Le génocide Arménien de 1915-1916

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Le génocide Arménien de 1915-1916
Enseignement Secondaire Catholique Cinacien
Institut de la Providence
Le génocide Arménien de 1915-1916
Travail de fin d'études réalisé par Pauline Wilmotte
Promotrice : C.Henrard
Mars 2016
Enseignement Secondaire Catholique Cinacien
Institut de la Providence
Le génocide Arménien de 1915-1916
Travail de fin d'études réalisé par Pauline Wilmotte
Promotrice : C.Henrard
Mars 2016
REMERCIEMENTS
J'adresse mes remerciements aux personnes qui m'ont aidé dans la réalisation de ce travail
de fin d'études .
En premier lieu, je remercie M. Henrard, professeur en secondaire à l'Institut de la
Providence de Ciney. En tant que promotrice, elle m'a guidé dans mon travail et m'a aidé à
avancer dans ce projet.
Je remercie aussi M. Legrain, professeur en secondaire à l'Institut de la Providence de
Ciney, qui m'a aidé en m'apportant un regard historique sur le contenu de ce travail de fin
d'études.
Enfin, je remercie M. Mailleux, professeur en secondaire à l'Institut de la Providence de
Ciney, qui à aidé l'ensemble de la classe ainsi que moi-même à être rigoureux, de plus je le
remercie pour son aide apporté à l'introduction et à la conclusion de ce projet.
Table des matières
1. Introduction...............................................................................................................1
2. Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.....................3
3. Histoire du peuple arménien jusqu'au XXeme siecle.................................................4
3.1 Histoire jusqu'au XIXeme siecle........................................................................................4
3.2 Prémices des massacre de 1915 ......................................................................................6
4. Le Comité Union et Progrés.......................................................................................7
4.1 Emergence des Jeunes-turcs............................................................................................7
4.2 Triumvirat dictatorial ou les trois Pacha...........................................................................9
5. Causes principales des massacres..............................................................................9
5.1 La Première Guerre mondiale..........................................................................................9
5.2 Panturquisme................................................................................................................10
5.3 Sentiment d'impunité.....................................................................................................10
5.4 La bataille de Sarikamich................................................................................................11
6. Déroulement............................................................................................................11
6.1 Premiére étape : Phase préparatoire.............................................................................11
6.2 Seconde étape : Déportation massive............................................................................12
6.3 Armistice de Moudros....................................................................................................14
6.4 Procés Jeunes-turcs........................................................................................................15
7. Bilan de l'hécatombe arménienne...........................................................................15
8. Témoignages d'occidentaux présents lors des massacres de 1915..........................16
9. Négationnisme.........................................................................................................19
10. Conclusion.............................................................................................................. 20
11.Bibliographie...........................................................................................................22
12.Lexique :.................................................................................................................. 24
Index des illustrations
Carte de l'Arménie sous Tigrane II..............................................................................................4
Pendaison des notables arméniens à Constatinople, 1915, par WEGNER A............................12
Déportation d'Arménien, photographie prise par le directeur allemand du chemin de fer,
Franz J. Günther en 1915. ........................................................................................................13
Déportation arménienne dans le désert de Syrie, source : Comité de Défense de la Cause
Arménienne ..............................................................................................................................13
Le Proche-Orient à la suite du traité de Sèvres, 10 août 1920 ( Atlas historique de l’Arménie”,
Claude Mutafian et Éric Van Lauwe, Collection Atlas, Editions Autrement, Paris 2001) .........14
1. Introduction
« Je fus choqué. Une nation était assassinée et les coupables mis en liberté. Pourquoi un
homme est-il puni quand il en tue un autre ? Pourquoi le meurtre d’un million d’hommes
est-il un crime moins grand que d’en tuer un seul ? » Pour créer le néologisme de «génocide»
à propos des crimes perpétrés en Europe durant la Seconde Guerre mondiale, Raphaël
Lemkin s’appuie sur sa connaissance des massacres arméniens de 1915 dans l'Empire
ottoman. Le concept défini comme «tout plan méthodiquement coordonné pour détruire la
vie et la culture d'un peuple et menacer son unité biologique et spirituelle » est
officiellement adopté par l'assemblée générale des Nations unies dans sa Convention de
prévention et de punition du crime de génocide, le 9 décembre 1948.
Le massacre des Arméniens, de 1915 à 1916, édifie le premier génocide du XXème siècle.
Ce peuple constitue une minorité chrétienne de l'Empire Ottoman, la population arménienne
était majoritaire dans les provinces orientales de l'Empire. Ce massacre est organisé et
perpétré par le gouvernement Jeunes-Turcs de l'Empire Ottoman. Nourri par les idées du
panturquisme, visant à l'union politique des nations turcophones et à l'élimination de tous
les éléments non turcs, ce Comité "Ittihad" saisit l'occasion de la Première Guerre mondiale
pour mettre à exécution un plan d'extermination des Arméniens. Cette épuration ethnique a,
selon certains chiffres, enrayé entre 800 000 et 1 250 000 1 Arménien, soit presque la moitié
de cette population. Le gouvernement turc actuel maintient une position ferme de refus de
la reconnaissance de ce crime contre l'humanité et condamne vivement toute
reconnaissance du génocide par des gouvernements ou parlements étrangers. Toutefois,
pour pouvoir comprendre cette problématique actuelle, il est important de se poser une
question : Comment peut-on expliquer que les massacres perpétrés entre 1915 et 1916 à
l'encontre des Arméniens de l'Empire ottoman, peuvent être considérés comme un
génocide ? Ce choix de sujets vient du fait qu'il est intéressant de se pencher sur un autre
exemple de génocide que celui de la Shoah, afin de saisir les caractéristiques des génocides
plus en profondeur. Pour mieux comprendre les problèmes d'actualités, il est important de se
tourner vers les grands événements de l'histoire, dans le but d'appréhender l'avenir. La
1 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
1
diversification des cultures cultive un regard critique sur l'époque actuelle ainsi qu'une
ouverture d'esprit.
