jour des contradictions ou des espaces de liberté. Les réseaux des
individus ne correspondent pas à la structure relationnelle d’un groupe pour ces auteurs. En effet,
l’idée défendue dans les travaux de « l’Ecole de Manchester » est que tous les acteurs sociaux
appartiennent simultanément à plusieurs groupes sociaux. Dès lors, ils sont amenés à changer en
permanence d’identité dans leur vie quotidienne et ceci doit impérativement être pris en
considération pour comprendre les opportunités et les contraintes de l’action. Autrement dit,
l’objectif d’une analyse de réseau dans la perspective de « l’Ecole de Manchester » est
d’explorer la configuration du « réseau personnel » traversant plusieurs groupes et catégories et
permettant de naviguer entre eux en exploitant les contradictions. Cet objectif diffère de celui de
la sociométrie et dans une certaine mesure de celui de la SNA qui visent une description correcte
3
Eve (2002) renvoie à Mitchell (1969) et Boissevain et Mitchell (1973) pour un aperçu des ces études. Le lecteur
intéressé pourra également se référer à Mercklé (2003, p.10-12) pour un résumé rapide de ces recherches.
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des groupes sociaux en termes relationnels, c’est-à-dire en se fondant sur des interactions
observables plutôt que sur des critères décidés a priori. C’est ainsi que Mitchell (1969) oppose
ce qu’il nomme « l’analyse institutionnelle » (c’est-à-dire l’analyse des relations régulières au
sein d’un groupe délimité) à ce qu’entend l’Ecole de Manchester par « analyse de réseau ».
Boissevain (1968) soutenait que cette focalisation sur des interactions régulières au sein de
groupes constitués, excluait de fait certaines configurations éphémères et peu cohérentes qui
constituent parfois le contexte crucial pour l’action (Eve, 2002). Par ailleurs une différence
notable entre ces deux écoles réside dans la nature des relations et des acteurs observés. En effet,
les chercheurs de l’Ecole de Manchester privilégiaient les relations interpersonnelles et plus
précisément les relations en face à face alors que les développements de la SNA portent sur tous
types de nœuds (individus, organisation, institutions, etc) et de relations (formelles ou
informelles).
Mercklé (2004) note que cette opposition passée inaperçue entre l’approche dominante de la
SNA et l’approche alternative de l’Ecole de Manchester, prolongée aujourd’hui par un groupe de
chercheur (dont Eve fait partie) réuni autour de Maurizio Gribaudi (1998), concentre la majorité
des débats théoriques et méthodologiques autour des réseaux sociaux. Nous considérons que
l’opposition entre ces deux traditions d’analyse constitue un point de repère essentiel pour le
chercheur. Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie de notre travail en évoquant les
aspects épistémologiques des recherches sur ce thème. Avant cela, nous allons donner un aperçu
de l’intérêt de l’analyse des réseaux sociaux et des méthodologies utilisées en sciences de gestion
dans la partie qui suit.
2) LES RÉSEAUX SOCIAUX EN SCIENCES DE GESTION : INTÉRÊT ET
PRINCIPALES ORIENTATIONS MÉTHODOLOGIQUES
Le but ici n’est pas d’être exhaustif sur ces questions mais plutôt de présenter les grandes
orientations qui s’offrent au chercheur en management désireux d’étudier les réseaux sociaux.
Pour ce faire, nous présenterons l’intérêt du recours à l’analyse des réseaux sociaux pour la
recherche en management. Nous aborderons ensuite la question du choix méthodologique autour
de trois grandes orientations : analyse de « réseaux complets » et analyse de « réseaux
personnels », démarches de recherche de type inductives ou déductives, puis démarches statiques
ou dynamiques. Ces trois grandes orientations constituent selon nous la « trame
méthodologique » autour de laquelle peuvent être articulées les approches des réseaux sociaux en
management.
2.1 L’intérêt de l’analyse des réseaux sociaux pour la recherche en management
Nous avons souligné le succès croissant des approches des réseaux sociaux en sciences de
gestion dans l’introduction de cette contribution. Ceci peut s’expliquer par trois principaux
apports. Pour Baret, Huault et Picq (2006), la théorie des réseaux sociaux (nouvelle sociologie
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économique, théorie de l’encastrement social et théorie du capital social) apporte un éclairage
nouveau sur l’action individuelle, la coopération intra-organisationnelle et les relations interorganisationnelles. Elle peut ainsi être abordée comme une théorie de l’action, un principe
organisationnel ou un mode de gouvernance.
Huault (1998) considère effectivement que la théorie des réseaux sociaux, parce qu’elle permet
d’analyser simultanément l’action et son contexte relationnel, peut être érigée en véritable
théorie de l’action. L’analyse des réseaux sociaux peut viser à expliquer les comportements des
individus à partir des caractéristiques de réseaux (taille, densité, force des liens, etc) dans
lesquels ils s’insèrent. Baret et al. (2006) précisent que la théorie la plus mobilisée dans cette
perspective est celle des « trous structuraux » de Ronald Burt (1992). Ce que Burt entend par
« trou structural » est une absence de relation entre deux contacts non redondants. Deux contacts
sont considérés comme non redondants s’ils permettent l’accès à des ressources différentes (a
contrario deux contacts sont redondants s’ils donnent accès aux mêmes ressources). Dans un
réseau riche en « trous structuraux », l’individu peut occuper une position avantageuse
d’intermédiaire (en termes d’accès à l’information par exemple). Burt (1992) a mis en évidence
les effets bénéfiques des réseaux personnels riches en « trous structuraux » sur la promotion et
l’évolution de carrière des cadres dans une multinationale américaine du secteur informatique.
