La distinction entre nature et culture
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La distinction entre nature et culture
FLORENCE RUDOLF Faculté des Sciences Sociales Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe” (UMR du CNRS n° 7043) Université Marc Bloch, Strasbourg La distinction entre nature et culture Une controverse à l’époque de la modernité réflexive D ans cet article, je me propose de questionner les frontières qui structurent notre quotidien et les expériences qui confirment et infirment ces arrangements à partir d'une différence fondatrice de la modernité (Descola, Latour), celle constituée par la nature et la culture. La réflexion à laquelle je me livre est informée par mes recherches et centres d'intérêt passés et présents. Elle emprunte de nombreux détours que je vais m'appliquer à discipliner. Parmi les arrière-plans qui informent mon propos, viennent au premier plan, la crise écologique et la question naturelle qui figurent au centre de mes préoccupations depuis bientôt deux décennies, mais ausssi les réflexions sur la modernité par lesquelles s'établit mon principal attachement à la sociologie. Ces préoccupations théoriques n'ont cessé d'être informées par mon engouement pour les alternatives urbaines inspirées de l'écologie politique et les expériences individuelles ou collectives qui favorisent l'émergence d'acteurs ou de sujets. Ces arrière-plans se prêtent particulièrement bien à une réflexion sur la structuration du monde social, c'est-àdire sur les événements et les processus qui conduisent à des stabilisations et à des déstabilisations des contextes dans lesquels nous nous situons, engageons ou dont nous nous extirpons. Dans le contexte de la sociologie contemporaine, cette question n'a cessé de prendre de 138 l'importance avec la thèse de la modernité avancée et l'affirmation de la réflexivité comme principal agent de déstabilisation des frontières héritées de la première modernité (Beck, 1986). L'intérêt pour cette question a également emprunté d'autres voies, dont celle de la théorie de la structuration d'Anthony Giddens (Giddens, 1981) qui a offert une alternative précieuse à l'opposition entre la sociologie structuraliste et la sociologie compréhensive. Ce n'est pourtant pas à ces travaux, en particulier, que je vais me référer principalement, mais à ceux qui contribuent à la réception de la question naturelle par la sociologie et dont les prolongements affectent l'intelligibilité que les modernes ont du monde. La construction, que je propose, s'inspire de la thèse selon laquelle la question naturelle est un actant clef des thèses de la modernité, et par conséquent, des théories générales de la société. La question naturelle et, en particulier, le problème de la distinction entre nature et culture, constitue une entrée passionnante pour l'analyse de l'institutionnalisation des frontières qui structurent les établissements humains. Retour sur la réception sociologique de la distinction entre la nature et la culture à partie de la relecture de Serge Moscovici ■ En posant que les établissements humains sont indissociables, dans leurs incarnations, des émotions, des affects et des sentiments ainsi que des représentations figurées et mentales que l´humanité élabore collectivement et individuellement en association avec les non humains – êtres vivants et œuvres humaines comprises – la sociologie, en particulier dans ses inspirations compréhensives, prend ses distances avec une conception strictement naturaliste des sociétés. Mais lorsque, par un pas supplémentaire, il s'agit de conférer aux images mentales et aux émotions une importance dans l'établissement des états de nature, comme s'y emploie magistralement Serge Moscovici dans son ouvrage consacré à la question naturelle (Moscovici, 1977), c´est à une radicalisation du paradigme de la «hiérarchie enchevêtrée» que l'on a incontestablement affaire (Atlan, 1979 ; Morin, 1977, 1980 ; Dumouchel, Dupuy, 1989). En effet, et pour le dire simplement, s'il est socialement acceptable de concéder aux œuvres humaines et sociales une part Florence Rudolf d'imprévisibilité dans les formes qu'elles prennent, il est suspect d'appliquer ce raisonnement aux états de nature et aux équilibres écologiques. Cette différence de traitement persiste à l'époque de la modernité réflexive en dépit des discussions animées consacrées au couple constitué par la distinction entre nature et culture. Pour revenir à Serge Moscovici, son Essai sur l'Histoire Humaine de la Nature1 contribue incontestablement à inscrire sur “l'agenda” de la