Afin de répondre à cette question et de pouvoir comprendre le mécanisme de ce
bouleversement, plusieurs points sont à développer. Tout d'abord, la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide, afin de mieux comprendre ce qu'est un
génocide. Ensuite, l'histoire du peuple arménien, après, la présentation de Comité Union et
Progrès. En quatrième lieu, les causes principales des massacres, puis le déroulement de
ceux-ci. En sixième lieu, le bilan de l'hécatombe arméniennen suivit des témoignages des
diplomates. Et pour terminer, le négationnisme Turc face au génocide arménien. Je vous
invite maintenant à parcourir ce travail, en vous souhaitant une agréable lecture.
2
2. Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide mise en place par
l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies (ONU), qui est entré en vigueur le
12 janvier 1951, déclare que le génocide est un crime du droit des gens. L'ONU condamne ce
crime qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre. En outre, les peines
prévues sont imprescriptibles2 et ne sont pas soumises à des limitations de temps et de lieu.
Selon la Convention, le génocide s'entend d'un certain nombre d'actes commis dans
l'intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou
religieux tels que : le meurtre de membres du groupe; l'atteinte grave à l'intégrité physique
ou mentale de membres du groupe; la soumission intentionnelle du groupe à des conditions
d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; l'application des
mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; et le transfert forcé d'enfants du
groupe à un autre groupe. Les actes de génocide; d'entente en vue de commettre le
génocide; d'incitation directe et publique à commettre le génocide; de tentative de génocide;
et de complicité dans le génocide seront punissables. Par ailleurs, la Convention déclare
également qu'il n'y a pas d'immunité en matière de génocide. Les personnes ayant commis
ce crime seront punies, qu'elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des
particuliers.
La Convention stipule que les personnes accusées de génocide seront traduites devant les
tribunaux compétents de l'État sur le territoire duquel l'acte a été commis ou devant une
cour criminelle internationale qui sera compétente à l'égard des Parties contractantes.
À cela s'ajoute que le génocide ne sera pas considéré comme un crime politique pour ce
qui est de l'extradition3. Les Parties contractantes s'engagent en pareil cas à accorder
l'extradition.
À la différence d'autres instruments de protection des droits de l'homme, la Convention
sur le génocide ne crée pas d'organe de suivi ou de comité d'experts particulier. Elle précise
que toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l'ONU afin que ceux-ci
prennent les mesures qu'ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes
2 Qui ne subit aucune atteinte du temps (Larousse.fr)
3 Procédure par laquelle un État livre à un autre État une personne poursuivie ou condamnée par la justice de
ce dernier ( Larousse.fr)
3
de génocide. La Cour internationale de Justice peut donc être saisie et adopter des mesures
provisoires de protection
3. Histoire du peuple arménien jusqu'au XXeme siecle
3.1 Histoire jusqu'au XIXeme siecle
L'origine du peuple arménien est controversée et est sujette à de nombreuses
hypothèses. L'histoire arménienne est charpentée de périodes d'indépendance rompues par
la domination de différents peuples, comme les Mèdes, les Perses et les troupes d'Alexandre
le Grand. L'Arménie atteint son apogée sous Tigrane II, dit Tigrane le Grand (Illustration 1),
entre 95 et 66 avant Jésus-Christ. Le pays est alors unifié, s'étendant de la mer Méditerranée
à la mer Caspienne et de la Syrie à la Géorgie.
Illustration 1: Carte de l'Arménie sous Tigrane II (Google Image)
L'Arménie passe ensuite sous le joug de l'Empire Romain d'Orient et les Perses. En 301
après Jésus-Christ, l'Arménie est le premier pays à déclarer le christianisme en tant que
religion d’État. Au Ve siècle, c'est au tour de l'Empire romain d'Orient et des Perses de se
disputer la Grande Arménie. En 640, les premières incursions arabes atteignent l'Empire, et
4
les Arméniens reconnaissent l'autorité du Calife4 en 661. Bien que déclarée domaine du
Calife, l'Arménie reste fidèle à la religion chrétienne et les Arabes échouent à de nombreuses
reprises à convertir les Arméniens à l'Islam.
La civilisation arabe décline suite aux attaques ennemies et tombe face aux incursions des
Turcs qui les affaiblissent au début du XIe siècle. Constantinople, capitale de l'Empire Romain
d'Orient, ne parvient pas à protéger la Grande Arménie des attaques turques et mongoles,
de sorte que la majorité des Arméniens émigrent vers la Cilicie où ils fondent la Petite
Arménie dans la seconde partie du XIe siècle.
En mai 1453, les Turcs ottomans s'emparent de Constantinople, renommée
ultérieurement Istanbul en 1930. C'est la chute de l'Empire Romain d'Orient. Les Arméniens
résident désormais sous la loi Mahométane, ils ne sont plus admis comme une entité
nationale et territoriale mais uniquement comme une communauté religieuse, leur statut
dans l'Empire Ottoman (dhimi) les contraint à verser des impôts supplémentaires (kharâj*).
Ils sont exclus de certains métiers comme la magistrature même si une oligarchie de
financiers et de négociants arméniens entretient de bonnes relations avec le pouvoir à
Istanbul. En provinces, par contre les Arméniens subissent les décisions partiales des
gouverneurs. Lorsque le régime ottoman s'affermit, le peuple arménien subit des avanies 5
allant du port d'un signe distinctif à la déportation. Au XVIIe siècle, les Arméniens chrétiens
commencent à demander de l’aide à l’Occident suite aux brigandages des nomades Kurdes.
En 1760, une délégation arménienne se rend à Saint-Pétersbourg pour obtenir l'aide du
Tsar Nicolas Ier. Au début du XIXe siècle, les Russes font leur apparition dans le Caucase, dont
le but est l'expansion territoriale, en vue de la libération des peuples chrétiens persécutés
par les dirigeants musulmans. En 1828, les territoires arméniens sont unis à la Russie sous le
nom d’Armianskaia Oblast. Après avoir écrasé les Perses, le Tsar Nicolas Ier terrasse les
Ottomans. Mais lors du traité d’Andrinople, le 14 septembre 1829, l’Angleterre oblige la
4 Titre du chef suprême des musulmans. (Larousse.fr)
5 Affront public, traitement humiliant, brimade, vexation. (Larousse.fr)
5
Russie à rendre certaines provinces que ceux-ci avaient ôtées à l’Empire ottoman. Le Sultan
voit d'un mauvais oeil cette affinité russo-arménienne, désignant les Arméniens comme des
traitres à l'Empire Ottoman. En 1839, le sultan Abdülmecid Ier6 met en place une première
réforme nommée Hatt-i Sharif de Gülhane et qui est l'esquisse d'une futur Constitution. Les
Tanzimates (réorganisations) durent de 1836 à 1876 et aboutissent à la création de différents
codes pour encadrer l'économie, le pouvoir judiciaire et la politique ottomane, à l'abolition
des kharadjs, à l'égalité de tous les citoyens sans distinction religieuse, etc. Ce plan de
réforme est influencé par les puissances Européennes, c'est également un moyen d'enrayer
le déclin de l'Empire ottoman en calquant sur certains points le système occidental afin de
pallier les faiblesses turques, qui font du pays "l'homme malade de l'Europe 7". Pourtant, ce
projet ne sera jamais appliqué.
