Nourriture et littérature merveilleuse, fantastique et de science

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Nourriture et littérature merveilleuse, fantastique et de science
Nourriture et littérature merveilleuse, fantastique et de
science-fiction
Florent Montaclair
Université de Franche-Comté
La nourriture apparaît dans les mythes de toutes les civilisations et de toutes les cultures. Depuis
les travaux de Claude Levi-Strauss (Le Cru et le Cuit) et les analyses des constantes de l’imaginaire humain
de Gilbert Durand (Structures anthropologiques de l’imaginaire), la présence des scènes de nutrition ou de
dévoration sont mises en évidence comme hautement symboliques.
Les littératures merveilleuses, fantastiques et de science-fiction - et nous renvoyons là simplement aux
définitions de l’anthropologue Roger Caillois (Anthologie du fantastique, Gallimard, 1965) - n’échappent pas à
l’omniprésence des actes de prédation alimentaire ou de banquets et de repas.
Une triple définition
Sans entrer dans les méandres définitionnels de la critique contemporaine, utilisons les définitions
de Roger Caillois pour préciser les trois types de littérature envisagée.
Dans un texte, le lecteur perçoit la manifestation d'un élément qui n'existe pas, selon sa propre
conception du monde (dragon, extra-terrestre, fantôme). Le lecteur analyse donc le texte comme relevant
de l'impossible, du surnaturel. Mais plusieurs cas apparaissent :
Réception de l'événement :
Univers dans lequel se passe
le phénomène
Genres
Le surnaturel est perçu
comme tel par le héros
Monde répondant aux
lois réelles, monde
industriel européen
Nous sommes dans le
fantastique
Le surnaturel est perçu comme normal par le héros
Monde pré-industriel
(antique, médiéval)
Monde futuriste
Nous sommes dans le
merveilleux
Nous sommes dans
la science-fiction
"Le fantastique marque l'apparition du surnaturel dans le monde quotidien. Le surnaturel est
l'impossible survenant à l'improviste dans un monde d'où l'impossible est banni par définition"
"L'univers du merveilleux est naturellement peuplé de dragons, de licornes et de fées ; les miracles
et les métamorphoses y sont continus ; la baguette magique, d'un usage courant ; les talismans, les génies,
les elfes et les animaux reconnaissants y abondent ; les marraines, sur le champ, exaucent les vœux des
orphelines méritantes. En outre, ce monde enchanté est harmonieux, sans contradiction, pourtant fertile
en péripéties, car il connaît, lui-aussi, la lutte du bien et du mal ; il existe de mauvais génies et de mauvaises
fées. Mais une fois acceptées les propriétés singulières de cette surnature, tout y demeure
remarquablement stable et homogène".
Ainsi, dans la littérature antique (comme par exemple Les Métamorphoses d'Apulée, ou l'Iliade
d'Homère), où les dieux apparaissent fréquemment pour transformer le destin des hommes, le lecteur
moderne voit une intervention surnaturelle, mais le héros, lui, ne considère par les dieux comme
impossibles… Ils appartiennent au monde tel qu'il le conçoit. Pour le lecteur, le phénomène est
impossible, mais il est normal pour le personnage. Nous sommes là dans le merveilleux. Les contes et les
romans médiévaux relèvent aussi de cette catégorie : rien d'anormal à ce que Cendrillon rencontre une
bonne fée, ni que Lancelot du lac combatte des dragons, même si les fées et les dragons sont peu courants
et dangereux. Lancelot ne doutera pas de l'existence du dragon et le combattra comme s'il combattait un
autre chevalier.
Dans la science-fiction, même principe, mais univers différent. Paul Atréide (Dune de Franck
Herbert) voyage jusqu'à Arrakis, grâce aux mutants de la Guilde spatiale, sans que cela ne lui paraisse
impossible, même si cela n'arrivera jamais au lecteur.
Dans le fantastique enfin, le lecteur et le héros reconnaissent tous les deux l'impossible qui se
manifeste. Le narrateur du Horla (Maupassant) et le lecteur savent que les créatures invisibles n'existent
pas.
La définition de Roger Caillois a le mérite de dégager de la littérature fantastique ce qui relève de
genres voisins mais elle est problématique pour une grande part de la littérature du XXème siècle, tant
dans la réception du phénomène surnaturel que dans la définition de l'espace décrit.
- Du côté de l'espace, une œuvre comme La Planète des singes, de Pierre Boulle, montre un futur très
lointain, mais le héros n'en est pas moins surpris par la présence de singe vivant à la manière des
Européens des années 1960... Quant aux deux voyageurs spatiaux (Jynn et Phillis), ils rejettent la
possibilité qu'auraient les humains de voyager dans l'espace. Pour eux, donc, le récit du narrateur est
fantastique. L'Ane d'or, d'Apulée présente l'espace contemporain de l'auteur, c'est à dire le monde de la
Méditerranée du IIème siècle (un espace réel, donc), sans technologie ni industrie, mais le jeune
Lucius conçoit d'abord l'événement qui le transforme en âne comme impossible et extraordinaire. Il y
a donc fantastique, mais dans un espace antique.
- Du côté de la réception du surnaturel, certaines œuvres de Jules Verne, comme De la terre à la lune,
présentent des phénomènes surnaturels comme parfaitement ordinaires. Nous percevons le
surnaturel, mais pas le héros, bien que l'espace décrit soit identique au nôtre.
Ainsi les définitions de Roger Caillois clarifient-elles une part de la littérature de l'étrange, mais
elles ne fonctionnent pas toujours de manière mécanique.
Le merveilleux et la nourriture
Dans la littérature merveilleuse, nous retiendrons le conte, le roman de chevalerie (les cycles du
roi Arthur et de Tristan et Yseult), et les œuvres de Rabelais. Ce choix est dicté par la nécessité de
proposer une vision rapide et synthétique de notre sujet.
Le conte
Une question se pose dès l’abord, qui guidera notre propos, qi est de savoir quelles utilisations fait
le conte de la nourriture et des scènes de dévoration. La typologie présentée ici n’est pas exhaustive, et se
conçoit comme une introduction au sujet.
1) La nourriture comme action magique
La nourriture apparaît d’abord comme étant elle-même le phénomène surnaturel, comme l’action
magique qui développe le nœud de l’histoire. Elle est la part de merveilleux qui caractérise le
genre.
a. Déclencheur de l’action : Naissance magique / découverte dans un poisson
Ainsi, c’est par la découverte d’un anneau magique dans un lapin, c’est par l’ingestion
d’un poisson miraculeusement pêché, c’est par la découverte d’une poudre spéciale dans
le ventre d’un animal que le couple de parents peut espérer voir naître leur enfant, le futur
héros. Dans sa Morphologie du Conte, V. Propp signale ces types particuliers d’enfantement
par intercession magique dans son tableau structural du conte. La partie préparatoire de
l’histoire manifeste plusieurs épisodes liés à cette naissance (épisode 6, 7, 9) :
SITUATION INITIALE
1 : description spatio-temporelle ("Il était une fois, dans un royaume lointain...")
2 : composition de la famille
3 : stérilité (la famille n'a pas d'héritier)
4-5 : prière pour la naissance d'un fils
6 : ce qui provoque la grossesse : a) elle est intentionnelle, b) elle est fortuite, c) elle est forcée
7 : forme de la naissance
8 : prophétie et prédiction
9 : prospérité : a) surnaturelle, b) familiale, c) agricole
b. Evénement initial : Jack et le haricot
La nourriture peut encore être l’action magique initiale. C’est parce que Jack trouve un
haricot magique, qu’il le plante et obtient un moyen d’accéder aux nuages du géant, que
l’histoire devient surnaturelle. Sans cette graine particulière, pas d’aventure.
c. Evénement final : chat botté
La nourriture peut encore être l’événement final. Pour se débarrasser de l’ogre, le Chat
botté à l’idée de lui imposer un défi : peut-il se transformer en chat ? Le géant
s’exécutant, le chat dévore la souris et son maître, fils cadet et pauvre d’un meunier, entre
en possession de son château et de ses terres. La dévoration de l’ogre permet la fin
heureuse de l’histoire et l’accomplissement du destin du héros.
d. Evénement maléfique : Blancheneige
La nourriture peut encore être l’événement magique maléfique. La vie de Blancheneige
bascule lorsque, malgré la protection de la forêt et des nains, une pomme empoisonnée
par les ensorcellements de la reine la plonge dans le sommeil. La pomme magique permet
l’entrée dans la seconde partie de l’histoire : l’attente du baisé salvateur.
