Plurilinguisme et Traduction - Production des enseignants et des
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Plurilinguisme et Traduction - Production des enseignants et des
Plurilinguisme et Traduction Enjeux, possibilités, limites Cours de Philippe Blanchet contact : philippe.blanchet@univ-rennes 2.fr Université Rennes 2 Haute Bretagne PLAN DU COURS 1. INTRODUCTION 2. ENJEUX DE LA PLURALITÉ SOCIOLINGUISTIQUE : Diversité des langues et des cultures, diversité de chaque langue et de chaque culture 3. REPÈRES POUR COMPRENDRE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE Les compétences à communiquer en langues 4. ENJEUX DES FLUX DE TRADUCTION : Circulation des textes et des discours, éléments de géopolitique des langues 5. TRADUCTIONS ENTRE LANGUES DIFFÉRENTES : Besoins, problèmes et fonctionnements 6. LE PROCESSUS DE TRADUCTION / ADAPTATION 7. TRADUCTION DANS UNE MÊME LANGUE : Technolectes et sociolectes, variations et stratégies de communication 8. PARTICULARITÉS DES TRADUCTIONS TECHNIQUES ET SCIENTIFIQUES. 9. L’INTERCOMPRÉHENSION ENTRE LANGUES DIFFÉRENTES : Une alternative à la traduction 2 1. INTRODUCTION Ce cours propose une initiation aux problèmes spécifiques des usages de traductions intralinguales (à l’intérieur d’une même langue entre variétés différentes par exemple dans des milieux professionnels distincts) et aux traductions interlinguales (entre langues différentes), qu’il s’agisse principalement de recevoir, ou éventuellement de produire une brève traduction sans être traducteur professionnel. Les professionnels de l’écriture (journalistes, webmasters, documents professionnels), intervenant dans des circuits à la fois de plus en plus spécialisés et de plus en plus internationalisés, sont confrontés à des besoins de médiation vers des destinataires non spécialistes et entre langues distinctes. Comprendre les besoins, les possibilités et les limites des traductions permet de les utiliser de façon consciente, distanciée et adaptée. Ce cours n’est pas, pour autant, une formation de traducteurs. 2. ENJEUX DE LA PLURALITÉ SOCIOLINGUISTIQUE : diversité des langues et des cultures, diversité de chaque langue et de chaque culture Le point de départ qui justifie l’existence même de traductions est la constatation, a priori banale, du plurilinguisme des humains et de leurs sociétés. On estime que sont parlées entre 3000 et 30.000 langues différentes, chiffres qui varient selon les critères que l’on utilise pour distinguer les langues car leur identification n’est pas simple et leurs situations changent avec le temps (y a-t-il une ou plusieurs langues arabes ? l’alsacien est-il une langue ou une variété de l’allemand ? le fufulde et le fulani constituent-ils une seule langue peule ?…). Si l’on s’en tient à une moyenne, on aurait environ 13500 langues. C’est de toutes façons l’ordre de grandeur qui importe, pas le détail précis. Une telle diversité linguistique est généralement perçue de façon négative et elle l’était davantage encore à des époques pas si lointaines où la diversité en général n’était quasiment jamais perçue comme une richesse à protéger, mais au contraire comme un obstacle néfaste à renverser. On n’avait pas encore inventé la notion d’écologie. Les idéologies normatives et autoritaires ont en effet toujours cherché à uniformiser les sociétés et les humains, à éliminer les « déviants, « marginaux » et autres « originaux » ou « minoritaires ». Les langues ont fait l’objet depuis fort longtemps en Occident (mais aussi ailleurs) d’une interprétation réprobatrice de leur 3 diversité. Dans le monde occidental et ses extensions intensément façonnés par la religion chrétienne pendant des siècles, la Bible a présenté la perte de la langue par les animaux, réduits à s’exprimer par des cris, comme une condamnation par Dieu parce que le serpent a tenté Ève… Elle a présenté également la diversité des langues comme une punition infligée par Dieu aux humains qui, en construisant la tour de Babel, auraient cherché à rivaliser avec lui, et ceci afin qu’ils ne puissent plus coopérer entre eux. Ainsi donc au départ tous les êtres vivants auraient parlé une seule et même langue et, de déchéance en déchéance, les langues auraient été multipliées. Ce mythe de l’origine unique se retrouve dans d’autres domaines et de nombreuses cultures, par exemple dans l’origine même de l’humanité (qui serait issue d’un seul et même couple lui-même issu d’un Dieu unique)1, ou plus prosaïquement dans les débats sur « qui, quand, où ? » a inventé telle recette de cuisine ou tel mot, qui auraient forcément, là aussi, une origine unique. Beaucoup de groupes humains sur Terre se sont inventés une origine unique dans leurs mythes fondateurs. Politiquement, cette hantise de la diversité et cette quête d’une « pureté » (absence de diversité, d’où absence de mélanges) a conduit à de nombreuses tentatives de la réduire par la force, parfois par la violence ou l’extermination : -interdiction de pratiquer telle langue, telle religion, telle orientation culturelle ou sexuelle, obligation par la loi, la conquête, la colonisation d’en adopter une autre (ethnocide), -extermination indirecte ou directe de populations et de personnes « différentes », Amérindiens, Africains, Juifs, Roms, homosexuels, handicapés, opposants politiques, etc., la liste en est hélas épouvantablement longue (génocide). Cela montre bien qu’au fond de nombreuses cultures et idéologies, en Occident notamment (mais c’est vrai aussi du monde musulman pour prendre un autre grand espace culturel), la diversité est perçue comme une faute ou au moins un problème grave. Dans le domaine linguistique, cela a été conforté et compliqué par le fait, en Occident notamment et en France en particulier (puisque nous y sommes), la vision dominante des langues qui a été progressivement construite les a réduites autant qu’on a pu à des mécaniques homogènes déshumanisées. Pour les Grecs anciens, inventeurs de la grammaire occidentale, il n’y avait qu’une seule « vraie » langue (la leur !) et toutes les autres n’étaient que des bruits émis par des sauvages qu’ils ont 1 Et la précipitation avec laquelle chaque découverte d’un ossement humanoïde supposé plus ancien est interprétée comme celle de l’origine géographique de l’humanité n’en est qu’une 4 appelés barbaros parce qu’ils n’auraient été capables que d’émettre du bruit « « barbar ») avec leurs bouches… Élaborée par des logiciens à l’idéologie totalitaire (comme Platon, puis Aristote, dont la tradition passe évidemment sous silence les opinions politiques), les premières études ont présenté la langue comme un ensemble de règles logiques et ont ignoré ou condamné les usages qui ne relevaient pas de cette rationalité. Ce mode d’analyse, pensé comme universel, n’était en fait que le résultat d’une projection idéologique et d’une confusion (logos désignant à la fois la langue et la logique) sur une seule langue, le grec littéraire ancien. Il a ensuite été transposé sur le latin (classique, langue littéraire déjà morte), devenue langue sacrée de l’Europe catholique au moyen âge, à l’époque où le latin parlé était reconfiguré en diverses langues romanes avec l’éclatement de l’empire romain et le contact avec d’autres langues (ibériques, italiques, celtes, germaniques). D’où une vision dominante où la Langue (au singulier) est