article de fond
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Cri du Hibou – n°5 – automne 2004 Le manga en quelques mots … : ou quand le 9e art made in Japan envahit la bande dessinée européenne, par Philippe Maendly Comment parler du manga en quelques mots devant la démesure du marché ? Le Japon édite chaque année plus de 200 magazines de prépublication de mangas pour un tirage total de plus d’un milliard d’exemplaires. Le seul Shônen Jump est tiré chaque semaine à 3,24 millions d’exemplaires. De quoi faire rêver les éditeurs de BD européens ! Contrairement à la France où les revues de BD en prépublication par épisodes ont quasiment disparu, le système japonais privilégie ce type de publication. Ces revues, les mangashi, offrent en primeur les épisodes inédits de mangas dans d’épais volumes imprimés rudimentairement sur un papier de piètre qualité. Suivant le succès du manga auprès des lecteurs, la série s’interrompt ou voit sa carrière se poursuivre, jusqu’à être publiée en petits volumes, ceux que nous connaissons en Europe, les tankôbon. Un marché segmenté Ainsi, plus qu’un secteur éditorial destiné prioritairement aux librairies, le manga au Japon est un phénomène de presse. Et comme tout produit de presse, il se doit d’être segmenté afin de correspondre à différents publics-cible. On parlera donc de shônen manga, destiné aux jeunes garçons, de shôjo, destiné aux jeunes filles et de seinen à destination des adultes. Cette catégorisation n’est bien sûr pas hermétique et de nombreuses sous-catégories permettent de s’adapter au mieux au lectorat en fonction du sexe, de la tranche d’âge et des intérêts spécifiques de chacun. Jeu de go (Hikaru no go), tennis de table (Ping Pong), vie familiale ou scolaire, nombreux sont les mangas mettant en évidence des valeurs telles que l’effort, le dépassement de soi et l'esprit de camaraderie, reflets d’une société japonaise que l’on considère volontiers en Occident comme une société collectiviste. Si le champ thématique des shônen semble trop souvent se limiter aux scènes d’action, les mangas pour filles se nourrissent d’un romantisme teinté de kawaii: écolières ou princesses aux grands yeux affrontent le monde et l’amour. Le marché féminin est pourtant plus diversifié, reprenant souvent des thèmes masculins en les adaptant à son lectorat, voire développant des segments très particuliers comme les bishônen ai, mangas décrivant les amours homosexuelles de jeunes garçons aux traits romantiques ou comme les récits d’horreur de Kanako Inuki (La femme défigurée) ou de Ochazukenori (Le manoir de l’horreur). Vers un manga adulte Confrontés à une baisse des ventes, en partie due à la multiplication des produits de divertissement comme les consoles de jeux, les éditeurs de manga accroissent leur offre à destination des adultes. Comme pour les mangas jeunesse, les mangas adultes offrent une diversité de thèmes allant de la vie du salaryman ordinaire aux aventures de samouraïs les plus échevelées. Pourtant, un titre comme Vagabond de Takehiko Inoue dépasse le strict cadre du manga d’action en décrivant le parcours de deux amis d’enfance dans le Japon du XVIIe siècle. Même si les scènes de combat sont nombreuses, il s’agit bien d’un récit d’apprentissage. En progressant dans l’art du sabre, le héros se découvre lui-même au travers d’émotions nouvelles comme la peur ou l’amour. L’histoire récente n’est pas oubliée: Ayako d’Osamu Tezuka retrace l’histoire d’une famille de grands propriétaires terriens déstabilisée par la fin de la guerre et l’occupation américaine, Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa met en scène la survie d’une famille ballottée dans le paysage post-nucléaire d’Hiroshima. Sous-tendues par la réalité historique, ces œuvres nous offrent un point de vue unique sur l’aprèsguerre japonais vécu par des Japonais « ordinaires ». Au-delà des fresques historiques, le manga se caractérise par une forte adéquation à la société japonaise, à ses faits de société et ses phénomènes de mode. Un manga comme Say Hello to Black Jack de Shûhô Satô, sorte d’Urgences à la japonaise, met en scène un jeune diplômé de médecine en formation dans un hôpital universitaire pour nous dévoiler la dureté du système hospitalier japonais et les conditions difficiles dans lesquelles travaillent les urgentistes. Pourtant, les auteurs de mangas les plus connus et les plus médiatisés chez nous sont ceux qui se rapprochent le plus de la tradition de la BD franco-belge. Publiés par des éditions désireuses de coller au plus près à la sensibilité occidentale, des titres comme Quartier lointain de Jirô Taniguchi ou L’homme sans talent de Yoshiharu Tsuge font figure de mangas d’auteur, comme il existe un cinéma d’auteur. Dessinés dans un style semi-réaliste proche de la ligne claire, ces récits intimistes expriment une profonde nostalgie. L’offre en langue française est également segmentée, plus en fonction des préjugés du public que d’une réelle stratégie commerciale des maisons d’édition. Même si la situation tend aujourd’hui à changer en raison des efforts réalisés par certains éditeurs, le manga tend encore à être catégorisé en deux genres : les shônen/shôjo considérés comme des imbécillités pour ados ou adulescents (ce que l’on peut appeler l’effet Pokemon-Goldorak) et les mangas d’auteur, du type de ceux de Taniguchi ou Tsuge, destinés à un public intellectuel. Pourtant, le manga mérite mieux, et nous ne pouvons qu’espérer que la riche production nipponne nous parvienne rapidement afin de décloisonner le genre et permettre une plus large diffusion vers le public traditionnel de BD. Philippe Maendly ([email protected]) Références La revue française Animeland a publié en 2003 un hors-série (no 5) consacré aux mangas et anime un site Internet (http://www.animeland.com/index.php?rub=home). Autre site utile, Ryoweb (http://www.the-ryoweb.com/index.php). A lire : Etienne Barral, Otaku. Les enfants du virtuel (J’ai Lu, 2001). Poupées, robots :la culture pop japonaise (Autrement, 2002). Manga Design, édité par Taschen.