D`Utopia à New Atlantis : Des valeurs

Transcription

D`Utopia à New Atlantis : Des valeurs
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194 (Dec. 2013) 75-91
D’Utopia à New Atlantis : Des valeurs
morales et des sciences pour un bien
commun
Céline Beaud
Université de Fribourg
Utopia, Thomas More’s founding work in terms of utopian genre, has
known many adaptations and rewritings both in its vision of an ideal society
as in the criteria defining a utopia. This essay focuses on a comparison
between More’s Utopia and Francis Bacon’s version of New Atlantis. The
main objective of this study bears on the evolution which took place
between the two narratives – Bacon’s being written nearly a century later –,
between their foundations and their ideals. The article analyzes and
develops these divergences, focusing on the major points of the work
structure and the differences in the conception of a social ideal through
customs, sciences and religion. The latter elements are also highlighted by
the historical context of the 16th and 17th centuries.
Keywords: Utopia, New Atlantis, Thomas More, Francis Bacon, social
ideal, science, religion, common weal, moral values
Utopia, l’œuvre fondatrice de More en matière de genre utopique a connu
maintes réadaptations ou réécritures tant au travers de la vision de la société
idéale que des critères qui constituent une utopie. L’article s’attache ici à
comparer Utopia avec New Atlantis, la version de Francis Bacon.
L’objet principal de réflexion porte sur l’évolution qui s’est opérée entre ces
deux récits, distants de près d’un siècle, entre leurs fondements et leurs
idéaux. L’article présente une analyse et un développement de ces
divergences, en se concentrant sur les points majeurs de la structure de
l’œuvre et des différences d’idéalisme social, du point de vue des mœurs,
des sciences et de la religion. Ces derniers éléments sont entre autre
appuyés par le contexte historique des XVIe et XVIIe siècles.
76
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
Mots clés : Utopia, New Atlantis, Thomas More, Francis Bacon, idéalisme
social, science, religion, bien commun, valeurs morales
La Utopía, la obra fundacional del género utópico, ha conocido muchas
adaptaciones y re-escrituras, tanto en su visión de una sociedad ideal, como
de los criterios que definen lo utópico. Este ensayo propone una
comparación entre la Utopía de More y la Nueva Atlantis de Francis Bacon,
centrándose en la evolución acontecida entre ambas narrativas –mediando
casi un siglo entre las dos–, entre sus ideas fundacionales y los ideales
propuestos. Se analizan estas divergencias, haciendo hincapié en los puntos
principales de la estructura de ambos trabajos, así como en las diferencias
en la concepción del ideal social, tal y como se nos muestra en las
costumbres, las ciencias y la religión. Estos últimos elementos son
asimismo puestos en el contexto de sus respectivos siglos.
Palabras clave: Utopía, Nueva Atlantis, Thomas More, Francis Bacon, ideal
social, ciencia, religión, bien común, valores morales
* * *
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
77
La mise en confrontation suivante des œuvres de More et de
Bacon – axée ici sur les thèmes du bien commun et des sciences –
cherche à démontrer comme les changements de pensées d’un siècle
à l’autre influent sur les critères utopiques, les événements et le
contexte historique de l’époque concernée jouant un rôle
prépondérant dans l’élaboration de l’idéologie. En effet, si Utopia a
posé les canons du genre utopique, New Atlantis y a apporté des
améliorations qui lui ont donné une nouvelle dimension, tout en en
respectant les règles de base, tel que le cadre du récit1 et le
développement d’une société idéale.
Le contexte anglais du XVIe siècle, sur fond de guerres,
diplomatie étrangère et crises sociales, entraîne chez More d’intenses
réflexions qui constitueront le thème clé de son œuvre. Sargent situe
l’origine du livre I d’Utopia parmi les observations graves et
soucieuses de More quant à la condition de la population anglaise et
à la réalité de ses fonctions. 2 La pauvreté populaire, l’enrichissement
de la noblesse et des clercs et les attitudes du roi sont l’alimentation
de cette œuvre. Un siècle après la parution d’Utopia, le contexte
historique a changé, les guerres étrangères font place en Angleterre à
des conflits internes et l’importance du mouvement humaniste
s’efface en partie, à la faveur de la science et du progrès. Témoin de
1
2
Le genre utopique se définit généralement par l’arrivée accidentelle et/ou
providentielle d’un voyageur dans un pays, une cité, ou le plus souvent une île,
inconnu du reste du monde. La société décrite par le voyageur témoigne d’une
supériorité dans son mode de vie, qui est idéal, en comparaison de celui que
connaît la société du narrateur, bien plus chaotique.