2) La nourriture comme nécessité
Le conte rappelle aussi par ses scènes de nourriture que la nutrition est, dans un monde magique
comme dans le monde réel, une nécessité.
a. Comme manque : Petit Poucet
Elle apparaît en creux, en manque, dans le Petit Poucet. C’est parce que la nourriture fait
défaut que deux fois les parents abandonnent les enfants, et c’est parce qu’il y a trop à
manger que l’ogre diffère la dévoration des frères. Ce trop plein est fatal à ses filles, car
dans la nuit, Poucet intervertit les bonnets de ses frères et les couronnes des petites
ogresses. Les garçons ont été abandonnés par le manque de nourriture, ils sont sauvés par
le trop plein…
b. Comme trop plein : Hansel et Gretel
Ce trop plein qui est au cœur de la maison de la sorcière : pain de sucre, friandises,
brioches, sucre en tout genre composent la tanière de cette cannibale. Les enfants sont
donc engraissés pour être dévorés, mais c’est la sorcière qui passera à la casserole. Punie
par là où elle a pêché.
Qu’elle soit trop présente ou absente, la nourriture est un enjeu des relations entre les
personnages.
3) La nourriture comme prédation : Chaperon, Chèvre et Chevreaux, trois cochons
Le petit chaperon rouge, les trois cochons, la chèvre et ses sept chevreaux rencontrent le danger
par le biais du prédateur habituel du conte (ogre et sorcière exceptés) : le loup. Sa psychologie est
intéressante : assez malin et fin dans la manipulation des chevreaux (il parvient à « montrer patte
blanche », telle que la chèvre l’exigeait pour que ses enfants ouvrent la porte), il manifeste un art
des stratagèmes très curieux dans sa rencontre avec le chaperon. Au lieu de le dévorer dans la
forêt, ou lorsque l’enfant entre dans la maison de la grand-mère, le loup montre un désir de jeu
pervers : il mangera la grand-mère, se déguisera, prendra sa place et attendra les questions
innocentes du chaperon pour enfin se révéler…
Le mal se caractérise par sa volonté de nourriture, et il est puni par là où il pêche : on ouvre le
ventre du loup à la hache, on le plonge dans une marmite d’eau bouillante.
4) La nourriture comme fausse piste : Rose contre repas : La Belle et la Bête
Dans le conte de Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, la nourriture est présente à plusieurs
degrés mais l’occurrence la plus intéressante reste l’entrée du père dans le château de la Bête. Là,
dans une salle de banquet vide, il mange le repas qui est préparé. Dans Boucle d’or et les trois ours,
c’est ce repas qui provoque la colère des occupants, lorsqu’ils découvrent l’intrusion de la jeune
fille, mais là, le repas pris sans permission sera sans conséquence. La Bête tolère les intrusions de
ce genre. Le crime sera de prendre une rose dans le jardin, qui demande une peine exemplaire, la
mort. L’acte que l’on pourrait croire décisif (la nourriture volée) est en fait une fausse piste face à
un délit mineur : la cueillette d’une rose.
5) La nourriture comme récompense : Astérix
On nous excusera d’entrer dans un domaine voisin du conte, le récit mythologique, qui relève lui
aussi du merveilleux, mais le cas est très exemplaire d’une utilisation de la nourriture : le banquet
final est la récompense des héros. Il termine traditionnellement la trentaine d’aventures d’Astérix
le Gaulois…
6) La nourriture comme punition : Trois sœurs (argent, grenouille, couleuvre), Ogre et Poucet
La nourriture est aussi punition : pour s’être introduit chez l’ogre, le petit Poucet doit être dévoré ;
pour ne pas avoir aidée une sorcière, les deux méchantes sœurs reçoivent la faculté de cracher des
grenouilles et des crapauds à chaque parole, la jeune héroïne crachera des pièces d’or…
L’ingestion est donc inversée : on crache, mais par punition ou récompense. Une forme
d’anorexie qui rappelle encore que la nourriture marque la richesse, la sociabilité (par la parole,
l’invitation et l’entraide) et l’humaine condition.
7) La nourriture comme morale : la Chèvre de Monsieur Seguin
Enfin, nous terminerons par un conte moderne (Alphonse Daudet). La petite chèvre de monsieur
Seguin est dévorée pour ne pas respecter la morale. Au lieu de rester chez son vieux maître (mari)
la jeune chèvre (épouse) s’enfuit dans la colline et rencontre l’amour sous les traits d’un jeune
bouquetin (amant). En punition de cette infidélité, la voilà dévorée par le loup !
On le voit donc, le conte fait une utilisation très diversifiée de la nourriture mais avec des
fonctions narratives ou symboliques très marquées.
Le Roman de Chevalerie
Le roman de chevalerie illustre encore pleinement la dimension symbolique que prend la nourriture dans
l’imaginaire médiéval et au-delà, humain. Le jeune Tristan dérogera aux règles de la chevalerie et aimera la
reine Yseult, qui est en même temps sa tante par alliance. Droit féodal et droit naturel sont battus en
brèche. Et pourtant, ni Yseult ni Tristan ne sont responsables de leur malheur. Ils ont à leur insu ingurgité
une potion magique, un breuvage d’amour qui les a enchaînés l’un à l’autre, même au-delà de la mort. La
boisson comme symbole de l’amour dévorant, passionnel, incompressible et incoercible.
La geste arthurienne n’est pas en reste et présente trois occurrences de nourriture, en trois temps clés :
8) Lieu du méfait : banquet d’Ygraine
C’est au cours d’un banquet qu’Uther, le père d’Arthur, tombe amoureux de la duchesse de
Cornouailles. Séduisant par magie la femme d’un vassal, il brise le lien féodal, il perd ses droits au
trône et meurt assassiné. Le banquet est alors le crime initial qui provoque la fin du père, mais
aussi la naissance du fils.
9) Lieu protégé de Dieu : roi pécheur
Le Graal se trouve présenté à chaque banquet aux invités du roi pécheur. La malédiction qui le
frappe prendra fin lorsqu’à un moment quelconque du banquet un chevalier posera une question
sur la nature de cette coupe présentée en procession. Lancelot, pas assez digne, ne voit pas la
coupe, Gauvain, trop naïf, n’ose pas parler, Galaad parlera et emmènera le Graal.
10) Objet recherché : Graal
Ce Graal qui est lui-même objet magique et objet de nutrition. Ayant contenu le sang du Christ,
les boissons qui y sont posées deviennent magiques : puissance, immortalité, guérison,
invincibilité sont les pouvoir qu’il provoque…
Le Roman comique et humaniste : Pantagruel
Sortant du Moyen Age, le dernier grand roman merveilleux reste la saga des géants de Rabelais :
Pantagruel et Gargantua. Nous laissons de côté volontairement l’heroic fantasy, type Seigneur des Anneaux : la
dimension littéraire, moderne et construite, de ces romans tend à faire disparaître la nourriture, comme
d’ailleurs les dimensions mythiques et symboliques que pouvaient montrer les œuvres merveilleuses
médiévales.
11) Ingurgiter le monde : éducation
Les géants mangent, mangent encore et dévorent. La taille de leur corps demande une
suralimentation, laquelle prend un sens symbolique très fort dans le contexte humaniste : les
géants dévorent le monde, comme le savant dévore la science. Rappelons la lettre du chapitre 9 de
Pantagruel : le géant doit dévorer le savoir nouveau.
Rabelais Pantagruel, chap. 9
Très cher fils, […] Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues
instaurées : grecque, sans laquelle c'est honte qu'une personne se dise savante,
hébraïque, chaldaïque, latine; les impressions tant élégantes et correctes en usance,
qui ont eté inventées de mon âge par inspiration divine, comme à contrefil l'artillerie
par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs
très doctes, de librairies très amples, et m'est avis que, ni au temps de Platon, ni de
Cicéron, ni de Papinian, n'était telle commodité d'étude qu'on y voit maintenant, et
ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien
expolie en l'officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers,
les palefreniers de maintenant, plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon
temps. Que dirai-je? Les femmes et les filles ont aspiré à cette louange et manne
céleste de bonne doctrine. Tant y a qu'en l'âge où je suis, j'ai été contraint
d'apprendre les lettres grecques, lesquelles je n'avais contemnées comme Caton,
mais je n'avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge; et volontiers me délecte à
lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de
Pausanias et Antiquités de Athéneus, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu, mon
Créateur,
m'appeler
et
commander
issir
de
cette
terre.