Par ailleurs, le réseau social peut également être envisagé comme un mode de coordination des
activités individuelles alternatif au marché et à la hiérarchie (Baret et al., 2006). Cette conception
découle de la définition fonctionnelle du capital social proposée par le sociologue américain
James Coleman (1926-1995). Pour ce dernier le capital social correspond à « certains aspects de
la structure sociale qui facilitent les actions des individus dans la structure » (1990). Ainsi, le
réseau social apporte plusieurs bénéfices aux acteurs : il favorise la circulation de l’information,
la solidarité et la coopération. D’un point de vue méthodologique cette approche se situe plutôt à
un niveau réseau « complet », c’est-à-dire que l’on s’intéresse aux relations entre des individus
qui appartiennent à un groupe déterminé. Par ailleurs, l’attention est portée sur la nature des
relations (proximité émotionnelle, confiance, réciprocité, etc.). Dans une telle conception, le
capital social est envisagé comme un bien collectif qui permet de réduire les coûts de
coopération. C’est ainsi que Van Buren et Leana (1999) ont proposé le concept de capital social
organisationnel. Pour ces auteurs, le capital social dans une organisation se traduit par l’existence
d’objectifs et de valeurs partagés, l’implication des salariés ainsi que la confiance entre les
membres. Les bénéfices qui peuvent être retirés du développement de ce capital social se situent
à deux niveaux : il favorise la coopération et l’atteinte des objectifs collectifs, il facilite la
partage de connaissances et la création de capital intellectuel.
Enfin, selon une conception similaire le réseau social peut être envisagé comme un mode de
gouvernance. Huault (2004) souligne que le réseau social peut être considéré comme un mode de
gouvernance lorsque les entreprises se développent au sein de réseaux sociaux constitués.
L’analyse des réseaux peut ainsi être utilisée pour analyser les relations interorganisationnelles
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(relations d’alliances ou de coopération par exemple). Baret et al. (2006) soulignent que les
résultats des études qui s’inscrivent dans cette approche permettent de relativiser les phénomènes
économiques et managériaux en dépassant l’unique logique marchande. Nous pouvons citer à cet
égard le travail de McGuire, Granovetter et Schwarz (1993) sur l’organisation de l’industrie
électrique aux Etats-Unis. Ces auteurs ont montré que la trajectoire qu’a suivie cette industrie
s’explique plus par les réseaux de relations des entrepreneurs influents que par des principes de
recherche d’efficience.
Après avoir justifié l’intérêt du recours à l’analyse des réseaux sociaux pour les sciences de
gestion, nous allons nous attarder sur des questions d’ordre méthodologique. Le premier point
que nous allons aborder pour décrire la « trame méthodologique » des recherches en
management est celui du choix entre réseau « personnel » et réseau « complet ».
2.2 Réseaux « personnels » et réseaux « complets »
Un réseau social se définit comme « un ensemble de relations spécifiques entre un ensemble fini
d’acteurs » (Lazega, 1998, p.8). Il s’agit de l’approche dominante en sciences sociales, elle
consiste à étudier des ensembles délimités par des frontières instituées (par exemple : une équipe
projet, une organisation, un réseau de franchise, etc.) et considérées comme pertinentes par le
chercheur. La fixation des « frontières » du réseau relève donc d’un choix méthodologique et
doit découler des objectifs de la recherche. La sélection de la population repose généralement sur
des choix qui ont été fait lors de la formulation du problème de recherche (Lemieux et Ouimet,
2004). Ce choix peut ne poser aucune difficulté lorsqu’il s’agit d’étudier un ensemble de taille
restreinte (par exemple l’ensemble des acteurs qui participe à un projet dans une organisation).
Dans d’autres cas, le choix peut être plus compliqué (par exemple les relations entre les
entreprises manufacturières de la ville de New-York), il s’agira alors de délimiter a priori les
contours du groupe dont on veut étudier la structure. Lazega (1998) précise à cet égard que la
délimitation de ces ensembles plus « ouverts » peut s’appuyer sur un principe de « saturation »,
au sens utilisé dans les méthodes qualitatives. Il y a « saturation » lorsque le chercheur a de
bonnes raisons de penser qu’ajouter des acteurs ou des relations à l’observation ne lui en
apprendra pas davantage sur la structure des relations ou sur les processus sociaux étudiés.
L’analyse en termes de réseaux « complets » permet d’une part, d’obtenir une représentation
graphique des liens entre les acteurs de la structure et d’autre part d’obtenir un certains nombres
d’indicateurs qui permettent de mieux comprendre cette structure. Mercklé (2004) note toutefois
que l’ensemble ainsi constitué n’a de cohérence que s’il présente une certaine cohésion interne,
c’est-à-dire que les liens entre les acteurs de cet ensemble doivent être plus denses qu’avec
l’extérieur. L’auteur ajoute que les conséquences de tels choix peuvent ne pas être anodines
empiriquement. Le risque est de faire passer par exemple pour isolés deux individus qui sont en
réalité liés l’un à l’autre par une relation indirecte avec un individu extérieur à l’ensemble
considéré. Par ailleurs, Ferrand (1991) attire l’attention sur le fait que l’analyse en termes de
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réseaux « complets » néglige ce qu’il appelle la dimension « cognitive » des réseaux sociaux.
Cette analyse suppose en effet, que toutes les relations existantes au sein de l’ensemble observé
et que seules ces relations constituent le niveau d’analyse pertinent pour expliquer les
comportements. Toutefois, comme l’explique Ferrand il est parfaitement possible que pour un
individu appartenant à l’ensemble délimité, le seul réseau pertinent d’un point de vue « cognitif »
(c'est-à-dire les relations que cet acteur prend en compte pour fonder ses comportements), inclue
des relations avec des individus extérieurs au réseau « complet » et exclue de nombreuses
relations au sein de ce réseau.
L’alternative aux méthodes qui consistent à établir des relevés exhaustifs des relations au sein
d’ensembles délimités est l’approche en termes de réseaux « personnels ». Lecoutre et Lièvre
(2006) proposent une définition du réseau « personnel » qui s’appuie sur celle de l’« atome
social » chez Moreno : « Il s’agit de l’ensemble formé d’un individu, des individus qui sont en
relation directe avec lui et des relations que ces individus entretiennent les uns avec les autres ».
