COURS SUR « ANDROMAQUE

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COURS SUR « ANDROMAQUE
COURS SUR « ANDROMAQUE » DE RACINE (1667-68)
I) Présentation générale :
A) Biographie de l'auteur : (1639-1699)
Cf fiche GF
B) Le théâtre tragique : lieu privilégié d'une peinture des passions ?
* DEF / « theatron » (gr) = 1) le lieu où l’on regarde, où l’on représente les œuvres dramatiques =
dans l’antiquité, espace de spectacle qui se trouve au milieu de la nature pour des cérémonies
religieuses, donc lié au sacré.
2) genre littéraire défini par Aristote dans sa Poétique comme une « représentation de l’imitation
d’une action par des personnages » (mimesis).
3) aujourd’hui, texte littéraire et spectacle vivant donnant l’illusion du réel, écrit pour être
joué devant un public ; le théâtre essaie d’être comme la vraie vie. Attention : le propre de l’illusion
est d’induire la confusion entre le réel et l’imaginaire, mais chez le spectateur cette attitude est
consentie et il fait la différence entre les deux.
4) a donné naissance à l’expression « theatrum mundi »= le théâtre du monde = la vraie vie est
comme un théâtre sous le regard du / des dieux à la fois auteur(s) et spectateur(s) = la comédie que
jouent les hommes n’a pas plus de réalité qu’un rêve ; devient le thème baroque « la vie est un
songe ».
5) Au XVIIème, le théâtre est reconnu par Richelieu comme art officiel ; on retrouve la ségrégation
sociale dans la séparation entre peuple (debout au parterre) et bourgeoisie/ aristocratie (assis ds
loges/galeries) ; mais révolution grâce à la scène à l’italienne.
Représentation = rendre présent 1) action de présenter à nouveau en répétant et respectant le
modèle original (imagination reproductrice même chez l’artiste, pas de création ex nihilo : on ne
peut imaginer que ce qu’on a déjà perçu) ; 2) action de présenter autrement, de créer une nouvelle
présentation, en interprétant et modifiant le modèle original (imagination créatrice, re-création, c’est
la combinaison des éléments connus entre eux qui est originale, par ex les « Montres molles » de
Dali associent l’image de la montre et l’idée de mollesse). Ainsi le théâtre rend présent les passions
en les faisant revivre sur scène à travers un spectacle vivant, ce qui est une manière de les montrer
et donc de leur donner une importance et une valeur particulière (positive ou négative, modèle ou
anti-modèle)/ mais en même temps la peinture peut être une mise à distance critique permettant de
les objectiver et donc de s'en détacher.
Réalité = peut désigner la vérité au sens commun (réel=vrai), mais aussi tout ce qui apparaît à la
conscience du spectateur et dans ce cas là il y a une réalité de l’illusion, du rêve ou de l’imaginaire
et tout ce qui est réel pour moi n'est pas forcément vrai en soi.
Ce qui amène à se demander si l'imaginaire passionnel est en adéquation avec la vérité du monde et
si il y a une réalité passionnelle propre au passionné qui existe pour lui même si elle n'existe pas en
soi. Dès lors, la représentation théâtrale hériterait de cette dichotomie entre le vrai et le réel et l'on
pourrait se demander si elle n'est qu'une imitation objective du monde passionnel (énonçant une
vérité sur le phénomène passionnel) ou bien si il ne s'agit que d'une re-présentation subjective parmi
d'autres de la représentation elle-même subjective que le passionné se fait du monde, provoquant
une mise en abîme.
Comment la représentation théâtrale des passions peut-elle toucher à la réalité même du
phénomène passionnel?
1
* Des passions contenues : Suprématie de la raison synonyme de bon goût et de bon sens dans le
classicisme se traduit sur le plan de la création en imposant la recherche de la mesure et de la
clarté et sur le plan du jugement ce qui est a priori anti-passionnel : la qualité de l'oeuvre se fait de
manière rationnelle en fonction de règles préétablies. Mouvement littéraire, culturel et artistique qui
coïncide avec le règne de Louis XIV ; recherche de la perfection ; idéal de l’honnête homme ;
assimilation entre le Beau et le Bien ; retour à l’antiquité en l’adaptant au goût du jour ; respect des
règles de convenances ; langue classique simple et naturelle, mais justesse des termes (il sera
reproché à R des « expressions fausses ou sens tronqués » par Subligny) ; pour plaire et instruire :
placere = divertir le public en le touchant et docere = apprendre à reconnaître les mauvaises
conduites et les excès, produisant un « je ne sais quoi » qui échappe aux règles et dépasse la raison.
Double Paradoxe = comment plaire tout en instruisant ? Comment produire des sentiments en se
pliant à autant de règles ?
* Tragédie = une action concentrée se développe, par le jeu nécessaire des passions, sans que le
hasard, les événements ou la volonté puissent empêcher un dénouement funeste, ce qui donne
une impression de fatalité. Le cadre de la tragédie a été institué de manière autoritaire par les
membres de l'académie française créée par Richelieu en 1635 dans le but de faire rayonner l'art et la
langue française en Europe.
Règles de l’antiquité, codifiées au XVIIème = règle des 3 unités ; 5 actes (chacun dure le temps
qu’il faut pour brûler une chandelle ; now on baisse le rideau), texte en vers (alexandrins) ;
personnage noble, de rang élevé, confronté à un destin exceptionnel (tous on tune ascendance
illustre, ce qui, à l'époque, devait suffit à prouver leur grandeur morale : P descend de Zeus, comme
bcp d'autres, et de Thétis, A est la fille d'Agamemnon etc) ; pouvoir, politique amour dans sphère
publique ; dénouement malheureux ; provoquer la crainte et la pitié par le pathétique.
Règle des bienséances = internes (cohérence interne de l'action et traitement des caractères
moraux) : convenance (on parle et se conduit en accord avec son rang, son sexe, son âge) ;
ressemblance (conformité avec la tradition littéraire) ; constance (caractère non modifié) + externes
(réception du spectacle par l'auditoire) = ne pas blesser les convictions morales ou religieuses du
public (pas de duel, de sang, de propos choquants ni de scène choquante), ce qui dépend d'un
système de valeurs donné. CF L'honnête homme est celui qui se conduit bien en société, se
conforme à la bienséance et reste modéré comme l'indique le Misanthrope de Molière : « la parfaite
raison fuit toute extrémité Et veut que l'on soit sage avec sobriété » (1666).
Règle de vraisemblance = enchaînement logique selon loi de probabilité ; chaque acte doit être une
unité temporelle continue. La poétique du genre requiert d'élaborer une structure en 3 étapes
logiquement enchaînées : « un commencement, un milieu, une fin » (Aristote dont la conception est
nostalgique voire réactionnaire) qui constitue l'action de la tragédie. Boileau encore : « Jamais au
spectateur n'offrez rien d'incroyable / Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable » AP III.
Le principe régisseur est donc l'efficacité de l'identification dans le processus de réception
dramatique sans qu'aucun invraisemblance ne vienne briser l'illusion theâtrale.
L'essentiel est le fond, pas la forme : R écrivait chaque acte en prose et reliait les scènes entre elles ;
une fois terminé : « ma tragédie est faite, comptant le reste pour rien », seulement ensuite réécrit en
vers.
D'où : Règle des 3 unités = temps (à peine évoquée par Aristote) : la tragédie nie tout sentiment
de durée : elle mime le temps réduit de l'événement qui voit le sort du héros se retourner
brutalement sous nos yeux ; « Effet de loupe » selon Hugo ; elle ne peut donc pas montrer la lente
évolution des passions du personnages car contrairement au roman n'en pas pas les moyens
(# Balzac) ; les passions sont montrées sous leur forme paroxystique, dans un moment de crise donc
imposées comme un état de fait et déformée par le prisme de l'exagération, sans nuances ; souvent
une passion principale va déterminer l'ensemble des actions / lieu (pas chez Aristote) c'est
2
l'antichambre, une salle de palais, lieu intermédiaire entre l'intimité et le monde extérieur, l'action
étant rejetée hors de la scène, espace réservé au langage ; les passions sont donc exacerbées par le
huis-clos du palais / action = le sujet traité par la pièce doit tenir ds 24 heures (durant une seule
révolution solaire » selon Aris) / d’un seul lieu / action (une seule histoire cohérente, pas plusieurs à
la fois) ; image organique pour cette unité d'un être vivant ni trop petit ni trop grand, elle doit « être
menée jusqu'à sa fin et former un tout », unifiée autour d'une seule action (la praxis) en vue de
former une histoire (mythos). Boileau : « Mais nous, que la raison à ses règles engage / Nous
voulons qu'avec art l'action se ménage / Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne
jusqu'à la fin le théâtre rempli ». AP III. L'intrigue secondaire doit donc être liée à la principale tout
en ayant des incidences sur elle. Dernier acte = de dénouement (doit régler le sort des personnages
principaux et impressionner le spectateur). Racine prend la crise qui dure depuis longtemps à son
dernier moment ; l'action se trouve ainsi réduite par les choix qui résulteront de l'ultimatum posé par
Oreste. Souci d'une action simple et épurée : « toute l'invention consiste à faire quelque chose de
rien » (préface à Bérénice). 1er acte = d’exposition donne 4 infos : sujet de la pièce (le sort d'As et à
travers lui de sa mère), lieu de l’action (Buthrote, ville d'Epire, une partie de l'actuelle Albanie),
moment de l’action (vers 1200 avt JC suites de la guerre de Troie qui dura 1O ans, après-guerre un
an après son saccage en Turquie, une journée, celle de l'ambassade d'Oreste, remplie par deux
retournements successifs de P, acte II et acte III, et un retournement d'A acte IV), nom et caractère
des personnages principaux. Cf voir résumé.
Un drame implique une action très mouvementée cheminant par coups de théâtre et susceptible
d'être modifiée par l'extérieur, n'allant pas nécessairement vers une catastrophe, car l'imprévu peut
sauver les personnages (le mélodrame créé à la fin XVIIIème est un genre plus populaire et
romantique où l'action est compliquée, avec des retournements parfois comiques, des machinations,
des personnages simples et contrastés, des intentions morales simplistes).
Une tragédie comporte des personnages (de sang royal subissant des revers de fortune) capables
d'actions extraordinaires et sanglantes mettant en jeu de grands intérêts, qui souvent dépassent les
hommes (fatalité des familles, nécessités de l'histoire) avec violence ; les personnages représentent
en grand les drames de certains hommes, parfois rares, parfois plus fréquents comme les passions ;
effet de grossissement propice à la peinture des passions, qui sont elles-mêmes des sentiments
exagérés : les événements sont des agrandissements de ceux de la vie (comme le crime passionnel)
donc rien d'étonnant qu'on puisse retrouver le même thème repris dans d'autres genres (comme le
vieillard amoureux) ; le sérieux de la vie est remplacé par le terrible, l'ordinaire est symbolisé par
l'extraordinaire et le frappant. D'où une vraisemblance qui touche le public par analogie avec ce qui
lui paraît réel : Boileau : « L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas » AP III. Mais il y a une
abstraction du réel : on a supprimé tout ce qui n'était pas nécessaire à la crise (le comique, la vie
ordinaire, tout ce qui appartient aux autres passions), spectacle des actions, couleur locale,
déplacements. Rien ne vient distraire de la lutte essentielle. L'action est intérieure, aucun événement
gratuit, inventé pour les besoins de la cause, ne vient changer les données de la crise ; d'où une
grande simplicité d'action surtout chez Racine car les drames d'amour sont plus intérieurs.
Eclaircissement = explication des personnages et des evts, conversion d'un fait divers en fait
humain universalisable. C'est l'effort pour isoler, rendre frappant et intelligible ce qui provoque la
terreur ou la pitié. Les passions sont données dans un état de crise déjà là (on ne peut pas leur
origine) et elles sont obligées de se déclarer et d'agir dans une action immédiate qui ne tarde pas à
mener à la catastrophe. Autrement dit, malgré la volonté de clarifier les motifs et le conséquences
passionnelles, les passions semblent être le personnage principal de la pièce et sont conséidérées
comme irréductibles et insurmontables.
Selon Aristote : 4 formes de sujets pour éveiller la crainte ou la pitié : on connaît celui qu'on veut
perdre et on le fait périr (ici) / on le fait périr sans le connaître / on voulait le faire périr et on le
reconnaît à temps (le plus pathétique selon Ar) / on entreprend le mal sans l'achever (Le Cid). Ces
3
émotions sont d'autant plus fortes qu'il y a un effet de surprise déjouant l'attente du public, un
renversement de situation par le biais d'un coup de théâtre ou d'une scène de reconnaissance (qui
fait passer le personnage de l'ignorance au savoir) ou violence entre des personnages intimement
liés.
La psychologie des personnages est déterminée par leur fonction dans la pièce : un trait de
caractère n'est inventé que pour fournir une explication qui justifie et rend vraisemblable les actions
de ce personnage dans l'intrigue ; la tragédie est imitation d'actions et non d'hommes en actions.
Aristote dresse une typologie éthique des personnages mais pas de psychologie à proprement
parler : il préfère se soucier des structures et des situations dramatiques. Donc le personnage doit
provoquer certains effets sur le spectateur : le but de la tragédie n'est pas seulement de représenter
les passions sur la scène, mais d'en produire dans la salle sur le spectateur ; on se demande quelles
sortes d'événements sont le plus susceptible de produire un effet pathétique. Pour Aristote, pas de
héros tragique (le nom importe peu), il ne meurt pas forcément à la fin, on ne connaît que des
figures héroïques ; la définition du héros tragique se fait en fonction des effets à produire, comme la
terreur ou la pitié, deux sentiments que provoque ici P à tour de rôle (cf Aristote ch 13 et 14). Et ce
n'est pas le spectacle en lui-même (les effets spéciaux par ex) qui doit produire cet effet de frisson
mais les événements en eux-mêmes ; mais on peut se demander comment soutenir une conception
épurée de la tragédie comme le fait Aristote tout en considérant l'événement pathétique (pathos)
comme moyen de produire l'émotion tragique.
Une représentation réaliste des passions ? Le langage tragique s'oppose au réalisme en supprimant
de la conversation tout ce qui n'est pas dramatiquement nécessaire et transpose en vers le désordre
des mouvements passionnés, avec bienséance ; mais il ne néglige pas les cris réalistes et s'appuie
sur un certain réalisme psychologique : imitation de la nature propre aux classiques tout en la
perfectionnant en élaguant ce qui est contingent pour atteindre une sorte de vérité universelle et
transhistorique car on suppose que « le bon sens et la raison étaient les mêmes dans les siècles »
Racine, préface à Iphigénie.
C) La querelle d'Andromaque : passions amoureuse vs passions politiques
Quelles sont les passions privilégiées par RACINE ? On entendra par passions tous les états
affectifs c’est-à-dire les impressions que font sur nous les événements et les impulsions qu'ils
provoquent (cf Hume).
 PBL 1 = Amoureuses ou politiques ? Premier chef d'oeuvre de Racine, publié en 1668, présenté
dès 1667 devant Louis XIV et la cour, la pièce obtint un triomphe (il a réussi à faire pleurer
Madame Henriette d'Angleterre, belle-sœur du roi louis XIV, dès la première lecture, sans les
artifices du spectacle, ce qui pour Aristote est un critère de réussite de la tragédie : il faut la
désincarner en produisant à la lecture les mêmes effets qu'à la représentation) égal au Cid de
Corneille alors que la première (1664), La Thébaïde, (par la troupe de Molière) avait été un échec,
car « tragédie galante » à la mode à cette époque alors que R représente la lutte fratricide entre
Polynice et Eteocle, il se rattrape avec les amours d'Alexandre le Grand premier succès mais là on
lui reproche son « manque de goût pour l'antiquité » (St Evremont).
Il doit donc satisfaire à ces deux exigences : les amours galantes pour le public mondain (d'où le
rapport du personnage racinien avec son temps : il a les traits du Français galant, amoureux, poli,
courtois voire courtisan ; par ex P accueille A comme on le ferait dans un salon : « me cherchiezvous Madame / un espoir si charmant me serait-il permis ? » v 258 ; ainsi R érige la passion
amoureuse comme passion tragique par excellence cf la carte du tendre de Madeleine de Scudéry
qui est une cartographie des différentes passions d'amour que l'on peut traverser : en remontant la
rivière de l'inclination, on passe à l'amitié puis à la soumission et l'empressement etc), la
connaissance de l'antiquité pour le public érudit (il a aussi un rapport avec le mythe qui est sources
4
de son caractère et de son histoire, ce qui le rend intouchable ou au contraire subir une hérédité, lui
confère grandeur et beauté) : donc il est triplement « réaliste » de part sa relation aux mythes passés,
sa relation avec le temps de l'auteur et les passions humaines par ses faiblesses et son exagération en
grand de ce que nous vivons en petit.
A est à la fois un drame de la passion amoureuse et imité de L'Enéide de Virgile (3ème chant), la
« fable » originelle c’est-à-dire l'histoire qui fournit le sujet d'une tragédie (selon l'imitation des
anciens propre au classicisme de 1660-80, on les imite en les remettant au goût du jour), épopée
comportant des événements pathétiques, se rapprochant de la tragédie, à distinguer de l'Odyssée
d'Homère qui est une épopée de caractères se rapprochant de la comédie. A est un immense
palimpseste, notamment de l'oeuvre de Virgile, la plus admirée au XVIIème. C'est à travers le récit
et le témoignage d'Enée qu'il raconte la guerre de Troie et ses suites (un an après). Mais il y puise
aussi le motif du meurtre de P, l'amour furieux d'Oreste. Les modifications ne portent que sur les
circonstances de la mort de P et du couronnement d'A.
D'autant que R se construit à l'ombre de Corneille (que Subligny ne cesse de lui opposer :
Corneille aurait fait çi, il n'aurait pas fait ça) ; Corneille en effet critique la tragédie galante et
privilégie les drames plus politiques qu'il considère plus dignes de la grandeur tragique, reléguant
l'amour au second rang, car pour lui dans la tragédie galante le danger tient seulement à « la perte
d'une maîtresse ». Or, R semble avoir ouvert une troisième voie et dépassé l'alternative
cornélienne entre amour et politique : il fait de l'amour la cause principale du péril politique
« péril de la vie ou de l'Etat » de même que le drame politique de la chute de Troie s'accompagnait
d'un drame familial. L'amour vient même bouleverser l'ordre politique puisque P qui devait épouser
H rompt ses fiançailles pour épouser A, de même que O trahit sa fonction d'ambassadeur des Grecs
(il n'était venu que pour revoir H), démasqué en cela par Hermione elle-même, son double féminin :
« Songez à tous ces rois que vous représentez / faut-il que d'un transport leur vengeance
dépende ? » (v 508) ; il ne se souviendra que temporairement du risque de régicide (considéré alors
comme le pire des crimes) : « vous voulez par mes mains renverser un empire / vous voulez qu'un
roi meure » (v 1207). De même, les rares fois où H invoque la loi paternelle de Ménélas ou
politique, c'est par un artifice rhétorique visant à se libérer d'O et à masquer ses véritables passions :
« vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite » (v 582), « mais que puis-je seigneur, on a
promis ma foi » (v 819), et c'est un discours de mauvais foi, une forme de dénégation quand elle
affirme que « l'amour ne règle pas le sort d'une princesse » (v 821).
Contrairement aux héros de Corneille, ils placent au premier plan leurs intérêts personnels et
passionnels. Il n'y a plus de raison d’État, seulement des états passionnels qui dictent leur loi.
C'est l'amour brutal qui déclenche la vengeance d'Hermione et non l'honneur et c'est encore la
passion amoureuse qui prépare Oreste au meurtre, et non l'intérêt des dieux. Pyrrhus agit aussi par
amour plus que par devoir politique ce qui le met doublement en danger : d'abord il s'expose à la
vengeance meurtrière d'Hermione qui l'aime et en plus il expose son Etat à une guerre avec les
Grecs en refusant de leur rendre l'enfant. Alors que Corneille aurait plus insisté sur les motivations
politiques comme le fait que A et son fils sont ses prisonniers. Enfin, c'est encore la passion
amoureuse qui fournit le dilemme central de la pièce pour Andromaque : choisir entre épouser le
fils de l'assassin d'Hector ou voir son fils mourir. Or, il y a là un enjeu politique car As est
considéré par la tradition légendaire comme le père de la future monarchie française, ce qui est
évoqué par R en P2 p. 19 à travers le poème que Ronsard lui consacre La Franciade sur lequel il
s'appuie (« on fait descendre de nos anciens rois de ce fils d'Hector ») mais R n'insiste pas dessus.
Même le dénouement qui pourrait sembler une victoire du politique sur le passionnel (les Grecs se
sont vengés de ce mariage scandaleux et antipatriotique) le confirme puisque c'est une punition de
la trahison politique au profit de passions personnelles. C'est donc la passion amoureuse plus que
le devoir moral ou politique qui fait agir les personnages. Même si l'amour n'est qu'une des
passions, il prend assez d'empire sur les autres pour les supplanter.
5
 PBL 2 = Une ou plusieurs tragédies ? La pièce fit du bruit en suscitant une querelle (reprise
dans une comédie de Subligny montée par la troupe de Molière sous le titre « La folle querelle ou la
critique d'A. » pour en moquer les défauts, par ex en attribuant les eloges de la pièce à des
personnages sots ou ridicules) qui porte sur l'agencement de l'intrigue et la construction des
personnages ou leur expression car R propose une tragédie d'un type nouveau (« je leur permets de
condamner l'A tant qu'ils voudront » AM p. 11). Le problème est qu'on ne peut pas dire si
Andromaque est véritablement le personnage central de la pièce ou l'un des 3 autres (Pyrrhus,
Oreste ou Hermione) car il y a là 4 rôles d'importance comparable, qui se font concurrence ; ce qui
est l'un des principaux défauts selon la dramaturgie classique et déclenche de nombreuses critiques.
