K_ Bruno Ecriture et plurilinguisme

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K_ Bruno Ecriture et plurilinguisme
Voix plurielles 8.1 (2011)
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ÉCRITURE ET PLURILINGUISME DANS TRAVERSÉE DE LA MANGROVE
DE MARYSE CONDÉ
Kimberley A. Bruno, Université de Western Ontario
Résumé
L’hétérolinguisme dans le texte littéraire et le fait plurilinguistique sont, non seulement
des caractéristiques fondamentales des écritures francophones, mais constituent des paradigmes
importants pour la description des effets de langue qui fondent ces écritures. Les réflexions
proposées ici visent à étudier les modalités d’inscription et la signification du fait
plurilinguistique dans le roman Traversée de la mangrove de Maryse Condé.
Les réflexions proposées ici visent à étudier les modalités d’inscription et de signification
du fait plurilinguistique dans le roman Traversée de la mangrove de Maryse Condé. Nous
proposons que malgré le fait que Traversée de la mangrove soit écrit, principalement, en
français, plusieurs indices signalent aux lecteurs que les personnages et le narrateur emploient
des langues et des niveaux de langue autres que le français standard du texte. L’analyse prend en
compte essentiellement les paradigmes de l’hétérolinguisme et de la transposition
hétérolinguistique mis au point par Rainier Grutman et Laté Lawson-Hellu. Le fait
hétérolinguistique implique une conception de l’écrivain bilingue ou multilingue, de son rôle, et
du choix de langue et du niveau de langage. Cette étude propose de relever ces éléments
plurilinguistiques afin d’aboutir à une formule qui soit représentative de ce fait dans le texte. En
plus, l’analyse examinera comment les paradigmes du plurilinguisme et de l’hétérolinguisme
contribuent à élucider la question de la quête identitaire des personnages dans Traversée de la
mangrove.
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Le cadre théorique
Traversée de la mangrove est le produit de plusieurs facteurs et situations linguistiques,
par exemple ceux auxquels fait face l’écrivain bilingue, ainsi que celui des forces sociales en jeu
dans le contexte dans lequel il vit et écrit. Examinons d’abord la situation de l’écrivain, Maryse
Condé, dans la production d’un texte plurilinguistique. Dominique Combe propose que l’écrivain
bilingue1, malgré ses efforts pour maintenir un certain unilinguisme à l’égard du français
standard dans son écriture, est affecté par les facteurs externes : « Au-delà de la maîtrise
linguistique, interviennent des facteurs sociaux, psychologiques, philosophiques profonds qui
touchent aux relations de l’individu tout entier avec la culture et la pensée véhiculées par une
langue » (44). Selon Combe, il est inévitable que l’écrivain soit marqué par la culture et sa
relation avec la ou les langues parlées dans sa société. Combe suggère qu’il est fort probable que
l’écrivain bilingue réserve une place privilégiée à sa langue maternelle : « A fortiori lorsque le
français n’est pas qu’une langue seconde, même parfaitement maîtrisée, acquise à l’école et dans
la vie sociale, tandis que la langue maternelle, orale par nature, est réservée à l’expression des
émotions primordiales, qui remontent aux origines de la mémoire inconsciente du sujet » (45).
On verra au long de l’étude que la langue maternelle destinée « à l’expression des émotions
primordiales », n’est pas un mélange du français et du créole, mais simplement le créole; bien
que les personnages passent aisément d’une langue à une autre, le créole est privilégié par Condé
et par ses personnages. La situation linguistique de l’écrivain influence sa production littéraire et
les langues employées dans son œuvre.
Le fait hétérolinguistique est aussi influencé par la fonction particulière de l’écrivain
francophone. Jean-Marc Moura note que cette fonction est celle de « passeur de langue » :
« L’auteur francophone est souvent un véritable passeur de langue dont la création maintient la
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tension entre deux (ou plus) idiomes et parfois même, dans le cas de l’interlangue, rompt la
norme linguistique afin de
se forger un langage propre » (78). Étant un « passeur de langue »,
l’écrivain francophone, dans ce cas Maryse Condé, est obligé de transmettre son œuvre en
français en même temps qu’elle transmet sa langue maternelle, qu’elle la passe aux lecteurs.
