ICI COMMENCE JOHNNY DEPP (DREAM ON, DREAMER)

Transcription

ICI COMMENCE JOHNNY DEPP (DREAM ON, DREAMER)
ICI COMMENCE JOHNNY DEPP (DREAM ON, DREAMER)
Johnny Depp est de partout.
Ces vingt dernières années, il a été tour à tour cavalier roumain dans The man who cried, flic sicilien dans
Donnie Brasco, soldat mexicain dans Avant la nuit, psychotique espagnol dans Don Juan de Marco, auteur
franco canadien dans The Source, gitan français dans Le Chocolat . Il a surtout été cet être venu d’ailleurs, cet
extra-terrestre, cet homme qui n’a pas été terminé et qui a deux ciseaux à la place des mains dans Edward
aux mains d’argent. Il a aussi été un flic opiomane dans From Hell, soit quelqu’un qui ne vit plus sur une
région précise de la terre mais qui évolue dans ses rêves. Ou encore Axel, le jeune orphelin d’Arizona Dream
qui vit davantage dans un monde de rêves et de poissons volants qu’à New York, où pourtant il habite. Et qui
par l’esprit se transporte sur la banquise lointaine et vierge.
Après cela, il est difficile de croire que Johnny Depp est tout simplement un jeune américain, aujourd’hui âgé
de 47 ans, un garçon né dans le Kentucky en juin 1963, initié au rock par son grand frère et aux grands mythe
de la contre culture américaine en lisant, adolescent, Sur la route de Jack Kerouac.
Il est tellement l’acteur qui incarne aujourd’hui le mieux une définition possible du cinéma - et il faut comprendre par là tout type de cinéma, aussi bien commercial (le Pirate des caraïbes, pour Disney) qu’indépendant ou exigeant (son travail avec Tim Burton, Jim Jarmush, Michael Mann, Terry Gilliam, Roman Polanski,
ou Emir Kustirika) - qu’on a du mal à se rappeler qu’il fit ses débuts à la télévision. Où il fut même le tout
premier produit de la pop culture des années 80, ayant commencé en jouant le beau gosse, le flic en civil
nonchalant qui tombait toute les filles, dans le commissariat de 21 Jump Street, la série la plus populaire
auprès des adolescents du monde de la fin des années 80 (la série a duré de 1987 à 1990). A cette époque,
Depp était juste un poster boy, une star jetable. Il est aujourd’hui l’acteur essentiel (à tous les sens du terme).
Johnny Depp est le plus insaisissable des acteurs. Ceux qui l’ont vu sur un plateau savent qu’il travaille
beaucoup (c’est un acteur extraordinairement technique). Mais ceux qui suivent sa filmographie depuis plus
de vingt ans savent une chose plus essentielle encore : Il travaille avant tout à se surprendre lui-même. A
étudier jusqu’où il peut aller dans l’exploration des limites de son jeu et dans sa capacité à se réincarner,
à changer d’accent, de façon de se mouvoir, de trimballer son élégance naturelle à travers les époque, les
pays. Etre tour à tour un peu hongrois, un peu italien, un peu français, un peu mexicain, et beaucoup lunaire.
On est habitué à ce qu’un acteur, lorsqu’il trouve ses marques, se laisse aller à les répéter de film en film.
Humphrey Bogart, John Wayne, Tom Cruise, Robert Mitchum sont des acteurs immenses, mais qui ont passé
une carrière à façonner les variantes d’un seul et même type de personnage. Pas lui.
Qu’est-ce qui rapproche Edward l’homme dont les doigts sont des ciseaux d’argent de Dillinger, l’ennemi
public, le hors-la-loi le plus recherché durant la prohibition, à l’agilité sans égal ? En apparence rien, mais
si on cherche on trouvera un air de famille entre celui qui ne peut pas aimer sans blesser et le truand qui ne
peut aimer une femme sans la mettre en danger, lui imposer une vie de fuite. Alors on commence à mieux
comprendre : Johnny Depp incarne depuis vingt ans un type d’homme à la,fois large et précis: pour toujours
des personnes qui se sentent exilées au fonds d’elles-mêmes. Leur opposition de principe à la loi, la force de
leurs rêves, leur résistance à tout ce qui ressemble à une norme, leur goût du danger en font des exilés, des
mavericks, des outsiders, des outlaws, des personnages en fuite, perpétuellement ailleurs.
Dans la vie, Depp s’est beaucoup comporté comme un hors la loi. Il se plait aujourd’hui à composer un personnage de père de famille assagi, papa gâteau de deux enfants qu’il a eu avec la chanteuse Vanessa Paradis
mais durant toutes les années 80 et 90, les journaux à scandale ont épousé ses frasques, relaté ses ruptures
avec Winona Ryder ou Kate Moss, compté le nombre de chambres d’hôtel qu’il dévastait, ou se plaisait à lire
le signe d’une vie rock n’ roll dans le fait qu’il ait investi une partie de sa fortune dans l’achat d’un club dans le
quartier le plus malfamé de Los Angeles, le Viper Room, un club devant lequel un de ses amis, l’acteur River
Phoenix, est mort d’une overdose, et dont certaines mauvaises langues disaient qu’il avait passé les derniers
mois à copier son comportement sur celui de « cette vipère de Johnny Depp ».