recherche en sciences humaines et sociale la question de la nature. Il l'annonce d'ailleurs clairement et de façon prémonitoire en déclarant qu'à la suite de la question politique et de la question sociale, la question naturelle s'impose à l'humanité à l'aube du XXIe siècle. Il est donc un des premiers à avoir indiqué un nouveau domaine d'investigation pour les sciences sociales qui, s'il fallait le nommer, pourrait s'intituler de l'exploration du devenir des arrangements entre l'humanité et la matière dans l'histoire. Cette orientation de ses travaux nous entraîne au cœur de l'instauration des frontières à partir desquels des groupements humains s'orientent dans le monde, s'autorisent des alliances ou, au contraire, les bannissent de leur monde. La thèse qu'il défend est élaborée à partir de l'hypothèse de l´ensemencement réciproque des idées et de la matière dans la constitution des états de nature et de société et fait, par conséquent, implicitement le pari que la dynamique qui profite à l'engendrement des états de nature et de culture et à leur diversité procède d'une « hiérarchie enchevêtrée » entre représentations et réalisations. Selon cette lecture, les états de nature et de culture sont le produit d'une rencontre non programmée entre deux ordres de réalité, le domaine du virtuel et de l'imaginaire et le domaine du présent et du concret, qui s'affirme avec l'espèce humaine. Il faut préciser, ici, que Serge Moscovici inscrit sa recherche dans le domaine anthropologique et limite, par conséquent, son cercle de validité à l'histoire humaine de la nature : il n'a pas la prétention d'éclairer la constitution des états de nature avant l'intervention de l'homme. La délimitation de son étude est même plus précise que cela puisqu'il s'en tient à l'avènement de la modernité. De ce point de vue, la recherche de Serge Moscovici est bien Une controverse à l’époque de la modernité réflexive d'inspiration sociologique et moderne; et il va sans dire qu'il semble adhérer à la distinction entre l'humanité et la matière grâce à laquelle la dynamique qu'il décrit est possible. Cette distinction est un préalable à la rencontre et à l'ensemencement réciproque de l'humanité et la matière qui profitent à la diversité et à l'ouverture du monde. Serge Moscovici est l'auteur d'un récit fondateur de la modernité au centre duquel l'humanité et la matière sont engagées, pour le meilleur et pour le pire, dans une relation créatrice. L´humanité et la matière se rencontrent et s´informent mutuellement : il s´ensuit la métamorphose réciproque de l'une et de l'autre. L´humanité se révèle au contact de la matière et réciproquement. Elles se transforment au contact l'une de l'autre, de sorte que s'il existe différents état de nature et de culture, il existe également différents états de l´humanité et de la matière. Bien que fluctuants, les deux pôles demeurent néanmoins distincts, attachés à des identités différentes. L'humanité et la matière adviennent à d'autres contenus, à d'autres fonctionnalités avec un différentiel qui persiste. Tout se passe comme si la matière était toujours en retard par rapport à l'humanité, comme si elle exprimait le passé de l'humanité, la mémoire des états qu'elle avait traversés. Ce sont là des interprétations qui prennent appui sur la succession qu'il décrit, qui opère par transmission, voire par quasi filiation entre l'humanité et la matière, de sorte que l'écart semble autant tenir d'un décalage temporel que d'une différence de nature. C'est le langage et la permanence du vocabulaire qui fige la distinction et entretient l'illusion que nous sommes toujours en présence des mêmes réalités et des mêmes contenus, dans la réalité concrète de leur rencontre, l'humanité et la matière sont moins stables qu'il n'y paraît. Ce sont des réalités fuyantes, plus entremêlées qu'il n'y paraît. Le langage biaise la perception que nous avons du monde : il instaure une fixité en dépit de contenus variables et entretient une impression de séparation là où des relations plus subtiles peuvent effectivement avoir lieu2. La frontière, comme toujours, est créatrice d'ambivalences : elle sépare et unit3. La distinction est inscrite dans les mots, elle n'est pas aussi consistante dans les faits : les contenus assortis à l'humanité et à la matière fluctuent au grè de leurs arrangements et du temps… Cette thèse, qui par certains aspects est inspirée du matérialisme historique, rompt avec le déterminisme de la nature et ouvre la voie aux scénarios constructivistes qui raisonnent à partir de relations fluctuantes entre des motifs