Ce qui nous intéresse surtout dans l’analyse textuelle de Traversée de la mangrove,
découle des théories de l’hétérolinguisme et du plurilinguisme littéraire. L’hétérolinguisme, tel
que Rainier Grutman l’a défini, est : « […] la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous
quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de
la langue principale » (Lawson-Hellu « Textualité » 3-4)2. Le fait hétérolinguistique représente
tous les mots, phrases, et expressions qui sont produits dans une langue autre que le français
« standard » dans une œuvre francophone. L’hétérolinguisme se manifeste sous des formes
visibles et non visibles dans les textes francophones, ce qui justifie notre recours au paradigme
complémentaire de la transposition. Dans son article, « Textualité et transposition hétérolinguistique dans le roman francophone : Pour une théorie générale du plurilinguisme littéraire »,
Laté Lawson-Hellu propose une définition de la transposition que nous reprenons ici dans son
intégralité :
Nous dirons donc que le principe de la transposition désigne, tout comme en
traduction, le « processus d’expression du contenu énonciatif d’une langue
d’origine, langue-source, dans une langue d’arrivée, langue-cible ». Elle se
distinguerait ainsi par exemple, de la « transcription », du fait du principe
d’identité-forme et contenu qui la caractérise et accompagne le passage de la
réalité transposée — paroles ou texte, de la langue-source à la langue-cible; dans
la cadre de la transcription, pour le dire ainsi, le passage d’un contexte —
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linguistique, par exemple — à l’autre, se fait, plutôt par un degré plus ou moins
élevé de symbolisation. Voici in extenso l’analyse que nous proposions dans sa
première formulation :
Dans les situations de contacts de langues, et donc de cultures, supposées par les
écritures francophones [par exemple] où il s’agit, pour les écrivains, de maintenir
des « spécificités » identitaires d’origines dans la langue d’écriture, langue
d’adoption pour la plupart, la transposition semble suffisamment indiquée non
seulement pour la description des « invariants » linguistiques et culturels
maintenus dans le passage d’une langue à l’autre, mais aussi pour rendre compte
d’un aspect présupposé par ce passage mais très peu — ou pas — présent dans le
discours critique, en l’occurrence, la ou les langues du personnage […]. Celui-ci
parle-t-il la même langue que celle de l’écriture? En parle-t-il une différente?
Parle-t-il celle de l’univers socioculturel et linguistique de l’écrivain, celle sousentendue par l’écriture, les langues nationales, par exemple, dans le contexte
africain post-colonial? Dans ce dernier cas, assez fréquent, où le personnage serait
ainsi locuteur de la langue atavique de l’auteur, de ses langues « maternelles »,
alors même que la prise en charge de cette locution se réalise en français, langue
du narrateur, pour ainsi dire, c’est-à-dire de l’écriture, par quels mécanismes cela
est-il rendu dans le texte produit? et par quelles modalités en rendre compte?
C’est dans ce contexte que se situe la pertinence de la transposition linguistique.
Dans le cas de la transposition, le résultat visible de l’opération est à même de
maintenir dans la langue d’arrivée toutes les charges sociales, identitaires, voire
normatives et symboliques de la langue d’origine (7-8).
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Il est essentiel de comprendre les subtilités de la transposition; le paradigme de la transposition
souligne l’importance d’une lecture soignée qui observe la complexité de la situation
sociolinguistique des personnages par rapport au(x) narrateur(s) et par rapport à l’écrivain.
L’écrivain francophone transpose dans son œuvre, en français, les expressions appartenant à une
ou plusieurs autres langues dans son texte. Les paradigmes de l’hétérolinguisme et de la
transposition mènent logiquement à la déduction que les textes qui incorporent ces éléments sont
des textes plurilingues. Lawson-Hellu explique ainsi le plurilinguisme et sa formule générale :
Tout texte de fiction fonctionne sur une base plurilinguistique (Pl), par la
combinaison d’une langue principale (Lx) qui s’adjoint par degrés visibles
(hétérolinguisme; Hl) ou non-visibles (transposition; THl) dans la matérialité du
texte, des langues autres (Lnon-x) que la langue principale, le résultat de cette
combinaison étant réparti à degré variable entre les instances énonciatives dans
la fiction, le narrateur et les personnages.