3.2 Prémices des massacre de 1915
Au long du XIXe siècle, l'Empire ottoman subit différents changements qui auront un
impact sur les massacres perpétrés en 1915.
Tout d'abord, les relations établies entre les Arméniens et les Russes durant le siècle
précédent sont un prétexte de répression pour le sultan et engendrent un climat de tension
entre l'Arménie et l'Empire ottoman. De plus, l'Arménie rendue hardie par le soutien russe,
assiste à l’émergence de nouveaux États Nations dans la péninsule balkanique anciennement
sous le contrôle ottoman, ce qui lui donne des idées renforcées d'indépendance. Ces idées
s'enracinent grâce à la philosophie des Lumières venue d'Occident et la montée du climat
nationaliste qui agite l'Europe.
Enfin, le déclin de l'Empire ottoman, qui s'est amorcé depuis le XVIe siècle, est conjugué
aux pressions des puissances de l'Europe et aux pertes de plusieurs pays dans la région
balkanique. Les prémices de liberté accordée aux minorités dans l'Empire ottoman dans
l’article 61 du traité de San Stefano, et donc la diminution du pouvoir du sultan, sont vécues
comme une humiliation par les musulmans et une ingérence du pays de la part du sultan
6 Abdülmecid Ier fut sultan ottoman du 1er juillet 1839 au 25 juin 1861.
7 Expression utilisée pour désigner un pays d'Europe faisant face à de grandes difficultés, souvent
économique. (Larousse.fr)
6
Abdul Hamid II8 à cause des puissances européennes. En effet, inquiète de l’avancée russe
vers les mers chaudes, l’Angleterre réussit à obtenir la révision du traité de San Stefano au
Congrès de Berlin. La Sublime Porte9 cède Chypre au Royaume-Uni en échange de son
soutien contre la Russie. L’autonomie arménienne promise se transforme en une vague
promesse de réformes administratives. Loin d’appliquer ces réformes, Abdul Hamid II, le
«Sultan rouge», décide au contraire de persécuter les Arméniens avant que ceux-ci
n’obtiennent leur indépendance, à l'instar des Grecs et des Bulgares après la guerre
balkanique.
En somme, ces changements créent des tensions entre les Arméniens et les troupes
ottomanes et la méfiance est intensifiée. Ces tensions ont pour conséquence la naissance de
deux partis indépendantistes et révolutionnaires arméniens, l'Hentchak* (1887) et le
Dashnak* (1890). Des groupes d’auto-défense (fédaï) sont créés pour venir en aide aux
paysans persécutés par les Kurdes et les autorités locales. Les Européens exigent une
protection pour les Arméniens chrétiens suite à l'article 61 du traité de San Stefano, ce à quoi
le sultan répond par une série de massacres. Les massacres hamidiens perpétrés par l'armée
hamidiyeh causent plus de 200 000 morts entre 1894 et 189. Le sultan Abdul Hamid II
perçoit hostilement l'intervention occidentale en faveur des minorités chrétiennes de
l'Empire, qu'il combat en enrayant violemment les révoltes arméniennes éprises de liberté.
4. Le Comité Union et Progrés
4.1 Emergence des Jeunes-turcs
Le mouvement jeunes-turcs se forme à partir de 1889 en tant qu'organisation secrète
d'opposants libéraux au pouvoir d'Abdul Hamid II. Ce groupement se constitue de différentes
nationalités (Grec, Arménien,...) et de différentes religions présentes sur le territoire
ottoman. L'idéologie de ce mouvement prend racine dans les réformes des Tanzimates, les
membres de cette organisation veulent remettre en place cette Constitution abandonnée en
1876 par Abdul Hamid II, et donc libéraliser l'Empire ottoman. Ils s'inspirent de la Révolution
française et de multiples courants européens. Le mouvement reste passif dans ses actions,
jusqu'en 1907, ils se contentent d’une campagne de presse antihamidienne depuis l’extérieur
8 Sultan de l'Empire ottoman et calife des musulmans du 31 août 1876 à sa destitution par les Jeunes-Turcs le
27 avril 1909.
9 Siège du gouvernement du sultan de l'Empire ottoman. (Larousse.fr)
7
de l’Empire.
C'est le 23 juillet 1908 que se déroule la révolution jeunes-turcs, la Constitution est
rétablie par le sultan, et des élections parlementaires sont organisées. Ces événements se
produisent suite au soulèvement et à l'insurrection des jeunes-turcs qui exacerbent les
tensions déjà présentes sur le sol ottoman et poussent Abdul Hamid II à céder face aux
revendications des jeunes-turcs. L'insurrection se produit à cause de l'humiliation et
l'intervention des puissances européennes dans l'Empire, ainsi que la supposition d'une
démilitarisation et du démembrement territorial par ces mêmes puissances. Cette révolution
présage l'égalité entre tous les citoyens, les jeunes-turcs et les Arméniens se sentent liés par
leur volonté commune de changement.