naturels et des motifs culturels instables du point de vue de leur impact sur le devenir. Les corps naturels et culturels4 ainsi engendrés procèdent d'une rencontre dont il est impossible de prédire les formes a priori. Les relations ne sont plus asymétriques et hiérarchiques parce que prédéterminées par des identités établies, elles sont enserrées dans des configurations mouvantes qui confèrent aux entités impliquées des valences variables. Les caractéristiques des entités engagées dans l'établissement des humains et des non humains, dans la constitution des états de nature et de société, sont le résultat d'ajustements provisoires et variables. Cette approche contribue à la réhabilitation de l'histoire dans les sciences naturelles et des actants non humains dans les sciences humaines. Elle constitue un préalable à la réception des approches plus constructivistes du monde et des établissements humains (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Latour, 1991)5. L'anthropologie symétrique et la généralisation de la thèse de l'hybridation ■ La généralisation de la thèse de l´hybridation, à travers la réception des travaux du Centre de Sociologie de l'Innovation de l'École des Mines, notamment, confère une actualité à la thèse de Serge Moscovici et permet de lui rendre hommage. Le succès de l'anthropologie symétrique offre enfin une arène publique à cette thèse, qui n'a pas connue la discussion qu'elle méritait à l'époque de sa parution, faute d'intérêt et, de ce que de nos jours on qualifierait de concernement6. C'est également l'occasion, pour moi, de revenir sur certains points obscurs de la théorie et de mettre à l'épreuve mes interprétations. Outre le reproche qui lui a été fait de sous-estimer le jeu des dynamiques physiques, chimiques, biologiques dans l'engendrement des états de nature (Lenk, 1984), un autre malentendu dont la thèse 139 est passible, tient à la présentation chronologique des états de nature que Serge Moscovici s'est employé à décrire à travers la rétrospective de l´histoire occidentale des sciences et des techniques qu'il propose. Pour Klaus Eder (1988), notamment, cette lecture linéaire répond implicitement à une vision évolutionniste du monde qui entre en contradiction avec le paradigme qui sous-tend la thèse de l'engendrement non programmé des états de nature et de société. Ces deux griefs condamnent, pour le premier, l'excès de constructivisme de Serge Moscovici et, pour le second, les vestiges d'un attachement au matérialisme et à l'approche naturaliste selon laquelle la rencontre entre l'humanité et la matière suivrait des voies programmées. Cette réception contrastée de l'Essai sur l'Histoire Humaine de la Nature rend compte de la tension qui la traverse : elle est le terrain d'affrontement de deux paradigmes en compétition. Cet affrontement est présent au cœur de la thèse et du texte, et dans son environnement, c'est-à-dire dans la société au sein de laquelle il circule. L'essai est donc au cœur d'une controverse, latente à l'époque de sa parution7, que la réception des thèses sur l'hybridation actualise de nos jours. Si les griefs énoncés sont partiellement justifiés, tant il est vrai que la dynamique dans laquelle semble entraînée cette Histoire Humaine de la Nature, semble programmée et non programmée à la fois, plutôt que d'en faire le reproche à l'auteur, il me semble, plus judicieux de lire cette ambivalence comme l'expression d'une tension que les modernes avaient tenté d'occulter et qui revient en force avec la thèse de la modernité avancée (Akoun, 1995). Cette dernière se caractérise par l'affirmation d'un régime de contingence que Niklas Luhmann avait défini par une double négation, et que Jacques Monot, avant lui, avait défini par une double affirmation dans son traité Hasard et Nécessité. Ce qu'il nous est donné à penser, dans les deux cas, c'est que l'affranchissement par rapport à un programme n´équivaut pas pour autant à la négation de l´existence de contraintes, et à l´affirmation d´un régime de totale liberté et d´arbitraire absolu. Il s´agit plus précisément de reconnaître que le monde, dans ses manifestations, prend des chemins imprévisibles qui n'en sont pas pour autant inintelligibles. En s'inscrivant dans le paradigme de la contingence, on s'interdit de céder à deux tentations exclusives : celle du naturalisme et du constructivisme. La réhabilitation du sens comme actant du devenir ne doit pas conduire au déni d'autres actants que, par souci de classification et d´identification, on peut situer du côté de la matière. J'en viens ainsi à des