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Le terrible Raminagrobis et les souris
(Épinal, Contes du Foyer)
En ce temps-là, l'île de Ratapolis était le Pays de Cocagne de la gent Trotte-Menu.
Mesdames les Souris, ainsi que Messieurs leurs époux, y trouvaient en abondance de la farine,
des noix, des rognures de fromage, des croûtes de pain et quantité de couennes de lard fumé.
Aussi la joie rayonnait-elle sur tous les visages, et le peuple souriquois était-il devenu boulot
comme cailles en automne.
D'après les lois de l'état, les grades et les hautes fonctions étaient conférées, non au plus
méritant, mais au plus corpulent ; il en résultait que chacun s'en donnait à bouche que veux-tu,
et que les ambitieux faisaient tous leurs efforts pour acquérir mentons à triple étage et ventres
de poussah.
Quand on tient le bonheur, il faut savoir le conserver ; c'est ce que ne sut pas faire ce peuple
fortuné, ainsi que vous l'allez voir par la suite.
A la cour de Ratapolis résidait le Marquis de Sapajou, ambassadeur de Sa Majesté le Sultan
Lion. Ce Marquis, singe de qualité, se faisait remarquer par ses manières élégantes et
l'agrément de son esprit ; mais il était d'une extrême susceptibilité et ne tolérait pas la moindre
atteinte à sa dignité.
Or il arriva que des polissons de pages s'amusèrent à grignoter les bottes de son Excellence,
les entamant jusqu'aux semelles.
Lorsque l'ambassadeur s'aperçut de cet attentat, il se coiffa de son chapeau de cérémonie et
s'en fut demander ses passeports en déclarant qu'insulté dans ses chaussures, il quittait la cour
pour n'y plus reparaître. Le roi de Ratapolis, qui comprenait la gravité du cas, eut beau supplier
le Marquis de revenir sur sa décision, celui n voulut rien entendre. Il rentra donc auprès de son
maître, le Sultan Lion, auquel il rendit compte de l'outrage fait à Sa Majesté dans la personne
des bottes de son ambassadeur. Le Sultan en conçut une grande colère et déclara que cette
insulte devait être considérée comme un crime de lèse-majesté et punie en conséquence.
Aussitôt il appela le Capitan Raminagrobis, le chef de ses gardes, et lui ordonna de se rendre à
Ratapolis pour y exterminer les coupables et leur famille jusqu'à la troisième génération.
Le Capitan ceignit son grand sabre de bataille et partit le jour même.
La consternation fut profonde dans l'île de Ratapolis lorsqu'on y vit arriver, sur une écorce
chêne remorquée par six canards de Barbarie, le Capitan aux grandes moustaches.
Le Roi et toute sa cour, en habits de deuil, se prosternèrent à sa rencontre, et, par les discours
les plus émouvants, essayèrent de fléchir sa rigueur.
Raminagrobis, en promenant ses regards sur l'assemblée, et en remarquant les bedaines
replètes de la cour et les joues rondelettes de tous ces personnages, ne put réprimer un
mouvement de satisfaction.
Frisant ses longues moustaches, et prenant l'attitude qui convient à un grand juge et
remarquant les bedaines replètes de la cour, il ordonna au roi de faire comparaître les
coupables.
Le roi lui présenta une douzaine de petites souris qui avaient encore leurs dents de lait.
Le Capitan, fronçant les sourcils, s'écria d'une vois farouche : « Que signifie cette plaisanterie ?
Ne voit-on pas que ces souriceaux sortent à peine de nourrice !
– C'est vrai, répondit le roi ; ce ne sont que des bébés et ils ont agi sans discernement.
– Les parents sont responsables des fautes de leurs enfants : qu'on les amène donc ainsi que
les grands-pères et les grands-mères ! » décréta l'impitoyable juge.
Alors on vit s'avancer quantité de souris des deux sexes. Presque toutes, appartenant à la plus
haute aristocratie, étaient grasses à l'extrême. Elles s'approchèrent d'un air fort contrit et vinrent
plier le genou devant le justicier.
Aussitôt Raminagrobis se précipita sur les infortunées et les étrangla en un instant.
A la nouvelle, aussitôt répandue, de cette exécution sommaire, le peuple souriquois tout entier
fut plongé dans la plus profonde consternation.
Toutefois, tout en gémissant que c'était faire payer bien cher une méchante paire de bottes, il
croyait, ce pauvre peuple, qu'après avoir exercé si cruellement la vengeance de son souverain,
le Capitan allait se rembarquer sur son esquif d'écorce et quitter l'île le jour même.
Peuple candide, qu'il connaissait mal le Capitan Raminagrobis ! En effet, aussitôt que celui-ci
eût étranglé ses dernières victimes, il se mit à les déchirer, puis lentement à les déguster
morceau à morceau, à la manière d'un gourmet qui s'entend à faire durer le plaisir. Puis enfin
quand il n'en resta plus miette, il s'étendit au soleil pour une sieste propice à une laborieuse
digestion, déclarant avant de clore la paupière, que, le lendemain, il continuerait à exercer sa
mission de justice en recherchant et punissant de même tous ceux et celles qui, de près ou de
loin, auraient trempé dans le complot.