« Puis il rentra en Angleterre. Dès lors, ses méditations, la gravité de ses
obligations, la société aussi de ses compagnons anglais, tout cela peut-être
influença son esprit dans le sens opposé à une fantaisie dénuée d’arrièrepensées. » Sargent, Daniel : Thomas More, trad. par Maurice Rouneau. Paris,
Desclée de Brouwer, 1935, p.88.
78
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
ces changements, Bacon compose à son tour un récit utopique dans
la lignée d’Utopia : New Atlantis. La société idéale qu’il propose
s’appuie sur l’évolution historique survenue entre le XVIe et le
XVIIe siècle. Alors qu’à l’époque de More, la société humaniste
prône les valeurs morales telles que la droiture ou l’obéissance, ainsi
que la connaissance des anciens auteurs et des branches scolastiques
comme la rhétorique, celle de Bacon commence à se pencher sur le
développement scientifique – à citer notamment la fondation du
Gresham College de Londres en 1598, collège en grande partie dédié
aux sciences. 3 Même si New Atlantis n’entre pas autant qu’Utopia
dans la description d’une société idéale, les principes qui en
découlent n’en témoignent pas moins des influences de la période et
plus particulièrement de ses propres conceptions. 4
L’œuvre de More, comme Merlaud l’indique, n’entend pas
transformer les pratiques quotidiennes de la société, mais entamer
d’abord des changements dans l’âme et l’esprit des gens.5
Probablement d’abord conçue comme un jeu en réponse à l’Eloge de
la folie, Utopia se mue en un diptyque dont le premier volet expose
une situation de crise, afin de susciter le désir et l’envie de mieux, 6 le
3
4
5
6
Bacon, Francis : La Nouvelle Atlantide. Trad. par Michèle Le Doeuff et Margaret
Llasera. Paris, Flammarion, 1995, p.10–11.
« They may, therefore, be elements of personal wish fulfilment in this history as
there manifestly are in his utopian fable The New Atlantis. It is certainly a tale of
advance against difficulties and hence offers a general as well as a particular
truth. » Burnett, David: A Thinker for all Seasons: Sir Francis Bacon and his
significance today. Durham, New Century Press, 2000, p.40. Parmi ses
conceptions personnelles, Bacon attacha une grande importance au
développement de l’éducation et des sciences dans les collèges et universités
durant ses années consacrées à l’Etat et au bien public. Bacon, La Nouvelle
Atlantide, op. cit., p.16–17.
« Cependant, le philosophe n’est pas dupe !... Changer la société, c’est d’abord
transformer le cœur des hommes » Merlaud, André : Thomas More. Editions
S.O.S., 1973, p.87. In : Marc’hadour, Germain : Thomas More ou la Sage Folie.
Paris, Seghers, 1971, p.148.
Prévost, André : L’Utopie de Thomas More, Paris, Mame, 1987, p.86–87.
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
79
deuxième venant répondre à cette attente. Les erreurs et injustices de
la société européenne dénoncées dans le premier livre d’Utopia
contrebalancent le sentiment général de béatitude du second, dans
lequel le bien-être de la communauté et l’égalité règnent
paisiblement. Loin des conceptions humanistes et hautement morales
d’Utopia, Bacon fonde dans New Atlantis un mouvement
scientifique sans précédent dans les sociétés européennes de
l’époque. Si More démontre ce que pourrait être une société dont les
mœurs ont été modifiées, Bacon insuffle au lecteur la perspective
d’une civilisation qui puise dans les sciences leurs bienfaits
potentiels. Néanmoins, Bacon n’offre pas dans son récit une critique
d’une société à la dérive. Il ne propose au lecteur aucun mauvais
exemple qui permet de rehausser la droiture de sa civilisation idéale.