Pour la fabrique des caractères il y a 4 buts à viser et donc 4 critères pour fabriquer les
caractères, 4 qualiéts morales du héros tragique selon Aristote (ch 15) : qu'ils soient bons c’està-dire fassent de bons choix ; la convenance (ne pas être trop virile ou trop intelligente pour une
femme) ; la ressemblance avec des êtres humains ordinaires pour s'identifier un minimum et
éprouver les mêmes sentiments, et ainsi produire la katharsis ou purgation des émotions (Aristote
ch 6 : « c'est une imitation faite par des personnages en action et qui par l'entremise de la pitié et de
la crainte accomplit la purgation des émotions de ce genre ») ; la cohérence, même si, précise
Aristote, il s'agit d'être « incohérent de manière cohérente » (logique illogique du passionné cf
Balzac), pas de méchanceté gratuite par ex. Ici, paradoxalement, on notera que O tue P au moment
où il épouse A donc cesse d'être rival et c'est l'importance d'A dans cette équation amoureuse qui
crée cette tension paradoxale : comme P aime A, H développe une haine qui justifie son meurtre. Le
monde des passions se trouve compléxifié r/ à celui de Virgile : ce sont des passions contradictoires
entre « 3 coeurs qui n'ont pu s'accorder » (dit O v1624) qui les poussent à leur propre perte.
Cette querelle est le résultat d'une double cause :
1) l'effet de la « chaîne amoureuse » qui lie les personnages entre eux (Oreste aime Hermione qui
aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector, qui est mort) ; Racine doit inventer un rapport
de cause à effet entre les amours passées de P et A qu'il retient prisonnière suite à la guerre de Troie
et la victoire de son père Achille et d'autre part la jalousie meurtrière d'Oreste à l'égard de Pyrrhus
ayant épousé Hermione, celle qu'il aime. Il doit donc imaginer un P amoureux d'Andromaque et
négligeant Hermione qui du coup se sert d'Oreste pour se venger (alors que dans les sources
antiques Hermione aime toujours Oreste, même une fois mariée à Pyrrhus).
2) l'effet d'un non-respect de certaines règles (unité d'action et vraisemblance, voire de
bienséance). R privilégie l'émotion sur le respect des règles : « appeler au coeur de VAR », « la
règle souveraine est de plaire à VAR » p. 11-12). Il considère que cela fait partie des règles mêmes
du théâtre de devoir émouvoir par tous les moyens : « ce n'est pas à moi de changer les règles du
théâtre » (P1 p. 15). La tragédie a d'abord une finalité esthétique, comme tout art c’est-à-dire plaire,
toucher et émouvoir en rendant ces passions non pas violentes mais agréables.
> La règle classique de bienséance ou convenance interdit de représenter un roi qui délaisserait son
épouse pour une autre donc R modifie la chronologie : P n'a pas encore épousé Hermione et décide
d'épouser A à sa place. Cela permet de donner une importance égale aux 4 personnages et de donner
à Hermione une place essentielle. Il faut justifier la présence d'O : R en fait l'ambassadeur des Grecs
qui viennent réclamer la mort d'Astyanax, dont R a prolongé la vie (il s'en justifie dans la P2 : au
lieu d'être livré à Ulysse et précipité par lui du haut des remparts de Troie (dans les Troyennes de
Sénèque), c'est un autre enfant qui a été substitué (un « faux Astyanax » v 222) et tué à sa place
« j'ai été obligé de faire vivre As un peu plus qu'il n'a vécu P2 p. 18, ce qui est une faute pour le
commentateur Subligny). Il y a des critiques de protocole aussi : le roi Oreste ravalé au rang
d'ambassadeur des Grecs ou son tutoiement non réciproque avec le roi Pylade ont pu choquer, car il
ravale leur rapport à une relation à la fois familière et inégalitaire, celui d'un héros à son confident
amoureux, comme dans un roman galant.
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De plus, les personnages doivent agir d'une façon convenable à leur rang et selon l'idée que le
public se fait de ses devoirs, de roi par ex : or l'intrigue exige que Pyrrhus conserve un caractère
violent et persécuteur, sans aucun scrupule au départ r/ à la guerre de Troie (« tout était juste alors »
v 209 dit-il à Oreste) en menaçant Hermione de cet odieux chantage v 370 (« le fils me répondra
des mépris de la mère ») et 976 (« vous couronner Madame ou le perdre à vos yeux ») ; ou en
proposant à Oreste d'assister à son mariage (v 619 « il semblait qu'un spectacle si doux n'attendît en
ces lieux qu'un témoin tel que vous »). Il a aussi de l'orgueil : céder aux grecs lui semblerait
déshonorant, comme un signe d'infériorité (v 238 « et je n'ai donc vaincu que pour dépendre d'elle »
[la Grèce]) et comme un défi : il consentirait « avec joie » à ce nouveau conflit (v 229). Car « tous
les héros ne sont pas faits pour être des Céladons », amant galant de D'Urfé p. 15 P1. Mais il en fait
un amant raffiné (Boileau considérera même comme une « puérilité » l'hsitation de P qui se
demande si A ne sera pas jalouse de son mariage avec H v 669), dont les menaces ne sont que
verbales, et les manifestations physiques reléguées dans le passé, hors scène (lorsqu'A évoque le sac
de Troie, c'est un condensé du chant II de l'Enéide où l'assassinat de Priam est raconté par Enée,
sauf qu'il fait d'A le témoin oculaire et la narratrice de la scène en ne retenant que les éléments
frappants comme si elle était au coeur de l'action ; hypotypose = peinture vive de manière à mettre
sous les yeux ce que l'on décrit, mais les aspects les plus sanglants disparaissent v 992-1008). Il
évite d'ailleurs la nomination directe et préfère les métonymies ou les métaphores pour éviter de
décrire la violence sanguinaire : « la flamme, le fer » ou des termes abstraits « nuit cruelle,
horreurs, crimes » ; cela corrige l'image épique (l'univers épique de la guerre de Troie reste en
arrière-plan comme si le passé glorieux devait laisser place à un présent terni) des exploits de P
faussement décrite par Céphise tout en justifiant le refus d'A de l'épouser, mais sans descriptions
concrète ou crue des ravages passionnels. Cela permet de donner de Pyrrhus une image de victime
sympathique au-delà de sa brutalité légendaire (dans l'Eneide de Virgile il tue Priam, le roi de
Troie ; dans Les troyennes de Sénèque, il sacrifie sur la tombe d'Achille la sœur d'Hector) lui
attribuant ainsi un double-visage, celui du persécuteur d'H ou celui du protecteur d'A contre
Hermione ou les Grecs. Tout est double (cf Balzac).
De même Hermione est jalouse mais son meurtre commandité reste un moment d'égarement, pour
que sa dignité de princesse soit sauve (pour le personnage d'Hermione, peu évoqué par Virgile, c'est
sur l'Andromaque Euripide qu'il s'est appuyé, qui tente dans cette version, une fois devenue l'épouse
de P, d'assassiner A et As en son absence, avec l'aide de son père Ménélas (roi de Sparte), car elle
l'accuse de vouloir l'empoisonner pour la rendre stérile ; cette rivalité entre H et A est ainsi reprise
par R afin d'unifier les actions présentes indépendamment chez Virgile.).
Oreste est roi et ne doit pas non plus accomplir le meurtre de ses mains, avoir des scrupules (IV, 3
et V, 2) donc R réécrit le récit du meurtre collectif et supprime tout ce qui faisait d'Oreste son
organisateur, soulignant bien le fait que ce n'est pas de sa main que meurt P : « L'infidèle s'est vu
partout envelopper / Et je n'ai pu trouver de place pour le frapper » v 1515 (dans la version de
Virgile, Oreste « surprend son rival sans défense et l'égorge » alors que chez Euripide il meurt à
Delphes, puni par Apollon via la foule). C'est tardivement qu'il en revendiquera la culpabilité : « j'ai
fait le crime et je vais l'expier » v 1599.
> La règle de l'unité d'action : il y a dans A une action principale (A captive de P puis reine à sa
mort) et une action secondaire (H délaissée par P et aimée d'O) ce qui pose un pbl d'unification et de
hiérarchisation de ces deux actions car on ne sait pas quel est l'action principale et l'épisode (recours
modéré aux épisodes selon Aristote car histoires secondaires permettant de donner à la pièce
l'ampleur nécessaire). Normalement dans le théâtre classique de Corneille par ex l'épisode
conditionne le déroulement de l'action au lieu d'être subordonné à l'action principale ; au contraire
dans A l'action épisodique (celui des seconds amants H et O, qui semble presque autonome) n'a
aucune influence sur l'action principale ce qui respecte mal l'unité d'action et le rend d'autant plus
pathétique, car R veut atténuer la responsabilité d'Oreste. Du coup, il y a concurrence entre les deux
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pièces H et A qui se manifeste surtout à l'acte IV : d'abord, au début de la scène 1, A et C
réapparaissent juste après l'entracte, un temps trop court pour faire tout ce qu'elles ont à faire (se
recueillir sur le tombeau d'Hector et aller trouver P pour donner sa décision) ; le faire au pas de
course ne serait pas digne d'une reine et de son recueillement ; repousser la décision d'A permet un
effet de suspense pathétique à la fin de l'acte III ; mais c'est aussi et surtout pour éviter qu'H soit
l'unique objet de l'attention du spectateur que R fait revenir A au début de l'acte IV ; cela atténue
l'impression qu'une autre tragédie commence qui, même si elle est sans effet, en prend la place.
Racine avait prévu la réapparition d'A à l'acte V et il l'a ensuite supprimé ne pas affaiblir la tension
de la scène à cause de la furie d'H.
De plus, à la fin de la scène 1, A et C laissent la scène vide ce qui est interdit par la dramaturgie
classique ; il faut toujours qu'un acteur reste sur scène pour accueillir le suivant et faire le lien,
donner une continuité temporelle à l'action. Mais le procédé de « liaison de fuite » ou « liaison de
vue » est toléré pour donner l'impression qu'un nouvel acte débute, comme à l'acte 1 de l'acte II. La
scène 1 devient presque autonome par rapport au reste de l'acte IV d'autant qu'elle fait revenir les
mêmes personnages qu'à la fin de l'acte III e que le début de la scène 2 commence avec un « non »
de Cléone d'une conversation déjà entamée ; l'acte IV commence donc deux fois et ce
recommencement fait passer Andromaque au second plan. A partir de la scène 2 de l'acte IV on peut
dire que c'est Hermione qui occupe toute la place jusqu'au dénouement final. Une passion (la
vengeance d'H) en chasse un autre (le désespoir d'A). Certains diront que les personnages évoluent
dans deux pièces qui communiquent mal entre elles.
> La règle de vraisemblance (le principal but de la tragédie est la mimesis comme tous les autres
arts, donc il faut persuader le public de la réalité de ce qu'il perçoit, or seul le possible peut
convaincre donc il faut « du nécessaire et du vraisemblable » selon Aristote donc paradoxalement
l'irrationnel doit être banni de la tragédie qui représente des passions irrationnelles, on doit pouvoir
reconnaître la logique illogique du passionné, la réalité de son irrationnalisme) ; cela pose pbl quant
à l'intrigue (or c'est la partie la plus importante, « l'âme de la tragédie » selon Aristote dans la
Poétique, elle a la primauté génétique, ce par quoi le dramaturge doit commencer, et esthétique, sa
réussite en dépend). Entre H et O elle n'est pas toujours bien ficelée (« des actions peu
vraisemblables ou peu régulières » selon Subligny) : la décision du meurtre est suspendue à un
possible entretien entre O et H, elle confie un premier message à Cléone qui est de dire à O de tuer
P et de lui dire que cela vient d'elle « qu'on l'immole à ma haine et non pas à l'Etat » v 1267, puis
revirement immédiat d'H qui à la vue de P change d'avis (la haine était abstraite et face à lui elle ne
tient plus) et donne un second message à Cléone : « qu'il n'entreprenne rien sans revoir Hermione »
sc 4, v1273. Notons que pour Aristote (ch 14) la meilleure situation dramatique est celle d'un
personnage qui décide de ne plus accomplir son geste meurtrier
Et Oreste semble tout ignorer du contrordre et la rencontre supposée entre O et H semble donc ne
pas avoir eu lieu entre l'acte IV et V : « ne m'avez vous pas vous-même ici tantôt ordonné son
trépas ? » v 1543. Donc Oreste n'a reçu l'ordre qu'une seule fois et seul le premier message lui a été
transmis ; cela fait de la scène 5 où apparaît P qui lui annonce leur séparation une scène nuisible à la
cohérence de l'action de la tragédie d'Oreste car si il savait qu'H le lâche pour P et qu'elle a changé
d'avis il ne commettrait pas le meurtre en son nom ; pour qu'O soit tragique il doit évoluer dans une
pièce parallèle où il ignore les hésitations d'H et se trouve donc être moins responsable du meurtre
de P. Pourtant c'est une scène centrale pour la tragédie d'H et de P puisque c'est la seule
confrontation entre les deux personnages car scène pathétique où Hermione s'effondre après avoir
entrevu quelque espoir illusoire dans la venue de P.
De même, les rencontres entre A et P sont annoncées ou évoquées indirectement et quand elles ont
lieu, elles se font au hasard (I, 4 A veut aller voir son fils, et III, 6 il tombe sur elle en allant voir H
et 7). Or, au nom de la vraisemblance, la tragédie classique refuse de telles coïncidences : on ne doit
jamais entrer sur scène sans raison (avoir à dire ou faire qqchose), on ne passe pas là par hasard.
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Mais c'est pour créer un effet pathétique et montrer qu'A ne pense qu'à son fils qui lui manque, alors
que P croit qu'elle vient pour lui. Si A n'entre jamais vraiment en scène (elle brille par son absence,
présente 7 scènes sur 28 seulement), c'est parce qu'elle resté l'héroïne d'une autre tragédie où P n'est
pas acteur, L'Iliade. Tantôt il n'y a pas de place pour P tantôt pas de place pour A (au début P doit
épouser H) mais ensuite P espère remplacer Hector auprès de A et As, menant par amour une
nouvelle guerre contre les Grecs pour les protéger, ce qui serait une version galante de L'Iliade :
« je défendrai sa vie aux dépens de mes jours » v 288.
 Toutes ces modifications peuvent étonner d'autant que R prétend que le récit de Virgile constitue
« tout le sujet de cette tragédie » / « je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés »
p. 14 (Préface 1) mais dans l'imitation créatrice du XVIIème les événements qui mènent au
dénouement peuvent être réinventés, pourvu que celui-ci reste le même : R reconnaît seulement
avoir pris la « liberté d'adoucir un peu la férocité de P » et prend appui sur les auteurs antiques qui
en ont fait de même (p. 19-20 P2). Il y a ainsi plusieurs tragédies en une, celle d'A contenant
virtuellement les deux autres celles de H et O. A partir de IV, 5 on ne sait plus à quelle tragédie on
assiste. Mais la modification des sources anciennes permet une pleine exploitation des
potentialités tragiques des passions .
II) Le monde des passions dans Andromaque
A) La dualité passionnelle « Tout est double » (cf Balzac).
La division est la structure fondamentale de l'univers tragique : le héros racinien se débat sans cesse
avec lui-même ou avec l'autre, sur un mode binaire : suis-je ceci ou cela ? Dois-je faire ceci ou
cela ? Comme dans toute névrose, la scission entre le désir et le réel ou le surmoi est cause de
souffrance. Et il ne retrouve son unité que lorsqu'il est hors de soi : seule la colère ou la fureur
permettra de solidifier ce moi déchiré : « Ah je vous reconnais et ce juste courroux /Ainsi qu'à tous
les Grecs seigneur vous rend à vous » Phoenix à P v 627. Il s'agit bien d'une psychomachie c’est-àdire d'un combat au sein de son âme entre son devoir et son inclination.
1) L'amour est double =
Def = l'amour est un mouvement spontané d'admiration et de convoitise pour autrui : ex : H a
aussitôt accepté le mari qu'on lui avait imposé au départ « je n'ai pour lui parler consulté que mon
coeur » v 460. La naissance de l'amour semble immédiate et définitive pour P aussi face à « cette
ardeur nouvelle » (v 1293) qu'il n'avait pas voulu écouter au début.
a* La déchirure interne = Tous les personnages sont écartelés entre un idéal, souvent dicté par
leurs ancêtres, et une passion qui les en détourne et les tire dans la direction opposée : ce
déchirement intérieur crée une dualité des sentiments et provoque des dilemmes. Le temps tragique
ne sera que la répétition inlassable du même dilemme : c'est une durée circulaire donc la répétition
tourne à l'échec bien résumé par P : « il faut ou périr, ou régner » v 968. La crise tragique ne
résoudra rien mais se contentera de trancher entre les deux alternatives ; il n'y a pas de
véritable remède à ce dilemme. On ne trouve pas de moyen ou de troisième terme, c'est pourquoi il
y a des trios qui traversent les tragédies de Racine qui tentent en vain de trouver une issue à ce
couple stérile : H dit d'A et de P « nous le verrions encore nous partager ses soins » v 1559. ou
Oreste devenu fou « réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder » v 1624. Il y a de ce fait une
certaine complexité intérieure, doublée d'une complexité extérieure liée aux relations en chaînes et
les effets en cascades des passions amoureuses les une sur les autres. Deux couples se repoussent et
se cherchent tour à tour.
D'ailleurs il y a plusieurs dilemmes autres que celui d'A, qui reste central : O hésite entre son
amour pour H et sa loyauté, H balance entre ressentiment et affection pour P, P entre adoration et
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haine pour A, hésitant jusqu'au bout « faut-il livrer son fils ? Faut-il voir Hermione ? » v 706.
Ainsi tous les personnages sont à double-face et contradictoires, ce qui est inédit, car ce ne sont
pas « des héros parfaits » (p. 15 P1) : ils ne sont ni tout à fait criminels (pour maintenir l'empathie
du public) ni tout à fait innocents (pour mériter leur sort) ; R respecte en cela le vœu d'Aristote,
repris en fin de P1, : le type de situations propre à produire des émotions tragiques est que les
personnages ne soient ni totalement bons ni totalement méchants, aient « une bonté médiocre »
c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute
qui les fasse plaindre sans les faite détester ». p. 15-16. Même les autres personnages qu'H voient
leur cruauté atténuée : P voulant sauver A malgré elle, O refusant de tuer P au début (« mais de
mille remords son esprit combattu/ croit tantôt son amour et tantôt sa vertu » v 1464s), H ayant des
remords de l'avoir commandé. Il y a d'autres personnages vertueux ou d'autres amours innocents
que celles d'Andromaque chez Racine par ex dans Phèdre, Hyppolite et Aricie, mais ils sont
toujours persécutés par un personnage qui a le pouvoir de rompre cette union et le fait
paradoxalement par amour (Phèdre le calomnie auprès de son père pour qu'il le punisse). Il y a
systématiquement une destruction pathétique des amours les plus purs et les plus innocents. * Le
personnage de Pyrrhus est double, tantôt séducteur tantôt menaçant (cf I, 4 : « me sera-t-il permis
de ne point vous compter parmi mes ennemis ? » v 296 / rupture au v 363 : « il faut vous oublier ou
plutôt vous haïr » v 365).
b* Les hésitations et tergiversations de chacun rythment la pièce : « changer toute chose en
son contraire » (Platon) est la recette de la tragédie. Le monde est fait de contraires qui ne trouvent
pas de médiations, de troisième terme pour dialectiser le tout, donc on passe toujours d'un extrême à
l'autre, d'une péripétie (peri-petes = qui tombe sur) à une autre. Le héros a alors le sentiment que le
monde entier vacille, dans un sens dépressif ; il met les chose de haut en bas, comme dans une
chute, une « imagination descensionnelle » (Barthes). En un instant, le héros est dépossédé de l'état
ancien où il se trouvait tout en devant accepté l'état nouveau qui lui imposé. La dramaturgie de la
pièce l'illustre parfaitement. En résumé A refuse d'abord dans les 2 premiers actes les avances
amoureuses de P d'où un revirement passionnel à la fin de l'acte II qui décide d'épouser H et de
sacrifier et son amour pour A et la vie d'As ; l'acte III s'ouvre donc sur un changement de l'état
passionnel de certains personnages : H se réjouit d'épouser P, et O songe à enlever celle qu'il aime ;
mais à la fin de l'acte III nouveau revirement passionnel : P pose un ultimatum à A (la fidélité à
Hector ou la vie de son fils) ; au début de l'acte IV A décide d'accepter et de se suicider ensuite, ce
qui déclenche la logique tragique : H exige alors, dernier revirement fatal, l'assassinat de P via la
main d'O. L'action ne progresse donc qu'en fonction de ces revirements affectifs et toute les
péripéties ont une source interne, passionnelle et non pas externe. Les oscillations du coeur dictent
les variations de l'action, ce qui rend la pièce plus haletante. Ces doutes n'ont d'ailleurs pas pour
effet de tempérer les passions. Au contraire, par ex, les hésitations d'O attisent la soif de vengeance
de H : v 1233 « tant de raisonnements offensent ma colère » ou encore le basculement qui retourne
la vie d'Oreste au point de le rendre fou lui fait prendre conscience rétrospectivement de toute
l'absurdité de sa vie passée : « je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'Etats, que pour venir si loin
préparer son trépas ». C'est la réponse d'A (acte IV scène 1) qui met fin aux tergiversations même si
le personnage actif et déterminant reste Hermione : ce qui justifie le titre.
c* Le personnage-type est double / un « universel singulier » = Comme chez Balzac il y a des
« types » : par sa vie individuelle exceptionnelle (il est unique par sa condition, son histoire, la
particularisation de sa passion) : c'est une image stylisée que l'on tient universellement pour vivante.
Il est stylisé c’est-à-dire qu'on ne le peint pas directement et on le voit dans un laps de temps assez
court (rien sur son physique, pas de gestes de la vie courante, dégagé des contraintes sociales) et il
est souvent ramené à une passion dominante et ne nous parle que d'elle, on n'a pas toute sa
conception du monde qui se ramène au monde de sa passion. Pour autant on le comprend de
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l'intérieur : on nous donne ses mobiles, pour que le fait divers devienne un fait humain
compréhensible, il est lucide et conscient de ce qu'il ressent ou de ce qui l'attend, parfois doté d'une
clairvoyance surhumaine.
