Distribution de prospectus sur la voie publique

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Distribution de prospectus sur la voie publique
Hildegard SCHMIDT janvier 2010 Distribution de prospectus sur la voie publique
La distribution de tracts ou de prospectus sur la voie publique est souvent source d’irritation.
Parce que cela touche d’un côté à l’ordre public, et de l’autre à la liberté d’expression.
Quiconque souhaite distribuer ses tracts considérera tout règlement préventif comme une
atteinte à la liberté d’expression. La commune qui doit remettre de l’ordre dans tout cela sera
surtout attentive à l’ordre et à la propreté publics. Pour cette raison, elle a tendance à agir de
manière préventive en règlementant. Le risque existe alors que les pouvoirs publics
s’immiscent dans la liberté d’expression dans les lieux publics.
Le mode, le lieu et le moment de distribution sont des facteurs qui peuvent entraîner une
atteinte à l’ordre public. Il s’agit souvent d’une question de faits opposant deux notions
fondamentales de l’état de droit, à savoir le maintien de l’ordre public et la liberté
d’expression. Cela donne lieu à une jurisprudence quant à la légalité des mesures restrictives1.
La liberté d’expression est en effet ancrée dans la Constitution et dans la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales2. L’article 19
de la Constitution garantit la liberté d’expression et l’article 26 le droit de réunion. Les articles
10 et 11 de la CEDH autorisent une ingérence des autorités publiques (police, état ou juge)
dans la mesure où celle-ci est prévue par la loi, est nécessaire dans une société démocratique
et sert à protéger l’ordre public ou la sécurité publique, à empêcher les faits répréhensibles et
à protéger les droits et libertés d’autrui.
1
Voir VOORHOOF, D. EN DE MAEGD, A., Beperkingen op de vrijheid van meningsuiting op openbare plaatsen: recente
rechtspraak in verband met betogingsverboden en (preventieve) maatregelen betreffende de verspreiding van
pamfletten, C.D.P.K., 1999, p. 337, note de bas de page 3 et la jurisprudence qui y est liée.
2
Ci-après CEDH.
© Association de la Ville et des Communes de la Région de Bruxelles‐Capitale www.avcb.be Hildegard SCHMIDT janvier 2010 Pouvoir communal et autonomie communale
Les communes ont le pouvoir d’intervenir sur le plan réglementaire3. Ce pouvoir trouve sa base
dans l’article 134 § 1 et l’article 135 § 2 de la Nouvelle loi communale4. Les communes ont
non seulement la possibilité, mais également le devoir de veiller à la sécurité et à la tranquillité
sur la voie publique et dans les lieux ainsi que les bâtiments publics. En principe, le conseil
communal est compétent, mais en cas d’extrême urgence (émeute, attroupement hostile,
atteinte grave portée à la paix publique ou autres événements imprévus), le bourgmestre peut,
conformément à l’art. 134 § 1 N. loi com., décréter des ordonnances de police. Ces
ordonnances de police temporaires doivent alors être ratifiées lors du conseil communal
suivant.
Ce pouvoir donne également aux communes l’autonomie d’intervenir ou pas. Dans certaines,
la distribution de prospectus est réglée ; dans d’autres, ce n’est pas le cas. Un certain nombre
d’entre elles intègre des mesures préventives dans leurs règlements communaux, si bien
qu’une autorisation préalable du bourgmestre ou du collège des bourgmestre et échevins est
souvent nécessaire avant de distribuer des écrits, des imprimés, des tracts ou autres objets sur
la voie publique5.
L’autonomie a ses limites
Deux arrêts historiques encadrent la liberté de mouvement dont disposent les communes.
Selon l’arrêt de la Cour de Cassation du 9 octobre 1973, les libertés garanties par la
Constitution ne sont pas inconciliables avec le pouvoir de la commune d’intervenir sur le plan
réglementaire. Il n’existe pas de liberté illimitée concernant l’utilisation de la voie publique6. Il
ressort de l’arrêt de 1973 que le fait de soumettre la distribution à une autorisation préalable
afin d’éviter de troubler la tranquillité du public ne constitue pas une violation d’une
disposition légale ou constitutionnelle. Dans ce cadre, il convient toutefois de tenir compte de
plusieurs critères. La mesure peut uniquement être prise lorsque « la distribution ou la mise en
vente sur la voie publique d’imprimés en certains lieux ou à certains moments risque
d’entraver la circulation, de troubler l’ordre public, de porter préjudice à la propreté des voiries
et même de provoquer des embouteillages »7.
