D`Utopia à New Atlantis : Des valeurs
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D`Utopia à New Atlantis : Des valeurs
Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 (Dec. 2013) 75-91 D’Utopia à New Atlantis : Des valeurs morales et des sciences pour un bien commun Céline Beaud Université de Fribourg Utopia, Thomas More’s founding work in terms of utopian genre, has known many adaptations and rewritings both in its vision of an ideal society as in the criteria defining a utopia. This essay focuses on a comparison between More’s Utopia and Francis Bacon’s version of New Atlantis. The main objective of this study bears on the evolution which took place between the two narratives – Bacon’s being written nearly a century later –, between their foundations and their ideals. The article analyzes and develops these divergences, focusing on the major points of the work structure and the differences in the conception of a social ideal through customs, sciences and religion. The latter elements are also highlighted by the historical context of the 16th and 17th centuries. Keywords: Utopia, New Atlantis, Thomas More, Francis Bacon, social ideal, science, religion, common weal, moral values Utopia, l’œuvre fondatrice de More en matière de genre utopique a connu maintes réadaptations ou réécritures tant au travers de la vision de la société idéale que des critères qui constituent une utopie. L’article s’attache ici à comparer Utopia avec New Atlantis, la version de Francis Bacon. L’objet principal de réflexion porte sur l’évolution qui s’est opérée entre ces deux récits, distants de près d’un siècle, entre leurs fondements et leurs idéaux. L’article présente une analyse et un développement de ces divergences, en se concentrant sur les points majeurs de la structure de l’œuvre et des différences d’idéalisme social, du point de vue des mœurs, des sciences et de la religion. Ces derniers éléments sont entre autre appuyés par le contexte historique des XVIe et XVIIe siècles. 76 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD Mots clés : Utopia, New Atlantis, Thomas More, Francis Bacon, idéalisme social, science, religion, bien commun, valeurs morales La Utopía, la obra fundacional del género utópico, ha conocido muchas adaptaciones y re-escrituras, tanto en su visión de una sociedad ideal, como de los criterios que definen lo utópico. Este ensayo propone una comparación entre la Utopía de More y la Nueva Atlantis de Francis Bacon, centrándose en la evolución acontecida entre ambas narrativas –mediando casi un siglo entre las dos–, entre sus ideas fundacionales y los ideales propuestos. Se analizan estas divergencias, haciendo hincapié en los puntos principales de la estructura de ambos trabajos, así como en las diferencias en la concepción del ideal social, tal y como se nos muestra en las costumbres, las ciencias y la religión. Estos últimos elementos son asimismo puestos en el contexto de sus respectivos siglos. Palabras clave: Utopía, Nueva Atlantis, Thomas More, Francis Bacon, ideal social, ciencia, religión, bien común, valores morales * * * Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 77 La mise en confrontation suivante des œuvres de More et de Bacon – axée ici sur les thèmes du bien commun et des sciences – cherche à démontrer comme les changements de pensées d’un siècle à l’autre influent sur les critères utopiques, les événements et le contexte historique de l’époque concernée jouant un rôle prépondérant dans l’élaboration de l’idéologie. En effet, si Utopia a posé les canons du genre utopique, New Atlantis y a apporté des améliorations qui lui ont donné une nouvelle dimension, tout en en respectant les règles de base, tel que le cadre du récit1 et le développement d’une société idéale. Le contexte anglais du XVIe siècle, sur fond de guerres, diplomatie étrangère et crises sociales, entraîne chez More d’intenses réflexions qui constitueront le thème clé de son œuvre. Sargent situe l’origine du livre I d’Utopia parmi les observations graves et soucieuses de More quant à la condition de la population anglaise et à la réalité de ses fonctions. 