immuable et unifiée. Transposée plus tard sur les langues « modernes » (français, espagnol, allemand, anglais…) cette grammaire latine les a filtrées comme des langues mortes et les a fait paraitre fixées et homogènes. Cela a été renforcé par la construction des nationalismes (d’abord aristocratiques et religieux, ensuite républicains et élitistes) qui ont cherché à homogénéiser les nations et à filtrer l’accès au pouvoir en imposant une langue nationale unique et des normes linguistiques aristocratiques arbitraires reprises par la bourgeoisie pour se distinguer du « peuple ». L’addition de tout cela se concrétise en une idéologie linguistique de la langue unique et pure, dite « de qualité » ou « correcte » (sous-entendu les autres langues et les autres façons de parlers ou d’écrire la langue nationale sont « mauvaises » ou « fautives »). Dès lors, la pluralité linguistique est une deuxième fois rejetée. Et pourtant, malgré toute cette tradition qui la déconsidère, qui cherche à la réduire ou à l’éliminer, la pluralité linguistique est toujours là. Plusieurs milliers de langues et des humains plurilingues en majorité impressionnante (probablement au moins 80% de l’humanité). Et une infinie variété de formes et d’usages de chacune de ses langues, qui varie avec chaque époque, chaque lieu, chaque groupe social, chaque situation de communication, chaque individu. Une diversité toujours renouvelée, notamment par les mélanges de langues et les changements sociaux. Un tel constat nous invite à approfondir par quelques questionnements. Tout d’abord, pourquoi les humains utilisent-ils tant de langues différentes ? Qu’est-ce qui rend cela possible et même, apparemment inévitable voire nécessaire ? Quels en sont variante médiatico-scientifique. 5 les conséquences ? Comment les humains se débrouillent-ils avec cette diversité linguistique ? Cela nous conduira à mieux comprendre les enjeux de la traduction dans la communication. Les pratiques linguistiques des humains sont des ensembles de signaux sonores organisés (l’oralité), éventuellement transposés en signaux visuels (l’écriture), qui fonctionnent par convention arbitraire, un peu comme un code mais de façon beaucoup moins rigide qu’un code. Les sons que nous émettons pour provoquer des significations n’ont aucune raison d’avoir la forme qu’ils ont (sauf les onomatopées qui imitent — de façon souvent distante et codifiée d’ailleurs — d’autres sons. On peut donc utiliser n’importe quels sons pour signifier quelque chose, c’est une question de convention relativement partagée. Or pour qu’une telle convention soit partagée par un groupe, il faut que ce groupe ait des motivations : des liens sociaux réguliers, des besoins de communication. Et il se trouve que les humains vivent sur une planète tellement immense, par rapport à eux, qu’ils ne peuvent pas matériellement constituer un seul et même groupe, mais des groupes divers répartis sur la planète (et pendant des millénaires sans aucun moyen d’entrer en relation). D’où l’invention et le développement de langues diverses. Dès lors, les langues ont deux fonctions clés pour les humains. A l’intérieur d’un groupe partageant à peu près les mêmes conventions de communication, les langues servent à relier, à échanger, à signifier. C’est leur fonction convergente souvent appelée « communicative ». Et l’on a pas trouvé de moyens de communication plus performant, en quantité comme en qualité : il permet de produire, à partir d’un nombre réduit de sons, une infinité de messages beaucoup plus nuancés et complexes que ce que les grammaires nous ont laissé croire. Il se renouvelle souplement pour être adapté au plus près des besoins des usagers. Les langues ont une autre fonction, divergente, qu’on appelle souvent « identitaire » ou « existentielle » : elles caractérisent et symbolisent l’identité spécifique d’une groupe par rapport aux autres groupes, lesquels parlent « autrement ». Tout groupe humain se constitue, à des degrés divers, des particularités linguistiques qui remplissent toujours les deux fonctions en même temps. Et cela va même jusqu’à l’individu, puisqu’il n’y a pas deux individus qui s’expriment exactement de la même façon. On considère en général que les pratiques linguistiques varient toujours selon quatre axes simultanés : le temps, l’espace, les groupes sociaux, les situations de communication. C’est dire si la variation est permanente et infinie… 6 Elle touche donc aussi, bien sûr, les pratiques linguistiques que l’on considère constituer une seule et même langue. On parle français de façons variables et changeantes selon les périodes, les lieux, les groupes, les conversations, les personnes. Enfin, cette diversité linguistique a des conséquences et soulèvent des perspectives importantes pour comprendre les fonctionnements (y compris communicationnels) des humains. Elle permet et reflète la construction même des identités individuelles et collectives, elle organise la diversité de nos rapports au monde et aux autres (on n’attribue pas les mêmes significations et les mêmes catégorisations aux éléments du monde selon les langues — et donc la cultures — dans lesquelles on le vit et on le dit), elle est directement corrélée à nos affects et à leurs expressions, elle participe de façon essentielle à ce qui fait notre humanité dans toute sa complexité. 3. Repères pour comprendre la communication interculturelles : les compétences à communiquer en langues et cultures Les ressources linguistiques sont donc utilisées par les humains pour communiquer, c’est-à-dire pour stimuler la production partagée de significations (y compris les significations symboliques de différences identitaires). Traduire un énoncé, c’est chercher à faire produire, en utilisant un certain ensemble de ressources linguistiques (la « langue d’arrivée »), des significations proches de celles stimulées par un énoncé préalable réalisé en utilisant un autre ensemble de ressources linguistique (la « langue de départ »). Cela implique de définir le processus de production de signification qu’on appelle communication. Le principe fondamental en est que la signification se co-construit en contexte par la combinaison de plusieurs éléments. Le premier est la notion d’interacteurs. Les échanges verbaux ont toujours lieux entre des personnes qui interagissent au moyen de leurs répertoires linguistiques et d’autres langages associés (notamment le canal mimo-posturo-gestuel et les conventions discursives à l’oral, les graphismes et les conventions textuelles à l’écrit). Chaque interacteur est porteuse de sa subjectivité interprétative individuelle et socioculturelle (ce sont des acteurs sociaux). Même lorsque l’échange est différé dans le temps et dans l’espace, et même via un support écrit, il y a une personne (l’auteur) qui interagit avec une autre (le lecteur). 