Par quoi, mon fils, je t'admoneste qu'emploies ta jeunesse à bien profiter en études
et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon, dont l'un par vives et
vocales instructions, l'autre par louables exemples, te peut endoctriner.
J'entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement. Premièrement la
grecque comme le veut Quintilien, secondement, la latine, et puis l'hébraïque pour
les saintes lettres, et la chaldaïque et arabique pareillement; et que tu formes ton
style quant à la grecque, à l'imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron. Qu'il n'y
ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t'aidera la cosmographie
de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je
t'en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l'âge de cinq à six ans;
poursuis le reste, et d'astronomie saches-en tous les canons; laisse-moi l'astrologie
divinatrice et l'art de Lullius, comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu
saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie. Et quant à la
connaissance des faits de nature, je veux que tu t'y adonnes curieusement : qu'il n'y
ait mer, rivière ni fontaine, dont tu ne connaisses les poissons, tous les oiseaux de
l'air, tous les arbres, arbustes et fructices des forêts, toutes les herbes de la terre, tous
les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, rien ne
te soit inconnu. Puis soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et
latins, sans contemner les talmudistes et cabalistes, et par fréquentes anatomies
acquiers-toi parfaite connaissance de l'autre monde, qui est l'homme. Et par
lesquelles heures du jour commence à visiter les saintes lettres, premièrement en
grec Le Nouveau Testament et Epîtres des Apôtres et puis en hébreu Le Vieux
Testament. Somme, que je vois un abîme de science : car dorénavant que tu deviens
homme et te fais grand il te faudra issir de cette tranquillité et repos d'étude, et
apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison, envers tous et contre
tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme ailleurs. Mais, parce que
selon le sage Salomon sapience n'entre point en âme malivole et science sans
conscience n'est que ruine de l'âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et
en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de charité, être à
lui adjoint en sorte que jamais n'en sois désemparé par péché. Aie suspects les abus
du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de
Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme
toi-même. Révère tes précepteurs. Fuis les compagnies des gens auxquels tu ne veux
point ressembler, et les grâces que Dieu t'a données, icelles ne reçois en vain. Et
quand tu connaîtras que tu auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi,
afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir. Mon fils, la paix et
grâce de Notre Seigneur soit avec toi. Amen. D'Utopie, ce dix-septième jour du mois
de mars. Ton père, Gargantua
Sa science nouvelle, le géant la pratiquera par la mise en scène de son corps dans une controverse
avec un étudiant limousin. Savoir, corps, nourriture rappellent que l’homme est une enveloppe
charnelle et une âme.
12) Manger le narrateur comme leçon de relativisme
Le narrateur lui-même sera dévoré par le géant, ce qui permettra à Rabelais une digression très en
avance sur son temps (Montaigne dans les Essais fera de même, mais quarante ans plus tard) :
d’autres mondes existent (l’Amérique), qui sont peut-être meilleurs, jeunes, libérés de
l’obscurantisme de l’Ancien monde.
Rabelais, Pantagruel, chap 32, 1532.
Donc, le mieux que je pus, montai pardessus, et cheminai bien deux lieues sur
sa langue, tant que j'entrai dedans sa bouche. Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là?
Jupiter me confonde de sa foudre trisulque si j'en mens. J'y cheminais comme
l'on fait en Sophie à Constantinople, et y vis de grands rochers, comme les
monts des Danois (je crois que c'étaient ses dents), et de grands prés, de
grandes forêts, de fortes et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers.
Le premier qu'y trouvai ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Dont,
tout ébahi, lui demandai: « Mon ami, que fais-tu ici ?
— Je plante, dit-il, des choux (...) Je gagne ainsi ma vie, et les porte
vendre au marché, en la cité qui est ici derrière.
— Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?
— Certes, dit-il, il n'est mie nouveau ; mais l'on dit bien que, hors d'ici, y a une terre
neuve où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles besognes ; mais celui-ci est
plus ancien.
— Voire mais, dis-je, mon ami, comment a nom cette ville où tu portes vendre tes
choux ?
— Elle a, dit-il, nom Aspharage, et sont chrisitans, gens de bien, et vous feront
grande chère. »
Bref, je délibérai d'y aller. Or, en mon chemin, je trouvai un compagnon qui
tendait aux pigeons, auquel je demandai ; « Mon ami, dont vous viennent ces
pigeons ici?
— Sire, dit-il, ils viennent tic l'autre monde. » Lors je pensai que, quand Pantagruel
bâillait, les pigeons à pleines volées entraient dedans sa gorge, pensant que fût un
colombier. Puis entrai en la ville, laquelle je trouvai belle, bien forte et en bel air […]
Dejà partant, passai entre les rochers qui étaient ses dents et fis tant que je montai
sur une, et là trouvai les plus beaux lieux du monde, beaux grands jeux de paume,
belles galeries, belles prairies, force vigne et une infinité de cassines à la mode
italique par les champs pleins de délices, et là demeurai bien quatre mois, et ne fis
onques telle chère que pour lors. Puis descendis par les dents du derrière pour venir
aux baulièvres mais en passant, je fus détroussé des brigands par une grande forêt
qui est vers la partie des oreilles. Puis trouvai une petite bourgade à la devallée (j'ai
oublié son nom), où je fis encore meilleure chère que jamais, et gagnai quelque peu
d'argent pour vivre. Savez-vous comment ? A dormir, car l'on loue les gens à journée
pour dormir, et gagnent cinq et six sols par jour ; mais ceux qui ronflent bien fort
gagnent bien sept sols et demi. Et contais aux sénateurs comment on m'avait
détroussé pur la vallée, lesquels me dirent que, pour tout vrai, les gens de delà
étaient mal vivants et brigands de nature. A quoi je connus qu'ainsi comme nous
avons les contrées de deçà et delà les monts, aussi ont-ils deçà et delà les dents. Mais
il fait beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air.
Là commençai penser qu'il est bien vrai ce que l'on dit que la moitié du monde ne
sait comment l'autre vit, vu que nul n'avait encore écrit de ce pays-là, auquel sont
plus de vingt-cinq royaumes habites, sans les déserts et un gros bras de mer. (...)
Finalement voulus retourner, et, passant par sa barbe, me jetai sur ses épaules, et de
là me dévalai en terre et tombai devant lui. Quand il m'aperçut, il me demanda : «
Dont viens-tu, Alcofribas ? » Je lui réponds : « De votre gorge, monsieur.
— Et depuis quand y es-tu? dit-il.
— Depuis, que vous alliez contre les Almyrodes.
— Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? Que buvais-tu ? » Je réponds :
« Seigneur, de même vous, et des plus friands morceaux qui passaient par votre,
gorge, j'en prenais le barrage ».
On mange, on est mangé, on vit dans un monde qui n’est pas le seul. La nourriture permet
d’expliquer le relativisme de la pensée humaniste.
13) Régurgiter : accouchement
La naissance du géant est d’ailleurs merveilleusement culinaire. Son nom lui vient du fait qu’il
donnera à boire à tous les assoiffés (Panta en grec signifie tout, et gruel signifie assoiffé, déclare
Rabelais). Lorsqu’il nait, du ventre de sa mère sortent des chameaux porteurs de victuailles qui
servent au banquet.
Gustave Doré illustre d’ailleurs à plusieurs reprises des passages du texte illustrant le géant à
table :
14) Déféquer : la meilleure manière de se torchier
Enfin, l’ingestion amène la restitution. Elle est encore développée par Jonathan Swift dans les
Voyages de Gulliver : à l’Académie, le centre du savoir, un chercheur engrange les excréments pour
tenter de leur redonner leur forme initiale, une autre broie des concombres pour en extraire les
rayons du soleil. Le géant de Rabelais pense à une manière agréable d’en finir avec les suites de la
digestion.
