La naissance de la négociation - Reflexions

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La naissance de la négociation - Reflexions
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
La naissance de la négociation
07/01/09
Activité devenue ordinaire dans le paysage sociologique contemporain, la négociation a pourtant une origine.
Elle est le fruit des expériences et des réflexions de sociologues qui, par leurs méthodes, leurs synergies
intellectuelles ont permis l'émergence des premières formes de négociation.
Beaucoup pourraient penser que les théories de la
négociation émergent en France dans les années 60 - et particulièrement suite aux évènements de mai
1968. Olgierd Kuty montre dans son article (1) que les éléments fondateurs d'une théorie de la négociation
(synthétisée par Michel Crozier en 1963) sont le fruit de recherches de sociologues américains des années
30. C'est en effet à partir des recherches d'Elton Mayo et de Talcott Parsons qu'apparaît un début de théorie
de la négociation dans le monde du travail. Le krach de 1929 et le contexte du New Deal, le plan de relance
du président Roosevelt aux Etats - Unis ont été propices au développement de théories sur la négociation.
Cette conjoncture a favorisé une remise en question du modèle américain d'alors par l'anomie de son propre
système.
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Enfin, l'école française de Georges Friedmann - avec notamment Michel Crozier - très influencée par les
« précurseurs » américains apportera de nouveaux outils à la sociologie du travail dès les années 50 avec
la systématisation de la récolte de données, d'interviews permettant une analyse scientifique des relations
au travail.
Le monde du travail acquiert ainsi un baromètre désormais indispensable dans la voie de la démocratisation
d'une société jusqu'alors autoritaire et dans l'autonomie progressive du travailleur.
Olgierd Kuty livre dans cet article une analyse sur les origines de la négociation. Il donne à revoir le panorama
historique et sociologique des relations entre les travailleurs et les patrons devenus aujourd'hui des managers.
En quelque 40 pages et une bibliographie très complète, il resitue le cadre et la naissance des théories de la
négociation qui demeure un des grands acquis de la fin des années 1950. Il nous permet aussi de recréer la
généalogie de ces sociologues qui ont analysé le dernier siècle avec courage, lucidité et détermination.
(1) La naissance de la négociation (1933-1962) Mayo, Friedmann, Crozier et Reynaud, par Olgierd Kuty in SociologieS. Lire l'article
Olgierd Kuty pose 2 jalons historiques :
- le modèle américain de l'entente (1933-1951)
- le modèle de la « maison Friedman » (1945-1962)
A l'aide de ces deux jalons, il donne à voir les synergies entre les chercheurs américains et français à des
époques différentes et dans des contextes particuliers.
Le modèle américain de l'entente (1933-1951)
La profonde crise de la société américaine dans les années trente permettra de repenser le rapport de l'homme
au travail, principalement à l'aide de l'analyse de Durkheim et de sa théorie de l'anomie.
La bureaucratisation intensive de la vie sociale aux Etats-Unis créera les conditions favorables à une
régulation de la négociation. Ces conditions sont liées à deux facteurs : la diminution et l'abandon du rôle de
«contremaître» dans les systèmes productifs remplacé par l'apparition d'une nouvelle classe moyenne (un
monde de cols blancs), et l'obtention d'un statut juridique octroyé aux associations syndicales (Warner Act
de Roosevelt en 1935). Cette réponse étatique à une crise grave démontre la volonté de créer de nouvelles
normes dans le monde du travail, surtout face à la théorie dominante de l'époque : le déterminisme darwinien.
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Les sociologues américains vont ainsi démontrer la
nécessité pour le monde du travail de faire appel à une nouvelle élite parétienne. Elton Mayo et Talcott
Parsons se livrent à une critique du système à l'aide de l'analyse de Durkheim : la désorganisation sociale
amène une crise de la solidarité qui diminue les capacités d'une coopération disciplinée. Le système peut
échapper à sa profonde anomie par l'apparition d'une élite de managers et de syndicalistes susceptibles
de recréer de la «solidarité». Les deux sociologues sont plutôt partisans des réformes de Roosevelt contre
l'Amérique des trusts et le darwinisme social.