Un revirement de situation survient lorsque l'irrédentisme des Balkans se réveille et
occasionne une perte de territoire pour l'Empire. Les jeunes-turcs, qui ont la majorité des
sièges au parlement suite aux élections de 1908, se divisent entre ceux d'origine turc et ceux
d'autres nationalités. Le sultan Abdul Hamid II est remplacé par Mehmet V, celui-ci dispose
d'un pouvoir obsolète. Petit à petit, le Comité Union et Progrès (CUP) instaure un parti
unique. C'est en janvier 1913 que le parti, grâce à un coup d'État, assied son pouvoir. Le
Comité institue un programme de turquisation dans l'entier té de l'Empire. Il développe,
dans un premier temps, des idées démocratiques reposant sur les principes d’égalité, de
fraternité et de laïcité, avant de développer un nationalisme panturquiste. La spoliation des
paysans arméniens dans les provinces orientales, l’insécurité permanente entretenue dans
ces régions, les campagnes de boycott lancées par le CUP contre les entrepreneurs non turcs,
ont apparemment convaincu les élites arméniennes que le gouvernement jeune-turc n’était
aucunement disposé à introduire des réformes dans les zones contrôlées par les tribus
kurdes. Les minorités du territoire sont de nouveau inférieur par rapport à une classe
dominante, les Turcs.
Le 1er avril 1909, près de 20 000 10 Arméniens sont massacrés à Adana. Les Jeunes-Turcs
instaurent une politique de «turquisation intransigeante» à mesure que l’Empire ottoman se
10 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
8
désagrège à cause de l'occupation italienne de la Tripolitaine en 1911 et de la guerre
balkanique en 1912-1913. Les Arméniens se retrouvent coincés entre les belligérants, les uns
mobilisés dans l’armée turque, les autres dans l’armée russe. Les Jeunes-Turcs pressent
même les Arméniens du Caucase à se révolter contre le tsar. Cette tactique entraîne une
réaction inverse et, bientôt, 180 00011 Arméniens dont 8 000 volontaires venus de Turquie
rejoignent les armées russes pour libérer l’Arménie occidentale. Le 7 avril 1915, la ville de
Van s’insurge et instaure un gouvernement provisoire arménien. La réaction est aussi
immédiate que disproportionnée. Prétextant le rôle de «cinquième colonne12» joué par les
Arméniens, les dirigeants jeunes-turcs décident de déporter l’ensemble de la population
arménienne dans les déserts de Mésopotamie. L'Empire ottoman fait des Arméniens son le
bouc émissaire et le prétexte de leur extermination est trouvé.
4.2 Triumvirat dictatorial ou les trois Pacha
Trois hommes sont à retenir dans l'histoire de l'Empire ottoman au début du siècle
dernier. Ils sont les personnalités politiques dominantes et ils sont ceux qui déclenchent
l'entrée en guerre de l'Empire au côté de l'Allemagne durant la Première Guerre mondiale. Ils
participent à la guerre dans le but de rendre l'Empire ottoman égal aux puissances
européennes, et donc de garantir l'intégrité territoriale du pays, qui a toujours été le fer de
lance du Comité Union et Progrès. Ils sont les instigateurs principaux des massacres
arméniens en 1915. La Triumvirat est composé de Mehmet Talaat Pacha, Grand Vizir
(Premier ministre) et ministre de l'Intérieur ; d'Ismail Enver dit Enver Pacha, ministre de la
Guerre et responsable de l'Organisation spéciale13 ; et d'Ahmed Djemal Pacha surnommé «
Djemal Pacha le Boucher », ministre de la Marine.
5. Causes principales des massacres
5.1 La Première Guerre mondiale
Le climat qui règne dans l'Empire ottoman à cause de la Première Guerre mondiale
oppresse les minorités à cause des tensions entre l'Empire et les puissances européennes. À
11 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
12 L'expression désignant les partisans cachés — au sein d'un État ou d'une organisation — d'un autre État ou
d'une autre organisation hostile. (Larousse.fr)
13 l'OS s'est spécialisée dans l'extermination des convois de déportés arméniens, dirigé par le CUP
9
l’Est, dans le Caucase, l’Empire ottoman est limité par une zone d’influence russe, et, à
l’Ouest, par l’omniprésence britannique en Égypte. Les marges de cet Empire, autrefois très
vaste, sont donc peu à peu grignotées par des empires voisins. En 1914, lorsque éclate la
Première Guerre mondiale, les Jeunes-Turcs, humiliés par l'impérialisme russe qui tente de
protéger les minorités de l'Empire ottoman, poussent le sultan à rallier les empires centraux,
l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Souhaitant retrouver sa grandeur d'antan, l’Empire
ottoman s’allie à l’Allemagne en octobre 1914, en secret. La France et le Royaume-Uni
bénéficient d’une influence économique et commerciale sur le territoire ottoman. En effet,
les industriels français et britanniques ont soutenu financièrement l’effort de modernisation
de l’Empire ottoman durant la Belle Époque 14. De plus, en échange de leur protection face à
l’Empire russe, les Français ont placé la Tunisie sous protectorat, tandis que les Britanniques
occupent militairement l’Égypte. C’est pourquoi, lorsque l’Empire ottoman lance de grandes
offensives, en 1914, en Égypte et dans le Caucase, celles-ci se soldent par des échecs pour
deux raisons principales. Tout d'abord, l'espérance d'une révolution musulmane dans les
colonies placées sous protectorat afin d'affaiblir les pays de la Triple-Entente se conclut sur
un fiasco. Ensuite, le Royaume-Uni et la France retirent les capitaux qu'ils avaient investis
puisque l'Empire est devenu un ennemi, donc l'Empire ottoman n’a pas les moyens financiers
de soutenir une politique de conquête aussi ambitieuse. l’Empire est ravagé par des
épidémies et par la famine. Le mécontentement des populations de l’Empire ottoman ne fait
que croître. Le régime politique mené par les Trois Pachas se durcit par rapport aux
minorités. L’entrée en guerre a également permis de légitimer les réquisitions militaires,
s’apparentant à un véritable pillage d’État, visant en premier lieu les Arméniens et les Grecs.
5.2 Panturquisme
Le début du XIXeme siècle est marqué par le panturquisme. Cette idéologie nationaliste
cherche à renforcer les liens entre les peuples turcophones afin de pallier le dépouillement
territorial de l'Empire. La guerre balkanique de 1912 à 1913 fait perdre certains territoires à
l'Empire ottoman. Ces lourdes pertes viennent alimenter le panturquisme dans l'Empire, où
les minorités cohabitantes n'ont plus leur place, ils sont un frein dans le projet d'unification
d'une Turquie turcophone. Le projet de turcisation ne semble pas avoir été conçu dans le but
14 Période marquée par les progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques en Europe, s'étendant
de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale en 1914. (Larousse.fr)
10
d'extermination à l'origine. Les jeunes-turcs, au départ, ont la volonté de modifier la
composition démographique de l'Asie mineur, une région qu'ils considèrent comme le foyer
national exclusif du peuple turc. La défaite turque face à la Russie, à Sarikamish à la fin de
l'année 1914, a pour conséquence un durcissement politique envers les populations
arméniennes.