Tout du moins, s’il ne présente pas lui-même une société négative,
Bacon indique à son lecteur – par le titre qu’il a choisi pour son
utopie – quel est le contre-exemple à sa société idéale. La société à
laquelle Bacon semble faire référence n’est autre que celle des
Atlantes du mythe de Platon. Le récit de l’Atlantide présente une
société avancée qui pourtant finit par sombrer et disparaître. La cause
de cette disparition est la colère de Zeus qui, irrité de voir le progrès
et les sciences préférés par les Atlantes aux dévotions religieuses,
provoque l’engloutissement de l’île. Par cet exemple désastreux,
Bacon peut démontrer au lecteur que si la science est bonne pour la
société et son bien-être, il ne faut pas oublier la religion, qui doit
rester l’essentiel de la société. Le récit de Bacon rejoint ainsi le
diptyque utopique de More, composé des deux volets comprenant
chacun une société, l’une chaotique, l’autre idéale. Comme ce
dernier, l’œuvre baconienne possède une première partie, l’Atlantide
de Platon, que Bacon s’approprie pour remplir le schéma utopique de
deux sociétés opposées. Le premier volet du diptyque exposant une
société scientifique égarée et sans foi est suivi du second dans lequel
la société idéale associe harmonieusement religion et science.
80
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
Les utopies de More et de Bacon dessinent donc deux
perspectives différentes d’une société idéale. La version de More
s’attaque aux fondements des sociétés européennes, décrie leurs abus
– la corruption, les guerres à outrance, l’enrichissement d’une
minorité… – tandis que la version de Bacon profile une société
accessible par la science et propose des progrès éventuels dans le but
d’apporter une meilleure condition de vie à la société d’alors et dans
l’espoir de la conduire à un Eden retrouvé grâce au développement
de la science :
for man by the fall fell at the same time from his state of
innocency and from his dominion over creation. Both of these
losses however can even in this life be somewhat repaired; the
former by religion and faith, the latter by arts and sciences. 7
Le bien-être de la communauté représente néanmoins le
principe qui relie les œuvres de More et de Bacon entre elles. Leur
foi en ce bien-être, cette aspiration à la béatitude sociale est le trait
d’union entre les quelque cent ans qui les séparent. Chez More, il
passe par certaines mœurs nouvelles et par le respect des lois et des
principes communautaires établis :
La nature te recommande d’être bon pour ton prochain. […]
Cette même nature t’enjoint par conséquent de renoncer à
t’assurer des profits qui se solderaient par des pertes pour
autrui.
C’est pourquoi ils [les Utopiens] estiment qu’il faut respecter
les accords entre les particuliers, ainsi que les lois de l’Etat en
vue d’une bonne répartition des biens de la vie, qui sont la
substance même du plaisir, soit qu’un bon prince les ait
légalement promulguées, soit qu’un peuple libre de toute
tyrannie et de toute sournoise influence les ait sanctionnées
d’un commun accord. Veiller à son avantage personnel sans
offenser les lois, c’est la sagesse ; travailler en plus à
7
The Works of Francis Bacon. Eds. Spedding, Ellis and Heath, Londres, 1858–
1874, vol. IV, p.247–248. In : Burnett, op. cit., p.93.
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
81
l’avantage de la communauté, c’est la piété. Mais voler son
plaisir à autrui en poursuivant le tien, cela vraiment est une
injustice, tandis que te priver de quelque chose en faveur
d’autrui est vraiment un acte humain et généreux. 8
Dans le but de répondre au bien commun de la société, More
établit aussi dans la sienne le principe suprême d’égalité. Chaque
individu d’Utopia détient les mêmes droits et les mêmes possessions
que son voisin. Les quelques différences existantes sont celles dues
aux fonctions publiques et aux genres et âges. Dans le premier cas,
More a conscience qu’un peuple a besoin d’être organisé et dirigé.