2 La pauvreté populaire, l’enrichissement de la noblesse et des clercs et les attitudes du roi sont l’alimentation de cette œuvre. Un siècle après la parution d’Utopia, le contexte historique a changé, les guerres étrangères font place en Angleterre à des conflits internes et l’importance du mouvement humaniste s’efface en partie, à la faveur de la science et du progrès. Témoin de 1 2 Le genre utopique se définit généralement par l’arrivée accidentelle et/ou providentielle d’un voyageur dans un pays, une cité, ou le plus souvent une île, inconnu du reste du monde. La société décrite par le voyageur témoigne d’une supériorité dans son mode de vie, qui est idéal, en comparaison de celui que connaît la société du narrateur, bien plus chaotique. « Puis il rentra en Angleterre. Dès lors, ses méditations, la gravité de ses obligations, la société aussi de ses compagnons anglais, tout cela peut-être influença son esprit dans le sens opposé à une fantaisie dénuée d’arrièrepensées. » Sargent, Daniel : Thomas More, trad. par Maurice Rouneau. Paris, Desclée de Brouwer, 1935, p.88. 78 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD ces changements, Bacon compose à son tour un récit utopique dans la lignée d’Utopia : New Atlantis. La société idéale qu’il propose s’appuie sur l’évolution historique survenue entre le XVIe et le XVIIe siècle. Alors qu’à l’époque de More, la société humaniste prône les valeurs morales telles que la droiture ou l’obéissance, ainsi que la connaissance des anciens auteurs et des branches scolastiques comme la rhétorique, celle de Bacon commence à se pencher sur le développement scientifique – à citer notamment la fondation du Gresham College de Londres en 1598, collège en grande partie dédié aux sciences. 3 Même si New Atlantis n’entre pas autant qu’Utopia dans la description d’une société idéale, les principes qui en découlent n’en témoignent pas moins des influences de la période et plus particulièrement de ses propres conceptions. 4 L’œuvre de More, comme Merlaud l’indique, n’entend pas transformer les pratiques quotidiennes de la société, mais entamer d’abord des changements dans l’âme et l’esprit des gens.5 Probablement d’abord conçue comme un jeu en réponse à l’Eloge de la folie, Utopia se mue en un diptyque dont le premier volet expose une situation de crise, afin de susciter le désir et l’envie de mieux, 6 le 3 4 5 6 Bacon, Francis : La Nouvelle Atlantide. Trad. par Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera. Paris, Flammarion, 1995, p.10–11. « They may, therefore, be elements of personal wish fulfilment in this history as there manifestly are in his utopian fable The New Atlantis. It is certainly a tale of advance against difficulties and hence offers a general as well as a particular truth. » Burnett, David: A Thinker for all Seasons: Sir Francis Bacon and his significance today. Durham, New Century Press, 2000, p.40. Parmi ses conceptions personnelles, Bacon attacha une grande importance au développement de l’éducation et des sciences dans les collèges et universités durant ses années consacrées à l’Etat et au bien public. Bacon, La Nouvelle Atlantide, op. cit., p.16–17. « Cependant, le philosophe n’est pas dupe !... Changer la société, c’est d’abord transformer le cœur des hommes » Merlaud, André : Thomas More. Editions S.O.S., 1973, p.87. In : Marc’hadour, Germain : Thomas More ou la Sage Folie. Paris, Seghers, 1971, p.148. Prévost, André : L’Utopie de Thomas More, Paris, Mame, 1987, p.86–87. Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 79 deuxième venant répondre à cette attente. Les erreurs et injustices de la société européenne dénoncées dans le premier livre d’Utopia contrebalancent le sentiment général de béatitude du second, dans lequel le bien-être de la communauté et l’égalité règnent paisiblement. Loin des conceptions humanistes et hautement morales d’Utopia, Bacon fonde dans New Atlantis un mouvement scientifique sans précédent dans les sociétés européennes de l’époque. Si More démontre ce que pourrait être une société dont les mœurs ont été modifiées, Bacon insuffle au lecteur la perspective d’une civilisation qui puise dans les sciences