Mercklé (2004) relève deux avantages de cette approche par rapport à celle en termes de réseaux
complets. Le premier est qu’elle permet une meilleure prise en compte de la dimension
« cognitive » des comportements relationnels. Le second est qu’elle se prête plus facilement aux
techniques d’échantillonnage et autorisent à étendre les résultats observés sur l’échantillon à
l’ensemble de la population dont il est représentatif (ce type d’inférence étant par construction
interdit dans les approches en termes de réseaux « complets »).
Toutefois, plusieurs critiques peuvent également être formulées à l’encontre des enquêtes sur les
réseaux personnels. En effet, ces démarches ne permettent généralement que de disposer de
données relationnelles assez limitées (Degenne et Forsé, 1994). Elles ne tiennent souvent compte
que des relations directes et négligent par conséquent l’influence des relations indirectes. Par
ailleurs, la réciprocité ou l’asymétrie sont rarement prises en compte dans ces études.
Chollet (2008) se livre à un examen critique des différentes méthodes de délimitation empirique
des réseaux personnels pour les recherches quantitatives dans un cadre organisationnel. L’auteur
distingue deux postures en la matière. La première consiste à s’appuyer sur des données
« externes » à l’individu étudié (issues par exemple de base de données, archives, support de
communication, ou encroe observation directe). La seconde provient de données déclaratives des
acteurs qui font l’objet de l’étude (auto-relevé, liste et générateurs de noms).
L’avantage des bases de données externes est de fournir une meilleure fiabilité des mesures car
les relations sont définies et étudiées de façon univoque. Autrement dit, les bases de données
externes permettent à des chercheurs différents d’obtenir des mesures concordantes d’un même
sujet. L’inconvénient de cette démarche est de limiter l’étude à une faible part des relations
(celles pour lesquelles des données sont disponibles).
11
A contrario, les méthodes de collecte de données « déclaratives » ont l’avantage de couvrir une
grande partie des relations entre « ego » (l’individu étudié) et ces « alters » (les contacts de ego).
Elles fournissent ainsi une meilleure validité des mesures (i.e, elles permettent de mieux mesurer
les concepts étudiés). Leur principal inconvénient est cependant de s’appuyer sur le mémoire du
répondant, ce qui ne reflète souvent qu’une part très faible des interactions réelles avec d’autres
individus (Bernard et al., 1980, 1982, 1985 cités par Chollet, 2006). Ferrand (1997) fait toutefois
remarquer que ce « subjectivisme » dans une démarche compréhensive ne constitue pas un biais
mais un véritable atout. Lorsqu’il s’agit par exemple d’étudier l’influence des proches sur les
décisions des acteurs et d’élaborer un modèle décisionnel. Le subjectivisme est un avantage
puisque « des liens existants ne conditionnent l’établissement d’une relation par l’acteur que s’ils
sont subjectivement perçus et évalués comme importants » (Ferrand, 1997, p.51). Nous
prolongerons la réflexion sur ces questions dans la dernière partie de cette constribution. Avant
cela, nous allons présenter brièvement les possibilités d’utilisation de ces méthodes selon une
démarche inductive ou déductive dans le point suivant.
2.3 Démarche inductive et démarche déductive
Angot et Josserand (1999) soulignent que la souplesse des méthodes d’analyse des réseaux
sociaux permet au chercheur de les utiliser de façon inductive ou déductive.
Dans le cadre de démarches inductives, il s’agit essentiellement d’utiliser le pouvoir descriptif de
l’analyse de réseau pour mieux modéliser et comprendre une structure relationnelle. La
description du réseau peut s’effectuer à différents niveaux. Des indicateurs « globaux » ainsi que
le sociogramme (représentation graphique des liens entre les acteurs du réseau) portent sur la
structure dans son ensemble. Pour illustrer nos propos par quelques indicateurs relativement
simples, nous pouvons évoquer la densité du réseau. Il s’agit du rapport entre le nombre de liens
réels et le nombre de liens potentiels au sein de la structure étudiée. Nous pouvons également
introduire la multiplexité du réseau. Elle correspond à l’existence de liens de natures différentes
entre les acteurs. Il s’agit du rapport entre le nombre de liens de natures différentes et le nombre
total d’acteurs cités pour au moins un lien.
D’autres indicateurs permettent d’identifier des sous-groupes au sein du réseau. La recherche de
sous-groupes vise à mettre en évidence l’existence « d’acteurs collectifs » et de leurs relations
dans l’ensemble étudié (Angot et Josserand, 1999). Il peut s’agir par exemple de montrer
l’existence d’une coalition dominante au sein d’une organisation. Le principe de cohésion permet
d’identifier des sous-groupes au sein desquels il existe une forte densité. Le concept de « clique »
désigne un ensemble d’individus tous reliés entre eux par un lien direct. Des sous-groupes
cohésifs peuvent aussi être identifiés en utilisant des liens indirects. Il s’agit dans ce cas de
mettre en évidence des « n-cliques », c'est-à-dire des cliques dans lesquelles tous les individus
sont liés par un nombre de liens inférieurs à n.
12
L’identification de sous-ensembles dans un réseau peut être également réalisée non plus selon un
principe de cohésion mais selon un principe de classe d’équivalence. Il s’agit de constituer des
« blocs » au sein desquels les individus ne sont pas nécessairement liés entre eux mais qui
entretiennent les mêmes liens avec les autres membres du réseau. Les classes ainsi constituées ne
se définissent pas par les relations qu’entretiennent leurs membres entre eux mais par la
similarité des leurs relations avec les individus des autres classes. Cette méthode est souvent
utilisée pour identifier des individus susceptibles et/ou ayant intérêt à former des coalitions.
L’hypothèse sous-jacente est que la position des individus dans la structure relationnelle
détermine leurs intérêts.