Cette loi générale (Pl) se formulera comme suit :
Pl = Lx + Lnon-x + Lx (Lnon-x) (11-2).
Le but de cette formule générale du plurilinguisme est de pouvoir répondre avec précision aux
questions : « Qui parle quelle(s) langue(s) dans le texte et comment? » et « Quel(s) discours
produits par qui, des narrateurs aux personnages, dans quelle(s) langue(s) et pourquoi » (17)?
Notre étude tentera de démontrer que Traversée de la mangrove est une œuvre plurilingue, et que
ce plurilinguisme contribue à créer une identité particulière pour les personnages du roman et
leur communauté.
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L’hétérolinguisme dans Traversée de la mangrove
Traversée de la mangrove est un texte qui contient des formes d’hétérolinguisme qui sont
facilement saisissables sans pour cela perdre de sa complexité linguistique. La complexité de
l’œuvre est, en partie, produite par le nombre de narrateurs, dix-neuf, qui créent déjà un texte
polyphonique — chacun avec son style linguistique, sa langue et son discours propre3. On
examinera les indices de l’hétérolinguisme — qui incluent les xénismes et les pérégrinismes —
ainsi que les indices de la transposition, ce qui nous permettra d’établir une formule
plurilinguistique du roman (5-6).
Dès le début du roman, en lisant Traversée de la mangrove, le lecteur est conscient des
nombreuses notes en bas de page que Condé inclut dans le roman. Ces notes représentent les
xénismes signalés. Par xénisme, il faut entendre selon Lawson-Hellu : « Un terme étranger qui
désigne une réalité inconnue ou très particulière et dont l’emploi s’accompagne, nécessairement,
d’une marque métalinguistique qui peut être soit une paraphrase descriptive, soit une note
explicative en bas de page quand il s’agit d’un texte écrit » (6). Le texte, Traversée de la
mangrove, contient plusieurs xénismes signalés, la majorité étant en créole guadeloupéen. Les
xénismes dans le texte offrent des indices et ajoutent de l’information concernant les
personnages et la situation de la communauté de Rivière au Sel. Par exemple, l’installation de TiTor Ramsaran, un hindou de parenté indienne, dans la communauté de Rivière au Sel provoque
chez les habitants une réaction hostile :
Quand Ti-Tor s’était installé, il y avait eu beaucoup de gens pour
s’offusquer et chanter méchamment :
« Kouli malaba
Isi dan
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Pa peyiw* »
* Coolie malabar (injurieux). Ce pays n’est pas le vôtre (TM 19).
Ce xénisme désigne au lecteur la langue partagée de la collectivité de Rivière au Sel, le créole
guadeloupéen. La collectivité de Rivière au Sel emploie le créole pour insulter, et pour exclure
les étrangers de la communauté. En plus, cette injure est une manifestation de l’enjeu racial dans
cette petite communauté et dénote la xénophobie qui existe parmi ses habitants. Dans un autre
exemple, Condé emploie le créole pour signaler aux lecteurs à la fois, la langue de Moïse ou
Maringoin le facteur, et pour souligner que Francis Sancher, l’étranger, ne comprend pas cette
langue, le créole guadeloupéen :
— Sa ou fè? Ola ou kaye kon sa*?
L’inconnu avait posé sur lui un regard d’incompréhension et Moïse […] avait
repris :
— Monte le soleil est chaud! Où vas-tu comme ça?
*Comment vas-tu? Où vas-tu? (31).
Ce « regard d’incompréhension » signale aux lecteurs que Sancher qui incarne l’énigme
identitaire par excellence dans le roman, ne comprend pas la langue courante du village, ce qui
mène les lecteurs à deviner qu’il n’est pas de cette région de la Guadeloupe. Enfin, le texte fait
usage du créole pour valoriser cette langue :
Même si je me résigne à ne pas savoir qui il était, Quentin, lui, mon fils,
n’en fera pas de même […] s’arrêtant dans chaque case, dans chaque masure,
dans chaque habitation pour demander :
— Ou té konnet papa mwen*?
*Tu connaissais mon père? (243).
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Mira indique que son fils, Quentin, aura comme langue maternelle, le créole ; pour elle, le créole
occupe une place privilégiée et elle veut le transmettre à la génération suivante. Les xénismes
signalés du texte ne sont pas là par hasard — ils transmettent des informations importantes
concernant les personnages, la race, la tradition et la culture de Rivière au Sel.
