Qu`est-ce que l`art

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Qu`est-ce que l`art
Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun
L’ART
« Qu'est-ce que l'art ? »
INTRODUCTION
La question «Qu’est-ce que l’art ?», typiquement philosophique, est pour le moins
déroutante car il semble qu’elle ne soit pas susceptible de recevoir de réponses
satisfaisantes, du moins si l’on en juge à l’art contemporain qui n’a de cesse de déplacer,
voire d’annuler, les catégories classiques. Pourtant, tout le monde croit savoir si tel ou tel
objet est de l’art – ou n’en est pas. Est-ce à dire qu’il y aurait quelque chose de commun
entre tous les objets qu’une personne quelconque qualifie d’œuvre d’art ?
Certaines œuvres n’existent, à proprement parler, que dans la mesure où elles sont
interprétées par des artistes en chair et en os. Par exemple, chaque interprétation des
Etudes symphoniques de Schuman est différente de toutes les autres, même si la partition
de l’œuvre est unique.
Il est également abusif de réserver l’appellation « œuvres d’art » aux chefs-d’œuvre
« officiels », consacrés par la tradition. Une aquarelle peinte par un « peintre du
dimanche » n’est pas moins aquarelle que si elle était peinte par Cézanne.
Qui plus est, ces grandes disciplines reconnues que sont la peinture, la sculpture, la
musique ou la littérature sont loin d’épuiser le champ de l’art. La photographie, le cinéma,
la bande dessinée sont aussi des activités artistiques. Un fauteuil « Louis XIV » ou une
chaise dessinée par un designer comme Philippe Starck sont des œuvres d’art, des œuvres
de l’art. On trouve, dans la réalisation d’une affiche publicitaire, d’un tag, d’une
décoration un même souci de la « beauté » qui en font, sans conteste, en partie du moins,
des arts.
Mais qu’entend-on par « art » généralement ? L’étymologie (latin « ars ») désigne l’art
comme talent ou savoir-faire (exemple : l’art de séduire). Le sens ancien confond art et
technique : l’art est l’ensemble de procédés appliquant un savoir et permettant de produire
un résultat (synonyme de technique). Le sens moderne est plus restrictif (depuis le
18ème siècle) : les arts, au sens de beaux-arts, signifient des activités ayant pour objet
propre le beau, l’expression, l’émotion, l’absence d’utilité pratique, la production
désintéressée, visant à l’expression d’un idéal esthétique, d’un idéal de vérité, de
connaissance ou de reconnaissance. En ce sens, si les arts (la peinture, la sculpture, la
danse, etc.) exigent une technique, un savoir-faire, les œuvres créées ne recherchent pas
l’utilité mais la beauté. On peut donc définir l’art comme l’activité humaine consistant à
produire des œuvres pour leur forme. L’art, en ce sens, est l’ensemble des procédés
qui portent la marque d’une personnalité, d’un savoir-faire, d’un talent particulier,
voire d’un génie.
Nous verrons que l’on distingue généralement l’art, l’artisanat, la technique, l’artiste,
l’artisan et le technicien. L’artisanat, à la différence de l’art, aurait moins besoin de
personnalité et de talent ; la technique, quant à elle, pourrait se passer tout à fait de l’une et
de l’autre. La gastronomie, au regard des catégories classiques, est à considérer comme de
l’artisanat, alors que peindre un plat relève de l’art.
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Pourtant, force est de constater que l’ébéniste et le sculpteur accomplissent peu ou prou
les mêmes gestes, en ce sens que l’un et l’autre s’attachent à transformer une matière
première (où l’on retrouve la dimension du travail), dans le but de produire un objet
(meuble, statue) dont la forme soit plaisante, ou belle, à regarder : il y a, dans l’art, de
l’artisanat et de la technique, et, dans l’artisanat et la technique, du moins à certains
moments, de l’art.
Toute l’histoire de l’art moderne, depuis les années 1880, est marquée par une tendance
croissante à l’effacement des frontières instituées, conventionnelles, entre « ce qui est de
l’art » et « ce qui n’en est pas ». Depuis que Marcel Duchamp commença à exposer, en
1914, ses premiers ready-made (un urinoir, un porte-bouteilles, une roue de bicyclette,
etc.), dont nous aurons l’occasion de parler plus loin, il est entendu que n’importe quoi
peut devenir de l’art, pourvu qu’un artiste le décide en apposant sa signature – et que le
public joue le jeu ! L’idée étant que l’art ne doit être soumis à aucune censure et que
l’artiste doit être libre de tout faire. Un point extrême, dans cette évolution, fut atteint
lorsqu’un artiste italien, Piero Manzoni, exposa, en 1961, une petite boîte fermée,
contenant un échantillon de ses propres excréments.
Tout laisse donc à penser que la question « Qu’est-ce que l’art ? » est l’une des
questions les plus difficiles qui soit : non seulement il n’existe aucune limite a priori à la
liste des œuvres d’art possibles, mais la tâche de définir en quoi consisterait cet « art » que
ces œuvres auraient en commun se révèle proprement irréalisable. Quel intérêt y a-t-il
alors à faire un cours de philosophie sur l’art, si l’on rabat l’art, faute de mieux, sur une
définition fonctionnelle : le dénominateur commun à toutes les œuvres d’art serait dans
leur but, dans l’effet qu’elles visent à produire ?
La question de l’essence ou de la définition de l’art et de l’œuvre d’art est-elle pour
autant caduque ? Comment définir l’art ? Quand y a-t-il art ? A quel moment un simple
objet peut-il être promu au rang d’œuvre d’art, d’œuvre de l’art ? Est-il possible, en outre,
de juger les œuvres d’art, de différencier objectivement les œuvres mineures des grandes
œuvres, des chefs-d’œuvre ? Question qui nous amènera à réfléchir sur la nature et les
critères du jugement esthétique ou jugement de goût. Enfin, à quoi l’art peut-il bien
servir ?
I) DEFINIR L’ART ET LES ŒUVRES D’ART
En premier lieu, comment définir l’art ? Quand y a-t-il art au juste ? Comment peut-on
savoir que tel objet est une œuvre d’art, et tel autre non ? Existe-t-il des critères du grand
art ? Que penser de ces œuvres singulières qu’on appelle, depuis Marcel Duchamp, les
readymades ?
A) LES CRITERES DE L’ŒUVRE D’ART
Quels sont les critères essentiels qui permettent d’identifier l'œuvre d’art ? Peut-on
définir l’art par l’imitation ? N’est-il pas, au contraire, représentation du beau ? Si tel est le
cas, que faut-il entendre par « beau » ? L’œuvre d’art ne se caractérise-t-elle pas
fondamentalement par son unicité ? Enfin, ne reconnaît pas une œuvre d’art à ce qu’elle
est source d’émotions et de jugements très particuliers ? Imitation, représentation du beau,
unicité, émotions et jugements sont les cinq critères possibles de l’œuvre d’art que nous
allons tour à tour à tour examiner.
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A.1) L’art comme imitation
Qu’est-ce qui distingue, par exemple, une chaise d’une œuvre d’art, disons d’une
tapisserie du musée du Louvre, la tenture des « Chasses de Maximilien », tissées vers
1531-1533, d'après des cartons du peintre flamand Barend Van Orley, assisté d'un autre
artiste, Jean Tons ? Est-ce la matière ou la forme qui sont ici en jeu pour qualifier l’œuvre
d’œuvre d’art ? La tenture se compose de douze tapisseries représentant chacune un mois
de l’année. Par exemple, la tapisserie intitulée Septembre représente un paysage
champêtre.
Sa forme est dite mimétique : elle tend à être l’image la plus fidèle possible d’un
modèle naturel, en sorte qu’une reconnaissance puisse avoir lieu : voici un homme, un
arbre, etc. Ce qu’on admire ici, c’est la maîtrise technique de l’artiste. La chaise sur
laquelle je suis assis, au contraire, n’imite absolument rien : sa forme n’est que la simple
présentation de son concept de chaise ; c’est une chaise et rien de plus, à savoir un siège
muni d’un dossier et sans bras. La chaise n’a pas valeur d’œuvre d’art puisqu’elle est
dépourvue de tout contenu représentatif.
Cette définition de l’art par l’imitation correspond à une grande partie de l’histoire de
l’art. L’art grec du Ve siècle se caractérise, par exemple, par un art du trompe-l'œil capable
de donner au spectateur l’illusion de la profondeur. Ainsi Zeuxis, inventeur probable de la
peinture sur chevalet, aurait peint des raisins à l’apparence si naturelle qu’ils auraient
trompé les pigeons qui seraient venus les picorer.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’art, et notamment l’art pictural occidental, comporte
une part délibérée d’illusionnisme. Depuis la Renaissance, le premier impératif qui
s’impose au peintre réside en ce qu’il doit s’efforcer de représenter sur une surface plane, à
deux dimensions, ce qui dans la réalité en comporte trois : c’est bien à obtenir l’illusion de
la profondeur que vise l’étude des lois de la perspective linéaire. L’architecte Alberti
(1404-1472) déclare : « La fonction du peintre consiste à circonscrire et à peindre sur un
panneau ou un mur donnés, au moyen de lignes et de couleurs, la surface visible de toute
espèce de corps, de sorte que, vu à une certaine distance et sous un certain angle, tout ce
qui sera représenté apparaisse en relief et ait exactement l’apparence du corps même ».
Si cette conception de l’art a fait date et se révèle maintenant quelque peu dépassée, la
question demeure : la définition de l’art par l’imitation est-elle satisfaisante ? Cette
définition présente d’évidentes lacunes : la ressemblance, à l’aune de laquelle nous
prétendons juger la qualité de la représentation, reste liée à un système conventionnel
variable selon les époques et les cultures. Une photographie, qui plus est, pourrait parvenir
à une représentation beaucoup plus précise que cette tapisserie. Ici, la maîtrise technique
dans l’art de la représentation mimétique est surpassée par une simple machine. La
photographie est certes un art, mais toute photographie n’est pas nécessairement de l’art.
Cette condamnation de l’art comme mimésis est du reste ancienne puisque Platon luimême condamne l’art illusionniste de Zeuxis dont l’essence est l’imitation : ce type d’art
possède, en effet, une affinité avec la sophistique et désigne un art d’assouvissement et
non un art du beau; la manie de la ressemblance qui va jusqu’au trompe-l'œil a quelque
chose de servile; la technique de l’illusion est une sorte de mensonge organisé ; l’irréel
finit par prendre le pas sur le réel. Platon montre que l’art est une dégradation de la
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réalité dans son attachement à des apparences des copies de la réalité. Platon met en garde
contre une imitation qui se rallierait exclusivement à la fidélité aux apparences.
