Rien - Florian Grosset - Rencontres Économiques d`Aix
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Rien - Florian Grosset - Rencontres Économiques d`Aix
Attendre de. Rester assis, et attendre. Immobile. Passif. Déconnecté de l’objectif. Attendre de. Obtenir son dû, éventuellement payer et s’en aller. Attendre de. Se plaindre si la qualité n’est pas au rendez-vous. Attendre de. Penser que, puisque l’on veut quelque chose, on devrait l’avoir, sans trop d’efforts. Attendre de. Passivité On peut attendre d’une entreprise qu’elle fournisse des biens et services en échange d’un paiement. On peut attendre de ses enfants une forme d’obéissance. On peut attendre que l’État nous protège, parce que nous sommes citoyens. On peut attendre que l’État nous aide, parce que nous sommes citoyens. On peut attendre que l’État nous rassure, parce que nous sommes citoyens. Si quelque chose ne va pas, c’est de la faute de l’Etat – on aurait pu attendre mieux. Mais… Pourquoi ? Quel droit avons-nous à attendre un service de l’État ? Parce que nous payons des impôts ? Nous travaillons, nous consommons, à chaque fois l’État ponctionne, constitue un budget, et en échange, nous attendons. Immobiles. Passifs. Émotionnellement déconnectés. Chercher à comprendre d’où vient ce service, chercher à savoir ce que cela implique, prendre des risques pour l’obtenir, mais pourquoi ? Nous sommes des consommateurs, il y a l’État ; nous payons, nous recevons. Pourquoi aller plus loin ? Pourquoi même nous préoccuper de nos concitoyens ? Pourquoi créer du lien social ? La redistribution est naturelle : nous recevons de l’argent, c’est normal, nous sommes citoyens. Pourquoi chercher à comprendre où l’argent va, d’où l’argent vient ? C’est le rôle de l’État, c’est ce que j’attends de la France. C’est « normal ». Sauf que non. Cette attitude passive, attendre quelque chose de la France, c’est facile. Tout le monde peut le faire. Mais ce n’est pas comme cela que nous avancerons ; ce n’est pas comme cela que nous construirons un avenir. D’ailleurs, une large frange de la population l’a bien compris : les attentes sont systématiquement déçues, l’État ne fait pas ce que l’on attend, un sentiment d’injustice se répand : nous travaillons, nous consommons, à chaque fois l’État ponctionne, constitue un budget, et en échange, nous avons l’impression de ne rien recevoir, ou du moins pas assez. Et si le moyen d’expression qui nous est offert, le vote, ne change rien, pourquoi se donner la peine d’aller voter, et a fortiori pourquoi se donner la peine de s’engager ? Dans une entreprise traditionnelle, il y a des salariés, une direction, parfois des actionnaires, qui sont engagés dans sa bonne conduite. Ensuite, il y a des consommateurs qui attendent la livraison d’un bien ou d’un service en bonne et due forme contre un paiement, mais n’ont pas à s’engager plus avant. Sauf qu’un Etat, ce n’est pas une entreprise. Chacun est actionnaire, dans un sens, chaque individu ayant un droit de parole via le vote et la capacité à se présenter aux élections. Lorsque les individus regardent l’Etat comme des consommateurs regardent une entreprise, lorsqu’ils ne se sentent pas concernés par la vie de la cité, lorsque l’Etat se borne à capter des ressources pour les redistribuer, alors l’espace public, le pays est en danger. Dans « La crise de l’Etat-providence », Pierre Rosanvallon l’analysait dès 1981. Lors du dernier Forum Nouveau Monde à l’OCDE, Ashwin Mahesh rappelait, en évoquant l’engagement citoyen, le discours de Gettysburg : « Government of the people, by the people, for the people ». Ce discours a été pensé par Lincoln et ce n’est sûrement pas un hasard si l’on retrouve « by the people » and « for the people » : le gouvernement – et par extension l’État – n’est pas juste présent pour les gens, comme un dû ; c’est la population qui doit le composer, qui doit s’engager dans sa conduite. Si, collectivement, c’est un engagement que nous ne voulons pas assumer, il faut alors repenser drastiquement nos institutions et introduire un régime de gouvernance technocratique et non-démocratique – mais je ne suis pas certain que cette solution de simplicité soit celle qui se révèle la plus adaptée sur le long terme. Ne rien « attendre de » Dans cette optique, je n’attends rien de la France. J’attends beaucoup de chose des Français, j’attends un certain type de France, un certain type de pays en général, mais je n’attends rien de la France. J’attends notamment des résidents français – qu’ils aient la nationalité ou non – qu’ils me surprennent, qu’ils se révoltent constructivement contre ce système qu’ils rejettent, au lieu de simplement maugréer, refuser d’aller voter – ou voter aux extrêmes – sans rien faire de concret. Je n’attends pas de révolte violente physiquement, destructrice et créatrice de tension, j’attends une révolte interne, un engagement profond au sens de Stéphane Hessel, une révolte comme « jihad intérieur ». Dans un monde de turbulences, de crispations identitaires et sécuritaires, jihad est souvent