Il en est également ainsi des régionalismes ou des « guadeloupéanismes » dans Traversée
de la mangrove qui sont expliqués en français avec des notes en bas de page. Bien que les
expressions soient en français ou de base française, leur compréhension, sans note en bas de la
page, est limitée à ceux – les locuteurs – de la région, de la Guadeloupe. Le narrateur, par le
discours indirect libre dans le chapitre de « Moïse, dit Maringoin, le facteur », utilise plusieurs
« guadeloupéanismes » qui sont attribués au personnage de Moïse, par exemple :
[…] Moïse, fixé au moins sur un point, ce n’était pas un Guadeloupéen,
car même les négropolitains** qui depuis des années jaunissent ces phrases-là
veulent dire […]
**Antillais ayant longtemps vécu en « métropole », c’est-à-dire en
France (TM 31).
Ce « guadeloupéanisme » est représentatif de la langue régionale qui est inscrite dans Traversée
de la mangrove. Cette expression dénote un emploi des mots français ou de base française qui
représentent la réalité particulière à la Guadeloupe et qui restent incompréhensibles aux étrangers
sans notes en bas de page. Plus loin, on trouve des xénismes hindis présents dans le chapitre de
Sylvestre Ramsaran :
Les bouches pleines de colombo* […] Si par la suite Sylvestre était
devenu un hindouiste fervent, n’omettant ni samblamani**, ni divapali***
* Plat à base de curry.
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** Fête des morts.
***Fêtes de lumière (TM 142).
Sylvestre qui est le descendant des ouvriers agricoles indiens, Ti-Tor Ramsaran, continue la
tradition de la plantation comme agriculteur de bananes et de limes, et en tant que pêcheur
d’écrevisses. Ces xénismes sont fidèles à ses pensées, à sa situation culturelle et à sa position
dans la communauté de Rivière au Sel. Les xénismes sont transmis dans leur langue originelle
pour conserver la fidélité au personnage et à ses expériences ; ces expressions en hindi renforcent
l’identité culturelle des Ramsaran et leur altérité dans la communauté de Rivière au Sel.
Traversée de la mangrove incorpore également des pérégrinismes qui sont, dans la
définition qu’en propose Lawson-Hellu, « l’utilisation de certains éléments linguistiques empruntés à une langue étrangère, au point de vue des sonorités, graphiques, mélodies de phrase
aussi bien que des formes grammaticales, lexicales ou syntaxique, voire […] des significations
ou des connotations » (5). Les pérégrinismes non-signalés présupposent une certaine connaissance de la part du lecteur. Chaque exemple dans Traversée de la mangrove peut être saisi par
déduction du lecteur à partir du contexte de l’expression. Le chapitre narré par Man Sonson
incorpore deux pérégrinismes non signalés :
— Si je vous racontais! J’ai été médecin […] Et c’est ainsi qu’ils
se sont mis à m’appeler « Curandero » (TM 93).
— Comment va le corps, Man Sonson?
Je soupirais :
— Krazé, lent comme un cabrouet tiré par deux bœufs bien
fatigués de monter le morne de la vie (TM 93).
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« Curandero » et « Krazé » sont des emprunts de l’espagnol et du créole respectivement, mais
sans note en bas de page. C’est le contexte de ces expressions qui mène à la compréhension du
lecteur; « être médecin » facilite la compréhension de « Curandero » de la même façon, la
description du corps et la similarité typographique de « Krazé » et « écrasée » aide le lecteur à
saisir le sens de ces expressions sans explication. Cela signale que Man Sonson et Francis
Sancher ne sont pas limités dans leur choix de langue et qu’ils arrivent à se comprendre
mutuellement malgré leur emploi de langues variées — le français, le créole, et l’espagnol. Le
Chapitre de Loulou offre le seul pérégrinisme en latin du texte : « Il y a bien des fleurs cultivées,
des arums, des orchidées, spathogtollis plicata surtout […] » (TM 127). Le mot latin dans ce
passage est facilement déchiffré comme signifiant une espèce précise d’orchidée à cause du
contexte de la phrase. Pour les lecteurs, ce pérégrinisme non-signalé renforce l’idée que
l’horticulture n’est pas un passe-temps pour Loulou mais que Loulou est sérieux et expert dans
son domaine professionnel. Les pérégrinismes non-signalés obligent les lecteurs à faire plus de
travail, mais comme les xénismes, ils révèlent des facettes de l’identité des personnages.