# Cependant il n'y a pas de caractères à proprement parler selon Barthes (on ne peut pas dire : A est
une coquette car dans ce cas Hermione aussi reçoit O « le croirais-je seigneur qu'un reste de
tendresse vous fasse ici chercher une triste princesse ? » v 427 ou une nostalgique car alors Oreste
l'est aussi), il y a plutôt des situations où les personnages prennent leur place les uns par rapport
aux autres « dans la constellation générale des forces et des faiblesses » (Barthes). Ce qui n'était
qu'un simple rapport contingent entre deux personnes (la captivité ou la tyrannie) devient une
donnée figée, le hasard devient essence. On assiste à une psychomachie c’est-à-dire une allégorie
du mécanisme des passions : si chaque personnage illustre une tendance passionnelle (P l'amour
prédateur et conquérant, A la vertu conjugale, H la passion orgueilleuse, O la passion
mélancolique), ces passions vont se livrer un combat acharné, qui était larvé jusque là, à partir de
l'événement déclencheur de l'ambassade.
 Ainsi, A n'est pas la pièce d'une passions unique mais d'une pluralité de passions qui entrent en
interaction les unes avec les autres. C'est un monde au sens où il y a une combinatoire des
passions qui passions entre elles, qui font système.
d* Les relations d'amour ne sont que des relations de pouvoir et de domination : plutôt que
d'un conflit d'amour qui oppose deux êtres dont l'un aime et l'autre pas, il s'agit d'un conflit
d'autorité que l'amour sert seulement à révéler.Il y a deux amants agressifs et entreprenants, prêts à
rompre tous les usages, Hermione et Pyrrhus, face à deux autres qui retournent plutôt leur
agressivité contre eux-mêmes, A et O. Le thème est l'usage de la force au sein d'une situation qui
est amoureuse. Les couples fondamentaux de la relation de force sont : P et A mais aussi de
manière plus diffuse entre les Grecs et P. (Autre ex : Créon /Antigone, Phèdre / Hippolyte). Tout se
passe comme si il y a avait une inadéquation intrinsèque de la passion qui ne se cristallise que sur
des objets incapables de l'assouvir ce qui crée de la frustration et une quête de possession
impossible à satisafaire.
D'où la formule de Barthes : « A a tout pouvoir sur B, A aime B, qui ne l'aime pas » (Sur Racine).
C'est l'ensemble de cette situation que Racine appelle la violence. Les sentiments entre A et B sont
fondés sur la situation originelle immotivée dans laquelle ils sont placés comme devant un fait
accompli : l'un est puissant, tyran, l'autre est captif, sujet (au sens politique du terme) et ils sont
enfermés dans le même lieu. Comme l'espace est clos, la relation est figée, immobile ; au départ
tout semble favoriser A puisqu'il tient B à sa merci dans une sorte de « viols virtuels » (Barthes). B
ne pourrait échapper à A que par la mort que ce soit le crime, le suicide ou l'exil et la seule chose
qui peut suspendre le moment de la mort est l'alternative (pas seulement A ou H mais aussi P qui
« trouvait du plaisir à se perdre pour elle » v 642 pour annuler les crimes de Troie). C'est la liberté
de B que A veut paradoxalement posséder par la force ce qui est insoluble et inextricable : on
ne peut pas forcer qqun à aimer ou être heureux contre son gré donc à être libre malgré lui. Le
paradoxe de P est donc que s'il possède A malgré elle, il la détruit et avec elle toute chance d'amour,
mais s'il la reconnaît et la libère, il se frustre et prend le risque qu'elle lui échappe, donc ne pas
aimé ; c'est un amour impossible, il a seulement le choix entre deux manières de ne pas être aimé
par A : en la possédant (semi satisfaction psychologique) ou en la libérant (semi satisfaction
morale). « Il ne peut choisir entre un pouvoir absolu et un amour absolu » Barthes. Donc on ne
donne que pour reprendre, c'est sa seule technique d'agression : par ex P donne son fils à A
seulement en échange de son mariage donc de son renoncement à être fidèle à la mémoire d'H.
Comme B est innocent, et qu'il est intolérable que la puissance soit injuste, il faut lui faire payer et
produire comme une culpabilisation de la victime ; ainsi le rapport oppressif se transforme en
rapport punitif par une mécanique de la culpabilité. Ainsi P cherche à faire culpabiliser A :
« Madame, en l'embrassant, songez à le sauver » v 384 et H idem avec O : « je veux savoir seigneur
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si vous m'aimez » v 1152 (en l'interrompant).
* Le conflit entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau : De son côté, la victime n'a qu'un seul moyen de
s'affirmer et de se libérer de ce joug : l'ingratitude sera comme un accouchement de soi c’est-à-dire
la rupture de tous les liens d'obligation avec le sujet tyrannique est le seul moyen de renaître. Ex :
Oreste r/ à P « contre un ingrat » v 748. L'infidélité ou l'ingratitude est la seule force de rupture
qui puisse émanciper le héros racinien : le vrai héros racinien est celui qui accède pleinement au
problème de l'infidélité et le plus émancipé de tous est Pyrrhus, par rapport à son père Achille à la
promesse d'épouser Hermione et à travers elle tous les Grecs ; le seul espoir pour lui serait la vie de
l'enfant et la construction d'un avenir avec A, en s'opposant à la loi vendettale d'Hermione ; ce
serait, dans ce monde alternatif, d'accéder à un 3ème ordre où le duo bourreau/ victime peut enfin
être dépassé. A c'est par rapport à son maître P puis son mari Hector. Ils veulent rompre ce lien avec
les valeurs anciennes mais ne trouvent pas le moyen, « ils sont définis par le refus d'hériter »
(Barthes). Jusqu'à la fondation d'une nouvelle loi où tout serait enfin possible : « animé d'un regard,
je puis tout entreprendre » (si vous m'aidez à rompre avec H, qui sera comparée à une Erinnye,
j'accède à un nouvel ordre, P v?). Il est l'homme du « que faire ? » plutôt que celui du faire, il est
rejet plutôt que projet, même si P va jusqu'au bout, son projet échoue forcément : « je meurs si je
vous perds mais je meurs si j'attends » v 972.
Ainsi la pièce permet de poser la question de savoir : comment passer de l'ordre ancien à l'ordre
nouveau, ou comment la mort peut-elle accoucher de la vie ? L'ordre ancien maintient et fige
grâce à la fidélité ou la foi qu'on a pour lui, ce peut être une prison étouffante ou un asile sécurisant,
ambiguïté fondamentale : H s'y réfugie sans cesse alors que P ne cesse de vouloir en sortir : « J'ai
cru que sa prison deviendrait son asile » dit A en parlant d'As (v 937). Hermione est la figure
archaïque de cette ancienne légalité et de sa vendetta grecque qui se donne bonne conscience en
justifiant le sac de Troie par le rapt d'Hélène. L'alibi est sans cesse la loi du père : notamment pour
se débarrasser d'O « vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite / mon devoir m'y retient et
je ne puis partir » v 581 et d'A « Je conçois vos douleurs mais un devoir austère quand mon père a
parlé m'ordonne de me taire » v 881. Ainsi rompre la fidélité à H c'est pour P rompre avec le père, le
passé, la patrie, la religion : « va profaner des dieux la majesté sacrée » dit d'un ton menaçant H à P
v 1382. Ainsi Oreste pourrait être le double d'Hermione, qui lui délègue les pouvoirs de la société
grecque. Et cette société ancienne réclame son dû, que ce soit la vie de l'enfant dans une sorte de
vendetta infinie qui touche jusqu'aux enfants des ennemis ou bien le mariage avec P : « J'ai cru que
tôt ou tard, à ton devoir rendu / Tu me rapporterais un coeur qui m'était dû » v 1363. H symbolise le
triomphe du passé.
De son côté A est elle aussi fidèle à la loi ancienne, sauf qu'il ne s'agit pas de celle du père
mais de celle de l'époux : elle est exclusivement définie par sa fidélité à Hector et à ce titre elle est
plus épouse que mère : la tragédie n'est possible que parce qu'A est une amante, si elle était
seulement une mère, le dilemme ne se poserait pas. D'ailleurs tout au long de la pièce As n'est que le
double de son père (v 653 « Voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace ; c'est lui-même, c'est toi,
cher époux que j'embrasse »), au point que la maternité en devient incestueuse (« Il m'aurait tenu
lieu d'un père et d'un époux » v 279. Il n'est que le reflet d'un mort pour elle et c'est seulement à la
fin qu'As peut exister pour lui-même, que la mort accouche de la vie et d'un nouvel ordre Elle
résiste quand même pendant trois actes en mettant la vie de son fils en jeu car ce serait une rupture
de la légalité pire que tout pour elle de trahir Hector. L'enjeu est si important qu'il n'y a que sa
propre mort qui compenserait cette trahison. C'est du mort qu'est partie la contradiction et c'est
pourquoi il est le seul à pouvoir la résoudre : c'est sur son tombeau que se rend A pour prendre sa
décision v 1048 « allons sur son tombeau consulter mon époux » comme s'il était toujours vivant.
Il y a comme une symétrie entre les deux fidélités d'H et A : celui d'H est pourvu d'armes
puissantes, celui d'A n'est qu'une pure valeur, fragile, symbolisée par le tombeau d'Hector, elle
propose même de s'y enfermer avec son fils (« ainsi tous trois seigneur par vos soins réunis » v
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379). De plus, ces deux ordres de la légalité se trouvent tous deux menacés par P : il veut détruire à
la fois la loi du père et la loi du rival ; « s'il veut être il faut qu'il détruise » (Barthes). Ce n'est pas un
conflit entre la haine et l'amour mais entre ce qui a été ce qui veut être et à ce titre c'est le seul
personnage de bonne foi, qui prend le risque de fonder une nouvelle légalité (épouser une étrangère,
ennemie et captive) : « Tout cela part d'un héros qui n'est point esclave de sa foi » (v 1324) ironise
Hermione. Cela implique que quand il cherche Hermione c'est que décidé à rompre il veut
s'expliquer devant elle sans se chercher d'excuses. P a décidé de rompre avec l'ancienne époque : il
ne veut pas comme Hermione « qu'on fasse de l'Epire un second Ilion » (v 564), transformant
Hermione en une seconde Hélène (« ma mère en sa faveur arma la Grèce tout entière … je me livre
moi-même et ne puis me venger ! » v 1484). Il veut briser le cercle de la vengeance : « peut-on haïr
sans cesse ? Et punit-on toujours ? » v 312 ; sa rupture est fondation d'un ordre nouveau. Pour ce
faire il doit détruire la mémoire du passé, ce que confirme Cléone « semblent avec vous sortis de sa
mémoire » v 1450. Il se fonde une nouvelle paternité « je vous rends votre fils et je lui sers de
père » v 324 / « je vous à votre fils une amitié de père » v 1509 (témoignage posthume d'O cette
fois)., père d'adoption qui s'oppose au père naturel. Il aurait voulu qu'A accomplisse sa rupture. Il y
a d'ailleurs une variante de l'Acte V scène 3 où A revient sur scène après la mort de P et semble
prendre congé de l'ancienne légalité de manière plus radicale : « vous avez trouvé seule une
sanglante voie / de suspendre en mon coeur le souvenir de Troie » s'adressant à Hermione. C'est
alors seulement que A a fait sa conversion de victime en reine et est libre.
e* Des amours incompatibles ou à sens unique = De plus, il existe deux formes d'amour
incompatibles : l'amour fidèle, qui dure et qui est toujours espéré (A) / l'amour passion,
ravissement qui est toujours condamné : or, l'échec des tragédies raciniennes vient que l'impossible
réconciliation entre les deux: l'amant malheureux (P ou O) essaiera toujours de remplacer l'amour
immédiat par l'amour durable mais en vain car l'amour durée est présenté comme absent, comme
une utopie, comme très ancien (A pour H) ou très lointain (O pour H ou P pour A). Ainsi, les seuls
moments réussis de l'érotique racinienne sont les souvenirs, qui permettent de revivre un amour
passé. L'amour, même fidèle et durable, est vécu sur le mode du manque et de l'absence.
Dans cette farandole amoureuse, de plus, aucun amour n'est réciproque : O aime H qui ne l'aime
pas, H aime P qui ne l'aime pas, P aime A qui ne l'aime pas. C'est un amour à sens unique. Or c'est
précisément ce qui crée des rapports de domination et de soumission. La vie entière d'O dépend du
consentement d'H : « Enfin je viens à vous et je me vois réduit / A chercher dans vos yeux une mort
qui me fuit » (v 495s) et cette soumission atteint son paroxysme quand il accepte de tuer pour elle,
sans pour autant recevoir de gratitude en retour : « vengeons-nous, j'y consens » (v 1179). De
même, P compare l'amour qu'il a pour A, en langage galant, à des flammes, celles de la guerre de
Troie : l'amour est une bataille qu'il n'est pas sûr de gagner cette fois, car tantôt il a la souveraineté
politique quand il impose le dilemme, tantôt il est « brûlé de plus de feux que je n'en allumai » (v
320s). La passion vient donc renverser les positions sociales : le roi devient esclave et l'esclave
devient le maître comme l'indique P lui-même : « Qu'elle est ici captive que vous y régnez « (v
350) en parlant d'Hermione.
f* L'amour à mort : conception de l'amour n'a plus rien à voir avec le dévouement à l'autre
(l'amour cérébral de Corneille ou galant de Quinault) mais relève du « drame brutal de l'instinct »
(Benichou) et par là il s'opère une « révolution dans la psychologie de l'amour ». Les amants
maltraitent et menacent ceux qu'ils aiment et vont jusquà le mettre à mort plutôt que de le céder à un
rival , avant de se tuer.
Il se caractérise par un savant mélange d'amour et de haine : « l'équivalence de l'amour et de la
haine est au centre de la psychologie racinienne de l'amour » si l'on considère H et P comme les
deux personnages principaux, ce qui ferait d'A un personnage secondaire. Il s'agit d'une
« psychologie naturaliste » de l'amour (Benichou). Il tourne le dos à un idéalisation du sentiment
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amoureux pour représenter une passion destructrice, égoïste et irrépressible au double visage, au
caractère instable, surtout chez P et H. La proximité de l'amour et de la mort prend une
dimension concrète avec le suicide final d'H ; non seulement l'amour de l'autre se double d'une
haine de l'autre quand il nous refuse ou nous échappe mais elle devient haine de soi. De même,
l'amour de P pour A est un amour sombre, ce que l'ombre est à la lumière : c'est l'ombre du tombeau
où les amants s'ensevelissent : « Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place » (v ?). De plus,
l'amour est conçu comme une aliénation plus que comme un désir : on constate les effets aliénants
de l'amour sur le héros mais pas ses raisons profondes de désirer tel ou tel. On ne sait pas pourquoi
P aime A, pourquoi H aime P ou pourquoi O aime H. Les passions sont des raisons justifiant le reste
mais les passions sont elles-mêmes sans raisons d'être : elles se contentent d'être là et d'interagir
(cf Hume et l'atomisme psychologique). D'ailleurs, le verbe aimer est assez peu prononcé et de
manière intransitive, c'est un état de fait, une donnée indifférente à son objet : « j'aime « d'Oreste v
99, « vous aimez c'est assez » de Phoenix au v 685. L'amour est personnifié de manière abstraite,
presque jamais adossé à une figure concrète : H parle de l'amour et de la constance d'O « payé de
trop d'ingratitude » p v 393 ; « l'amour me fait ici chercher une inhumaine / P : votre âme à l'amour
en esclave asservie » v 26 et 29. « l'amour achèverait de sortir de mon coeur » O : v 64. H n'a
« payé son amour que de haine » selon Pylade ; P « accorder les soins de ma grandeur et ceux de
mon amour ». A craint que la décision de P « passe pour le transport d'un esprit amoureux » ; A
regrette face à P que « votre amour contre nous allume trop de haine » ; P parle à A de son « amour
timide » etc surtout avec majuscule « si sous mes lois Amour tu pouvais l'engager ! » dit Hermione
v 339 ou Oreste : « A tant d'attraits, Amour, ferme ses yeux ! » v 604. L'amour semble impersonnel
comme si l'objet n'était que prétexte ou secondaire, de nature intransitive, comme si l'acte s'épuisait
hors de toute dénomination ; il suffit de nommer l'amour sans nommer l'être aimé.
* En particulier Hermione incarne « la jalousie et les emportements [def = mouvement déréglé,
violent, causé par quelque passion] » (P1 p. 14) empruntés au personnage d'Euripide. Ce n'est pas
seulement l'excès qui la caractérise mais le passage incessant de la haine à la tendresse. Mais cette
haine n'est orientée que contre P, elle n'envisage de faire du mal à A qu'une seule fois et et
brièvement (II, 1, v 446 : « je veux qu'on vienne encore lui demander la mère »). A cela s'ajoute
l'orgueil qui semble triompher de la passion amoureuse (def = estime souvent excessive de soi,
amour passionné de soi et son image cf Hume) provoqué par la blessure narcissique d'être
abandonné de P et elle ne peut supporter l'idée de revoir O du seul fait que son abandon le
réjouisse : il y a un décalage permanent entre ce qu'elle dit et pense (v 395 « quelle honte pour moi,
quel triomphe pour lui »). Le seul moment où elle fasse preuve d'humilité (def = rabaisser ses
propres mérites, crainte d'être blâmable, défiance envers soi-même) est quand elle avoue à P l'amour
malheureux qu'elle lui voue (« j'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes » v 1357) et là
seulement l'orgueil cède face à l'amour, juste avant la fureur, ou quand elle s'humilie une dernière
fois en lui demandant de reporter le mariage d'un jour. A cet orgueil répond celui de P qui est à son
comble quand il refuse l'ultimatum des grecs180 s) et épouse A (v 1502 témoignage d'O).
L'instabilité passionnelle est à son comble avec ce personnage. Sa cruauté est soulignée à plusieurs
reprise par O (« si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous » v 504) et P (« fus-je jamais si cruel que
vous l'êtes » v 322). C'est une princesse insensible qui a repoussé Oreste sans ménagement avec
« trop d'ingratitude » (v 393) selon son propre aveu et va susciter en lui toutes sortes d'espoirs et de
déceptions, qui cherche par tous les moyens à éliminer sa rivale, qui a prévenu les grecs que As était
en vie, refusant d'intervenir pour le sauver malgré les prières d'A. Elle tient également à ce que sa
vengeance se sache : « qu'on l'immole à ma haine et non pas à l'Etat » v 1268. Aucune pitié ni
reconnaissance. Elle semble la maîtresse du monde, qui tient la vie des autres entre ses mains et
impose son diktat : « ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ? » face aux hésitations d'Oreste (v
1188). Mais si sa fierté vient de son statut de princesse, son égoïsme est la contrepartie de sa
14
passion pour P ; rien n'existe en dehors d'elle et ses cris d'amour ponctuent toute la pièce (v 416,
436, 550, 810 815, 1200, 1356, 1365, 1545).
g* L'hainamoration = « Ah ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ? » v 1396 (H seule) ou « Ah
je l'ai trop aimé pour ne le point haïr » v 416. Comment peu-on aimer et haïr à la fois ?
P est le premier à expliquer que la transmutation de l'amour en haine repose sur une relation
d'homologie ; ce sont des passions violentes qui se rencontrent par la similitude de leur intensité ce
qui produit un effet de symétrie : plus on aime, plus on risque de haïr « il faut désormais que mon
coeur / s'il n'aime avec transport haïsse avec fureur » v 365. Modèle thermodynamique = une force
physique, une fois créée, ne peut faire autre chose que s'exercer sur un objet. Si l'amour ne peut être
satisfait dans la pulsion érotique, il le sera dans une pulsion morbide, peu importe la forme mais il
faut que ça sorte !
Si l'on tire du côté de la haine, l'explication est psychologique : c'est en étant confronté au rejet
de l'être aimé que les personnages de P et H sont amenés à transformer leur amour en haine. Tout se
passe comme si le désir, frustré de ne pouvoir se réaliser, devait se reporter sur un autre objet voire
même se retourner contre l'objet qui se refuse à lui. Ces deux sentiments traditionnellement opposés
se retrouvent alors reliés l'un à l'autre non par un rapport d'opposition mais par un rapport de
causalité. Plus on aime, plus on hait : c'est l'amour qui implique la haine, donc aimer c'est toujours
potentiellement haït comme l'a compris Oreste, qui préférerait être haï d'Hermione que de produire
de l'indifférence : « Je vous haïrais trop / Vous m'en aimeriez plus » (v 540) +« Vous m'aimeriez,
Madame, en me voulant haïr » (v 544) . Le caractère trouble de la frontière entre haine et amour se
concrétise par un retournement de la relation de soumission en rapport de domination : puisque je
ne peux établir une relation symétrique à l'autre où je suis aimé autant que j'aime, puisque l'autre me
transforme en victime, j'inverse la position en prenant celle du bourreau qui fait du mal à celui qui
fait du mal. La blessure narcissique causée par le rejet se transforme en blessure infligée à l'autre :
« je percerai le coeur que je n'ai pu toucher » dit Hermione (v 1244), utilisant une syllepse car le
coeur peut ici avoir deux sens : lieu des sentiments et organe vital. La souffrance de l'autre devient
source de jouissance face à cet amour impossible et H s'en délecte d'avance : « Quel plaisir de
venger moi-même mon injure » (v 1261) tout en préférant mourir avec lui que de ne pas le voir
mourir, ce qui implique que la haine de l'autre peut aussi se retourner en haine de soi : « il me sera
plus doux de mourir avec lui que de vivre avec vous » dit-elle à Oreste (v 1247). Tout comme P qui
rêve d'exercer un pouvoir sur A, le seule qui lui reste, celui de lui faire mal : « Que de pleurs vont
couler ! De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler ! (v 695). De manière plus atténuée, Oreste
projette d'enlever Hermione malgré elle ce qui est ultime moyen de la posséder et de récupérer, au
moins physiquement, ce dont elle le prive : « Je prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne / Et
que ses yeux cruels, à pleurer condamnés / Me rendent tous les noms que je leur ai donnés » (v
762).