7 Le deuxième éléments est la distinction sens / signification. Le sens est le contenu sémantique interne d’un énoncé, que l’on peut déduire des morphèmes (des « mots ») qui le composent. La signification est l’interprétation de l’énoncé en contexte, notamment en termes d’effets produits sur l’interlocuteur, interprétation que l’on peut inférer à la fois à partir de l’ensemble de la forme de l’énoncé (variation sociolinguistique) et de l’ensemble des paramètres contextuels dont plusieurs typologies ont été proposées (par exemple par Kerbrat-Orecchioni, 1990-94 ou Blanchet, 2000 et 2007). Parmi ces paramètres, les connaissances et les compétences culturelles jouent un rôle important dans l’interprétation des échanges verbaux. Ainsi, le sens de l’énoncé est un stimulus qui, rapporté au contexte, suscite la construction d’une interprétation et provoque des effets. Interprétation contextuelle et effets pragmatiques constituent la finalité de tout acte de langage. Le troisième point est donc la contextualisation. Les paramètres du contexte, dans lequel les interacteurs et leurs interactions sont situés et qu’ils contribuent en même temps à construire, incluent le lieu, le moment, les personnes, les présupposés et les implicites, les relations interpersonnelles, etc. Il suffit que l’un des paramètres varie pour que varie l’interprétation d’un même énoncé. Autrement dit, un même énoncé dans des contextes différents contribue à des interprétations qui peuvent être fortement différentes et, à l’inverse, une même interprétation peut être suscitée par des énoncés très différents… (par exemple lors d’une traduction !). La traduction est un cas typique de communication interculturelle. La communication interculturelle est un processus de rencontre de l’altérité. Elle se manifeste à travers le fait, prioritaire, qu’on met en place des procédures de rencontre de la différence (la rencontre va au-delà du simple contact), c’est-à-dire des procédures de dialogue avec la culture-autre (au sens anthropologique de culture), à travers des expériences de vie et des échanges verbaux avec des personnes qui en sont porteuses. Cette rencontre produit une intégration de et dans la culture « cible », c’est-à-dire une réelle appropriation de cette culture, croisée avec la ou les cultures de départ, sans abandon de celle(s)-ci. La rencontre interculturelle produit ainsi une modification de l’identité culturelle, dorénavant « métissée » par la culture-autre, tout comme l’appropriation réelle d’une langue-autre produit chez l’individu ou le groupe bilingue une « bilangue » ou interlangue métissée (par alternances et mélanges des codes fonctionnellement intégrés sur un seul répertoire linguistique). L’interculture est à la fois un « entre-deux » et un « dans les deux » (ou davantage) qui est plus que la 8 simple juxtaposition, et même que la somme, des cultures qui la constituent : les ressources culturelles de diverses provenance y sont articulées en une synthèse cohérente au sein d’un même répertoire culturel. 4. ENJEUX DES FLUX DE TRADUCTION : circulation des textes et des discours, éléments de géopolitique des langues La question de l’utilisation de traductions pour communiquer notamment des informations scientifiques, techniques, et plus largement professionnelles, n’est pas exempte de dimensions géopolitiques. Il faut comparer d’une part la situation relative des langues du monde et, d’autre part, les flux de traductions, pour mesurer les rapports de forces, les convergences, les écarts, les dominations et le rôle probable de facteurs non linguistiques dans les causes et les effets des traductions et de leurs usages. La plupart des sociolinguistes pensent, d’ailleurs, qu’il n’y a pas de biplurilinguisme égalitaire, parallèle concurrentiel, mais toujours diglossie, c’est-à-dire hiérarchisation sociale des valeurs attribuées aux ressources linguistiques et conséquemment répartitions fonctionnelles de leurs usages, reflet des complémentarités et des conflits sociaux / géopolitiques. Tous mettent également en avant les fonctions identitaires des langues et donc de leur diversité, qui contrebalancent leurs fonctions communicatives et développent des attachements puissants à des langues ou autres variétés de langues éventuellement « toutes petites ». Voici par exemple un classement moyen des premières langues du monde en selon divers critères quantitatifs et qualitatifs2 : 2 Source pour les 5 premières colonnes du tableau : Calvet, L.-J. et Calvet, A. « Le poids des langues : vers un index comparatif des langues du monde », http://tice.univprovence.fr/document.php?pagendx=4884&project=dsiitice (2008) ; pour la colonne six : Index Translationum de l’UNESCO (http://portal.unesco.org/culture/en/ev.phpURL_ID=7810&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html) 9 par nb de par nb de pays par locuteurs par nb de prix par nb de par nb de comme langue présence Nobel traductions officielle littérature sur internet 1. Mandarin 1. Anglais 1. Anglais 2. Hindi 2. Français 3. Anglais de traductions comme langue source cible 1. Anglais 1. Allemand 2. Mandarin 2. Français 12 2. Français 2. Espagnol 3. Arabe 3. Espagnol 3. Allemand 11 3. Allemand 3. Français 4. Espagnol 4. Espagnol 4. Japonais 4. Russe 4. Anglais 5. Arabe 5. Portugais 5. Allemand 5. Italien 5. Japonais 6. Portugais 6. Allemand 6. Français 5. Russe 5 6. Espagnol 6. Néerlandais 7. Bengali 7. Italien 7. Coréen 6. Italien 5 7. Suédois 7. Portugais 8. Russe 8. Russe 8. Italien 8. Danois 8. Russe 9. Japonais 9. Bahasa 9. Portugais 7. Suédois 4 9. Tchèque 9. Polonais 10. Allemand 10. Néerlandais* 10. Malais 10. Néerlandais 10. Italien 11. Pendjabi 10. Farsi* 11. 11. Polonais 11. Danois 12. Javanais 10. Croate* Néerlandais 9. Grec 2 12. Japonais 12. Tchèque 13. Wu 10. Slovène* 12. Arabe 10. Danois 2 13. Hongrois 13. Hongrois 14. 10. Albanais* 13. Polonais 11. Japonais 2 14. Arabe 14. Finnois Vietnamien 10. Tamoul* 14. Suédois 14. Arabe 15. Norvégien 14. 10. Swahili* 14. Suédois 12. Ex-aequo : 1 15. Norvégien 16. Suédois Vietnamien 10. Bambara* 15. Thaï Mandarin, 16. Portugais 17. Grec 15. Tagalog 10. Hongrois* 16. Turc Finnois, Tchèque, 17. Hébreu 18. Bulgare 16. Tamoul 10. Mandarin* 17. Russe Islandais, 18. Mandarin 19. Coréen 17. Min 10. Roumain* 18. Tchèque, 19. Finnois 20. Slovaque 18. Coréen 10. Farsi* Vietnamien Islandais, Arabe, 20. Bahasa 21. Roumain 19. Farsi Provençal, 19. Francais 20. Marathi NB : * = 3 pays 1. Anglais 24 comme langue 4. Espagnol 10 8. Polonais 4 22. Catalan 20. Roumain Yiddish, 23. Estonien Portugais, 24. Slovène Bengali, Hébreu, 25. Croate Hongrois, 26. Lithuanien Turc, Serbo-croate 27. Turc 24. Les autres 0 Comme on le constate, il y a tendanciellement, et malgré les nuances que l’on pourrait apporter à ces classements, des convergences très relatives (avec toujours des différences de classement) et des décalages énormes entre les classements des mêmes langues ou entre les langues affectées aux mêmes rangs. Il apparait clairement que traduite depuis une langue ou vers une langue est un phénomène largement dépendant de facteurs complexes, y compris politiques mais aussi bien sûr 10 économiques et culturels, et par conséquent que tout usage (ou non) de ces traductions est pris dans ces enjeux. D’ailleurs, le refus de traduction est en général le fait de groupes et d'individus dominants qui se surestiment. Du coup, ils imposent leur langue à d'autres, sans envisager en échange de s'intéresser à une langue-autre. Il est plus simple et dominateur d'enseigner le français ou l'anglais dans les pays du tiers-monde que de traduire dans leurs langues les textes qu'on leur adresse (et de rendre cela possible). Les cultures minorisées traduisent par exemple des œuvres venues de cultures dominantes, à la fois par besoin d'affirmation, par désir d'ouverture (pour lutter