leurs bienfaits potentiels. Néanmoins, Bacon n’offre pas dans son récit une critique d’une société à la dérive. Il ne propose au lecteur aucun mauvais exemple qui permet de rehausser la droiture de sa civilisation idéale. Tout du moins, s’il ne présente pas lui-même une société négative, Bacon indique à son lecteur – par le titre qu’il a choisi pour son utopie – quel est le contre-exemple à sa société idéale. La société à laquelle Bacon semble faire référence n’est autre que celle des Atlantes du mythe de Platon. Le récit de l’Atlantide présente une société avancée qui pourtant finit par sombrer et disparaître. La cause de cette disparition est la colère de Zeus qui, irrité de voir le progrès et les sciences préférés par les Atlantes aux dévotions religieuses, provoque l’engloutissement de l’île. Par cet exemple désastreux, Bacon peut démontrer au lecteur que si la science est bonne pour la société et son bien-être, il ne faut pas oublier la religion, qui doit rester l’essentiel de la société. Le récit de Bacon rejoint ainsi le diptyque utopique de More, composé des deux volets comprenant chacun une société, l’une chaotique, l’autre idéale. Comme ce dernier, l’œuvre baconienne possède une première partie, l’Atlantide de Platon, que Bacon s’approprie pour remplir le schéma utopique de deux sociétés opposées. Le premier volet du diptyque exposant une société scientifique égarée et sans foi est suivi du second dans lequel la société idéale associe harmonieusement religion et science. 80 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD Les utopies de More et de Bacon dessinent donc deux perspectives différentes d’une société idéale. La version de More s’attaque aux fondements des sociétés européennes, décrie leurs abus – la corruption, les guerres à outrance, l’enrichissement d’une minorité… – tandis que la version de Bacon profile une société accessible par la science et propose des progrès éventuels dans le but d’apporter une meilleure condition de vie à la société d’alors et dans l’espoir de la conduire à un Eden retrouvé grâce au développement de la science : for man by the fall fell at the same time from his state of innocency and from his dominion over creation. Both of these losses however can even in this life be somewhat repaired; the former by religion and faith, the latter by arts and sciences. 7 Le bien-être de la communauté représente néanmoins le principe qui relie les œuvres de More et de Bacon entre elles. Leur foi en ce bien-être, cette aspiration à la béatitude sociale est le trait d’union entre les quelque cent ans qui les séparent. Chez More, il passe par certaines mœurs nouvelles et par le respect des lois et des principes communautaires établis : La nature te recommande d’être bon pour ton prochain. […] Cette même nature t’enjoint par conséquent de renoncer à t’assurer des profits qui se solderaient par des pertes pour autrui. C’est pourquoi ils [les Utopiens] estiment qu’il faut respecter les accords entre les particuliers, ainsi que les lois de l’Etat en vue d’une bonne répartition des biens de la vie, qui sont la substance même du plaisir, soit qu’un bon prince les ait légalement promulguées, soit qu’un peuple libre de toute tyrannie et de toute sournoise influence les ait sanctionnées d’un commun accord. Veiller à son avantage personnel sans offenser les lois, c’est la sagesse ; travailler en plus à 7 The Works of Francis Bacon. Eds. Spedding, Ellis and Heath, Londres, 1858– 1874, vol. IV, p.247–248. In : Burnett, op. cit., p.93. Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 81 l’avantage de la communauté, c’est la piété. Mais voler son plaisir à autrui en poursuivant le tien, cela vraiment est une injustice, tandis que te priver de quelque chose en faveur d’autrui est vraiment un acte humain et généreux. 