Rabelais, Gargantua, Chap. 13
Sur la fin de la cinquième année, Grandgousier, retour de la défaite des Canarriens,
vint voir son fils Gargantua. Alors il fut saisi de toute la joie concevable chez un tel
père voyant qu'il avait un tel fils et, tout en l'embrassant et en l'étreignant, il lui
posait toutes sortes de petites questions puériles. Et il but à qui mieux mieux avec lui
et avec ses gouvernantes auxquelles il demandait avec grand intérêt si, entre autres
choses, elles l'avaient tenu propre et net. Ce à quoi Gargantua répondit qu'il s'y était
pris de telle façon qu'il n'y avait pas dans tout le pays un garçon qui fût plus propre
que lui. "Comment cela ? dit Grandgousier. - J'ai découvert, répondit Gargantua, à
la suite de longues et minutieuses recherches, un moyen de me torcher le cul. C'est
le plus seigneurial, le plus excellent et le plus efficace qu'on ait jamais vu. - Quel estil ? dit Grandgousier. - C'est ce que je vais vous raconter à présent, dit Gargantua.
Une fois, je me suis torché avec le cache-nez de velours d'une demoiselle, ce que je
trouvai bon, vu que sa douceur soyeuse me procura une bien grande volupté au
fondement ; une autre fois avec un chaperon de la même et le résultat fut identique ;
une autre fois avec un cache-col ; une autre fois avec des cache-oreilles de satin de
couleur vive, mais les dorures d'un tas de saloperies de perlettes qui l'ornaient
m'écorchèrent tout le derrière. Que le feu Saint-Antoine brûle le trou du cul à
l'orfèvre qui les a faites et à la demoiselle qui les portait. "Ce mal me passa lorsque
je me torchai avec un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse. "Puis, alors que je
fientais derrière un buisson, je trouvai un chat de mars et m'en torchai, mais ses
griffes m'ulcérèrent tout le périnée. "Ce dont je me guéris le lendemain en me
torchant avec les gants de ma mère, bien parfumés de berga-motte. "Puis je me
torchai avec de la sauge, du fenouil, de l'aneth, de la marjolaine, des roses, des
feuilles de courges, de choux, de bettes, de vigne, de guimauve, de bouillon-blanc
(c'est l'écarlate au cul), de laitue et des feuilles d'épinards (tout ça m'a fait une belle
jambe !), avec de la mercuriale, de la persicaire, des orties, de la consoude, mais j'en
caguai du sang comme un Lombard, ce dont je fus guéri en me torchant avec ma
braguette. "Puis je me torchai avec les draps, les couvertures, les rideaux, avec un
coussin, une carpette, un tapis de jeu, un torchon, une serviette, un mouchoir, un
peignoir ; tout cela me procura plus de plaisir que n'en ont les galeux quand on les
étrille. - C'est bien, dit Grandgousier, mais quel torche-cul trouvas-tu le meilleur ? J'y arrivais, dit Gargantua ; vous en saurez bientôt le fin mot. Je me torchai avec du
foin, de la paille, de la bauduffe, de la bourre, de la laine, du papier. Mais Toujours
laisse aux couilles une amorce Qui son cul sale de papier torche. - Quoi ! dit
Grandgousier, mon petit couillon, t'attaches-tu au pot, vu que tu fais déjà des vers ?
- Oui-da, mon roi, répondit Gargantua, je rime tant et plus et en rimant souvent je
m'enrhume. Ecoutez ce que disent aux fienteurs les murs de nos cabinets : Chieur,
Foireux, Péteur, Breneux Ton lard fécal En cavale S'étale Sur nous. Répugnant,
Emmerdant, Dégouttant, Le feu saint Antoine puisse te rôtir, Si tous, Tes trous,
Béants, Tu ne torches avant ton départ. "En voulez-vous un peu plus ? - Oui-da,
répondit Grandgousier. - Alors, dit Gargantua : RONDEAU : En chiant l'autre jour
j'ai flairé L'impôt que mon cul réclamait : J'espérais un autre bouquet. Je fus bel et
bien empesté. Oh ! si l'on m'avait amené Cette fille que j'attendais En chiant,
J'aurais su lui accommoder Son trou d'urine en bon goret ; Pendant ce temps ses
doigts auraient Mon trou de merde équipé, En chiant. "Dites tout de suite que je n'y
connais rien ! Par la mère Dieu, ce n'est pas moi qui les ai composés, mais les ayant
entendu réciter à ma grand-mère que vous voyez ici, je les ai retenus en la gibecière
de ma mémoire. - Revenons, dit Grandgousier, à notre propos. - Lequel, dit
Gargantua, chier ? - Non, dit Grandgousier, mais se torcher le cul. - Mais, dit
Gargantua, voulez-vous payer une barrique de vin breton si je vous dame le pion à ce
propos ? - Oui, assurément, dit Grandgousier. - Il n'est, dit Gargantua, pas besoin
de se torcher le cul s'il n'y a pas de saletés. De saletés, il ne peut y en avoir si l'on n'a
pas chié. Il nous faut donc chier avant que de nous torcher le cul ! - Oh ! dit
Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme ; un de ces jours
prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu ! Car tu as de la raison plus
que tu n'as d'années. Allez, je t'en prie, poursuis ce propos torcheculatif. Et par ma
barbe, au lieu d'une barrique, c'est cinquante feuillettes que tu auras, je veux dire
des feuillettes de ce bon vin breton qui ne vient d'ailleurs pas en Bretagne, mais dans
ce bon pays de Véron. - Après, dit Gargantua, je me torchai avec un couvre-chef, un
oreiller, une pantoufle, une gibecière, un panier (mais quel peu agréable torche-cul
!), puis avec un chapeau. Remarquez que parmi les chapeaux, les uns sont de feutre
rasé, d'autres à poil, d'autres de velours, d'autres de taffetas. Le meilleur d'entre
tous, c'est celui à poil, car il absterge excellemment la matière fécale. Puis je me
torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d'un veau, un lièvre, un pigeon, un
cormoran, un sac d'avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre. "Mais pour conclure,
je dis et je maintiens qu'il n'y a pas de meilleur torche-cul qu'un oison bien
duveteux, pourvu qu'on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m'en sur
l'honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la
douceur de ce duvet qu'à cause de la bonne chaleur de l'oison qui se communique
facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu'à se transmettre à la région
du coeur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demidieux qui sont aux Champs Elysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à
leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce
qu'ils se torchent le cul avec un oison ; c'est aussi l'opinion de Maître Jean
d'Ecosse."
Les géants mangent, se cultivent le corps et l’esprit, rejettent les reliefs du festin.
On le voit donc, le merveilleux, en tant que genre valise regroupant les productions médiévales et
renaissantes, donne une place éminente et particulièrement symbolique aux scènes d’ingestion.
Le Fantastique : les créatures dévoreuses
La littérature fantastique, qui fait intervenir des créatures impensables dans le monde réel, offre
aussi des scènes de nourriture nombreuses. La dimension symbolique y est sans doute moins forte, car
plus littéraire. Nous ne sommes plus là dans des œuvres reflétant l’imaginaire collectif, mais dans des
œuvres jouant sur des motifs littéraires.
15) La Goule
Parmi les créatures dévoratrices, la goule apparait dès les traductions des Mille et Une Nuits de
Galland, en 1704. Est-ce du fantastique ou du merveilleux ? Plutôt du merveilleux, mais la goule
traversera dès lors la littérature fantastique. On la voit par exemple dans Le Vampire, d’Alexandre
Dumas, comme adjoint du suceur de sang.
Extrait des Mille et une nuits.