contre l'enfermement qu'on leur impose), et par nécessité pour participer un tant soit peu aux sphères dominantes, mais les cultures dominantes ne renvoient que très rarement l'ascenseur… Le refus de traduire peut alors être un repli sur soi, une affirmation exacerbée d'identité menacée. Une récente étude a été pilotée par l’Union Latine (organisme intergouvernemental réunissant les États ayant une langue « latine » officielle), intitulée « En quelles langues parle Internet ? » (Disponible http://dtil.unilat.org/LI/2007/index_fr.htm). Les principaux résultats sont les suivants : Évolution des langues sur la Toile entre 1998 et 2007 Pages web en 1998 2000 2001 2003 2005 2007 ANGLAIS 75 % 60 % 2% 49 % 45 % 45 % ESPAGNOL 2,53 % 4,79 % 5,31 % 4,60 % 3,80 % FRANÇAIS 2,81 % 4,18 % 4,32 % 4,95 % 4,41 % PORTUGAIS 0,82 % 2,25 % 2,23 % 1,87 % 1,39 % ITALIEN 1,50 % 2,62 % 2,59 % 3,05 % 2,66 % ROUMAIN 0,15 % 0,21 % 0,11 % 0,17 % 0,28 % ALLEMAND 3,75 % 2,85 % 6,80 % 6,94 % 5,90 % CATALAN RESTE 5,50 % 4,45 % 2,55 % 3,08 % 0,18 % 6,75 % - - 13,44 % 22,20 % 11 - - - 0,14 % 23,68 29,65 33,43 36,54 % % % % sur Ce premier tableau est assorti du commentaire suivant, pertinent pour notre problématisation géopolitique et sociolinguistique : « En 2003, l’anglais connaissait une croissance dans l’espace indexé et cette situation semble se reproduire sur la période 2005-2007. Ce phénomène ne dénote pas une réduction de la présence des langues latines dans le cyberespace, mais plutôt une diminution de leur présence dans les espaces indexés par les grands moteurs de recherche, notamment en raison du développement important de la langue chinoise sur l’Internet. Seul le roumain présente une réelle augmentation, ce qui est certainement une conséquence de sa récente entrée dans l’Union européenne ». Selon une autre étude (euromkyg.com), le nombre d’usagers réputés « anglophones » d’Internet serait passé de 56,3% en 1999 à 35, 8% en 2004, ceux d’autres langues passant dans le même temps de 43,7 à 64,2%. Le seuil des 2 millions d’usagers d’Internet, estimé par certains experts pour permettre le développement d’outils adaptés, aurait été atteint pour une douzaine de langues en 2001, par deux douzaines en 2004 (dont 40 millions d’usagers réputés « francophones »). Toute précaution prise, ces informations nous invitent à relativiser les discours sur une hégémonie supposée actuelle ou en développement de l’anglais : il semble bien que, provisoirement au moins, la dynamique en cours aille en sens inverse et qu’Internet soit devenu un espace relativement plurilingue. Si l’on transpose cette question générale à celle de la production textuelle professionnelle en ligne (dont on voit mal comment on pourrait la distinguer des autres ressources d’une façon automatisée et donc la « mesurer » d’une façon comparable), des questions surgissent aussitôt : ces potentialités d’un développement multipolaire sont-elles exploitables ? Peut-on analyser les tenants et les aboutissants du décalage entre ce que les moteurs de recherche représentent et le potentiel qu’ils ignorent ? Observe-t-on, dès lors, une contradiction entre les politiques linguistiques générales (qui tendent à promouvoir l’usage de langue-s nationale-s diverses et les stratégies glottopolitiques professionnelles qui tendraient à promouvoir l’usage d’une langue unique, l’anglais ? Et si oui, quelle mise en cohérence pourrait-on envisager, sachant qu’il est évident pour tous les spécialistes des dynamiques sociolinguistiques qu’un monolinguisme généralisé de l’espèce humaine est impossible, en tout cas dans les prochains millénaires ? Quelle importance accorder aux phénomènes de traduction, de formation au plurilinguisme, d’intercompréhension entre les langues dans un tel contexte ? 12 Deux facteurs importants sont à prendre en compte. Le premier est la tendance au monolinguisme des anglophones L1 (les termes anglophone, francophone, etc. signifient « usager de l’anglais, du français, etc. » pas nécessairement comme langue de compétence active principale ou dite « maternelle », contrairement au sens ethnonationaliste qu’on leur donne dans diverses idéologies occidentales, par exemple française ou canadienne). Cette tendance est entraînée par la représentation largement répandue selon laquelle l’anglais serait la langue de communication internationale vers laquelle le reste du monde tendrait à converger, ce qui dispenserait les anglophones monolingues de développer un plurilinguisme. Deuxièmement, d’autres études (par exemple sur les milieux de travail fédéraux bilingues au Canada) ont montré que la majorité des bilingues anglais-langue autre (par exemple anglaisfrançais) est, par voie de conséquence, constituée d’autrophones L1 (par exemple français L1), ce qui leur garantit une certaine proportion d’emplois bilingues qui échappent ainsi aux anglophones L1. Faudrait-il alors développer le bi-plurilinguisme langue-autre / anglais des professionnels afin d’attirer vers des espaces non anglophones des usagers tendanciellement exclusivement anglophones, en leur faisant ainsi prendre conscience de l’importance et de la qualité des activités réalisées et publiées dans d’autres langues que l’anglais ? On touche là à un éventuel paradoxe : ce serait en aidant les professionnels à communiquer en anglais qu’on valoriserait la diffusion non anglophone de connaissances et de compétences. Les organismes intergouvernementaux francophones (OIF), lusophones (CPLP), ibéro-américains (OEIA) et de langues romanes (UL) ont, en outre, lancé depuis quelques années des programmes de collaborations, notamment pour privilégier les pratiques d’intercompréhension entre langues proches (voir plus loin). Face à l’indexation préférentielle des pages anglophones par les grands moteurs de recherche (presque tous états-uniens, comme Google, Yahoo…), une des propositions de l’enquête de l’Union Latine est en effet celle-ci : « L’idée d’un moteur spécialisé pour les langues latines apparaît comme une solution stratégique valable pour faire face à cette nouvelle situation ». 13 5. Traductions entre langues différentes : besoins, problèmes et fonctionnements L'activité plurilingue est souvent composée, entre autre ou principalement, d'une activité de traduction. La notion de traduction peut avoir un champ très large, qui va de la traduction intralinguale (c'est-à-dire entre es variétés d’une même langue) à la traduction intersémiotique (changement de code communicatif, par exemple transformation de signes linguistiques en signes iconiques), en passant par la traduction interlinguale, entre deux langues distinctes, qui visent en gros à l'équivalence de signification. Ce qui caractérise nettement la traduction interlinguale, c'est qu'elle s'accompagne d'emblée, fortement, et inéluctablement, d'un contact avec l'altérité, de façon plus évidente que dans d'autres types de traduction. La question est de savoir ce qu'est une traduction : tout peut-il être dit de façon équivalente dans n'importe quelle langue, comme une vision universaliste du langage humain tend à l'affirmer, ou bien tout est-il culturellement relatif et donc intraduisible dans sa totalité mais seulement adaptable au prix d'importantes réductions et transformations ? Dans ce sens, G. Jucquois (1991 p. 10). émet l'hypothèse que l'activité de traduction est une tension insoluble