CAMILLE Malgré les incidences particulières de la tragédie d

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CAMILLE Malgré les incidences particulières de la tragédie d
CAMILLE
Malgré les incidences particulières de la tragédie d’Horace, le conflit sentimental de
Chimène se retrouve chez Sabine et Camille. La femme du jeune Horace, après la mort de ses
frères et la victoire de Rome sur Albe, est partagée entre des sentiments contraires et
également tyranniques ; elle ne peut les concilier. Albaine de naissance, mais Romaine par
son mariage, elle devait prendre le parti des Romains, haïr les ennemis de Rome ; c’est ce
qu’elle ne peut. De même l’amour qu’elle garde pour sa Patrie et ses frères est combattu par
l’intérêt qu’elle porte à Rome et à son mari ; elle en fait l’aveu :
J’ai pleuré quand la gloire entroit dans leur maison.
Encore Sabine reste-t-elle fidèle à l’idéal civique et patriotique ; là-dessus elle n’est
point indécise. Mais les conditions de l’existence ne lui permettent pas d’accorder cet idéal
avec lui-même, ni l’amour fraternel avec l’amour conjugal. Elle est à la fois femme d’Horace
et sœur des Curiaces ; son amour pour Horace voudrait s’exercer dans le sens de l’idéal
romain, les tendresses du sang dans celui de l’idéal albain. Les idéaux sont identiques dans
leur principe, mais opposés dans leurs effets. Ses frères morts, Sabine se retrouve devant le
vainqueur romain dans une situation semblable à celle de Chimène après la mort de son père.
Elle découvre en Horace le héros et le mari dont elle ne peut qu’admirer la conduite, mais en
même temps celui qui vient de tuer ses frères et asservir Albe :
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée
De toute ma famille a la trame coupée !
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’Etat et vous.
C’est l’existence qui fait ici l’absurdité ou le tragique de la situation. Une double
fatalité, d’ordre sentimental et d’ordre social, impose à Sabine des mouvements
irréconciliables. Il est difficile de rencontrer un panorama pathétique plus vaste. Sabine ne
peut résoudre de telles contradictions. Le vieil Horace lui conseille d’en trancher le nœud.
C’est la solution héroïque. Mais la sœur de Curiace ne peut prendre ce parti. Elle reste
passive : semblable en cela aux héros de la tragédie de la Renaissance, images de la
déploration et des grandes catastrophes.
A côté d’elle, Camille paraît ingénue. En regard d’une situation unique, c’est la
réponse de chaque personnage qui, dans Horace, est singulière. Le conflit de Camille enferme
les mêmes données que celui de Sabine ; il suffit d’y remplacer l’amour d’une femme pour
son mari par celui d’une jeune fille pour son fiancé. L’opposition du devoir patriotique, de
l’amour fraternel et de l’amour, demeure. Chez Camille, l’exigence amoureuse l’emporte sur
le civisme. Ne pouvant concilier sa passion pour Curiace et son attachement à la Patrie,
l’héroïne se révolte contre la morale de sa caste. Mais ce serait une erreur de la croire, dès le
début de la pièce, coupée de la famille et de la société qui l’entourent, étrangère aux coutumes
et à l’idéal des siens. Tient-elle un langage si différent de celui de Sabine :
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien,
Et cet objet d’amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine.
Hélas !
Elle a, semble-t-il, de l’honneur, de l’amour de la patrie et de la liberté, le même
sentiment grave et exclusif qui marque ses parents et la gens romaine ; du moins ses paroles
nous en assurent :
Soit que Rome y succombe ou qu’Albe ait le dessous,
Cher amant, n’attends plus d’être un jour mon époux ;
Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme
Qui soit ou le vainqueur, ou l’esclave de Rome.
Les liens qui la retiennent à la communauté familiale et sociale sont donc solides ;
Camille est la jeune fille d’un sang, d’un milieu, d’un culte particuliers. Elle prend part aux
dangers, aux espérances de ses frères et de la cité. Elle est des Horaces, et elle est de Rome.
Ni déracinée, ni dégénérée. Mais toute prise au contraire dans les habitudes, les préjugés et les
superstitions de sa caste. Pourrait-on autrement l’imaginer par les rues de Rome, au pied de
l’Aventin, allant trouver son devin grec ? ou encore encourageant son frère au combat, faisant
des vœux pour qu’il triomphe d’Albe et le couronnant de lauriers ?
Toutefois, si assuré qu’on soit sur ce profond instinct de famille et sur ce civisme, on
est vite alerté par quelques traits inquiétants du caractère de Camille ; ils annoncent l’orage
passionnel qui rompra l’équilibre entre les attachements de la Patrie et ceux de l’amour. Ces
traits ne sont point cachés : c’est d’abord Camille qui raconte la journée où, la guerre ayant
éclaté entre Albe et Rome, elle quitta Curiace. Après deux longues années de séparation, la
jeune fille garde le souvenir de leurs adieux lamentables :
Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes !
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !
Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux.
Peut-on, de façon plus discrète, préciser le caractère violent et sauvage de cet amour,
et déjà aussi la révolte contre le destin, le sentiment douloureux d’une injustice commise
envers l’amour ? L’adieu des amants se résume à la nudité de cris et de larmes. Camille
définit ailleurs la dictature de cet amour :
Il entre avec douceur, mais il règne par force ;
Et quand l’âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut :
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.
C’est cette passion qui recouvrira bientôt chez Camille les mouvements de l’amour
patriotique et ceux de l’amour fraternel et filial ; déjà, à deux reprises, elle s’est faite
l’ennemie de l’honneur. La première fois, une méprise de Camille sur la venue à Rome de son
fiancé nous fait connaître le fond de son cœur : il n’y a place que pour l’amour. La jeune fille
a le courage d’aimer Curiace qu’elle croit déserteur. Elle le lui dit. Les choses du cœur ne
dépendent plus pour elle de la renommée ou de l’estime. Tout ce qui prouve l’amour – au prix
même de l’honneur – lui fait un devoir d’aimer davantage. Curieux renversement de
l’orthodoxie amoureuse cornélienne ! Moins subtile, plus instinctive, Camille ferait pressentir
quelque héroïne racinienne. Mais elle est trop le contraire des héroïnes cornéliennes pour
cesser de leur ressembler. Ainsi dans son plus vif ressentiment, essayant de justifier son
attitude, elle en appelle toujours à l’éthique de la Gloire et la retourne contre son père et le
« cruel vainqueur ». C’est la gloire qui lui commande de « dégénérer », d’être « indigne
sœur ». Camille nourrit de raisons et de justifications son ressentiment ; ses imprécations,
beaucoup moins instinctives que composées, n’ont ni la sinuosité, ni l’incohérence, ni le
naturel du sentiment. Cette jeune fille en colère ne perd jamais la tête. L’instinct social,
retourné une fois de plus contre soi, exerce toute cette froide violence. Camille affirme de
nouveau les droits absolus de l’amour dans sa dernière entrevue avec Curiace ; elle n’hésite
pas à lui conseiller de déserter. L’instinct du bonheur découvre encore ici son antagoniste, le
« funeste honneur » ; il entreprend contre lui de lutter. Mais il faudra la mort du fiancé, les
maladresses du vieil Horace et la victoire définitive de l’idéal patriotique, étalée dans toute sa
pompe lors du retour du Romain couronné, pour faire surgir une Camille fulgurante et
forcenée.
La voici désespérée mais lucide, mûrissant sa colère contre son père, son frère, et, par
delà les siens, contre Rome, le grief essentiel. Certes, un ressentiment patiemment prémédité,
une furie d’éloquence tournant à la criaillerie, risquent de couvrir une énorme et juste
doléance : la malédiction de la femme contre l’Histoire. Mais on ne peut pas ne pas
l’entendre, malgré tout. Camille consomme enfin le divorce, que nous sentions couver depuis
le début de la pièce, entre les exigences de la gloire et celles de l’amour. Elle est cette voix qui
s’élève contre les desseins de conquête que l’histoire impose à certains peuples privilégiés. Le
moment venu d’un grand destin, il ne peut plus être question de bonheur. Avec l’épopée du
guerrier commence celle de Rome. A l’aube de ce jour glorieux, Camille prophétise les
sacrifices, les revers, l’écroulement de la nation élue ; elle dénonce les illusions, la vanité, la
rançon de la gloire ; ce qu’il faut de douleur, de barbarie pour l’atteindre. Au courage du
guerrier, aux droits de Rome, Camille oppose le courage et les droits d’un amour qui « brave
la main des Parques ». Son cri farouche semble sortir de ce sommeil immémorial où l’amour
de la femme rejoint celui de la mère : « – Rends-moi mon Curiace ! » Il n’est pas surprenant
qu’il soit proféré dans une pièce qui illustre de manière si implacable les droits de l’Etat.
L’égoïsme amoureux, refermé sur son bien comme sur une proie, refuse de reconnaître les
nécessités de l’Histoire. Il se croit, il se veut inaliénable. Il ose en appeler devant elle. Son
appel ne pouvait par elle être entendu. Vienne un amour plus entier, exalté jusqu’à sa vraie
nature, et la joie sera enfin offerte à son instance. Polyeucte sera ce moment et ce salut.
Octave Nadal, Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Gallimard, 1948.