La distinction entre nature et culture

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La distinction entre nature et culture
FLORENCE RUDOLF
Faculté des Sciences Sociales
Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”
(UMR du CNRS n° 7043)
Université Marc Bloch, Strasbourg
La distinction entre
nature et culture
Une controverse
à l’époque de la modernité réflexive
D
ans cet article, je me propose
de questionner les frontières qui
structurent notre quotidien et les
expériences qui confirment et infirment
ces arrangements à partir d'une différence fondatrice de la modernité (Descola,
Latour), celle constituée par la nature et
la culture. La réflexion à laquelle je me
livre est informée par mes recherches et
centres d'intérêt passés et présents. Elle
emprunte de nombreux détours que je
vais m'appliquer à discipliner. Parmi les
arrière-plans qui informent mon propos,
viennent au premier plan, la crise écologique et la question naturelle qui figurent
au centre de mes préoccupations depuis
bientôt deux décennies, mais ausssi les
réflexions sur la modernité par lesquelles
s'établit mon principal attachement à la
sociologie. Ces préoccupations théoriques n'ont cessé d'être informées par
mon engouement pour les alternatives
urbaines inspirées de l'écologie politique
et les expériences individuelles ou collectives qui favorisent l'émergence d'acteurs
ou de sujets. Ces arrière-plans se prêtent
particulièrement bien à une réflexion sur
la structuration du monde social, c'est-àdire sur les événements et les processus
qui conduisent à des stabilisations et à
des déstabilisations des contextes dans
lesquels nous nous situons, engageons
ou dont nous nous extirpons. Dans le
contexte de la sociologie contemporaine,
cette question n'a cessé de prendre de
138
l'importance avec la thèse de la modernité
avancée et l'affirmation de la réflexivité
comme principal agent de déstabilisation
des frontières héritées de la première
modernité (Beck, 1986). L'intérêt pour
cette question a également emprunté
d'autres voies, dont celle de la théorie
de la structuration d'Anthony Giddens
(Giddens, 1981) qui a offert une alternative précieuse à l'opposition entre la
sociologie structuraliste et la sociologie
compréhensive. Ce n'est pourtant pas à
ces travaux, en particulier, que je vais me
référer principalement, mais à ceux qui
contribuent à la réception de la question
naturelle par la sociologie et dont les prolongements affectent l'intelligibilité que
les modernes ont du monde. La construction, que je propose, s'inspire de la thèse
selon laquelle la question naturelle est
un actant clef des thèses de la modernité,
et par conséquent, des théories générales
de la société. La question naturelle et,
en particulier, le problème de la distinction entre nature et culture, constitue
une entrée passionnante pour l'analyse de
l'institutionnalisation des frontières qui
structurent les établissements humains.
Retour sur la réception
sociologique de la
distinction entre la
nature et la culture à
partie de la relecture de
Serge Moscovici
■
En posant que les établissements
humains sont indissociables, dans leurs
incarnations, des émotions, des affects et
des sentiments ainsi que des représentations figurées et mentales que l´humanité
élabore collectivement et individuellement en association avec les non humains
– êtres vivants et œuvres humaines comprises – la sociologie, en particulier dans
ses inspirations compréhensives, prend
ses distances avec une conception strictement naturaliste des sociétés. Mais lorsque, par un pas supplémentaire, il s'agit
de conférer aux images mentales et aux
émotions une importance dans l'établissement des états de nature, comme s'y
emploie magistralement Serge Moscovici
dans son ouvrage consacré à la question
naturelle (Moscovici, 1977), c´est à une
radicalisation du paradigme de la «hiérarchie enchevêtrée» que l'on a incontestablement affaire (Atlan, 1979 ; Morin,
1977, 1980 ; Dumouchel, Dupuy, 1989).
En effet, et pour le dire simplement, s'il
est socialement acceptable de concéder
aux œuvres humaines et sociales une part
Florence Rudolf
d'imprévisibilité dans les formes qu'elles
prennent, il est suspect d'appliquer ce
raisonnement aux états de nature et aux
équilibres écologiques. Cette différence
de traitement persiste à l'époque de la
modernité réflexive en dépit des discussions animées consacrées au couple constitué par la distinction entre nature et
culture.
