I. Une sociologie de la civilisation La civilisation des mœurs

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I. Une sociologie de la civilisation La civilisation des mœurs
I. Une sociologie de la civilisation
parNathalie Heinich
Publié à Bâle en 1939, alors que son auteur avait déjà fui l'Allemagne, mais passé quasi inaperçu en
raison des événements, le grand ouvrage d'Elias sur le « processus de civilisation » (Über den
Prozess der Zivilisation, réédité en 1969) se présente en deux volumes : le premier, traduit en
français en 1973 sous le titre La Civilisation des mœurs, est consacré à l'évolution des mœurs dans
la société occidentale à partir de la Renaissance ; le second, traduit en 1975 sous le titre La
Dynamique de l'Occident, propose une analyse historique et une synthèse anthropologique des
phénomènes observés.
La civilisation des mœurs
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La Civilisation des mœurs présente l'originalité de prendre au sérieux, comme objet d'investigation
sociologique, ce sujet apparemment futile que sont les manières de gérer les fonctions corporelles :
manières de se tenir à table, de se moucher, de cracher, d'uriner et de déféquer, de se laver, de
copuler. Les manuels de civilité de la Renaissance fournissent à Elias un corpus très riche et quasi
inexploité, illustrant non seulement l'état de ces « mœurs » à un moment donné, mais aussi leur
évolution : une évolution indéniable, qui s'accélère dans le courant du XVIIe siècle, et dans une
direction clairement marquée puisque « les hommes s'appliquent, pendant le "processus de
civilisation", à refouler tout ce qu'ils ressentent en eux-mêmes comme relevant de leur "nature
animale" ; de la même manière, ils le refoulent dans leurs aliments » [CM, p. 197] [1].
Omniprésente en effet est la tendance à augmenter le contrôle sur tout ce qui relève de l'animalité,
en le rendant moins visible ou en le refoulant dans l'intimité : la nudité se montre moins, les odeurs
corporelles se dissimulent, les fonctions naturelles tendent à s'exercer dans des lieux spécifiques et
isolés, on ne crache plus par terre mais dans un crachoir, on ne se mouche plus dans sa manche mais
dans un mouchoir, on ne mange plus avec les doigts mais avec une fourchette.
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Ce constat permet à Elias, tout d'abord, de montrer que ces fonctions dites « naturelles » sont
entièrement modelées par le contexte historique et social. En outre, l'évolution des gestes qui
définissent ces « mœurs » est indissociable de l'évolution de la sensibilité et, en particulier, de
l'intensification progressive et collective du sentiment de dégoût, qui rend insupportables les
manifestations corporelles d'autrui, et des sentiments de honte, de gêne, de pudeur, qui incitent à
dérober à autrui le spectacle de son propre corps, de ses excrétions et de ses pulsions. Profondément
incorporés et ressentis comme naturels, ces sentiments entraînent la formalisation de règles de
conduite, qui construisent un consensus sur les gestes qu'il convient ou ne convient pas de faire
– gestes qui eux-mêmes contribuent à modeler en retour la sensibilité.
Sociogenèse et psychogenèse
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Ainsi, « l'étude des formes du savoir-vivre et de ses modifications ne révèle qu'un secteur
particulièrement simple et accessible d'un changement plus fondamental de la société considérée »
[CM, p. 179] : évolution qui peut s'observer non seulement au niveau collectif – la « sociogenèse »
– mais au niveau individuel – la « psychogenèse » –, puisque « chaque individu doit parcourir
pour son propre compte en abrégé le processus de civilisation que la société a parcouru dans
son ensemble ; car l'enfant ne naît pas "civilisé" » [CM, p. 278]. C'est là ce qu'Elias, passant ici
de l'histoire à l'anthropologie, nomme la « loi fondamentale sociogénétique. L'histoire d'une société
se reflète dans l'histoire interne de chaque individu » [CM, p. 278].