5.3 Sentiment d'impunité
L'impunité des massacres hamidiens15 de plus de 200 00016 morts entre 1894 et 1896,
ainsi que les massacres d'Adana17 d'avril 1909 où près de 20 000 11 Arméniens sont exécutés,
favorise la liberté d'entreprendre de nouvelles décimations des Arméniens, en hypothèse. En
effet, les tueries de 1894-1896 et de 1909 se sont faites sous les yeux de témoins
occidentaux présents sur le territoire. Ces événements ont été rapportés aux puissances
européennes, qui reste sans réaction. Les jeunes-turcs ont donc la possibilité d'entreprendre
une campagne meurtrière à l'encontre des Arméniens sans en subir des conséquences de la
part des puissances européennes. De plus, les Turcs sont persuadés de la victoire de
l'Allemagne durant la Première Guerre mondiale, c'est pourquoi ils n'envisagent aucune
représailles et se sentent libres de mener à bien leur projet d'homogénéité ethnique dans
l'Empire.
5.4 La bataille de Sarikamich
La bataille de Sarikamish est un épisode de la Campagne du Caucase, durant la Première
Guerre mondiale. Elle opposa les troupes russes et ottomanes dans le nord-est de la Turquie
actuelle, du 22 décembre 1914 au 17 janvier 1915. L'attaque turque est menée par Enver
Pacha, dont les soldats souffrent du froid intense. Durant cette bataille, les Arméniens
combattent dans les deux camps opposés. Les Jeunes-Turcs utilisèrent surtout le prétexte
d’une prétendue insurrection arménienne sur les arrières de l’armée turque pour réaliser
leur objectif d'éliminer totalement des Arméniens. De plus, une campagne de
15 Massacres organisé sous Abdul Hamid II, qui voyait les Arméniens comme une menace pour ses projets de
panislamisme.
16 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
17 Répression des Jeunes-turcs envers les Arméniens afin de faire taire leur idée d'indépendance
11 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
11
désinformation accuse les soldats arméniens de l’armée ottomane de sympathies pro-russes
et donc, de trahison. Cette hypothétique conspiration russo-arménienne est l'excuse
principale des premières déportations arméniennes. Ces déportations sont donc
officiellement présentées comme un déplacement de population arménienne loin du front.
6. Déroulement
6.1 Premiére étape : Phase préparatoire
Par un décret du 22 avril 1915, les autorités reçoivent tout pouvoir pour perquisitionner
les habitations à la recherche d’armes et arrêter ceux qui en détiendraient. Le 24 avril 1915,
le gouvernement ottoman dispose de listes d'Arménien établies au préalable par Ali Münif,
sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, et la police arrête les personnes désignées, à
Constantinople. Environ 60018 Arméniens sont raflés pour des motifs de perquisitions à la
recherche de preuve d'un complot arménien. Ce sont principalement des intellectuels, des
personnes influentes et des notables. D'abord arrêtés, puis envoyée de l'autre côté du
Bosphore, où la majorité est soit assassinée ( Illustration 2), soit envoyée en prison.
Auparavant, le 25 février, le génocide est enclenchée avec le désarmement des soldats et
officiers arméniens sur décision du ministre de la Guerre Enver Pacha, puis avec leur
incorporation dans des bataillons de soldats-ouvriers (amele tabouri). Ils y sont assassinés,
noyés dans les fleuves, ou bien ils décèdent d’épuisement et de mauvais traitements alors
qu’ils sont employés à construire le chemin de fer Berlin-Bagdad, aider au ravitaillement ou
réparer les routes. Dans les provinces d'Anatolie, ce schéma se répète, les intellectuels sont
également torturés pour révéler d'hypothétiques caches d'armes et des complots arméniens.
Par la suite, ils sont le plus souvent exécutés. Les maisons vides sont pillées, détruites ou
brulées. À la fin du mois de juillet 1915, les Arméniens de l’Anatolie orientale ont quasiment
disparu. Ils étaient plus d’un million. Cette procédure systématique d'assassinat du 24 avril
1915 à la fin de l'été de cette même année, révèle une planification et donc une
préméditation de ces assassinats de masse.
18 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
12
Illustration 2: Pendaison des
notables arméniens à
Constatinople, 1915, par
WEGNER A.
6.2 Seconde étape : Déportation massive
La deuxième étape se déroule sur le reste de l'Empire ottoman ( Anatolie centrale et
occidentale, la Cilicie et la partie européenne de l'Empire) à partir de la fin de l'été 1915. Les
Arméniens arrêtés sont séparés ( d'un côté les hommes et les femmes, les enfants et les
personnes âgés de l'autre). Les hommes sont généralement emmenés quelques kilomètres
plus loin puis supprimés. L'autre groupe est déporté, la déportation est la technique centrale
de l'hécatombe des Arméniens. Les femmes, les enfants et les personnes âgés sont le plus
souvent décimés soit par les dirigeants des convois ( les gendarmes, les miliciens,
l'Organisation spéciale*), soit par la population, soit par les bandes kurdes ( les Kurdes sont
engagés par les Turcs et poussés à voler et à tuer les Arméniens). Il y a un grand nombre
d'enlèvements de femmes et d'enfants, ainsi que des violes, des conversions forcées à l'islam
et des intégrations d'Arméniens dans des foyers turcs. Plus de 100 mille personnes 19 ont
échappé à la mort grâce au marché aux esclaves.
Dans cette seconde phase, la déportation se réalise à l'aide du chemin de fer BerlinBagdad (Illustration 3) qui fait escale dans le désert de Syrie. Les Arméniens sont transportés
dans des wagons à bestiaux à deux étages et ensuite, terminent le chemin à pied (Illustration
4). L'ensemble des déportés arméniens échouent vers la ville d'Alep en Syrie. Le flux de
déportation est géré par Constantinople. Arrivés à Alep, les Arméniens suivent deux voies.