et permanente entre deux ordres de réalité, deux paradigmes, deux représentations du monde irréductibles l'une à l'autre Toute traduction est en effet une duction, terme où l'on retrouve la notion de « déplacement, conduite, voyage, transfert… ». Les effets de distanciation produits par la traduction expliquent qu'elle soit par exemple un angle d'analyse et d’indicateurs privilégiés de la littérature comparée. Les débats sur les théories de la traduction opposent ainsi d'un côté une vision de la traductibilité complète et une vision de la traductibilité incomplète, l'intraductibilité absolue étant contredite par les pratiques traductives elles-mêmes. Cette opposition, comme toute réflexion même scientifique, n'est pas exempte d'implications idéologiques : c'est l'universalisme contre le relativisme, avec ses ramifications anthropologiques, psychologiques, politiques etc. Du point de vue pratique, ces options ont des conséquences importantes. La notion de « fidélité » à l'énoncé de départ est tout à fait relativisée, voire empêchée. Si fidélité il y a, elle ne peut être que très partielle. Traduire l'anglais pub par « bar, café » ou quelque terme français que ce soit est une infidélité culturelle, linguistique, etc. Ne pas ou « mal » le traduire est un aveu 14 d'intraductibilité et une infidélité à la langue « cible ». L'attitude intermédiaire consiste à le périphraser ou à le gloser dans le texte (quelle infidélité stylistique !) ou en note (autre aveu, énonciatif celui-là, de l'intraductibilité, puisque l'auteur de la traduction s'immisce dans le texte, indiquant clairement qu'il s'agit d'une production d'un nouveau texte et non la copie transparente d’un texte déjà là). L'utopie universaliste, apparemment généreuse sous une vision réductrice de l'égalitarisme (nier les différences c’est pratiquer un ethnocentrisme inconscient), tend vers une traductibilité automatique (accessoirement informatisée). Cette option étroitement linguistique et fortement idéologique postule : -que les langues sont constituées sur des structures profondes universelles et innées dont les structures de surfaces, observables, sont l'actualisation par des règles logico-mathématiques de transformation propres à chaque langue. -que les énoncés en langue peuvent toujours être découpés en constituants minimaux porteurs de sens (les « morphèmes ») dont la combinaison selon une certaine organisation produit le sens de l’énoncé, sens qui relève ainsi uniquement des structures linguistiques. Il suffit alors de connaitre les règles transformationnelles de la langue de départ pour descendre jusqu'à la structure profonde puis remonter par les règles transformationnelles de la langue cible jusqu'à sa surface pour, en ayant identifié les constituants porteurs de sens en langue de départ pour y substituer leurs équivalents dans la langue cible. La vision relativiste, elle, insiste sur le long apprentissage humaniste des langues et des cultures, la grande adaptabilité, nécessaires à la traduction, par ce qu’elle s’appuie sur le principe selon lequel la signification des messages linguistiques résulte du croisement entre leurs contenus sémantiques, leurs implicites et les contextes extralinguistiques (situationnels, sociaux, culturels, historiques…) dans lesquels ils sont perçus (Ladmiral, 1979 ; Pergnier, 1993 ; Peeters, 1999). Cette vision est largement partagée aujourd’hui. Les professionnels de la traduction connaissent bien la nécessaire augmentation du texte cible par rapport au texte source, pour paraphraser ou développer dans la traduction les éléments difficilement traduisibles du départ (notamment les éléments culturels implicites). Ils ont du reste établi et adopté des coefficients de foisonnement moyens pour les combinaisons de langues les plus courantes, afin de limiter cette profusion (et de cadrer le prix de leur travail). Dans un son ouvrage de 1995, J.-L. Cordonnier développe l'idée que traduire, plus que réduire les différences en 15 recherchant des équivalents linguistiques (voire culturels), c'est surtout accepter l'étrangeté comme un aspect réel et inévitable des relations entre deux langues et deux cultures, et donc produire une description de la culture-autre telle qu'elle se manifeste dans un corpus langagier. On a vu plus haut que toute communication passe par une interprétation (même dans une seule langue partagée), et donc une forme de traduction (y compris intralinguale). Il en va nécessairement de même est une traduction entre langues distinctes. C’est d’ailleurs le sens principal des termes interprète, interprétariat, où interpréter signifie précisément « traduire ». Étymologiquement, l'interprète est « celui qui négocie le prix, la valeur, entre deux personnes », y compris donc la « valeur sémantique », la signification. Une traduction est alors définie comme une négociation, un compromis qui n'atteint jamais un idéal absolu. Selon l'objectif de la traduction, et notamment selon le type de discours (oral ou écrit) et le type de lecteur attendu, le traducteur pourra choisir de privilégier la dénotation minimale ou relative, la connotation culturelle, les effets stylistiques (rime, par exemple) etc., ceci en fonction du monde connu supposé du lecteur. Les enjeux idéologiques de la traduction sont inscrits dans son histoire. On sait combien la traduction des textes sacrés a soulevé de débats et de conflits. On sait combien la traduction a été et reste souvent un exercice de style hautement codifié, autoritaire, conformiste et sélectif dans le système scolaire et universitaire français, par exemple. Le thème latin est longtemps resté l'exercice le plus symbolique de l’évaluation institutionnelle, exercice dont on notera en passant les connotations idéologiques : le texte d'arrivée est écrit en latin, langue sacrée à plus d'un titre. 6. LE PROCESSUS DE TRADUCTION / ADAPTATION On peut ainsi résumer le processus de traduction (en fait d’adaptation) selon les étapes suivantes : a. Interpréter le discours (oral ou écrit) de départ : -identification socio-pragmatique (« qui s'adresse à qui pour signifier quoi dans quel contexte et de quelle façon ? ») ; -extraction de l'information pertinente et des actes de langage (sens détaillé et signification globale) ; 16 b. Produire le discours d'arrivée (reformulation de l'information pertinente et des actes de langage) : -recherche des équivalents linguistiques et culturels ; -compensation d'une partie des altérations produites ; c. Contrôler le discours d'arrivée : -confrontation des deux discours pour vérifier les équivalences de formes, de contenu (sens) et d’effets (signification) ; -vérification de la cohérence et de l'authenticité intrinsèque du texte d'arrivée (son interprétabilité dans son contexte sociolinguistique et culturel). d. Interpréter le discours d'arrivée : -écouter et faire écouter ou lire et faire lire le discours une fois traduit et découvrir / vérifier les interprétations qu’il suscite en fonction de lecteurs et de contextes divers. L’un des problèmes auquel est confronté le traducteur, souvent à son insu, c’est qu’étant lui-même plurilingue et pluriculturel, d’une part, il pratique inconsciemment de l’interlangue interculturelle, et que, d’autre part, il finit par avoir du mal à identifier ce qui est spécifique à l’une ou l’autre des deux langues-cultures en jeu