Cependant pour prévenir tout abus, il établit des règles strictes qui
limitent le pouvoir des magistrats et les empêchent d’acquérir
quelque avantage grâce à leurs attributions.9 Dans le second cas, les
différences entre hommes et femmes ainsi qu’entre anciens et jeunes,
à l’époque où More écrit Utopia, ces différences n’en sont pas. Elles
font parties des mœurs et du respect que les femmes doivent à
l’égard des hommes, les jeunes à l’égard des anciens. Les règles
fixées afin de respecter l’égalité comprennent notamment le port de
la même tenue pour tous les habitants, les seules distinctions étant
celles différentiant le sexe et le statut marital, le non-usage d’une
quelconque monnaie qui serait de toute façon inutile puisque tous les
biens (vêtements, matériel, denrées alimentaires…) sont mis en
commun, ou encore l’attribution de maisons identiques à tous,
échangées tous les dix ans pour une égalité totale.10
Bacon, lui, ne se soucie pas d’instaurer dans son modèle idéal
une égalité sociale, bien qu’il ait lui-même souffert dans sa vie d’un
système de privilèges en étant toujours dépendant d’un noble pour le
8
More, Thomas : L’Utopie ou le Traité de la Meilleure Forme de Gouvernement,
texte latin éd. et trad. par Marie Delcourt. Genève, Droz, 1983, p.94–95.
9
Ibid, p.64–65.
10
Ibid, p.63, 66, 75–76, 82–83
82
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
patronner et lui assurer une place à la Cour. 11 Les Bensalémites sont
clairement divisés en classes selon leur degré d’importance et les
mêmes rapports existent entre hommes et femmes, aînés et plus
jeunes. Sans toutefois pouvoir nommer, ni hiérarchiser dans un ordre
précis les classes, les exemples attestant les différences de statut sont
nombreux. Il y a tout d’abord l’officier qui accueille les marins et
dont l’habillement et la place le désigne comme supérieur aux autres,
la description du gouverneur de la Maison des Etrangers et celle du
Père de la Maison de Salomon ou encore l’évocation d’un habitant
bensalémite juif, ce dernier démontrant la condition d’une classe plus
basse. 12 La société bensalémite se constitue clairement de plusieurs
rangs et classes, mais également de plusieurs origines – comme le
prouve le passage où la religion chrétienne est révélée aux habitants
dans toutes leurs langues 13 – marque d’une grande tolérance face à la
diversité. Ainsi, le bien commun qui passe, chez More, par un
partage de tous les biens et une égalité de statut, dépend plus, chez
Bacon, de la tolérance et de l’aide au prochain que d’une équité. En
effet, si Bacon apparaît être moins idéaliste ou faire moins de cas de
la valeur des individus en n’établissant pas l’égalité comme
fondement du bien commun, il fait montre de plus d’esprit
d’ouverture et de tolérance pour son modèle social que ne le fait
More, dont la société utopienne n’est composée que d’Utopiens.
Bacon apporte là une innovation importante dans les caractéristiques
des utopies en considérant ces dernières sous un angle de brassage
des cultures. Cette conception peut s’expliquer notamment par le
principe scientifique de Bacon qui affirme que le savoir, pour se
11
Burnett, op. cit., p.17.
Bacon, Francis : New Atlantis. Londres, Rickerby Imp, 1852, p.209–210, 216,
243–244, 251–252.
13
Ibid, p.222.
12
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
83
développer, nécessite un partage des connaissances entre tous les
intellectuels. 14
Pour fixer la notion d’aide au prochain essentielle au bien
commun, Bacon instaure deux fondements à sa société idéale. Le
premier se rattache aux lois du roi Salomona qui, soucieux de
préserver tant son peuple que le respect de la condition humaine,
impose aux Bensalémites le devoir de venir en aide et de pourvoir
aux besoins de visiteurs, qu’ils soient de passage ou qu’ils désirent
s’établir sur l’île 15 ; le second dans la fin de la Maison de Salomon, à
savoir l’extension des connaissances de l’homme aux plus extrêmes
limites afin de les transformer en bénéfices pour la société, comme le
sous-entend la prière des Pères de la Maison de Salomon à la gloire
de Dieu :
We have certain hymns and services which we say daily, of
laud and thanks to God for his marvellous works; and forms
of prayers, imploring his aid and blessing for the illumination
of our labours, and the turning them into good and holy
uses. 16
Le bien commun de Bacon passe ainsi par l’évolution
scientifique, en plus de la générosité envers autrui. Le bien commun,
tel que présenté par More, établit des règles de vie destinée aux
individus d’une société entre eux uniquement. Bacon, en revanche,
intègre dans ses préceptes de bien commun quiconque croiserait la
route des Bensalémites. Il ne se borne pas à poser des fondements
14
« But it is equally important to note the remarkable cultural diversity that this
miracle in fact allows. Bacon’s confidence in the universality of science as a
shared language permits his utopia to be less culturally uniform or coercive than
the idealizing “pagan” republics created by either Plato or More or the roughly
contemporary ideal Christian republics designed by Campanella or Andreae. »
Leslie, Marina : Renaissance Utopias and the Problems of History. Ithaca,
Cornell UP, 1998, p.95.