8 Dans le but de répondre au bien commun de la société, More établit aussi dans la sienne le principe suprême d’égalité. Chaque individu d’Utopia détient les mêmes droits et les mêmes possessions que son voisin. Les quelques différences existantes sont celles dues aux fonctions publiques et aux genres et âges. Dans le premier cas, More a conscience qu’un peuple a besoin d’être organisé et dirigé. Cependant pour prévenir tout abus, il établit des règles strictes qui limitent le pouvoir des magistrats et les empêchent d’acquérir quelque avantage grâce à leurs attributions.9 Dans le second cas, les différences entre hommes et femmes ainsi qu’entre anciens et jeunes, à l’époque où More écrit Utopia, ces différences n’en sont pas. Elles font parties des mœurs et du respect que les femmes doivent à l’égard des hommes, les jeunes à l’égard des anciens. Les règles fixées afin de respecter l’égalité comprennent notamment le port de la même tenue pour tous les habitants, les seules distinctions étant celles différentiant le sexe et le statut marital, le non-usage d’une quelconque monnaie qui serait de toute façon inutile puisque tous les biens (vêtements, matériel, denrées alimentaires…) sont mis en commun, ou encore l’attribution de maisons identiques à tous, échangées tous les dix ans pour une égalité totale.10 Bacon, lui, ne se soucie pas d’instaurer dans son modèle idéal une égalité sociale, bien qu’il ait lui-même souffert dans sa vie d’un système de privilèges en étant toujours dépendant d’un noble pour le 8 More, Thomas : L’Utopie ou le Traité de la Meilleure Forme de Gouvernement, texte latin éd. et trad. par Marie Delcourt. Genève, Droz, 1983, p.94–95. 9 Ibid, p.64–65. 10 Ibid, p.63, 66, 75–76, 82–83 82 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD patronner et lui assurer une place à la Cour. 11 Les Bensalémites sont clairement divisés en classes selon leur degré d’importance et les mêmes rapports existent entre hommes et femmes, aînés et plus jeunes. Sans toutefois pouvoir nommer, ni hiérarchiser dans un ordre précis les classes, les exemples attestant les différences de statut sont nombreux. Il y a tout d’abord l’officier qui accueille les marins et dont l’habillement et la place le désigne comme supérieur aux autres, la description du gouverneur de la Maison des Etrangers et celle du Père de la Maison de Salomon ou encore l’évocation d’un habitant bensalémite juif, ce dernier démontrant la condition d’une classe plus basse. 12 La société bensalémite se constitue clairement de plusieurs rangs et classes, mais également de plusieurs origines – comme le prouve le passage où la religion chrétienne est révélée aux habitants dans toutes leurs langues 13 – marque d’une grande tolérance face à la diversité. Ainsi, le bien commun qui passe, chez More, par un partage de tous les biens et une égalité de statut, dépend plus, chez Bacon, de la tolérance et de l’aide au prochain que d’une équité. En effet, si Bacon apparaît être moins idéaliste ou faire moins de cas de la valeur des individus en n’établissant pas l’égalité comme fondement du bien commun, il fait montre de plus d’esprit d’ouverture et de tolérance pour son modèle social que ne le fait More, dont la société utopienne n’est composée que d’Utopiens. Bacon apporte là une innovation importante dans les caractéristiques des utopies en considérant ces dernières sous un angle de brassage des cultures. Cette conception peut s’expliquer notamment par le principe scientifique de Bacon qui affirme que le savoir, pour se 11 Burnett, op. cit., p.17. Bacon, Francis : New Atlantis. Londres, Rickerby Imp, 1852, p.209–210, 216, 243–244, 251–252. 13 Ibid, p.222. 12 Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 83 développer, nécessite un partage des connaissances entre tous les intellectuels. 14 Pour fixer la notion d’aide au prochain essentielle au bien commun, Bacon instaure deux fondements à sa société idéale. Le premier se rattache aux lois du roi Salomona qui, soucieux de préserver tant son peuple que le respect de la condition humaine, impose aux Bensalémites le devoir de venir en aide et de pourvoir aux besoins de visiteurs, qu’ils soient de passage ou qu’ils désirent s’établir sur l’île 15 ; le second dans la fin de la Maison de Salomon, à savoir l’extension des connaissances de l’homme aux plus extrêmes limites afin de les transformer en bénéfices pour la société, comme le sous-entend la prière des Pères de la Maison de Salomon à la gloire de Dieu : We have certain