et incompréhensible ou peu compréhensible pour un monolingue de la langue d’arrivée. Ce processus nécessite, de la part du traducteur, une comparaison qui permet d’identifier en langues et cultures les points communs directement traduisibles (sens et significations), les différences traduisibles par des équivalents indirects (significations) et des différences irréductibles donc intraduisibles. Ces différences intraduisibles entraînent un marquage interculturel du processus de traduction : notamment par de l’interlangue (transferts directs d’éléments conservés depuis la langue de départ, d’où alternances ou mélanges des langues), interlangue accompagnée ou remplacée par des explicitations périphrastiques, métalinguistiques et/ou métaculturelles, qui supposent l’immiscion manifeste du sujet traducteur dans le texte global (au moins dans le péri-texte : notes, avertissement…) et ainsi dans l’interaction auteur-traducteurlecteur. L’augmentation usuelle de la taille du discours d’arrivée par rapport au discours de départ est un autre indice, plus implicite et souvent moins clairement assumé (voire invisible pour le lecteur cible), de l’intervention nécessaire du traducteur lors du processus d’adaptation. 17 Cette place explicite assumée par le sujet traducteur, comme passeur de significations culturellement contextualisées entre un sujet auteur et un sujet lecteur tous deux situés, est un indice significatif d’un engagement dans une approche interculturelle, qui prend en compte la contextualisation des interactions et la relativité des significations. Cela implique pour le traducteur une véritable éthique de la traduction, issue d’une fréquentation humaniste approfondie des langues, cultures et communautés concernées. Une traduction, du point de vue interculturel, ne vise donc pas l’assimilation (au sens de « la ressemblance la plus complète par la négation des différences ») mais l’intégration (au sens de « l’équivalence la plus compréhensible par la reconnaissance et le dépassement partiel des différences »). La démarche assimilationniste, du reste, produit un discours d’arrivée qui, à force de vouloir rester « fidèle » au discours de départ, n’est plus un passeur de significations : il est incompréhensible ou mal compréhensible pour qui ne peut interpréter les signaux linguistiques et culturels dans leur contexte d’origine. Il n’est adapté qu’à un lecteur particulier, bon connaisseur du contexte de départ et donc probablement de la langue de départ, qui n’en a guère besoin que comme aide ponctuelle. Ce discours peut même donner l’illusion trompeuse d’une certaine interculturalité par son aspect visiblement « métissé » : on lit par exemple en français un texte, un récit, des phénomènes qui ont un aspect très british. Mais ce n’est pas de l’interculturation car cela ne permet pas l’échange de signification avec l’Autre qui n’est pas british du tout, qui reçoit le texte dans un autre contexte linguistique et culturel, et qui le reçoit en plein malentendu Au contraire, une traduction interculturelle revient à s’éloigner suffisamment du discours et du contexte de départ (autant mais pas plus que nécessaire) pour retrouver de façon plus proche sa signification dans le discours et le contexte d’arrivée. Et reste à prendre en compte les aspects formels, stylistiques, voire esthétiques, dont la transposition est souvent plus difficile que celle du contenu signifiant et dont les équivalences sont encore moins évidentes, alors même que ces aspects formels peuvent contribuer à produire des significations culturelles (genres de discours, contes, poésie, textes juridiques ou religieux…). Le rapport ressemblance / différence, c’est-à-dire proximité / distance, entre les textes de départ et d’arrivée peut alors varier en fonction du positionnement du traducteur sur les critères principaux que constituent le sens, la signification, la forme, le marquage interculturel, le lectorat visé, les choix interprétatifs et scripturaux, les 18 langues et cultures concernées. C’est la raison principale pour laquelle deux traducteurs produisent nécessairement deux traductions différentes d’un même discours. 7. TRADUCTION DANS UNE MÊME LANGUE : technolectes et sociolectes, variations et stratégies de communication Quand on pense traduction, on pense souvent à « traduire d’une langue dans une autre, parce que c’est la variation linguistique qui nous apparait la plus évidente, notamment parce que nous sommes éduqués à voir les différences linguistiques en catégories « langues » et à ignorer les variations internes à ce que l(on catégorise comme une seule et même langue. Et pourtant, il y a de bonnes raisons de nuancer fortement cette vision un peu simpliste des choses. D’abord parce que des langues dites « distinctes » peuvent être intercompréhensibles et ne pas nécessiter de traduction (cf. dernier point du cours). Ensuite parce que, nous l’avons vu, l’hétérogénéité sociolinguistique est partout : elle touche tout autant les pratiques d’une même langue au sein de laquelle les compétences communicationnelles fonctionnent de la même façon qu’entre langues distinctes par la gestion stratégique d’un répertoire verbal pluriel. On peut même aller jusqu’à dire que les incompréhensions ou mécompréhensions sont plus fréquentes entre usagers d’une même langue qu’entre usagers de langues distinctes. En effet, s’ils partent du principe, auquel ils risquent fort d’avoir été éduqués, qu’une langue est homogène donc transparente pour ceux qui la maitrisent, ils ne feront pas d’effort de convergence, d’adaptation, de relativisation de l’interprétation des signaux échangés, de contextualisation différenciée, et risquent bien un malentendu par illusion de similarité. Hors on sait bien que les pratiques d’une même langue, d’une part, varient fortement selon au moins les quatre axes vus cidessus, et que, d’autre part, cette variation est corrélée à une grande diversité culturelle (qui a des effets puissants sur les modalités de communication) : au delà d’usages en partie apparemment ressemblants du français, quand un Sénégalais dialogue avec un Québécois, quand un Vietnamien écrit à un Wallon, quand un Algérien échange des mails avec un Français, quand un Marseillais téléphone à un Breton, c’est à chaque fois une rencontre entre des sphères culturelles et des formes de français très différentes : Afrique et Amérique du Nord, Asie et Europe, Maghreb et Occident, Méditerranée et monde celtique… 19 Dans les usages professionnels, en plus de cette variation géoculturelle, se manifeste notamment une forte variation sociolectale (façon de parler propre à un groupe social) et technolectale (propre à un domaine technique) : chaque groupe professionnel utilise des formes de communication qui lui sont en partie spécifique, à la fois pour des raisons de convergence communicationnelle et de divergence socioidentitaire. C’est ce qu’on appelle ordinairement un « jargon », voire un « argot ». Si l’on ajoute à cela la variation dans le temps (qui peut concerner des documents écrits à des périodes différentes ou des personnes de générations différentes) et, bien sûr, la variation de chaque situation de communication, on mesure à quel point les interactions dans une « même » langue recèlent des variations importantes. Celles-ci se manifestent clairement, du reste, lorsque l’on doit communiquer avec des personnes qui ne sont pas spécialistes d’une même technique, d’un même métier, etc., ou avec le « grand public ». Des procédures du type de la traduction (par exemple traduire un texte d’un type de français dans un autre), sont alors utiles et même nécessaires. Et là, il n’y a pas de traducteurs professionnels, mais soit des spécialistes de la communication au sens large, soit chaque professionnel se débrouille… Être vigilant sur ces aspects de la communication et de la traduction « intralinguale » est alors fort utile. C’est même une réelle compétence professionnelle, au moins pour certains postes. 