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Michel Bulteau
New York est une fête
Minos
La Différence
27/07/2015 18:02
AVANT-PROPOS
« Sur des sujets nouveaux faisons des vers antiques »
a écrit André Chénier, avant de passer à la guillotine.
Cette idée m’a singulièrement préoccupé dans ma jeunesse. À part que j’ai tout de suite modifié la seconde
partie de la phrase : « Sur des sujets nouveaux faisons
des vers nouveaux. » Il faut dire que nous n’étions pas
nombreux à vouloir d’une littérature nouvelle !
Dans les années soixante-dix, la France vivait les
derniers encombrements des fausses avant-gardes. Bref,
j’étouffais. Je décidai de partir pour New York, avec ma
valise, et l’idée de ne plus revenir. J’espérais trouver làbas plus de fantaisie, moi qui avais poétiquement désorganisé ma vie.
J’étais trop persuadé de mon génie pour ne pas avoir
de talent. Jamais je n’ai redouté de me mesurer à la
puissance énergétique de New York. Il me fallut plusieurs
mois pour l’apprivoiser.
Je mettais en pratique ce qui me hantait lors de
mon voyage à Londres en 1972, en quête de Syd Barrett
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et de Marc Bolan : le mariage, mystique ou non, de la
poésie et du rock’n’roll.
Je crois bien être le premier à New York à avoir
répandu cette idée. Les futures rock stars me remettaient
à ma place : « Pourquoi vouloir faire de la musique,
tu es un poète ! » Dans les yeux enfiévrés du seul Lou
Reed, j’ai cru discerner une lueur d’étonnement. Andy
Warhol, poète sans mot entouré d’images, était, lui,
une rock star.
J’espérais que je deviendrais quelqu’un d’autre.
Mais j’y ai renoncé. Je n’ai jamais pu devenir quelqu’un
d’autre. « J’ai toujours pensé que la musique et la poésie se nuisaient en s’associant. » Lamartine aurait-il
raison ?
C’est à un rêve digne de celui d’Ulysse descendant
aux enfers, auquel je vous invite, cher lecteur qui lisez
les préfaces. À un rêve rare et entêtant : celui de l’Histoire en train de se faire ou de se refaire. Je l’ai retranscrit en trois tomes, ce rêve, quand il fut suffisamment
carbonisé : Flowers (1989), À New York au milieu des
spectres (2000) et La Reine du Pop (2001).
Quel est-il donc ? Celui d’une génération en train
de changer le monde et qui ne s’en relèverait pas. Une
génération de jeunes gens (même Andy Warhol était un
jeune homme qu’on avait tenté de dégommer !) portant
la beauté et la mort à la boutonnière. Bref, je m’imaginais faire partie de « la bonne compagnie », chère à
Barbey d’Aurevilly, ou, si vous préférez, au « Bel Esprit », cher à Ezra Pound et à Nathalie Barney !
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Les choses étaient embrouillées. Nous piétinions les
cendres encore chaudes du pop art. Mais nous ne
croyions qu’à New York et à rien d’autre. C’était la ville
qui permettait aux papillons avec des dessins poudrés
sur les ailes de voler sans effort. Nous étions ces papillons. Nos ailes n’étaient pas encore endommagées.
Nous n’avions pas appris à réfléchir. Nous étions persuadés que jamais nous ne perdrions le goût du vol.
Il n’y a peut-être pas de fin à New York et elle diffuse toujours une multitude de souvenirs. Je ne suis pas
si sûr qu’elle soit encore si généreuse en rêves. Car, au
bout de la fête, il y a l’épuisement. Ces pages sont pour
ceux qui croient que New York en valait la peine quand
elle était une fête.
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FLOWERS
D’après Warhol
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Et toi nuit de l’anéantissement
descends en brouillard !
Pour moi, c’est à cette heure
l’étoile de Siegfried qui rayonne ;
pour toujours,
éternellement à moi,
mon héritage et mon bien,
tout et tous en un seul :
éclatant Amour,
riante mort !
Richard Wagner, Siegfried.
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1964 – Pour peindre Flowers, Andy Warhol s’est-il
souvenu des somptueux bouquets qui ornaient la maison d’Ethel et de Bob Scull à Long Island ou a-t-il tout
simplement feuilleté un livre de botanique ?
1943 – Tamara de Lempicka s’installe à New York
dans un appartement exposé au nord, au 322 de la 57e rue
Est. Elle y reste jusqu’en 1962. Elle ne put donc pas
voir les fleurs d’Andy exposées chez Leo Castelli.