Or, selon Platon, la fonction de l’art consiste à modéliser le réel pour mieux le
révéler. L’art ne doit pas être une imitation servile de l’apparence. La volonté de faire
prendre la copie pour le modèle qui caractérise le réalisme consiste à renoncer à
l’évocation de la structure profonde des choses. Le réalisme, l’illusionnisme, le trompel'œil aplatissent la réalité, la réduisent à la superficie de l’apparence. L’art doit proposer au
regard des esquisses d’organisation du monde susceptibles de mieux nous le faire
comprendre, ce qui explique son engouement pour l’art mystérieux de l’Egypte. Ainsi,
dans l’art authentique, la copie doit-elle être irréductible au modèle. Il y a toujours une
distance. Platon demande donc à l’art authentique de sublimer l’apparence qu’il est
obligé d’emprunter, de se constituer comme voie authentique vers l’être, c’est-à-dire vers
la vérité profonde du réel apparent.
Si l’art est le règne de l’apparence, il ne l’est qu’à un premier degré seulement. Pour
déceler le vrai, il est nécessaire d’interpréter l'œuvre, de la réfléchir, de la laisser retentir en
nous. Dans le processus artistique, le paraître est au service de l’être. L’art est cette
réalité paradoxale qui « ment » pour dire le vrai, qui médiatise le réel pour le donner à
voir. Dans cette perspective, l’art prend le détour de l’apparence, crée un autre monde pour
en même temps révéler une vérité, le vrai étant, paradoxalement, rendu présent sur le mode
de l’absence.
A.2) L’art comme représentation du beau
Si ce n’est pas la fonction d’imitation qui fonde le statut d’œuvre d’art de cette
tapisserie, peut-être est-ce le contenu de cette imitation. En clair, cette tapisserie me plaît
parce qu’elle représente non pas un objet naturel quelconque, réel ou fictif, mais un beau
paysage, qui me fait rêver. Ici, c’est dans la beauté de l’objet de la représentation que
réside la valeur artistique de l’œuvre. L’artiste est l’homme inspiré qui nous fait découvrir
la beauté présente dans le monde. L’artiste est un être quasi divin, un prophète inspiré ;
alors que la chaise sur laquelle je suis assis ne renvoie à rien d‘autre qu’à la pesanteur et à
la matérialité (elle signifie, d’une certaine façon, la lourdeur de notre corps, la fatigue qui
l’habite), telle toile est une œuvre d’art car elle nous guide vers le divin, elle ouvre vers un
fondement surnaturel de la perfection, de l’harmonie qui résident en elle.
A l’époque classique, un artiste cherchait à traduire le beauté dans son œuvre, de sorte
que la beauté paraissait être l’objet même de l’art. Il existe une beauté objective que
l’artiste traduit par les moyens de son art.
Le Beau, comme catégorie esthétique, est défini par l’harmonie, l’équilibre, la juste
mesure. La beauté, entendue comme le caractère de ce qui est beau, est la perfection
formelle ou plastique, ce qui n’a pas besoin d’être “retouché”, ce à quoi il n’y a rien à ôter
ni rien à ajouter. A contrario, la laideur est toujours associée aux notions d’informe ou de
difforme, de sorte que l’idée de beau est en rapport à l’espace et à la géométrie.
Mais cette notion de forme est insuffisante à définir l’idée du Beau. En effet, une forme
est dite belle, notamment en architecture ou en sculpture, lorsque la loi qui a présidé à sa
construction est immédiatement perceptible au regard : la symétrie lui permet d’apparaître
d’emblée comme une totalité organique, se détachant nettement du fond.
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En ce sens, l’idée de beau implique à la fois l’idée de complexité et de simplicité, ce
qui explique que la forme du cercle ou de la sphère soit considérée comme le symbole de
la perfection formelle ; l’idée de beau, la forme du cercle se rapprochent du concept de
totalité organique où la symétrie et la proportion permettent de réunir la simplicité e la
complexité, c’est-à-dire de réaliser l’unité de l’un et du multiple.
L’idée de beau implique un achèvement, c’est-à-dire l’intégration d’un contenu dans
une forme, la disparition de toute marque d’inachèvement dans une totalité organique où
toutes les potentialités s’accomplissent, où la multiplicité du contenu s’accomplit dans
l’unité de la forme.
Mais la beauté n’a pas seulement un sens esthétique. Elle peut renvoyer à une idée
d’adaptation fonctionnelle de réussite (belle occasion, beau succès), de supériorité (beau
talent, beau sentiment), de bienséance (il n’est pas beau de se ronger les ongles), de calme
et de clair (beau temps), etc. De sorte qu’un objet peut être beau, esthétique, sans être une
œuvre d’art (un chapeau, une voiture, une femme).
Cette définition de l’art comme représentation du beau n’est pas non plus satisfaisante.
En effet, force est de constater que le spectacle de la matérialité, de la fatigue, de la
pesanteur, de la mort, de la décomposition, en un mot de la laideur, a toujours été une des
sources les plus importantes de l’activité artistique. Exemple des Souliers de Van Gogh ou
du poème de Baudelaire intitulé La charogne. Rimbaud, Lautréamont, artaud, Sade nous
montrent que la dimension obscène ou scatologique a sa place dans l’art, fût-il tragique.
Marcel Duchamp met à mort la Beauté. Après cet artiste, on n’aborde plus l’art en
ayant en tête l’idée de la Beauté, mais celle du Sens, de la signification. Une œuvre d’art
n’a plus à être belle, on lui demande de faire sens. Duchamp invente un art cérébral,
conceptuel, intellectuel, alors que pendant des siècles on créait non pas pour représenter
une belle chose mais pour réussir la belle représentation d’une chose.
A.3) L’individualité
La tapisserie « Chasses de Maximilien » appartient à la classe des œuvres d’art du fait
de son unicité. Si cette chaise est parfaitement commune, cette tapisserie est unique. De là
les métaphores organicistes à propos des œuvres d’art : on dit qu’elles sont vivantes,
qu’elles ont une âme, une personnalité, que leur individualité n’est pas reproductible. La
singularité absolue, l’altérité authentique, indéchiffrable, infinie, irréductible à mon désir
de possession seraient ainsi les caractéristiques essentielles de l'œuvre d’art.
D’où l’idée que l’œuvre d’art est une fin en soi. A quoi sert une œuvre d’art ? A rien,
et c’est précisément dans son inutilité relative que je découvre sa valeur absolue. Nous
pouvons distinguer l’œuvre d’art inutile et non reproductible manuellement, et le produit
industriel, utile, reproductible mécaniquement. Dans la reproduction, il y a une perte de
l’individualité et une retombée dans l’ordre de l’utilité, de la possession de la violence
faite à l’objet.
L’œuvre d’art tient donc dans son caractère unique, irremplaçable. C’est notamment
ce qui permet d’expliquer pourquoi certaines toiles de grands maîtres atteignent des
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sommes d’argent exorbitantes dans les salles de vente : il n’y a pas plus rare que ce qui
n’existe qu’en un seul exemplaire.
Le beau est rare. Quand on dit d’une chose qu’elle est belle, on veut dire notamment
qu’elle n’est pas quelconque. En ce sens, le contraire de l'œuvre d’art et du beau est la
banalité. De sorte que l'œuvre d’art se définit par l’originalité, par opposition à la
banalité : un art original est celui qui assure par sa force la condition d’une poursuite
possible ; un artiste est avant tout un inventeur qui rend impossible tout retour à une
manière de faire antérieure. Et c’est précisément ce qui fait que l’esthétique ne peut
devenir une science : s’il n’y a de science que du général, comme le pense Aristote, l’art
n’est fait que de singularités, il est une suite d’exceptions.
Cette singularité inhérente à l’art se détermine comme style : grâce au style, une
identité esthétique est reconnue ; quelques notes, quelques vers suffisent au connaisseur
pour reconnaître tel ou tel artiste. Cette identité que constitue le style ne va pas sans la
différence qui la fonde : une forme n’a de style que dans ce qui la pose en soi et l’oppose
aux autres ; elle peut s’inscrire partout : dans les mots, les vêtements, la vie (on parle de
« style de vie »).
Distinguons le style de ses formes dégradées : la manière (ensemble de savoir-faire qui
n’a pu se hisser jusqu’au style, qui peut contribuer à faire une mode, mais pas un art), le
procédé (ensemble de recettes : au lieu d’inventer, on se contente d’appliquer des règles,
un style mort, stéréotypé).
Là aussi, la définition de l’art comme singularité et individualité irréductibles convientelle ? Prenons de nouveau l’exemple de la tapisserie. Pour la réaliser, un peintre crée un
dessin préalable (un « carton ») et l’envoie ensuite à un lissier qui s’en sert comme canevas
et qui va lui permettre de réaliser la tapisserie à la main. A partir d’un même carton, il est
possible de tirer plusieurs éditions d’une même tapisserie ? Or, si l’œuvre d’art se définit
par son unicité, elle devrait correspondre au carton. Mais c’est la tapisserie qui est
admirée, non le carton. De même, ce sont les gravures que l’on expose, pas les plaques de
cuivre ou les planches de bois ! Pas plus que pour la gravure ou la tapisserie, l’original en
littérature n’importe vraiment.
La reproductibilité des œuvres d’art nous permet ainsi d‘affirmer que les œuvres d’art
sont originellement reproductibles, et ce différemment selon le genre artistique auquel
appartient l’œuvre (peinture, littérature, cinéma, musique, etc.), tout comme une image, et
qu’elles ne sont donc pas originellement individuelles.
Prenons l’exemple de la reproductibilité en peinture. Si l’image photographique n’est
pas parfaite et ne restitue pas parfaitement le relief propre à la peinture, de sorte que la
reproduction photographique d’une peinture de Van Gogh n’est pas équivalente à l’œuvre
même, la copie, en revanche, est capable de prendre en compte plus finement la matérialité
picturale. Or la copie est une image et relève du même concept que son modèle, en ce sens
que la copie d’un tableau est un tableau, de même que la copie d’une statue est une statue.
C’est dire que le copiste a un statut d’artiste comme tout créateur intentionnel
d’images. La copie d’une œuvre correspond à une nouvelle œuvre ; la copie est un
nouvel objet artistique, inférieur à son modèle puisqu’il s’interdit toute originalité. Si le
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modèle manque, on peut toutefois admirer ses copies qui sont légitimement exposées dans
un musée des Beaux-Arts (exemple des copies romaines des statues grecques de Praxitèle).
Les photographies d’une peinture, en revanche, n’ont pas à être exposées dans un
musée comme des œuvres à part entière ; elles n’ont qu’une valeur de témoignage. Il n’y a
création artistique que s’il y a travail d’une matérialité dans une intention esthétique. Or,
contrairement à la peinture, la simple production de l’image photographique en elle-même
n’exige aucun travail intentionnel : c’est un simple processus chimique en quelque sorte.
Conclusion :
Il semble donc que ce ne soit ni la matérialité de l’objet, ni sa seule forme, ni son
unicité qui fonde l’appartenance des « Chasses de Maximilien » à la classe des œuvres
d’art. Ces critères d’imitation, de représentation du beau, d’unicité sont donc insuffisants
pour caractériser l’œuvre d’art. Ne serait-ce pas plutôt la qualité spécifique de l’émotion et
du jugement dont les œuvres d’art seraient sources qui permettrait de définir ces œuvres ?