CF = L’ambivalence ou hainamoration selon Lacan, désigne la simultanéité de deux sentiments
opposés à l’endroit d’un objet ou d’une situation, classiquement l’amour et la haine. Rappelons que
pour la psychanalyse, la haine est première par rapport à l’amour et l’ambivalence découle de cette
haine originaire. De là se dégage l’idée d’une ambivalence structurelle qui permet au sujet de
refouler la haine originaire afin de pouvoir aimer. Ce qui est haï dans l'amour, ce n'est donc pas
l'autre en tant que tel mais la perte ou la séparation de l'autre (rappelant la perte ou la séparation
avec l'amour fusionnel maternel. Mais comme l'autre est cause de cette angoisse d'abandon, il
devient objet de haine. L'amour, quand il n'est pas don actif de soi qui n'attend aucune réciprocité,
mais une passion imaginaire et narcissique, est une sorte de perversion car le désir d'être aimé (qui
est une exigence effrayante) est plutôt le désir d'engluer, d'asservir l'autre dans notre propre
fantasme ; le névrosé subit l'amour tout en l'exigeant, il ne s'y implique pas : « l'amour de celui qui
désire être aimé est essentiellement une tentative de capturer l'autre dans soi-même » (Lacan). On
peut donc éprouver du plaisir à voir souffrir l'être aimé : même O avoue avoir éprouvé « une secrète
15
joie » en apprenant que P délaissait H et entend la priver du « plaisir funeste » de tuer P pour se
suicider ensuite ; joie malsaine qui consiste à s'introduire dans l'intimité des deux morts réunis :
« pour couronner ma joie dans leur sang dans le mien il faut que je me noie » : la pulsion de mort
est à la fois tournée contre l'autre et contre soi, en écho à Hermione.
Si l'on tire du côté de l'amour, l'explication est morale : il y a aussi d'une volonté de moraliser
les passions en atténuant leur violence visible. Donc le mélange amour-haine résulte d'un choix
stratégique de la part de Racine d'un sujet où le personnages doivent être à la fois héroïques,
vertueux et animés de passions violentes, pour être dignes de la pitié des spectateurs. Il faut
attribuer aux personnages des traits éthiques : ils ne sont pas fabriqués pour que nous puissions nous
identifier à eux sans quoi cela nous rabaisserait : s'en tenir à des « portraits ressemblants »
reviendrait à représenter des êtres défectueux selon Aristote qui « seraient pire que nous » ; au
contraire, représenter des êtres de condition supérieure à la nôtre, imiter « des gens meilleurs que
nous », nous permet de nous élever moralement à ce que nous ne sommes pas encore et devrions
être (comparaison avec les portraitistes qui « peignent des portraits ressemblants mais en plus
beau » Aris ch 15). Le héros tragique rassemble paradoxalement à la fois ce qui est (passion) et ce
qu'il devrait être (morale). Même Achille, dont le trait principal est la colère, doit être esthétisé et
moralisé pour convenir au héros tragique. La fin de la tragédie n'est pas seulement esthétique
mais aussi morale car elle permet une meilleure connaissance de l'homme, du bien et du mal ; elle
permet d'exprimer de beaux sentiments, comme l'amour maternel par ex ; elle permet de s'élever audessus des contingences de la vie ordinaire en créant un univers intellectualisé, raffiné, dépouillé du
vulgaire.
CF Phèdre = amour monstrueux en plus d'être destructeur car incestueux, ce qui lui donne un
caractère scandaleux (surtout quand elle se déclare à lui). Comme Oreste, elle souffre d'une sorte de
« mélancolie érotique » (un désir ardent pour l'être aimé provoquant une perpétuelle inquiétude) qui
donne à son amour une dimension pathologique.
2) L'interprétation est (au moins) double :
a* Interprétation interne =
Chacun interprète les comportements des autres mais de manière peu fiable : cela transforme
parfois la tragédie en apologie d'un personnage qui devient ainsi le héros de sa propre pièce ou en
réquisitoire contre un autre. Cela se solde au final par le plus grand malentendu tragique : celui
d'O face à l'ordre d'H : « Ne devais tu pas lire au fond de ma pensée ? Et ne voyais-tu pas dans mes
emportements que mon coeur démentait ma bouche à tout moment ? » (v 1546). C'est lorsque
l'irréparable est accompli qu'H accède enfin à une clairvoyance lucide de ses sentiments. Le héros
en effet vit dans un monde de signes dont aucun n'est sûr (cf Fragments d'un discours amoureux).
Dès qu'il se fie à une interprétation quelque chose vient la contredire et le jette dans le trouble :
ainsi. Tous les signes sont des pièges en puissance. Interpréter, c'est dévoiler le sens caché d'un
phénomène ou d'un signe. Or, il y a multiplicité de signifiés pour le même signifiant : un même
regard, un même geste peut être interprété différemment selon l'état passionnel (pire que les mots, la
fuite et le silence sont le pire de supplices dans l'enfer des significations qui est celui du passionné).
Ce qui est un des paradoxes tragiques : tout objet de signification est double, à la fois « objet d'une
confiance infinie et d'une suspicion infinie » (Barthes) cf espoirs et désespoirs successifs de P, H et
O surtout elle lui fait croire qu'elle n'épousera P que pour obéir à son père (v 583s) puis elle lui
promet de le suivre après avoir multiplié les obstacles et les conditions à ce départ (v 587s), de
l'épouser même (v 1231 en cet état soyez-sûr de mon coeur ») pour enfin le renier quand le crime
est commis.
16
b* Interprétation externe : L'absence de narrateur (# Balzac) nous laisse libre d'interpréter le texte
et sa représentation. Racine ne tranche pas et refuse le moralisme. D'où une liberté et une
multiplicité d'interprétations elles-mêmes passionnées : Il y a notamment les partisans d'H et
ceux de P qui débattent autour de leur rencontre (IV, 5) : pourquoi aller voir H alors qu'il a décidé
d'épouser A ? soit c'est par vertu (« c'est le seul personnage de bonne foi » selon Barthes, assumant
ses actes ), soit c'est par perversité (il vient la torturer cruellement, il lui dit qu'elle n'était pas
obligée de l'aimer v 1355 « rien ne vous engageait à m'aimer en effet ») et ce serait par ironie que
celle-ci qualifie le discours de P d' « aveu dépourvu d'artifices » v 1309). Il semble que chacun
interprète le sens de cette scène selon la sympathie éprouvée pour l'un ou l'autre (cf Hume). Il y a
comme un conflit des sympathies qui trouve sa source dans le caractère même de P (or
l'élaboration du caractère des personnages est essentielle, même si cela vient après l'intrigue et reste
subordonné à l'action, selon Aristote). Mais certains ont aussi imaginé une Hermione (qui se croit)
persécutée, qu'on ne peut réhabiliter qu'en accablant Andromaque qui chercherait à séduire P en se
refusant à lui, faisant la coquette. Hermione est déjà une interprète des actions des autres et le
commentateur trouve ainsi son double en elle d'où la sympathie qu'elle provoque.
Les défauts de la pièce aux yeux des critique du XVIIème permettent une certaine liberté
d'interprétation. G. Forestier se propose de résumer ainsi le scenario tragique réélaboré par
Racine :“Pyrrhus doit épouser Hermione qui l'aime, mais il aime Andromaque, “voilà le
commencement” ; contrairement à toute attente, il décide d'épouser Andromaque et de rejeter
Hermione, “voilà le milieu” ; furieusement jalouse et ulcérée, Hermione demande à Oreste de le
venger en tuant Pyrrhus, “voilà la fin” !” Tandis que Hélène Baby considère que l'événément ultime
et principal est l'assassinat de P par les Grecs : même début et milieu mais fin : « ce geste attise la
colère des Grecs qui assassinent P, voilà la fin ». De même, certains commentateurs ont vu dans le
personnage de P un amant galant, trop éloigné du fils du guerrier Achille « farouche, inexorable,
violent » (P1 p. 15), tandis que d'autres lui ont reproché la brutalité excessive de P. A partir du
XIXème les défauts deviennent des qualités et R devient le rival de Molière plus que de Corneille :
de « pas assez tragique » il passe à « tragédien des passions humaines ». Les personnages qu'on
estimait ratés (H et O) reviennent au premier plan, l'action secondaire devenant l'action
principale.
Il y a une dualité et une ambivalence des héros tragiques qui entretient ce conflit des
interprétations car ils sont à la fois vertueux et passionnés, ce qui donne à leur discours une
forme d'incertitude et d'illogique. Elle pourrait s'incarner dans la formulation ambivalente de P qui,
hors contexte, peut s'interpréter aussi bien comme vertueuse (compassion pour la douleur infligée à
A) ou perverse (plaisir de faire souffrir) : « Elle en mourra, Phoenix, et j'en serai la cause / C'est lui
mettre moi-même un poignard dans le sein » ( v 698).
H a tort de croire en la fidélité de P mais A n'est pas claire non plus quand elle prétend lier son fils
avec P « par des liens immortels » (v 1092) pour se suicider aussitôt après ; cela ne lui garantit pas
la survie d'As ou pourrait révéler un début de sentiment pour P. C'est pour certains commentateur
une « faute de jugement d'une étourdie ».
Les hommes interprètent les passions des autres hommes selon leur propre logique passionnelle.
17
B) Le dérèglement passionnel
Les passions ici sont la source d'un « désordre extrême » (v 121) selon Pylade à propos de P. Quel
en est la cause ?
1) La puissance du Destin : « je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne » Oreste
Les passions seraient-elles une forme de fatalité ?
a* Le Fatum vient du verbe fari signifiant « parler, dire » : c'est l'ensemble des prédictions
implacables prononcées par les devins. La philosophie du tragique consiste à exprimer la lutte,
propre à la condition humaine, entre la liberté humaine et une transcendance qui l'écrase, une
nécessité a priori inéluctable qui s'accomplit même quand on tente de l'éviter : « admire avec moi le
sort dont la poursuite / Me fait courir alors au piège que j'évite » [souhaite éviter] v 65. Tous
essayent de résister, mais en vain (O en allant chercher l'oubli et la mort, P en s'efforçant d'aimer H
et même pour son mariage avec A : « l'un par l'autre entraînés nous courons à l'autel nous jurer
malgré nous un amour immortel» v 1299). Ce qui interroge les limites de la liberté humaine et
souligne la passivité inscrite dans l'étymologie de « passion ». Les hommes ne son plus maîtres de
leurs actes ou de leurs existences, comme si les passions tenaient lieu de fatum : « Que sais-je ? De
moi-même étais je alors le maître » se demande Oreste (v 725) et H ironise sur les contradictions de
P qui montre « un coeur toujours maître de soi » (ironie par antithèse v 1323).
CF Vision janséniste provoquant un pessimisme anthropologique, hérité de son passage et de
son éducation à Port-Royal : l'homme étant nécessairement corrompu depuis sa chute, il est entraîné
vers le mal. L'homme est esclave de son amour-propre et des ses passions et c'est la marque du
péché originel ; il est condamné et ne peut même pas attendre son salut de lui-même ou de ses actes
(# jésuites et leur casuistique qui excuse les faiblesses des hommes); seule la grâce divine peut
l'absoudre ; écrasés par leur nature, les personnages de Racine semblent déchus. La puissance de
Dieu est inaccessible et caché et c'est lui qui décide par avance du salut de tel ou tel. En se
révoltant, l'homme ne peut que déchoir davantage, c’est-à-dire s'opposer à la volonté divine et
refuser la grâce : il est donc réduit à l'impuissance.
Le destin racinien n'est pas Dieu pour autant : c'est une certaine façon de nommer sa méchanceté
tout en permettant au héros de s'aveugler sur la source de son malheur, d'éluder sa part de
responsabilité : le destin, « c'est un acte pudiquement coupé de sa cause » (Barthes). Ex : Oreste
« je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux » v 776.
b* La mort dans l'âme : tragique = funeste au XVIIème La mort est présente en filigrane du début à
la fin de la tragédie : la mort d'Hector donne un ton macabre aux rencontres qui s'opèrent tout au
long de la pièce : sa présence-absence comme fantôme du passé constitue le véritable décor virtuel
de la pièce, même si celle-ci se tient dans le palais de P à Buthrote, capitale de l'Epire. Ilion (nom
de Troie venant de son fondateur Ilios, en Asie mineure, près de la mer Egée) est le véritable décor
tragique et funèbre de la pièce. Rappelons également que le père d'Oreste, Agamemnon, a été obligé
de sacrifier sa fille Iphigénie (transformée en biche au dernier moment) pour que la flotte puisse
partir à la guerre de Troie. Or, la mort est ce qui transforme la vie a en destin : c'est la nécessité
absolue inhérente à la condition humaine contre laquelle les passions tentent de se battre mais à
laquelle elles aboutissent parfois.
Une des armes du sujet tragique est la menace de mort : alors que la mort pourrait être considérée
comme l'échec suprême, la mort peut être un moyen de révolte contre l'ordre des choses : elle est là
pour indiquer l'état absolu du sentiment, le superlatif destiné à exprimer le comble de la passion ; il
y a toute une rhétorique funèbre qui annonce la mort (que ce soit celle de l'autre ou celle de soi).
Quand la mort est recherchée elle fait office de sacrifice de soi faute d'avoir trouvé dans le réel une
satisfaction même atténuée de notre désir (menace de mort sur l'enfant pour P, sur P pour H, sur soimême pour Oreste, qui a cherché la mort pendant des années dans le combat, sur les mers. Et pour
18
A ici le suicide est une menace directe contre l'oppresseur, une forme de chantage ou de punition.
La seule mort réelle et non abstraite est celle de l'assassinat (de P par H) et c'est la mort la plus
tragique parce qu'elle est imposée par l'autre.
La mort physique n'apparaît jamais dans l'espace tragique, non seulement pour des raisons de
bienséance mais aussi parce qu'il s'agit d'une réalité indicible, qui ne relève plus de l'ordre du
langage : elle ne saurait être dite donc elle reste à l'extérieur de la pièce : « dans la tragédie on ne
meurt jamais parce qu'on parle toujours » Barthes. Le héros tragique c'est celui qui est enfermé,
celui qui ne peut pas sortit sans mourir, captif d'une situation qui reste un privilège comparée à la
mort. Seul le sang traduit indirectement la violence et la mort, le sacrifice : H demande demande à
O de revenir « tout couvert du sang de l'infidèle » (v 1230) et envisage d'égorger P puis de retourner
contre elle « ses sanglantes mains » (v 1245).
Le thème de la cendre ou de la nuit est aussi récurrent : à propos des ruines de Troie (v 201 et 330),
ou du tombeau d'Hector (v 1081) il symbolise un passé tragique qui continue de hanter les
mémoires. Nuit cruelle du sac de Troie ou nuit de la folie d'Oreste.
C* L'amour fatal : Les personnages ne sont pas maîtres de leur destin mais pour quelle raison ? :
Chez Racine, le thème amoureux se confond avec la figure de la fatalité : le fatum se matérialise par
l'intériorité du désir. La mécanique implacable et violente des passions enveloppe une nouvelle
conception du tragique propre au XVIIème car le destin était jusque là une puissance externe à
l'individu et là il s'intériorise sous forme de passion en précipitant les personnages vers la folie ou
la mort : les passions prennent la place les dieux et du sort et cet effet est quasi-magique : « quel
charme, malgré vous, vers elle attire ? » (v 673) (du latin carmen = incantation magique). Phrase
d'Oreste corrigée par Racine qui au départ avait écrit « transport », attestant du déplacement de
sens : le destin n'est plus externe mais interne, il le vit réellement comme une partie de lui-même, il
s'absorbe en lui et se sent devenir lui. D'ailleurs il n'y a plus de choeur tragique, témoin externe du
destin des personnages. Ainsi le héros est capable de prévoir lui-même l'imprévisible du destin (=
force qui s'applique au présent ou à l'avenir alors que le sort s'applique au passé), même si il peut
croire le contraire (en retrouvant P au début de la pièce Oreste dit : « ma fortune va prendre une face
nouvelle » v 2 mais ensuite il pressent le pire : « qui peut savoir le destin qui m'amène ? » v 25,
« admire avec moi le sort » v 65, « le destin d'Oreste » v 482). Tout se passe comme si le héros
reprenait à son compte la faute divine pour la faire sienne puisque la passion fatale vient de lui :
chacun naît innocent et se fait coupable pour sauver Dieu comme Oreste au v 772, même lorsqu'il
reproche aux dieux ce qui lui arrive, il le reprend à son compte de manière à avoir enfin le droit
d'être coupable c’est-à-dire responsable de qqchose : « mon innocence enfin commence à me
peser .. Méritons leur courroux, justifions leur haine ». Ainsi, selon Barthes, « la théologie
racinienne est une théologie inversée:c'est l'homme qui rachète Dieu » en reprenant sa faute à son
compte.
* L'emblème de ce destin tragique reste en effet le vers d'Oreste : « je me livre en aveugle au destin
qui m'entraîne » (v 98). Oreste se présente à de nombreuses reprises comme une victime du destin
et il est le seul à voir une fatalité dans le déroulement de ces événements. Oreste souffre de
mélancolie comme en atteste son ami d'enfance Pylade (v 17 : « surtout je redoutais cette
mélancolie / où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie ») = maladie de l'âme qui consiste dans une
tristesse sans raisons, provoqué par un excès de bile noire (atrabilaire) comme le soulignait l'art
poétique d'Horace. Il faut dire qu'Oreste hérite de la malédiction des Atrides : Atrée tue ses neveux
et les donne à manger à son frère Thyeste, d'où une vengeance sans fin entre les deux familles ;
Agamemnon, fils d'Atrée, est assassiné par sa femme Clytemnestre dans son lit, sous l'influence de
son amant Egisthe, fils que Thyeste avait eu d'une de ses propres filles (donc son cousin) ; ils
projettent de tuer le fils de Clytemnestre et d' Agamemnon, Oreste, mais sauvé par sa sœur Electre
qui le confia à un voisin, avec le fils duquel il est élevé (Pylade). Il reviendra à Mycènes pour les
19
tuer des années plus tard et sera poursuivi par les Furies ou Erynies. Mais il en sera délivré par
Minerve. Hermione est sa cousine, car elle est la fille de Ménélas, frère d'Agamemnon, père
d'Oreste. Cette mélancolie est donc générationnelle (la conséquence du meurtre de sa mère) mais R
en fait un effet de la seule passion amoureuse. Sa tristesse vient de loin, d'un scenario familial qui
est encore douloureux, mais aussi du rejet de H à Sparte qui déjà l'avait poussé à chercher à mourir :
« j'ai mendié la mort chez des peuples cruels ». Notons que ses tentatives de suicide sont des
échecs, ce qui le pousse à la folie. Mais il semble qu'il affabule à son tour cette tragédie car les
dieux n'y sont pour rien : il n'est qu' un homme dupe des passions des autres et non des dieux,
même s'il les accuse pour se décharger de cette responsabilité : « Je ne vois que malheurs qui
condamnent les Dieux » v 776 / « au comble des douleurs tu m'as fait parvenir » s'adressant au ciel
v 1614. En effet, dans la tragédie selon Aristote, « la résolution des histoires doit aussi résulter des
histoires elles-mêmes et non d'une intervention de la machine » (pour faire monter les personnages
au ciel par ex ) (ch 15). Ainsi il fait se rejoindre en un seul, fusionner le destin divin et le destin
amoureux (sa passion de la constance amoureuse) : « Et le destin d'Oreste / Est de venir sans cesse
adorer vos attraits » (v 482). Ou plus exactement, c'est H qui tient le rôle de déesse et décide de sa
vie et de sa mort.
CF Dans Phèdre, même si ce n'est pas le cas, ce sont les dieux qui sont accusés de son propre
malheur : « c'est Vénus tout entière à sa proie attachée » (I, 3, v 306) comme si elle était victime
d'une puissance transcendante.
* Cette (im)puissance fatale se traduit par des plaintes et des complaintes : H plaint encore P du
danger qu'il encourt (« je tremble au seul penser du coup qui le menace ») alors qu'il l'a trahie : « Et
je le plains encore ? Et pour comble d'ennui /Mon coeur, mon lâche coeur s'intéresse pour lui ? ».
2) Un monde d'Illusions =
« Je me trompais moi-même » (Oreste v 38), « j'étais aveugle alors ; mes yeux se sont ouverts »
(Pyrrhus v 908) : autant de processus de désillusions rétrospectifs. Pylade reproche à O son manque
de sincérité (vous me trompiez v37) mais il s'agit en fait d'un manque de lucidité.
Le désordre causé par les passions ne vient pas seulement du manquement au devoir mais d'une
perception faussée du monde. Ils sont incapables de déchiffrer correctement le sens des
agissements des autres. L'aveuglement du héros racinien à l'égard des autres est presque maniaque :
tout dans le monde semble parler de lui, centré sur elle, se déformer pour n'être qu'une nourriture
narcissique.
a* Les passions créent des mondes fictifs personnels : les personnages se leurrent sur les
véritables motivations de leurs partenaires et donne lieu à une multitude d'affabulations
personnelles, ce que traduit le verbe (se) « flatter ». Un personnage se flatte souvent en accusant à
tort un autre de se flatter lui-même : l'orgueil accuse l'orgueil : P s'imagine qu'A est ravie est d'être
aimée de lui (« qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte » v 685), O pense que P épouse H
pour le provoquer ou le blesser donc le priver d'H (« je le connais : mon désespoir le flatte » v 737).