Tamara avait peint depuis longtemps les lys dont les
tiges trempent dans des vases transparents.
« Le degré d’inclinaison de toute la haute tige des
lys est si miraculeux : quelque analogie avec le salut de
l’ange de l’Annonciation. Les petites feuilles, comme
frissonnantes et aquatiques, qui montent presque jusqu’à
la fleur : une divinité dont la base plonge encore dans
l’eau » (Charles Du Bos, La Celle Saint-Cloud, mardi
matin, 30 juin 1914).
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Je revois encore la salle de classe, au lycée Henri IV,
où je lisais, pendant je ne sais plus quel cours, la traduction de Kaddish d’Allen Ginsberg. Le livre venait de
paraître. C’était en 1967.
J’étais séduit par les poèmes écrits à Paris à la fin
des années cinquante : les ombres d’Apollinaire, de Vaché, de Rigaut, de Van Gogh, d’Artaud... J’entendais les
croassements des corbeaux de Long Island.
Le Manifeste électrique, publié quatre ans plus tard,
portait les stigmates de mon admiration (de notre admiration) pour les poètes beat américains. On y voyait aussi
passer les silhouettes du Velvet Underground (éclairage :
Andy Warhol) et d’Alexander Trocchi, l’auteur du Livre de Caïn, avec qui j’allais vendre des soldats de plomb
à Portobello. Il était édenté, avait les traits tirés et les
paupières tombantes.
C’est au printemps 1976, à Paris, que je rencontrais
Allen Ginsberg et Gregory Corso. Henri Michaux avait
organisé l’entrevue. Pureté de ces instants immaculés.
Je me souviens d’une promenade en taxi pendant laquelle
Allen joua de l’harmonium et psalmodia des mantras.
« Ginsberg est parfois tellement insupportable, mais,
rappelez-vous, dans ce taxi, c’était merveilleux, on se
serait vraiment cru en Inde », m’avait dit plus tard Michaux. J’entends encore sa voix fragile comme du verre
filé.
Un autre soir, nous chantâmes encore et encore. Entre deux mantras, je glissai à l’oreille d’Allen que le
bouddhisme était une forme d’athéisme. Michaux nous
regardait nous agiter, d’un air moqueur. Ginsberg en-
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fonçait les touches de l’harmonium. Il ne lui manquait
qu’un collier de fleurs. Gregory Corso était étonné que je
connaisse tant de mantras. « Tu sais, depuis quelque temps,
je m’intéresse beaucoup à la philosophie orientale. »
Avec Gregory, nous nous retrouvions dans un appartement proche de la place de l’Étoile. Son fils venait
de naître. C’était impressionnant de voir ce poète fou
brandir le bébé et lui réciter du Blake.
« Quels sont tes poètes préférés ? me demandait-il.
– James Dean, Ricky Nelson. » Gregory hochait la tête.
Il me reposait la question. « James Dean, Monty Clift.
– Tu veux dire que la poésie doit être un art de vivre et
que les poètes doivent être beaux. Regarde Michel... »
et Gregory le héraut se promenait autour de la pièce en
plastronnant : « Je suis beau. – Raphael Urso, parle-moi
de Kerouac. – Ah, je l’ai rencontré en 1951. Il me faisait
sentir que j’étais un jeune écrivain. Il me donnait des
conseils : écrire, écrire, pas d’héroïne... et cette bagarre,
à Greenwich Village, nous fûmes attaqués Jack et moi,
il avait le visage en sang... Tu as lu Les Souterrains, tu
connais l’histoire de Mardou. »
En avril de la même année, une galerie de la rue de
la Pompe présenta deux de mes courts métrages. Tout
l’underground parisien était là. Ainsi que Gregory et
Brion Gysin. C’était, pour moi, un adieu à Paris…
Allen Ginsberg, je le retrouvai à New York dans son
repaire du Lower East Side. C’est lui qui est à l’origine
de mon amitié avec Jack Smith, le réalisateur de
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Flaming Creatures (« Tu verras, c’est un des personnages les plus cinglés de New York, il n’a même pas
l’électricité ! ») et avec Elliott Murphy.
Allongés sur la moquette, Adeline, Elliott et moi écoutions le premier album enfin paru des Modern Lovers.