15
Bacon, op. cit., p.232–233.
16
Ibid, p.268–269.
84
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
régissant les relations d’un seul état, mais de ceux régissant les
rapports entre hommes de manière générale. Est-ce la nature
communautaire des sciences et de leur partage des connaissances qui
confère à Bacon cette globalité ? Difficile de l’affirmer puisqu’à
l’époque la notion de communauté scientifique n’existe pas ;
cependant l’auteur de New Atlantis a déjà acquis la certitude que les
découvertes doivent être partagées. 17 Les deux fondements
bensalémites se rejoignent à la fin de New Atlantis lorsque le Père de
la Maison de Salomon charge le narrateur de transmettre son savoir
nouvellement acquis aux sociétés européennes :
And when he had said this, he stood up; and I, as I had been
taught, kneeled down, and he laid his right hand upon my
head, and said, “God bless thee, my son, and God bless this
relation which I have made: I give thee leave to publish it for
the good of other nations, for we are in God’s bosom, a land
unknown”. 18
La société de More, même si elle n’est pas composée de
plusieurs cultures ou ethnies et qu’aucun principe clair ne semble
régler la question des visiteurs, ne refuse tout de même pas la charité
aux nouveaux venus sur l’île. Les Utopiens accueillent tout individu
avec les meilleurs traitements, pour autant que ce dernier possède en
lui des connaissances nouvelles ou qu’il ait beaucoup voyagé :
Ceux qui arrivent chez eux pour voir le pays, ils les reçoivent
à bras ouverts si leur esprit se recommande par quelque
mérite particulier ou s’ils ont acquis de grandes connaissances
par de longs voyages à l’étranger, ce qui précisément fit que
notre visite fut bienvenue. 19
17
Of the Advancement of Learning, The Second Book. In : The Philosophical Works
of Francis Bacon. Ed. et traduit par Ellis et Spedding, Londres, Georges
Routledge and Sons, 1905, p.77–78.
18
Bacon, op. cit., p.269.
19
More, op. cit., p.108.
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
85
Il paraît que les Utopiens sont charitables envers des inconnus
ou étrangers lorsque ceux-ci détiennent un savoir qui serait nouveau
et avantageux aux habitants d’Utopia. Leur avidité de nouvelles
technologies et connaissances leur fait oublier leur règle de vie en
communauté et d’entre-aide envers le prochain. Certes, Hythlodaye
est bien reçu, mais en partie parce qu’il détient quelques savoirs. Que
serait-il advenu de lui sans ces derniers ? Nul autre renseignement
n’est donné par More sur le comportement des Utopiens envers les
étrangers, sur l’accueil qui leur est réservé, ce qui est une omission à
relever par rapport aux détails que Bacon apporte sur le traitement
des étrangers par les Bensalémites. Cette constatation dénote un
grand paradoxe dans cette société qui valorise l’entre-aide, le bien
commun et le partage et qui ne semble pas porter tant d’intérêt aux
sciences. Le comportement des Utopiens, avides de savoir, comparé
à celui des Bensalémites, généreux et tolérants sans presque aucune
condition, donne à croire que les rôles ont été inversés, que les
Bensalémites, si férus de connaissances, se sont transformés en
Utopiens et les Utopiens, pourtant tellement axés sur les valeurs
morales, en Bensalémites.