La mesure ne peut toutefois pas être destinée à exercer un contrôle relatif au contenu des
imprimés qui pourraient être distribués ou mis en vente. En outre, la distribution ne peut pas
être refusée sans la moindre justification.
3
Voir VAN BOL, J.-M., Liberté d'expression sur la voie publique et distribution des tracts, Adm. Publ., 1978, 209-228.
4
Ci-après N. Loi com.
5
Q. et R., Sénat, 18 novembre 1999, Question n° 2-22.
6
Cass., 19 octobre 1953, Pas., I, 1954, 109.
7
Cass., 29 octobre 1973, Pas, I, 234 et R.W., 1974 – 75, 465.
© Association de la Ville et des Communes de la Région de Bruxelles‐Capitale www.avcb.be Hildegard SCHMIDT janvier 2010 Les mesures communales ne peuvent en aucun cas limiter de manière générale et permanente
l’exercice des droits et libertés fondamentaux. Même les mesures préventives doivent être
adaptées à la situation et il doit clairement ressortir de la situation, afin d’exclure tout
arbitraire, que la mesure est destinée au maintien de l’ordre, de la tranquillité et de la sécurité
du public. Concrètement, cela signifie que lorsqu’une commune a prévu un règlement pour les
jours les plus chargés ou les endroits les plus fréquentés, il convient toujours de vérifier si
cette mesure est bel et bien justifiée8.
Dans l’arrêt du 18 mai 1999, le Conseil d’État a annulé partiellement un règlement de la ville
d’Anvers qui stipulait qu’une autorisation devait être demandée par écrit au moins 14 jours à
l’avance pour distribuer des tracts9. En outre, le règlement établissait une distinction entre la
distribution d’imprimés commerciaux et non commerciaux, les seconds étant uniquement
soumis à une communication écrite un jour au préalable.
Le Conseil d’État affirme que ni l’article 19, ni l’article 25 de la Constitution n’autorisent
expressément la commune à soumettre l’exercice du droit en question à des mesures
préventives. Les mesures préventives peuvent être caractérisées par le fait qu’elles imposent
certaines conditions ou formalités auxquelles il faut satisfaire avant que le droit en question
puisse être exercé dans la pratique. Cependant, les autorités compétentes peuvent
« certainement subordonner l'exercice des libertés garanties par la Constitution à certaines
conditions, pour autant que ces conditions n'aient pas le caractère de mesures préventives ». À
ce propos, le Conseil d’État renvoie à l’art. 10 CEDH, qui stipule, en ce qui concerne la liberté
d’expression, que des mesures doivent être autorisées par la loi et sont même nécessaires
dans une société démocratique afin de préserver certains intérêts supérieurs. La préoccupation
de la commune quant à la propreté des voiries, une obligation imposée par l’art. 135, § 2, N.
loi com., peut même légalement entraîner la prise de mesures, pour autant qu’il s’agisse de
mesures non préventives et qu’elles ne soient pas disproportionnées avec le but visé.
Concrètement, cela signifie que la commune ne peut pas exiger d’autorisation pour la
distribution ou la diffusion, ce qui s’assimilerait en effet à de la censure. Il est toutefois
légitime que la commune exige qu’en plus de la personne qui distribue les tracts, il y en ait
une autre qui ramasse les tracts qui sont jetés sur la voie publique. La première mesure vise le
contenu et est par conséquent illégale, tandis que la seconde vise la propreté des voiries.
La différence entre le caractère commercial ou non commercial du tract n’a aucune importance
pour les articles 19 et 25 de la Constitution : aucune mesure préventive ne peut être prise pour
l’un comme pour l’autre.
8
VAN BOL, J.-M., Liberté d'expression sur la voie publique et distribution des tracts, Adm. Publ., 1978, 217: Les
autorités communales peuvent uniquement intervenir dans le cadre de la tranquillité, de la sécurité et de la propreté
publiques, trois notions qui ne peuvent pas être confondues. Les libertés individuelles garanties par la constitution ne
peuvent être soumises à des restrictions que dans le but de préserver ces trois situations.