Les gens du commun, l'oreille basse et la larme à l'œil, se retirèrent dans leurs trous, tandis que
les hauts dignitaires s'assemblaient au palais pour délibérer sur ce qui se pourrait tenter à l'effet
de conjurer le retour annoncé de semblable calamité.
Quand le Capitan se réveilla, l'appétit lui était revenu.
Il n'avait pas été longtemps à remarquer que, dans le royaume de Ratapolis, les plus illustres
seigneurs étaient aussi les plus gras. Comme tous les gourmands, le Sieur Raminagrobis avait
l'habitude de manger les meilleures choses en premier. Le Roi, ses ministres et les grands
dignitaires étant manifestement les morceaux les plus délicats, le Capitan décida qu'ils auraient
la préférence.
Sans plus de cérémonie, il se rendit au palais, et pénétrant dans la Chambre du conseil où il les
savait réunis :
« Misérables ! vociféra-t-il en dégainant son terrible glaive, Ah, ah, je vous y prends à conspirer
tous ici contre mes jours ! ».
A ces mots, Raminagrobis se jeta sur eux et les égorgea.
Grande fut la terreur du peuple souriquois lorsqu'il apprit la fin tragique du roi, de ses ministres
et de tout ce que la Cour comptait après eux de plus gras personnages.
Des rassemblements nombreux se formèrent sur les places publiques ; des orateurs, la plupart
appartenant à la classe des avocats et des journalistes, exhortèrent leurs concitoyens à prendre
les armes et à se ruer en masse sur l'ennemi commun.
Mais si exaltées que fussent les foules par l'effet de ces harangues enflammées, comme
ensuite il ne se trouva personne pour oser marcher en tête, les orateurs moins que les autres, il
en résulta qu'aucune détermination ne fut prise et qu'en définitive chacun s'en retourna chez soi
plus perplexe encore qu'il n'était venu.
Cependant, la reine, sage et prudente, sans perdre son temps à de vaines déclamations,
emmenait ses trois filles encore en bas âge, et ses deux fils déjà grandelets, dans une tour
isolée et s'y enfermait.
L'abri était assuré car on n'y pouvait plus, dès lors, pénétrer que par la plate-forme, au moyen
d'un panier qui, de là-haut, se descendait et remontait à l'aide d'une corde montée sur poulie.
Si la reine avait pris ce parti, c'est qu'elle avait jugé qu'un être assez criminel pour dévorer un
monarque et la fleur de la noblesse, devait avoir perdu tout sens moral et que, par conséquent,
il n'était rien à attendre de sa miséricorde.
En vain avait-elle offert à son médecin ordinaire, le savant Clytérius, de prendre refuge avec
elle dans la tour ; celui-ci, qui s'occupait d'astronomie et suivait justement un phénomène
intéressant, n'avait pas voulu quitter son observatoire, situé dans la tête bossuée d'un vieux
saule.
Pendant que la veuve pleurait son cher époux et que l'astronome observait le ciel, le sire
Raminagrobis poursuivait ses exécutions, et dévorait, par centaines, nobles, bourgeois et
vilains, sans avoir égard à l'âge ni au sexe des malheureux Ratapolisiens.
Lorsqu'enfin le Capitan eut fait passer tout le peuple souriquois de vie à trépas, sa position
devins embarrassée : il ne trouvait plus rien à manger et, nonobstant, ne pouvait quitter l'île, ses
canards navigateurs étant repartis.
Un jour qu'il errait parmi les rues désertes d'un faubourg de Ratapolis, il aperçut à une fenêtre
de la tour, de jeunes souricettes qui s'amusaient à souffler des bulles de savon.
A cette vue, le Capitan alléché, courut aussitôt à la porte de cette ; mais, massive et fortement
verrouillée, elle résista à tous ses efforts. D'autant plus exaspéré que, de leur fenêtre, ces
petites folles de souris se moquaient de lui sans vergogne, il jura comme un bédouin en les
menaçant du poing. Mais, comme elles riaient toujours plus fort, il sentit enfin le ridicule de ses
menaces vaines et quitta la place pour reprendre, autour de la ville déserte, ses promenades
désespérées.
Sur ces entrefaites, la reine tomba malade : « Mon enfant, dit-elle à son plus jeune fils, il me
faut mon médecin, On va te descendre : tu prendras, pour l'aller chercher à son observatoire, le
chemin couvert qui y mène presque tout droit ; et, comme tu es tout petit, tu as grandes
chances d'y passer inaperçu si tu ne t'amuses pas en route. Hâte-toi donc, et prends bien
garde, car notre ennemi veille. »
Une fois descendu, notre jeune souriceau s'en va d'abord trottant de son mieux sans autre idée
que d'arriver vite au but.