Pour revenir à Serge Moscovici, son
Essai sur l'Histoire Humaine de la Nature1 contribue incontestablement à inscrire
sur “l'agenda” de la recherche en sciences
humaines et sociale la question de la
nature. Il l'annonce d'ailleurs clairement
et de façon prémonitoire en déclarant qu'à
la suite de la question politique et de la
question sociale, la question naturelle
s'impose à l'humanité à l'aube du XXIe
siècle. Il est donc un des premiers à avoir
indiqué un nouveau domaine d'investigation pour les sciences sociales qui,
s'il fallait le nommer, pourrait s'intituler
de l'exploration du devenir des arrangements entre l'humanité et la matière
dans l'histoire. Cette orientation de ses
travaux nous entraîne au cœur de l'instauration des frontières à partir desquels des
groupements humains s'orientent dans le
monde, s'autorisent des alliances ou, au
contraire, les bannissent de leur monde.
La thèse qu'il défend est élaborée à partir
de l'hypothèse de l´ensemencement réciproque des idées et de la matière dans
la constitution des états de nature et de
société et fait, par conséquent, implicitement le pari que la dynamique qui profite
à l'engendrement des états de nature et de
culture et à leur diversité procède d'une
« hiérarchie enchevêtrée » entre représentations et réalisations. Selon cette
lecture, les états de nature et de culture
sont le produit d'une rencontre non programmée entre deux ordres de réalité, le
domaine du virtuel et de l'imaginaire et
le domaine du présent et du concret, qui
s'affirme avec l'espèce humaine. Il faut
préciser, ici, que Serge Moscovici inscrit
sa recherche dans le domaine anthropologique et limite, par conséquent, son cercle de validité à l'histoire humaine de la
nature : il n'a pas la prétention d'éclairer
la constitution des états de nature avant
l'intervention de l'homme. La délimitation de son étude est même plus précise
que cela puisqu'il s'en tient à l'avènement
de la modernité. De ce point de vue, la
recherche de Serge Moscovici est bien
Une controverse à l’époque de la modernité réflexive
d'inspiration sociologique et moderne; et
il va sans dire qu'il semble adhérer à la
distinction entre l'humanité et la matière
grâce à laquelle la dynamique qu'il décrit
est possible. Cette distinction est un préalable à la rencontre et à l'ensemencement
réciproque de l'humanité et la matière qui
profitent à la diversité et à l'ouverture du
monde. Serge Moscovici est l'auteur d'un
récit fondateur de la modernité au centre
duquel l'humanité et la matière sont engagées, pour le meilleur et pour le pire, dans
une relation créatrice.
L´humanité et la matière se rencontrent
et s´informent mutuellement : il s´ensuit la
métamorphose réciproque de l'une et de
l'autre. L´humanité se révèle au contact
de la matière et réciproquement. Elles se
transforment au contact l'une de l'autre, de
sorte que s'il existe différents état de nature
et de culture, il existe également différents
états de l´humanité et de la matière. Bien
que fluctuants, les deux pôles demeurent
néanmoins distincts, attachés à des identités différentes. L'humanité et la matière
adviennent à d'autres contenus, à d'autres
fonctionnalités avec un différentiel qui
persiste. Tout se passe comme si la matière
était toujours en retard par rapport à l'humanité, comme si elle exprimait le passé
de l'humanité, la mémoire des états qu'elle
avait traversés. Ce sont là des interprétations qui prennent appui sur la succession
qu'il décrit, qui opère par transmission,
voire par quasi filiation entre l'humanité
et la matière, de sorte que l'écart semble
autant tenir d'un décalage temporel que
d'une différence de nature. C'est le langage
et la permanence du vocabulaire qui fige la
distinction et entretient l'illusion que nous
sommes toujours en présence des mêmes
réalités et des mêmes contenus, dans la
réalité concrète de leur rencontre, l'humanité et la matière sont moins stables qu'il
n'y paraît. Ce sont des réalités fuyantes,
plus entremêlées qu'il n'y paraît. Le langage biaise la perception que nous avons
du monde : il instaure une fixité en dépit
de contenus variables et entretient une
impression de séparation là où des relations plus subtiles peuvent effectivement
avoir lieu2. La frontière, comme toujours,
est créatrice d'ambivalences : elle sépare
et unit3. La distinction est inscrite dans les
mots, elle n'est pas aussi consistante dans
les faits : les contenus assortis à l'humanité
et à la matière fluctuent au grè de leurs
arrangements et du temps…
Cette thèse, qui par certains aspects est
inspirée du matérialisme historique, rompt
avec le déterminisme de la nature et ouvre
la voie aux scénarios constructivistes qui
raisonnent à partir de relations fluctuantes
entre des motifs naturels et des motifs
culturels instables du point de vue de leur
impact sur le devenir. Les corps naturels
et culturels4 ainsi engendrés procèdent
d'une rencontre dont il est impossible de
prédire les formes a priori. Les relations
ne sont plus asymétriques et hiérarchiques
parce que prédéterminées par des identités établies, elles sont enserrées dans
des configurations mouvantes qui confèrent aux entités impliquées des valences
variables. Les caractéristiques des entités
engagées dans l'établissement des humains
et des non humains, dans la constitution
des états de nature et de société, sont
le résultat d'ajustements provisoires et
variables. Cette approche contribue à la
réhabilitation de l'histoire dans les sciences naturelles et des actants non humains
dans les sciences humaines. Elle constitue
un préalable à la réception des approches
plus constructivistes du monde et des établissements humains (Callon, Lascoumes,
Barthe, 2001 ; Latour, 1991)5.