B) LE JUGEMENT ESTHETIQUE
D’où l’idée que c’est le fait d’éprouver une émotion esthétique subjective devant cette
tapisserie qui me conduit à estimer que c’est une œuvre d’art. A quoi cette émotion
esthétique correspond-elle au juste ?
Émotions qui peuvent prendre des formes multiples : joie, tristesse, horreur, dégoût.
Attraction pour l’objet perçu. Je suis envoûté par l’objet. L’œuvre d’art est un objet qui
n’est plus inscrit dans la sphère de l’utile en tant qu’il provoque une émotion esthétique
chez le spectateur. L’œuvre d‘art n’accède véritablement à l’existence que face à un
spectateur qui la contemple. Sans ce regard, elle retombe dans l’anonymat d’un simple
objet au milieu des autres.
Toutefois, cette chaise peut aussi susciter une émotion authentiquement esthétique.
Devient-elle une œuvre d’art pour autant ? Non, car à la différence de la tapisserie, elle n’a
pas été fabriquée pour provoquer de telles expériences. Or, lorsque nous faisons face à une
œuvre d’art, nous sommes confrontés à un objet qui a déjà été délivré de l’usage par
l’artiste, afin de susciter une émotion esthétique chez le spectateur. Quelle est, dès
lors, la nature de cette émotion ?
Kant distingue trois types de satisfaction parmi ce qui peut procurer un plaisir :
l'agréable, le bon et le beau. Ces trois choses ont en commun de nous procurer des
satisfactions et c'est pourquoi il est courant de les confondre. Mais ce n'est pas parce
qu'elles plaisent toutes les trois qu'elles sont semblables.
L'agréable est une satisfaction dite pathologique : elle est liée à notre corps, à nos
appétits, nos penchants, notre sensibilité. Ce qui est agréable est ce qui nous met en
appétit, nous excite, réveille notre désir, autant de chose liées à notre corps, à ses besoins
autant qu'à ses désirs.
Le bon est lui aussi lié à cette faculté de désirer, mais la satisfaction qu'il procure est
dite pure ou pratique, c'est-à-dire morale. Elle est liée à notre moralité, à ce que nous
jugeons bon moralement, et, à ce titre, à ce que nous souhaitons ou désirons voir
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exister. Aussi, lorsque nous disons d'un geste d'une grande générosité, d'une droiture qui
nous émeut qu'il est beau, on se trompe : il n'est pas beau, il est bon et c'est en tant que tel
qu'il nous touche : il est conforme à ce qui devrait toujours être fait et qui n'est pas si
souvent fait. Le bon est ce qu'on estime ou approuve. Le bon, une bonne action par
exemple, procure du plaisir en cela que nous trouvons l'action estimable, en cela qu'elle a
de la valeur, une valeur morale qui la rend touchante.
La satisfaction que procure l'agréable et le bon est liée à l'existence de l'objet, alors
que la satisfaction que procure le beau n'est liée qu'à la représentation de l'objet et non à
son existence. Ce qui est trouvé beau serait toujours trouvé tel si cela n'existait pas, alors
que ce qui est trouvé agréable ou bon ne peut procurer de satisfaction que si cela existe
vraiment, c'est-à-dire que si on peut se le procurer, en tirer une satisfaction sensuelle
effective ou souhaiter que cela se produise vraiment. Le peintre Poussin écrit ainsi que la
fin de la peinture est la délectation : terme qui évoque un plaisir lié à l’impression
produite par le jeu des formes et des couleurs, un plaisir raffiné, accessible à un amateur
cultivé et éclairé, s’adonnant avec une attention active à l’inspection d’une œuvre,
échangeant avec elle, à l’opposé de la satisfaction immédiate et gloutonne d’un désir
sensuel.
C'est pourquoi la satisfaction que procure le beau est dite contemplative : elle existe
dans la pure et simple représentation de la chose : j'ai du plaisir à la regarder sans que ce
plaisir soit en aucune manière lié à un désir de possession ou de consommation, j'ai du
plaisir en la regardant purement et simplement. Le beau est le seul plaisir qui n'ait aucun
rapport avec le désir : c'est ce qui plaît sans être désirable, donc qui pourrait plaire y
compris si cela n'existait pas réellement. L'agréable est ce qui fait plaisir. C'est ce qui peut
procurer une satisfaction sensuelle, ce qui est la promesse d'une telle satisfaction. Elle ne
suppose pour exister que le corps et ses appétits. Le beau plaît simplement. C'est ce qui
fait simplement plaisir, c'est-à-dire qui procure une satisfaction indifférente à l'existence de
l'objet.
Contrairement à ce qui a lieu dans l’expérience de l’agréable ou du bon, aucun désir de
consommation ne porte vers l’objet ; la satisfaction est contemplative, désintéressée, alors
que la satisfaction produite par l’agréable est intéressée ; le plaisir que je ressens au
spectacle de la beauté est gratuit. Dans la contemplation esthétique, je suis ravi, délivré de
la tyrannie de mes désirs sensibles. L’expérience de la beauté effectue une
dématérialisation du désir.
Du coup, le beau est « l’objet d’un jugement de goût désintéressé » : cette thèse
condamne toutes les conceptions qui assignent à l’art une fonction utilitaire, un intérêt
pratique, la satisfaction d’un désir ou d’un besoin (dans la contemplation authentique, les
pommes peintes par Cézanne n’ont point pour finalité de donner envie de manger ou
d’aiguiser l’appétit).
Ainsi Kant peut-il dire que le beau est ce qui plaît (il procure du plaisir et se reconnaît
à cela) sans concept (il ne suppose aucune connaissance de l'objet, de son essence, et
n'apprend rien sur lui non plus), objet d'une satisfaction désintéressée (il n'a aucun
rapport avec les intérêts sensuels du corps ou moraux de notre raison, il n'est pas lié à la
faculté de désirer, il est donc tout à fait indifférent à l'existence de l'objet beau).
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Il y a quelque chose dans le jugement de goût d’universel, de nécessaire et cependant
d’irrationnel : celui qui juge est amené à attribuer à chacun une semblable satisfaction;
bien que le jugement esthétique ne constitue pas une connaissance objective, il est
cependant implicitement considéré comme valable pour tous (« universalité subjective ») :
« franchement, vous ne trouvez pas ça beau?» (on admettra parfaitement, en tout cas plus
facilement, que quelqu’un aime les vins de Bordeaux et n’aime pas les vins de la Loire).
L’universalité du jugement de goût n’est qu’une prétention : on n’obtient jamais
l’adhésion de fait de tous les hommes sur une œuvre belle. Il s’agit d’une universalité de
droit et non de fait. L’universalité du beau se reconnaît à ceci que l'œuvre vraiment belle
continue à trouver des admirateurs dans le public éclairé, même lorsque les conditions
psychologiques, sociale de son éclosion sont dépassées (Homère, l’art égyptien, Maya,
etc.).
Universelle en droit, la valeur esthétique est en même temps nécessaire : on ne peut pas
ne pas reconnaître la supériorité de Vermeer sur tel petit maître hollandais. Mais cette
universalité nécessaire par quoi je reconnais la valeur d’une œuvre ne sauraient faire
l’objet d’une démonstration rationnelle. Le beau s’éprouve, ne se prouve pas. La beauté
d’une œuvre ne se démontre pas par de froides raisons car le jugement de goût est singulier
et subjectif, alors que les concepts sont généraux et objectifs. En ce sens, l’universalité
esthétique se distingue de l’universalité logique.
Conclusion :
Au total, il semble pour le moins difficile de définir avec exactitude le propre de l’art et
de l’œuvre ni l’imitation, ni le contenu de l’imitation, ni l’individualité et la singularité ne
semblent constituer des critères satisfaisants. L’œuvre d’art se reconnaît en revanche en ce
qu’elle suscite une émotion très particulière, un plaisir, une satisfaction désintéressée, sans
concept, prétendant à l’universalité, et, nous allons le voir avec les readymades, faisant
appel au jugement.
B) L’ART ET LA TECHNIQUE
Nous avons vu, à propos de la tapisserie « Chasses de Maximilien », qu’on pouvait
admirer une œuvre d’art pour sa dimension technique et mimétique. Une autre façon de
répondre à la question « Qu’est-ce que l’art ? » serait d’envisager les relations entre l’art et
la technique. Si l’art et la technique semblent avoir beaucoup de points communs, tout les
oppose également dans leur façon notamment de se rapporter à la réalité. Pourquoi, dès
lors, peut-on affirmer que l’art est opposé à la technique ? Quelle est la spécificité de l’art
en tant que tel ?
B.1) De la différence entre l’art et la technique
Kant distingue l’art de la technique : la technique est une production fondée sur la
méthode; elle est susceptible d’un progrès collectif; la méthode scientifique et technique
peut être exposée et expliquée dans toutes ses démarches (toute découverte peut être
reprise et dépassée).
L’art, au contraire, est une production fondée sur le libre développement de la fantaisie
créatrice; il est le domaine de la réussite individuelle (l’idée de progrès n’a aucun sens) : le
génie de l’artiste est un don strictement individuel, incommunicable (cette question du
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génie sera abordée ultérieurement); l’art est la production d’une œuvre qui trouve sa fin en
elle-même, et dont les procédés ne peuvent être rigoureusement conçus et définis.
L’art n’est pas non plus le métier. Kant définit l’art comme une activité libérale qui
relève des activités de jeu et d’esprit; activité désintéressée et gratuite, agréable par
elle-même, n’ayant pas en vue la production utilitaire. Le métier, au contraire, est une
activité “mercenaire” qui s’apparente au travail, à une occupation en soi désagréable
(pénible), attrayante par son effet seulement (le salaire).
Du coup, la technique prend pour règle l’efficacité à tout prix : tous les moyens d’agir
sur la réalité sont bons pourvu qu’ils soient efficaces ; la technique réduit ainsi toute chose
à l’usage ou à la consommation qu’on peut en faire. La technique est intrinsèquement
utilitariste et instrumentaliste.
Si l’art, au contraire, nous oriente vers un idéal désintéressé, il ajoute une dimension
spirituelle au monde de l’homme. Qui plus est, alors que les objets techniques sont
consommables et périssables, les œuvres d’art, parce qu’elles sont symboliques, échappent
à l’usure du temps : elles assurent la permanence et la consistance du monde humain.
En ce sens, il convient de distinguer l’art et l’artisanat, l’artiste et l’artisan. L’artiste,
comme l’artisan, met en œuvre une technique qui lui permet d’obtenir le résultat formel
qu’il recherche ; tous deux créent des objets singuliers différents les uns des autres et
doués d’une personnalité. Pour autant, il existe bel et bien des différences entre l’artiste et
l’artisan. C'est qu'établit Alain dans ce texte (cf. texte et explication joints).
B.2) Des arts sans technique ?
Le développement moderne de la technique brise les frontières quelque peu
schématiques entre l’art et la technique que nous avons établies précédemment en nous
aidant notamment des analyses de Kant. Aussi convient-il d’envisager plus finement les
relations complexes que l’art et la technique nouent ensemble. Peut-on opposer vraiment
l’art et la technique ? L’art n’a-t-il pas une dimension nécessairement technique ?