En ce qui concerne les exemples de transposition littéraire, il faut dire que le principe luimême joue un rôle essentiel dans la configuration (pluri)linguistique du texte littéraire,
particulièrement du texte francophone; la transposition par sa définition même, implique
l’existence d’une langue autre que le français standard du texte francophone qui crée déjà un
texte plurilingue. Ainsi, pour Traversée de la mangrove, comme ce peut être le cas pour tout
autre texte francophone, cela implique que la « transposition » est tout énoncé qui est produit
dans une langue autre que le français, mais qui est « transposé » en français dans le texte.
L’identification de la transposition dans ce texte est alors dépendante du contexte et des divers
marqueurs typographiques, par exemple les guillemets. À la veillée pour Francis Sancher, où
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toute la communauté de Rivière au Sel est présente, le texte encadre de guillemets certaines
paroles dites par la collectivité.
« Il y a un temps pour tout; il y a un sous le ciel un moment pour
chaque chose. Il y a un temps pour naître et pour mourir; un temps pour
planter et un temps pour arracher ce qui a été planté; un temps pour tuer et
un temps pour guérir; un temps pour gémir et un temps pour sauter de joie.
Il y a un temps pour jeter des pierres et un temps pour les ramasser » (TM
23-4).
Nous avons déjà établi que la langue communautaire de Rivière au Sel est celle du créole et il
semble logique de déduire que ces paroles entre guillemets, prononcées par tout le monde, sont
produites en créole, mais transposées en français pour rendre la lecture plus aisée. Si ces paroles
avaient été produites en français, par exemple, il est fort probable qu’elles auraient été introduites
par le tiret usuel. Les guillemets dans cette citation encadrent des mots qui sont chargés
d’émotion; ceci constitue un exemple d’« émotions primordiales » évoquées par Dominique
Combe. Les guillemets ne sont pas réservés tout simplement à la voix collective, Condé en fait
aussi des usages précis, notamment pour ses personnages masculins4, et dans le contexte du
plurilinguisme et, plus précisément de la transposition. On peut concevoir cet usage des
guillemets comme un indice de la transposition. Le chapitre de Loulou débute avec un passage
entre guillemets :
« La reine d’Angleterre, Elizabeth II, sa couronne de diamants plantée
droit sur la tête, est assise au bout de la longue table rectangulaire, couverte de
fleurs de chez nous […]
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- Bravo! Désormais, vous serez notre fournisseur! By appointment to Her
Majesty Queen Elizabeth II…»
Depuis plus de trente ans, sitôt les paupières closes, Loulou faisait le
même rêve (TM 127-8).
Les rêves expriment des « émotions primordiales » et ne sont donc pas censurés ou médiatisés.
Ce sont des expressions spontanées qui se manifestent, la plupart du temps, dans la langue
maternelle. Cette citation, entourée de guillemets, apparaît dans la langue maternelle de Loulou,
le créole mais pour faciliter la tâche du lecteur, les paroles sont transposées en français standard.
Les paroles anglaises sont attribuées à un personnage anglais - ce qui est représentatif de la
« réalité » de la situation dans le rêve; l’usage de l’anglais dans son rêve indique que Loulou a
maîtrisé, ou au moins intériorisé cette expression. Cette expression précise est reconnue hors de
la sphère anglophone, car elle est un titre de noblesse. Ce rêve démontre à la fois la révérence
qu’à Loulou pour la reine Elizabeth et son désir d’avoir un très grand succès comme homme
d’affaires. Un autre exemple de guillemets se présente au début du chapitre de Cyrille, le
conteur :
« Yé krik, yé krak!
Mesdames, messieurs, je vous dis bonsoir : je vous dis bien le bonsoir. […] je me
suis retrouvé ici devant vous, pour vous raconter ce conte que, quand même, j’ai
eu le temps d’entendre chez eux. ‘Un jour, l’hyène, le singe et le lion…’ » (TM
161-2).