préoccupations plus personnelles : aux questions que la lecture de l´essai de Serge Moscovici m'avait inspirées et qui étaient restées en suspens, faute de pugnacité de ma part, sans doute, et faute d'interlocuteurs suffisamment concernés par cette recherche, également8. Bien que « bon public » parce qu'acquise à cette thèse, j'achoppais, cependant, sur certains points et demeurais perplexe quant à la dynamique qui sous-tend ce récit et au couple dont elle se nourrit. La thèse de Serge Moscovici, comme cela a été mentionné à plusieurs reprises, repose sur une relation créatrice de mondes entre l'humanité et la matière, dont l'humanité et la matière ressortent transformées. Bien que fluctuants, ces deux pôles demeurent néanmoins distincts, attachés à des identités différentes. L'ambiguïté ou ambivalence de cette proposition est réactivée par la critique de la constitution des modernes par Bruno Latour. Ses réflexions me plongent à nouveau au cœur de ce paradoxe dont Serge Moscovici joue, en effet. Son ambiguïté tient à son attachement à la différence entre l'humanité et la matière dont il ne cesse de nous montrer la factivité et de nous annoncer la dissolution. Pourquoi Serge Moscovici fait-il cela ? Pourquoi Serge Moscovici n'aborde-til pas plus explicitement le paradoxe qui sous-tend sa construction à mesure que la distinction fondatrice dont il use s'avère de plus en plus ténue ? Cette question taraude d'autant plus le lecteur attentif de l'Essai sur l'Histoire Humaine de la Nature que le livre dans sa progression converge vers un bouleversement de notre constitution. Le lecteur en sort troublé, moins assuré qu'au début, indécis quant aux contenus de la matière et de l'humanité, mais étonnemment éclairé quant à la signification de la nature. La nature renvoie à des habiletés et à des compétences : celles dont l'humanité et la matière associées parviennent à se doter réciproquement. Comment ne pas dire plus explicitement que la nature n'est pas innée, mais un processus d'acquisition de compétences et de qualités ? Rien de surprenant, par conséquent, que l'humanité et la matière ne cessent de se transformer au cours de cette histoire, et avec elles les états de nature et de société… Mais faut-il pour autant, parce que ces catégories perdent de leur fixité, de Paul Pouvreau, Paysage, photographie couleur, 1997, coll. FRAC Alsace, Sélestat 140 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” Florence Rudolf leur ancrage, les abandonner ? Si oui, par quelles autres distinctions, plus pertinentes les remplacer ? Et si non, comment en justifier le maintien ? Serge Moscovici ne formule pas cette question. Il ne l'évoque pas plus qu'il ne précise à quelle différence «robuste» tient, envers et contre tout, la distinction qu'il cultive ! On ne sait pas, par conséquent, ce qu'il pense de la différence entre l'humanité et la matière. S'il les envisage comme des entités intrinsèquement différentes, c'est-à-dire ouvertes jusqu'à un certain point, mais ontologiquement distinctes ou comme une différence temporelle, c'est-à-dire comme des états qu'un différentiel temporel distingue. Une chose est certaine, c'est qu'au terme de son histoire, Serge Moscovici se positionne clairement par rapport à la vocation de l'humanité qui plus que jamais, à l'époque de la nature cybernétique, est investie d'une responsabilité quant aux orientations des états de nature et de la société dans un monde soumis à un régime d'incertitude généralisée9. Retour sur la critique du « grand partage » effectué par les modernes et discussion de ses limites ■ Avec le recul enrichi de lectures consacrées à l'opposition entre nature et culture, dont celle proposée par Philippe Descola (2001), il me semble qu'en dépit des convictions intimes de Serge Moscovici, sur lesquelles je ne peux me prononcer, Serge Moscovici a au moins une «bonne» raison de conserver cette distinction c'est qu'elle lui permet de penser. Et s'il venait à s'en priver, qu'adviendrait-il de la dynamique qui anime son récit ? Bien sûr, il pourrait, à l'instar d'autres qui l'ont tenté, depuis, chercher des substituts et fonder sa thèse sur des actants d'un nouveau type dont la rencontre engendrerait de l'inédit ? Présentée de la sorte, on se donne la possibilité de voir que l'enjeu de cette distinction ou d'une autre, dans le contexte précis de la thèse de Serge Moscovici, c'est de défendre le paradigme des causalités enchevêtrées contre le paradigme de la causalité linéaire. Et de défendre, par conséquent, la production non programmée et non prévisible d'états de nature et