19JOSSERAN Tancrède, L’Empire ottoman, l’impossible neutralité, http://www.lesclesdumoyenorient.com/LEmpire-ottoman-l-impossible.html
13
Illustration 3: Déportation d'Arménien,
Illustration 4: Déportation arménienne
photographie prise par le directeur allemand du dans le désert de Syrie, source : Comité
chemin de fer, Franz J. Günther en 1915.
de Défense de la Cause Arménienne
Convoit d'Arméniens sur la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad et « la marche de la mort »
La première voie se dirige vers le sud, qui est le territoire de Djemal Pacha (commandant
militaire de la Syrie et de la Palestine). Environ 200 000 20 Arméniens sont placés dans des
camps de concentration, retenu en otage par Djemal Pacha en cas de négociation avec la
Triple-Entente.
La seconde voie est la route de l'Euphrate, où approximativement 600 000 14 Arméniens
sont placés dans des camps de concentration improvisés. Plus le flux de déportés converge
vers la ville de Deir ez Zor dans le désert mésopotamien, plus le flux s'amoindrit. Il reste donc
à la fin décembre 1916 quelques groupes d'Arméniens. En juin-juillet 1916 Talaat Pacha*
ordonna d’achever les derniers Arméniens. À la fin de 1916, seuls survivent ceux de
Constantinople et de Smyrne, de rares zones épargnées et les quelques dizaines de milliers
de personnes qui ont suivi l’armée russe.
6.3 Armistice de Moudros
L’effondrement militaire de l’Empire ottoman aboutit à la chute du pouvoir unioniste et à
la formation d’un gouvernement anti-CUP qui conclut l’armistice de Moudros avec les
Britanniques le 30 octobre 1918. Les clauses sont sévères pour Constantinople. Mais, en
n’imposant pas l’occupation militaire de l’Anatolie, les Alliés s’enlèvent tout moyen
d’intervenir pour protéger les survivants du génocide. Cet armistice met fin à la guerre entre
l'Empire ottoman et les Alliés pendant la Première Guerre mondiale. Les Ottomans durent
20 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
14 Les Grands Articles Universalis : Arménie, 2016
14
renoncer à la majorité de leur Empire. Le traité de Sèvres de 1920 place sous mandat
britannique et français les anciennes provinces arabes de l'empire. Le traité de Sèvres signé
entre les Alliés et le nouveau gouvernement de l'Empire ottoman prévoit la mise en
jugement des responsables du génocide. Mais le sursaut nationaliste du général Moustafa
Kemal bouscule ces résolutions.
Illustration 5: Le Proche-Orient à la suite du traité de Sèvres, 10 août 1920 ( Atlas historique de
l’Arménie”, Claude Mutafian et Éric Van Lauwe, Collection Atlas, Editions Autrement, Paris 2001)
6.4 Procés Jeunes-turcs
À la suite de la défaite ottomane, les principaux responsables du génocide s’enfuirent,
surtout en Allemagne. La conférence de la paix réunie à Paris en 1919 et le traité de Sèvres
du 10 août 1920 prévoient des poursuites contre les responsables de la destruction des
Arméniens ottomans. Leur procès eut lieu en 1919 à Constantinople, organisé par les
nouvelles autorités libérales turques, dont le but était de dissocier les Jeunes-Turcs et le
nouvel État turc. Le procés condamne à mort les principaux auteurs du génocide, sans
insister sur les demandes d’extradition ; certains verdicts furent annulés après leurs
proclamations.
15
Malgrés tout, ce procès a existé, et qu’il fut mené à terme par un tribunal turc. Mais les
procédures échouent à aller à leur terme, la volonté politique des Alliés fait défaut. Un
troisième ensemble judiciaire est constitué par les procès que les Britanniques, occupant la
capitale, décident de tenir après l’arrestation de responsables unionistes impliqués dans le
génocide. Le rapide désengagement des vainqueurs et l’offensive kémaliste interrompent ces
processus judiciaires. Devant la carence des autorités, turques ou alliées, à appliquer les
sentences, le parti Dashnak* forma une organisation qui prend le relais. Furent exécutés,
entre autres, Behaeddine Chakir, Djémal Azmi, Djémal Pacha et surtout Talaat, abattu à
Berlin, le 15 mars 1921, par Soghomon Tehlirian. Au cours de son procès, les témoignages
furent accablants pour les autorités ottomanes. Vu son état de traumatisme, Tehlirian, qui a
pourtant tué un officiel allié de l’Allemagne et réfugié sur le sol allemand, est acquitté.
7. Bilan de l'hécatombe arménienne
La seule méthode empirique qui permet de s’approcher du nombre de victimes
arménienne est de comparer le nombre de personnes recensées avant guerre avec celui des
rescapés. L'estimation est que plus des deux tiers de la population arménienne de l’Empire
ottoman (environ deux millions à la veille de la Première Guerre mondiale) ont été
exterminés au cours de la Première Guerre mondiale. Soit environ un million trois cent mille
personnes, auxquelles il faut ajouter les victimes des opérations militaires et des massacres
opérés par l’armée ottomane et ses affiliés; soit un total sans doute proche d’un million cinq
cent mille personnes.
Le tableau des déportations établi ci-dessous par Raymond Kévorkian 21 à partir de
différentes sources non officielles, sans être parfaitement complet, donne une idée plutôt
précise du nombre de déportés arméniens. Les Carnets noirs du ministre de l’Intérieur Talât
Pasha, qui a supervisé toutes ces opérations, indiquent que 924 158 personnes ont été
déportées. Ce chiffre, établi à partir des données fournies par les préfectures, ne prend
toutefois pas en compte les déportations dans certaines régions, comme les provinces
d’Aydın, d’Edirne, Kastamonu, ou encore Constantinople.
21 Historien français d'origine arménienne, Docteur en Histoire, enseignant à l’Institut français de géopolitique,
conservateur de la bibliothèque Nubar, directeur et rédacteur de la revue d'Histoire arménienne
contemporaine, et écrivain. (Babelio.com)
16
Avril 1915
8 convois
35 500 déportés
Mai 1915
21 convois
131 408 déportés
Juin 1915
65 convois
225 499 déportés
Juillet 1915
96 convois
321 150 déportés
Août 1915
86 convois
276 800 déportés
Septembre 1915
5 convois
10 825 déportés
Octobre 1915
11 convois
27 500 déportés
Novembre 1915
6 convois
4 600 déportés
Décembre 1915
8 convois
7 500 déportés
Total :
306 convois
1 040 782 déportés
Tableau 1 : Convois des déportés Arméniens (1915-2015.Centenaire du genocide des
Armeniens, p 34).