Il y a d’abord union originaire des arts et des techniques. Le faire artistique, comme
toute activité humaine, a une dimension « technique », impliquant règles et savoir-faire.
Un art nouveau surgit lorsqu’apparaît une technique nouvelle : Van Eyck, inventeur de la
peinture à l’huile, ouvre la peinture à une nouvelle dimension – la peinture de chevalet.
L’art contemporain (la musique, l’architecture, la danse, le cinéma) montre que la
création n’est pas affranchie des contraintes techniques. Les grands créateurs sont souvent
de grands techniciens. La création géniale passe nécessairement par l’apprentissage
laborieux, l’entraînement, la répétition, l’initiation à une théorie, l’imitation des maîtres
(tout génie est d’abord un imitateur ; on devient artiste d’abord en fréquentant les œuvres
d’art).
La technique, on le voit, possède un pouvoir extraordinaire de renouveler, de
révolutionner les moyens, les méthodes et les fins.
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B.3) Une technique sans art ?
On accuse souvent la technique contemporaine d’être froide, sans âme, dépourvue de
toute valeur esthétique et promouvant une réalité où l’utilitaire et le fonctionnel deviennent
les valeurs centrales. L’évanouissement de l’aspect artistique des techniques serait l’indice
d’une déshumanisation du monde où l’utile supplanterait le beau. Qu’en est-il réellement ?
Quel est le statut du fonctionnel ? Est-il une valeur technique ou une valeur esthétique ?
Les artistes contemporains ont exalté maintes fois la beauté des réalisations techniques :
le peintre Monet peint la gare Saint-Lazare, des peintres comme Delanay et des poètes
comme Guillaume Apollinaire encensent la beauté de la tour Eiffel ; les paquebots, les
avions, les chemins de fer sont stylisés par des publicités très esthétiques. Une partie de
l’art du XXe siècle s’est mise au service de productions utilitaires telles que la mode, le
mobilier, les ustensiles de cuisine, les voitures, etc. Exemple du design.
La catégorie du fonctionnel est d’abord une catégorie, voire une valeur, technique,
dans la perspective de l’usager et du concepteur du produit. Il y a, dans le fonctionnel
comme valeur, l’idée d’une épuration, d’une correction, d’un perfectionnement par
dépouillement du superflu. Plénitude et perfection (l’objet est tout ce qu’il doit être et n’est
rien que ce qu’il doit être), renoncement et ascèse, discipline sont alors les caractéristiques
essentielles du fonctionnel.
Par là le fonctionnel accède à une valorisation et désigne une catégorie marquée par
la lisibilité de la fonction sur et dans l’objet. Le fuselage des avions, la carène des navires
obtenus par de savants calculs sont des formes où se montre la finalité de l’artefact, où
s’affiche la réussite. C’est par là que ces formes sont belles. Elles symbolisent en quelque
sorte la bonne forme. Le bel instrument est celui qui correspond bien dans sa matière, sa
forme, son dessein, à la fin pour laquelle il est fait.
Ainsi, « le fonctionnalisme élimine l’inutile, le vestige, et retrouve la valeur du simple,
qu'il corrobore par une solidité accrue, une rapidité d'exécution et une rationalité d'usage
valorisantes. On découvre, déjà au siècle dernier, que le produit de grande série peut avoir
sa beauté, perceptible dans l'exacte correspondance de la chose à son concept, dans la
rapide et peu coûteuse reproductibilité à l'infini et à l'identique… » (Jean-Pierre Séris, La
technique, p 263).
L’esthétique industrielle, le design, tiennent compte des conditions nouvelles de la
production en série et recherchent l’adaptation des formes et des fonctions dès le moment
de la conception de l’objet manufacturé. Il s’agit là de la création délibérée et responsable
« d'objets viables et beaux » (ibid.). Ainsi par le fonctionnel la technique communiquet-elle avec l’esthétique et développe-t-elle une expérience artistique qui lui est propre. Le
beau fait alors bon ménage avec l’efficace.
L’époque moderne se caractérise par l’intrication croissante de l’art et de la
technique. L’objet d’art est un objet productible et reproductible industriellement ;
l’originalité de l'œuvre est alors ébranlée.
La technique moderne crée de nouveaux modes d’expression artistique (cinéma,
création graphique par ordinateur…) ou transforme les conditions mêmes de la création
(utilisation, par exemple, de l’électronique, de l’informatique dans la musique). La
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distinction kantienne entre art libéral et technique s’affaiblit et empêche de comprendre
l’originalité de l’art contemporain (la distinction kantienne conduirait ainsi à dénier le
caractère d'œuvre d’art à un film ; or le cinéma est à la fois art et industrie). En somme,
l'œuvre d’art moderne est technique tant dans son mode de production que dans
reproductibilité et, parfois, dans sa finalité même (design, arts décoratifs, publicité…)
L’art contemporain se caractérise par le rôle fondamental de la médiation technique
entre le créateur et la création. Dans l’art classique, dans la peinture notamment, existe un
rapport étroit entre la main, la toile, les couleurs, la matière. Ce qu’on voit sur la toile reste
le produit direct de l’action de la main du créateur. A l’inverse, dans la production
d’images de synthèse, la main a disparu. C’est la machine qui se charge de matérialiser le
concept.
Conclusion :
La technique ne joue donc pas simplement le rôle de médiation entre le créateur et
l’objet artistique. Elle donne avant tout à l’art des formes, sa source d’inspiration, ses
matériaux. Dans ces conditions, il y a bel et bien une beauté propre à l’objet technique par
laquelle le fonctionnel accède à une valorisation esthétique
C) LES READY-MADES
A partir de quel moment un objet quelconque peut-il fonctionner comme une œuvre
d’art ? A quel moment une pissotière peut-elle devenir une œuvre d’art ? Les ready-mades
sont-ils vraiment des œuvres d’art ? Et la question « Qu’est-ce que l’art ? » a-t-elle encore
un sens ?
C.1) La création artistique comme jugement
Imaginons qu’un artiste entre dans la salle, s’empare de cette chaise, la soulève et la
pose sur un piédestal ? Par cette opération, il libère la chaise de son usage (personne
n’aura l’idée d’y grimper et de s’y asseoir). Le piédestal peut du reste être superflu : il
suffirait de dire : « c’est de l’art ! ». Il suffit à l’artiste de prononcer cette formule magique
pour retirer cette chaise de son usage et provoquer une émotion esthétique de joie ou de
colère chez les spectateurs.
Où l’on voit que pour qu’il y ait œuvre d’art, il faut simplement un objet quelconque et
deux personnes qui se font face : l’artiste, qui a pour fonction de libérer l’objet de l’usage
en affirmant « c’est de l’art » ; le spectateur, qui va opérer une conversion de son regard
sur l’objet. Même un objet naturel peut être compris comme relevant de l’art, à condition
qu’il ait été préalablement libéré de tout usage par un artiste.
C’est Marcel Duchamp, un peintre originaire de Haute-Normandie (1887-1968), qui
inaugure le mouvement de refus à l’égard de la conception traditionnelle de l’art, en se
définissant comme un anartiste. En 1913, avec sa Roue de bicyclette montée sur un
tabouret, il invente le ready-made, terme qui évoque le vêtement « de confection », par
opposition au vêtement « sur mesure ». En 1917, il envoie anonymement une pissotière
(Fountain en anglais) à un jury artistique américain ; il signe cette œuvre, choisie parmi
des centaines d’autres, tous semblables, dans une fabrique de sanitaire qui les manufacture
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en série, du nom de R.Mutt, en référence à un héros de bande dessinée (un petit gros
rigolo).
Marcel Duchamp dénonce la compréhension de l’œuvre d‘art comme imitation et
l’admiration pour l’habileté technique de l’artiste. Il nie la prétendue soumission de l’art à
u idéal du goût. Ce qui est banal, vulgaire, dégoûtant, a également sa place dans l’art. La
vieille distinction entre l’art et le grand art est renversée. Il dénonce le mythe d’une unicité
absolue de l’œuvre d’art.
Les ready-mades sont des « objets anonymes que le geste gratuit de l’artiste, par le seul
fait qu’il les choisit, transforme en œuvre d’art » (Octavio Paz, Marcel Duchamp :
l’apparence mise à nu). Le ready-made détruit la notion même d’objet d’art. Il est
stupide de discuter de leur beauté ou de leur laideur ; ce ne sont pas des œuvres mais des
« points d’interrogation ou de négation devant les œuvres » (ibid.). Le ready-made
fonctionne comme une « critique active », un « coup de pied à l'œuvre d’art assise sur son
piédestal d’adjectifs »; il constitue un véritable « nettoyage intellectuel », une « critique du
goût »…
Le choix d’un urinoir est une provocation à l’égard d’une conception de l’art qui
mettait celui-ci au service d’un beau idéal. En le plaçant dans le musée, en le baptisant,
l’artiste fait disparaître la signification utilitaire de l’objet sous un nouveau titre et un
nouveau point de vue. L’urinoir se charge symboliquement dans le musée d’une
signification autre que dans les lieux d’Aisance. Le rôle de l’artiste devient conceptuel, il
place, nomme et ne produit pas.
Duchamp donne à celui qui regarde l’objet autant d’importance qu’à celui qui l’a fait.
C’est moins l’artiste que le spectateur qui fait l'œuvre d’art. Le spectateur fait le tableau et
devient par là même artiste. Celui qui s’arrête et médite devant l'œuvre la fabrique autant
que son concepteur. L’art contemporain, d’une façon générale, exige une participation
active du spectateur. Comme nous allons le voir, depuis l’urinoir de Duchamp, la Beauté
est morte en quelque sorte, le Sens l’a remplacée; les œuvres d’art fonctionnent à la
manière d’un puzzle ou d’un rébus et c’est à nous de quérir, de trouver les significations de
chaque œuvre.
Le readymade nous invite à nous poser la question que formule Nelson Goodman :
« quand y a-t-il art ? », - question qui du reste se substitue à la question « qu’est-ce que
l’art ? ». Ce changement d’interrogation indique que le même objet peut alternativement
être regardé, et donc constitué, un objet artistique à valeur symbolique, puis redevenir un
simple objet technique dans la vie courante.
En effet, un objet peut être une œuvre d’art à certains moments et non à d’autres : c’est
en vertu du fait qu’un objet fonctionne comme symbole d’une certaine manière qu’il
peut devenir une œuvre d’art. La pierre n’est pas une œuvre d ‘art tant qu’elle est sur la
route, elle peut l’être, exposée dans un musée d’art; sur la route elle ne remplit pas de
fonctions symboliques; dans le musée d’art, elle symbolise certaines de ses propriétés,
propriétés de forme, de couleur, de texture. Symbolique veut dire que les signes et les
formes sensibles de l'œuvre d’art sont porteurs d’une signification qui lui est propre,
qu’elle crée. De même, un Rembrandt peut cesser de fonctionner comme œuvre d ‘art si
on l’utilise pour remplacer une fenêtre cassée.