La science semble donc importante pour les deux sociétés,
mais à une échelle différente. L’ampleur et les détails de la présence
scientifique chez Bacon occupent un large pan du récit au point qu’il
apparaît avec évidence que la science régit toute la société
bensalémite et constitue un fondement du modèle de Bacon. More,
dans la mouvance humaniste, n’accorde pas autant de valeur à ce
domaine de la connaissance. Ses Utopiens préfèrent développer les
capacités intellectuelles comme la rhétorique, le calcul, la
philosophie ou la musique, plutôt que de se lancer dans des
expériences concrètes. Ils en maîtrisent néanmoins quelques-unes et
en apprivoisent d’autres grâce à l’arrivée d’Hythlodaye et de ses
compagnons qui amènent avec eux l’art du papier et de
86
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
l’imprimerie. 20 Les connaissances déjà acquises par les Utopiens se
bornent à la prédiction météorologique et à celle du cours des astres,
deux domaines scientifiques certes, mais qui restent loin des
découvertes matérielles des Bensalémites. More relève tout de même
leur talent :
Ils ont ingénieusement inventé plusieurs types d’instruments
pour déterminer avec exactitude les déplacements et positions
du soleil, de la lune et des autres astres que l’on voit sur leur
horizon. 21
De plus, certaines inventions des Utopiens trouvent une
correspondance dans la large panoplie de découvertes de la Maison
de Salomon. Les progrès, tels que la couveuse pour amener les
poussins à éclore plus rapidement et sans les poules, ainsi que les
matériaux pour construire les maisons appartiennent au genre de
recherches que les Pères de la Maison de Salomon entreprennent,
que ce soit sur les animaux ou l’amélioration des matériaux :
Ils élèvent des quantités incroyables de volailles, par une
méthode curieuse. Les œufs ne sont pas couvés par les poules,
mais tenus en grand nombre dans une chaleur égale où les
poussins éclosent et grandissent. Dès qu’ils sortent de leur
coquille, ils considèrent les hommes comme leur mère,
courent après eux et les reconnaissent. 22
Chaque maison à présent montre trois étages. Les murs
extérieurs sont faits de pierre dure, de moellons ou de
briques ; à l’intérieur ils sont revêtus de mortier. Les toits sont
plats, couverts de certaines tuiles peu coûteuses, d’une
composition telle que le feu n’y prend point et qu’elles
protègent des intempéries mieux que le plomb. Ils s’abritent
contre le vent par des fenêtres vitrées – on fait dans l’île un
grand usage du verre – parfois aussi par une toile fine qu’ils
rendent transparente en l’enduisant d’huile ou de résine : ce
20
Ibid, p.106–107.
Ibid, p.90–91.
22
Ibid, p.60.
21
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
87
qui offre cet avantage de laisser passer la lumière et d’arrêter
le vent. 23
More s’intéressant à tout en bon humaniste qu’il est, a sans
doute pu prendre connaissance de telles expériences en parcourant
des livres ou en les testant lui-même, ainsi que le suggère Delcourt. 24
Dire qu’Utopia projette une image d’une société avec très peu
d’intérêt pour la science, c’est la regarder sous le mauvais angle.
Pour Bierman, la société utopienne est entièrement basée sur la
science, mais la science du raisonnement, celle qui analyse
l’environnement, réfléchit au meilleur moyen d’en tirer parti et au
meilleur moyen de l’appliquer en association avec la vie humaine.25
L’intention de More en écrivant son utopie est la mise en valeur du
bien commun, aussi la science n’a-t-elle pas la même place que dans
New Atlantis. 26 Bierman démontre sa théorie en poursuivant avec le
symbolisme du creusement de l’isthme qui permit à Utopus de faire
de son Etat une île. Selon lui, une telle prouesse à l’époque où elle
s’est déroulée aurait pu créditer la science d’une technique nouvelle,
mais More a préféré souligner l’effort d’entre-aide entre les colons et
les colonisés qui a permis cette réalisation. 27
Cette préférence conforte l’idée selon laquelle More base
prioritairement sa société idéale sur des valeurs morales fortes – ici
le labeur en commun – alors que Bacon mise sur les prouesses
23
Ibid, p.64.