9
C. d’État, n° 80.282 du 18 mai 1999.
© Association de la Ville et des Communes de la Région de Bruxelles‐Capitale www.avcb.be Hildegard SCHMIDT janvier 2010 Préventives versus réglementaires
Il convient donc d’établir une distinction entre les mesures préventives et les réglementaires10.
Lorsque des règlements communaux exigent une autorisation préalable, il s’agit alors
d’ordonnances de police ou de mesures ayant un effet préventif. Celles-ci doivent reposer sur
l’art. 26 de la Constitution et doivent répondre à plusieurs conditions cumulatives :
-
elles peuvent uniquement être prises en vue du maintien de l’ordre, de la tranquillité et
de la sécurité publics ;
-
elles peuvent uniquement être prises pour la voie publique et les endroits accessibles
au public ;
-
elles ne peuvent jamais être de nature discriminatoire ;
-
une interdiction permanente n’est pas possible.
La mesure préventive ne peut donc jamais être appliquée de telle manière qu’elle pourrait être
assimilée à une censure. La situation doit donc toujours être examinée au cas par cas. En
outre, la commune doit toujours rester dans le cadre des limites des pouvoirs qui lui sont
conférés par l’art. 135 N. loi com11.
La mesure doit évidemment être toujours dûment motivée. Néanmoins, l’on constate tout de
même une différence quant au niveau du contrôle exercé par la Cour de Cassation et le Conseil
d’État. Alors que la première se limite à un examen formel et déduit l’opportunité de la mesure
de la nécessité de maintenir l’ordre12, le second va plus loin. Le Conseil d’État étudiera
certainement les mesures à la lumière du principe de proportionnalité13. Pour lui, la simple
possibilité de porter préjudice à l’ordre, à la propreté ou à la sécurité publics ne suffit
certainement pas. Il doit s’agir d’une menace sérieuse et réelle.
Il est toutefois clair que les mesures préventives sont soumises à un examen très sévère et
franchissent rarement l’épreuve de la légalité au regard de la Constitution. En revanche, les
mesures réglementaires ne visent pas tellement le contenu des tracts, mais plutôt les
conditions qui les entourent. Ces mesures seront plutôt bien acceptées, parce qu’elles
n’entravent pas la diffusion de l’opinion en tant que telle. Elles visent en effet la propreté,
l’ordre ou la tranquillité publics.
10
VOORHOOF, D. EN DE MAEGD, A., Beperkingen op de vrijheid van meningsuiting op openbare plaatsen: recente
rechtspraak in verband met betogingsverboden en (preventieve) maatregelen betreffende de verspreiding van
pamfletten, C.D.P.K., 1999, 338.
11
C. d’État, asbl Vormingsinstituut Frank Goovaerts, n° 78.466, 1er février 1999.
12
VOORHOOF, D. EN DE MAEGD, A., o.c., note de bas de page 16 et ouvrage qui y est cité, p. 340.
13
C. d’État, asbl Vormingsinstituut Frank Goovaerts, n° 78.466, 1er février 1999, C. d’État, n° 80.282 du 18 mai 1999,
C. d’État, Klock, n° 1994, 1er décembre 1952, C. d’État, Sound and Vision S.P.R.L., n° 38.018, 31 octobre 1991.
© Association de la Ville et des Communes de la Région de Bruxelles‐Capitale www.avcb.be Hildegard SCHMIDT janvier 2010 Quid de la distribution de tracts dans les endroits très fréquentés ?
La commune peut-elle interdire la distribution de tracts sur le marché public14 ? Et étroitement
liée à cette question, la commune peut-elle refuser un emplacement sur un marché
hebdomadaire en vertu de la loi du 25 juin 1993 sur l’exercice d’activités ambulantes et
l’organisation des marchés publics15 ?