Enfin, d’autres indicateurs visent à mettre en évidence le rôle que jouent les individus en raison
de leur position dans le réseau. Le concept de centralité est utilisé dans ce sens. Freeman (1979)
opère une distinction entre la centralité de degré, de proximité et d’intermédiarité. La centralité
de degré correspond au nombre de contacts directs d’un individu dans le réseau. Cet indicateur
ne tient pas compte des relations indirectes. Les centralités de « proximité » et
« d’intermédiarité » permettent du surmonter ce problème. La centralité de « proximité »
correspond à la somme des distances géodésiques (c'est-à-dire à la somme de la longueur des
plus courts chemins) qui relient un individu aux autres membres du réseau. La centralité
d’intermédiarité mesure l’importance de la position d’intermédiaire d’un acteur dans l’ensemble
observé. Il s’agit de la faculté d’un acteur à se situer sur le chemin de plus courte distance entre
les autres acteurs pris deux à deux.
Lazega (1998) attire l’attention du chercheur sur le fait que l’utilisation de l’analyse de réseaux
dans une logique inductive nécessite d’être combinée avec d’autres méthodes de type qualitatives
permettant une bonne connaissance du réseau, des acteurs et de leurs caractéristiques sociales.
En effet, pour l’auteur une forte connaissance (quasi ethnographique) du terrain est indispensable
pour parvenir une compréhension et à une interprétation satisfaisante des résultats.
Toutefois, l’analyse des réseaux sociaux ne se limite absolument pas à des démarches inductives.
Nous l’avons rapidement évoqué ci-dessus, elle dispose d’un nombre important de concepts
mesurables et opérationnalisables. Ainsi, nombreuses sont les recherches en management qui
utilisent ces indicateurs pour réaliser des tests d’hypothèses dans des démarches déductives. Par
exemple, les indicateurs de centralité que nous avons présentés sont souvent utilisés dans le
cadre d’étude sur le pouvoir ou sur la circulation d’informations dans les organisations. Les
indicateurs relatifs à la position d’un individu dans la structure relationnelle peuvent ainsi être
utilisés comme variables explicatives ou à expliquer. De la même façon l’appartenance à des
sous-groupes ou à des réseaux particuliers peut être utilisée comme variable dans ce type de
démarche. Nous prenons ici pour exemple, la recherche de Tsai (2001) qui traite du transfert
intraorganisationnel de connaissances. Son travail porte sur 24 unités d’une entreprise de
l’industrie pétrochimique et sur 36 unités d’une entreprise du secteur alimentaire. L’auteur
montre une relation positive et significative entre le degré de centralité d’une unité au sein du
13
réseau de son organisation et ses performances en termes d’innovation et de retour sur
investissements.
Nous pouvons également citer ici la recherche de Ventolini (2007) qui mène une étude
quantitative de type exploratoire sur les facteurs explicatifs de la redondance ou de la nonredondance du réseau de développement professionnel. L’auteur s’intéresse à des déterminants
individuels liés à l’environnement de travail ainsi qu’à des caractéristiques intrinsèques à
l’individu. L’étude se base sur les réponses à un questionnaire multi-items (qui inclut un
générateur de nom pour mesurer les variables structurelles) de 425 individus en début de carrière
et dont le niveau d’étude est au moins égal à bac +4. L’auteur formule des hypothèses du type :
« plus ego est sociable, plus son réseau de développement professionnel sera globalement non
redondant ». Le test des hypothèses est réalisé à l’aide de régressions linéaires logistiques.
L’étude montre que les variables relatives à l’environnement de travail de l’individu (autonomie
dans le travail, nécessité d’avoir des interactions, importance du poste et nécessité d’avoir des
compétences variées) ne permettent pas d’expliquer les caractéristiques de son réseau de
développement professionnel. En revanche la majorité des caractéristiques intrinsèques de
l’individu (sociabilité, comportement de réseau actif et réseau composé de liens faibles)
permettent d’expliquer la redondance ou la non-redondance des réseaux de développement
professionnel.
Après avoir évoqué les possibilités d’utilisation de l’analyse de réseaux dans démarches
inductives ou déductives, nous allons présenter le dernier élément de la trame méthodologique
autour de laquelle le chercheur peut bâtir sa démarche. Il s’agit de la perspective statique ou
dynamique de l’analyse.
2.4 Démarches statiques et dynamiques
Comme le notent Angot et Josserand (1999), les méthodes d’analyse de réseaux ont souvent fait
l’objet de critiques en ce qu’elles constituent une photographie de la structure des relations à un
instant t. Des recherches qui intègrent les aspects dynamiques de l’évolution de la structure des
réseaux permettent de surmonter ces limites. Ces études ont pour objectif d’apporter un éclairage
sur la stabilité et l’évolution des réseaux dans le temps ainsi que sur les effets qui en découlent.
Elles peuvent chercher à expliquer ou comprendre de quelle manière le réseau observé évolue en
termes de nombre de liens, de force des liens ou encore de répartition des liens. D’autres
recherches se situent au niveau des réseaux « personnels » et se focalisent sur le processus de
mobilisation de liens.
Par exemple, Uzzi (1997) s’intéresse aux éléments qui composent les relations « encastrées » des
réseaux interorganisationnels ainsi qu’à leurs apports. Il s’appuie sur des études de cas avec une
démarche de type « éthnométhodologie » auprés de 23 entrepreneurs de l’industrie textile dans le
secteur de New York. L’auteur montre que les effets de l’encastrement structurel sur la
14
performance organisationnelle et économique varient au cours du temps. Dans un premier temps,
les acteurs économiques tirent profit de leur encastrement dans des structures relationnelles
stables mais courent le risque, à terme, de subir l’inertie que provoque cet encastrement. La
démarche utilisée par Uzzi permet de rendre compte de la dynamique des effets des réseaux
sociaux sur la performance des entreprises étudiées.
La dynamique des réseaux sociaux peut aussi être abordée en se basant sur des analyses
quantitatives qui traitent des réseaux « complets ». Nous pouvons mentionner ici la recherche de
Lazega et al. (2006) qui proposent le « modèle de la toupie » pour comprendre le processus
d’apprentissage collectif dans un réseau de conseil entre juges du tribunal de commerce de Paris.
Les auteurs testent la validité de leur modèle par une étude longitudinale de trois observations
sur cinq ans auprès de 240 juges. Ils s’appuient sur une analyse statistique dynamique en
utilisant le modèle SIENA (Simulation Investigation for Empirical Network Analysis) de Tom
Snijders. Lazega (2007) précise que dans l’approche proposée par Snijders (2001, 2005) les
réseaux sociaux sont considérés tour à tour comme des variables dépendantes et indépendantes.