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C.2) Le readymade comme canular
En ce sens, la création serait une sorte d’énoncé performatif, opérant une action (par
distinction, selon Austin, de l’énoncé constatif qui ne fait que décrire ou constater un fait),
comme dans « je te baptise » ou « je te sacre roi ». Mais l’énonciateur doit être membre de
l’art : tout individu prétendant appartenir au mon de l’art en fait du même coup partie.
Du coup, l’art est indéfinissable puisque tout peut devenir de l’art. La réalité de
l'œuvre se réduit à son concept. Mais cette approche exclut de l’art l’ensemble des
productions picturales, poétiques, etc., du passé dont l’intention était magique ou
religieuse. L’affirmation « c’est de l’art » ne suffit pas à faire de son énonciateur le
créateur de l’œuvre. Le créateur est celui qui a travaillé l’objet dans sa matérialité sensible,
sans avoir eu nécessairement l’intention de faire de l’art. Peut-être cherchait-il à
représenter un dieu.
On peut considérer que les ready-mades n’appartiennent pas à l’art. Les readymades
consistent non à transformer en œuvre d’art un objet quelconque, n’appartenant pas à l’art,
mais à le faire passer pour une œuvre d’art. Les readymades relèvent du simple canular.
Dimension essentiellement comique du readymade. La mise en scène du canular englobe à
la fois l’envoi du readymade au musée, son exposition et les déclarations orales ou écrites
de Duchamp. Si le readymade est une œuvre d’art, dans ce cas, on pourrait tout aussi bien
présenter comme un roman un ouvrage technique quelconque en l’intitulant Roman. Ou
encore présenter comme une symphonie une partition dont les pages seraient entièrement
blanches. De qui alors Duchamp se moque-t-il ?
Tout d’abord du public, qui est prêt à admirer n’importe quoi pourvu que les critiques
lui disent que c’est admirable. Puis des critiques et des conservateurs. Ensuite des
théoriciens. Enfin des artistes. Les readymades relèvent certes d’une pratique artistiques,
ils en sont une composante mais ils n’ont pas leur place dans un musée des Beaux-arts.
L’art n’est pas réductible à un canular
CONCLUSION :
L’art est-il définissable ? Il semble que les critères de l’œuvre d’art que nous avons
exhibés soient insatisfaisants. Pourtant, si pour saisir l’intention comique qui a présidé à la
conception des readymades, il faut distinguer radicalement entre art et non-art, alors
l’existence même des readymades, contrairement à ce que l’on pourrait penser, indique
paradoxalement non que l’art serait indéfinissable, mais tout au contraire qu’il doit être
définissable. C’est ce que nous allons tenter d’examiner dans la deuxième partie.
II) DE L’UTILITE ET DE LA VALEUR DE L’ART ET DES ŒUVRES D’ART
La question « Comment définir l’art ? » rebondit. Comment distinguer entre l’art et le
non-art ? Peut-on distinguer entre les objets artistiques et les œuvres d’art, différencier art
et grand art, évaluer ce qu’on appelle les chefs-d’œuvre ? Y a-t-il des critères du jugement
de goût et, dans l’affirmative, quels sont-ils ? Ces questions nous permettront, enfin, de
nous demander à quoi sert l’art.
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A) OBJET ESTHETIQUE ET OBJET ARTISTIQUE
En premier lieu, qu’est-ce qui différencie le point de vue esthétique et le point de vue
artistique, l’objet esthétique et l’objet artistique ? En clair, l’objet esthétique est-il
nécessairement artistique ?
A.1) Esthétique et artistique
Je peux trouver belle la chaise sur laquelle je suis assis : elle devient dès lors un objet
esthétique. Mais son fabricant ne devient pas pour autant un artiste. De même, si je
trouve beau un arbre, je ne viens pas du même coup de démontrer l’existence de Dieu. Le
point de vue esthétique s’intéresse à la perception d’un objet par un spectateur qui
énonce à son propos un jugement évaluatif. Le point de vue artistique s‘intéresse à la
création d’un objet artistique par un artiste.
On se souvient que pour Kant, un objet esthétique, un objet beau peuvent être définis
comme un objet sensible dont l’appréhension sensible est ontologiquement neutralisée
et prend le sens d’une contemplation. L’objet esthétique est celui qui est séparé du reste de
la réalité ordinaire; il est l’objet d’une satisfaction désintéressée, en sorte que ce
désintéressement correspond à une indifférence par rapport à l’existence effective de
l’objet (sa simple apparence formelle suffit).
Dès lors, le plaisir gustatif, par exemple, n’est pas esthétique car il entretient un
rapport essentiel avec l’existence de l’objet et donc avec sa matière : je ne peux savourer
un mets sans le détruire. Pour cette raison, la gastronomie reste un artisanat; le grand chef,
aussi génial soit-il, ne saurait être un artiste, sauf « par éclair » comme le dit Alain.
Inversement, avoir un rapport esthétique à un plat, dire de lui qu’il est beau, c’est vouloir
différer le moment de sa consommation matérielle et en rester à sa simple apparence
formelle. On libère alors l’objet de l’usage quand on le contemple esthétiquement.
Cette théorie du désintéressement esthétique est toutefois insatisfaisante. Kant reste
l’héritier des théoriciens classiques et pense le caractère simplement formel de l’objet
esthétique. Une mise entre parenthèses de l’existence de l’objet n’exige nullement celle
de sa matérialité. L’objet reste le même, il conserve toutes ses qualités sensibles mais
devient un monde à lui tout seul, un monde extraordinaire, comme c’est le cas, par
exemple, des objets sur une scène de théâtre.
On peut également si la conception kantienne de la nature désintéressée de la
satisfaction esthétique n’est pas fondée sur une approche erronée du désir, lequel, selon lui,
se rapporte essentiellement à l’existence de son objet. Kant méconnaît, semble-t-il, que le
désir meurt le plus souvent de sa réalisation, de sorte que la logique du désir est de se
donner un objet irréalisable, infini, absolu, qu’il ne pourra jamais atteindre. L’expérience
esthétique a pour fonction de présenter un objet déréalisé, représentant un support idéal
pour nos projections désirantes. En ce sens, l’objet esthétique est éminemment
intéressant.
Il existe par ailleurs différents modes d’expérience esthétique. N’importe quel objet
peut être appréhendé esthétiquement : il suffit de le neutraliser ontologiquement. Exemple
des réminiscences qui parsèment la Recherche du temps perdu de Proust. Il s’agit là
d’expériences esthétiques induites par des objets quelconques qui font resurgir le passé au
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cœur même du présent, de sorte que la perception du présent de l’objet comme la
réminiscence du passé induit sa neutralisation ontologique. Exemple fameux de la
madeleine de Proust : il existe bien des expériences esthétiques gustatives, olfactives, etc.
Qu’en est-il alors de l’objet inesthétique : est-ce un objet non esthétique, un objet
déplaisant ou un objet laid ?
A.2) L’objectif inesthétique, laideur, beauté et sublime
Voyons ce qui distingue l’objet non esthétique, l’objet inesthétique, déplaisant, laid et
donc beau, ce qui nous amènera, en différenciant derechef objet esthétique et objet
artistique, à tenter de définir l’objet proprement artistique.
En premier lieu, un objet est non esthétique lorsqu’il ne fait pas l’objet d’une
perception déréalisante. C’est le cas de tous les objets de la réalité ordinaire que nous
soumettons à un usage réel. Mais lorsque j’affirme qu’on objet est inesthétique, cela
suppose que je sois déjà entré dans un rapport esthétique avec lui. Par exemple, lorsqu’un
ami me demande de regarder attentivement un objet qu’il admire. J’accepte de le
déréaliser, de l’appréhender esthétiquement. Mais si je suis obligé de contempler cet objet
qui ne m’en paraît pas digne, j’éprouve une sensation d’ennui et je rejette l’objet en
question en le déclarant inesthétique. L’objet inesthétique est l’objet non plaisant dont
la réalité sensible ne vient nourrir aucune déréalisation.
Un objet déplaisant n’est toutefois pas forcément inesthétique et donc non plaisant.
Il existe, en effet, un déplaisir esthétique et donc plaisant, que l’on pourrait appelé plaisir
négatif. Retirer un objet de la réalité ordinaire conduit à lui conférer une dimension non
réelle, quasi onirique. En quoi il est esthétique, plaisant puisque nous sommes délivrés
des soucis du quotidien et nous pouvons vivre sans crainte nos désirs et laisser libre cours
à nos projections imaginaires. Mais le rêve peut très bien ici être déplaisant, pénible, et
prendre la forme d’un cauchemar, sans pour autant que son caractère attrayant soit remis
en cause (exemple des films de suspense ou d’horreur).
La laideur n’est équivalente ni au non-esthétique, ni à l’inesthétique, ni au déplaisant au
sens de plaisir esthétique négatif. Dans la conception classique, la laideur est définie en
opposition à la beauté : est beau un objet appréhendé esthétiquement en fonction de son
unité, de son harmonie, de son équilibre, de sa finitude, de sa régularité, de sa pureté, etc.
Or , dès la fin du XVIIe siècle, les adversaires du classicisme français dénoncent cette
confusion entre l’esthétique et le beau. On peut appréhender esthétiquement des objets
présentant des déterminations objectives inverses au beau et donc juger esthétique ce qui
est laid pour un classique. Burke, par exemple, oppose au beau le sublime. Un objet
sublime est un objet appréhendé esthétiquement en fonction de sa multiplicité, de sa
discontinuité, de son imperfection, de son irrégularité, de sa dysharmonie, de son impureté,
etc. L’art moderne passe ainsi d’une esthétique du beau à une esthétique du sublime.
Le sublime est la laideur esthétique. Mais il ne faut pas confondre sublime et beauté
transcendante, beauté de la laideur, déplaisir esthétique.
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La beauté transcendante, c’est le sublime au sens de beauté au superlatif. Ici, on
pourrait dire que c’est le divin qui est sublime, de sorte que définir une production
humaine comme étant sublime est illégitime.
La beauté de la laideur est la représentation belle d’un modèle laid. Le déplaisir
esthétique montre que le beau n’a pas le privilège d’être plaisant ; le beau peut être
douloureux tout en restant esthétique. L’art contemporain n’a cessé de travailler sur ces
sensations de vide, de tristesse, d’angoisse, d’enfermement qui peuvent être liées à
l’appréhension esthétique de l’unité, de l’identité, de la perfection, de la régularité, de la
pureté, etc.
Entre le beau et le sublime, on peut penser des termes intermédiaires. Lorsque c’est la
beauté qui domine, avec de la vivacité, une fantaisie dynamique, on peut parler de grâce.
Lorsque c’est le sublime qui domine, sans remettre en cause l’équilibre et l’harmonie, on
parle plutôt de splendeur ou de magnificence.
Comment, dès lors, définir un objet artistique ? Prenons de nouveau l’exemple de la
chaise : je peux éprouver une émotion esthétique en contemplant cette chaise ordinaire ;
elle devient dès lors un objet esthétique. Elle n’est pas pour autant un objet artistique et
son fabricant n’est nullement un artiste, de sorte qu’un objet esthétique n’est pas forcément
artistique.