8. Témoignages d'occidentaux présents lors des massacres de 1915
Afin de ne pas discréditer le peu d'information officielle concernant ces événements, les
témoignages de diplomates étrangers présents sur le territoire ottoman sont précieux.
Le premier et le second sous point de l'article II de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide stipulent que le « meurtre de membres du groupe » 22 et l'«
atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe » 23 caractérisent la
volonté génocidaire. Le témoignage rapporté par l'ambassadeur Wangenheim s'avère entrer
dans les critères d'un génocide. Les alliés allemands de l'Empire ottoman durant la Première
Guerre mondial ne semblent pas avoir de motif de dissimulation des événements passés.
Ambassade impériale d'Allemagne , Péra, le 7 juillet 1915
« Jusqu'à il y a environ deux semaines, l'expulsion et la déportation de la population
arménienne se cantonnaient aux provinces proches de la zone est des opérations et à
quelques secteurs de la province d'Adana. Depuis lors, la Porte a décidé d'étendre cette
22 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide selon l'ONU
23 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide selon l'ONU
17
mesure aux provinces de Trébizonde, Mamouret-ul-Aziz et Sivas, et en a commencé
l'application bien que, pour l'instant, ces régions ne soient pas menacées par l'invasion
ennemie. Cette décision, et les conditions dans lesquelles s'effectue la déportation, montrent
bien que le gouvernement poursuit très réellement le but d'exterminer la race arménienne
dans l'Empire ottoman. »
Wangenheim à Son Excellence le Chancelier impérial Monsieur von Bethmann Hollweg
Le troisième sous point de l'article II de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide, déclare que la« soumission intentionnelle du groupe à des conditions
d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » constitue
l'intention génocidaire. Le témoignage d'Henry Morgenthau, Ambassadeur des États-Unis à
Constantinople, semble appuyer cela. L'ambassadeur Morgenthau a laissé des Mémoires,
rapportant ses efforts pour arrêter le processus : son pays étant neutre dans le conflit, il
n’avait pas à ménager les autorités dans cette affaire interne.
Dépêche d'Henry Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, au Consulat
des Etats-Unis à Mamouret-ul-Aziz (Kharpout), le 11 juillet 1915.
«(...)On peut difficilement imaginer spectacle plus cruel. Ils étaient presque sans exception
en guenilles, sales, affamés et malades, ce qui n'est surprenant étant donné qu'ils avaient été
en route pendant près de deux mois sans changer de vêtements, sans possiblilité de se laver,
sans abri et avec très peu à manger.(...) Je les ai observés un jour alors qu'on leur apportait
du ravitaillement. Ce n'aurait pas été pire s'il s'était s'agit d'animaux sauvages. Ils se
précipitaient sur les gardes qui apportaient la nourriture et ceux-ci les repoussaient à coups
de matraques, frappant parfoit assez fort pour les tuer. On avaient peine à croire qu'il
s'agissaient d'êtres humains. (...) »
Il est dit dans cette dépêche également, que : « En fait les Turcs ont fait leur choix parmi
ces enfants et ces jeunes filles pour en faire des esclaves ou pires. » Cette phrase confirme
donc le sixième sous point de l'article II, « Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre
groupe. »24
24 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide selon l'ONU
18
9. Négationnisme
La République turque, qui a succédé en 1923 à l'empire ottoman, ne nie pas la réalité des
déportations et des massacres mais en conteste la responsabilité et rejette contre toute
évidence le qualificatif de génocide, autrement dit de crime planifié. Elle attribue la
responsabilité des massacres à un régime disparu, le sultanat, et aux aléas de la guerre. Le
gouvernement d'Istamboul, allié de l'Allemagne contre la Russie, la France et l'Angleterre,
pouvait en effet craindre une alliance entre les Russes et les Arméniens de l'intérieur,
chrétiens comme eux. Les Turcs les plus accommodants font valoir que les massacres
d'Arméniens n'étaient pas motivés par une idéologie raciale. Ils ne visaient pas à
l'extermination systématique du peuple arménien. Ainsi, les Arméniens de Jérusalem et de
Syrie, alors possessions ottomanes, n'ont pas été affectés par les massacres. Beaucoup de
jeunes filles ont aussi pu sauver leur vie en se convertissant à l'islam et en épousant un Turc,
une possibilité dont n'ont pas bénéficié les Juives victimes des nazis. Pour les mêmes raisons,
certains historiens occidentaux contestent également le qualificatif de génocide. Dans la
République de Turquie, la persécution des minorités devient une politique d’État même si,
officiellement, elle ne vise pas spécifiquement les Arméniens. Dans les faits, l’État kémaliste 25
est imprégné d’un racisme anti-arménien d’autant plus prononcé que la République recycle
les élites unionistes impliquées dans le génocide. L’expulsion massive vers la Syrie française
des populations arméniennes du vilayet de Diyarbakir et du sandjak de Siirt durant l’automne
1928, la destruction des Kurdes et des Arméniens islamisés de Dersim en 1937, l’assassinat
du journaliste arménien Hrant Dink26 avec la complicité objective de la police (informée des
menaces sur sa vie) le 19 janvier 2007 à Istanbul, sont autant d’événements qui témoignent
du maintien de la persécution qui a été à l’origine de l’extermination des Arméniens.
Néanmoins, une partie de la société civile turque rejette aujourd’hui ces logiques de haine,
héritage d’un passé avec lequel elle veut rompre et s’engage dans une démarche de vérité
sur son histoire. La tenue d’un colloque en 2005 à Istanbul, sur les Arméniens à la fin de
l’Empire ottoman a marqué le début d’une reconnaissance turque du génocide.
25 Etat Turc dirigé par Mustafa Kémal, premier président de la République de Turquie.
26 Journaliste ayant eu des propos concernant le génocide arménien commis sous l'Empire ottoman qui lui
valurent l'hostilité du gouvernement turc, ainsi que la mort par un nationaliste turc.