Une nuit qu'Amine me croyait fort endormi, elle se leva tout doucement, et je
remarquai qu'elle s'habillait avec de grandes précautions pour ne pas faire de bruit,
de crainte de m'éveiller. Je ne pouvais comprendre à quel dessein elle troublait ainsi
son repos ; et la curiosité de savoir ce qu'elle voulait devenir me fit feindre un
profond sommeil. Elle acheva de s'habiller, et un moment après elle sortit de la
chambre sans faire le moindre bruit. Dès qu'elle fut sortie, je me levai en jetant ma
robe sur mes épaules ; j'eus le temps d'apercevoir par une fenêtre qui donnait sur la
cour, qu'elle ouvrit la porte de la rue, et qu'elle sortit. Je courus aussitôt à la porte,
qu'elle avait laissée entr'ouverte ; et, à la faveur du clair de la lune, je la suivis jusqu'à
ce que je la visse entrer dans un cimetière qui était voisin de notre maison. Alors je
gagnai le bout d'un mur qui se terminait au cimetière ; et après m'être précautionné
pour ne pas être vu, j'aperçus Amine avec une goule. Votre majesté n'ignore pas que
les goules de l'un et de l'autre sexe sont des démons errants dans les campagnes. Ils
habitent d'ordinaire les bâtiments ruinés, d'où ils se jettent par surprise sur les
passants, qu'ils tuent et dont ils mangent la chair. Au défaut des passants, ils vont la
nuit dans les cimetières se repaître de celle des morts qu'ils déterrent. Je fus dans
une surprise épouvantable, lorsque je vis ma femme avec cette goule. Elles
déterrèrent un mort qu'on avait enterré le même jour, et la goule en coupa des
morceaux de chair à plusieurs reprises, qu'elles mangèrent ensemble, assises sur le
bord de la fosse. Elles s'entretenaient fort tranquillement, en faisant un repas si cruel
et si inhumain ; mais j'étais trop éloigné, et il ne me fut pas possible de rien
comprendre de leur entretien, qui devait être aussi étrange que leur repas, dont le
souvenir me fait encore frémir. Quand elles eurent fini cet horrible repas, elles
jetèrent le reste du cadavre dans la fosse qu'elles remplirent de la terre qu'elles en
avaient ôtée. Je les laissai faire, et je regagnai en diligence notre maison. En entrant,
je laissai la porte de la rue entr'ouverte, comme je l'avais trouvée ; et après être rentré
dans ma chambre, je me recouchai, et je fis semblant de dormir. Amine rentra peu de
temps après, sans faire de bruit ; elle se déshabilla, et elle se recoucha de même avec
la joie, comme je me l'imaginai, d'avoir si bien réussi, sans que je m'en fusse aperçu.
L'esprit rempli de l'idée d'une action aussi barbare et aussi abominable que celle
dont je venais d'être témoin, avec la répugnance que j'avais de me voir couché près
de celle qui l'avait commise, je fus longtemps à pouvoir me rendormir. Je dormis
pourtant ; mais d'un sommeil si léger, que la première voix qui se fit entendre pour
appeler à la prière publique de la pointe du jour, me réveilla. Je m'habillai, et je me
rendis à la mosquée. Après la prière, je sortis hors de la ville, et je passai la matinée à
me promener dans les jardins, et à songer au parti que je prendrais pour obliger ma
femme à changer de manière de vivre. Je rejetai toutes les voies de violence qui se
présentèrent à mon esprit, et je résolus de n'employer que celles de la douceur, pour
la retirer de la malheureuse inclination qu'elle avait. Ces pensées me conduisirent
insensiblement jusque chez moi, où je rentrai justement à l'heure du dîner. Dès
qu'Amine me vit, elle fit servir, et nous nous mîmes à table. Comme je vis qu'elle
persistait toujours à ne manger le riz que grain à grain : Amine, lui dis-je avec toute
la modération possible, vous savez combien j'eus lieu d'être surpris le lendemain de
mes noces, quand je vis que vous ne mangiez que du riz, en si petite quantité, et
d'une manière dont tout autre mari que moi eût été offensé ; vous savez aussi que je
me contentai de vous faire connaître la peine que cela me faisait, en vous priant de
manger aussi des autres viandes qui nous sont servies, et que l'on a soin
d'accommoder de différentes manières, afin de tâcher de trouver votre goût. Depuis
ce temps-là, vous avez vu notre table toujours servie de la même manière, en
changeant pourtant quelques-uns des mets, afin de ne pas manger toujours les
mêmes choses. Mes remontrances néanmoins ont été inutiles, et jusqu'à ce jour vous
n'avez cessé d'en user de même, et de me faire la même peine. J'ai gardé le silence,
parce que je n'ai pas voulu vous contraindre, et je serais fâché que ce que je vous en
dis présentement vous fit la moindre peine ; mais, Amine, dites-moi, je vous en
conjure, les viandes que l'on nous sert ici ne valent-elles pas mieux que de la chair de
mort ? Je n'eus pas plus tôt prononcé ces dernières paroles, qu'Amine, qui comprit
fort bien que je l'avais observée la nuit, entra dans une fureur qui surpasse
l'imagination : son visage s'enflamma, les yeux lui sortirent presque hors de la tête,
et elle écuma de rage. Cet état affreux où je la voyais me remplit d’épouvante : je
devins comme immobile, et hors d'état de me défendre de l'horrible méchanceté
qu'elle méditait contre moi, et dont votre majesté va être surprise. Dans le fort de son
emportement, elle prit un vase d'eau qu'elle trouva sous sa table ; elle y plongea ses
doigts, en marmottant entre ses dents quelques paroles que je n'entendis pas ; et en
me jetant de cette eau au visage, elle me dit d'un ton furieux : Malheureux! reçois la
punition de ta curiosité, et deviens chien. A peine Amine, que je n'avais pas encore
connue pour magicienne, eut-elle vomi ces paroles diaboliques, que tout à coup je
me vis changé en chien. L'étonnement et la surprise où j'étais d'un changement si
subit et si peu attendu m'empêchèrent de songer d'abord à me sauver, ce qui lui
donna le temps de prendre un bâton pour me maltraiter. En effet, elle m'en appliqua
de si grands coups, que je ne sais comment je ne demeurai pas mort sur la place.
(Traduction Galland, t.3, ed. Furne, Paris, 1837, p 468 et ss.)
16) Le Vampire
Le monstre suceur de sang représente la créature par excellence du fantastique. Il boit
évidemment du sang. Mais par extension, il amène la disparition de la vertu des femmes, la
destruction de l’âme et, historiquement, dans les œuvres du XVIème et XVIIème siècle, elle volait
de rêves en rêves pour absorber la force de ses victimes.
a. Sang : cas d’espèce
Extrait du Vampire, de Charles Nodier, Prologue
ITURIEL : Explique-toi... Serait-il vrai que d'horribles fantômes viennent
quelquefois, sous l'apparence des droits de l'hymen, égorger une vierge timide, et
s'abreuver de son sang ?
OSCAR : Ces monstres s'appellent les Vampires. Une puissance, dont il ne nous est
pas permis de scruter les arrêts irrévocables, a permis que certaines âmes funestes,
dévouées à des tourments que leurs crimes se sont attirés sur la terre, jouissent de ce
droit épouvantable qu'elles exercent de préférence sur la couche virginale et sur le
berceau. Tantôt elles y descendent, formidables, avec la figure hideuse que la mort
leur a donnée. Tantôt, plus privilégiées, parce que leur carrière est plus courte et leur
avenir plus effrayant, elles obtiennent de se revêtir des formes perdues dans la
tombe, et de reparaître à la lumière des vivants sous l'aspect du corps qu'elles ont
animé.
b. Vertu : Byron
Extrait du Vampire de Polidori et Byron, 1817. Le vampire provoque la chute des âmes
perfides et la déliquescence de la vertu.
Jusque-là, Aubrey n'avait pas eu occasion d'étudier le caractère de lord Ruthven, et
maintenant même, quoique la plupart des actions de sa seigneurie fussent exposées
à ses regards, il avait de l'embarras à se former un jugement exact de sa conduite.