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Lequel, dans la série le Pirate des caraïbes, s’est choisi comme père de fiction, le guitariste des Rolling
Stones Keith Richards, soit l’incarnation la plus sulfureuse des idéaux du rock. Avant cela, il avait passé des
mois à approcher une de ses principales idoles, l’écrivain Hunter Thompson, véritable rock star du nouveau
journalisme américain, inventeur du style « gonzo » (une écriture chaotique qui met en scène le journaliste
lui même et son goût des drogues) pour composer le personnage de reporter défoncé qui mène une virée
d’enfer dans Las Vegas Parano, le film de Terry Gilliam adapté d’un des meilleur livre de Thompson.
Quand on vit trop près de ses mythes, lorsqu’on succombe avec trop d’appétit au romantisme de certains
idéaux rebelles, on peut tout aussi vite tomber dans la caricature ou dans le ridicule d’une panoplie toute
faite. Surtout lorsqu’on est acteur. Lui y a échappé. Plus étrange encore, la fascination qu’il déclenchait il y a
vingt ans chez les spectateurs reste intacte en dépit des années qui passent. On est au-delà - on s’en aperçoit maintenant avec l’âge qui vient - du statut kleenex de sex-symbol. Sans quoi, il y a longtemps que les
spectatrices et spectateurs se seraient lassés de ces yeux noisettes taillés en amandes et de ces fossettes
cherokees, ou de cette fine moustache d’Hidalgo. Non, le mystère Johnny Depp c’est qu’en changeant si
souvent de personnages, il a renforcé le mythe d’un acteur lointain, toujours venu d’ailleurs, dont je ne vois
guère d’équivalent que dans la figure de David Bowie, véritable caméléon lui aussi, changeant d’apparence
durant toutes des années 70 et 80. Non seulement, il partage avec Bowie la même idée de l’élégance mais
surtout une même idée de l’absence (dans Arizona Dream, on voit Vincent Gallo, draguant une fille au cinéma,
ironiser sur Brando, sur Pacino, sur De Niro et puis Johnny Depp ! Alors que Johnny Depp est installé derrière
lui ! Il parle de Johnny Depp devant le personnage que joue Johnny Deep, comme si l’acteur n’était pas là,
comme si son personnage et lui étaient étrangers l’un à l’autre. C’est une scène vraiment bizarre, mais elle
n’est possible qu’à partir du moment où celui dont parle négocie son jeu avec une façon d’être là sans y être.
Avec lui, on a l’impression qu’il ne cherche jamais la meilleure expression, mais au contraire qu’il maintient
une forme de pureté qui passe par une sorte de sublime neutralité. Il est l’orfèvre d’un jeu minimal, appuyant
très peu sur les effets, apprenant presque à devenir inexpressif. Il arrive à faire de cette forme de distance une
valeur tout à coup positive dans l’évaluation que l’on peut avoir d’un acteur. Johnny Deep joue presque blanc.
Il sera intéressant de revoir ses premiers film. Préparant cette présentation de la rétrospective, j’étais étonné
moi-même de m’apercevoir qu’Arizona Dream de Emir Kusturica datait de 1991, et qu’il s’agissait d’un de
ses premiers rôles au cinéma. Dans mon souvenir, ce film montrait déjà un acteur confirmé, en totale possession de ses moyens techniques et surtout dans une pleine définition de lui même. Il est d’ores et déjà une
sorte de somnambule – et le somnambulisme est peut-être l’état humain qui caractérise le mieux le jeu de
Johnny Depp. Comme il est dit assez tôt dans le film, « si tu veux voir l’âme de quelqu’un, demande lui à quoi
il rêve ». On tient avec cette phrase la possible définition de sa façon de jouer, la clé pour mieux explorer en
5 films (Edward, Arizona Dream, Dead man, La Neuvième porte, Public Ennemie) son propre jeu torride avec
l’indifférence, le neutre, mais surtout avec la notion d’étranger et d’étranger à soi-même. Comment à chaque
grand film, il nous offre la chance d’un recommencement.
Dans l’un des plus beaux livre de cinéma qui soit, livre qui lui est entièrement consacré, le critique et philosophe canadien Murray Pommerance a écrit cette chose belle, poétique et philosophique : « Johnny Depp est
une théorie et une sensation. »
Le livre s’appelait Ici commence Johnny Depp (il a été traduit en France cette année par les éditions Capprici).
Avec ironie car chaque rôle recommence cette impression de virginité de jeu qu’a su imposer Johnny Deep.
Et c’est aussi pourquoi à notre tour nous avons repris le titre de ce livre, pour vous redire à chaque film qu’attention, c’est « ici que commence et recommence Johnny Depp ».
Philippe Azoury
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