Conformément à cette loi, l’organisation des marchés publics est régie par un règlement
communal. Dans l’esprit de la loi du 25 juin 1993, le marché public doit être considéré comme
un lieu destiné à la vente de marchandises ou de services par des commerçants. Le marché est
donc un événement commercial. Le règlement ne peut établir aucune distinction entre les
détenteurs d’une autorisation qui soit autre que celles qui découlent de la loi16. Chacun doit se
voir attribuer un emplacement par ordre chronologique et la répartition des emplacements ne
peut pas se faire selon les produits vendus. Afin d’obtenir tout de même une certaine diversité
dans l’offre, la commune peut toutefois fixer le pourcentage maximum d’emplacements
disponibles par produit proposé. La législation soumet l’occupation d’un emplacement sur un
marché public à des conditions particulières, auxquelles il faut satisfaire avant de pouvoir
recevoir un emplacement. Si la commune refuse d’attribuer un emplacement à quelqu’un pour
d’autres activités que celles prévues par la loi, elle ne viole donc aucunement le principe
constitutionnel17. La situation est différente lorsqu’il ne s’agit plus d’obtenir un emplacement,
mais simplement d’être présent sur le marché pour y distribuer des tracts ou des prospectus.
La commune peut-elle soumettre cette activité à une autorisation préalable ou même
l’interdire ?
Ici aussi, l’autorisation préalable ou l’interdiction doivent être examinées à la lumière de
l’exercice du droit fondamental à la liberté d’opinion et d’expression. Selon le Conseil d’État, il
faut toujours examiner si l’interdiction repose sur des motifs acceptables en droit ou dans les
faits. La distribution de tracts sur la voie publique en soi n’est pas de nature à troubler l’ordre
public ; elle ne peut donc pas entraver le droit à la liberté d’expression garanti par la
Constitution.
14
C. d’État Anciaux e.a., n° 75.735, 11 septembre 1998, A.J.T., 1998-1999, 203.
15
Loi du 25 juin 1993 sur l’exercice d’activités ambulantes et l’organisation des marchés publics, M.B., 30 septembre
1993.
16
Q. et R., Chambre, 2000-2001, Question n° 52 (Pieters), 15 mars 2001, 8273-8274.
17
Dans l’affaire C. d’État, Anciaux e.a., n° 75.735, 11 septembre 1998, les demandeurs n’avaient pas obtenu
d’emplacement pour un stand où ils voulaient faire connaître leurs activités politiques et distribuer des tracts. Le
Conseil d’État a donné gain de cause à la commune pour ce refus. En effet, le marché public concerne des activités
commerciales. Étant donné qu’ils souhaitaient un emplacement pour y installer un stand destiné à exercer des activités
politiques, les demandeurs ne répondaient dès lors pas aux conditions pour obtenir un emplacement. Le refus
d’accorder un emplacement a dès lors été considéré comme fondé par le Conseil d’État.
© Association de la Ville et des Communes de la Région de Bruxelles‐Capitale www.avcb.be Hildegard SCHMIDT janvier 2010 En quelques mots
Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine qu’il est impossible de décréter une interdiction
absolue, même si elle s’applique à certains endroits ou à certains jours. En effet, une telle
interdiction est assimilée à une censure, ce qui est contraire à la Constitution. Même le fait de
soumettre l’activité à une autorisation préalable constitue une forme de censure. Il est
toutefois possible d’imposer des mesures réglementaires, mais elles doivent toujours être
proportionnelles au but visé. Ce but peut consister à empêcher les troubles, mais jamais à
limiter la liberté d’expression. Ainsi, la commune pourra demander qu’il y ait au moins deux
personnes associées à l’activité, une qui distribue et une qui ramasse. En outre, la forme peut
aussi être réglementée : si la commune estime que des prospectus sont plus opportuns qu’une
banderole, elle peut réglementer en ce sens. Il est également possible d’imposer une
interdiction de rassemblement aux distributeurs18. Le lieu d’entreposage temporaire des
prospectus nécessaires pour l’action peut également être réglementé. De même, la commune
pourrait imposer une interdiction d’aborder ou de suivre le public pour distribuer les billets,
tracts ou actions.
Il ressort de ce qui précède que la liberté d’expression ou de réunion est soumise à des limites
légales, mais que ces limites doivent toujours passer l’épreuve de la constitutionnalité. La
marge de manœuvre communale est donc faible du moins pour ce qui concerne les mesures
préventives. Ceci ne prive néanmoins pas la commune de moyens d’action et d’autres mesures
restent à sa disposition pour encadrer la distribution des prospectus sur la voie publique.
18
VAN BOL, J.-M., Liberté d'expression sur la voie publique et distribution des tracts, Adm. Publ., 1978, 218, « I Les
différents types de mesures rencontrées ».
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