Cyrille attire l’attention des gens qui sont à la veillée pour leur raconter son histoire. Il est fort
probable que, dans son rôle de conteur qu’il consacre à la promotion et à la préservation des récit
de sa culture et de la langue natale, il s’adresse à son public dans la langue qui pourrait être
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comprise par tout l’auditoire – à savoir, le créole. Toutefois, ici encore, ses paroles sont
transposées du créole au français pour faciliter la compréhension du lectorat français. Les
guillemets dans Traversée de la mangrove semblent donc destinés à représenter des exemples de
transposition - de la voix collective, des rêves, des histoires, et tout énoncé lié à des émotions
primordiales. Ainsi est illustrée et étayée la notion proposée par Combe concernant l’écrivain
« bilingue » ou « plurilingue ».
Pour récapituler, le fait hétérolinguistique est présent dans le texte de Condé; il se
manifeste par les xénismes, les pérégrinismes, et par la transposition que signalent les guillemets.
Plusieurs langues se côtoient donc dans le texte - le français, le créole, les
« guadeloupéenismes », mais aussi l’anglais, l’espagnol, le hindi et le latin.
La formule du plurilinguisme dans Traversée de la mangrove :
Suivant le modèle proposé par Laté Lawson-Hellu, la formule qui représente le
plurilinguisme dans Traversée de la mangrove serait dès lors la suivante, avec Pl représentant la
configuration plurilinguistique du texte :
Pl = Lx + Lx1 + Lx(Lx1) + Ln1 + Ln2 + Ln3 + Ln4
Lx (langue principale) = le français
Lx1 = les guadeloupéanismes/régionalismes antillais
Lx(Lx1) = le créole en transposition
Ln1 = le hindi
Ln2 = l’anglais
Ln3 = l’espagnol
Ln4 = le latin
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Cette formule précise la situation linguistique dans le roman et met en lumière les éléments qui
contribuent au plurilinguisme du texte.
Les conséquences de l’hétérolinguisme pour l’identité des personnages
Le fait plurilinguistique ajoute une autre dimension à la quête identitaire ou à la
problématique identitaire posée par Traversée de la mangrove. L’analyse de la situation
linguistique mène ainsi à celle de la construction identitaire dans le texte. En ce qui concerne
cette dimension, la réflexion se limitera à trois personnages : Mira, Cyrille et Francis Sancher. Il
est essentiel d’établir qui parle quelle(s) langues1 et de répondre à la question pourquoi? Bien
évidemment, il ne s’agit pas ici de « limiter » l’identité des personnages à la langue qu’ils
parlent, mais la langue reste, malgré tout, un aspect fondamental de l’identité des personnages.
Deux chapitres sont intitulés « Mira », et chacun est narré par le même personnage : Mira
est une instance narrative intra-homodiégétique qui offre sa propre perspective sur sa relation
avec l’étranger Francis Sancher dans sa propre voix, et dans ses langues à elle. Dans son
discours,
Mira
a
recours
à
trois
niveaux
de
langues
parlées :
le
français,
« guadeloupéanismes » et le créole :
Il faut descendre à la Ravine après la tombée du soleil, quand l’eau est
noire, ici tranquille, trou noir sur le noir du néant, là courant, bondissant sur des
roches que l’œil ne distingue plus (TM 51).
Je me blottissais sous les feuilles de siguine géante*[…]
*Philodendron géant (TM 51).
-Ou té konnet papa kwen*?
*Tu connaissais mon père (TM 243)?
les
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Pourquoi Mira emploie-t-elle ces trois langues distinctes dans son discours? Une première raison
est tout simplement que son environnement linguistique est trilingue; il incorpore le français,
appris dans quatre écoles payantes, « les guadeloupéenismes » et le créole qui ont été appris chez
elle et dans les situations sociales de la communauté de Rivière au Sel. Mira est un produit
linguistique de son environnement; elle chevauche facilement les langues. Étant trilingue, Mira
utilise le « mot juste », elle choisit l’expression qui convient et exprime la situation ou l’émotion
le mieux, dans n’importe lequel de ses trois niveaux de langues pour transmettre ses idées.