Les données utilisées proviennent de mesures répétées d’un même réseau social, ce qui suppose
qu’elles doivent être proches dans le temps mais révéler des quantités assez importantes de
changement pour pouvoir fournir des indications sur les règles des dynamiques du réseau.
L’analyse se base en effet sur l’observation des changements relationnels (« turnover »
relationnel) entre les différentes mesures. Le modèle fondé sur la métaphore de la toupie rend
compte du fait que dans des organisations où le turrnover est systématique, le partage de
connaissances est un processus cyclique. Le turnover a des conséquences relationnelles et
incitent les membres à créer un nombre restreint de relations d’échanges stables (qui survivent au
turnover). Cette phase de centralisation du réseau de conseil autour d’une élite « cognitive »
(constituée d’acteurs seniors qui capitalisent des connaissances utiles à l’organisation) précède
une phase de décentralisation (qui correspond à une déstabilisation de l’élite qui assure la
cohérence du partage de connaissances et d’expériences). Lazega, Mounier et Snijders (2008)
soulignent l’intérêt des modèles d’analyse de données longitudinales pour l’enrichissement de
l’explication causale et l’analyse des processus sociaux interactifs et évolutifs. Ces derniers font
toutefois remarquer que malgré l’importance de la dynamique des structures relationnelles et des
efforts des spécialistes, les modèles d’analyses de ces coévolutions sont peu nombreux et
difficiles à spécifier dans la pratique. Par ailleurs, ces modèles présupposent que les acteurs ont
une vision d’ensemble du réseau et/ou une volonté de modifier leurs relations avec n’importe
quel membre de l’ensemble. Les auteurs notent que toutes les bases de données ne permettent
pas de respecter ces exigences et que des extensions de ces modèles sont nécessaires pour une
meilleure prise en compte de leurs limites en informations et capacités.
Pour conclure cette partie, nous pouvons dire que l’apport de l’analyse des réseaux sociaux pour
les recherches en sciences de gestion se situe à trois niveaux : l’action individuelle, la
coopération intraorganisationnelle et les relations interorganisationnelles. La trame
15
méthodologique autour de laquelle s’articulent ces recherches repose sur la combinaison de trois
principales orientations : réseaux « personnels » et réseaux « complets », démarche inductive ou
déductive, approche statique ou dynamique. Nous développerons quelques pistes de réflexion
épistémologiques pour mener ce type de recherches dans la partie suivante. Comme le rappelle
Thiétart (1999), les a priori du chercheur sur ce qu’est la connaissance scientifique vont induire
sa manière d’appréhender la réalité ainsi que les méthodes mobilisées. Nous verrons dans cette
troisième partie que la posture épistémologique a des incidences sur les choix du chercheur pour
organiser sa trame méthodologique autour des trois grandes orientations présentées.
3) PISTES DE REFLEXIONS EPISTEMOLOGIQUES
Gavard-Perret et al. (2008) notent que deux sens sont classiquement attribués au terme
« épistémologie » dans les recherches en sciences de gestion. Selon les auteurs, l’épistémologie
désigne dans certains cas, uniquement la nature de la relation entre le chercheur (le sujet) et
l’objet de la recherche. Dans d’autres cas, le terme désigne à la fois la nature de l’objet de
recherche (ontologie) et la relation sujet-objet. Nous traiterons à la fois la dimension ontologique
et la relation sujet-objet pour étudier les réseaux sociaux dans des recherches en management.
Pour ce faire, nous présenterons brièvement les grands paradigmes épistémologiques
traditionnellement identifiés en sciences de gestion. Nous reviendrons sur les deux traditions
d’analyse évoquées dans la première partie en expliquant en quoi elles peuvent fournir certains
points de repères aux chercheurs selon leurs « sensibilités » épistémologiques. Nous
comparerons ensuite les « principes » des postures épistémologiques pour l’étude des réseaux
sociaux en gestion.
3.1 Les grands paradigmes épistémologiques en Sciences de Gestion et les traditions
d’analyse des réseaux sociaux
Gavard-Perret et al. (2008) précisent que les choix épistémologiques constituent un ensemble
que Beatson (1972) nommait un « filet de prémisses » dans lequel est pris le chercheur et qu’il
doit exposer clairement. Girod-Séville et Perret (1999) ajoutent que la clarification de ces
présupposés permet de contrôler la démarche de recherche, d’accroître la validité de la
connaissance produite et de lui donner un caractère cumulable. Ces auteurs identifient trois
paradigmes en sciences des organisations : le positivisme, l’interprétativisme et le
constructivisme. Le positivisme est présenté comme le paradigme dominant en sciences de
gestion et revendique un positionnement réaliste. L’interprétativisme et le constructivisme
s’opposent traditionnellement au positivisme. L’interprétativisme défend la particularité des
sciences sociales et en particulier celle des sciences de l’organisation. Le constructivisme partage
des hypothèses relativistes avec le constructivisme (ces paradigmes considèrent que l’essence de
l’objet ne peut pas être atteinte). Toutefois, ces deux paradigmes se distinguent au niveau de
processus de création des connaissances scientifiques et des critères de validité de la recherche.
16
Les trois paradigmes peuvent être également distingués par leur projet. Le projet du positivisme
est avant tout d’expliquer la réalité, celui de l’interprétativisme est de la comprendre et celui du
constructivisme est de la construire. Girod-Séville et Perret (1999) proposent de synthétiser les
différentes réponses des trois grands paradigmes aux questions épistémologiques dans le tableau
suivant :
Postitivisme
Interprétativisme
Hypothèse réaliste
Hypothèse relativiste
(essence propre de l’objet
de connaissance)
(l’essence de l’objet ne peut être atteinte)
Indépendance sujet-objet
Dépendance sujet-objet
Hypothèse déterministe
Hypothèse intentionnaliste
Comment la connaissance
est-elle engendrée ?