19
10. Conclusion
En conclusion, les Arméniens sont un peuple millénaire ayant subi différentes
dominations telles que celle des Perses ou encore de l'empire Romain. En mai 1453, l'Empire
ottoman conquière l'Arménie, et celle-ci vit désormais sous la loi Mahométane en tant que
minorité dans l'Empire. Les minorités vivant sur le territoire ottoman subissent un
durcissement politique lorsque le pouvoir mis en place se confronte à des difficultés.
L'arrivée au pouvoir en 1908 du parti « Jeune-turc » et de ses idéaux panturquismes, scelle le
destin du peuple arménien. Le contexte de la Première Guerre mondiale ainsi que le
sentiment d'impunité liée aux précédents massacres sous Abdul Hamid II provoque un climat
propice aux libertés militaires. De même que le panturquisme développé suite à la guerre
balkanique et de l'implication invasive occidentale dans l'Empire ottoman, et la défaite de la
bataille de Sarakimish, engendre une atmosphére de terreur et la liberté au CUP d'enrayer
les Arméniens sans peur de représailles des puissances européennes. La situation politique
et militaire à engendrer un climat propice à la liberté d'entreprendre des projets
d'élimination.
Les massacres commis envers les Arméniens durant l'année 1915 et 1916 peuvent être
considérés comme un génocide en adoptant le point de vu des nombreux témoignages
d'ambassadeurs et de notables Occidentaux rendent compte de la question arménienne. Ces
témoins relatent objectivement les faits puisqu'ils rendent simplement compte de la
situation, et que leurs pays respectifs étaient soit neutre, soit alliés à la Triplice, durant le
conflit de la Première Guerre mondiale. Dans leurs témoignages, ils évoquent le
développement des massacres en deux phases, la première consistant à assassiner les élites
arméniennes et désarmer les soldats arméniens faisant partie des troupes turques, la
seconde phase organise les massacres et les déportations de masse à travers le reste de
l'Empire ottoman. Le bilan démographique arménienne suite à ces événements dévoile une
perte de prés de deux tiers de cette minorité à la fin 1916. De plus, le côté systématique de
cet événement en prouve l'organisation précise faite par le CUP. Les schémas d'assassinats et
de déportation à l'aide de la voie de chemin de fer Berlin-Bagdad et de la marche de la mort
vers le désert de Syrie, ainsi que les camps de concentration situées aux portes des villes
proches du désert, marquent la préparation minutieuse de cet acte.
20
Il est complexe d'apporter des informations complètes et pertinentes compte tenu du
négationnisme turc, qui conserve supposément la majorité des instructions émises par le
CUP. De plus, il est difficile de conserver son objectivité sur des massacres de grande
ampleur, où l'empathie prévaut sur le sens critique. Le génocide arménien est un génocide
souvent oublié, parfois nié, encore tabou. Le négationnisme turc cause encore de la
souffrance. Nier un fait ne le fait pas disparaitre. Winston Churchill a dit un jour « Un peuple
qui oublie son passé se condamne à le revivre. »
21
11.Bibliographie
• Ouvrage de référence :
ATTARIAN Varoujan, Le génocide des arméniens devant l'ONU, Paris, Complexe, 1999.
BRUNETEAU Bernard, Le siécle des génocides, Paris, Armand Colin, 2004 ( L'histoire au
présent).
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Géographie, économie, histoire ..., France, 2016.
• Document éléctronique :
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http://www.cdca.asso.fr/cdca/cdca-encyclopedie_histoire.htm, page consultée le 05 janvier
2016.
FERHADJIAN Sophie, Le génocide des arméniens. Spécificité et difficulté d’un enseignement,
page consultée le 09 janvier 2016.
HOVANNISIAN Richard.G, ADALIAN Rouben, BEYLÉRIAN Arthur, http://www.imprescriptible.fr/.
JOSSERAN Tancrède, L’Empire ottoman, l’impossible neutralité,
http://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Empire-ottoman-l-impossible.html, 2014, page
consultée le 15 novembre 2015.
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par le régime jeune-turc (1915-1916), http://www.massviolence.org/IMG/pdf/Chronologiede-l-extermination-des-Armeniens-de-l-Empire-ottoman-par-le-regime-jeune-turc-19151916.pdf, 2008, page consultée le 21 décembre 2015.
MUTAFIAN Claude, 90 après, le génocide des arméniens, Paris, 2005, page consultée le 05
janvier 2016.
22
PIGNON Tatianna, Histoire de l’Arménie, http://www.lesclesdumoyenorient.com/Histoirede-l-Armenie-3-3-histoire.html, 2013, page consultée le 07 février 2016.
ROMEO Lisa, Comité Union et Progrès dans l’Empire ottoman,
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Comite-Union-et-Progres-dans-l.html, 2010, page
consultée le 24 janvier 2016.
• Document audio :
ALICHORAN Joseph, Témoins et Rescapés, France Culture : Les chemins de la
connaissance, juin 2005.
BELEDIAN Krikor, Catastrophe dans la culture, France Culture : Les chemins de la
connaissance, juin 2005.
BOZARSLAN Hamit, Le déni turc, France Culture : Les chemins de la connaissance, juin
2005.
MOURADIAN Claire, Géopolitique du massacre, France Culture : Les chemins de la
connaissance, juin 2005.
TERNON Yves, Chronique d'un génocide planifié, France Culture : Les chemins de la
connaissance, juin 2005.
23
12.Lexique :
Datchak : La Fédération révolutionnaire arménienne), en abrégé Dachnak, est un parti
politique arménien de gauche. Ses tendances idéologiques principales sont le socialisme.
Hentchak : Le Parti social-démocrate Hentchakian, est un des plus anciens partis
politiques arméniens, avec pour but de gagner l'indépendance de l'Arménie de l'Empire
ottoman, et fait partie du mouvement de libération nationale arménien.
Kharâj : Le kharâj est un impôt foncier sur la terre, initialement levé sur les terres que les
dhimmis possédaient. Cet impôt n'était basé ni sur le Coran, ni sur un hadith, mais sur l' ijma,
consensus des théologiens-juristes spécialistes de droit musulman. Progressivement le mot a
acquis la signification générale d'impôt.
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