De même H est interrompue dans son rêve d'un P héroïque par A (« ne puis-je à ma joie
abandonner mon âme ? » v 857) puis accuse P de venir la voir uniquement pour la mépriser et se
moquer d'elle : « Vous veniez de mon front observer la pâleur / Pour aller dans ses bras rire de ma
douleur » (v 1328). Toutes ces fictions sont des mécanismes de défense contre une réalité trop
douloureuse, celle de l'indifférence d'autrui, que l'on retourne en agression, histoire de croire que
l'on compte pour l'autre. A l'inverse, P interprète les blâmes d'H comme une preuve d'indifférence
pour ne pas affronter la douleur qu'il cause en elle et moins se sentir responsable : « Je rends grâces
au ciel que votre indifférence / de mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence » ou « il faut se
croire aimé pour se croire infidèle » (1345 s) c’est-à-dire que la faute est moindre si l'on trahit qqun
qui n'avait pas de sentiments, on peut donc s'en persuader faussement pour se délester du poids de la
culpabilité. Ainsi, que l'on interprète l'indifférence comme signe de haine ou la haine comme signe
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d'indifférence, les signes ne sont pas des preuves mais plutôt des interprétations subjectives visant à
conforter l'espoir ou le désespoir.
b* Les fictions personnelles deviennent des monologues et le personnage n'entend plus les
objections de son interlocuteur, ce qui est typique de l'aveuglement de la passion ; le scène se
dédouble pour accueillir une autre pièce où le personnage croit se mouvoir. Ex Acte II scène 2 : H
ne répond plus aux objections de Cléone et la scène se dédouble comme si elle évoluait dans une
autre pièce où elle serait une coquette cherchant à séduire P, transformant le dialogue en
monologue. Elle demande elle-même à sa confidente de faire comme si elle ne croyait pas à son
amour pour P, de ne retenir que la haine vengeresse, mais c'est comme si elle se parlait à ellemême : « crois que je n'aime plus, vante-moi ma victoire / crois que dans mon dépit mon coeur s'est
endurci » (v 430). Ainsi, le monologue est l'expression propre de la division : non seulement on
se parle à soi-même comme s'il s'agissait d'un autre (division quant à la forme), mais aussi et surtout
il y a une prise de conscience de notre division interne (division quant au fond) : « il est conscience
parlée de la division et non délibération véritable » Barthes. Il est toujours articulé en deux partis
contraires
La perception d'autrui mais aussi la perception de soi est troublée voire obscurcie : la passion
produit une crise d'identité personnelle. On se méconnaît soi-même en s'attribuant des sentiments
qui ne sont pas, c'est la confusion des sentiments, par ex par orgueil : « Si je le hais Cléone ! Il y va
de ma gloire » (v 413) pour Hermione ; la passion pouvant provoquer jusqu'à l'oubli, H oublie
qu'elel a commandé à O d'assassiner P (V, 3) # « Ingrat, je doute encore si je ne t'aime pas » (v
1368). Oreste ne sait plus qui il est après le retournement d'H : « Est-ce P qui meurt ? Et suis-je O
enfin ? »v 1568. Cette méconnaissance de soi se traduit par la dénégation (le sujet tout en formulant
des désirs qu'il souhaite réprimer continue de nier en être l'objet) : H face à O refuse d'admettre ses
sentiments pour P et de croire qu'en elle « la haine est un effort d'amour » (v 580) ; Phoenix
s'aperçoit que la constante dénégation de P révèle au contraire la passion de celui-ci pour A (v 671).
c* Un effet de décalage presque comique = Au point d'être presque comique (H dans sa jalousie
obsessionnelle imagine que A cherche à séduire P malgré son apparente froideur) ou ironique (H
monologue en déclinant toutes les vertus de P comme dans une tragédie de Corneille avec ses héros
parfaits « Le nombre de ses exploits mais qui peut les compter ? » v 839, alors qu'un peu plus tard
elle en fera un parfait tyran qui « s'abandonne en crime au criminel » v 1312, comme si elle jouait à
être une princesse cornélienne, d'autant plus pathétique qu'elle y échoue). De même P affabule en
croyant que c'est par coquetterie que A se refuse à lui : « je vois ce qui la flatte sa beauté la rassure
et malgré mon courroux l'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux » v 658). A la scène 5 de l'acte
II, P prétend s'être libéré de son amour pour A alors qu'il ne cesse de montrer le contraire tout au
long de son échange avec Phoenix : ce décalage, signe d'illusion sur soi, est comique : « Et mon
coeur, aussi fier que tu l'as vu soumis / croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis » v 635 #
« Crois-tu que si je l'épouse / Andromaque en son coeur ne sera point jalouse ? » v 670. D'où
l'étonnement de Phoenix qui lui parlait du mariage avec Hermione : « Quoi ? Toujours Andromaque
occupe votre esprit ? » v 671 , comparable à l'étonnement d'O quand après avoir fait assassiné P il
revient et se trouve rejeté par H. « ne m'avez vous pas vous-même ici tantôt ordonné son trépas ?» v
1543, celle-ci tirant les marrons du feu sans qu'il puisse en profiter, il est ravalé au rang grotesque et
ridicule de celui qui vient demander le salaire de son amour, tout fier de ce qu'il a fait (« Madame
c'en est fait et vous êtes servie » v 1493) et se fait rejeter (« tais toi perfide » v 1533). De même P se
défend mal d'être amoureux « Moi l'aimer ? Une ingrate / Qui me hait d'autant plus que mon amour
la flatte ? » v 686 et termine sur une indécision : « Faut-il livrer son fils ? Faut-il voir Hermione » v
706.
Si la pièce a des virtualités comiques, cela confirmerait l'idée que le sujet n'est pas adapté à une
tragédie, comme le pensait Subligny car la tragédie suppose l'élimination de tout ce qui peut faire
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rire ou sourire. Andromaque est-elle vraiment une tragédie ? On peut en douter à cause de la place
centrale qu'occupe la passion amoureuse, ce serait seulement une comédie qui finit mal ; quand les
les sentiments individuels priment sur les grands intérêts politiques, c'est ce que Corneille aurait
appelé une comédie cf def de Fenelon : « la comédie représente les mœurs des hommes dans ses
conditions privées », et produisant des résultats médiocres. Il n'y a alors qu'une différence de degré
et non de nature entre tragédie et comédie car on prend pour matière les mêmes passions , mais
on leur donne seulement plus de force et plus d'effets néfastes.
Par ex comparaison proposée par Emile Faguet entre les scènes avec Alceste et Célimène dans le
Misanthrope et la scène 2 de l'acte II entre O et H : « vous le savez madame et le destin d'Oreste est
de venir sans cesse adorer vos attraits » v 482 (« il y a même plus de violence dan les scènes
d'Alceste et plus de tendresse railleuse dans celles d'Oreste » selon lui) ; Alceste est un franc
coléreux (« Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre, Le fond de notre cœur, dans nos
discours, se montre ; Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais, sous de
vains compliments ») toujours de mauvaise humeur qui échoue à séduire la jeune et légère veuve
Célimène, qu'il aime profondément, ce qui lui donne un fond tragique d'abord parce que son
indignation est souvent fondée (« Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous »), ensuite parce que son amour est sincère et malgré
tout se trouve rejeté, produisant un désenchantement final (sous titre : l'atrabilaire amoureux) : « Il
est vrai : ma raison me le dit chaque jour ; mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour ».
Gide par ex se trouvait gêné par une sorte de « marivaudage tragique ». Mais il n'y a pas de
massages comiques pour autant, seulement des lectures d'un potentiel comique. Cependant au
XVIIème on postule que l'oeuvre aurait pu être autre, elle n'est pas un tout indissociable. Boileau
critiquera la manière dont l'amour est « pris à la lettre » au lieu de mener à la fureur tragique,
surtout à travers le caractère de Pyrrhus, décrit comme un amant ridicule qui cherche à se faire
aimer et se met en position d'infériorité r/ à son esclave, ce qui dégrade la tragédie en comédie.
Seules les amours d'H et O seraient vraiment tragiques car conduisant au suicide (comme Phèdre)
ou à la folie.
Rappel : ironie de l'histoire, c'est lorsque l'irréparable est accompli qu'H accède enfin à une
clairvoyance lucide de ses sentiments et reconnaît enfin que son discours de haine la trompait.
3) Passion, déraison et Folie =
** Tout amour est un double échec de la volonté et de la raison : il faut rappeler ici que la
passion est un affect du coeur relié à nos sens, qui fait mouvoir l'individu en le poussant à
l'action ; mais, paradoxalement, ce sentiment s'imprime en nous malgré nous et n'est pas un
libre choix.
a* Une défaite de la volonté = c'est un élan irrationnel et irrésistible chez tous les héros : « peutêtre malgré vous, sans doute malgré lui » v 548 dit O à H ; P cède à l'« ardeur » (v 1293) qu'il
éprouve pour A alors qu'il croyait que « les serments lui tiendraient lieu d'amour » pour H (v 1296) ;
Oreste a essayé en vain d'oublier H et de la haïr mais continuait à l'aimer (v 87 : « de mes feux mal
éteints je reconnus la trace / je sentis que ma haine allait finir son cours »). Les héros sont réduits à
l'impuissance : seuls des gestes impulsifs que l'on regrette après peuvent leur être imputés. Pyrrhus
va d'Andromaque à Hermione puis à nouveau vers Andromaque comme le remarque H : « me
quitter, me reprendre, me retourner encore » v 519. Celui qui manque le plus de volonté est
probablement O : « puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine » v 97. De même P va au
devant d'une mort qu'il a dû lui-même « prévoir » selon H (v 1419) et qui est le seul moyen
d'acquérir la fidélité d'A. Ainsi la fatalité tragique de l'amour s'exprime autant dans sa force
implacable contre laquelle on ne peut pas lutter que dans sa direction imprévisible : on ne décide
pas de qui on aime ou pas ; l'amour et le désamour ne se décrètent pas comme l'a bien compris P
face à H (v 1294 « je voulus m'obstiner à vous être fidèle). On ne choisit ni d'aimer, ni d'aimer telle
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personne plutôt qu'une autre (ex P condamné à aimer en-dessous de sa condition, un amour contre
nature avec une esclave troyenne). H avoue à Oreste qu'elle « voudrait l'aimer » v 536 mais il sait
que « le coeur est pour Pyrrhus et les vœux pour Oreste » v 537. C'est pour cela que qualifie
« miracle » de la volonté face à l'ultime décision de A.
# le héros cornélien du Cid (1637) face à un choix cornélien entre deux sentiments contradictoires
comme la passion généreuse de l'honneur et la passion intéressée de l'amour va se servir de la force
de sa volonté pour choisir l'affect le plus noble (Rodrigue, amant de Chimène, doit pour venger
l'honneur familial tuer le père de Chimène). Alors que chez R le héros n'a pas la force de faire un
choix. Il y a une faillite de la volonté qui peut être rapprochée du pessimisme anthropologique
janséniste : la volonté de la créature est malade, impuissante faire le bien, elle est condamnée à
suivre la pente du péché. Les hommes sont soumis à la concupiscence (libido chez St Aug) qui
prend naissance dans une passion unique, l'amour de soi ou orgueil et fait se croire le centre du
monde en oubliant Dieu. Ici, R semble choisir le camp janséniste alors que Corneille, élevé chez les
Jésuites, faisait l'apologie de la libre volonté humaine.
Cette opposition vient donc se placer au coeur de la « querelle de la grâce ».
b* Une défaite de la raison = c'est un sentiment inexpliqué et inexplicable, qui repose sur des
émotions elles-mêmes instantanées et éphémères. On n'a pas le temps de la réflexion. Le pouvoir de
la raison est donc limité à la fois quant aux motifs de la passion, qui naît sans raison, et quant à ses
effets, qui son trop immédiats, limités à l'instant. Dans l'urgence de l'instant, on ne peut laisser place
qu'à des réactions impulsives, souligné par O : « vous voulez qu'un roi meure et pour son châtiment
vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment ? ». La raison est aveuglée par les passions
donc les passions ne peuvent pas compter sur les lumières de la raison. Pylade s'étonne de voir
l'âme d'O soumise à sa passion amoureuse : « Quoi ? Votre âme à l'amour en esclave asservie / SE
repose sur lui du soin de votre vie ? » v 29 ; ensuite Pylade ne reconnaît plus son ami « je ne vous
connais point ; vous n'être plus vous-même » v 709 ; la déraison provoque une crise identitaire :
l'individu est aliéné c’est-à-dire qu'il ne pense plus par lui-même et devient étranger à lui-même. La
jalousie étouffe la voix de la raison et devient le seul horizon possible : « je suis las d'écouter la
raison » v 712. D'ailleurs, H incarne par sa fureur (furor = une folie nous faisant sortir de nousmême) cette perte d'identité (cf monologue début acte V) et cet éloignement du monde rationnel
(« tant de raisonnements offensent ma colère » v 1233). Elle se décrira elle-même comme une
« amante insensée » v 1545. Même si elle tente parfois d'invoquer des motifs rationnels qu'elle
puise dans la diplomatie et la loi (v 571, v 819), elle a toujours déjà reconnu cet aveuglement sur soi
« je crains de me connaître en l'état où je suis » v 428.
* La fureur est un emportement violent causé par un dérèglement de l'esprit et montre un
débordement passionnel qui pousse les personnages à se détruire mutuellement. H a laissé à la
sienne « le temps de croître encore » (v 418) jusqu'à son explosion finale, laquelle produit une
accélération temporelle : elle demande à O de suivre « une fureur si belle » (v 1229) et le presse de
tuer P dans l'heure, au point d'être qualifiée de « furie » par Pylade (v 753). Exaspérée par le
persiflage de P qui feint de croire qu'elle ne l'aimait pas, elle laisse éclater sa fureur ( v 1356 : « je
ne t'ai point aimé cruel ? Qu'ai-je donc fait ? »). Phoenix dit à P de se méfier de « cette amante en
fureur » (v 1388). Elle sera finalement assimilée par O à une Erynie (déesse de la vengeance) ; près
les avoir invoquées, il les remplace par H « laissez faire Hermione / l'ingrate mieux que vous saura
me déchirer » (1643). Or, elle atteint une forme de folie c’est-à-dire de déconnexion du réel et
d'amnésie r/ à ses demandes passées : « Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait ? A quel titre ? Qui te
l'a dit ? » ce qui témoigne d'un effondrement psychologique du personnage proche de la
schizophrénie.
 Ainsi les personnages ne parviennent pas à quitter le monde clos des affects et des passions car il
n'existe aucune extériorité accessible : ils sont condamnés à subir ces inclinations sans trouver
d'issue. Les passions de P l'empêchent de faire usage de son jugement : « vous répondre d'un coeur
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si peu maître de lui » (v 119). Or cet enfermement sur soi, cette obturation du moi conduit à la folie.
* Les premiers symptômes de la folie d'O sont somatiques : sa vue se trouble (« mais quelle
épaisse nuit tout à coup m'environne » v 1625), il frissonne (« d'où vient que je frissonne »? v
1626), il a des hallucinations (les ruisseaux de sang v 1627 et 1633, les serpents sur les têtes des
Erynies v 1638) ; l'excès de culpabilité engendre des visions qui permettent de visionner
indirectement le crime (il porte des coups fictifs à P) ; puis il s'évanouit (« il perd le sentiment » = il
perd conscience v 1645).
* Foucault voit dans la dernière scène d'A « la dernière des grandes incarnations tragiques de la
folie » où s'énonce la « vérité classique » de celle-ci. Au XVIIème la folie se caractérise en effet
par : « erreur, fantasme, illusion, langage vain et privé de contenu » (Histoire de la folie à l'âge
classique). Alors que la tradition antique considérait la folie comme conséquence et punition de la
passion, la pensée classique inverse le rapport et considère que la folie est inhérente à la passion, et
non extérieure à elle (« la possibilité de la folie est offerte dans le fait même de la passion »). De
même que la fatalité est intériorisée par les passions, la folie devient la vérité même des passions ;
c'est pour cela que les Erinyes ont un rôle secondaire dans le délire d'Oreste : « la vérité s'esquive
dans ce paradoxal crépuscule, dans ce soir matinal où la cruauté du vrai va se métamorphoser dans
la rage des fantasmes ». Or après que les Erinyes ont emporté Oreste dans leur nuit (« mais quelle
épaisse nuit tout à coup m'environne ? » v 1625), la figure d'Hermione réapparaît, elles n'ont donc
pas le dernier mot comme dans la tradition : elle « intervient comme figure constituante du délire,
comme la vérité qui régnait secrètement depuis le début » : « mais non , retirez vous. Laissez faire
Hermione » v 1642. Le dernier mot est un mot où aucune vérité n'est dite puisqu'il y a enfermement
sur soi, plus de discours possible sur la folie qui serait déjà prise de distance r/ à elle : « aucune
vérité n'est dite, que celle, dans le Délire, d'une passion qui a trouvé avec la folie la perfection de
son achèvement ». La folie est donc l'accomplissement et le parachèvement de la passion à
l'intérieur de laquelle elle a toujours déjà été contenue.
C) L'expression passionnelle : à quoi bon exprimer et représenter les passions ?
1) La puissance de la catharsis comme purgation des passions
En choisissant pour s'exprimer la tragédie, Racine choisit aussi d'émouvoir le spectateur plutôt que
de les expliquer rationnellement comme Hume. Le mot khatarsis est un terme médical utilisé au
sens métaphorique : on comprend l'élément comparant, la purgation, mais pas l'élément comparé :
ce qui est purgé. Traduit par « purgation », le mot fait référence à la façon dont l’âme est
débarrassée de ses émotions excessives par le spectacle. De quoi peuvent nous purger les larmes ?
Pitié et terreur ? Voir Oedipe roi nous purgerait de notre désir d'inceste et de parricide ? Regarder un
film de serial killer nous empêcherait de le devenir ? Bref, le spectacle des passions peut-il nous
purger de nos propres passions ?
Un double présupposé = Ex-pression = Exprimer au dehors ce qui est contenu au dedans ; cela
présuppose que le contenu à purger préexiste à la purgation (ex-pressio = pousser au-dehors ),
conception classique de la préexistence de la signification sur l'expression ; rappelons que les
émotions du visage et du corps trahissent l'âme : « l'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une
âme / Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux » (v 474. O cherchant à faire avouer à H son
amour pour P). Par ex, outre les larmes, il y a les nombreux soupirs « faut-il que mes soupirs vous
demandent sa vie ? » (v 958). Mais aussi que ce qui se trouve à l'intérieur est nuisible à la santé du
corps ou de l'âme et doit être évacué ; ici ce qui vaut au niveau physiologique est transposé au
niveau psychologique. Il faut donc d'abord se demander quels sont les sentiments ou les passions
qui font l'objet de cette purgation et pourquoi : quelle est la nature des émotions purgées par la K ?
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La question est alors de savoir si en nous touchant et en nous plaisant il ne risque pas de nous faire
entrer dans l'engrenage passionnel.
***PBL 1 = quelles sont les passions à purger ? Terreur, pitié et tristesse
Les deux émotions tragiques sont la terreur et la pitié : l'une fait trembler pour soi (la crainte,
terreur = phobos), le second pour autrui (la pitié = eleos) (Aris ch . 13). La terreur fait trembler le
spectateur pour lui-même et inspire donc un mouvement de rejet ou de fuite. La crainte est le
support d'une mise à distance : le spectateur craint pour lui-même la punition ou le sort infligé au
personnage. Certains personnages agissent de façon monstrueuse : Hermione accuse Oreste de l'être
mais elle ne l'est pas moins d'avoir commandité le meurtre de son amant. On discute froidement
d'un projet de mise à mort d'un enfant innocent et on l'utilise pour faire fléchir A. L'amour est
monstrueux dlmo il n'inspire que le désir de faire du mal pour garder l'autre sous sa dépendance. La
pitié = elle fait trembler pour autrui à condition que les personnages soient bons par quelque
endroit ; par contre il s'agit de la compassion pour les personnages, pas des personnages entre eux,
qui ne trouve aucune place dans les conduites passionnelles. La pitié, comme compassion à l'égard
de la douleur des personnages, est le support d'un principe d'identification : on ressent de la
sympathie pour le héros qui tombe dans le malheur (cf Hume).
Si la pitié et la crainte étaient les deux seuls sentiments retenus par lui comme susceptibles
d’être touchés par un effet cathartique du théâtre, nous en voyons mieux la cause. Ces deux
sentiments, à la différence de la colère ou de l’indignation, ne s’accompagnent pas d’un effet
visible. Le spectateur qui retrouve, face à un spectacle, des sentiments de peur ou de pitié, les
éprouve dans le secret de son cœur. Aristote aurait pu y ajouter la tristesse : on pleure beaucoup au
spectacle et cela peut se faire sans trop déranger nos voisins… Par contre, la colère ou l’indignation,
éprouvées et manifestées pendant un spectacle – non pas contre celui-ci, mais en empathie avec lui
– risqueraient bien de perturber le spectacle. [De même au Japon, apparurent après la guerre de très
nombreux films « lacrymogènes » classés en trois catégories : « un, deux ou trois mouchoirs ». Les
japonais avaient tant de larmes à verser ! La défaite militaire, leurs illusions perdues, l’humiliation
de l’occupation, Hiroshima et Nagasaki, leurs morts soi-disant « pour la patrie », etc. Ces films
permettaient probablement aux Japonais d’exorciser une tristesse que les convenances sociales – et
notamment l’obligation faite par le gouvernement d’appliquer aux occupants américains les
traditionnelles lois de l’hospitalité japonaise – empêchaient de verser en d’autres circonstances.
Racine n'évoque que les larmes dans sa préface, provoquées par A par opposition à la « dureté de
ceux qui ne voudraient pas s'en laisser toucher » ; il met de côté la terreur évoquée par Aristote
comme la plupart des théoriciens du XVIIème car la terreur est réservée à des sujets horribles en
tant qu'émotion désagréable ; il faut éviter le déplaisir au spectateur et se contenter de faire
« plaindre » les héros tragiques (la terreur est séparée de la pitié dans la P1 ; idem dans la P2 où R
justifie la survie d'As au nom de l'émotion produite si cela eut été un autre enfant que l'on menace :
« je doute que les larmes d'A eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont
faite si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector » ; d'ailleurs ce sont
encore les larmes d'A qui font changer P d'avis). Ce qui sera entériné par Boileau dans l'art
poétique : « Ainsi pour nous charmer la tragédie en pleurs / D’OEdipe tout sanglant fit parler les
douleurs / D'Oreste parricide exprima les larmes / Et pour nous divertir nous arracha des larmes ».