L'anthropologie
symétrique et la
généralisation de la
thèse de l'hybridation
■
La généralisation de la thèse de
l´hybridation, à travers la réception des
travaux du Centre de Sociologie de l'Innovation de l'École des Mines, notamment, confère une actualité à la thèse de
Serge Moscovici et permet de lui rendre
hommage. Le succès de l'anthropologie
symétrique offre enfin une arène publique à cette thèse, qui n'a pas connue la
discussion qu'elle méritait à l'époque de
sa parution, faute d'intérêt et, de ce que
de nos jours on qualifierait de concernement6. C'est également l'occasion, pour
moi, de revenir sur certains points obscurs
de la théorie et de mettre à l'épreuve mes
interprétations.
Outre le reproche qui lui a été fait
de sous-estimer le jeu des dynamiques
physiques, chimiques, biologiques dans
l'engendrement des états de nature (Lenk,
1984), un autre malentendu dont la thèse
139
est passible, tient à la présentation chronologique des états de nature que Serge
Moscovici s'est employé à décrire à travers la rétrospective de l´histoire occidentale des sciences et des techniques
qu'il propose. Pour Klaus Eder (1988),
notamment, cette lecture linéaire répond
implicitement à une vision évolutionniste
du monde qui entre en contradiction avec
le paradigme qui sous-tend la thèse de
l'engendrement non programmé des états
de nature et de société. Ces deux griefs
condamnent, pour le premier, l'excès de
constructivisme de Serge Moscovici et,
pour le second, les vestiges d'un attachement au matérialisme et à l'approche
naturaliste selon laquelle la rencontre
entre l'humanité et la matière suivrait
des voies programmées. Cette réception contrastée de l'Essai sur l'Histoire
Humaine de la Nature rend compte de la
tension qui la traverse : elle est le terrain
d'affrontement de deux paradigmes en
compétition. Cet affrontement est présent
au cœur de la thèse et du texte, et dans
son environnement, c'est-à-dire dans la
société au sein de laquelle il circule. L'essai est donc au cœur d'une controverse,
latente à l'époque de sa parution7, que
la réception des thèses sur l'hybridation
actualise de nos jours.
Si les griefs énoncés sont partiellement
justifiés, tant il est vrai que la dynamique dans laquelle semble entraînée cette
Histoire Humaine de la Nature, semble
programmée et non programmée à la fois,
plutôt que d'en faire le reproche à l'auteur,
il me semble, plus judicieux de lire cette
ambivalence comme l'expression d'une
tension que les modernes avaient tenté
d'occulter et qui revient en force avec la
thèse de la modernité avancée (Akoun,
1995). Cette dernière se caractérise par
l'affirmation d'un régime de contingence
que Niklas Luhmann avait défini par une
double négation, et que Jacques Monot,
avant lui, avait défini par une double affirmation dans son traité Hasard et Nécessité.
Ce qu'il nous est donné à penser, dans les
deux cas, c'est que l'affranchissement par
rapport à un programme n´équivaut pas
pour autant à la négation de l´existence de
contraintes, et à l´affirmation d´un régime
de totale liberté et d´arbitraire absolu.
Il s´agit plus précisément de reconnaître
que le monde, dans ses manifestations,
prend des chemins imprévisibles qui n'en
sont pas pour autant inintelligibles. En
s'inscrivant dans le paradigme de la contingence, on s'interdit de céder à deux
tentations exclusives : celle du naturalisme
et du constructivisme. La réhabilitation du
sens comme actant du devenir ne doit pas
conduire au déni d'autres actants que, par
souci de classification et d´identification,
on peut situer du côté de la matière.
J'en viens ainsi à des préoccupations
plus personnelles : aux questions que la lecture de l´essai de Serge Moscovici m'avait
inspirées et qui étaient restées en suspens,
faute de pugnacité de ma part, sans doute,
et faute d'interlocuteurs suffisamment concernés par cette recherche, également8.