La réponse du New Deal aux Etats-Unis permettra d'échapper à l'anomie de la société d'une part et à une
société intégrée prônée par les systèmes autoritaires (le nazisme et le fascisme) d'autre part. Cette réponse
américaine appellera une meilleure coopération du monde des affaires, du gouvernement et des syndicats et
donc une plus grande participation des acteurs. Enfin, il s'agissait de combattre les théories du darwinisme
social puisque dans ce système, les exécutants n'ont d'autre motivation que celle de lutter pour leur existence
(struggle for life) et les moins adaptés (unfits) ne peuvent qu'obéir et se soumettre.
C'est précisément dans cette faille que s'engouffreront les sociologues : pour restaurer la confiance, il faut
établir d'autres rapports et reconnaître chez les exécutants une source propre de motivation : dans le système
de Taylor, la motivation financière n'est plus suffisante, il faut renouer les intérêts et les sentiments, donc faire
exister l'exécutant en tant qu'acteur. Mayo casse le modèle de Taylor et démontre l'importance des variations
des buts et des fins des acteurs : les règles alors ressemblent plus à des orientations qu'à des lois figées.
Une évolution est possible.
La production de règles nouvelles, le système d'échange d'influences réciproques et la découverte de la
structure informelle des sentiments seront les leviers de l'autonomie accrue des exécutants. Les acteurs
ont une possibilité de choix : c'est l'entente normative par l'encadrement des sentiments par les managers.
Pour que l'idée d'une négociation soit possible, il fallait donner à l'exécutant une place, une existence, une
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motivation. Ces découvertes sociologiques essentielles permettront à l'école française de poursuivre le travail
et d'établir les théories de la négociation.
Le modèle de la « maison Friedmann » (1945-1962)
Le rôle moteur de Georges Friedmann en France dans les années 1950 permettra de poursuivre les
recherches en matière de négociation dans le monde du travail. L'apparition d'une sociologie empirique sera
l'arène où s'inventera un nouveau modèle culturel à la recherche de la rationalité immanente des acteurs.
Lorsque Friedmann devient directeur du Centre d'études sociologiques en 1949, il pourra, avec ses élèves
Crozier, Reynaud, Touraine, Mendras et Tréanton former une nouvelle communauté intellectuelle qui aboutira
aux théories de la négociation : la rationalité propre de l'acteur et les nouvelles méthodes de travail.
1954 marque un tournant décisif : le traitement de la documentation par les statistiques, le
soutien de l'Etat dans ce type de recherches et le choix anthropologique d'une nouvelle société. L'école
Friedman soutiendra l'importance du terrain dans les recherches, qui, seul, permet les découvertes. Le
terrain est pour les friedmaniens bien plus fécond que les hypothèses philosophiques ou académiques. Cette
méthode heuristique est d'autant plus pertinente et novatrice que la France d'alors est en proie aux polémiques
liées à un monde bipolaire, à deux systèmes.
Les sociologues rejettent l'idée d'une régulation autoritaire de la société prônée par le Parti Communiste
Français dont l'influence sur les idées est prédominante. Comme les sociologues américains des années 30,
ils cherchent une autre voie, une autre solution. Ils chercheront les réponses sur le terrain. C'est précisément
sur le terrain que les sociologues découvrent que l'interview est gratifiante pour le travailleur, qu'elle permet
au travailleur d'exister. C'est le «choc du terrain» et «l'illumination de la dette» : il faut rendre quelque chose
aux interviewés.
Le concept de classe n'est plus un cadre universellement valable pour l'analyse des attitudes et des
comportements des travailleurs salariés de l'industrie. En France, à l'instar des Etats-Unis, mais plus tard, la
montée du tertiaire permet l'émergence d'une nouvelle classe, celle des petits fonctionnaires et des employés.