Ibid, note "les œufs ne sont pas couvés" de Delcourt, bas de la page 60.
25
« Instead of saying that there was no science in Utopia, we may say that science
was everywhere: all actions and all institutions reflected deliberate choice
following “the methodical use of reason to understand a universe of natural law
through direct observations and experiments and to use the knowledge thus
acquired to benefit human society”. » Bierman, Judah : «Science and Society in
the New Atlantis and Other Renaissance Utopias», in: PMLA, vol. 78, n°5,
Décembre, 1963, p.493.
26
Dermenghem, Emile : Thomas Morus et les Utopistes de la Renaissance. Paris,
Plon, 1927, p.168.
27
Bierman, op. cit., p.494.
24
88
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
scientifiques pour établir la sienne. La focalisation de More sur une
science plus raisonnée a pour autre avantage de ne pas rendre la
société qui l’utilise dépendante de ses bienfaits. Cette dépendance,
Bacon la perçoit comme une amélioration du confort, bien qu’il en
limite les effets en conférant aux Pères de la Maison de Salomon le
droit de dissimuler certaines découvertes, s’ils jugent ces dernières
dangereuses pour la société. Il demeure donc attentif à ce que la
science ne perturbe pas le bien-être social par ses excès. Ce faisant, il
inculque aux lecteurs une règle primordiale de sa société idéale : si la
science apporte le confort et le bien-être dans la vie en communauté,
elle ne doit pas l’emporter sur les valeurs humaines, parmi lesquelles
la religion. Evoquant la civilisation mythique des Atlantes et leur
culte de la technologie et du progrès dans son titre, Bacon rappelle la
fin que connait l’Atlantide 28 et le destin d’une société scientifique
qui abandonnerait la foi. Est-ce à dire que le peuple de Bensalem
risque le même sort, ce qui pourrait expliquer l’arrêt du récit avant la
fin ? Il est permis de se poser la question. Néanmoins le titre de
l’œuvre et son idéal de progrès scientifique sonnent comme une mise
en garde contre les abus de telles découvertes si elles sont placées
entre les mains d’hommes irréfléchis se détournant de la volonté de
Dieu. Se servant de l’histoire littéraire et non événementielle,
l’utopie de Bacon utilise l’Atlantide de Platon comme la société à ne
pas imiter, comme la société dont il faut changer les mœurs. Là où
More prend les sociétés européennes comme mauvais exemple dont
il faut s’écarter, Bacon se sert de la fin désastreuse et malheureuse
des Atlantes pour suggérer qu’une société scientifique peut s’égarer,
qu’il y a un modèle qui ne s’accorde pas avec la société idéale. Cette
mauvaise société délaisse le Divin en faveur du progrès uniquement.
28
Le récit de l’Atlantide est présenté dans les œuvres du Timée et du Critias de
Platon.
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
89
Dans ce cas, le développement scientifique ne mène pas à l’Eden,
mais à l’Enfer.
Un passage de New Atlantis vient appuyer d’avantage encore
l’idée que Bensalem représente le modèle social scientifique idéal. Il
se situe lorsque le gouverneur de la Maison des Etrangers parle d’une
guerre opposant les Bensalémites aux Atlantes :
For the king of this island, (by name Altabin,) a wise man,
and a great warrior, knowing well both his own strength and
that of his enemies, handled the matter so, as he cut off their
land-forces from their ships, and entoiled both their navy and
their camp with a greater power than theirs, both by sea and
land, and compelled them to render themselves without
striking stroke; and after they were at his mercy, contenting
himself only with their oath that they should no more bear
arms against him, dismissed them all in safety. 29
Par la victoire des Bensalémites sur les Atlantes, Bacon
démontre que sa version de la société idéale scientifique – comparée
à celle de l’Atlantide de Platon – est la bonne. En agissant de
manière clémente, à l’image de Dieu, le roi Altabin prouve que la
science en accord avec la religion préserve la société de la dérive.