L'objet peut être terrifiant mais sa représentation (présenter une autre fois, d'une autre manière) fait
disparaître la terreur et l'effet produit se résume au seul plaisir des larmes. Le héros tragique
fait verser des larmes plutôt que du sang. Cela s'inscrit dans la poursuite d'un pathétique tragique
propre à l'esthétique galante (comme dans Bérénice, où la pièce repose seulement sur la « tristesse
majestueuse » de deux amants qui ne peuvent s'unir, Bérénice et Titus) : A a « des yeux toujours
25
ouverts aux larmes » selon Cléone (v 449) et O « aux yeux de pleurs toujours noyés » (v 1155) s'en
sert comme preuve d'amour face à H. Même P pleure en regrettant la guerre de Troie (v 321).
D'où l'importance du registre élégiaque dans A (def = chant de deuil, devenu complainte amoureuse,
rapprochant ainsi l'amor de la mort). Il y a ici l'idée d'une contagion des larmes de la scène à la
salle. Même l'auteur doit verser des larmes en écrivant sa pièce selon La Mesnadière : « les
pleurs qu'il versera en travaillant », même si ils ne garantissent pas la réussite de son œuvre, sont
nécessaires à l'expression de cette pitié : elle doit être ressentie pour être exprimée et « il suit tous
les mouvements et il ressent que son coeur est comme un champ de bataille, où la science du poète
fait combattre mille passions tumultueuses et plus fortes que la raison » (Poétique 1639). Thème
platonicien de la contagion des pleurs dans l'Ion : Socrate demande à Ion si quand il écrit des
textes tragiques suscitant la compassion il est touché lui-même : « as-tu alors toute ta raison ou bien
ne te sens-tu pas hors de toi ? Et ton âme inspirée par les dieux ne croit-elle pas se trouver en
présence des événements dont tu parles ? » / « en effet, chaque fois que je dis quelque chose qui
suscite la compassion, mes yeux se remplissent de larmes » (535b-c) ; l'écrivain n'a donc pas toute
sa raison, il pleure alors que rien ne lui est arrivé. Et il produit le même effet sur les spectateurs :
« je les vois à chaque fois du haut de mon estrade, en train de pleurer, de lancer de terribles regards,
tout frappés de stupeur en m'entendant parler ». Le spectateur est alors décrit par Socrate comme
« le dernier anneau », le premier est le poète, le deuxième est l'acteur, mais le poète est « possédé »
par la puissance divine qui passe à travers les anneaux (comme on ne peut expliquer l'inspiration on
convoque les Muses). Ainsi, la pitié est la principale passion provoquée par la tragédie car elle
est socialement partageable tout en étant intime et discrète : elle permet une communion par les
larmes entre la scène et la salle, tout en conservant la distance nécessaire.
***PBL 2 = Comment le plaisir pourrait-il résulter de l'imitation de deux émotions
désagréables ?
La K semble résider en partie dans la faculté paradoxale de transformer des sentiments
désagréables en plaisir. Paradoxe du plaisir du spectateur dans le fait de ressentir de la crainte
ou de la pitié. Plusieurs conditions à cela : un lien étroit s'établit entre les troubles des actes établis
sur scène et les émotions éprouvées par les spectateurs, souvent les émotions sont ressenties à cause
d'un changement de fortune (là encore l'agencement des faits entre eux) produisant un effet de
surprise. cf Hume et la variation des deux objets autour d'un même sentiment. Paradoxe également
souligné par Hume dans ses Essais d'esthétique / De la tragédie : « Cela semble un plaisir
inexplicable que celui que les spectateurs d'une tragédie bien écrite reçoivent de la douleur, de la
terreur, de l'anxiété et des autres passions qui sont en elles-mêmes désagréables et les mettent mal à
l'aise. Plus ils en sont touchés et affectés, plus ils sont ravis du spectacle (…) Celui-ci n'est satisfait
que dans l'exacte mesure où il est affligé et n'est jamais aussi heureux que lorsqu'il a recours
aux larmes, aux sanglots et aux cris pour laisser s'exprimer sa peine et soulager son coeur, tout
rempli de la sympathie et de la compassion les plus tendres ».
La tragédie peut-elle nous guérir de notre passion en nous faisant éprouver de manière agrable
des sentiments désagréables ?
***Les 3 solutions théoriques =
* Comme divertissement de soi = le spectacle nous détourne de nos propres raisons
personnelles de tristesse, soit en les atténuant parce qu'on trouve plus malheureux que soi, soit en
les faisant oublier par la projection mentale au coeur du spectacle. Cf Boileau : « Il n'est point de
serpent ni de monstre odieux / Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux / D'un pinceau délicat
l'artifice agréable / Du plus affreux objet fait un objet aimable» AP III. Dans ce cas, les passions
26
tragiques seraient un exutoire l'ennui, un passe-temps, une manière de vivre des passions par
procuration pour sortir de l'apathie et occuper notre esprit à quelque chose, en tout cas à autre chose
qu'à la pensée de soi-même. Cf divertissement pascalien. Hume prend l'exemple de tables de jeux
dans un salon où tout le monde court vers la table avec les plus grosses mises car il peut « participer
à certaines atteintes de ces mêmes passions et lui procure une distraction momentanée ». A relier à
l'idée selon laquelle la nouveauté excite l'esprit et attire notre attention,soulignée par Hume : un
événement produit un affection plus forte si il est nouveau ou inhabituel. De même les obstacles et
les suspenses accroissent la passion comme Iago dans Othello de Shakespeare : sa jalousie croît par
la seule parole qui insuffle le doute à propos de la possible infidélité de Desdémone.
Mais cela s'inscrit alors dans une attraction passionnelle générique, et n'est pas propre à la tragédie.
* Comme purification morale = A un moment où l’Eglise excommuniait les acteurs et accusait les
auteurs de théâtre de pervertir la société, certains ont été tentés de promouvoir le théâtre en une
institution de redressement moral rivale de l’Eglise. On condamne les passions pour leur potentiel
de violence et de désordre dans les mœurs. Grâce à la catharsis, la tragédie promettait la
transformation des vices en vertus par le plaisir là où l’Eglise exhortait au même résultat par la
souffrance. Certains y verront une affirmation de la moralité du théâtre (humanistes et
classiques), ce qui lui donne une dimension édifiante : le spectacle tragique en plaçant sous nos
yeux les conséquences funestes de nos actes la guérirait de toutes nos mauvaises passions ; le
personnage tragique est donc un personnage repoussoir, un anti-modèle puisqu'il s'agit de ne
surtout pas l'imiter : il s'agit de « déraciner en lui la passion qui plonge à ses yeux dans ce malheur
les personnes que nous plaignons » (Corneille, 3 discours sur le poème dramatique 1660). Il y a un
enseignement moral livré aux spectateurs qui pousse à éviter les passions des personnages. Le
plaisir n'est qu'esthétique et n'est qu'un moyen de rendre l'homme meilleur (il n'est qu'une cause en
amont), la finalité étant essentiellement morale : on est fictivement au théâtre ce qu'on ne sera
jamais dans la vraie vie. Le héros tragique est un modèle : def du héros comme tout homme se
dévouant entièrement et supérieurement à un ordre déterminé de vertu (au sens hist demi dieu ou
homme élevé à son rang) grâce à sa grandeur d'âme (souci de sa dignité ou de celle des autres qui
porte vers ce qui est grand ou admirable), son courage, sa volonté. L'interprétation " classique "
(celle des humanistes comme celle d'une bonne part des théoriciens du classicisme), fait du
processus cathartique un ressort proprement moral : en donnant à voir le résultat funeste des
mauvaises passions, le spectacle tragique " purgerait " ou guérirait le spectateur de ces mêmes
passions (quelles qu'elles soient, et non pas seulement la terreur et la pitié). Traduit ici par
« purification », il désigne la façon dont les émotions sont épurées à l’intérieur de l’âme par le
moyen du spectacle, comme par une alchimie de séparation du pur et de l’impur. Ce sont les
passions seules qui sont épurées : c’est la catharsis « apollinienne ». Ainsi la mise en scène de la
cruauté, de l’ambition ou de la colère libérerait les spectateurs de ces mêmes tendances chez eux. Le
spectacle de la violence serait le gardien des vertus civiques. La tragédie permettrait seulement à ses
spectateurs de s’affermir contre les risques que pourraient entraîner des craintes ou des pitiés
excessives dans la vie courante, autrement dit de s’immuniser contre les écarts de celles-ci en les
modérant. C’est en ce sens que Racine a pu écrire que la tragédie, en « excitant la terreur et la pitié,
purge et tempère ces sortes de passion ». Dans ce cas, on reste à une certaine distance des
personnages, qu'ils soient des modèles ou des anti-modèles. En effet, dans une perspective
chrétienne, ce sont les passions elles-mêmes, et non plus seulement leur excès, qui sont considérées
comme mauvaises. Il ne s'agit plus de purifier les passions mais de se purifier des passions,
c'est-à-dire de purifier les mœurs. Ce que les auteurs du XVIIe siècle entendent par « purgation
des passions » n'a donc pas tout à fait le sens qu'avait la katharsis chez Aristote. Les Français
accentuent l'aspect moral et surtout pédagogique attaché à l'idée de katharsis théâtrale. Corneille
commet le même contresens lorsqu'il critique Aristote sur ce point, refusant pour sa part l'idée que
la tragédie puisse purifier les passions des spectateurs : il croit s'écarter d'Aristote, alors qu'il ne fait
27
que s'opposer à l'interprétation que ses contemporains en donnent. Racine est l'un des rares à être
fidèle à Aristote : « La tragédie, écrit-il, excitant la pitié et la terreur, purge et tempère ces sortes
de passions, c'est-à-dire qu'en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de
vicieux, et les ramène à un état modéré et conforme à la raison » — il est vrai que, à la différence
de Corneille, Racine entendait le grec, et qu'il traduisit et annota des passages entiers de la Poétique
et de l'Éthique à Nicomaque.
Ex : Rejet = la terreur pourrait mettre en garde le spectateur contre les excès monstrueux de la
passion amoureuse ; les crimes sont punis (P est tué pour avoir trahi la foi jurée à H, qui se fait
justice elle-même, le remords d'O le font plonger dans la folie, A peut se venger des grecs une fois
devenue reine de l'Epire). Identification = De même, on peut ressentir de la pitié car les
personnages ont des remords (O refuse cet « assassinat » au début, P tient parole à A et prend le
risque d'être explosé pour protéger As, H elle-même hésite à tuer P au début de l'acte V).
Dénouement qui sauve in extremis la mère et l'enfant. Ils incarnent bien la « bonté médiocre »
prônée par Racine.
# cette position est probablement une réponse à un discours anti-théâtral propre au XVIIème :
l’Église et ses représentants (comme Bossuet) reproche au théâtre son incompatibilité avec une vie
chrétienne vertueuse à cause de la contamination dangereuse des passions. Il y a tous ceux qui
s'opposent radicalement à toute forme de spectacle, soulignant les effets pervers de ce
divertissement : « j'avais une passion violente pour les spectacles du théâtre qui étaient pleins
d'images des misères et des flammes amoureuses qui entretenaient le feu qui me dévorait » St
Augustin (Confessions livre III). Repris par les jansénistes et Pierre Nicole de Port Royal avec qui
Racine se brouille car il considère que le poète de théâtre « comme un empoisonneur public (…)
qui se doit croire coupable d'une infinité d'homicides spirituels ». Pierre Nicole considère par ex
l'amour comme « un effet du péché », « une source de poison capable de nous infecter à tous
moments », à commencer par le comédien, qui jouerait sans distance et deviendrait vicieux en
interprétant des vicieux., et ce d'autant que l'émotion déborde le cadre la simple représentation (les
passions continuent d'agir même après la tombée du rideau), et ce même si la leçon est morale ou le
dénouement punitif. Puissance négative de bouleversement affectif qui est encore actuelle :
phénomène de mithridatisation (ingérer des doses croissantes d’un produit toxique afin d’acquérir
une insensibilité ou une résistance vis-à-vis de celui-ci) ex jeux video, séries, films / phénomène
d'accoutumance et d'adaptation à la violence. Il est vrai que la tragédie pourrait plonger le
spectateur dans le même désespoir, même si elle est plus prudente que celle d'Eschyle, c'est ce que
pense St Augustin : « Pourquoi l'homme veut-il s'affliger en contemplant des aventures tragiques ou
lamentables, qu'il ne voudrait pas lui-même souffrir ? » Ou bien n'engendrer qu'une pitié artificielle,
par contagion émotive, qui ne nous moralise pas pour autant, et résulterait du même égoïsme que la
terreur, ne plaignant que sa propre image comme le croit Rousseau : la tragédie ne mène qu'à « une
pitié stérile qui se repaît de quelques larmes et n'a jamais produit un acte d'humanité » (Lettre à
d'Alembert sur les spectacles, 1758). La catharsis classique est un traitement allopathique où la
pitié et la crainte servent à purger d'autres passions jugées pernicieuses voire même
considérées comme des péchés chértiens.
Mais de toute manière : cela n'est pas la conception aristotélicienne car cela étend la purification à
toutes les passions et présuppose qu'elles sont toutes mauvaises. Et on voit mal quels modèles de
vertu trouver chez les personnages raciniens : il ne s'agit pas de les admirer comme chez Corneille
mais de les plaindre … En effet, selon Vernant, « le héros cesse de se présenter comme un modèle
… il est devenu un problème ».
* Comme purge psychologique = oubliant la dimension métaphorique, on peut y voir une sorte de
traitement homéopathique (Aristote était fils de médecin) : les passions sont épurées par la
mimesis (ce ne sont pas les nôtres mais on fait comme si et la ressemblance permet de se décharger
de ces passions sur autre chose que soi) et le plaisir ne serait alors que lié au soulagement quasi
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physique apporté par la purgation des excès passionnels (effet en aval, le plaisir étant
psychologique en lui-même puisque coextensif d'une libération de nos maux). Cf réapparition du
concept dans la Politique à propos de la musique : elle comporte les moyens d'apaiser nos troubles
et après la douleur éprouvée vient le soulagement dans « une joie innocente ». Le terme vise alors le
calme recouvré par certains auditeurs après l'exaltation suscitée par les chants sacrés (l'âme revient
à elle-même comme sous l'action d'une " cure médicale ", et ce soulagement s'accompagne de
plaisir). La musique est en effet présentée dans la Politique comme une " réplique "des états
intérieurs » (pathè èthous), et c'est l'application de cette réplique qui soigne ces états mêmes. Le
plaisir serait alors lié à la " décharge " de certaines " humeurs " dont une concentration excessive
constituerait la cause du trouble pathologique. L’âme tout entière est débarrassée de ses émotions
excessives par le spectacle. C’est l’âme qui est épurée : c’est la catharsis « dionysiaque ». Il écrit
qu’un traitement qui utilise des moyens cathartiques « élimine la substance pathogène » en agissant
par « allégement » de celle-ci. La catharsis théâtrale opérerait de la même façon par un allégement
des excitations violentes présentes chez le spectateur : traitement d’un (être humain) oppressé,
(traitement) qui ne cherche pas à transformer (ou à refouler) l’élément qui oppresse, mais (qui) veut
(au contraire) exciter cet élément et le mettre en avant par poussées pour provoquer par là le
soulagement de l’oppressé. On soigne le mal par le mal ou deux tensions négatives produisent
un état positif. C'est donc un Pharmakon, à la fois poison et remède : élimination du même par la
représentation du même : la double distance et du regard du spectateur qui a toute sa tête et ne
confond pas réalité et fiction et de l'artifice de la représentation. L'épuration, c'est-à-dire la
représentation d'épures au moyen d'une œuvre musicale ou poétique, substitue le plaisir à la peine.
C'est au fond le plaisir qui purifie les passions, les allège, leur enlève leur caractère excessif et
envahissant, les remet à leur place dans un point d'équilibre. Ainsi, on ne traite que les excès de
passions pour rétablir un équilibre dans l'âme et on soigne le même par le même. Ici, il y a
seulement un processus d'acquisition d'un bon usage des passions : il faut les régler pour les
éprouver correctement : « apprendre à ménager leur crainte (…) leur apprendre à ménager la
compassion pour des sujets qui la méritent » (Père Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps
1675). Il s'agit d'atteindre une juste maîtrise rationnelle des passions, pas de les éradiquer, ce qui
se rapproche de la conception de Racine dans une annotation à la Poétique d'Aristote « en
émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux, et les ramène à un
état modéré et conforme à la raison » (Principes de la tragédie en marge de la Poétique
d'Aristote). Cf les films d'horreur permettent d'éprouver des peurs modérées allégée par le statut
fictionnel du spectacle afin d'avoir la satisfaction d'avoir apprivoisé/surpassé cette frayeur et de s'en
libérer. La catharsis aristotélicienne est un traitement homéopathique où la crainte et la pitié
ne sont que des passions relais destinées à purger les passions néfastes qui ont conduit le héros
au malheur.
Dans ce cas, la purgation n'est-elle pas plus intellectuelle que psychologique, un moyen d'accéder à
un niveau de conscience supérieur ?
* La purgation intellectuelle = la tragédie donne un plaisir au public en lui livrant un
spectacle pénible car elle est mimèsis : c'est l'étrange pouvoir de la représentation de nous faire
prendre plaisir à des images qui nous seraient intolérables dans le réel. Tout 'abord, il y a toujours
du plaisir à imiter (cf Aristote : « imiter est en effet dès leur enfance une tendance naturelle aux
hommes (…) nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vue
nous est pénible dans la réalité » CH IV) ; il y a donc infusion en nous d'un nouveau sentiment de
plaisir lié à l'imitation comme processus et résultat. Et ces émotions épurées, grâce à la distance de
la représentation et l'art du poète, suscitent du plaisir, qui est le but du spectacle tragique, aussi
parce qu'elle s'accompagne de la sécurité et de la satisfaction de ne pas les vivre soi-même (de
la même manière que le spectacle du sublime de l'orage ou de la tempête est augmenté par le fait
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d'être protégé par une vitre ou un écran : « Comme il est doux de contempler la tempête du rivage »,
Lucrèce, De Natura Rerum ; « si nous nous trouvons en sécurité, le spectacle est d’autant plus
attrayant qu’il est propre à susciter la peur » Kant, CFJ, p 99).Tout le plaisir de la fiction réside
dans le désengagement et l'éloignement : les événements étant imaginaires, ils sont mis à distance
en même temps que représentés. On ne peut pas intervenir dans la destinée tracée par Racine avant
même le lever de rideau (cf effet prophétique du romancier chez Balzac).
En fait c'est l'activité mimétique qui rend la catharsis possible : hors du champ de la
représentation, dans le vécu, ces sentiments provoquent un malaise dont on ne parvient pas à se
décentrer : Hume « la même scène de détresse qui nous plaît dans une tragédie nous procurerait, si
elle se passait réellement là sous nos yeux, le malaise le moins feint ». La pitié et la crainte
évoquées dans la définition aristotélicienne de la catharsis ne sont pas les émotions effectivement
ressenties par les spectateurs, mais des produits de la mimèsis, ressorts internes à l'œuvre tels les
événements effrayants ou les incidents pathétiques. Pitié et frayeur sont à entendre, non comme
l'expérience pathologique du spectateur, mais comme des produits de l'activité mimétique, des
éléments de l'histoire qu'une élaboration spécifique a mis en forme pour en faire des
paradigmes du pitoyable ou de l'effrayant. J.-P. Vernant se rangent à une interprétation
sensiblement proche (Mythe et tragédie…, t. II, p. 88-89) : "Parce que la tragédie met en scène une
fiction, les événements douloureux, terrifiants qu'elle donne à voir sur la scène produisent un tout
autre effet que s'ils étaient réels. Chez le public, désengagé par rapport à eux, ils " purifient " les
sentiments de crainte et de pitié qu'ils produisent dans la vie courante. S'ils les purifient, c'est qu'au
lieu de les faire simplement éprouver, ils leur apportent par l'organisation dramatique une
intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Arrachées à l'opacité du particulier et de l'accidentel
par la logique d'un scénario qui épure en simplifiant, condensant, systématisant, les souffrances
humaines, d'ordinaires déplorées ou subies, deviennent dans le miroir de la fiction tragique objets
d'une compréhension." L'alchimie subjective qu'est la catharsis est donc construite dans l'œuvre
par l'activité mimétique laquelle permet une intellectualisation et par là une objectivation de notre
propre passions : on les identifie mieux en face de soi, le personnage est un miroir réfléchissant au
sens intellectuel du terme. Le spectateur a conscience de l'irréalité du spectacle, il joue à la vie
sans en être et c'est précisément ce qui atténue notre peine face aux malheurs du héros voire même
la transforme en plaisir : l'idée que ce n'est qu'une fiction. D'où l'importance de l'éloquence avec
laquelle la scène malheureuse (d'un massacre par ex) est racontée : « par ce moyen , non seulement
le tourment des passions tristes se trouve maîtrisé et effacé de quelque chose de plus fort et d'une
essence opposée, mais l'élan d'ensemble de ces passions se trouve transformé en plaisir et vient
augmenter le délice que l'éloquence soulève en nous » Hume. L'âme se trouve ainsi en même temps
« soulevée par la passion et charmée par l'éloquence » : elle éprouve du plaisir là où la vie nous
fait souffrir. Tout ceci permet une intellectualisation du contenu de la pièce : les effets du spectacle
tragique sont d'éveiller la curiosité du spectateur par son caractère énigmatique : ce ne sont pas des
réalités ou des essences définissables mais des problèmes qui ne comportent pas de réponses, « des
énigmes dont les double sens restent sans cesse à déchiffrer » (Vernant). Ainsi, la tragédie serait un
moyen de réfléchir au sens de la passion, et même à la totalité de l'être humain, bref de réfléchir au
caractère irréfléchi des passions et des hommes, sans pour autant exiger de réponse pratique ou
immédiate. La K réalise donc le miracle de l'avènement d'une conscience critique ébranlée par les
passions par un « innocent stratagème » (il s'agit de plaire mais aussi d'instruire).
[Mais : ne peut-on pas comparer cette purgation à un travail sur soi ?