associé à islamisme radical et au terrorisme – alors que ceci n’est qu’une forme particulière de jihad, la moins répandue. Pour éviter que l’Europe ne reste à jamais un « Vieux Continent », figé et perdant de son lustre, il est indispensable de ne pas se retrancher derrière des frontières de toutes façons incontrôlables, de ne pas refuser l’immigration mais au contraire d’en profiter. Je rêve d’une politique migratoire européenne ambitieuse et remodelée, qui comprendra enfin – comme l’a déjà affirmé Kako Nubukpo à Aix l’année dernière, ou encore François Gemenne – qu’entre la perspective quasicertaine de mourir dans son pays, et la probabilité de survivre à l’émigration, un migrant tentera sa chance quelle que soit la politique migratoire mise en place. Ajouter des murs, des barbelés et des cuirassés servira à augmenter le nombre de morts pendant le trajet, mais pas à endiguer le flux. Cependant, je n’attends pas de l’Union européenne qu’elle le mette en place : attendre, c’est rester les bras croisés, rester assis, et c’est long. Je sais que si je veux voir émerger une nouvelle politique migratoire, je devrais y contribuer et m’engager. Attendre une certaine France Si je n’attends rien de la France, car je refuse de voir la France comme une simple entreprise fournissant de quoi augmenter mon bien-être, j’ai plusieurs attentes quant à ce que la France pourrait devenir, via l’action de ses habitants. Au-delà des idées d’ouverture développées précédemment, j’attends notamment une France engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement, en jouant un rôle moteur et exemplaire au sein de l’Union européenne. Les économistes ont proposé des idées intéressantes et concrètes dans cette optique (voir par exemple l’ouvrage collectif dirigé par Jacques Mistral Le Climat va-t-il changer le capitalisme) qui restent à mettre en application. Attendre un engagement individuel ne suffira pas, le décalage temporel – de l’échelle d’une génération – entre les causes et les conséquences du changement climatique rendant difficile la mobilisation. Dans un tel cadre, les pays peuvent jouer un rôle, avec des citoyens alertes et engagés se saisissant de l’arsenal législatif pour faire avancer les choses. Par un effet d’entrainement, une action vigoureuse française pourrait entrainer l’Union européenne, elle-même impliquant les autres grandes puissances mondiales dans un mouvement positif. Une France à l’écoute Enfin, si je n’attends rien de la France mais que j’attends un engagement des résidents français – nationaux comme immigrés non-nationaux – j’attends aussi une France à l’écoute. Il est en effet facile de demander aux autres de s’exprimer, en encourageant les débats d’idées et l’engagement public, mais si les élites en place refusent de faire place et de prendre en compte les revendications de la société civile, une telle évolution ne pourra se faire sans frictions dommageables. […] Une France inspirée Cette contribution s’appuie sur l’idée, développée précédemment, qu’un État est fondamentalement différent d’une entreprise. Il ne s’agit cependant pas de les opposer, bien au contraire. Ayant eu l’occasion d’étudier à Sciences Po puis à l’Université de Saint Gall (une école de commerce suisse réputée pour ses formations en management), j’ai pu me rendre compte des complémentarités entre les mondes public et privé, et des avantages qu’il y aurait à les faire plus se rencontrer. Ainsi, on y apprend que la vision et la stratégie d’une entreprise sont des éléments fondamentaux de sa réussite – la croissance ou l’organisation interne ne sont que des moyens pour réaliser ces objectifs et ne doivent surtout pas constituer une fin en soi, sous peine de mener à la perte de l’entreprise. Cependant, à considérer les débats actuels dans la sphère politique, il est bien difficile de trouver une vision pour la France, des orientations stratégiques et cohérentes qui permettraient aux citoyens de se projeter ; qui leur donneraient envie de s’engager pour participer à leur réalisation. À la place, on observe des débats et des attaques futiles, politiciennes et non pas politiques, et un sentiment de déboussolement chez les citoyens. Dans un monde de turbulences, il est vital d’avoir un cap pour ne pas se laisser entrainer par les vents, et se trouver finalement bien éloigné de ce que l’on aurait aimé. Il en va de même de la France, et de ses dirigeants, qui doivent impérativement redéfinir leur vision et leurs objectifs stratégiques – ouvrant certes la voie à des critiques, mais qui pourront être constructives. Avoir une vision entrepreneuriale de la France ne signifie pas chercher le profit avant tout, mais savoir redonner confiance et goût de l’engagement à sa population. Conclusion Il ne faut rien attendre de la France ; il faut plutôt retrousser ses manches, et construire une France correspondant à nos aspirations. Ce sera plus compliqué et fatiguant, mais nous aurons au moins une chance d’obtenir le monde que nous voulons, plutôt de continuer à le subir, en attendant…