8. Particularités des traductions techniques et scientifiques Il n’est pas dans l’objectif de ce cours de développer des éléments professionnels pour former des traducteurs, techniques / scientifiques ou littéraires. Nous n’entrerons donc pas dans ces questions détaillées. Il est néanmoins utile de rappeler quelques points importants sur les usages concrets des traductions professionnelles, techniques et/ou scientifiques. D’une certaine façon, les énoncés techniques et scientifiques constituent un domaine qui facilite la traduction et ses usages. En effet, si l’on situe les potentiels d’interprétations des textes et des énoncés entre une polarité [+] où la diversité des interprétations est la plus grande et une polarité [-] où elle cette diversité est la plus réduite, on aurait du côté du pôle [+] les textes littéraires (et en [++] la poésie) et du côté du pôle [-] les textes techniques et scientifiques (avec en [--] les techniques expérimentales et les sciences « dures »). Ceci car une des caractéristiques des textes techniques et scientifiques est l’emploi d’un lexique le plus univoque possible, 20 tendanciellement universel et fortement contextualisé (difficilement décontextualisable – recontextualisable). A l’inverse, un texte littéraire est, par définition, riche d’un potentiel de significations variées, ouvert, interprétable selon de multiples contextes de réception. Les textes relevant des sciences humaines et sociales, parce que portant sur des phénomènes beaucoup plus fluides et relatifs que les sciences dites « dures » ou « naturelles », se situe en moyenne à mi-chemin entre les deux pôles. En revanche, un énoncé technique / scientifique est difficilement interprétable hors de son contexte (hyper)spécialisé, ce qui soulève à nouveau la question de sa traduction intralinguale vue plus haut. Selon le champ professionnel, social, technique, scientifique où l’on exerce son activité, on utilise des textes et des discours oraux tendant plutôt vers un pôle ou vers l’autre, ce qui permet d’anticiper les caractéristiques de ce domaine de communication et donc des traductions inter- ou intralinguales qui y circulent 9. L’INTERCOMPRÉHENSION ENTRES LANGUES VOISINES, une alternative à la traduction La communication à travers des langues différentes est possible à travers un autre moyen, en plus de la capacité de locuteurs à parler plusieurs langues, en plus de la traduction qui sert d’intermédiaire entre locuteurs de langues différentes, grâce à une troisième voie qui commence à être étudiée et exploitée clairement au niveau européen : celle de l’intercompréhension entre langues voisines. Il s’agit de communiquer, à l’oral ou à l’écrit, chacun comprenant la langue utilisée par l’autre, mais sans être en mesure ou dans l’obligation de l’utiliser pour parler ou pour écrire. C’est une intercompréhension centrée sur la réception des discours oraux et/ou écrits. Il y a là un potentiel important pour les professionnels devant utiliser des documents oraux ou écrits dans diverses langues. On sait en effet que les compétences de réception, souvent dites compétences « passives » (mais elles font appel à une réelle activité cognitive et sociale !), sont presque toujours supérieures aux compétence de production (dites « actives ») : on peut comprendre beaucoup plus que ce que l’on peut dire. Et ceci est vrai quel que soit notre niveau de compétence active (sauf rares cas de compétences instrumentales utilitaires très réduites, tel le touriste qui ne sait que répéter par cœur trois phrases stéréotypées). 21 La situation qui, la première, a fait l’objet de constatations, d’hypothèses et de vérifications est celle où les usagers sont confrontées à des langues distinctes mais qui se ressemblent fortement, parce qu’elles appartiennent à une même « famille » linguistique, c’est-à-dire qu’elles proviennent d’une même langue à l’origine. Le cas le plus connu, parce que le mieux documenté à travers l’histoire et relevant du domaine linguistique le mieux connu en Europe, est celui des langues romanes. Il s’agit avant tout des langues suivantes (par ordre alphabétique) : catalan, espagnol, français, italien, portugais, roumain, qui sont langues officielles d’états membres de l’Union Latine (organisation intergouvernementale) et de l’Union Européenne (à l’exception du catalan). Les créoles d’origine française ou portugaise sont parfois langues officielles, et relèvent partiellement de problèmes spécifiques notamment au niveau graphique puisqu’ils sont en général écrit selon un système phonétique et non selon une filiation latine. Enfin, les nombreuses langues romanes « régionales ou minoritaires » (par exemple, d’ouest en est : galicien, gascon, picard, provençal, valdôtain, romanche, frioulan, piémontais, génois, corse, sarde, napolitain, sicilien, etc.) ouvrent les mêmes possibilités mais n’ont pas encore fait l’objet d’études spécifiques dans cette perspective. D’autres familles linguistiques européennes ont été depuis examinées en ce sens, les langues germaniques (allemand, néerlandais, suédois, norvégien, danois, anglais —mais c’est une langue un peu à part, on y reviendra plus bas, ou langues « locales » comme l’alsacien, le suisse-allemand ou le luxembourgeois…) ainsi que les langues slaves (russe, polonais, ukrainien, bulgare, slovène, tchèque, etc.). Mais cette vision « technique » de l’intercompréhension peut être élargie par une vision plus large, de type sociolinguistique, centrée sur les pratiques plurilingues effectives plus que sur l’analyse linguistique traditionnelle de langues. On se rend alors compte que l’appartenance des langues à des familles historiques est modifiée par les contacts entre les langues : ainsi l’anglais, dont plus de la moitié du lexique a été emprunté aux parlers normands et picards ainsi qu’au latin, est la plus « romane » des langues « germaniques » ; ainsi le roumain, dont le lexique et même la grammaire ont été fortement influencés par les parlers slaves alentour, est la plus « slave » des langues romanes. Dès lors, l’anglais est compréhensible pour un francophone et plus facilement qu’il ne l’est pour un germanophone (surtout l’anglais technique et littéraire, le plus romanisé), et le roumain est devenu très difficilement compréhensible pour quelqu’un qui parle une autre langue romane. Mais ces contacts sont également à prendre en compte selon la biographie linguistique de chaque locuteur ou groupe de locuteurs. Les contacts avec plusieurs langues se réalisent sous des configurations 22 très variées selon les individus, soit sous la forme de compétences plurilingues, soit sous celle de la fréquentation régulière de personnes parlant d’autres langues, du voisinage stable