Malgré son inclusion dans la communauté linguistique, ses paroles reflètent un isolement par
rapport aux autres membres de la communauté de Rivière au Sel. En apprenant les trois niveaux
de langues dominants de Rivière au Sel, Mira fait à la fois partie de la communauté et elle est
aussi capable de se fondre parmi les autres membres de cette communauté, pouvant ainsi devenir
invisible quand elle le veut. Ceci reflète le fait qu’elle se réfugie physiquement à la Ravine. La
situation linguistique de Mira ajoute au portrait identitaire de la jeune femme et le renforce.
Celle-ci semble vivre un conflit, à la fois faisant partie de la communauté de Rivière au Sel et
extérieure à elle.
Passons à la situation linguistique et identitaire de Cyrille le conteur. Le chapitre intitulé,
« Cyrille, le conteur », est transmis par un narrateur non-personnel et en discours indirect libre;
Cyrille, lui, n’a aucun contrôle sur son propre récit, car ses paroles sont rapportées par le
narrateur. Cyrille a recours à deux langues : le français et le créole. Nous avons déjà constaté que
ses paroles entre guillemets sont des paroles en créole transposées en français. Pourquoi alors ce
discours transposé du créole est-il important? Le conteur, comme l’écrivain, est un « passeur de
langue » et des histoires culturelles; pour que Cyrille remplisse sa fonction dans la communauté
de Rivière de Sel, il faut qu’il « passe » la langue, qu’il l’emploie dans ses histoires pour la
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valoriser et pour la promouvoir dans le village. Sans cette insistance sur la valeur de la langue
natale, le conteur, Cyrille, ne serait qu’un homme qui aime parler, alors que « le conteur »
signale aux lecteurs une image précise de ce qu’il représente pour la communauté. L’identité de
Cyrille est fortement liée à sa situation linguistique et à sa fonction dans la communauté.
Le dernier personnage choisi, Francis Sancher, mort au début du roman, n’a aucun
contrôle sur son histoire, tous les évènements concernant sa vie et ses paroles étant rapportés par
les autres narrateurs. L’identité de Sancher est l’objet de l’énigme qui se pose à maintes reprises
dans le roman et dont rend compte la critique. Suzanne Crosta, dans son article, « Narrative and
Discursive Strategies in Maryse Condé’s Traversée de la mangrove », indique que « […]
according to the gossip and hearsay of the community, Francis Sancher was either a murderer, a
drug runner, or an illegal arms dealer. The implicit author warns the reader that no accusation
was ever substantiated. A collective portrait of Francis Sancher does not shed more light on his
identity » (Crosta 153). Malgré tous les portraits de Sancher, brossés et transmis par dix-neuf
narrateurs, il reste difficile de reconstruire complètement le personnage de Sancher; il demeure
une énigme même dans la mort. Le fait hétérolinguistique ajoute cependant quelques
informations à son portrait. Sa première interaction avec Moïse signale aux lecteurs qu’il n’était
pas un « négropolitain», ce qui indique que Sancher n’est pas de retour à la Guadeloupe; il n’est
pas un natif de l’île, il est un nouveau venu. Dans ses paroles rapportées, Sancher a recours à
deux langues - le français et l’espagnol, ce qui renforce ce qu’on connaît déjà, à savoir qu’il a un
héritage hispanique. Parlant seulement le français, Sancher est hors de la communauté
linguistique de Rivière au Sel. Ainsi, la langue est un autre élément qui fait de sa présence dans
la communauté une étrangeté. La situation linguistique de Sancher ne définit pas son identité,
mais elle renforce son intelligibilité identitaire.
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Notre étude ne se prétend nullement exhaustive, car il y a plusieurs pistes à suivre et de
nombreux autres exemples d’hétérolinguisme et de transposition dans le texte de Traversée de la
mangrove. Elle a toutefois démontré les conditions d’appréhension et de description de cette
configuration plurilinguistique (voir l’annexe ci-jointe). Le tableau souligne la complexité de la
situation linguistique de ce roman plurilinguistique et ceci renvoie à ce qu’annonçait Bakhtine
dans son œuvre, Esthétique et théorie du roman,
Le roman c’est la diversité sociale de langages, parfois de langue et de voix
individuelles, diversité littérairement organisée. Ses postulats indispensables
exigent que la langue nationale se stratifie en dialectes sociaux, en maniérismes
d’un groupe, en jargons professionnels, langages de genres, parler des générations
[…] Grâce à ce plurilinguisme et à la plurivocalité qui en est issue, le roman
orchestre tous ses thèmes, tout son univers signifiant, représenté et exprimé. Le
discours de l’auteur et des narrateurs, les genres intercalaires, les paroles des
personnages, ne sont que les unités compositionnelles de base, qui permettent au
plurilinguisme de pénétrer dans le roman (88-89).