Son compagnon de voyage poussait la libéralité jusqu'à la profusion : le fainéant le
vagabond, le mendiant recevaient de sa main au-delà de ce qui était nécessaire pour
satisfaire leurs besoins présents. Mais Aubrey ne put s'empêcher de remarquer qu'il
ne répandait jamais ses aumônes sur la vertu malheureuse : il la renvoyait toujours
avec dureté. Au contraire, lorsqu'un vil débauché venait lui demander quelque chose,
non pour subvenir à ses besoins, mais pour s'enfoncer davantage dans le bourbier de
son iniquité, il recevait un don considérable. Aubrey n'attribuait cette distinction
qu'à la plus grande importunité du vice qui l'emporte sur la timidité de la vertu
indigente. Cependant les résultats de la charité de sa seigneurie firent une vive
impression sur son esprit ; ceux qui en éprouvaient les effets périssaient sur
l’échafaud ou tombaient dans la plus affreuse misère, comme si une malédiction y
était attachée. A Bruxelles et dans toutes les villes où ils séjournèrent, Aubrey fut
surpris de la vivacité avec laquelle son compagnon de voyage se jetait dans le centre
de tous les vices à la mode. Il fréquentait assidûment les maisons de jeu, il pariait, et
gagnait toujours, excepté lorsque son adversaire était un filou reconnu, et alors il
perdait plus que ce qu’il avait gagné ; mais ni la perte ni le gain n'imprimaient le
plus léger changement sur son visage impassible. Cependant lorsqu'il était aux
prises avec un imprudent jeune homme ou un malheureux père de famille, il sortait
de sa concentration habituelle ; ses yeux brillaient avec plus d'éclat que ceux du chat
cruel qui joue avec la souris expirante. En quittant une ville, il y laissait le jeune
homme, arraché à la société dont il faisait l'ornement, maudissant, dans la solitude,
le destin qui l'avait livré à cet esprit malfaisant, tandis que plus d'un père de famille,
le cœur déchiré par les regards éloquents de ses enfants mourant de faim, n'avait pas
même une obole à leur offrir pour satisfaire leurs besoins, au lieu d'une fortune
naguère considérable. Ruthven n'emportait aucun argent de la table de jeu ; il
perdait aussitôt, avec celui qui avait déjà ruiné plusieurs joueurs, cet or qu'il venait
d'arracher aux mains d’un malheureux. Ces succès supposaient un certain degré
d'habileté, qui toutefois ne pouvait résister à la finesse d’un filou expérimenté.
Aubrey se proposait souvent de faire des représentations à son ami et de l'engager à
se priver d'un plaisir qui causait la ruine de tous, sans lui apporter aucun profit.
c. Ame : Gautier
Le vampire dévore l’âme de sa victime. Comme tout mort vivant, il est dépourvu
d’ombre et d’âme. Il tue pour en chercher une nouvelle.
Extrait de La Morte Amoureuse, de Théophile Gautier
Un jour que j'avais été plus agité qu'à l'ordinaire, il me dit « Pour vous débarrasser
de cette obsession, il n'y a qu'un moyen, et, quoiqu'il soit extrême, il le faut
employer ; aux grands maux les grands remèdes. Je sais où Clarimonde a été
enterrée ; il faut que nous la déterrions et que vous voyiez dans quel état pitoyable est
l'objet de votre amour ; vous ne serez plus tenté de perdre votre âme pour un cadavre
immonde dévoré des vers et près de tomber en poudre ; cela vous fera assurément
rentrer en vous-même. » Pour moi, j'étais si fatigué de cette double vie, que
j'acceptai voulant savoir, une fois pour toutes, qui du prêtre ou du gentilhomme était
dupe d'une illusion, j'étais décidé à tuer au profit de l'un ou de l'autre un des deux
hommes qui étaient en moi ou à les tuer tous deux, car une pareille vie ne pouvait
durer. L'abbé Sérapion se munit d'une pioche, d'un levier et d'une lanterne, et à
minuit nous nous dirigeâmes vers le cimetière dont il connaissait parfaitement le
gisement et la disposition. Après avoir porté la lumière de la lanterne sourde sur les
inscriptions de plusieurs tombeaux, nous arrivâmes enfin à une pierre à moitié
cachée par les grandes herbes et dévorée de mousses et de plantes parasites, où nous
déchiffrâmes ce commencement d'inscription
Ici git Clarimonde
Qui fut de son vivant
La plus belle du monde.
« C'est bien ici, » dit Sérapion, et, posant à terre sa lanterne, il glissa la pince dans
l'interstice de la pierre et commença à la soulever. La pierre céda, et il se mit à
l'ouvrage avec la pioche. Moi, je le regardais faire, plus noir et plus silencieux que la
nuit même ; quant à lui, courbé sur son oeuvre funèbre, il ruisselait de sueur, il
haletait, et son souffle pressé avait l'air d'un râle d'agonisant. C'était un spectacle
étrange, et qui nous eût vus du dehors nous eût plutôt pris pour des profanateurs et
des voleurs de linceuls, que pour des prêtres de Dieu. Le zèle de Sérapion avait
quelque chose de dur et de sauvage qui le faisait ressembler à un démon plutôt qu'à
un apôtre ou à un ange, et sa figure aux grands traits austères et profondément
découpés par le reflet de la lanterne n'avait rien de très rassurant. Je me sentais perler
sur les membres une sueur glaciale, et mes cheveux se redressaient douloureusement
sur ma tête ; je regardais au fond de moi-même l'action du sévère Sérapion comme
un abominable sacrilège, et j'aurais voulu que du flanc des sombres nuages qui
roulaient pesamment au-dessus de nous sortît un triangle de feu qui le réduisît en
poudre. Les hiboux perchés sur les cyprès, inquiétés par l'éclat de la lanterne, en
venaient fouetter lourdement la vitre avec leurs ailes poussiéreuses, en jetant des
gémissements plaintifs ; les renards glapissaient dans le lointain, et mille bruits
sinistres se dégageaient du silence. Enfin la pioche de Sérapion heurta le cercueil
dont les planches retentirent avec un bruit sourd et sonore, avec ce terrible bruit que
rend le néant quand on y touche ; il en renversa le couvercle, et j'aperçus Clarimonde
pâle comme un marbre, les mains jointes ; son blanc suaire ne faisait qu'un seul pli
de sa tête à ses pieds. Une petite goutte rouge brillait comme une rose au coin de sa
bouche décolorée. Sérapion, à cette vue, entra en fureur : « Ah te voilà, démon,
courtisane impudique, buveuse de sang et d'or » et il aspergea d'eau bénite le corps
et le cercueil, sur lequel il traça la forme d'une croix avec son goupillon. La pauvre
Clarimonde n'eut pas été plutôt touchée par la sainte rosée que son beau corps
tomba en poussière ; ce ne fut plus qu'un mélange affreusement informe de cendres
et d'os à demi calcinés. « Voilà votre maîtresse, seigneur Romuald, dit l'inexorable
prêtre en me montrant ces tristes dépouilles ; serez-vous encore tenté d'aller vous
promener au Lido et à Fusine avec votre beauté ? » Je baissai la tête ; une grande
ruine venait de se faire au dedans de moi. Je retournai à mon presbytère, et le
seigneur Romuald, amant de Clarimonde, se sépara du pauvre prêtre, à qui il avait
tenu pendant si longtemps une si étrange compagnie. Seulement, la nuit suivante, je
vis Clarimonde ; elle me dit, comme la première fois sous le portail de l'église «
Malheureux, malheureux, qu'as-tu fait ? Pourquoi as-tu écouté ce prêtre imbécile ?
N'étais-tu pas heureux ? et que t'avais-je fait, pour violer ma pauvre tombe et mettre
à nu les misères de mon néant ? Toute communication entre nos âmes et nos corps
est rompue désormais. Adieu, tu me regretteras. » Elle se dissipa dans l'air comme
une fumée, et je ne la revis plus.
Hélas elle a dit vrai, je l'ai regrettée plus d'une fois et je la regrette encore. La paix de
mon âme a été bien chèrement achetée ; l'amour de Dieu n'était pas de trop pour
remplacer le sien. Voilà, frère, l'histoire de ma jeunesse. Ne regardez jamais une
femme, et marchez toujours les yeux fixés en terre, car, si chaste et si calme que vous
soyez, il suffit d'une minute pour vous faire perdre l'éternité.
d. Rêve : textes historiques
Les premiers textes d’Europe centrale sur les vampires, qu’ils nous viennent de Pologne
ou d’Autriche, rappellent que le vampire profite des rêves pour s’approcher de sa victime
et pour le dévorer.
Extrait du Grand Dictionnaire de Moréri.
"Les Stryges, sont des corps morts qu'on trouve en Pologne, et principalement en
Russie, et que l'on appelle en langue du pays Upiers. Ils ont une certaine humeur,
qu'on croit être du sang, lequel on prétend que le démon tire ou suce des corps de
quelques personnes vivantes, ou de quelques bestiaux. Il le porte dans ce corps mort,
d'où l'on dit qu'il sort en certains temps, depuis midi jusqu'à minuit. Après avoir fait
beaucoup de vexations, il retourne dans un cadavre, et y verse le sang qu'il a amassé.