Mais, bientôt tout aise de se retrouver dans la campagne, il ne put résister à l'envie de se rouler
un peu dans l'herbe ; puis, après, oubliant la recommandation de sa maman, il se laissa aller à
folâtrer dans et de tant de côtés qu'il s'égara.
« Où vas-tu, mon petit ami ? » lui dit d'un ton mielleux le traître Raminagrobis qui le rencontra.
Dupe de cette apparente bienveillance, le souriceau qui, n'ayant encore jamais vu l'ennemi se
le figurait tout autre, répondit : « Bon monsieur, je vais chercher le médecin pour ma pauvre
maman qui est bien malade.
– Ah-bien, observa le Capitan toujours du même ton, tu ne pouvais mieux tomber, cher petit ; je
suis justement un grand médecin étranger récemment débarqué dans cette île, et je guéris tous
ceux que j'approche.
– Allez donc alors bien vite guérir ma maman, s'écria le souriceau ; elle demeure là-bas dans la
grande tour.
– J'y vole ! » dit Raminagrobis qui, laissant le marmot à ses jeux, prit aussitôt la direction
indiquée.
Le Sire, dès qu'il fut hors de vue, se hâta d'aller s'affubler, dans un logis où il l'avait remarqué,
de tout un attirail de médecin ; après quoi, il gagna le pied de la tour.
Les jeunes souricettes trompées par le costume, descendirent le panier au faux docteur et le
remontèrent.
Conduit près de la malade, alors qu'il tendait déjà la patte comme pour lui tâter le pouls, celle-ci
qui l'avait reconnu malgré son déguisement, dit à sa fille aînée : « Fillette, prépare une bonne
omelette au lard pour Mr le Docteur. En attendant, fais-lui offrir ce de lait délicieux que nous
procure la chauve-souris, notre parente.
– Prenons d'abord le lait, ensuite l'omelette, se dit le Sire en arrêtant son geste : nous
croquerons enfin la cuisinière et tout le reste ! »
Mais, pendant qu'il se détournait pour rajuster les lunettes mal faites à son nez, la reine jeta une
pincée de poudre de perlimpinpin dans le bol de lait qu'apportait alors une de ses filles.
Dès que le faux docteur sentit le parfum du lait, il s'empara du bol et le vida d'un seul trait.
Il avait à peine achevé qu'avec un miaulement effroyable il sauta jusqu'au plafond et tomba
raide mort.
« Nous sommes sauvés mes enfants ! s'écria la reine en se jetant au bas de son lit, soulagée
déjà par la joie. Le féroce Raminagrobis, l'assassin de votre père, l'exterminateur du peuple
souriquois, et, très probablement, le meurtrier de votre petit frère, car le malheureux enfant n'est
pas revenu, oui, ce féroce Raminagrobis a pour jamais cessé de nuire. »
En ce moment, une petite voix héla du pied de la tour.
« Le Ciel soit béni ! C'est votre frère avec ce bon Clytérius ! » s'écria la reine qui venait, à
l'appel, de jeter un coup d'œil par la fenêtre. Le panier fut bien vite descendu. On n'était pas
encore fait à l'idée que cette précaution devenait désormais inutile et que la porte pouvait être
grand ouverte sans aucun risque.
Quand bientôt après, descendant de la plate-forme où ils venait d'être hissés, le vrai médecin et
le tout petit souriceau entrèrent dans la pièce : « Les méchants tôt ou tard reçoivent leur
châtiment ! » prononça sentencieusement le Docteur, en apercevant le corps du Capitan étendu
sur les dalles. « Holà, jeunesse ! ajouta-t-il, qu'on me prête assistance pour que nos yeux
n'aient plus à contempler cette souillure ! »
Tout le monde s'y mettant, le lourd cadavre fut précipité par la fenêtre.
Le bonheur de retrouver sauf son dernier-né avait achevé se guérir la reine.
Pour fêter cette merveilleuse délivrance, on se mit à table et l'on mangea la fameuse omelette
qui avait tant alléché l'odieux Raminagrobis. Au dessert, le Docteur informa l'assemblée que Sa
Majesté le Sultan Lion ayant rendu ses bonnes grâces à l'île de Ratapolis, désormais on y en
pouvait vivre en toute tranquillité.
Des historiens prétendent que la reine, pour éviter les effets d'une loi qui excluait les femmes du
trône, donna le sceptre avec sa main au savant Docteur Clytérius, d'autre affirment que veuve
inconsolable, pour pleurer plus à son aise l'époux perdu, elle abdiqua en faveur de son fils aîné.
Mais aucun document sérieux n'a été découvert confirmant l'une ou l'autre de ces assertions.
Tout ce qu'on peut assurer, c'est que l'île de Ratapolis fut bientôt repeuplée par la vertu
prolifique de cette gent Trotte-Menu qui fait le désespoir des ménagères humaines, chacun sait
ça !
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