SICILE LA CULTURE SICILIENNE

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SICILE LA CULTURE SICILIENNE
SICILE
LA CULTURE
SICILIENNE
Les voyageurs européens des 18e et 19e s. (Alexandre Dumas, Guy de Maupassant,
Gœthe, etc) ont abondamment décrit ce qui les a frappé dans leur périple sicilien :
insécurité du pays, pauvreté culturelle de ses habitants, mauvaise hygiène et ruines à
l’abandon.
A l’heure actuelle, cela reste encore, chez la plupart des visiteurs, un cliché vivace
repris par la télévision, le cinéma, les médias en général. Nous ne voyons alors de la
Sicile que l’image d’un pays pauvre, arriéré, inculte dans tous les sens du terme, où la
Mafia et les orangers masquent à la fois le paysage et l’évolution de la société.
Essayons de porter un regard sans a priori sur certaines causes simples qui ont créé et
nourri cette imagerie.
QUE SAIT-ON DE LA SICILE ?
“Les atlas disent que la Sicile est une île et
ce doit être vrai, les atlas sont des livres
d’honneur. On aurait cependant envie d’en
douter lorsqu’on pense qu’à la notion d’île
correspond ordinairement un noyau compact de race et de coutumes, car ici tout est
mélangé, changeant, contradictoire comme
dans le plus cosmopolite des continents. Il
est vrai que les Siciliens sont multiples, je
n’en finirais pas de les compter… Pourquoi
tant de Siciles ? Parce que le destin de cette
terre a été de se trouver à la charnière des
siècles, entre la grande culture occidentale
et les tentations du désert et du soleil,
entre la raison et la magie, la tempérance
du sentiment et la canicule de la passion”.
Gesualdo Bufalino
L’insularité
La Sicile n’est pas une île ordinaire, elle ne se laisse pas approcher, analyser, décrire
facilement. Les Siciliens eux-mêmes nous parlent de sa complexité:
L’Afrique proche
Un autre facteur d’incompréhension pour les Européens que nous sommes (et les
Italiens en font partie), c’est cette proximité de l’Afrique : Palerme est plus près de
Tunis que de Reggio de Calabre.
Le climat, le scirocco ont modelé la végétation et les habitants. Le mode de vie tient
compte de ces données climatiques, géographiques mais aussi historiques : la domination arabe et ses prolongements de l’époque normande et souabe ont peu à peu
creusé des rides dans les habitudes de vie, la manière de penser, de parler et marquent profondément le visage tout à fait unique de la population.
Les difficultés économiques
La Sicile est, comme tout le sud de l’Italie (le Mezzogiorno), victime d’un sous-développement économique important. Plus que vivre au pays, il faut survivre et la com binazione peut y aider, mais c’est l’émigration qui souvent s’impose. On trouve du
travail dans le nord de l’Italie, dans le nord de l’Europe ou en Amérique. Et celui qui
s’expatrie va vivre là-bas une vie de privations qui permettra à toute la famille restée au pays de vivre décemment. Palerme, qui se trouve au 81ème rang des villes
italiennes pour le niveau de production, grimpe “mystérieusement” au 11ème pour
le niveau de consommation. Attribuer cette différence uniquement aux narco-dollars de la Mafia, c’est ne pas tenir compte de tout l’argent envoyé régulièrement par
les 500 à 600 000 Siciliens émigrés à leurs familles.
UNE CULTURE ORIGINALE
Depuis très longtemps partagée entre riches et pauvres, la société sicilienne a vu
s’épanouir deux courants culturels parallèles:
La culture de l’aristocratie
Vue axonométrique de la villa Palagonia,
l’une des plus célèbres résidences “de cam pagne” de l’aristocratie sicilienne.
La vie de l’aristocratie décrite par Giuseppe Tomasi di Lampedusa (Le Guépard) et
Folco di Verdura (Une enfance sicilienne) se déroulait entre les villégiatures dans les
grands domaines agricoles, sources de richesse, et les palais somptueux de Palerme.
C’est là que se cultivait le goût pour la musique et l’opéra, les grandes fêtes et l’attrait pour les capitales européennes qui donnaient le ton de la mode (Paris,
Londres).
v Cette œuvre écrite au 16e s. par
Andrea da Barberino ne comporte pas
moins de 340 épisodes de 2 heures
chacun !