La diversité des langues, des langages et des niveaux de langues mène à un texte plurilingue
comme celui de Traversée de la mangrove. Les paradigmes de l’hétérolinguisme et du
plurilinguisme permettent de penser autrement la problématique de la construction identitaire
dans et par le texte lui-même, dans le texte francophone, que ce dernier soit antillais ou autre.
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Annexe 1 :
Tableau des langues et locuteurs dans le texte
Qui parle quelle(s) langue(s) ?
français
Le
guadeloupéanismes créole
●
●
●
Moïse
●
●
●
Mira
●
●
●
Aristide
●
●
●
Man
●
●
●
anglais
●
espagnol
latin
●
●
Hindi
●
narrateur
Sonson
Joby
●
Dinah
●
Sonny
●
Loulou
●
Sylvestre
●
●
●
●
●
●
●
●
Ramsaran
Léocadie
●
●
●
Timothée
Cyrille
●
Rosa
●
●
●
Carméline
●
●
●
●
●
●
●
Voix plurielles 8.1 (2011)
Vilma
●
Désinor
●
Dodose
●
86
●
●
●
●
●
Pélagie
Lucien
●
●
●
Évariste
Émile
●
●
Xantippe
●
●
Francis
●
Étienne
●
Sancher
Bibliographie
Apter, Emily. « Crossover Texts/Creole Tongues : A Conversation with Maryse Condé ». Public
Culture 13 : 1 (2001) : 89-96.
Bakhtine, Mikhail. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978.
Clark, Veve A. et Cecile Daheny. « ‘I Have Made Peace With My Island’ : An Interview with
Maryse Condé ». Callaloo 38 (Hiver 1989) : 87-133.
Combe, Dominique. Poétiques francophones. Paris : Hachette, 1995.
Condé, Maryse. Traversée de la mangrove. Paris : Mercure de France, 1989.
Crosta, Suzanne. « Narrative and Discursive Strategies in Maryse Condé’s Traversée de la
mangrove ». Callaloo 15 : 1 (Hiver 1992) : 147-155.
Voix plurielles 8.1 (2011)
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Lawson-Hellu, Laté. « Textualité et transposition hétérolinguistique dans le roman francophone :
Pour une théorie générale du plurilinguisme littéraire ». Conférence présentée au
Colloque international « La Traversée dans le roman francophone » de l’Université
Laval, Québec, juin 2005. (à paraître)
---. « Norme, éthique sociale et hétérolinguisme dans les écritures africaines ». Semen 18 (2004) :
95-104.
---. « Hétérolinguisme et roman d’Afrique francophone subsaharienne ». Revue de Moncton 34 :
1-2 (2003) : 311-336.
Mitsch, Ruthmarie H. « Maryse Condé’s Mangroves ». Research in African Literatures 28 : 4
(Hiver 1997) : 54-70.
Moura, Jean-Marc. « Langues et littératures ». Littératures francophones et théories
postcoloniales. Paris : PUF, 1999. 71-108.
Sourieau, Marie-Agnes et Maryse Condé. « Entretien avec Maryse Condé : de l’identité
culturelle ». The French Review 72 : 6 (Mai 1999) : 1091-1098.
NOTES
1. Combe limite son analyse à un écrivain bilingue mais les notions peuvent s’appliquer à un écrivain multilingue.
2. Pour les formules du plurilinguisme et de l’hétérolinguisme voir, Laté Lawson-Hellu. « Textualité et transposition
hétérolinguistique dans le roman francophone : Pour une théorie générale du plurilinguisme littéraire », 2005.
3. Voir Suzanne Crosta, « Narrative and Discursive Strategies in Maryse Condé’s Traversée de la Mangrove ».
4. Ibid.
5. Voir Annexe 1.

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