Bien que « bon public » parce qu'acquise
à cette thèse, j'achoppais, cependant, sur
certains points et demeurais perplexe
quant à la dynamique qui sous-tend ce
récit et au couple dont elle se nourrit. La
thèse de Serge Moscovici, comme cela a
été mentionné à plusieurs reprises, repose
sur une relation créatrice de mondes entre
l'humanité et la matière, dont l'humanité
et la matière ressortent transformées. Bien
que fluctuants, ces deux pôles demeurent
néanmoins distincts, attachés à des identités différentes. L'ambiguïté ou ambivalence de cette proposition est réactivée par
la critique de la constitution des modernes
par Bruno Latour. Ses réflexions me plongent à nouveau au cœur de ce paradoxe
dont Serge Moscovici joue, en effet. Son
ambiguïté tient à son attachement à la différence entre l'humanité et la matière dont
il ne cesse de nous montrer la factivité et
de nous annoncer la dissolution. Pourquoi
Serge Moscovici fait-il cela ?
Pourquoi Serge Moscovici n'aborde-til pas plus explicitement le paradoxe qui
sous-tend sa construction à mesure que la
distinction fondatrice dont il use s'avère de
plus en plus ténue ? Cette question taraude
d'autant plus le lecteur attentif de l'Essai
sur l'Histoire Humaine de la Nature que le
livre dans sa progression converge vers un
bouleversement de notre constitution. Le
lecteur en sort troublé, moins assuré qu'au
début, indécis quant aux contenus de la
matière et de l'humanité, mais étonnemment éclairé quant à la signification de la
nature. La nature renvoie à des habiletés
et à des compétences : celles dont l'humanité et la matière associées parviennent
à se doter réciproquement. Comment ne
pas dire plus explicitement que la nature
n'est pas innée, mais un processus d'acquisition de compétences et de qualités ?
Rien de surprenant, par conséquent, que
l'humanité et la matière ne cessent de se
transformer au cours de cette histoire, et
avec elles les états de nature et de société… Mais faut-il pour autant, parce que
ces catégories perdent de leur fixité, de
Paul Pouvreau, Paysage, photographie couleur, 1997, coll. FRAC Alsace, Sélestat
140 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
Florence Rudolf
leur ancrage, les abandonner ? Si oui, par
quelles autres distinctions, plus pertinentes les remplacer ? Et si non, comment en
justifier le maintien ? Serge Moscovici ne
formule pas cette question. Il ne l'évoque
pas plus qu'il ne précise à quelle différence
«robuste» tient, envers et contre tout, la
distinction qu'il cultive ! On ne sait pas,
par conséquent, ce qu'il pense de la différence entre l'humanité et la matière. S'il
les envisage comme des entités intrinsèquement différentes, c'est-à-dire ouvertes
jusqu'à un certain point, mais ontologiquement distinctes ou comme une différence
temporelle, c'est-à-dire comme des états
qu'un différentiel temporel distingue. Une
chose est certaine, c'est qu'au terme de son
histoire, Serge Moscovici se positionne
clairement par rapport à la vocation de
l'humanité qui plus que jamais, à l'époque de la nature cybernétique, est investie
d'une responsabilité quant aux orientations
des états de nature et de la société dans un
monde soumis à un régime d'incertitude
généralisée9.
Retour sur la critique
du « grand partage »
effectué par les
modernes et discussion
de ses limites
■
Avec le recul enrichi de lectures consacrées à l'opposition entre nature et culture,
dont celle proposée par Philippe Descola
(2001), il me semble qu'en dépit des convictions intimes de Serge Moscovici, sur
lesquelles je ne peux me prononcer, Serge
Moscovici a au moins une «bonne» raison
de conserver cette distinction c'est qu'elle
lui permet de penser. Et s'il venait à s'en
priver, qu'adviendrait-il de la dynamique
qui anime son récit ? Bien sûr, il pourrait,
à l'instar d'autres qui l'ont tenté, depuis,
chercher des substituts et fonder sa thèse
sur des actants d'un nouveau type dont la
rencontre engendrerait de l'inédit ? Présentée de la sorte, on se donne la possibilité
de voir que l'enjeu de cette distinction ou
d'une autre, dans le contexte précis de la
thèse de Serge Moscovici, c'est de défendre le paradigme des causalités enchevêtrées contre le paradigme de la causalité
linéaire. Et de défendre, par conséquent,
la production non programmée et non
prévisible d'états de nature et de société
Une controverse à l’époque de la modernité réflexive
sans abandonner pour autant la conviction
des modernes selon laquelle le monde est
intelligible. À le considérer plus attentivement, le récit de Serge Moscovici poursuit une intention assez subtile, inscrire
une déviation dans le récit fondateur des
modernes : réhabiliter une interprétation
qui s'était un peu égarée en route. En bref,
retrouver la gémellité de la modernité10.