Olgierd Kuty démontre que si l'idée d'une négociation pleine et entière n'est pas encore introduite dans notre
société, l'apport des sociologues depuis Mayo jusqu'à Crozier est l'abandon de la subordination absolue des
exécutants. L'émergence du phénomène de bureaucratisation pousse les dirigeants à se préoccuper des
attitudes des exécutants. «La négociation, conclut Olgierd Kuty, est un enjeu fondamental. Une nouvelle
régulation se met en place à partir des années 30 aux USA et des années 50 en France et en Belgique. Il
s'agit de la "régulation négociatrice". Elle fait suite à la régulation autoritaire antérieure.La négociation introduit
le thème fondamental de la pluri-rationalité. Négocier, cela signifie que l'on abandonne l'idée d'une Raison,
unique, supérieure : la déesse Raison du temps des Lumières, la one best way des gestionnaires américains.
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S'il n'y a plus une seule Raison, d'autres points de vue peuvent être aussi légitimes. L'idée de négociation,
c'est bien la reconnaissance fondamentale et essentielle d'une pluralité de rationalités.»
Et dans l'avenir ?
Pour Olgierd Kuty, après la pré-négociation silencieuse et encadrée des années 30, après la négociation
d'arrangements clandestins des années 60, arrivent maintenant les années 1980-2008 avec la négociation
des valeurs. Comment se présentent les choses ? Partons du vécu du travail. Le message est clair : "Soyez
motivé. Prenez des initiatives. Soyez actif et proactif dans votre rôle professionnel". Sociologiquement, le
message adressé est le suivant : "Travailleurs, professionnels, impliquez-vous. Ne soyez plus des exécutants
qui se contentent d'appliquer des consignes, mais participez à la conception des choses. Soyez motivé".
Est-ce le signe d'un triomphe de la négociation ? Pour certains, oui. Ces nouvelles situations de travail sont
en phase avec leur niveau de formation élevé et avec leurs attentes de créativité. Mais d'autres soulignent le
surgissement de nouveaux thèmes comme la souffrance au travail ou le harcèlement moral.
Retournons sur le terrain et allons voir comment les choses se passent dans la quotidienneté des bureaux
et des ateliers. Les observations sociologiques montrent que les acteurs discutent simultanément du bienfondé des règles qu'ils mettent en œuvre, qu'ils débattent des arguments qui les fondent. C'est une nouvelle
négociation, plus étendue : elle porte maintenant sur des valeurs. «Mais, précise immédiatement le professeur
Kuty, la définition des valeurs a aussi changé. Hier on ne connaissait que les grandes valeurs sociétales
transcendantes : pour les chrétiens, la Révélation; pour les laïques, la Raison. Mais maintenant la pratique
sociale fait apparaître de nouvelles micro-valeurs locales et concrètes produites par tous dans leur vie
quotidienne.»
Cet accent mis sur ces micro-valeurs locales exige un nouveau concept : celui de procéduralisation. Les
valeurs locales ne sont pas données comme les anciennes dans une consistance substantielle. Elles sont
définies dans le débat, dans la confrontation des principes. L'accent s'est déplacé sur les règles de délibération.
Du coup, on peut revenir à l'exigence d'implication que l'on comprend mieux. D'un côté, il y a ceux qui se
réjouissent, dans ce débat procédural permanent, de pouvoir développer leur personnalité, de se découvrir
créateurs. C'est la vision enthousiaste, excitante. Mais de l'autre, il peut y avoir aussi une réalité dangereuse,
pleine de risques. Et Olgierd Kuty de citer l'exemple des groupes de projet, ou les cercles de qualité.
Les acteurs mobilisent les ressources profondes de leur moi, leurs expériences fortes, toutes les sources
essentielles de leur(s) identité(s), qui restaient jusqu'alors secrètes, privées, hors travail. Si le projet échoue,
si le licenciement intervient, la désillusion est d'autant plus douloureuse, le sentiment de trahison est intense !
«En outre, rappelle le professeur Kuty, avec cette nouvelle gestion des ressources humaines, on a assisté à
un affaiblissement de l'acteur syndical,. Cet affaiblissement a déforcé à son tour les conditions de négociation
des acteurs, surtout des plus faibles. C'est notre devoir de sociologue de le dire et de le rappeler.»
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