* La cure psychanalytique : Breuer est en effet le premier à avoir introduit ce mot pour désigner le
traitement des malades mentaux. Alors que sa patiente, Anna O. (la première patiente de la
psychanalyse) lui parlait de « ramonage de cheminée » et de « cure de parole » pour désigner le
nouveau traitement des névroses que Breuer mettait au point avec elle, celui-ci préféra le mot de
30
« catharsis ».Cette méthode est décrite par Breuer lui-même (1895) comme une façon d’aider les
patients à se remémorer leurs expériences traumatiques oubliées et à décharger les émotions
empêchées ou contenues qui s’y rattachent. Le patient est invité à épancher sa rage, ses larmes, et à
se soulager par l’expression des paroles et des sentiments jusque-là retenus. Freud applique luimême cette technique pour la première fois en 1889 avec Emmy Von N. Mais très vite, il lui préfère
une autre technique dans laquelle il tente l’effacement sous hypnose des souvenirs traumatiques.
Enfin, abandonnant l’hypnose, découvrant le refoulement et les diverses manifestations du retour du
refoulé, Freud orientera la psychanalyse comme thérapie vers l’« association libre ». Il ne s’agit pas
d’un simple exutoire – quasi physiologique – d’énergies jusque-là contenues. Elle s’enracine dans
une conception de l’appareil psychique. Les affects qui n'ont pas réussi une voie pour se décharger
restent « coincés » et exercenbt des effets pathogènes. Pour eux, elle doit renouer avec le
processus traumatique originel « avec autant d’intensité que possible (de telle façon) qu’il soit
remis in statu nascendi, puis verbalement traduit ». Les traumatismes éprouvés doivent être
convertis en paroles donc revécus à travers elles pour être mieux dépassés. L’affect converti en
paroles est en effet objectivé et socialisé (même s'il est interdit de tout casser chez son psy et qu'il y
a des règles de convenance là aussi…) ; dans le langage il trouve un substitut à l'acte. Ce que réalise
l’expérience cathartique, c’est une ouverture de cette véritable boîte de Pandore qu'est l'inconscient.
Les éléments psychiques qui y étaient gardés enfermés à l’écart du fonctionnement courant de la
personnalité – et dont, pour cette raison, le sujet avait pu oublier l’existence – font un retour brutal à
la conscience : le but est de guérir le malade en rétablissant la voie normale de décharge des affects.
Freud a formulé le paradoxe de la catharsis en termes de " prime de séduction ", " bénéfice de
plaisir qui nous est offert [par les œuvres d'art] pour permettre la libération d'une jouissance
supérieure émanant de sources psychiques profondes " ; le plaisir pris au tragique comme à tout
œuvre d'art serait de l'ordre d'une " décharge partielle et désexualisée par inhibition du but et
déplacement du plaisir sexuel ", mais l'effet propre à la tragédie tiendrait à la projection qu'autorise
la représentation dramatique : le héros tragique s'envisage comme la " projection idéalisée du moi "
dans ses visées mégalomaniaques, la pitié relevant d'un mouvement d'identification et la terreur d'un
mouvement masochiste (A. Green, Un Œil en trop…, 1969, p. 38-40). La psychanalyse a fait en
outre de la catharsis une notion opératoire dans la psychothérapie: la méthode cathartique consiste à
faire venir à la conscience des sentiments enfouis dans l'inconscient du sujet ; l'émergence des
émotions ou affects dont le refoulement constitue la source de troubles psychiques, libère le patient
des angoisses et sentiments de culpabilité. La douleur enfouie peut alors surgir à l’occasion du récit
de l’événement et entraîner la maladie du sujet, voire sa mort, comme pour cette religieuse tombée
dans un coma mortel au moment où elle essayait de raconter à ses amis les crimes abominables
auxquels elle avait assistés au Rwanda. L’événement initial resté en souffrance et qui a causé
l’explosion émotionnelle de la catharsis sans pour autant la signer se trouve reconnu et nommé ; et
les effets complexes de cet événement sur le sujet sont eux aussi reconnus et explorés. On
comprend mieux, maintenant l’ambiguïté du mot « catharsis ». Il désigne à la fois une intention
autothérapeutique inconsciente et une expérience émotionnelle consciente. Mais la logique de la
seconde correspond bien rarement aux attentes de la première !
Mais = La catharsis au spectacle est assez différente de ce qu’elle est en cure. Ici, le patient est
invité à formuler des énoncés chargés d’affects qui correspondent aux situations spécifiques qu’il a
vécues. Au spectacle au contraire, on regarde, on écoute, on éprouve par identification aux
personnages de la scène ou de l’écran, et parfois (rarement) on manifeste activement ce qu’on
ressent. C’est pourquoi un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d’émotions, de
pensées ou d’images jusque-là tenus à l’écart de la conscience (une femme dut quitter la salle de
projection où passait le film Pétain au moment du mitraillage, par l’aviation allemande, des
colonnes de réfugiés : elle avait perdu ses deux parents dans une situation semblable), mais il est
incapable d’assurer à lui seul les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour dans de
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bonnes conditions. Ainsi s’explique qu’un fragment de spectacle apparemment anodin puisse
provoquer des réactions d’une grande violence chez certains spectateurs.
Ex : A se décharge de sa détresse en extériorisant auprès de Céphise les souvenirs de la prise de
Troie et des adieux à son mari.]
CL sur la katharsis = En résumé on peut concevoir la K de 3 manières = un simple apaisement
sans dimension morale qui fait de la tragédie un pur divertissement ; une purification morale qui
grâce à la pitié et la terreur purifie le spectateur de tout désir d'imiter les fautes des personnages
et retrouver une certaine innocence ; ou une interrogation et une réflexion intellectuelle grâce à
la distanciation, franchissant la limite des sens pour accéder à l'intelligibilité. Si l'on ajoute
l'apport psychanalytique, son efficacité ne vient pas tant de l’évacuation de désirs refoulés, mais du
déverrouillage de sensations et d’émotions liées à une expérience traumatique antérieure. La
catharsis ne peut éviter un destin de serial killer que dans la mesure où celui-ci aurait été déterminé
par des expériences traumatiques restées en souffrance ! Enfin, comme l’avait entrevu Aristote,
l’explosion cathartique survient d’autant plus facilement qu’elle est collective. Alors s’associent en
elle plusieurs spectateurs ayant vécu des expériences traumatiques proches, voire semblables.
L’effet résolutoire de l’expression cathartique est inséparable du lien social. On peut même dire
que la catharsis est une forme de lien social, le plus intense peut-être qu’un spectacle puisse
créer. De ce point de vue là, les passions ont un effet socialisant et une vertu fédératrice.
2) Le langage des passions
* C'est un « langage polytechnique » selon Barthes : c'est ce qui tient lieu d'organe (de la vue ou
de l'ouïe) quand il traduit des sentiments ou des souvenirs que l'on ne peut voir réellement, mais
seulement décrire par des mots (descriptions guerre de Troie (anaphore d'A« j'ai vu mon père mort
et nos murs embrasés ; j'ai vu trancher les jours de ma famille entière » v 928) ; il permet une mise
en ordre des idées en donnant l'occasion au passionné de se justifier, en en tirant l'illusion d'un
accord avec le réel (O : « c'est pour cela que je veux l'enlever » v 756), d'où une dimension morale
qui transforme la passion en droit de légitime défense (v 1224 H sur P : « il me trahit, vous trompe
et nous méprise tous »). Ainsi, le langage est déjà une manière d'agir sur soi et les autres, le logos
prend les fonctions de la praxis. La parole tout du moins permet de réagir au réel.
a* Le langage comme révélateur de la transparence des passions : élégiaque quand il traduit une
plainte mélancolique (H « je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ? » v 1365 ou A « captive
toujours triste, importune à moi-même » v 301), enthousiaste quand il exprime les élans de la
passion (H : « sais tu quel est Pyrrhus ? » v 851s, l'enjambement, la phrase interrompue, la série de
qualificatifs suggèrent sa joie débordante).
Il peut dévoiler ses sentiments dans un élan de transparence intérieure qui permet de comprendre les
motifs grâce à l'introspection du personnage. Moments rares comparés à Phèdre, réservés au
monologue et au dialogue avec les confidents (dont les héros ne se séparent presque jamais,
comme d'un double rationnel). Il y a d'ailleurs un relation assez passionnelle entre O et son ami
Pylade : mise en parallèle de la puissance des deux passions : « que ne peut l'amitié conduite par
l'amour ? » (v 786) dit Pylade.
Leur rôle est de provoquer et de recueillir la parole sincère du héros pour rendre naturel le
dévoilement des sentiments au public, tout en donnant l'illusion de sa confidentialité. Le confident
peut, d'un mot innocent, désigner et dévoiler le mal intérieur. Entre l'échec et la mauvaise foi il peut
symboliser une issue possible, grâce à la dialectique aux deux sens du terme c’est-à-dire dialogue
authentique avec l'autre où l'on progresse vers une vérité commune et un accord des esprits / au sens
de figure tierce qui sert de médiation entre les contraires, une synthèse. Le confident établit le lien
32
avec la réalité empirique, face au dogmatisme et à l'aveuglement du passionné (passion / raison,
imaginaire / réel, impossible / possible). Il sert à médiatiser l'alternative et à ouvrir le secret :
« médecine apéritive » selon Barthes, qui sert à subordonner la fin aux moyens et à conseiller des
conduites rationnelles. Généralement, ils conseillent de fuir, attendre, ou profiter de la vie mais ils
ne sont pas écouter car le héros ne veut pas être guéri ni être libre : « non tes conseils ne sont
plus de saison, Pylade, je suis las d'écouter la raison » dit Oreste v 711.
Ex : H montre sa joie d'épouser P face à Cléone v 850 : « conçois-tu les transports de l'heureuse
H ? » ; mais le refrénait face à Oreste ( « je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce / Qu'il suit
son intérêt plutôt que sa tendresse » v 813 et invoque le devoir d'obéissance « la gloire d'obéir est
tout ce qu'on nous laisse » v 822). Ainsi le confident est le miroir externe des passions, le
témoignage du regard d'autrui qui peut les ramener à la raison ou provoquer des prises de
conscience : c'est le discours honnête de la vie réelle qu'il reflète ; Phoenix est un honnête conseiller
qui recommande la loyauté à P, Pylade est l'ami idéal, toujours dévoué, Cléone cherche à tempérer
les fureurs d'H et Céphise recommande à A d'épouser P.
Ex Cléone s'étonne d'abord du désamour d'H pour O : « n'est-ce pas toujours le même Oreste /
Dont vous avez cent fois souhaité le retour ? » v 390 II, 1), soulignant son incohérence ; elle n'est
pas dupe du silence d'H et sait bien qu'il présage du pire après la trahison de P : « la douleur qui se
tait n'en est que plus funeste » (v 834 III, 3) justifiant implicitement la prise de parole comme
libération cathartique ; même remarque de retour en IV, 2 : « Ah que je crains Madame un calme si
funeste ! » (v 1141). Plus le drame s'intensifie, plus ses mises en garde aussi : « Vous vous perdez
madame et vous devez songer » (IV, 4 v 1255), en vain puisque H l'interrompt pour lui révéler son
désir de vengeance, jusqu'à la révélation finale du rejet et de l'amnésie de P lors de son mariage
avec A, qui sera l'ultime déclencheur de la haine d'A : « Il poursuit seulement ses amoureux
projets » (v 1452). De même Phoenix révèle la mauvaise foi de P refusant d'admettre qu'il aime A :
« Vous aimez, c'est assez » / « Moi l'aimer , une ingrate (v 685) ». Mais il est interrompu quand il
cherche à le prévenir du danger représenté par H « une amante en fureur qui cherche à se venger »
v 1388 / « Andromaque m'attend » v 1392.
De même, il y a asymétrie chez Oreste entre ce qu'il dit à son confident et ce qu'il montre à l'être
aimé : il avoue les véritables motifs, amoureux et non politiques, de sa venue : « l'amour me fait ici
chercher une inhumaine » (I, 1, v 26) ; il lui confie son projet de l'enlever : « ; enfin, il montre ses
sentiments sans « rien déguiser » quand il doute de sa loyauté envers les grecs (III, 1, v 770) et ne
veut pas garder seul « une inutile rage » (v 758). Ces têtes à têtes encadrent la pièce : ils sont le
premier et le dernier, ce qui pourrait laisser croire que c'est de la tragédie d'O qu'il s'agit en
déplaçant le centre d'intérêt (d'autant que le 1er « oui » donne l'impression d'une conversation déjà
entamée). Pylade est d'ailleurs l'ultime témoin de sa folie : déjà il l'interrompait et ne semblait plus
l'entendre (v 756) ; mais c'est Pylade qui reprend le dessus, le sauve de lui-même et a le dernier
mot : « Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants / S'il reprenait ici sa rage avec ses sens ».
(v 1647). Le héros classique ne disparaît jamais sans une dernière réplique, d'habitude, mais là il
s'en trouvé privé : leur mutisme ici est synonyme de mort totale. Les confidents sont donc des
médiateurs de la vérité que la passion refuse de voir et réduits au simple rôle de faire-valoir.
b* Un langage tournée vers le moi passionnel : Il y a seulement 3 monologues ayant pour
fonction d'exposer au spectateur l'état présent des passions : l'espérance d'Oreste continuant à parler
à H alors qu'elle est partie (II, 3 « vous me suivrez, n'en doutez nullement » v 591). Les autres sont
plus introspectifs : celui d'Hermione (V, 1) témoigne de son désarroi après la trahison de P : « où
suis-je ? qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? », cela permet de sonder les mouvements de l'âme
à des moments où la tension est à son comble puisque cela se situe au nœud de l'intrigue. Rupture
entre événement extérieur et ses effets intérieurs. Avec une tension croissante puisque le second
monologue d'Oreste, lui aussi suite à une trahison, celle d'H cette fois, qui l'a traité de traître et de
monstre, « je suis si je l'en crois, un traître, un assassin » (v 1567). Mais ici les personnages ont du
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mal à cerner leurs propres passions et ce trouble est propice à toutes sortes de manipulations.
c* La rhétorique des passions : La tragédie implique une grande confiance dans le langage car il
est censé traduire le blessures passionnelles. Le mot détient une puissance objective qui permet de
fixer les choses, de les faire exister dans le monde, voire de dévoiler une situation cachée ou
intolérable (cf rôle des confidents). Mais ici la passion détourne le langage de sa fonction réflexive
et délibérative : on se contente de recouvrir de mots une action impulsive pour lui donner une
apparence honorable et tromper son monde. Le discours n'est qu'un prétexte à l'autojustification,
jamais le lieu d'une réflexion dialectique. On pourrait croire au début de l'acte V qu'Hermione
délibère mais elle ne parvient pas à trancher : « quel transport me saisit ? Quel chagrin me
dévore ? » v 1394, mais c'est la nouvelle du triomphe de P (qui est « au comble de ses voeux » selon
Cléone v 1431) qui vient décider pour elle, la résolution du débat dépend donc du hasard du
moment. La parole du passionné est réactive et non active et suit le mouvement des émotions,
comme lorsque H change d'avis à la simple vue de P (acte IV scène 4). C'est une parole « affolée »
selon Barthes. Le passionné est impatient (paradoxalement car patior = endurer) il ne souffre pas de
délai car il est guidé par ses affects.
Il y a un usage rhétorique (art de bien parler, de mise en forme des moyens d'expression) des
passions qui consiste à utiliser les émotions comme des armes potentielles pour toucher ou
persuader. Les rapports de force se traduisent par une rhétorique persuasive qui donne une
dimension argumentative à certains passages. Il faut posséder une certaine « science des passions »
c’est-à-dire pouvoir trouver chez l'interlocuteur les émotions donnant une force persuasive à son
discours. Par ex en menaçant de tuer As, P utilise la fibre maternelle. Oreste et Andromaque
soutiennent leur cause respective en tentant de susciter la pitié chez l'adversaire : face à P menace de
se tuer après lui « il n'a pour défense que les leurs de sa mère » (v 374) ou face à H « que la veuve
pleurante d'Hector à vos genoux » (v 860) ; mais cette rhétorique reste inefficace : c'est par espoir
d'un amour en retour que P change d'avis ; quant à Hermione, elle la renvoie à P : « s'il faut fléchir P
qui le peut mieux que vous ? » v 884 .
Le langage est aussi l'arme des faibles : c'est en parlant que la victime tragique essaie d'atteindre
son tyran en lui disant tout son malheur ; il l'agresse sous la forme de la plainte dont il submerge le
maître : la plainte d'A, à cet égard, est le modèle de toutes les plaintes raciniennes qui masque
l'agression sous la déploration (acte I scène 4 surtout) : « il me faut tout perdre et toujours par vos
coups » v 280, « il n'a pour sa défense que les pleurs de sa mère et que son innocence » (v 373).
Ainsi le logos permet de donner l'espoir d'une issue possible, car tant qu'on parle c'est qu'on dure :
« comme un précieux tourniquet entre l'espoir et la déception » (Barthes).
Enfin le langage peut donner l'illusion d'un choix raisonné : H considère P comme « fidèle » (v
49) tout comme A qui se dit qu'il « fera plus qu'il n'a promis de faire » (v 1086). La parole n'est que
le support de l'illusion dans laquelle il veut se maintenir et non un réel moyen de trouver la vérité ou
une solution. Et bien sûr il permet de mentir : la pire mauvaise foi venant d'H qui nie avoir
commandité le meurtre de P (1545).
Le langage devient ainsi dans la bouche du passionné le moyen de déguiser la passion et de
substituer une image illusoire à la réalité. Mais il permet aussi d'émouvoir positivement le
spectateur.
d*La poésie et le charme de la langue racinienne :
« La tragédie est seulement un échec qui se parle » (Barthes) et la violence s'inscrit dans le discours
plutôt que dans les corps ou les actes mais ainsi elle passe par une sublimation poétique.
Rappelons que tant que le personnage parle c'est qu'il n'est pas mort : donc sortir de scène c'est
pour le héros d'une certaine manière mourir au langage et ne plus exister : « toutes les conduites qui
suspendent le langage font cesser la vie » Barthes. Le héros se trouve paradoxalement protégé par le
lieu tragique de la scène qui pourtant le fait souffrir. De plus, le langage poétique permet de donner
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une dimension et même une profondeur esthétique à l'échec tragique, c'est un art de l'échec que de
donner le spectacle de l'impossible et ainsi de donner au public l'impression de pouvoir dépasser cet
échec. Cf : Il faudrait inventer, selon Barthes, une philosophie de l'alexandrin car il sert très bien
l'organisation binaire du monde racinien en frappant l'esprit de formules détonantes (« la détonation
de l'évidence » selon Claudel) et précises (il y a ainsi un « art de la méchanceté » chez Racine selon
Barthes comme lorsque H traite O de monstre).
* Il emploie des procédés de distanciation pour atténuer les passions comme l'emploi d'indéfinis
et de démonstratifs là où on attendait un possessif : « quels charmes ont pour vous des yeux
infortunés ? » v 303 A à P / « Pour vous mener au temple où ce fils doit m'attendre » P à A, ou
encore l'habitude qu'ont les personnages de parler d'eux à la troisième personne ou en se désignant
par leur nom propre pour diminuer l'intensité émotionnelle (ex : H ne se reconnaît plus elle-même et
se voit du dehors après la mort de P : « sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ? V 1421), sans
oublier les litotes (« je croyais apporter plus de haine en ces lieux » dit P redécouvrant l'amour qu'il
a pour A v 951) et les euphémismes qui atténuent l'expression des sentiments et servent
d'adoucissants : (ex Pylade retarde et atténue l'annonce de la décision absurde de P à O : « il peut,
seigneur, il peut dans ce désordre extrême / Epouser ce qu'il hait et perdre ce qu'il aime » v 121).
L'oxymore est aussi un moyen de désigner une attitude paradoxale ou incompréhensible, A qualifie
son projet de suicide après le mariage d' « innocent stratagème » et Phoenix qualifie d' « heureuse
cruauté » la décision de P de livrer As (v 643). Enfin , il y a des résidus de langage galant et
cérémonieux voire précieux : lexique qui appartient à la langue classique et atténue la dureté des
passions : « les appas, les charmes, flamme, brûler, les fers, les chaînes, les pleurs, les soupirs ». P
accumule tous ces clichés pour décrire l'ardeur de son désir v 319-321.
L'allitération en S ds serpents atténue la charge affective par le travail sonore, en suggérant le
sifflement des serpents (v 1638) ; la plus belle hypotypose de la guerre de Troie par A (III, 8, 9971008) repose sur de nombreuses répétitions (songe / voilà) qui évoquent celle du passé traumatique
qui hante sa mémoire.
 Racine s'impose donc une écriture retenue qui s'efforce d'établir un certain ordre dans le désordre
passionnel : cela produit un effet de sourdine qui parvient à dire l'insupportable de manière
admissible et même agréable. Tout ceci produit un plaisir esthétique qui vient s'ajouter aux autres
émotions et compense la violence des passions ; le plaisir esthétique compense donc « l'écart
esthétique » produit par la déchéance héroïque. (Robert Jauss = il consiste à transformer
l'horreur en beauté, à peindre la beauté du mal en opérant un transfert de l'ordre moral vers l'ordre
esthétique).
3) Le langage du corps
a*Un corps absent = On remarquera que l'on ne connaît pas ni l'âge ni l'apparence physique des
héros tragiques : à l'époque on sait seulement que la femme peut être une très jeune fille de 14 ans
et qu'elle est considérée comme laide dès 30 ans … La beauté racinienne reste toujours abstraite,
tout autant que les qualités physiques de l'être aimé. Le corps humain est donc traité en termes
magiques et non en termes plastiques ; le corps n'a pas d'épaisseur mais il traduit la passion par le
désordre, le trouble, jusqu'à l'évanouissement (celui d'Oreste au final semble clore tous les
désordres corporels).
Mais :
b*Des passions physiques = Pour autant, toutes les passions ont une origine ou une
manifestation sensible. C'est la vue qui fait (re)naître l'émotion amoureuse. La vue est le plus
possessif des organes donc le seul moyen pour le héros de posséder l'autre : par ex c'est une joie en
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soi de regarder l'autre, concession d'H faite à O (« je consens qu'il me voie / je lui veux bien encore
accorder cette joie / Mais si je m'en croyais, je ne le verrai pas » v 385 car c'est l'encourager à
l'aimer et il le sait « je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures » v 485) / ou contempler la
défaite de l'autre, ce qu'exprime H face à P venu rompre avec elle : « Vous veniez de mon front
observer la pâleur » (v 1327). Mais aussi a contrario on peut s'irriter de l'absence de regard de
l'autre : « Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ? » P sur A v 385. On peut enfin comme H
s'interroger sur le sens du regard : « me voyait-il de l'oeil qu'il me voit aujourd'hui ? ». La vue est
donc le premier sens fauteur de passions.