hymns and services which we say daily, of laud and thanks to God for his marvellous works; and forms of prayers, imploring his aid and blessing for the illumination of our labours, and the turning them into good and holy uses. 16 Le bien commun de Bacon passe ainsi par l’évolution scientifique, en plus de la générosité envers autrui. Le bien commun, tel que présenté par More, établit des règles de vie destinée aux individus d’une société entre eux uniquement. Bacon, en revanche, intègre dans ses préceptes de bien commun quiconque croiserait la route des Bensalémites. Il ne se borne pas à poser des fondements 14 « But it is equally important to note the remarkable cultural diversity that this miracle in fact allows. Bacon’s confidence in the universality of science as a shared language permits his utopia to be less culturally uniform or coercive than the idealizing “pagan” republics created by either Plato or More or the roughly contemporary ideal Christian republics designed by Campanella or Andreae. » Leslie, Marina : Renaissance Utopias and the Problems of History. Ithaca, Cornell UP, 1998, p.95. 15 Bacon, op. cit., p.232–233. 16 Ibid, p.268–269. 84 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD régissant les relations d’un seul état, mais de ceux régissant les rapports entre hommes de manière générale. Est-ce la nature communautaire des sciences et de leur partage des connaissances qui confère à Bacon cette globalité ? Difficile de l’affirmer puisqu’à l’époque la notion de communauté scientifique n’existe pas ; cependant l’auteur de New Atlantis a déjà acquis la certitude que les découvertes doivent être partagées. 17 Les deux fondements bensalémites se rejoignent à la fin de New Atlantis lorsque le Père de la Maison de Salomon charge le narrateur de transmettre son savoir nouvellement acquis aux sociétés européennes : And when he had said this, he stood up; and I, as I had been taught, kneeled down, and he laid his right hand upon my head, and said, “God bless thee, my son, and God bless this relation which I have made: I give thee leave to publish it for the good of other nations, for we are in God’s bosom, a land unknown”. 18 La société de More, même si elle n’est pas composée de plusieurs cultures ou ethnies et qu’aucun principe clair ne semble régler la question des visiteurs, ne refuse tout de même pas la charité aux nouveaux venus sur l’île. Les Utopiens accueillent tout individu avec les meilleurs traitements, pour autant que ce dernier possède en lui des connaissances nouvelles ou qu’il ait beaucoup voyagé : Ceux qui arrivent chez eux pour voir le pays, ils les reçoivent à bras ouverts si leur esprit se recommande par quelque mérite particulier ou s’ils ont acquis de grandes connaissances par de longs voyages à l’étranger, ce qui précisément fit que notre visite fut bienvenue. 19 17 Of the Advancement of Learning, The Second Book. In : The Philosophical Works of Francis Bacon. Ed. et traduit par Ellis et Spedding, Londres, Georges Routledge and Sons, 1905, p.77–78. 18 Bacon, op. cit., p.269. 19 More, op. cit., p.108. Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 85 Il paraît que les Utopiens sont charitables envers des inconnus ou étrangers lorsque ceux-ci détiennent un savoir qui serait nouveau et avantageux aux habitants d’Utopia. Leur avidité de nouvelles technologies et connaissances leur fait oublier leur règle de vie en communauté et d’entre-aide envers le prochain. Certes, Hythlodaye est bien reçu, mais en partie parce qu’il détient quelques savoirs. Que serait-il advenu de lui sans ces derniers ? Nul autre renseignement n’est donné par More sur le comportement des Utopiens envers les étrangers, sur l’accueil qui leur est réservé, ce qui est une omission à relever par rapport aux détails que Bacon apporte sur le traitement des étrangers par les Bensalémites. Cette constatation dénote un grand paradoxe dans cette société qui valorise l’entre-aide, le bien commun et le partage et qui ne semble pas porter tant d’intérêt aux sciences. Le comportement des Utopiens, avides de savoir, comparé à celui des Bensalémites, généreux et tolérants sans presque aucune