Si l'anthropologie symétrique a permis
un retour à Serge Moscovici ; le détour par
Serge Moscovici sert à présent la réception
des thèses de l'hybridation, dont Bruno
Latour reste, pour moi, le principal instigateur. Les observations faites précédemment, à propos de l'Essai sur l'Histoire
Humaine de la Nature, mettent nos sens
en alerte et attisent la vigilance à l'égard
des postulats de l'anthropologie symétrique. Ce projet peut s'entendre au moins
de deux façons. Il invite à des interprétations divergentes selon qu'on le lit, comme
Bruno Latour s'y emploie avec beaucoup
de passion, comme une critique de la constitution des modernes ou, de façon plus
modérée, comme une tentative de réhabilitation de l'ambivalence de la modernité. Dans ce dernier cas, la référence à
la symétrie peut être comprise comme un
clin d'œil à la causalité enchevêtrée. Mais
laissons ici cette pente qui nous ramène
davantage au projet de Serge Moscovici, il
me semble, pour suivre le fil de la première
interprétation qui s'applique à enterrer la
constitution des modernes.
Plus sérieusement, la « liquidation » de
ce que j'ai appelé une distinction « primaire » ou « fondatrice » des modernes
soulève la question de son remplacement.
Ce dernier ne se pose pas simplement en
termes de troc d'un vocabulaire pour un
autre, mais en termes de récit constitutif,
d'univers symbolique. À quel nouveau
récit Bruno Latour cherche-t-il à nous
convertir ? Les cosmopolitiques, dont Isabelle Stengers est l'instigatrice, pourraient
être une piste. L'auteur a compris l'urgence
d'accompagner les discussions sur la distinction entre nature et culture par une
réflexion sur le monde dans lequel nous
voulons vivre et par un questionnement
pratique du type : « Comment pourrons
nous vivre ensemble ? ». Le séminaire qui
s'est tenu cet été à Cerisy sur ce thème
atteste de l'état de la recherche autour
de ces questions : il est vif. C'est donc
une excellente raison pour participer et
s'enthousiasmer, sans adhérer pour autant
aux propositions et céder à la tentation
de faire corps avec les idées en poupes.
L'argument des témoins récalcitrants fait
ici son effet : la recherche a besoin qu'on
lui offre résistance pour avancer et se
mettre à l'épreuve. Je le fais d'autant plus
volontiers qu'il me semble que le récit
fondateur de la modernité, tel qu'il est
réinterprété par Serge Moscovici, permet
de légitimer les réformes et les pratiques
auxquels les protagonistes de l'hybridation
aspirent. Je m'attacherai, par conséquent,
à modérer cette radicalité et à plaider pour
une approche plus précautionneuse, moins
pressée d'en finir avec la constitution des
modernes. Je m'appuie également, pour
cela, sur les réflexions de Philippe Descola
qui me sont très précieuses, dans ce débat,
parce qu'elles rappellent que la production
de distinctions est une activité récurrente
des humains. En abordant la question de
ce point de vue, le différend intergénérationnel qui opposent les modernes de la
« deuxième » modernité à leur ancêtres de
la « première » modernité n'apparaît plus
comme une monstruosité, mais comme
une banalité, si j'ose dire. En restituant
cette pratique par rapport à d'autres cultures, Philippe Descola montre, en effet, que
le « grand partage » est un mode d'organisation du monde parmi d'autres.