avec des groupes utilisant d’autres langues, ce qui crée une familiarité propice au développement de compétences de réception. Et cela quelles que soient les caractéristiques linguistiques, mêmes très différentes, des langues en question. Un exemple clé est celui des groupes frontaliers d’États dont les langues usuelles et/ou officielles ne sont pas les mêmes. C’est la raison pour laquelle on est passé de la notion d’intercompréhension entre langues parentes à celle entre langues voisines ou proches. Il y a de nombreux avantages dans une telle démarche par rapport à celle de l’apprentissage « complet » d’autres langues (au sens de l’appropriation de bonnes compétences de productions et dans autant de langues distinctes) et par rapport au recours systématique à la traduction (interprétariat inclus). Chacun s’adressant à l’autre (par oral ou par écrit) dans une langue où il se sent « à l’aise », son sentiment de sécurité linguistique, sociale, professionnelle est plus fort : cela peut avoir des conséquences positives sur sa communication, ses relations aux autres, son activité cognitive et professionnelles. Cela restitue à des langues de statuts et de pratiques très différents, souvent trop hiérarchisés et inéquitables, des fonctionnalités positives (sous réserves de dispositions organisationnelles, cf. plus bas). Enfin, les besoins et les couts sont réduits (voir plus bas). Cela dit, cette capacité d’intercompréhension n’est ni immédiatement mise en œuvre, ni nécessairement consciente, chez beaucoup de gens. On connait, d’une part, le rôle des idéologies linguistiques (de type en général nationaliste, puriste, élitiste) qui éduque les gens à voir des frontières tranchées entre les langues, à refuser toute forme de pratiques « impures » voire d’ouverture à l’Autre. On connait aussi le rôle déterminant des représentations sociales, qui incluent les idéologies. Elles orientent l’action et filtrent les perceptions : si l’on a la conviction, renforcée parce que partagée, qu’une langue est incompréhensible, on ne la comprend pas et on ne cherche pas à la comprendre. La mise en œuvre à grande échelle de compétences d’intercompréhension à la réception nécessite donc une rééducation générale de beaucoup de populations (ce qui implique des changements importants de politiques linguistiques) et une formation précise et adaptée des individus qui acceptent d’essayer, à petite échelle. Il y a en effet des méthodes, faciles à acquérir, pour rendre un texte ou un discours plus transparent, pour élucider ses opacités. Des didacticiels ont d’ores et déjà été élaborés (voir par exemple pour les langues romanes : 23 http://dpel.unilat.org/DPEL/Creation/IR/index.fr.asp ou http://www.galanet.be/ ou encore http://w3.u-grenoble3.fr/galatea/classic.htm) Cela dit, les procédures utilisées pour « deviner » le sens d’un message lors d’une communication par intercompréhension réceptive sont les mêmes que celles que l’on met en action pour toute réception / compréhension / interprétation dans n’importe quelle langue et n’importe quel type de compétences linguistiques et communicationnelles. D’une manière générale, les procédures sont plus aisées à l’écrit qu’à l’oral (à cause de la stabilité matérielle du discours et des traditions graphiques souvent partagées… sous réserve qu’on sache lire) et pour des discours techniques / scientifiques (à cause de l’univocité des termes spécialisés et de leur circulation entre les langues). On considère qu’en moyenne, par exemple, un texte écrit en espagnol est « transparent » à entre 70 et 80% pour des lecteurs francophones ou italophones, à 90% pour des lecteurs lusophones. Trois options sont envisageables pour l’exploitation graduelle de cette intercompréhension potentielle : -l’option linguistique forte où toutes les langues d’une même famille sont supposées intercompréhensibles (par exemple y compris roumain / français, allemand / suédois), -l’option linguistique faible où seulement certaines d’entre elles le sont à des degrés divers (le roumain ne l’étant pas par rapports aux autres langues romanes, le français l’étant moins, et réciproquement ; le néerlandais étant plus accessible aux germanophones que le suédois ; etc.), -l’option sociolinguistique où l’intercompréhension effective est rapportée au contexte collectif et à la biographie langagière individuelle (y compris incluant les langues « régionales ou minoritaires » et autres variétés linguistiques). Dans les deux premières options, les seules « mesurables » de façon collective, le gain en efficacité est déjà considérable : au lieu des 23 langues officielles de l’U.E., on passe à 12 groupes de langues en option faible et seulement 9 en option forte (peu réaliste). Si l’on prend en compte les compétences fréquentes dans d’autres langues chez les citoyens de l’U.E. (en anglais dans les pays scandinaves, en français dans les pays de langue romane, en anglais en Irlande, en russe dans de nombreux pays slaves, etc.), sans compter les compétences locales et individuelles multiples, on peut réduire encore le nombre de « différences », c’est-à-dire le nombre d’incompréhension et/ou de combinaisons de traductions. 24 Ainsi, au sein de l’U.E., les 23 langues officielles aboutissent à 253 paires de langues et 506 sens de traductions possibles, ce qui est énorme (même si le cout n’est pas aussi élevé que certains disent y compris parce que tous les documents ne sont pas traduits dans toutes les directions). En passant à l’option linguistique faible (la plus facile et la plus réaliste à organiser), on réduit le nombre de traductions possibles de 50%, et donc le nombre de traductions effectives (d’où des économies en millions d’euros, même en comptant le cout de la formation à l’intercompréhension). Et c’est autant de capacité d’intercompréhension et de communication rédactionnelle de gagnée. Si l’on transpose cela par exemple à l’Amérique du Sud (espagnol, portugais, français + nombreuses langues intermédiaires et amérindiennes), à la Caraïbe (anglais, français, espagnol, nombreuses langues intermédiaires et créoles) ou à l’Afrique (français, anglais, portugais, arabe + nombreuses langues intermédiaires et autochtones), on voit à quel point cela peut faciliter des relations au sein d’espaces plurilingues. La question de l’équité linguistique (éviter de converger vers les seules langues internationales dominantes) peut être résolue en instaurant une rotation entre les langues au sein d’un groupe d’intercompréhension, de telle sorte que les textes / discours entrant ou sortant soient à tour de rôle réalisés dans chacun des langues du groupe selon une séquentialité décidée en commun. 25 BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE BALLARD, Michel, 2006, Qu’est-ce que la traductologie ?, Arras, Presses de l’Université d’Artois. BLANCHET, Philippe, 1995, La Pragmatique d’Austin à Goffman, Paris, BertrandLacoste. BLANCHET, Philippe, 2000, Linguistique de terrain : méthode et théorie (une approche ethno-sociolinguistique), Presses Universitaires de Rennes. BLANCHET, Philippe, 2007, « Quels ‘linguistes’ parlent de quoi, à qui, quand, comment et pourquoi ? 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Sur l’intercompréhension entre langues voisines, voir notamment le site l’Union Latine : http://dpel.unilat.org/DPEL/Creation/IR/index.fr.asp 28 de