Découverte
Interprétation
Construction
Pour quelle cause… ?
Pour quelles motivations
des acteurs… ?
Pour quelles finalités… ?
Chemin de la connaissance
scientifique
Statut
privilégié
l’explication
Statut privilégié
compréhension
Statut privilégié
construction
Statut de la connaissance
Nature de la « réalité »
de
Constructivisme
de
la
de
la
(D’après Girot-Séville et Perret, 1999 : 14-15)
La présentation de ces éléments épistémologiques nous permet de réinterpeller les deux
traditions d’analyse que nous avons identifiées dans la première partie de notre travail et de
présenter dans quelle mesure elles peuvent fournir certains points de repères en fonction de la
posture épistémologique du chercheur.
L’approche dominante des réseaux sociaux en sciences sociales est celle de « l’analyse
structurale » (ou SNA). Cette approche a été institutionnalisée par Harrison White et « l’Ecole de
Harvard ». Nous pensons qu’elle peut être rapprochée des postures positivistes car elle est
fortement marquée par une tendance au formalisme mathématique (fondé sur des modèles
algébriques et le calcul matriciel), à l’élaboration de modèles des systèmes relationnels et par le
recours à des logiques hypothético-déductives. Cette approche permet en effet de privilégier
l’explication de liens de causalité en s’appuyant sur des méthodes de recherches quantitatives.
Dans cette perspective, les études en management peuvent chercher à tester le lien de causalité
entre les caractéristiques du réseau social d'un individu ou d'une organisation (centralité, densité,
taille, etc.) et un critère de performance donné (accès à certaines ressources, rapidité du
développement de nouveaux produits, etc.).
17
Par ailleurs, comme nous l’avons déjà évoqué, l’approche de la SNA peut porter sur tous types
de nœuds (individus, organisations, institutions, territoires) et tous types de liens (formels et
informels). Cette caractéristique peut donc permettre à un chercheur positiviste de respecter le
principe d’indépendance entre le sujet et l’objet en se focalisant sur des relations formelles et
« objectives » (comme les citations de brevets ou les flux financiers entre organisations par
exemple).
Pour faire écho aux recherches françaises qui adoptent une démarche positive, nous pouvons
citer le travail de thèse de Barthélémy Chollet (2005) qui porte sur le rôle du réseau personnel
des ingénieurs R&D dans le secteur des micro et nanotechnologies. L’auteur précise que le
positionnement épistémologique de sa recherche relève d’un positivisme « aménagé » (qui
consiste à accepter que la réalité a un statut ontologique tout en reconnaissant les limites des
possibilités du chercheur pour l’observer). Chollet (2005) s’appuie sur une démarche
hypothético-déductive et précise que la finalité de sa recherche est le test. La première phase de
son travail est exploratoire et mobilise une méthodologie qualitative pour identifier les ressources
stratégiques auxquelles accède l’ingénieur R&D par le biais de son réseau personnel. La seconde
phase de son travail consiste à tester quantitativement l’impact des différentes dimensions du
réseau personnel (structure, contenu des liens et attributs des alters) sur l’accès aux différentes
ressources stratégiques identifiées (informations stratégiques, visibilité, connaissances
techniques et ressources matérielles). Les données quantitatives sont collectées auprès de 124
ingénieurs R&D. Cette recherche permet d’identifier les caractéristiques des réseaux personnels
qui procurent le meilleur accès aux ressources stratégiques dans le secteur des micro et
nanotechnologies.
Notons toutefois la possibilité de recourir à des méthodes qui sont traditionnellement associées à
la SNA pour mener des recherches qui peuvent être associées aux démarches constructivistes.
Nous mentionnons à cet égard le travail de Cross et al. (2006) qui mènent une recherche-action
en appliquant une méthode d’analyse structurale à des communautés de pratique. Les auteurs
appréhendent ici l’analyse des réseaux sociaux comme un outil qui permet aux responsables des
communautés de pratique de visualiser les échanges entre les participants. En se basant sur la
cartographie des liens entre les membres de différentes communautés les auteurs formulent des
recommandations. Ils évaluent ensuite les effets des actions préconisées sur l’efficacité des
communautés de pratique. Cette recherche a donc pour projet de changer la réalité sociale par
l’intervention des chercheurs et de produire des connaissances sur ces changements. Nous
pensons qu’elle peut être rapprochée en cela des postures constructivistes.
La seconde tradition est celle des anthropologues de « l’Ecole de Manchester » prolongée
aujourd’hui par les travaux de Gribaudi (1998) et ses collègues. Il s’agit d’une approche
essentiellement « compréhensive » davantage appuyée sur l’analyse de réseaux « personnels ».
Cette approche examine les différents types d’associations entre les individus et cherche à saisir
de quelle façon leurs comportements peuvent être compris à la lumière des intersections des
18
cadres normatifs et du contenu des liens. L’accent est donc porté sur la signification et le sens
des relations interpersonnelles. Cette tradition d’analyse peut donc être rapprochée des
démarches « compréhensives » des postures interprétativistes et constructivistes en sciences des
organisations. En effet, chez les interprétativistes, la démarche de compréhension consiste avant
tout à « donner à voir » la réalité et elle participe à la construction de la réalité des acteurs étudiés
chez les constructivistes (Girod-Séville et Perret, 1999).
Les auteurs de « l’Ecole de Manchester » soulignaient le caractère particulier de réseau social par
rapport au groupe. Pour les chercheurs qui s’inscrivent dans cette tradition d’analyse le réseau
constitue un objet « spécifique » car il inclut des configurations éphémères qui découlent de
mobilisations de liens et qu’il est nécessaire d’étudier pour comprendre de nombreuses formes
d’actions. Cette approche partage ainsi l’hypothèse intentionnaliste des postures interprétativistes
et constructivistes. C’est dans cette perspective que Boissevain (1969), décrit la mobilisation de
connaissances, amis et parents opérée par des individus en Sicile et à Malte pour parvenir à
contourner une règle bureaucratique (Eve, 2002).