condition, donne à croire que les rôles ont été inversés, que les Bensalémites, si férus de connaissances, se sont transformés en Utopiens et les Utopiens, pourtant tellement axés sur les valeurs morales, en Bensalémites. La science semble donc importante pour les deux sociétés, mais à une échelle différente. L’ampleur et les détails de la présence scientifique chez Bacon occupent un large pan du récit au point qu’il apparaît avec évidence que la science régit toute la société bensalémite et constitue un fondement du modèle de Bacon. More, dans la mouvance humaniste, n’accorde pas autant de valeur à ce domaine de la connaissance. Ses Utopiens préfèrent développer les capacités intellectuelles comme la rhétorique, le calcul, la philosophie ou la musique, plutôt que de se lancer dans des expériences concrètes. Ils en maîtrisent néanmoins quelques-unes et en apprivoisent d’autres grâce à l’arrivée d’Hythlodaye et de ses compagnons qui amènent avec eux l’art du papier et de 86 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD l’imprimerie. 20 Les connaissances déjà acquises par les Utopiens se bornent à la prédiction météorologique et à celle du cours des astres, deux domaines scientifiques certes, mais qui restent loin des découvertes matérielles des Bensalémites. More relève tout de même leur talent : Ils ont ingénieusement inventé plusieurs types d’instruments pour déterminer avec exactitude les déplacements et positions du soleil, de la lune et des autres astres que l’on voit sur leur horizon. 21 De plus, certaines inventions des Utopiens trouvent une correspondance dans la large panoplie de découvertes de la Maison de Salomon. Les progrès, tels que la couveuse pour amener les poussins à éclore plus rapidement et sans les poules, ainsi que les matériaux pour construire les maisons appartiennent au genre de recherches que les Pères de la Maison de Salomon entreprennent, que ce soit sur les animaux ou l’amélioration des matériaux : Ils élèvent des quantités incroyables de volailles, par une méthode curieuse. Les œufs ne sont pas couvés par les poules, mais tenus en grand nombre dans une chaleur égale où les poussins éclosent et grandissent. Dès qu’ils sortent de leur coquille, ils considèrent les hommes comme leur mère, courent après eux et les reconnaissent. 22 Chaque maison à présent montre trois étages. Les murs extérieurs sont faits de pierre dure, de moellons ou de briques ; à l’intérieur ils sont revêtus de mortier. Les toits sont plats, couverts de certaines tuiles peu coûteuses, d’une composition telle que le feu n’y prend point et qu’elles protègent des intempéries mieux que le plomb. Ils s’abritent contre le vent par des fenêtres vitrées – on fait dans l’île un grand usage du verre – parfois aussi par une toile fine qu’ils rendent transparente en l’enduisant d’huile ou de résine : ce 20 Ibid, p.106–107. Ibid, p.90–91. 22 Ibid, p.60. 21 Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 87 qui offre cet avantage de laisser passer la lumière et d’arrêter le vent. 23 More s’intéressant à tout en bon humaniste qu’il est, a sans doute pu prendre connaissance de telles expériences en parcourant des livres ou en les testant lui-même, ainsi que le suggère Delcourt. 24 Dire qu’Utopia projette une image d’une société avec très peu d’intérêt pour la science, c’est la regarder sous le mauvais angle. Pour Bierman, la société utopienne est entièrement basée sur la science, mais la science du raisonnement, celle qui analyse l’environnement, réfléchit au meilleur moyen d’en tirer parti et au meilleur moyen de l’appliquer en association avec la vie humaine.25 L’intention de More en écrivant son utopie est la mise en valeur du bien commun, aussi la science n’a-t-elle pas la même place que dans New Atlantis. 26 Bierman démontre sa théorie en poursuivant avec le symbolisme du creusement de l’isthme qui permit à Utopus de faire de son Etat une île. Selon lui, une telle prouesse à l’époque où elle s’est déroulée aurait pu créditer la science d’une technique nouvelle, mais More a préféré souligner l’effort d’entre-aide entre les colons et les colonisés qui a permis cette réalisation. 