Un spectacle de pupi
La culture populaire
Dans les classes populaires, la culture est essentiellement orale. Les conteurs de rue
(contastorie) étaient capables, comme le faisait encore en 1950 Roberto Genovese,
cuisinier de son état, de réciter sur les places publiques l’histoire des rois de France
v, qu’il tenait de son maître Salvatore Palermo, lui-même héritier d’une longue tradition. Un public chaleureux de marins, de pêcheurs et de paysans était assidu à ces
séances contant les faits d’armes et les joutes amoureuses des chevaliers de
Charlemagne.
Les mêmes histoires se retrouvaient peintes et sculptées de manière naïve sur les
charrettes siciliennes du début du siècle, ainsi que dans les spectacles de marionnettes.
Les pupi, marionnettes d’un mètre de haut, pesant 25kg, sont conçues de manière
très ingénieuse. Revêtues d’armure de métal décoré et de tissus richement brodés,
elles reprennent les personnages de l’histoire de Roland et de Charlemagne dans
leur lutte contre les Sarrasins, où alternent prouesses guerrières et épisodes sentimentaux. Un public fidèle et enthousiaste en suivait toutes les péripéties jusque
dans les années 1960.
Ces spectacles populaires, tout comme les fêtes grandioses de l’aristocratie, ont peu
à peu disparu. Seuls quelques acteurs pupari, comme la famille Cuticchio à Palerme,
tentent de faire revivre la tradition des pupi.
LA “SICILITUDE”
Le caractère sicilien
Ce terme, utilisé par Leonardo Sciascia, tente de définir la spécificité du caractère
sicilien. Ce serait l’aboutissement des siècles de domination, d’exploitation, qui
aurait forgé l’âme sicilienne, à la fois fataliste et fière, secrète et éprise de faste, et
qui ne réussit à être complètement elle-même que dans la solitude.
Romain et arabe à la fois
Les célèbres charrettes siciliennes sont
maintenant reléguées dans les musées
(détail de la décoration).
COMMENT PEUT-ON ÊTRE SICILIEN ?
"La décadence n'est pas chez nous une donnée
conjoncturelle, mais permanente. Elle a toujours existé. Tous ceux qui ont débarqué dans
l'île ont pillé ce qu"il y avait à piller… Pourquoi
? Parce qu'une île au cœur de la Méditerranée,
cette mer où s'est déroulée pendant des siècles
toute l'histoire du monde, ne peut être autre
chose qu'une terre de conquête et de dévastation. Mais, ironie du sort, cette île mille fois
envahie s'est tenue à l'écart de l'histoire qui
fait les grands peuples et les grandes civilisations : elle n'a pas connu le corset de fer des
armées napoléoniennes, non plus que la résistance au fascisme comme le reste du
Mezzogiorno et surtout comme le Nord de
l'Italie… Ces moments de transition et donc de
rupture nous manquent énormément encore
aujourd'hui, nous n'avons vécu que des expériences gélatineuses qui n'incitaient guère à la
révolte ou à la révolution"
Leonardo SCIASCIA
- La Sicile comme métaphore
Le Sicilien entretient sans cesse un dialogue entre l’âme romaine, raisonnable, réaliste et l’âme arabe, créative et fantaisiste. Il faut ajouter à cela le sentiment de vivre
dans un présent éternel, si fort que le dialecte ignore les verbes au futur “dumani,
vaju in campagna” : demain , je vais à la campagne. En Sicile, on ne parle de l’avenir
qu’au temps présent.
SICILIANISATION DE L’ITALIE
ou ITALIANISATION DE LA SICILE ?
Le phénomène joue dans les deux sens.
Leonardo Sciascia défend l’idée “d’une ligne du palmier” qui se déplace toujours un
peu plus vers le Nord et gagne aux mentalités du Sud des populations jusque là préservées.
Gesualdo Bufalino de son côté pense que l’Italie, donc l’Europe, influence de plus en
plus la Sicile et pénètre plus profondément chaque jour en son cœur. Contastorie et
pupi n’intéressent plus personne. Ruggero dell’Aquila Bianca ne fait plus vibrer les foules en délivrant bravement Aladina du Gigante. Qui peut dire “Dommage”? Il en est
ainsi.
La société change, les émotions s’uniformisent et les particularismes culturels sont
gommés. Comme partout, le mode de vie évolue : les télécommunications, les
moyens de transport rapides, le loto sportif (Totocalcio), la télévision, rapprochent
Palerme de Milan.
La culture du Nord envahit le Sud. La Sicile vit une domination de plus. Comme
pour les autres, en fera-t-elle quelque chose de sicilien ?
Texte, conception, réalisation : Magali & Claude CHARPENTIER, Michèle GOZARD - Edition 2003