Un objet artistique n’est pas un objet intentionnel esthétique mais un objet
intentionnellement esthétique, c’est-à-dire un objet qui a été travaillé intentionnellement
dans sa matérialité en sorte d’être appréhendé esthétiquement par le spectateur. De même,
comme nous allons le voir, il ne faut pas confondre objet artistique et œuvre d’art : nous
l’avons déjà dit, les ready-mades sont sans conteste des objets artistiques mais nullement
des œuvres d’art.
A.3) L’existence d’intermédiaires
Si l’on peut distinguer les objets artisanaux, qui sont faits pour qu’en use réellement,
des objets artistiques, qui sont faits pour être retirés de l’usage réel, il existe des cas
mixtes. Il suffit que l’intention esthétique soit présente dans l’intention créatrice d’un objet
artisanal mais qu’elle devienne manifestement dominante. Il existe, par exemple, des
instruments si richement ornés que leur usage réel tend à s’effacer derrière leur fonction
décorative. On parle alors d’artisanat d’art. Lorsqu’elle a été fabriquée par un grand
artisan, une chaise peut être exposée dans un musée d’objets d’art. Le design, nous l’avons
vu, produit des objets d’art industriels. La fonction esthétique peut devenir à ce point
dominante qu’un créateur pourra sacrifier le confort d’une chaise à la seule pureté de ses
lignes.
Où l’on voit que si les pratiques artistiques sont radicalement multiples et hétérogènes,
elles mettent toutes en jeu une même fonction : quel que soit le travail auquel a été
soumis l’objet artistique, il a été finalisé par une intention esthétique. Seul compte le fait
que l’artiste ait produit son œuvre pour induire son appréhension déréalisante chez le
spectateur.
Il convient de distinguer intention artistique et intention esthétique. On peut définir
l’objet artistique par l’intention esthétique et non par l’intention artistique : on peut créer
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une grande œuvre d’art sans avoir eu l’intention de « faire de l’art ». Il n’y art que dans le
travail de la matérialité de l’objet pour induire son appréhension esthétique, c’est-à-dire
déréalisante.
Prenons par exemple le cas d’un sculpteur « primitif » qui a cherché à faire apparaître
une puissance surnaturelle dans la pierre. Son but, c’est que, par la seule perception
sensible de l’objet, le spectateur soit conduit à le retirer de la réalité ordinaire. L’intention
qui guide un tel travail correspond à la notion d’intention esthétique, de sorte que
l’appartenance d’une telle création à l’art est garantie, bien que l’intention de l’artiste n’ait
pas été artistique.
Conclusion :
On peut dès lors en conclure que la seule question pertinente est de se demander en
quoi les objets fonctionnent comme de l’art. A partir du moment où on peut déceler un
travail minimum de la matérialité de l’objet selon une intention esthétique, on doit bel et
bien reconnaître l’appartenance de tels objets à l’art : ce sont des objets artistiques.
B) L’OEUVRE D’ART
Suffit-il pour autant, comme nous l’avons vu avec les readymades, qu’un objet soit
artistique pour qu’il soit admis dans un musée des arts plastiques ou des beaux-arts ? Peuton distinguer les objets artistiques et les œuvres d’art ? Que se passe-t-il lorsque nous
reconnaissons à un objet artistique le statut d’œuvre d’art à part entière, le statut de chefd’œuvre ? Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Y a-t-il des critères permettant de l’identifier ?
B.1) Art et grand art
Peut-on vraiment distinguer entre les objets artistiques et les œuvres d’art, l’art et le
grand art ? Qu’est-ce qui permet à un musée de ne garder que les meilleurs objets
artistiques, à savoir les œuvres d’art ?
Dire d’un objet qu’il est une œuvre d’art, c’est affirmer, en premier lieu, qu’il est digne
d’être admiré et conservé (ce qui n’est pas le cas, par exemple, de la peinture d’un
peintre du dimanche). Mais quels sont les critères de cette évaluation ? En effet, comme l’a
montré Kant, la difficulté vient de ce que l’expérience esthétique n’est pas objective : dire
d’un objet qu’il est beau n’est pas équivalent à affirmer qu’il est rouge ou bleu. D’où les
conflits esthétiques incessants qui agitent le monde de l’art. En même temps, un accord
esthétique, un consensus dans le choix des œuvres d’art est de fait possible ; Kant
découvre dans le jugement esthétique une universalité subjective qui est au principe de la
communication entre les hommes.
La définition du grand art, de l’œuvre d’art est-elle alors possible ? Le plus souvent,
c’est le relativisme qui prévaut : les seuls critères d’évaluation des objets artistiques sont
simplement subjectifs, de sorte qu’il faut renoncer à distinguer œuvre d’art et objet
artistique, roman de la collection Harlequin et Recherche du temps perdu de Proust ;
l’affirmation de la supériorité artistique de l’un sur l’autre n’engage que moi, elle ne peut
s’appuyer véritablement sur des différences objectives.
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Ce relativisme qui consiste à prétendre que « tout se vaut » est malhonnête, parce qu’il
n’est pas sincère. Nous soupçonnons bien que certaines œuvres sont formellement plus
accomplies, sensuellement plus troublantes, politiquement plus percutantes que d’autres.
Même si nous ne savons pas toujours justifier nos évaluations. La thèse relativiste est
donc non seulement mensongère, dérisoire, mais encore dangereuse : elle facilité la
diffusion d’œuvres médiocres, diffusion qui porte préjudice aux œuvres de meilleure
qualité et qui, au bout du compte, risque de favoriser la dégradation du goût du public.
Or il existe des musées des Beaux-Arts dont la fonction est précisément d’opérer une
séparation objective entre des objets artistiques que l’on a sélectionnés et les autres. Ce qui
présuppose l’objectivité d’une telle évaluation. Que se passe-t-il alors lorsque nous
reconnaissons à un objet artistique le statut d’œuvre d’art ? Nous y reconnaissons un chefd’œuvre. Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ?
La sélection des chefs-d’œuvre n’est pas subjective car il est facile de montrer la
supériorité objective d’une œuvre sur tel ou tel objet artistique. Comparons un bestseller de la collection Harlequin avec un classique quelconque de la littérature (Proust,
Camus, etc.). On peut considérer la richesse du langage, la virtuosité formelle, l’originalité
et la convergence de l’intention esthétique. La production des best-sellers est soumise à
une intention commerciale qui recherche des produits accessibles au plus grand nombre et
parfaitement standardisés.
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Elle n’est pas équivalente à un simple objet
esthétique car je peux trouver esthétique un arbre ou un caillou sans pour autant y voir une
œuvre d’art. Elle n’est pas non plus équivalente à un simple objet artistique car la
médiocrité existe en art. De plus, une œuvre d’art n’est pas équivalente à un objet
artistique esthétique, c’est-à-dire conforme à mon goût personnel (on juge généralement
superbes les peintures de son fils !). Il y a, dans l’œuvre d’art, Kant l’a montré, quelque
chose d’exemplaire, de sorte qu’une œuvre d’art est un objet artistique déployant une
technique esthétique magistrale, possédant une grande potentialité esthétique.
Une œuvre d’art est un objet artistique qui réussit de façon exemplaire dans la
technique de la fascination, fascination quasi hypnotique, de sorte que plus une œuvre
est techniquement réussie, plus elle possède de potentialité esthétique. L’objet est
retiré de la réalité ordinaire par le spectateur qui le contemple et une telle appréhension a le
sens d’une fascination.
Prenons l’exemple d’une grande voix, celle de Billie Holiday. A quoi la reconnaît-on ?
A sa grande richesse matérielle (tessiture ample, force remarquable, large éventail des
nuances expressives), ce qui peut s’évaluer objectivement. Cela ne suffit pourtant pas. Il
faut encore une virtuosité formelle, être original, c’est-à-dire inventif, posséder un timbre
spécifique, un style technique, etc. Et puis, surtout, l’essentiel : la capacité de faire
converger cette richesse matérielle, cette virtuosité, cette originalité dans une intention
interprétative unifiée, c’est-à-dire de faire des choix cohérents.
Quels sont donc les critères du jugement de goût ? La véritable importance d’une œuvre
d’art ne se mesure ni à sa valeur commerciale, ni au culte dont elle fait l’objet, ni au
nombre de thèses, de tee-shirts, de cartes postales qui lui sont consacrés. Elle peut se
mesurer, en revanche, au pouvoir qu’elle possède de nous faire réfléchir à quelque
chose que, sans elle, nous n’aurions pas perçu.
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Nous le verrons, plus loin, avec Bergson notamment : une œuvre nous aide à mieux
comprendre le réel et certaines le font mieux que d’autres en ce sens qu’elles ont plus
originales, plus profondes, techniquement mieux réussies. Combien plus riches sont les
romans de Proust, les opéras de Mozart, les chansons de Billie Holiday sur l’amour que les
romans de quai de gare, les chansons mièvres de Céline Dion. Certaines œuvres donnent
davantage à penser et à sentir que d’autres, de sorte que certaines productions de l’art sont
bien supérieures à d’autres, et ce en raison de leur plus grande complexité ou densité.
B.2) L’éducation du jugement esthétique : l’importance des critiques, des musées et
des écoles
L’art est-il alors réservé à une élite ? La capacité à soumettre l’art à des normes qui lui
sont extérieures ne revient-elle pas à faire de l’œuvre d’art un objet dont la jouissance
serait réservée à quelques-uns, nécessairement issus d'un milieu économiquement,
socialement, culturellement favorisé ? Si, comme nous l’avons vu, le beau peut ne pas
plaire en ce qu’il se différencie radicalement de l’agréable, c’est peut-être parce qu’il ne
plaît pas toujours immédiatement et que la reconnaissance du beau suppose le goût, c’està-dire l’éducation, l’expérience, la maturité. Comme les autres facultés, le goût ne doit-il
pas s’éduquer ?
L’art ne devient accessible, en effet, qu’à travers une certaine éducation. L’oreille, la
vue doivent se former. En art, la spontanéité pure n’existe pas puisque la sensibilité
artistique n’est pas innée : elle s’acquiert. Une sensibilité peu aguerrie est généralement
incapable d’apprécier les critères objectifs de l’évaluation des œuvres. Une oreille non
formée ne peut reconnaître les instruments, elle ne perçoit pas l’architecture des thèmes.
L’originalité du style est imperceptible pour une sensibilité inexpérimentée. Même si une
œuvre d’art a une grande potentialité hypnotique, si son spectateur reste aveugle à ses
effets, elle ne fera que l’ennuyer.
L’idée que le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée nous conduit à affirmer,
avec Kant, que le jugement entre dans l’expérience esthétique (« je ne trouve pas ça
beau ») : non seulement je peux dire « ça ne me plaît pas », « je n’éprouve aucun plaisir »,
mais encore « je juge que ça n’est pas beau » et « je ne comprends pas que vous trouviez
ça beau ».