Les Atlantes ne l’ayant pas fait, se voient défaits par les
Bensalémites, une défaite qui fait échos à leur disparition future. La
course à plus de connaissances scientifiques au détriment des
coutumes religieuses conduit les Atlantes à leur perte.
Albanese considère l’œuvre de Bacon comme une utopie
partielle puisqu’elle abandonne l’observation humaniste de la société
pour se concentrer sur un paramètre unique, la science. 30 Même si
29
30
Bacon, op. cit., p.228.
« For More, the New World is not a site for further exploration, but an informing
presence whose newness “explains” the desire to create society anew, an impetus
to formal and cultural innovation. Bacon’s advocacy of a revisionary philosophy
of nature, on the other hand, shifts the focus of his utopian text from the
formalized study of human society to the systematized knowledge of an alien
90
Moreana Vol. 50, 193-194
Céline BEAUD
l’état d’inachèvement de l’œuvre de Bacon autorise le doute sur son
but ultime – Bacon aurait-il réellement créé une société idéale
complète s’il l’avait pu ? – la structure désorganisée du récit dans
lequel les personnages abordent de manière confuse les quelques
mœurs de la société bensalémite tend à affirmer que le souhait final
de Bacon était bien, comme son secrétaire l’indique 31, de produire
une fiction dans laquelle il étalerait sa conception de la science, par
le biais d’un collège du savoir. Cependant, Bacon ne néglige pas
complètement l’aspect social puisqu’il décrit quelques coutumes
bensalémites au cours du récit. Ces dernières se rapprochent
grandement des traditions utopiennes, un fait qui ne s’explique pas
uniquement par la primauté d’Utopia.
L’évolution sociale entre le XVIe et le XVIIe siècle n’a pas
suffisamment progressé pour que les valeurs telles que la
prééminence du père dans la famille, le respect dû aux aînés ou la
reconnaissance envers la royauté, s’altèrent au point de disparaître.
En revanche, l’évolution des mouvements intellectuels soumise à une
variation plus rapide dans le temps se retrouve dans la conception
des utopies de More et de Bacon. Les idéaux humanistes chers à
More – l’importance de l’Antiquité, la connaissance des maîtres de la
scolastique, la rhétorique ou la philosophie – voient leur progression
freinée par l’arrivée des sciences nouvelles, celles qui s’intéressent
d’avantage au réalisme et à la nature du monde physique. 32 La
civilisation scientifique de Bacon, bien qu’encore un peu pionnière,
prend donc tout son sens. Bacon écrit une société idéale tournée vers
le futur, qui se détache des anciennes conceptions philosophiques
natural world. […] the New Atlantis reconfigures the bemused idyll of More’s
Utopia into a narrative that privileges process and change. » Albanese, Denise :
«The New Atlantis and the Uses of Utopia», in : ELH, vol. 57, n°3, Automne,
1990, p.520–521.
31
Bacon, op. cit., p.203.
32
Bacon, La Nouvelle Atlantide, op. cit., p.10–11.
Céline BEAUD
Moreana Vol. 50, 193-194
91
prônées par les humanistes du XVIe siècle, celles qui se
concentraient sur les traités d’un Pic de la Mirandole, d’un Saint
Augustin ou d’un Thomas d’Aquin. Là où More encensait des
valeurs morales, Bacon embrasse l’avenir en insérant dans son récit
les bienfaits d’un développement scientifique, en gardant néanmoins
un principe inspiré de Dieu et que More chérit également, le bien
commun. Se plaçant à la limite du genre utopique, New Atlantis se
démarque de son prédécesseur dont elle prend le contre-pied en
établissant de nouveaux critères, tout en restant une utopie à part
entière. Les fondements humanistes que More attache à son utopie et
lègue en héritage aux futurs auteurs du genre sont agrémentés des
fondements scientifiques de Bacon et de sa nouvelle conception de
l’utopie. Sa version ne doit plus impérativement présenter une
société complète afin qu’elle devienne un modèle idéal à prendre en
inspiration, mais doit toujours développer la notion d’amélioration et
de changement. Tout en restant dans le sillage d’Utopia, New
Atlantis ouvre la voie à de nouveaux schémas utopiques.
Céline Beaud
[email protected]