27 Cette préférence conforte l’idée selon laquelle More base prioritairement sa société idéale sur des valeurs morales fortes – ici le labeur en commun – alors que Bacon mise sur les prouesses 23 Ibid, p.64. Ibid, note "les œufs ne sont pas couvés" de Delcourt, bas de la page 60. 25 « Instead of saying that there was no science in Utopia, we may say that science was everywhere: all actions and all institutions reflected deliberate choice following “the methodical use of reason to understand a universe of natural law through direct observations and experiments and to use the knowledge thus acquired to benefit human society”. » Bierman, Judah : «Science and Society in the New Atlantis and Other Renaissance Utopias», in: PMLA, vol. 78, n°5, Décembre, 1963, p.493. 26 Dermenghem, Emile : Thomas Morus et les Utopistes de la Renaissance. Paris, Plon, 1927, p.168. 27 Bierman, op. cit., p.494. 24 88 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD scientifiques pour établir la sienne. La focalisation de More sur une science plus raisonnée a pour autre avantage de ne pas rendre la société qui l’utilise dépendante de ses bienfaits. Cette dépendance, Bacon la perçoit comme une amélioration du confort, bien qu’il en limite les effets en conférant aux Pères de la Maison de Salomon le droit de dissimuler certaines découvertes, s’ils jugent ces dernières dangereuses pour la société. Il demeure donc attentif à ce que la science ne perturbe pas le bien-être social par ses excès. Ce faisant, il inculque aux lecteurs une règle primordiale de sa société idéale : si la science apporte le confort et le bien-être dans la vie en communauté, elle ne doit pas l’emporter sur les valeurs humaines, parmi lesquelles la religion. Evoquant la civilisation mythique des Atlantes et leur culte de la technologie et du progrès dans son titre, Bacon rappelle la fin que connait l’Atlantide 28 et le destin d’une société scientifique qui abandonnerait la foi. Est-ce à dire que le peuple de Bensalem risque le même sort, ce qui pourrait expliquer l’arrêt du récit avant la fin ? Il est permis de se poser la question. Néanmoins le titre de l’œuvre et son idéal de progrès scientifique sonnent comme une mise en garde contre les abus de telles découvertes si elles sont placées entre les mains d’hommes irréfléchis se détournant de la volonté de Dieu. Se servant de l’histoire littéraire et non événementielle, l’utopie de Bacon utilise l’Atlantide de Platon comme la société à ne pas imiter, comme la société dont il faut changer les mœurs. Là où More prend les sociétés européennes comme mauvais exemple dont il faut s’écarter, Bacon se sert de la fin désastreuse et malheureuse des Atlantes pour suggérer qu’une société scientifique peut s’égarer, qu’il y a un modèle qui ne s’accorde pas avec la société idéale. Cette mauvaise société délaisse le Divin en faveur du progrès uniquement. 28 Le récit de l’Atlantide est présenté dans les œuvres du Timée et du Critias de Platon. Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 89 Dans ce cas, le développement scientifique ne mène pas à l’Eden, mais à l’Enfer. Un passage de New Atlantis vient appuyer d’avantage encore l’idée que Bensalem représente le modèle social scientifique idéal. Il se situe lorsque le gouverneur de la Maison des Etrangers parle d’une guerre opposant les Bensalémites aux Atlantes : For the king of this island, (by name Altabin,) a wise man, and a great warrior, knowing well both his own strength and that of his enemies, handled the matter so, as he cut off their land-forces from their ships, and entoiled both their navy and their camp with a greater power than theirs, both by sea and land, and compelled them to render themselves without striking stroke; and after they were at his mercy, contenting himself only with their oath that they should no more bear arms against him, dismissed them all in safety. 