Il s'y trouve quelquefois de ce sang en si grande quantité, que si l'on n'y met ordre, il
sort par la bouche, par le nez, et principalement par les oreilles, en telle abondance,
que ce cadavre nage dans son cercueil ; et le cadavre a une telle faim, qu'il mange les
linges qui sont autour de lui, et que l'on trouve en effet dans sa bouche. Ce démon
qui sort du cadavre, va la nuit représenter l'image du mort à ses amis ou à ses
parents. Il les embrasse, les serre, les affaiblit de telle manière, qu'ils s'éveillent et
crient au secours, auquel temps on dit que ce démon leur suce le sang pour le porter
dans le cadavre. Ceux qui sont ainsi tourmentés, deviennent maigres, atténués, et
meurent à la fin. Cette persécution dure jusqu'à la dernière personne de la famille, à
moins qu'on n'en interrompe le cours, en coupant la tête et en ouvrant le cœur aux
cadavres dont on a vu les images durant la vexation. Quand on fait la visite de ces
cadavres, on les trouve dans leurs cercueils, mols, flexibles, enflés et rubiconds,
quoiqu'il y ait longtemps qu'ils soient morts. Après leur avoir coupé la tête et ouvert
le cœur, il en sort une grande abondance de sang qu'on ramasse pour en faire du
pain avec de la farine, dont on mange pour se garantir de la vexation. Sitôt que cela
est fait, l'esprit ne revient plus."
Extrait du Dictionnaire Universel de Trévoux.
"Vampire, Wampire, Oupire et Upire, n. m. et f. Les Vampires sont une sorte
de revenants qu'on dit infester la Hongrie, la Moravie, la Silésie, la Bohème, etc. ce
sont, dit-on, des gens qui sont morts depuis plusieurs années, ou du moins plusieurs
mois, qui reparaissent, se font voir, marchent, parlent, sucent le sang des vivants, en
sorte que ceux-ci s'exténuent à vue d'œil, au lieu que les cadavres, comme des
sangsues, se remplissent de sang en telle abondance, qu'on les voit sortir par les
conduits et même par les pores. Pour se délivrer des Vampires, on les exhume, on
leur coupe la tête, on leur perce le cœur, on les empale, on les brûle. Quelquefois un
Vampire met en rumeur tout un pays. Il s'attache aux vivants sans se faire voir, il leur
suce le sang, il les mine peu à peu : ces pauvres gens dépérissent à vue d'œil, ils
deviennent étiques, ils meurent enfin".
17) Le Horla, Guy de Maupassant
Pourchassé par un être invisible qui aspire son âme, le narrateur du Horla se considère comme le
troupeau d’un être malfaisant qui le dévore comme on dévore un animal d’élevage.
Pour tenter d’échapper à cette dévoration, il place dans sa chambre diverses nourritures, pour
déterminer les goûts culinaires de son visiteur. Nous assistons, pages après pages, aux agissements
de la créature invisible et aux tentatives de contre-alimentation du narrateur (les numéros de pages
renvoient à l’édition folio).
a. La créature dévore l’âme : p 33
b. Elle boit du lait et du vin : p 34
c. Elle boit du lait : p 43
d. Elle provoque la faim du narrateur : p 45
e. Elle exploite l’humain comme du bétail : p 49
Le fantastique présente donc des créatures, dont la caractéristique est souvent de se nourrir de
l’homme.
La Science-fiction
La très grande diversification de la littérature de science-fiction rend impossible des typologies précises.
Signalons cependant quelques œuvres majeures.
18) La décadence de l’avenir : La Machine à voyager dans le temps de H.G. Wells
Dans ce roman, l’humanité future est décrite comme supérieure, apaisée, pacifique. Elle
mange essentiellement des fruits, et la description des jardins et des tables recouvertes de
légumes se répète. Le monde a cependant une seconde face, souterraine, celle des esclaves et
des créatures inférieures. La Terre est habitée par les Éloïs, descendants des hommes. Androgynes,
simplets et doux, ils passent leur temps à jouer tels des enfants et à manger des fruits dans le grand
jardin qu’est devenue la Terre. À la surface de celle-ci, ne subsiste plus aucune mauvaise herbe, ni
aucune autre espèce animale. Le monde semble être devenu un paradis. Seulement l’explorateur du
temps ne tarde pas à se rendre compte que cette apparente harmonie cache un terrible secret. Des
puits menant à des systèmes d’habitations souterraines sont répartis un peu partout, et un bruit de
machine s’en échappe. C’est sous terre que vit une autre espèce descendante aussi des hommes, les
Morlocks, sortes de singes blancs aux yeux rouges ne supportant plus la lumière à force de vivre dans
l’obscurité. La nuit, ils vont et viennent à la surface en remontant par les puits, pour kidnapper des
Éloïs dont ils se nourrissent, devenus ainsi leur bétail à leur insu. L’explorateur, dont la machine à
voyager dans le temps a disparu, doit descendre sous terre affronter les Morlocks, s’il veut pouvoir
retourner chez lui. Entre temps, il va se lier avec une Éloïe, Weena.
La nourriture tient donc une place importante dans le monde idéal.
« L’arche de l’entrée était richement sculptée, mais je ne pus naturellement pas
observer de très près les sculptures, encore que j’aie cru apercevoir, en passant,
divers motifs d’antiques décorations phéniciennes, frappé de les voir si usées et
mutilées. Je rencontrai sur le seuil du porche plusieurs êtres plus brillamment vêtus
e
et nous entrâmes ainsi, moi habillé des ternes habits du XIX siècle, d’aspect assez
grotesque, entouré de cette masse tourbillonnante de robes aux nuances brillantes et
douces et de membres délicats et blancs, dans un bruit confus de rires et
d’exclamations joyeuses.
« Le grand portail menait dans une salle relativement vaste, tendue d’étoffes
sombres. Le plafond était dans l’obscurité et les fenêtres, garnies en partie de vitraux
de couleur, laissaient pénétrer une lumière délicate. Le sol était formé de grands
blocs d’un métal très blanc et dur – ni plaques, ni dalles, mais des blocs –, et il était
si usé, par les pas, pensai-je, d’innombrables générations, que les passages les plus
fréquentés étaient profondément creusés. Perpendiculaires à la longueur, il y avait
une multitude de tables de pierre polie, hautes peut-être de quarante centimètres, sur
lesquelles s’entassaient des fruits. J’en reconnus quelques-uns comme des espèces
de framboises et d’oranges hypertrophiées, mais la plupart me paraissaient étranges.
« Entre les tables, les passages étaient jonchés de coussins sur lesquels s’assirent
mes conducteurs en me faisant signe d’en faire autant. En une agréable absence de
cérémonie, ils commencèrent à manger des fruits avec leurs mains, en jetant les
pelures, les queues et tous leurs restes dans des ouvertures rondes pratiquées sur les
côtés des tables. Je ne fus pas long à suivre leur exemple, car j’avais faim et soif ; et
en mangeant je pus à loisir examiner la salle.
« La chose qui peut-être me frappa le plus fut son délabrement. Les vitraux,
représentant des dessins géométriques, étaient brisés en maints endroits ; les rideaux
qui cachaient l’extrémité inférieure de la salle étaient couverts de poussière, et je vis
aussi que le coin de la table de marbre sur laquelle je mangeais était cassé.
Néanmoins l’effet général restait extrêmement riche et pittoresque. Il y avait environ
deux cents de ces êtres dînant dans la salle, et la plupart d’entre eux, qui étaient
venus s’asseoir aussi près de moi qu’ils avaient pu, m’observaient avec intérêt, les
yeux brillants de plaisir, en mangeant leurs fruits. Tous étaient vêtus de la même
étoffe soyeuse, douce et cependant solide.
« Les fruits, d’ailleurs, composaient exclusivement leur nourriture. Ces gens d’un si
lointain avenir étaient de stricts végétariens, et tant que je fus avec eux, malgré mes
envies de viande, il me fallut aussi être frugivore. À vrai dire, je m’aperçus peu après
que les chevaux, le bétail, les moutons, les chiens avaient rejoint l’ichtyosaure parmi
les espèces disparues. Mais les fruits étaient délicieux ; l’un d’eux en particulier, qui
parut être de saison tant que je fus là, à la chair farineuse dans une cosse triangulaire,
était remarquablement bon et j’en fis mon mets favori. Je fus d’abord assez
embarrassé par ces fruits et ces fleurs étranges, mais plus tard je commençai à
apprécier leur valeur.