Je rappelle, brièvement, que pour
Bruno Latour le « grand partage » qu'opèrent les modernes, c'est-à-dire l'opposition entre nature et culture, qui se décline
en une série d'oppositions dont celle qui
oppose les faits aux valeurs, condamne la
démocratie à l'inachèvement, voire à une
mascarade. Le naturalisme, qui caractérise les modernes, est une curiosité car il
revient à dénier l'existence de l'imbrication
entre les humains et les non humains. Il
entretient l'illusion selon laquelle les deux
univers pourraient cohabiter et coexister
spatialement et dans le temps sans s'influencer. Comme s'ils pouvaient être en
co-présence sans être affectés par cette
proximité. Alors que les autres cultures
reconnaissent non seulement l'existence
de réseaux entre humains et non humains
et qu'elles en contrôlent les modalités,
les modernes s'exposent, en en déniant
l'existence, à la prolifération de n'importe
quelle association d'humains et de non
humains et se privent de les canaliser. Le
constat qui s'impose dans cette perspective
est le suivant : en occultant l'imbrication
constante de la nature et de la culture, les
141
modernes s'exposent à l'intrusion croissante de nouvelles associations qui ne
cessent de bousculer les arrangements qui
prévalaient jusqu'à l'intrusion de nouvelles configurations. Le changement social
s'effectue sous le coup des irruptions des
associations entre humains et non humains
qui s'opèrent dans le secret des univers
d'initiés des laboratoires modernes,
notamment. Le « grand partage » qu'instituent les modernes est une illusion, pire
une mystification démentie pas l'irruption
croissante des hybrides dans les mondes
vécus. Cette lecture ne se confond pas
avec un plaidoyer en faveur de la restauration de l'ordre ancien, en vertu duquel les
associations entre humains et non humains
sont fixées par la constitution, mais en
faveur de l'institutionnalisation d'instances
de sélection des candidats à la formation
de nouveaux réseaux et, donc, à la participation à notre monde. C'est en réaction,
par conséquent, à la « libre » prolifération
des associations et des hybridations en
dépit de toute régulation démocratique de
leur production que Bruno Latour fustige
la constitution des modernes. Le « grand
partage » éclaire un problème récurrent
des travaux consacrés à la démocratisation
des sciences et des techniques à notre
époque (Beck, 1986 ; Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Latour, 1991, 1999 ;
Rudolf, 2003 ; …).
Je reviens, pour finir, à l'enseignement
de Philippe Descola et à l'apport substantiel qu'il apporte dans cette controverse.
En rappelant que toutes les cultures instituent des distinctions qui garantissent un
ordre et le légitiment, Philippe Descola
permet de dépasser la rupture, instituée
par les modernes, entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes. C'est
un premier aspect qu'il convient de souligner. La reconnaissance que les modernes
ne dérogent pas à un invariant anthropologique selon lequel toutes les cultures se
constituent à travers la structuration d'un
monde qu'elles tentent de préserver, est
une autre façon de remettre les modernes
à leur place. Comme Bruno Latour, il
conteste leur prétention à faire exception,
à introduire dans le monde un évènement
qui marque une rupture radicale dans l'histoire de l'humanité, mais sans se positionner de manière normative par rapport à
leur constitution. Philippe Descola ne se
place pas sur le terrain de l'évaluation
objective et normative de la constitution
des modernes. Il ne leur oppose pas qu'ils
n'ont jamais été modernes : il réfute leur
prétention à l'universalité au nom duquel
ils entretiennent un sentiment d'exception.
L'universalité dont les modernes se réclament est celles de toutes les cultures : elle
a trait à l'aptitude des cultures à construire
des mondes cohérents et solides qui reposent sur des distinctions auxquelles elles
adhèrent. Leur commune humanité avec
d'autres les contraint et les oblige d'une
toute nouvelle façon par raport aux autres
constitutions. Leur découpage en est un
parmi d'autres : il est un arrangement
à propos duquel il faudra se demander,
avec Isabelle Stengers (Stengers, 199697), notamment, comment il va pouvoir
se présenter à d'autres constitutions et
s'accommoder avec elles. Cette préoccupation équivaut à s'interroger sur la
coexistence du naturalisme avec d'autres
arrangements, sur son caractère exclusif
ou non. S'il est susceptible de se présenter
et de cohabiter avec d'autres fondations,
alors le naturalisme ne devrait pas être
fondamentalement plus inacceptable que
d'autres constitutions.
Conclusion
■
Le détour par Philippe Descola et Isabelle Stengers montre bien que l'enjeu du
débat n'est pas tant la validation objective
des distinctions pour lesquelles les corps
culturels optent pour leurs constitutions,
mais de leur cohabitation éventuelle. Si,
comme le remarque Philippe Descola, la
production de distinctions est une activité récurrente des humains, le rejet d'une
constitution ne peut être motivé par le
recours à l'argument selon lequelle elle
opère des découpages et des partages, mais
par la mobilisation d'autres considérations,
comme le fait d'être trop exclusive, par
exemple. On pourra, comme Niklas Luhmann nous y invite, par exemple, plaider
pour une approche polycontextuelle, c'està-dire qui multiplie les distinctions afin
d'élargir les points de vue sur le monde,
mais cette nouvelle licence opposera un
frein supplémentaire à la légitimité de la
condamnation de certaines distinctions.
Dans ce contexte, seul le constat d'exclusivité ou d'ineptie d'une distinction pourra,
éventuellement, porter un discrédit sur son
recours. On remarquera, dans la continuité
142 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
de cette discussion, que la condamnation de l'exhaustivité est une figure relativement nouvelle de la modernité. Cette
dernière semble s'affirmer avec le régime
de la modernité avancée et, notamment,
dans le récit de Serge Moscovici. L'interprétation qu'il propose semble répondre,
très précisément, à cet objectif : à savoir
veiller à ce que d'autres voies que celles
tracées par les modernes, au nom de leur
universalité, soient également possibles.