de société Une controverse à l’époque de la modernité réflexive sans abandonner pour autant la conviction des modernes selon laquelle le monde est intelligible. À le considérer plus attentivement, le récit de Serge Moscovici poursuit une intention assez subtile, inscrire une déviation dans le récit fondateur des modernes : réhabiliter une interprétation qui s'était un peu égarée en route. En bref, retrouver la gémellité de la modernité10. Si l'anthropologie symétrique a permis un retour à Serge Moscovici ; le détour par Serge Moscovici sert à présent la réception des thèses de l'hybridation, dont Bruno Latour reste, pour moi, le principal instigateur. Les observations faites précédemment, à propos de l'Essai sur l'Histoire Humaine de la Nature, mettent nos sens en alerte et attisent la vigilance à l'égard des postulats de l'anthropologie symétrique. Ce projet peut s'entendre au moins de deux façons. Il invite à des interprétations divergentes selon qu'on le lit, comme Bruno Latour s'y emploie avec beaucoup de passion, comme une critique de la constitution des modernes ou, de façon plus modérée, comme une tentative de réhabilitation de l'ambivalence de la modernité. Dans ce dernier cas, la référence à la symétrie peut être comprise comme un clin d'œil à la causalité enchevêtrée. Mais laissons ici cette pente qui nous ramène davantage au projet de Serge Moscovici, il me semble, pour suivre le fil de la première interprétation qui s'applique à enterrer la constitution des modernes. Plus sérieusement, la « liquidation » de ce que j'ai appelé une distinction « primaire » ou « fondatrice » des modernes soulève la question de son remplacement. Ce dernier ne se pose pas simplement en termes de troc d'un vocabulaire pour un autre, mais en termes de récit constitutif, d'univers symbolique. À quel nouveau récit Bruno Latour cherche-t-il à nous convertir ? Les cosmopolitiques, dont Isabelle Stengers est l'instigatrice, pourraient être une piste. L'auteur a compris l'urgence d'accompagner les discussions sur la distinction entre nature et culture par une réflexion sur le monde dans lequel nous voulons vivre et par un questionnement pratique du type : « Comment pourrons nous vivre ensemble ? ». Le séminaire qui s'est tenu cet été à Cerisy sur ce thème atteste de l'état de la recherche autour de ces questions : il est vif. C'est donc une excellente raison pour participer et s'enthousiasmer, sans adhérer pour autant aux propositions et céder à la tentation de faire corps avec les idées en poupes. L'argument des témoins récalcitrants fait ici son effet : la recherche a besoin qu'on lui offre résistance pour avancer et se mettre à l'épreuve. Je le fais d'autant plus volontiers qu'il me semble que le récit fondateur de la modernité, tel qu'il est réinterprété par Serge Moscovici, permet de légitimer les réformes et les pratiques auxquels les protagonistes de l'hybridation aspirent. Je m'attacherai, par conséquent, à modérer cette radicalité et à plaider pour une approche plus précautionneuse, moins pressée d'en finir avec la constitution des modernes. Je m'appuie également, pour cela, sur les réflexions de Philippe Descola qui me sont très précieuses, dans ce débat, parce qu'elles rappellent que la production de distinctions est une activité récurrente des humains. En abordant la question de ce point de vue, le différend intergénérationnel qui opposent les modernes de la « deuxième » modernité à leur ancêtres de la « première » modernité n'apparaît plus comme une monstruosité, mais comme une banalité, si j'ose dire. En restituant cette pratique par rapport à d'autres cultures, Philippe Descola montre, en effet, que le « grand partage » est un mode d'organisation du monde parmi d'autres. Je rappelle, brièvement, que pour Bruno Latour le « grand partage » qu'opèrent les modernes, c'est-à-dire l'opposition entre nature et culture, qui se décline en une série d'oppositions dont celle qui oppose les faits aux valeurs, condamne la démocratie à l'inachèvement, voire à une mascarade. Le naturalisme, qui caractérise les modernes, est une curiosité car il revient à dénier l'existence de l'imbrication entre les humains et les non humains. Il entretient l'illusion selon laquelle les deux univers pourraient cohabiter et coexister spatialement et dans le temps sans s'influencer. Comme s'ils pouvaient être en co-présence sans être affectés par cette proximité. Alors que les autres cultures reconnaissent non seulement l'existence de réseaux entre humains et non humains et qu'elles en contrôlent les modalités, les modernes s'exposent, en