Kant conclut qu’en matière de goût, on ne peut disputer mais on peut discuter. Il
reprend l’antique opposition entre la discussion – conflit d’opinions sans issue – et la
dispute – conflit de pensées où la preuve est possible.
D’abord, il y a des goûts qui s’imposent à nous et qui ne viennent pas seulement du
libre choix de chacun : André Malraux fait remarquer que si les hommes s’accordent plus
facilement sur la beauté des femmes que sur celle des tableaux, c’est parce qu’ils ont été
presque tous amoureux et pas tous amateurs de peinture.
Comme il y a des obstacles épistémologiques en science qui empêchent l’esprit
d’accéder à la vérité, il y a des obstacles esthétiques qui empêchent la sensibilité
d’accéder à la beauté : l’ignorance est le principal de ces obstacles. Pour qu’un goût fût
l’expression d’une liberté personnelle, il faudrait qu’il fût l’expression d’un choix : en
l’occurrence, on aime non pas ce qu’on veut mais ce qu’on peut ; le choix a déjà été fait
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à la place du sujet (stéréotypes, préjugés, etc.). On n’aime pas spontanément l’art parce
que l’art est difficile.
Le goût, en effet, est socialement déterminé ; nos goûts prétendus libres et personnels
dépendent de notre âge, de notre sexe, de notre éducation, de notre niveau d’études, de la
mode, de la publicité, etc.
Par ailleurs, si le goût est une affaire purement subjective, comment se fait-il que toutes
les œuvres n’ont pas d’égales chances d’être appréciées ? La hiérarchie n’est pas entre tel
ou tel grand artiste mais entre tel grand artiste et tel artiste médiocre. Rien voir avec la
mode : c’est l’histoire qui se charge de faire le tri.
Le mot goût est inapproprié pour traduire le jugement et l’expérience esthétiques. Dans
le goût proprement dit, il y a consommation d’un objet par un sujet. Or l’expérience
esthétique inverse le rapport de l’objet et du sujet : ce n’est plus l’objet qui entre dans
le sujet mais le sujet qui se fond dans l’objet. Le mot de ravissement ou de
contemplation est plus adéquat : être ravi, c’est être emporté, enlevé, arraché à la banalité
de la vie quotidienne.
De même, les termes de sentiment ou d’émotion esthétiques ne sont pas non plus très
pertinents : le sentiment et l’émotion sont purement singuliers, alors que face à la grande
œuvre on est comme hors de soi. On éprouve parfois une telle expérience de décentrement
dans l’amour et le mysticisme.
Les œuvres d’art ne nous parlent donc que si notre sensibilité et notre culture les forcent
à parler ; la contemplation et le plaisir esthétique deviennent alors des recréations. L’acte
créateur doit être compris, renouvelé par le spectateur : reconnaître la beauté, c’est la
reproduire.
En proposant un travail, l’artiste effectue donc la moitié du chemin ; l’autre échoit à
l’amateur qui se propose d’apprécier et d’interpréter l'œuvre. Le goût, la sensibilité, la
sensualité se cultivent; on ne naît pas amateur, on le devient, en sorte que, d’une certain
façon, nous sommes responsables de nos goûts.
Conclusion :
Si les jugements de goût varient selon les époques, les cultures, les catégories sociales,
il y aurait précipitation à en conclure que ces jugements de goût ne reposent sur rien
d’objectif, et que le premier venu est aussi bon juge qu’un autre. Chacun est évidemment
libre d’aimer ou de ne pas apprécier une œuvre. Il n’empêche qu’un amateur averti peut
mieux qu’un autre reconnaître en quoi la forme d’une œuvre innove, réussit à exprimer
quelque chose qu’aucune autre n’avait donné à ressentir avant elle. Dès lors, si le beau ne
plaît pas, c’est souvent que la capacité à le reconnaître a été négligée ou que les conditions
de sa réceptivité ne sont pas réunies.
C) FONCTION ET VALEUR DE L’ART
A quoi l’art sert-il finalement ? Nous avions défini l’art comme une activité libre et
désintéressée, ayant sa fin en elle-même. L’œuvre d’art est faite pour être retirée de l’usage
réel, de la réalité ordinaire et obéir à une intention esthétique. En ce sens, l’art ne sert à
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rien à proprement parler, si l’on entend par utilité ce qui tient sa valeur de sa qualité de
moyen permettant d’atteindre une fin jugée bonne. Est utile, en général, ce qui correspond
à un intérêt, d’ordre biologique, social ou économique. Est-ce à dire que l’art ne répond à
aucune fonction, à aucun besoin humain ?
C.1) La fonction de l’art
Soulignons d’abord que la fonction de l’art n’est pas la même pour le créateur, pour
l’interprète ou pour le consommateur ou le spectateur. Pourquoi consommons-nous des
œuvres d’art ? Pourquoi écoutons-nous des concerts, des disques ? Pourquoi regardonsnous des films, lisons-nous des romans ?
La première réponse semble évidente : pour nous distraire. L’art, en effet, est du
domaine du superflu, par opposition au nécessaire. Il s’oppose au travail utilitaire, à
l’ennuyeux enchaînement des gestes routiniers. Il a, en ce sens, un rapport essentiel avec le
temps libre, le loisir ; il participe du labor et de l’otium en même temps, par opposition
avec le negocium. De sorte qu’entendre ou regarder une œuvre d’art change les idées, nous
permet de nous évader d’une réalité souvent décevante et difficile (cf. La rose pourpre du
Caire de Woody Allen); l’œuvre d’art délasse, détend, amuse, fait rêver. Cette fonction,
qui peut sembler superficielle, répond à un droit fondamental de la personne humaine,
celui de la distraction.
Mais l’art ne sert pas seulement à nous distraire ou à nous divertir, auquel cas las
artistes ne seraient que des clowns, des amuseurs, des animateurs, des marchands de rêves
ou d’illusions. Si l’art semble, au premier abord, nous détourner de la contemplation de ce
qui est, dans la vie, laid ou douloureux, en réalité il ne cesse de se nourrir de ce qui, dans la
réalité quotidienne, nous afflige ou nous angoisse. De quoi parle l’art, sinon de la maladie,
de la mort, de l’amour, de la violence, du crime, etc. ?
Dans la Poétique, Aristote fait remarquer que nous pouvons éprouver un vif plaisir à
regarder souffrir, sur scène, les héros malheureux de la tragédie grecque. Si les larmes et le
chagrin n’ont rien de distrayant, c’est qu’il y a dans la pulsion qui nous attire vers nombre
d’œuvres autre chose qu’une simple envie de s’amuser. Selon Aristote, la tragédie nous
purge de nos sentiments de crainte et de pitié.
En réalité, on pourrait penser que l’un des deux principales fonctions de l’art réside
dans son aptitude à nous faire réfléchir aux aspects les plus divers de notre propre
existence. En ce sens, l’œuvre d’art joue un rôle analogue à celui d’une théorie scientifique
ou philosophique : elle constitue une construction de l’esprit destinée à nous faire mieux
comprendre les traits les plus généraux, la structure profonde, de la réalité. Elle contribue,
en somme, à accroître notre connaissance.
Cette fonction de connaissance ou de vérité convient certainement à certaines formes
d’art plutôt qu’à d’autres. Pour ce qui est de la musique de danse, on voit mal quelle
connaissance elle pourrait enveloppée. En revanche, les arts de l’écriture (le roman, l’essai,
la poésie) et ceux de l’image visuelle (peinture, photographie, cinéma) correspondent à
cette conception de l’art.
Exemple du cinéma dont Jacques Tati dit qu’il est une école du regard. Le cinéma
constitue la plus formidable réserve de témoignages sur l’histoire et la plus puissante
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machine à faire fantasmer les foules. Le cinéma est à la fois l’expression d’un réel, même
si celui-ci est parfois inaperçu, voire invisible, et l’expression d’un fantasme. Le cinéma
est peut-être aujourd’hui la forme d’activité artistique la plus propre à renouveler notre
connaissance du monde et à nous faire penser. La connaissance apportée par le cinéma
peut contribuer aussi à éclairer, au-delà des nos fantasmes conscients, les régions les plus
obscures de notre inconscient individuel.
C.2) L’art et la réalité
« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde
la réalité nue et sans voile. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun
des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce
que ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de
reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la
vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage
pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même,
sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. » (Henri Bergson,
« Conférence de Madrid sur l’âme humaine », in Mélanges)
Dans ce texte Bergson se demande si l’artiste est celui qui voit mieux que les autres. Ce
texte tente de définir la nature de l’artiste et le sens profond de l’art. Bergson se place ici
sur le terrain du rapport à la vérité. Contrairement à Platon qui ne voyait en l’artiste qu’un
illusionniste, un imitateur expert dans la production de trompe-l’oeil, Bergson soutient une
thèse opposée : l’artiste est précisément un homme qui voit mieux que les autres et qui
« regarde la réalité nue et sans voile ».
1. Quelle différence l’auteur établit-il entre « voir » et « regarder » ?
Bergson nous explique que lorsque nous regardons un objet « nous ne le voyons pas ».
Regarder n’est pas la même chose que voir. Voir, c’est voir des conventions interposées
entre l’objet et nous, c’est percevoir une chose à travers un écran qui nous masque la
présence la plus authentique.
2. Quelle est la nature de ces conventions interposées entre l’objet et nous ? Pourquoi
sont-elles nécessaires ?
Or quelles sont ces conventions ? Bergson vise les mots de notre langage qui sont
interposés, comme des étiquettes le sont sur des produits de consommation, entre les objets
et nous. Les mots nous procurent cette « commodité » : celle de la communication,
laquelle rend l’échange plus facile, le travail plus aisé, une meilleure satisfaction des
besoins. Dans un autre texte (Le rire), Bergson explique que « vivre, c’est n’accepter des
objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées ».
En clair, ce que nous regardons du monde extérieur est ce que nos sens en extraient
pour éclairer notre conduite en vue de satisfaire nos besoins. Nous écartons en quelque
sorte de l’objet tout ce qui ne correspond pas à son utilité. Les mots renvoient à un sens, ils
englobent une définition que nous avons toujours à l’esprit quand nous regardons le
monde. Cette définition est le concept de l’objet, objet qui se résume à une formule qui
porte sur sa fonction, à laquelle il est réduit.
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Exemple du tableau de Van Gogh de 1886 « Souvenirs avec lacets ». Nous ne voyons
pas autre chose qu’une paire de semelles recouvertes de cuir pour servir à chausser des
pieds. Le concept qui est associé au mot « chaussures » et qui les réduit à leur fonction la
plus générale, convient à toutes les paires de chaussures, et nous empêche de voir cette
paire ci dans sa singularité. Ce sont donc bien ces conventions – les mots, leurs concepts –
qui constituent ce voile dont parle Bergson.
Nous ne voyons pas ce qui est mais ce que nous avons appris à voir. La réalité n’est
guère autre chose que nos perceptions passées à travers les filtres de notre
conditionnement. Nous voyons les choses selon ce que nous sommes et non telles qu’elles
sont. Par exemple, les artistes de l’antiquité avaient l’habitude de dessiner des cils aux
paupières inférieures des chevaux, les chevaux n’ont pas de cils à la paupière inférieure ;
ces artistes en voyaient parce qu’ils étaient accoutumés à en voir aux paupières des êtres
humains.