La recherche de Lecoutre et Lièvre (2006) nous paraît être une illustration pertinente des
recherches en management qui découlent de cette tradition d’analyse et relèvent de postures
interprétativistes ou constructivites. Les auteurs ont étudié le processus de mobilisation des
réseaux sociaux dans une démarche de projet sur le terrain des expéditions polaires. Leur projet
de recherche est de saisir le processus de mobilisation des réseaux sociaux en tenant compte de
sa dynamique et de sa complexité. Les auteurs défendent plusieurs idées quant à la manière
d’appréhender la mobilisation des réseaux sociaux et utilisent une méthodologie de type
qualitative. Ils revendiquent une approche dynamique, celle du réseau en acte ou le chercheur
s’intéresse à la mobilisation du réseau en situation naturelle. Dans cette perspective, la stratégie
de recherche et les techniques de collectes incitent le chercheur à occuper une posture
d’observation-participante et à établir une relation de coopération avec les acteurs. Cette
démarche vise à éviter certains écueils inhérents aux investigations réalisées ex post. Il s’agit
notamment de limiter les troubles mnésiques et les rationalisations effectuées par les acteurs.
Lecoutre et Lièvre se sont appuyés sur différentes outils d’investigation : entretiens formels et
informels, échanges par mails et téléphone, documents (journal de bord, photographies, film
vidéo…). A partir de ces matériaux une triangulation des données a été réalisée. La démarche
utilisée par les auteurs leur permet de mettre en lumière la notion de lien faible potentiellement
coopératif. La mobilisation d’un lien faible ne peut amorcer la coopération que si l’une des deux
sources de coopération (identitaire ou complémentaire) est au moins présente dans la relation.
Le point suivant nous permettra de compléter cette réflexion en comparant les principes des
postures épistémologiques et leurs incidences sur la façon d’appréhender et d’analyser les
réseaux sociaux.
19
3.2 Comparaison des principes des grands paradigmes épistémologiques pour
l’étude des réseaux sociaux en management
Nous nous appuyons ici sur la démarche de Geindre (2004) qui présente les incidences des
postures positivistes et constructivistes sur la manière de concevoir et d’étudier les réseaux
stratégiques. L’auteur se réfère aux cinq grands principes de chaque posture épistémologique
énoncés par Le Moigne (1990). Pour le positivisme, ces principes sont : la réalité du réel,
l’univers câblé, l’indépendance sujet/objet, la naturalité de la logique ainsi que l’optimum
unique. Les cinq principes du constructivisme sont les suivants : la représentabilité du réel,
l’univers construit, l’interaction objet/sujet, l’argumentation générale et l’action intelligente. Les
trois premiers principes sont partagés avec l’interprétativisme.
Nous appliquons ces principes à « l’objet » réseau social afin d’en déduire les implications dans
la façon de le concevoir et de l’étudier.
Principes
positivistes
Conception du réseau social
Principes
constructivistes (et
interprétativistes4)
Conception du réseau social
Réalité du réel
Le réseau social a une existence
ontologique
ainsi
qu’une
structure formelle.
Représentabilité du
réel
Le réseau social est
représentation du monde.
Univers câblé
Le réseau social est déterminé
par un ensemble de lois. Il se
construit et fonctionne selon des
règles naturelles.
Univers construit
Le réseau social est construit et
fonctionne selon la finalité et
l’intentionnalité des acteurs.
Indépendance
sujet/objet
Le
réseau
social
existe
indépendamment
de
l’observateur. La représentation
qu’il
en
donne
est
la
matérialisation objective de sa
structure.
Interaction
objet/sujet
L’interaction
objet/sujet
constitue la représentation du
réseau étudié.
Naturalité de la
logique
La théorie des réseaux sociaux
permet de construire des
hypothèses et d’obtenir des
résultats par déduction.
Argumentation
générale
La représentation du réseau
social est subjective. Elle doit
être argumentée pour être
plausible. La théorie des réseaux
sociaux permet d’étayer cette
représentation.
une
4
La posture interprétativiste est concernée par les trois premiers principes.
20
Optimum unique
Le chercheur vise à mettre en
lumière
les
caractéristiques
optimales du réseau social pour
un critère de performance donné.
Action intelligente
Le chercheur vise à donner une
solution
convenable
de
l’organisation des relations
sociales en fonction d’une
finalité.
D’après Geindre (2004)
La question de la nature de la « réalité » a été abordée dans le point précédent. Le choix d’une
posture positiviste incitera à l’utilisation des données « objectives » pour délimiter le réseau et
établir les relations entre ces membres. Le recours à des bases de données « externes » peut être
un moyen utile à cet effet lorsqu’il s’agit d’étudier des réseaux d’individus (par exemple des
listes de participation à des conseils d’administration ou encore des supports de communications,
etc.). Pour les postures constructivistes et interprétativistes, les données déclaratives et
« subjectives » seront mieux adaptées puisque ces postures s’inscrivent essentiellement dans des
démarches compréhensives. Pour les chercheurs interprétativistes et constructivistes, il n’y a pas
de « vrais » réseaux sociaux, ils sont construits par les représentations des acteurs.
Le principe de l’univers câblé des postures positivistes repose sur une conception déterministe du
monde dans laquelle le réseau social peut être considéré comme une cause (ex : la position dans
le réseau d’un individu explique ses performances) ou une conséquence (ex : la personnalité de
l’individu explique sa position dans le réseau). Ce principe donne lieu à des démarches de
recherche de type hypothético-déductives. A contrario, le principe d’univers construit des
postures constructivistes va orienter les recherches vers les finalités des acteurs afin de
comprendre le processus de construction et de mobilisation de leurs liens.
Le principe d’indépendance entre le chercheur et l’objet de recherche dans les postures
positivistes induit une définition et une délimitation du réseau social qui s’appuie sur des
éléments « objectifs ». A contrario, les postures interprétativistes et constructiviste admettent que
le chercheur ne peut avoir une perception du monde qu’incomplète et subjective. Le chercheur
doit alors assumer ces présupposés et assurer des allers-retours entre le recueil des données
relationnelles et l’interprétation des individus étudiés.