Roadrunner, roadrunner, radio allumée dans une nuit
sans lune, et l’amie new-yorkaise qui ne peut pas comprendre que le vieux monde fasse encore des appels du
pied, les fifties ronronnent sous le soleil de l’an 2000, ce
qui, sur l’autre face, ne l’empêchera pas de devenir folle,
rien à voir avec la fille magique encore à l’hôpital, I’m
in love with your eyes. Jonathan Richman sous l’égide
de Lou Reed et d’Iggy Pop.
Je me demandais qui était cette Geraldine qu’Elliott
avait aidée à s’enfuir d’une école privée suisse (un établissement où il y avait, paraît-il, beaucoup de filles de
dictateurs sud-américains) pour ensuite traverser le Léman en barque avec elle...
Elliott tendit un exemplaire de Night Lights à Adeline
(« Pour quand vous ne serez plus ensemble »). À la fin de
la phrase, une porte s’ouvrit et une jeune femme blonde
entra en souriant. Elliott, avec ces paroles fatales, avait
déclenché un mécanisme magique. En effet, Adeline me
quitterait et Geraldine l’abandonnerait.
– Zelda habillée en clown, she’s so nice disait
Geraldine à Adeline. She also likes chocolate cream !
et cette carte :
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ZELDA SAYRE
« Why should all life be work, when we all can
borrow,
Let’s only think of today, and not worry about
tomorrow. »
Debating Club.
Dramatic Club.
– Scott, les mains dans les poches, a un air tragique devant la maison de sa Southern Belle.
Nous tournions les pages de The Romantic Egoists,
le scrapbook des Fitzgerald.
– Et ces flappers ?
– J’adore Clara Bow.
– Et Scott qu’elle a dessiné avec des ailes d’ange
et des chaussettes vertes.
– Cette photo prise à l’entrée du théâtre de Baltimore est terrible. La tenue de soirée ne cache pas la
fêlure.
– J’adore les illustrations d’Edward Shenton pour
Tendre est la nuit.
– Scott, de profil, est magnifique. Tiens, il ne porte
pas de cravate tricotée.
– La fin est trop triste, dit Elliott.
– Elliott, tu crois toujours que la mort c’est de dormir sans électricité ?
Il a grandi à Long Island (où Gatsby donnait ses
fêtes) dans une grande maison. Très vite, Elliott Murphy
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est persuadé que seul le rock’n’roll ne ment pas. « Il
ne promet jamais une fin heureuse », écrit-il dans les
notes du double 1969 Velvet Underground.
1973 – Aquashow. Elliott rejoint Dylan dans la
brume pourpre de Jimi Hendrix. Derrière la vitre, il
regarde Brian Jones, un pardessus posé sur les épaules, à côté d’Andy Warhol, en chemise noire, à Paraphernalia. Qui donc sera la dernière des rock stars ?
1975 – Lost Generation. Les miroirs ne répondent
plus. Les rebelles ont retrouvé des causes. Il est temps
de voir ailleurs. Murphy avait la tête pleine de ces
« rêves roses » dont parle Roger Gilbert-Lecomte et
« qui s’ébattent au marais implacable du sang et de
l’eau ». Fantômes pour fantômes, alors que personne
ne regarde ni n’écoute, Eva Braun prend un bain de
minuit. Sûr que Ron Asheton et Siouxie la détaillent à
la jumelle !
1976 – Night Lights. Piano dont les notes s’égrènent dans la nuit. Qui accompagne Elliott de la banquette arrière de la Cadillac à la discothèque mystique
(Deco Dance) ? Peut-être Anatole France, tatoué d’un
lys rouge : I can tell you baby that the past is the only
thing that lasts. Petites touches de guitare acoustique,
orgue, nonne de chœur de Doug Youle : You never know
what you’re in for. Après ça, allez trouver des héros !
Si ! En feuilletant de vieux billboards (la nuit n’est pas
finie) somewhere in rock’n’roll.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Masques et modèles, poèmes, 1989.
Minuties, proses, 1989.
Poèmes 1966-1974, 1993.
La Vie des autres, instantanés, 1995.
Un héros de New York, roman, 2003.
Précis de dynamitage – anthologie électrique 1966-2000, collectif, 2005.
Allen Ginsberg, le chant de l’Amérique, essai, 2006.
Hoola Hoops, poèmes 1996-2004, 2006.
Les Hypnotiseurs, essai, 2008.
Cet ouvrage reprend Flowers, À New York au milieu des spectres et
La Reine du Pop qui ont paru à La Différence en 1989, 2000 et 2001.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008.
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