La passion a aussi d'autres manifestations sensibles comme les soupirs, les pleurs, le rougissement
d'O. (v 487), A frémit face à la mort imminente de son fils, se jette à genoux pour supplier.
Il y a aussi un corps collectif évoqué par le lynchage de P par les grecs = passions de la foule qui
ne pense pas, pouvoir de « la presse », qui d'abord terrorisée par le crime auquel elle a assisté prend
les armes pour pourchasser les coupables (v 1515s).
Tout cela prouve que les passions engendrent des réactions incontrôlables plus que des actions
maîtrisées. La fatalité est d'ordre naturel et biologique : c'est notre condition charnelle qui nous
perd.
TR : Le caractère collectif et physique d’un spectacle ne suffit pourtant pas à assurer l’efficacité
cathartique. Faut-il alors moraliser les passions du dehors d'elles-mêmes ?
D) Une Moralisation des passions ?
Le conflit des passions se livre à l'intérieur de chaque personnage car ils sont déchirés par des
dilemmes entre passion et vertu mais aussi entre les passions elles-mêmes. Goldman considère à ce
titre que A (celle qui combat les hommes) est « le seul être humain de la pièce » face aux « fauves
de la vie passionnelle et amoureuse ».
1) Andromaque, un modèle de vertu anti-passionnel ?
a* Un modèle face à des anti-modèles = Andromaque semble être un personnage sans failles, se
tenant hors du monde présent, le personnage le plus vertueux et le moins passionné : l'amour
maternel et la fidélité conjugale sont les seuls liens purs de la pièce (Chateaubriand y voit un
modèle chrétien). Une Ethique de la loyauté et du sacrifice s'en dégage cf v 1123« j'ai moi-même
en un jour sacrifié mon sang, ma haine et mon amour ». Est-ce à dire qu'elle est sans passions ?
A la fois connue de tous comme la veuve d'Hector, la prisonnière victime de Pyrrhus et la mère
soucieuse de son fils Astyanax (« le seul qui me reste et d'Hector et de Troie » v 262) : épouse et
mère exemplaire, elle seule semble survivre à la tourmente d'autant qu'elle parvient à retourner la
violence qui a été utilisée contre elle puisque de son union avec P le vainqueur d'hier naîtra le
monarque de demain Molossos : elle finit par triompher des autres car P est assassiné, H se suicide
de chagrin, Oreste devient fou et elle devient reine : « Aux ordres d'Andromaque ici tout est
soumis » (v 1587) constate amèrement Pylade, comme si le monde d'Andromaque avait supplanté le
monde de Pyrrhus. C'est d'autant plus paradoxal qu'elle est sensée tenir le rôle d'esclave, ce qui
prouve que la vertu et la dignité ne sont pas une question de condition ou de rang mais de
comportement. Le dernier fils de Racine (Louis), dans une comparaison avec la version d'Euripide,
où H est déjà « pleine d'amour, de jalousie et de fureur », justifie cela : c'est d'H dont le spectateur
doit s'indigner et A doit être « la seule qu'on admire et qu'on plaint, parce qu'elle est un modèle de
malheur et de vertu ». Cela répare la faiblesse des 3 autres personnages qui montrent comment, à
partir du même sentiment, les effets peuvent varier : incertitude de P, désespoir d'O, emportement de
H.
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Ce qui fait la dimension tragique d'A, c'est l'impossible réconciliation entre une exigence éthique
absolue et la réalité des événements. Il y a 3 obstacles à son amour pour P : psychologique (on ne
peut forcer à aimer), moral (faute qui reviendrait à tuer Hector une seconde fois) et politique
(réaction des grecs à ce mariage).
Cf Antigone symbolise le refus de toute réconciliation entre la légalité de la loi politique incarnée
par Créon et la légitimité de la loi morale à l' horizon et cela se solde par des sacrifices de tous
côtés. Selon Lucien Goodmann, de même, « il n'y a que deux personnages présents : le monde et
Andromaque, et un personnage présente et absent à la fois, le Dieu à double visage incarné par
Hector et Astyanax ». Le Monde est représenté par 3 personnages qui n'ont pas de conscience ou de
grandeur humaine (H, O, P). A est le « seul être humain de la pièce » bien qu'elle n'en soit pas le
personnage principal et se trouve à la périphérie de la pièce car « le vrai centre c'est le monde, le
monde des fauves de la vie passionnelle et amoureuse ». (Le Dieu caché 1959). Cf Baudelaire se
sert dans « Le Cygne » de la figure d'A pour symboliser les exilés nostalgiques du passé en
hommage à Hugo et « à quiconque a perdu ce qui ne se retrouve ».
Les autres sont des égoïstes dépourvus de valeur éthique : « pas du monde bien intéressant …
tous occupés à leurs histoires de coucheries » selon le Leopold d'Uranus de Marcel Aymé (p. 183)
et il rêve d'aller voler au secours d'A en composant des vers : « Passez-moi Astyanax, on va filer en
douce / Attendons pas d'avoir les poulets à nos trousses » en le resituant pendant la IèreGM. Ce qui
prouve aussi qu'il y a une place dans la tragédie pour que s'immisce le désir du lecteur, provoqué
par le manque de héros à la hauteur. L'atmosphère change dès qu'elle entre en scène (sc 4) car elle
impose un univers absolu, sans compromis : à la question de P « Me cherchiez vous Madame ? »
c'est une réponse sans appel « je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils / Puisqu'une fois le
jour vous souffrez que je voie / Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie ». Ainsi A ne
suscite pas que de la pitié mais aussi de l'admiration pour la grandeur de ses intentions et de ses
actes. Admiration qui est le sentiment tragique cornélien par excellence : sentiment d'étonnement
face à un objet ou une personne qui sort de l'ordinaire. Ainsi, la grandeur d'âme et la générosité d'un
personnage peut susciter la stupeur émerveillée du public, plutôt que la pitié et la compassion.
Enfin, c'est la tristesse qui la définit le mieux d'un point de vue psychologique : « captive, toujours
triste, importune à moi-même » (v 301), ce qui peut laisser penser qu'elle est triplement
prisonnière : du passé, de son amour et de P. Sa seule raison de vivre est son fils : « je prolongeais
pour lui ma vie et ma misère » (v 377). Elle est hantée de pulsions morbides (notamment pour aller
retrouver Hector) mais celle-ci va lui servir à résoudre son dilemme : ainsi la vertu n'est pas
exempte de passions.
Mais :
b*Des défaillances humaines
* Racine l'a purifiée en lui enlevant sa 2ème maternité avec P, l'enfant Molossos qui figurait
pourtant dans l'Andromaque d'Euripide. Mais son instinct maternel est limité voire tardif, car
aveuglé par sa passion pour Hector, elle met un certain temps à refuser de sacrifier son fils
«(froidement elle constate « hélas il mourra donc » v 373), c'est seulement face à l'imminence de sa
mort qu'elle considère son existence comme réelle (v 1011s) : « mon fils, tu meurs, si je n'arrête le
fer que le cruel tient levé sur ta tête ».
* Sa passion tient tout entière dans le cas de conscience morale qui consiste à choisir entre l'amour
pour Hector et la survie de son fils, autrement dit à choisir entre la moins douloureuse des passions,
la trahison ou l'infanticide. Ce n'est pas un dilemme entre inclination et devoir mais entre deux
passions d'égale puissance : la fidélité conjugale et l'amour maternel (« de mon fils l'amour est
assez fort v 1039) ; ces deux passions sont concomitantes ce qui l'empêche de se livrer
entièrement à chacune d'entre elles. Les deux objectifs de son existence (protéger son fils et rester
fidèle à Hector) semblent incompatibles et provoquent un douloureux dilemme. Le seul moyen pour
elle de concilier l'inconciliable est d'accepter d'épouser P pour sauver son fils puis de se suicider
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ensuite pour rester fidèle à H : la satisfaction de ses deux volontés contradictoires ne peut être
que différée et fractionnée dans le temps ; elle se soumettra aux deux passions mais
successivement, selon un compromis passionnel ; seule sa mort semble sauver les deux valeurs
contradictoires mais successivement. Mais c'est qd même le « cycle infernal » d'une mécanique
tragique : d'abord parce que cela exige quand même de sa part un triple sacrifice : son amour pour
H, sa haine d'H, sa vie : « Et pour ce reste, j'ai moi-même, en un jour, sacrifié mon sang, ma haine et
mon amour » v 1123. Ensuite parce qu'en se refusant à P en fidélité à Hector et à Troie, elle laisse P
se tourner vers H, ce qui désespère O ; mais en acceptant de l'épouser pour sauver son fils, elle crée
un autre drame, pire encore, provoquant la jalousie d'H et le meurtre de P. Ainsi As, sans mauvais
jeu de mot, est son talon d'Achille, le défaut de sa cuirasse. A est tragique dlm où elle refuse
l'alternative et choisit sa propre mort (comme Antigone) mais devient dramatique dans le deux
derniers actes (sérieux sans fin fatale) quand elle ruse en acceptant de se marier avec P pour
transformer « sa victoire morale en victoire matérielle ». Elle croit en la parole donnée de P (qui
pourrait se venger sur As après sa mort) et elle pourrait en être dupe, c'est ce qui fait qu'elle finit par
rejoindre les autres hommes dans le monde. Et R fait mourir P pour que cette déchéance soit moins
évidente. Dans une vraie tragédie, A se tuerait par refus du monde.
* Sa mélancolie peut aussi être interprétée comme un désespoir passionné qui la fait vivre dans
le passé, dans le souvenir nostalgique d'Hector : « captive (aux deux sens : du passé et de P),
toujours triste, importune à moi-même » (v. 301). Elle voue un culte à Hector dans lequel elle
s'enferme comme si elle était morte avec lui : « Ma flamme par H fut jadis allumée / avec lui dans la
tombe elle s'est refermée » v 865. Elle a renoncé au monde et à la vie, la perte de l'objet de son désir
ayant fait disparaître tout désir, tout ce qu'elle souhaite est un retraite lointaine malgré son âge et sa
beauté : « Souffrez que loin des Grecs et même loin de vous / J'aille cacher mon fils et pleurer mon
époux » (v 339). A incarne donc la tristesse majestueuse car elle a tout perdu, par opposition à la
tristesse pitoyable d'O, qui a la passion du désastre et de la culpabilité.
* Elle se fait la prêtresse d'une cause perdue car elle va chercher sa force morale dans « cette nuit
cruelle qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle » (v 997). Mais c'est précisément cette foi en
une cause perdue qui la rend victorieuse à la fin : alors que P périt de sa trahison des Grecs, A survit
grâce à sa fidélité (fides= foi) à Troie et à son roi. Celle qui combat les hommes (andros/maché) et
qui tout au long de sa vie voit des hommes mourir auprès d'elle finit par les dépasser. Mais elle n'est
exempte d'illusions.
*Il y a, selon Barthes, une ambivalence d'Hector et de Pyrrhus aux yeux d'Andromaque ; P
pourrait être le double d'Hector, d'autant qu'elle finit par se comporter comme son épouse fidèle, en
cherchant à punir les responsables de son meurtre (v 1589s : « lui rend tous les devoirs d'une veuve
fidèle »). Elle l'accepte d'autant mieux que cela revient à venger ce qui ont détruit Troie. Mais à
l'époque en épousant un roi on épousait sa cause...
Ainsi, A n'est pas au-dessus du monde des passions mais elle en est réduite à composer avec ses
passions pour un résultat plus conforme à la morale. C'est à se demander si toute la morale de
l'histoire n'est pas elle-même ambivalente.
2) La morale est double ou l'ambivalence de la morale =
a* La déchéance héroïque = C'est une œuvre de démythification : tout ce en quoi on a cru est faux.
Il y a une critique implicite des faits héroïques voire une déchéance héroïque dlm où il n'y a que
des allusions à la guerre de Troie (H se souvient des exploits guerriers de P III, 3 v 851-854), on
regrette la cruauté des vainqueurs (P lui-même regrette auprès d'A : « je souffre tous les maux que
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j'ai faits devant Troie » v 318) soit on les dégrade en les avilissant (H rappelle à P les crimes
barbares et le meurtre de Priam IV, 5, v 1333-1340 en une hypotypose = tableau vivant, aussi par A
au v 928 + v 993 « figure toi Pyrrhus les yeux étincelants »). Surtout le récit de la dernière nuit de
Troie par A (III, 8) comme événement traumatique / devoir de mémoire. Racine ravale le héros et
le vainqueur au rôle de tueur. Dans tous ces cas, l'image tient lieu de la chose comme dans un
fantasme qui ne viennent qu'alimenter le plaisir pour H et le ressentiment pour A. Faute de réel,
toujours décevant, il faut gonfler le monde des images : le souvenir tient lieu de réalité qui nous
emporte. La réalité imaginaire tient lieu de réalité vraie y compris pour les faits historiques.
Pyrrhus aimerait renouer avec l'idéal chevaleresque qui consisterait à défendre la vie d'un enfant ou
libérer une captive (A lui en fait le tableau et le reproche v 299s /305s) mais cette générosité se vend
et a un prix ( « sans se faire payer son salut de mon coeur » v 307 / « que tes jours coûtent cher à ta
mère » v 1046 comme le constate amèrement A ). Ainsi, les valeurs nobles laissent place à des
valeurs plus matérialistes ou aux plus bas instincts (cf Balzac).
La seule maxime héroïque est celle d'Hermione, qui pourtant est loin de l'être et feint sa
soumission à P pour ne pas blesser O (ou s'en débarasser) : « la gloire d'obéir est tout ce qu'on nous
laisse » (v 822). Tout concourt donc à une « démolition du héros » (Bénichou) et ce délitement de
l'héroïsme est d'autant plus visible qu'il se fait à l'ombre de la guerre de Troie, le contraste est
d'autant plus saisissant. Tout se passe comme si les enfants tentaient d'atteindre la gloire des parents
sans y parvenir (inverse chez Balzac), c'est le « drame de la deuxième génération » (Scherer). Ainsi,
Oreste rêve de prendre la place de son père : « Prenons, en signalant mon bras et votre nom, vous la
place d'Hélène, et moi d'Agamemnon … Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pères » v 1159s).
La passion amoureuse qu'il éprouve pour A fait que P « ne se souvient plus qu'Achille était son
père » (v 990). Il y a là une dimension tragique au sens où il ne parvient pas à réconcilier son amour
et son devoir, même s'il en fait le vœu pieux : « Et je saurai peut-être accorder quelque jour / Les
soins de ma grandeur et ceux de mon amour » (v 243). Il ira jusqu'à contredire le sens même de la
guerre de Troie et trahir sa lignée en aidant As à venger ses victimes : ici le sens du devoir politique
est déplacé vers un sens du devoir moral visant à réparer les fautes guerrières du passé : « je
l'instruirai moi-même à venger les Troyens » (v 327). L'héroïsme est inauthentique et temporaire
chez P, quand il croit avoir dominé sa passion et retrouvé le sens du devoir politique, réaffirmant
son identité de « fils et de rival d'Achille » (v 630) / « je jouis de ma gloire » (v 634). Néanmoins
les intérêts politiques ne sont pas absents car les grecs font du fils d'Achille un « enfant rebelle »
(I, 2, v 237) et veulent achever la guerre de Troie (qui a déjà duré 10 ans) c’est-à-dire
l'extermination des héritiers mâles de Priam, dont le fils Paris avait « volé » Hélène aux Grecs. Or, P
fait d'A son épouse et ainsi d'As « le roi des Troyens » (v 1511). Le dénouement est donc une
réconciliation politique qui n'était pas prévue par transfert de la royauté de Troie vers
l'Epire ; le peuple reconnaît A comme reine et lui obéit (v 1585-1597). Ainsi A est parvenue à
assurer une continuité monarchique et en plus répare le préjudice causé à Troie ; elle peut même se
targuer d'accuser les grecs qui accusaient P de trahison (Oreste et Pylade seront obligés de fuir). Et
l'on a pu éviter une nouvelle guerre de Troie, où, ironie de l'histoire, les alliés d'hier (p et les grecs)
seraient les ennemis et les ennemis d'hier (P et les troyens) seraient les alliés, à front renversé. Au
lieu de cela, c'est un avenir assez inquiétant tout de même qui se profile car P est mort sans héritier
naturel et As deviendra roi de ses anciens ennemis.
b* Des passions amorales = Les passions frappent par leur amoralité : ce qui est contre la
morale cartésienne et chrétienne ; elles ne reculent ni devant la trahison, le parjure, le meurtre (dont
régicide), enlèvement, suicide, sacrilège (P tué sur l'autel) car tous ces crimes permettent une
jouissance immédiate et la compensation de frustrations antérieures. Et ils s'abandonnent à ces actes
criminels avec une lucidité impuissante ; « éclatez contre un traître » dit P à H (v 1301). Les 3
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personnages punis seront précisément ceux qui étaient définis par l'impropriété de la nature de leurs
affects et seront châtiés en proportion de leurs fautes (assassinat, suicide, folie). Il semble que la
fatalité soit ici remplacée par la providence chrétienne : Dieu rétribue les âmes en fonction de leurs
péchés.
* Pour assurer une véritable morale il manque une personne à la conjugaison racinienne, un
« nous » partageable, capable de se mettre à la place de tout autre : le « je » n'existe que sous sa
forme la plus égocentrée, gonflée par le monologue ; le « tu » est une manière de retourner
l'agression contre celui qui nous la fait subir : H contre O « tais-toi perfide » v 1533, « barbare » v
1537, « traître » v 1564, H traite P d'« ingrat » v 1368. Le « Il » est celui de la déception provoquée
par l'autre (« quel mépris la cruelle attache à ses refus ! » A sur H v 887 / l'être aimé (« le cruel de
quel œil il m'a congédié ! » H sur P v 1397)et le « vous » celui de la personne distanciée du décor
(« où fuyez-vous Madame ? » A à H v 858). Le seul « nous » qui soit évoqué est celui des mères :
mais c'est un appel tactique à la complicité universelle des mères de la part d'A pour persuader H
(« Vous saurez quelque jour, madame, pour un fils jusqu'où va notre amour » v 868). Tout un jeu
subtil de pronoms en peu de vers dans cette prière d'A à H : elle se présente comme la « veuve
d'Hector » pour s'objectiver et satisfaire H, fait aussi de P un objet neutre pour lequel elle ne ressent
rien « un coeur qui se rend » ; désigne le monde hostile du dehors et son agression diffuse à travers
par le « on » : « on veut nous l'ôter ».
c* Le Pbl de l'héroïsme moral =
 présupposé discutable = plutôt que la raison et la sagesse (la conscience de certaines limites
humaines, une action prudente et raisonnable pour obtenir un bien relatif), il faudrait donner le
spectacle d'une morale héroïque ; la meilleure morale semble être celle qui propose des héros en
exemples c’est-à-dire qui se sert des passions pour faire le bien, car raison historique : seuls les
grands hommes font de grandes actions dans l'histoire et raison morale : la passion permet de
pousser à son paroxysme les vertus humaines grâce à son énergie au lieu de laisser le monde tel
qu'il est ; raison psy = il faut demander bcp pour obtenir peu.
 mais on peut lui objecter = l'ambivalence de l'énergie passionnelle : on peut montrer des
qualités héroïques même dans le mal ou dans la fausse gloire donc les passions héroïques ne
garantissent pas le bien, peut être dangereux à imiter ; la partialité : le héros n'est pas tout l'homme,
il y a d'autres qualités que l'héroïsme, dans le quotidien par ex, et on ne vit pas tous les jours dans
un tel climat ; l'humanité : le héros est trop difficile à imiter.
Il y a là comme un dogmatisme de la fidélité : le héros se trouve retenu voire englué dans la
fidélité aux valeurs anciennes ou paternelles, parfois une masse informe de liens dont elle dépend
mais qui ne lui appartiennent pas: « O cendres d'un époux ! O troyens ! O mon père ! / O mon fils
que tes jours coûtent cher à ta mère » (v 1044 A promet une foi dont elle n'est pas maître et dont
telle hérité malgré elle). La fidélité racinienne est une fidélité funèbre et malheureuse.
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CL GENERALE =
Toute œuvre théâtrale répond à la règle de la double énonciation (le personnage s’adresse à la fois
aux autres personnages ou à lui-même et au public ; il y a deux niveaux d’énonciation) : le dialogue
des personnages est imbriqué dans un dialogue muet avec les spectateurs ; Racine propose cette
version désolante du mythe pour inspirer d'autres passions aux spectateurs la terreur et la pitié,
accompagnées de plaisir esthétique. Le spectateur est invité à se voir comme s'il était un autre, à
se projeter en eux, tout en se livrant à la contemplation et à la réflexion, ce qui revient à les orienter
vers un désir de compréhension intellectuelle toujours renouvelé, vu qu'il ne donne pas de réponse.
L'originalité d'A tient à la vision obscure qui accompagne les passions tragiques : obscure au sens
où les personnages sont privés de discernement quant à leur état affectif et ce qu'il pourrait
entraîner, obscure par le dénouement funeste, la destruction de la raison et des individus, visant à
bouleverser le public. Cependant ces émotions doivent être cadrées : cela passe par un
aménagement de la faute/ culpabilité tragique afin de préserver la pitié du public. La seule vérité
passionnelle semble être qu'on ne peut atteindre la vérité passionnelle qui reste une force obscure et
impénétrable.
Ainsi, la tragédie racinienne représente le monde des passions à double titre : elle constitue un
horizon fermé, un enfermement de chacun sur soi et des personnages entre eux où la raison et la
volonté n'ont pas leur place, ce qui est un lieu idéal pour le développement et l'exacerbation des
affects ; mais aussi, ce bouillon de culture passionnel favorise l'interaction et la chaîne infernale des
passions entre elles, provoquant une cascade de conséquences funestes et irréversibles.
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