29 Par la victoire des Bensalémites sur les Atlantes, Bacon démontre que sa version de la société idéale scientifique – comparée à celle de l’Atlantide de Platon – est la bonne. En agissant de manière clémente, à l’image de Dieu, le roi Altabin prouve que la science en accord avec la religion préserve la société de la dérive. Les Atlantes ne l’ayant pas fait, se voient défaits par les Bensalémites, une défaite qui fait échos à leur disparition future. La course à plus de connaissances scientifiques au détriment des coutumes religieuses conduit les Atlantes à leur perte. Albanese considère l’œuvre de Bacon comme une utopie partielle puisqu’elle abandonne l’observation humaniste de la société pour se concentrer sur un paramètre unique, la science. 30 Même si 29 30 Bacon, op. cit., p.228. « For More, the New World is not a site for further exploration, but an informing presence whose newness “explains” the desire to create society anew, an impetus to formal and cultural innovation. Bacon’s advocacy of a revisionary philosophy of nature, on the other hand, shifts the focus of his utopian text from the formalized study of human society to the systematized knowledge of an alien 90 Moreana Vol. 50, 193-194 Céline BEAUD l’état d’inachèvement de l’œuvre de Bacon autorise le doute sur son but ultime – Bacon aurait-il réellement créé une société idéale complète s’il l’avait pu ? – la structure désorganisée du récit dans lequel les personnages abordent de manière confuse les quelques mœurs de la société bensalémite tend à affirmer que le souhait final de Bacon était bien, comme son secrétaire l’indique 31, de produire une fiction dans laquelle il étalerait sa conception de la science, par le biais d’un collège du savoir. Cependant, Bacon ne néglige pas complètement l’aspect social puisqu’il décrit quelques coutumes bensalémites au cours du récit. Ces dernières se rapprochent grandement des traditions utopiennes, un fait qui ne s’explique pas uniquement par la primauté d’Utopia. L’évolution sociale entre le XVIe et le XVIIe siècle n’a pas suffisamment progressé pour que les valeurs telles que la prééminence du père dans la famille, le respect dû aux aînés ou la reconnaissance envers la royauté, s’altèrent au point de disparaître. En revanche, l’évolution des mouvements intellectuels soumise à une variation plus rapide dans le temps se retrouve dans la conception des utopies de More et de Bacon. Les idéaux humanistes chers à More – l’importance de l’Antiquité, la connaissance des maîtres de la scolastique, la rhétorique ou la philosophie – voient leur progression freinée par l’arrivée des sciences nouvelles, celles qui s’intéressent d’avantage au réalisme et à la nature du monde physique. 32 La civilisation scientifique de Bacon, bien qu’encore un peu pionnière, prend donc tout son sens. Bacon écrit une société idéale tournée vers le futur, qui se détache des anciennes conceptions philosophiques natural world. […] the New Atlantis reconfigures the bemused idyll of More’s Utopia into a narrative that privileges process and change. » Albanese, Denise : «The New Atlantis and the Uses of Utopia», in : ELH, vol. 57, n°3, Automne, 1990, p.520–521. 31 Bacon, op. cit., p.203. 32 Bacon, La Nouvelle Atlantide, op. cit., p.10–11. Céline BEAUD Moreana Vol. 50, 193-194 91 prônées par les humanistes du XVIe siècle, celles qui se concentraient sur les traités d’un Pic de la Mirandole, d’un Saint Augustin ou d’un Thomas d’Aquin. Là où More encensait des valeurs morales, Bacon embrasse l’avenir en insérant dans son récit les bienfaits d’un développement scientifique, en gardant néanmoins un principe inspiré de Dieu et que More chérit également, le bien commun. Se plaçant à la limite du genre utopique, New Atlantis se démarque de son prédécesseur dont elle prend le contre-pied en établissant de nouveaux critères, tout en restant une utopie à part entière. Les fondements humanistes que More attache à son utopie et lègue en héritage aux futurs auteurs du genre sont agrémentés des fondements scientifiques de Bacon et de sa nouvelle conception de l’utopie. Sa version ne doit plus impérativement présenter une société complète afin qu’elle devienne un modèle idéal à prendre en inspiration, mais doit toujours développer la notion d’amélioration et de changement. Tout en restant dans le sillage d’Utopia, New Atlantis ouvre la voie à de nouveaux schémas utopiques. Céline Beaud [email protected]