Cette reconnaissance n'est pas seulement
bornée par l'aptitude des modernes à intégrer dans leur constitution la possibilité
d'autres constitutions, elle est également
conditionnée par la capacité des autres
constitutions à intégrer cette éventualité.
L'enjeu est de taille et la réalisation délicate car elle dépasse la simple intention
et nécessite un effort de traduction réciproque sans porter atteinte au cœur des
identifications respectives.
J'avancerai un dernier argument en
raison duquel je défends, contre Bruno
Latour, la légitimité du découpage des
modernes au côté du totémisme, de l'animisme ou de l'analogisme. Mon plaidoyer
n'est pas seulement animé d'un sentiment
d'équité mais fondé sur une déduction
logique. Lorsque Philippe Descola remarque que toutes les cultures produisent des
distinctions et se donnent une constitution, non seulement il reconnaît la différence anthropologique, mais il travaille
à partir d'elle et s'en sert constamment.
Cette observation n'est-elle pas, in fine,
la meilleur concession qu'on puisse faire,
sinon à l'argument ontologique, en tout cas
à la légitimité de la distinction entre nature
et culture ? Bruno Latour, en personne,
ne parvient pas vraiment à échapper à ce
cadrage, car la distinction entre humain
et non humain réintroduit la série qu'il
tente d'abandonner ! L'invariant, dont nous
entretient Philippe Descola, apporte une
réponse à la question de ce qui, dans l'essai
de Serge Moscovici, résiste à l'abandon
de la distinction entre l'humanité et la
matière. Ce qui résiste, me semble-t-il,
à l'effacement de la différence entre l'humanité et la matière, c'est que l'humanité,
contrairement à la matière et aux non
humains, n'est pas indifférente aux différences. Elle s'enflamme pour les variations de sens : elle attache des qualités,
des couleurs, des valeurs, des émotions,
des sentiments, des odeurs, et même des
intentions, parfois, à des mots et à des
Florence Rudolf
Une controverse à l’époque de la modernité réflexive
œuvres humaines et non humaines … Elle
est concernée par les univers sémantiques
alors que la matière et les non humains ne
semblent pas pareillement impliqués dans
ce type de combats et de concernement.
Même la matière dite intelligence, c'està-dire douée de programmes qui lui permettent d'effectuer des opérations proches
de la pensée et du classement humains,
semble se limiter à des tris … Elle n'a
pas d'opinion sur une question, pas de
préférences. Elle ne se nourrit pas des
passions. Au bénéfice du doute, j'aimerais
tempérer cet élan pour me préserver contre
la tentation de dénier à d'autres entités ce
que je réserve à l'humanité. C'est à une
précaution de ce type que la controverse
discutée ici pourrait inciter les modernes :
ne pas exclure a priori11…
Au terme de ce parcours de la mise à
l'épreuve du couple nature, culture avec
l'avènement et l'affirmation d'un nouveau
régime de la modernité, on constate que
l'enjeu de la controverse n'est pas très clair.
Chacune des positions tente, en affaiblissant les arguments des autres, de renforcer
les siens. Parmi ces offensives, il faudrait
parvenir à évaluer, les "étages" impliqués
par la controverse, de sorte à comprendre
les enjeux des oppositions. S'agit-il de
luttes politiques, au sens où ce sont des
visions de l'être ensemble qui sont visées,
ou de conflits de reconnaissance ? S'agit-il,
pour conclure par la distinction entre nature et culture que propose Serge Moscovici,
de conflits centrés sur des constitutions
distinctes, ou de conflits centrés sur la
répartition des biens et des richesses ?
Paul Dumouchel, Jean-Pierre Dupuy (éds), L'autoorganisation: de la physique au politique, Colloque de Cerisy, Seuil, Paris, 1989.
Norbert Élias, La société des individus, Fayard, Paris,
1991.
Robert Jaulin, Exercices d´Ethnologie, PUF, Paris,
1999.
Bruno Latour, Nous n´avons jamais été modernes.
Essai d´anthropologie symétrique, Découverte,
Paris, 1991. Politiques de la Nature. Comment
faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, Paris, 1999.
Niklas Luhmann, Beobachtungen der Moderne, Westdeutscher Verlag, Braunschweig, 1992.
Edgar Morin, De la méthode, Seuil, Paris, 1977,
1980.
Serge Moscovici, Essai sur l´Histoire Humaine de la
Nature, Flammarion, Paris, 1977.