La naturalité de la logique des postures positivistes suppose le choix d’un corpus théorique à
partir duquel le chercheur va sélectionner des variables relationnelles pour élaborer puis tester
des hypothèses. Les résultats doivent donc être validés et reproductibles. Les postures
constructivistes et interprétativistes ne s’inscrivent pas dans une logique de
vérification/réfutation. Les résultats de la recherche doivent être argumentés en s’appuyant sur le
discours des acteurs et étayer par les théories existantes (Geindre, 2004).
Enfin, selon le principe de l’optimum unique, le chercheur qui adopte une posture positiviste se
donne pour objectif de mettre en évidence les caractéristiques optimales des réseaux sociaux
pour un critère de performance donné par exemple. Ce principe est bien illustré dans le travail
21
doctoral de Chollet (2005) qui cherche à identifier les formes du réseau personnel qui fournissent
le meilleur accès aux ressources stratégiques des ingénieurs R&D du secteur des micro et
nanotechnologies. Le principe d’action convenable dans une posture constructiviste amène le
chercheur à construire une solution convenable de l’organisation des relations sociales en
fonction d’une finalité. La recherche-action de Cross et al. (2006) peut nous servir à illustrer ce
principe. Les auteurs proposent d’organiser différemment les relations entre les membres des
communautés de pratiques étudiées afin d’améliorer l’efficacité en termes de circulation et de
réutilisation des connaissances, d’innovation et de création de valeur.
En conclusion de cette troisième partie, nous proposons d’éclaircir le lien entre les deux
traditions d’analyse, les principales postures épistémologiques et les orientations qui composent
la trame méthodologique des recherches en management. Nous pouvons dire que l’approche de
la SNA peut être rapprochée des postures positivistes en sciences de gestion. Cette posture guide
le chercheur vers l’utilisation de démarches hypothético-déductives. Si cette approche semble
plutôt orientée réseaux « complets » à l’origine (ses développements s’appuie essentiellement sur
la tradition sociométrique), ses applications en management portent souvent sur l’étude de
réseaux « personnels » (afin de pouvoir tester quantitativement des hypothèses auprès d’une
population homogène et suffisamment importante). Par ailleurs, il s’agit fréquemment de
démarches statiques dont l’objectif est d’expliquer la configuration « optimale » du réseau social
pour un critère de performance donné. Le principe d’indépendance entre le sujet et l’objet
orientera plutôt le chercheur positiviste vers le recours à des données « objectives » et externes
aux individus pour délimiter et établir les relations au sein du réseau. La seconde tradition
d’analyse est celle des anthropologues de « l’Ecole de Manchester ». Cette approche semble
aisément conciliable avec les postures interprétativistes et constructivistes en sciences de gestion.
Elle s’intéresse aux relations « subjectives » (confiance, conseil, influence) entre les acteurs. Les
recherches qui découlent de cette tradition portent essentiellement sur les réseaux « personnels »
et intègrent les aspects dynamiques de la mobilisation des liens sociaux. Toutefois, les postures
constructivistes peuvent également être adaptées pour l’étude des réseaux « complets ». Dans
cette perspective, la cartographie des liens entre les membres du réseau peut être utilisée pour
travailler sur les représentations des acteurs et pour construire une solution « convenable » de
l’organisation des relations en fonction de certaines finalités.
CONCLUSION :
L’objectif de cette communication est de présenter les différentes approches de réseaux sociaux
pour les recherches en sciences de gestion. Elle vise plus précisément à répondre à la question
suivante : Quels points de repères méthodologiques et épistémologiques peuvent guider les
recherches en management sur le thème des réseaux sociaux ?
Pour y apporter des éléments de réponses, nous avons décomposé notre travail en trois parties.
Lors de la première partie, nous avons abordé des questions générales autour des approches des
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réseaux sociaux : s’agit-il d’une méthode particulière en sciences sociales ou différentes grandes
tendances d’analyse peuvent-elles être dégagées ? Il apparaît que deux traditions d’analyse
peuvent être présentées. D’un côté, celle de la SNA développée par « l’Ecole de Harvard »
(marquée par le formalisme mathématique et le recours à des démarches déductives) et de l’autre
celle des anthropologues de « L’Ecole de Manchester » (centrée sur des démarches qualitatives à
visée compréhensive). L’opposition entre ces deux « écoles » constitue un point de repère
pertinent pour le chercheur. Dans la deuxième partie, nous nous sommes intéressés plus
spécifiquement aux réseaux sociaux en sciences de gestion. Après avoir évoqué l’intérêt de cette
thématique pour ces recherches, nous avons présenté les grandes orientations méthodologiques
sur lesquelles le chercheur peut bâtir sa démarche. Nous avons tenté de dégager une « trame
méthodologique » autour de laquelle peuvent s’articuler ces orientations : réseaux « personnels »
et réseaux « complets », démarches déductives ou inductives et démarches statiques ou
dynamiques. La combinaison des ces différents choix permet selon nous de couvrir les aspects
méthodologiques des recherches en management. Enfin, dans la troisième partie, nous avons
introduit quelques pistes de réflexions épistémologiques. La présentation des grandes postures
épistémologiques en sciences de gestion nous a permis de réinterpeller les deux traditions
d’analyse et de montrer qu’elles pouvaient guider le chercheur dans sa démarche en fonction de
sa posture. Nous avons ensuite discuté la manière dont cette posture pouvait orienter et/ou être
mieux adaptée à certaines combinaisons des orientations méthodologiques identifiées dans la
deuxième partie. Soulignons cependant que notre raisonnement repose sur de grandes
orientations méthodologiques et des postures épistémologiques « radicales ». Toutefois, comme
le rappelle Geindre (2004), ces positionnements ne sont que des repères qui orientent le
chercheur dans sa démarche. Les frontières entre ces compartiments sont donc perméables et les
recherches en management peuvent trouver un enrichissement dans le croisement des différentes
approches. Les possibilités combinatoires des approches des réseaux sociaux pour la recherche
en management sont nombreuses et laissent la part belle à la créativité des chercheurs.
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