en déniant l'existence, à la prolifération de n'importe quelle association d'humains et de non humains et se privent de les canaliser. Le constat qui s'impose dans cette perspective est le suivant : en occultant l'imbrication constante de la nature et de la culture, les 141 modernes s'exposent à l'intrusion croissante de nouvelles associations qui ne cessent de bousculer les arrangements qui prévalaient jusqu'à l'intrusion de nouvelles configurations. Le changement social s'effectue sous le coup des irruptions des associations entre humains et non humains qui s'opèrent dans le secret des univers d'initiés des laboratoires modernes, notamment. Le « grand partage » qu'instituent les modernes est une illusion, pire une mystification démentie pas l'irruption croissante des hybrides dans les mondes vécus. Cette lecture ne se confond pas avec un plaidoyer en faveur de la restauration de l'ordre ancien, en vertu duquel les associations entre humains et non humains sont fixées par la constitution, mais en faveur de l'institutionnalisation d'instances de sélection des candidats à la formation de nouveaux réseaux et, donc, à la participation à notre monde. C'est en réaction, par conséquent, à la « libre » prolifération des associations et des hybridations en dépit de toute régulation démocratique de leur production que Bruno Latour fustige la constitution des modernes. Le « grand partage » éclaire un problème récurrent des travaux consacrés à la démocratisation des sciences et des techniques à notre époque (Beck, 1986 ; Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Latour, 1991, 1999 ; Rudolf, 2003 ; …). Je reviens, pour finir, à l'enseignement de Philippe Descola et à l'apport substantiel qu'il apporte dans cette controverse. En rappelant que toutes les cultures instituent des distinctions qui garantissent un ordre et le légitiment, Philippe Descola permet de dépasser la rupture, instituée par les modernes, entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes. C'est un premier aspect qu'il convient de souligner. La reconnaissance que les modernes ne dérogent pas à un invariant anthropologique selon lequel toutes les cultures se constituent à travers la structuration d'un monde qu'elles tentent de préserver, est une autre façon de remettre les modernes à leur place. Comme Bruno Latour, il conteste leur prétention à faire exception, à introduire dans le monde un évènement qui marque une rupture radicale dans l'histoire de l'humanité, mais sans se positionner de manière normative par rapport à leur constitution. Philippe Descola ne se place pas sur le terrain de l'évaluation objective et normative de la constitution des modernes. Il ne leur oppose pas qu'ils n'ont jamais été modernes : il réfute leur prétention à l'universalité au nom duquel ils entretiennent un sentiment d'exception. L'universalité dont les modernes se réclament est celles de toutes les cultures : elle a trait à l'aptitude des cultures à construire des mondes cohérents et solides qui reposent sur des distinctions auxquelles elles adhèrent. Leur commune humanité avec d'autres les contraint et les oblige d'une toute nouvelle façon par raport aux autres constitutions. Leur découpage en est un parmi d'autres : il est un arrangement à propos duquel il faudra se demander, avec Isabelle Stengers (Stengers, 199697), notamment, comment il va pouvoir se présenter à d'autres constitutions et s'accommoder avec elles. Cette préoccupation équivaut à s'interroger sur la coexistence du naturalisme avec d'autres arrangements, sur son caractère exclusif ou non. S'il est susceptible de se présenter et de cohabiter avec d'autres fondations, alors le naturalisme ne devrait pas être fondamentalement plus inacceptable que d'autres constitutions. Conclusion ■ Le détour par Philippe Descola et Isabelle Stengers montre bien que l'enjeu du débat n'est pas tant la validation objective des distinctions pour lesquelles les corps culturels optent pour leurs constitutions, mais de leur cohabitation éventuelle. Si, comme le remarque Philippe Descola, la production de distinctions est une activité récurrente des humains, le rejet d'une constitution ne peut être motivé par le recours à l'argument selon lequelle elle opère des découpages et des partages, mais par la mobilisation d'autres considérations, comme le fait d'être trop exclusive, par exemple. On pourra, comme Niklas Luhmann nous y invite, par exemple, plaider pour une approche polycontextuelle, c'està-dire qui multiplie les distinctions afin d'élargir les points de vue sur le monde, mais cette nouvelle