Florence Rudolf, L'environnement, une construction
sociale. Pratiques et discours sur l'environnement
en Allemagne et en France, Presses Universitaires
de Strasbourg, 1998.
Florence Rudolf, « Niklas Luhmann: une théorie de la
vie adaptée à la société », Sociétés n° 43, Dunod,
Paris, 1994, p. 17-28.
Florence Rudolf, « Deux conceptions divergentes de
l'expertise dans l'école de la modernité réflexive »,
Cahiers Internationaux de Sociologie. Faut-il une
sociologie du risque ?, PUF, Paris, Volume CXIV,
Janvier-juin 2003, p. 35-54.
Georg Simmel, « Pont et porte », La Tragédie de
la culture et autres essais, Rivages, Paris,
p. 161-168.
Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, La découverte,
Paris,1996, 1997.
Isabelle Stengers, L'invention des Sciences modernes,
La découverte, Paris, 1993.
Bibliographie
Notes
André Akoun, « Modernité et post-modernité »,
Sociétés. Autour de Giddens, Dunod, Paris, n° 48,
p. 147-148.
Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur
l'organisation du vivant, Seuil, Paris, 1979.
Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine
andere Moderne, Surhkamp, Frankfurt/Main,
1986.
Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe,
Agir dans un monde incertain, PUF, Paris, 2001.
Philippe Descola, « L'anthropologie et la question de la nature », M. Abélès, L. Charles,
H.-P. Jeudy, B. Kalaora (s. d.), L'environnement
en perspective. Contextes et représentations
de l'environnement, L'Harmattan, Paris, 2000,
p. 61-83.
1. Serge Moscovici, Essai sur l´Histoire Humaine
de la Nature, Flammarion, Paris, 1977.
2. Sur ces effets statiques du langage, voire
également Norbert Élias, La société des individus, Fayard, Paris, 1991.
3. Georg Simmel, «Pont et porte», La Tragédie de la
culture et autres essais, Rivages, Paris, 161-168.
4. Cette formulation s´inspire des travaux de
Robert Jaulin, Exercices d´Ethnologie, PUF,
Paris, 1999.
5. Bruno Latour, Nous n´avons jamais été modernes. Essai d´anthropologie symétrique, Découverte, Paris, 1991.
Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick
Barthe, Agir dans un monde incertain, PUF,
Paris, 2001.
6. Le concernement vient de l'Allemand
Betroffenheit qui signifie être touché et concerné. L'importance de ce concept tient à
l'hypothèse selon laquelle l'adhésion à une
mobilisation collective serait tributaire d'une
mise en mouvement des affects. Comme si
l'engagement dans une affaire publique était
fonction de cet état que l'on peut appeler le
concernement.
7. Il est intéressant de noter que la publicisation de la thèse par la controverse a lieu
en Allemagne.
8. Cette observation permet d'illustrer, au
passage, la force d'un collectif dans les
transformations sociales. Sans l'appui
d'autres susceptibles de relayer des questionnements, nous sommes bien vulnérables et enclins à «baisser les bras». Sans
doute est-ce le sens de ce qu'Isabelle Stengers qualifie de témoins versatiles… Nous,
les humains, ne sommes pas des témoins
fiables, robustes et récalcitrants. Nous
sommes des faux et mauvais témoins, par
excellence !
9. L'humanité doit enfin se confronter au
gouvernement de la nature. C'est-à-dire,
si on retraduit dans le langage de Bruno
latour, qu'elle doit se préparer à gérer les
réseaux constitués par des humains et des
non humains ux compétences instables.
10. «La modernité n'est pas réductible au seul
moment de son illusion lyrique. Elle ne
peut être privée de son autre versant, le
temps du désabusement, (…). La vérité
est que, si nous définissons la modernité comme "ce moment où l'homme se
réapproprie le monde, se désigne comme
source unique du sens et fondement des
pouvoirs auxquels il se soumet", nous
devons, en même temps la définir comme
ce moment où il découvre également ce
qu'il chercher à se voiler, "cette finitude en
lui qui lui rappelle qu'il n'est pas un dieu,
s'il n'est pas de dieux et qu'il n'est pas son
maître, s'il n'est pas de maître",…» André
Akoun, «Modernité et post-modernité»,
Sociétés. Autour de Giddens, n° 48, 1995,
p. 147-148.
11. Cela me conduit à évoquer, au passage
et pour conclure sur ce point, un auteur
auquel mes pensées vont souvent. Je pense
à Niklas Luhmann pour lequel l'ultime
différence, la différence «robuste», si je
puis m'exprimer ainsi, c'est la sensibilité
au sens.
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