3. De quelle manière l’artiste peut-il « mettre le feu » à toutes ces conventions ?
Seul l’artiste est capable de « mettre le feu à toutes ces conventions », en portant sur le
monde un œil qui n’est justement pas celui de la consommation ou de l’utilitaire. Son
regard est désintéressé, il redécouvre les êtres et les objets dans leur mystère et leur
plénitude. Il s’agit des réalités naturelles comme des objets techniques. Lorsque le peintre,
par exemple, représente, sous forme de « natures mortes », des aliments, des fruits, il
oublie ce qu’ils signifient pour nos yeux de consommateurs et les regarde pour euxmêmes. La contemplation se substitue à l’intérêt.
4. Quel type de regard l’art nous amène-t-il à poser sur le monde ?
Le regard de l’artiste est un « voir » plus profond, plus entier. Il repose sur le mépris de
« l’usage pratique et des commodités de la vie ». Cette conversion du regard peut seule
nous amener à pénétrer la réalité de la manière la plus intense.
L’artiste nous libère du familier, il nous donne des yeux neufs grâce auxquels nous
découvrons des aspects de la réalité dont nous n’aurions pas rêvé, aspects qui en fait
n’étaient pas là avant que l’artiste les ait créés par sa vision. Nous ne voyons plus une
montagne, une coupe de fruits du même œil que nos ancêtres parce que Cézanne nous a
montré comment lui les voyait et nous a enseigné une nouvelle façon de voir ces choses.
Matisse raconte une anecdote : une dame visitait un jour son atelier et, après avoir
examiné la toile qui se trouvait sur le chevalet du maître, elle lui déclara : « vous avez fait
le bras de cette jeune fille beaucoup trop long ». Matisse répliqua alors : « Ce n’est pas une
jeune fille, madame, c’est un tableau ».
Conclusion :
L’art n’a donc pas pour mission d’imiter ou de copier la nature, la réalité : langage
spécifique, l’art transfigure la réalité, la spiritualise et constitue un monde en soi, une
réalité autonome dont la forme exprime concrètement la signification ; il travaille ainsi
toujours à modifier et à enrichir notre façon de percevoir et de ressentir le monde. Il y a bel
bien une réalité de l’art, plus réelle peut-être que la réalité et qui nous ouvre un monde
dont les frontières sont reculées.
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CONCLUSION GENRALE
Qu’est-ce donc que l’art ? Qu’est une œuvre d’art ? Nous avons vu que la question
« Qu’est-ce que l’art ? » devait plutôt se formuler sous la forme de la question « Quand y
a-t-il art ? », « A partir de quand un objet fonctionne-t-il comme une œuvre d’art ? ».
Il ne suffit pas de dire « c’est de l’art » pour qu’un objet relève de l’art, même si cet
objet peut très bien, si on l’expose dans un musée, fonctionner comme de l’art, être
artistique par analogie, en procurant des émotions esthétiques chez certains spectateurs.
Mais le jugement « c’est de l’art » ne modifie en rien la matérialité de l’objet et n’a
donc pas véritablement le statut d’un travail artistique.
Nous avons vu également qu’un objet peut très bien être artistique sans être pour autant
une œuvre d’art. Une œuvre d’art n’est pas seulement une œuvre de l’art. Certes, la
« Roue de bicyclette » de Marcel Duchamp, qui appartient à la catégorie des readymades,
est bien un objet artistique puisqu’il y a eu, de la part de l’artiste, travail sur la matérialité
sensible de l’objet (travail de démontage et de montage, la roue de bicyclette ayant été
fixée à la verticale sur un tabouret) dont l’intention était de faire obstacle à tout usage réel
de la roue et par là même d’induire son appréhension déréalisante chez le spectateur. Un
objet artistique est donc un objet intentionnellement esthétique.
Pour autant, un objet artistique n’est pas forcément une œuvre d’art, si l‘on entend par
là une œuvre du grand art. En ce sens, le ready-made ne relève pas du grand art car,
même s’il y a une intention esthétique s’apparentant au sublime (déterminations objectives
d’irrégularité, d’imperfection, de dissymétrie, etc.), il n’y a pas de travail sur la matérialité
de l’objet engageant une virtuosité formelle. Certes, la « Roue de bicyclette » de Duchamp
est remarquable et constitue sans conteste un mode de neutralisation ontologique de l’objet
auquel on n’avait pas pensé. Mais la nouveauté est insuffisante pour affirmer que l’on a
affaire à une œuvre magistrale.
Pour qu’il y ait œuvre, en effet, il faut que l’objet artistique mette en jeu une virtuosité
remarquable, une grande maîtrise technique, une complexité symbolique produisant
un effet de vérité ou de connaissance, lequel engage une interprétation en droit infinie.
A l’intérieur du grand art, il y a bien sûr des œuvres mieux réussies que d’autres, une
œuvre pouvant être du grand art sans être pour autant un chef-d’œuvre.
Située au-delà de tout désir et liée à la contemplation spirituelle, l'œuvre d’art, comme
le signale Hegel, satisfait les plus hautes aspirations spirituelles de l’homme :
appréhender sa forme spirituelle dans le monde, se saisir, en tant qu’esprit, dans le réel et
dans les choses, contempler son esprit, son humanité en dehors de lui-même. L’art est
bien l’esprit se prenant pour objet.
Dans le jugement et le sentiment esthétiques, c’est l’esprit qui se projette ou se retrouve
dans les choses. La beauté peut être considérée comme la manifestation extérieure de
l’intérieur, comme l’articulation de l’intelligible et du sensible, la « spiritualisation » de la
matière, en même temps que la manifestation visible de l’invisible.
En rupture avec toute valeur d’usage, l’art nous fait pénétrer dans le royaume des fins,
qui est la gratuité totale, désintéressée de l’être. Par la purification des sens, la
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dématérialisation du désir que la beauté inspire, l’expérience esthétique nous fait naître à la
dimension suprasensible. Dès lors, comme l’a pressenti Platon, le Beau est le symbole du
Bien, manifestant un ordre inconnaissable en soi mais exprimé par la plus haute vocation
humaine.
L’art ne remplit donc pas seulement des fonctions magiques (le besoin de se rassurer,
de dominer, de donner du sens aux grands mystères de l’existence), religieuses (croire,
vénérer, aimer, etc.), psychologiques (s’évader du réel, l’embellir), il renvoie tout autant à
un besoin de spiritualité, d’expression, à une quête du sens contre la mort et le néant,
comme on le voit au plus haut point avec l’art contemporain. Comme le dit Malraux,
« l’art est un anti-destin » par lequel l’homme peut résister à l’impermanence de toute
chose. Si la postmodernité fait son deuil du sacré, de la vérité, de Dieu, elle ne saurait faire
son deuil du Beau et de l’art, qui demeurent compagnons d’une vie vouée au non-sens et à
l’absurde. L’art et le Beau jouissent ainsi d’un privilège incontestable.
SUJETS DE DISSERTATION
1) Le jugement de beauté :
-
Existe-t-il un privilège de la beauté ?
Qu’est-ce que le Beau ?
Qu’est-ce que le mauvais goût ?
Peut-on nous reprocher une faute de goût ?
La beauté s’explique-t-elle ?
Le beau a-t-il partie liée avec le bien ?
Y a-t-il une beauté naturelle ?
Le Beau est-il ce qui ne sert à rien ?
2) Spécificité de l’art :
-
L’art peut-il s’enseigner ?
Le travail peut-il engendrer une œuvre d’art ?
Le génie de l’artiste exclut-il tout apprentissage ?
3) Art et vérité :
-
La fin de l’art est-elle la vérité ?
L'œuvre d’art nous met-elle en présence d’une vérité impossible à atteindre par
d’autres voies ?
L'œuvre d’art nous éloigne-t-elle ou nous rapproche-t-elle du réel ?
En quoi l’art peut-il considéré comme une chose sérieuse ?
L’art est-il une perception illusoire de la réalité ?
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4) Art et nature :
-
Peut-on faire de la nature l’idéal de l’art ?
L’art a-t-il pour fonction d’imiter la nature ?
En quoi la beauté artistique est-elle supérieure à la beauté naturelle ?
5) Fonction de l’art :
-
Pourquoi des artistes ?
L'œuvre d’art a-t-elle pour fonction de délivrer un message ?
Peut-on reprocher à une œuvre d’art de « ne rien vouloir dire » ?
L’art n’a-t-il pour fin que le plaisir ?
DEFINITIONS A CONNAITRE
-
L’art :

sens général : désigne aussi bien la technique, le savoir-faire, que la création artistique,
la recherche du beau. Au sens large, l’art désigne un ensemble de connaissances et de
savoir-faire nécessaires à la maîtrise d’une pratique donnée (art médical, poétique,
etc.). Art est ici synonyme de technique (« arts et métiers »).

Sens restreint : synonyme de beaux-arts (arts plastiques – architecture, sculpture,
peinture ; arts musicaux ou rythmiques – musique, danse, poésie). Dans cette
acception, l’art signifie l’ensemble des activités visant à la création d'œuvres
esthétiques. L’art se distingue des autres productions artificielles par le fait qu’il est
désintéressé, libre de toute fonction utilitaire, et qu’il n’a pas d’autre but que lui-même.
-
Le Beau : ce qui suscite un plaisir désintéressé, produit par la contemplation et
l’admiration d’un objet ou d’un être. Ce qui correspond à la perfection en son genre,
obéit à certaines formes d’équilibre ou d’harmonie. Se distingue de ce qui est agréable,
et qui procure un plaisir purement sensuel et particulier, de l’utile, du bon. Il peut
arriver toutefois qu’un même objet soit à la fois beau et utile (une belle maison, par
exemple) : on parle alors de « beauté adhérente », par opposition à la « beauté libre »
qui ne sert à rien et qui n’a pas d’autre fonction que le beau lui-même (Kant) En ce
sens, le beau est ce qui est digne de procurer à tous les hommes le même plaisir, né de
la même perception de la même forme ; le beau est l’objet d’un jugement subjectif
commun à tous les sujets.
-
Plaisir esthétique : plaisir spécifique et désintéressé que procure l'œuvre d’art et le
Beau. Ce plaisir est donné par la forme. L’adjectif « esthétique » signifie ce qui peut
être senti comme beau.
-
Le goût : capacité de juger les formes, de percevoir le plaisir esthétique procuré par la
forme de l'œuvre d’art.
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-
Forme : si le plaisir esthétique concerne la forme de l'œuvre, la forme n’est pas le
contour extérieur de l'œuvre, mais l’agencement des parties et des signes propres au
domaine auquel elle appartient.
LECTURES CONSEILLEES
Lectures indispensables :
-
Aristote, Poétique
Platon, Phèdre, Le banquet, Hippias majeur
Hegel, Esthétique
Kant, Critique de la faculté de juger (« l’Analytique du beau »)
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