licence opposera un frein supplémentaire à la légitimité de la condamnation de certaines distinctions. Dans ce contexte, seul le constat d'exclusivité ou d'ineptie d'une distinction pourra, éventuellement, porter un discrédit sur son recours. On remarquera, dans la continuité 142 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” de cette discussion, que la condamnation de l'exhaustivité est une figure relativement nouvelle de la modernité. Cette dernière semble s'affirmer avec le régime de la modernité avancée et, notamment, dans le récit de Serge Moscovici. L'interprétation qu'il propose semble répondre, très précisément, à cet objectif : à savoir veiller à ce que d'autres voies que celles tracées par les modernes, au nom de leur universalité, soient également possibles. Cette reconnaissance n'est pas seulement bornée par l'aptitude des modernes à intégrer dans leur constitution la possibilité d'autres constitutions, elle est également conditionnée par la capacité des autres constitutions à intégrer cette éventualité. L'enjeu est de taille et la réalisation délicate car elle dépasse la simple intention et nécessite un effort de traduction réciproque sans porter atteinte au cœur des identifications respectives. J'avancerai un dernier argument en raison duquel je défends, contre Bruno Latour, la légitimité du découpage des modernes au côté du totémisme, de l'animisme ou de l'analogisme. Mon plaidoyer n'est pas seulement animé d'un sentiment d'équité mais fondé sur une déduction logique. Lorsque Philippe Descola remarque que toutes les cultures produisent des distinctions et se donnent une constitution, non seulement il reconnaît la différence anthropologique, mais il travaille à partir d'elle et s'en sert constamment. Cette observation n'est-elle pas, in fine, la meilleur concession qu'on puisse faire, sinon à l'argument ontologique, en tout cas à la légitimité de la distinction entre nature et culture ? Bruno Latour, en personne, ne parvient pas vraiment à échapper à ce cadrage, car la distinction entre humain et non humain réintroduit la série qu'il tente d'abandonner ! L'invariant, dont nous entretient Philippe Descola, apporte une réponse à la question de ce qui, dans l'essai de Serge Moscovici, résiste à l'abandon de la distinction entre l'humanité et la matière. Ce qui résiste, me semble-t-il, à l'effacement de la différence entre l'humanité et la matière, c'est que l'humanité, contrairement à la matière et aux non humains, n'est pas indifférente aux différences. Elle s'enflamme pour les variations de sens : elle attache des qualités, des couleurs, des valeurs, des émotions, des sentiments, des odeurs, et même des intentions, parfois, à des mots et à des Florence Rudolf Une controverse à l’époque de la modernité réflexive œuvres humaines et non humaines … Elle est concernée par les univers sémantiques alors que la matière et les non humains ne semblent pas pareillement impliqués dans ce type de combats et de concernement. Même la matière dite intelligence, c'està-dire douée de programmes qui lui permettent d'effectuer des opérations proches de la pensée et du classement humains, semble se limiter à des tris … Elle n'a pas d'opinion sur une question, pas de préférences. Elle ne se nourrit pas des passions. Au bénéfice du doute, j'aimerais tempérer cet élan pour me préserver contre la tentation de dénier à d'autres entités ce que je réserve à l'humanité. C'est à une précaution de ce type que la controverse discutée ici pourrait inciter les modernes : ne pas exclure a priori11… Au terme de ce parcours de la mise à l'épreuve du couple nature, culture avec l'avènement et l'affirmation d'un nouveau régime de la modernité, on constate que l'enjeu de la controverse n'est pas très clair. Chacune des positions tente, en affaiblissant les arguments des autres, de renforcer les siens. Parmi ces offensives, il faudrait parvenir à évaluer, les "étages" impliqués par la controverse, de sorte à comprendre les enjeux des oppositions. S'agit-il de luttes politiques, au sens où ce sont des visions de l'être ensemble qui sont visées, ou de conflits de reconnaissance ? S'agit-il, pour conclure par la distinction entre nature et culture que propose Serge Moscovici, de conflits centrés sur des constitutions distinctes, ou de conflits centrés sur la répartition des biens et des richesses ? Paul Dumouchel, Jean-Pierre Dupuy (éds), L'autoorganisation: de la physique au politique, Colloque de Cerisy, Seuil, Paris, 1989. Norbert Élias, La société des individus, Fayard, Paris, 1991. Robert Jaulin, Exercices d´Ethnologie, PUF, Paris, 