« En voilà assez sur ce dîner frugal. Aussitôt que je fus un peu restauré, je me décidai
à tenter résolument d’apprendre tout ce que je pourrais du langage de mes nouveaux
compagnons. C’était évidemment la première chose à faire. Les fruits même du
repas me semblèrent convenir parfaitement pour une entrée en matière, et j’en pris
un que j’élevai, en essayant une série de sons et de gestes interrogatifs. J’éprouvai
une difficulté considérable à faire comprendre mon intention. Tout d’abord mes
efforts ne rencontrèrent que des regards d’ébahissement ou des rires inextinguibles,
mais tout à coup une petite créature sembla saisir l’objet de ma mimique et répéta un
nom. Ils durent babiller et s’expliquer fort longuement la chose entre eux, et mes
premières tentatives d’imiter les sons exquis de leur doux langage parurent les
amuser énormément, d’une façon dénuée de toute affectation, encore qu’elle ne fût
guère civile. Cependant je me faisais l’effet d’un maître d’école au milieu de jeunes
enfants et je persistai si bien que je me trouvai bientôt en possession d’une vingtaine
de mots au moins ; puis j’en arrivai aux pronoms démonstratifs et même au verbe
manger. Mais ce fut long ; les petits êtres furent bientôt fatigués et éprouvèrent le
besoin de fuir mes interrogations ; de sorte que je résolus, par nécessité, de prendre
mes leçons par petites doses quand cela leur conviendrait. Je m’aperçus vite que ce
serait par très petites doses ; car je n’ai jamais vu de gens plus indolents et plus
facilement fatigués. »
La nourriture incarne un possible avenir de l’humanité : l’homme sera végétarien ou cannibale.
19) La profusion scientifique : Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Une situation tout aussi intéressante se trouve dans l’œuvre de Jules Verne. Les premiers contacts
amicaux entre le capitaine Némo et les naufragés se passent… à table (sociabilité française
oblige). Cependant c’est aussi le lieu très vernien de la description scientifique. Rappelons que les
ouvrages de Jules Verne s’inscrivent aussi dans un projet d’écriture des sciences : dans Mathias
Sandorf, son projet est de faire découvrir la géographie de la Méditerranée, dans les Indes noires, les
minerais, dans Voyage au centre de la terre, les roches et volcans, dans Vingt mille lieues sous les mers, les
ressources sous marines. Jules Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, déclare d’ailleurs en préface du
deuxième roman de l’auteur : « son projet est de résumer toutes les connaissances » du XIXème
siècle. L’encyclopédie de Diderot en somme, mais sa partie scientifique et pour enfant.
Ainsi, la scène de nourriture se transforme sur six pages en scène de pisciculture et d’agriculture.
Extrait de Vingt mille lieues sous les mers
Pendant ce temps, le steward – muet, sourd peut-être – avait disposé la table et placé
trois couverts.« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien. –
Bah ! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on mange ici ?
du foie de tortue, du filet de requin, du bifteck de chien de mer !– Nous verrons
bien ! » dit Conseil. Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent
symétriquement posés sur la nappe, et nous prîmes place à table. Décidément, nous
avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je
me serais cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi, à Liverpool, ou du GrandHôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement.
L’eau était fraîche et limpide, mais c’était de l’eau – ce qui ne fut pas du goût de Ned
Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons
délicatement apprêtés ; mais, sur certains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus me
prononcer, et je n’aurais même su dire à quel règne, végétal ou animal, leur contenu
appartenait. Quant au service de table, il était élégant et d’un goût parfait. Chaque
ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourée d’une
devise en exergue, et dont voici le fac-simile exact : Mobilis in mobiliN Mobile dans
l’élément mobile ! Cette devise s’appliquait justement à cet appareil sous-marin, à la
condition de traduire la préposition in par dans et non par sur. La lettre N formait
sans doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui commandait au fond
des mers !Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et je ne
tardai pas à les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassuré sur notre sort, et il me paraissait
évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourir d’inanition.
Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim de gens qui n’ont pas mangé
depuis quinze heures. Notre appétit satisfait, le besoin de sommeil se fit
impérieusement sentir. Réaction bien naturelle, après l’interminable nuit pendant
laquelle nous avions lutté contre la mort.
« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d’excellents
poissons à votre table ; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique
dans vos forêts sous-marines ; mais je ne comprends plus du tout qu’une parcelle de
viande, si petite qu’elle soit, figure dans votre menu.– Aussi, monsieur, me répondit
le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres.– Ceci,
cependant, repris-je, en désignant un plat où restaient encore quelques tranches de
filet.– Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n’est autre chose
que du filet de tortue de mer. Voici également quelques foies de dauphin que vous
prendriez pour un ragoût de porc. Mon cuisinier est un habile préparateur, qui
excelle à conserver ces produits variés de l’océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une
conserve d’holothuries qu’un Malais déclarerait sans rivale au monde, voilà une
crème dont le lait a été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre parles grands
fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures
d’anémones qui valent celles des fruits les plus savoureux. »
– Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Il s’est fait un monde à part
qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles !– Mais les poissons fit observer le
Canadien. Je ne vois pas de poissons !– Que vous importe, ami Ned, répondit
Conseil, puisque vous ne les connaissez pas.– Moi ! un pêcheur ! » s’écria Ned Land.
Et, sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis, car ils connaissaient les
poissons, mais chacun d’une façon très différente. Tout le monde sait que les
poissons forment la quatrième et dernière classe de l’embranchement des vertébrés.
On les a très justement définis : « des vertébrés à circulation double et à sang froid,
respirant par des branchies et destinés à vivre dans l’eau. » Ils composent deux séries
distinctes : la série des poissons osseux, c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est
faite de vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c’est-à-dire ceux dont
l’épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses. Le Canadien connaissait peutêtre cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et, maintenant, lié
d’amitié avec Ned, il ne pouvait admettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui
dit-il :« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pêcheur. Vous avez
pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gagerais que vous ne
savez pas comment on les classe.– Si, répondit sérieusement le harponneur. On les
classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas !– Voilà une
distinction de gourmand, répondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la
différence qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux ?– Peutêtre bien, Conseil.– Et la subdivision de ces deux grandes classes ?– Je ne m’en
doute pas, répondit le Canadien.– Eh bien ! ami Ned, écoutez et retenez ! Les
poissons osseux se subdivisent en six ordres : Primo, les acanthoptérygiens, dont la
mâchoire supérieure est complète, mobile, et dont les branchies affectent la forme
d’un peigne…
La nourriture est objet de savoir, comme la géographie, la minéralogie, l’astronomie… et donne
donc lieu à des présentations narrativisées.
20) Le produit rare : Dune
Le roman de Frank Herbert, à l’image des contes dont l’événement initial est une nourriture
magique, repose sur l’idée que le voyage spatial est possible à condition que les navigateurs
ingurgitent une substance rare, issue de la planète Dune. S’en suit dès lors des guerres totales pour
contrôler cette planète.
21) L’horreur de la science : Soleil Vert
Dans ce film de 1973, de Richard Fleischer, tiré du roman de Harry Harrison, la surpopulation a
rendu la nourriture rare. Un policier enquête sur un meurtre, mais profite de ses fonctions pour
trouver tantôt une tomate, une cuillère de confiture, une entrecôte… Les scènes de nourriture
montrent la déshumanisation du monde, reposant sur l’absorption de tablette de soleil, des
nutriments au plancton. Le soleil vert se révèle un peu différent des autres : il est fait des cadavres
des humains.
22) Elément déclenchant : Matrix
Nous terminerons sur un autre film, Matrix, de Andy et Larry Wachowski, sorti en 1999. Le
héros, par l’absorption d’une pilule, se réveille dans une cuve aquatique, dans laquelle il est
« cultivé » comme un animal ou une plante par des robots qui gèrent le monde humain. L’acte
alimentaire est l’élément initial du réveil, le début de la confrontation de l’homme et de la
machine. Laquelle machine se nourrit de la chaleur produite par l’humanité élevée en bocal.
Conclusion
Acte anthropologique, la dévoration, depuis Chronos dévorant ses enfants, jusqu’à la science-fiction
moderne, joue un rôle important dans la littérature.
Si le merveilleux diversifie les fonctions narratives de la nourriture, le fantastique en fait l’acte de prédation
du monstre. La science-fiction plus riche diversifie, à l’image du conte, les utilisations symboliques et
métaphoriques.