1999. Bruno Latour, Nous n´avons jamais été modernes. Essai d´anthropologie symétrique, Découverte, Paris, 1991. Politiques de la Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, Paris, 1999. Niklas Luhmann, Beobachtungen der Moderne, Westdeutscher Verlag, Braunschweig, 1992. Edgar Morin, De la méthode, Seuil, Paris, 1977, 1980. Serge Moscovici, Essai sur l´Histoire Humaine de la Nature, Flammarion, Paris, 1977. Florence Rudolf, L'environnement, une construction sociale. Pratiques et discours sur l'environnement en Allemagne et en France, Presses Universitaires de Strasbourg, 1998. Florence Rudolf, « Niklas Luhmann: une théorie de la vie adaptée à la société », Sociétés n° 43, Dunod, Paris, 1994, p. 17-28. Florence Rudolf, « Deux conceptions divergentes de l'expertise dans l'école de la modernité réflexive », Cahiers Internationaux de Sociologie. Faut-il une sociologie du risque ?, PUF, Paris, Volume CXIV, Janvier-juin 2003, p. 35-54. Georg Simmel, « Pont et porte », La Tragédie de la culture et autres essais, Rivages, Paris, p. 161-168. Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, La découverte, Paris,1996, 1997. Isabelle Stengers, L'invention des Sciences modernes, La découverte, Paris, 1993. Bibliographie Notes André Akoun, « Modernité et post-modernité », Sociétés. Autour de Giddens, Dunod, Paris, n° 48, p. 147-148. Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant, Seuil, Paris, 1979. Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Surhkamp, Frankfurt/Main, 1986. Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, PUF, Paris, 2001. Philippe Descola, « L'anthropologie et la question de la nature », M. Abélès, L. Charles, H.-P. Jeudy, B. Kalaora (s. d.), L'environnement en perspective. Contextes et représentations de l'environnement, L'Harmattan, Paris, 2000, p. 61-83. 1. Serge Moscovici, Essai sur l´Histoire Humaine de la Nature, Flammarion, Paris, 1977. 2. Sur ces effets statiques du langage, voire également Norbert Élias, La société des individus, Fayard, Paris, 1991. 3. Georg Simmel, «Pont et porte», La Tragédie de la culture et autres essais, Rivages, Paris, 161-168. 4. Cette formulation s´inspire des travaux de Robert Jaulin, Exercices d´Ethnologie, PUF, Paris, 1999. 5. Bruno Latour, Nous n´avons jamais été modernes. Essai d´anthropologie symétrique, Découverte, Paris, 1991. Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, PUF, Paris, 2001. 6. Le concernement vient de l'Allemand Betroffenheit qui signifie être touché et concerné. L'importance de ce concept tient à l'hypothèse selon laquelle l'adhésion à une mobilisation collective serait tributaire d'une mise en mouvement des affects. Comme si l'engagement dans une affaire publique était fonction de cet état que l'on peut appeler le concernement. 7. Il est intéressant de noter que la publicisation de la thèse par la controverse a lieu en Allemagne. 8. Cette observation permet d'illustrer, au passage, la force d'un collectif dans les transformations sociales. Sans l'appui d'autres susceptibles de relayer des questionnements, nous sommes bien vulnérables et enclins à «baisser les bras». Sans doute est-ce le sens de ce qu'Isabelle Stengers qualifie de témoins versatiles… Nous, les humains, ne sommes pas des témoins fiables, robustes et récalcitrants. Nous sommes des faux et mauvais témoins, par excellence ! 9. L'humanité doit enfin se confronter au gouvernement de la nature. C'est-à-dire, si on retraduit dans le langage de Bruno latour, qu'elle doit se préparer à gérer les réseaux constitués par des humains et des non humains ux compétences instables. 10. «La modernité n'est pas réductible au seul moment de son illusion lyrique. Elle ne peut être privée de son autre versant, le temps du désabusement, (…). La vérité est que, si nous définissons la modernité comme "ce moment où l'homme se réapproprie le monde, se désigne comme source unique du sens et fondement des pouvoirs auxquels il se soumet", nous devons, en même temps la définir comme ce moment où il découvre également ce qu'il chercher à se voiler, "cette finitude en lui qui lui rappelle qu'il n'est pas un dieu, s'il n'est pas de dieux et qu'il n'est pas son maître, s'il n'est pas de maître",…» André Akoun, «Modernité et post-modernité», Sociétés. Autour de Giddens, n° 48, 1995, p. 147-148. 11. Cela me conduit à évoquer, au passage et pour conclure sur ce point, un auteur auquel mes pensées vont souvent. Je pense à Niklas Luhmann pour lequel l'ultime différence, la différence «robuste», si je puis m'exprimer ainsi, c'est la sensibilité au sens. 143