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Cette évolution doit impérativement se comprendre comme un processus de longue durée, avec des
mouvements d'accélération (ainsi l'usage de la fourchette s'est imposé dans certains milieux en une
ou deux générations) et des moments de stagnation voire de régression. Il ne s'agit pas d'un
phénomène perceptible à l'échelle individuelle, mais à l'échelle collective d'un mouvement de
société courant sur plusieurs siècles. Aussi le chercheur, historien ou sociologue, est-il le seul à
même de le révéler, par la mise en relation de documents de natures et d'époques différentes. On
peut d'ailleurs suivre aujourd'hui encore l'évolution de ce processus de refoulement des fonctions
corporelles et d'intériorisation des contraintes, y compris sous cette forme paradoxale qu'est le
relatif relâchement des mœurs associé à ce qu'on appelle la « société permissive » : ces
relâchements actuels, explique Elias, ne sont rien d'autre qu'un jeu avec des normes si
profondément intériorisées qu'elles permettent désormais une certaine marge de liberté, laquelle ne
remet pas en cause le niveau de sensibilité collectivement atteint.
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Ayant longuement décrit les modalités du phénomène, par une analyse serrée des témoignages
historiques, Elias va s'interroger sur ses causes. Une explication par les conditions matérielles, telles
que la diminution de la pauvreté ou l'amélioration des conditions sanitaires, ne suffit pas : les
mœurs des plus riches seigneurs du Moyen Âge nous paraîtraient aujourd'hui aussi « sales » que
celles des plus pauvres manants. C'est l'élévation du seuil de sensibilité qui explique l'amélioration
des lieux d'aisance et l'invention des ustensiles liés aux fonctions corporelles – et non pas l'inverse.
Tout aussi insuffisante est l'explication par l'hygiène, qui constitue moins une cause de l'évolution
des mœurs qu'une rationalisation de la sensibilité. L'exemple du crachat est à cet égard très parlant :
cette pratique est passée en une génération de l'hygiénique (on considérait qu'il était sain
d'expectorer) à l'anti-hygiénique (on estime aujourd'hui que cracher augmente les risques de
contagion).
Une explication sociologique
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Qu'est-ce qui, alors, détermine une évolution aussi fondamentale ? Elias se révèle ici pleinement
sociologue : c'est, explique-t-il, la dynamique des relations sociales entre inférieurs et supérieurs qui
peut en rendre compte. Historiquement, les nouvelles manières, plus « civilisées », ont d'abord été
élaborées par l'aristocratie de cour, puis se sont transmises aux autres catégories sociales : « C'est en
partie ce mécanisme : mise au point d'usages de cour, diffusion de ces usages vers le bas, légère
déformation sociale, dévaluation en tant que signe distinctif, qui a maintenu le mouvement des
modes de comportement de la couche supérieure » [CM, p. 167]. Et ce sont en premier lieu les
couches de la bourgeoisie amenées à fréquenter l'aristocratie, voire à la concurrencer dans certains
domaines, qui ont été engagées dans ce processus de distinction par le degré de « civilisation » :
« Les bourgeois sont influencés par le comportement des hommes de cour, les hommes de cour par
le comportement des bourgeois » [CM, p. 181].
La fourchette et la pudeur
« Encore au XVIIe siècle, la fourchette était essentiellement un objet de luxe en or ou en argent
dont se servait la couche supérieure. L'accueil que cette société fit à la "nouveauté" met en évidence
un autre fait : des hommes qui mangeaient comme les hommes du Moyen Âge, qui prenaient la
viande dans le même plat avec les doigts, qui buvaient le vin dans la même coupe, qui lampaient la
soupe dans le même bol ou dans la même assiette [...] entretenaient entre eux des rapports différents
des nôtres ; ces différences n'affectaient pas seulement leur conscience claire et raisonnée mais
également leur vie affective dont la structure et le caractère étaient différents des nôtres. Leur
"économie affective" était orientée en fonction de relations et d'attitudes qui, comparées au
conditionnement auquel nous sommes soumis, nous paraissent pénibles ou du moins peu
attrayantes. Ce qui faisait défaut dans ce monde "courtois" ou ce qui n'existait pas dans la même
mesure qu'aujourd'hui, c'était ce mur invisible de réactions affectives se dressant entre les corps, les
repoussant et les isolant, mur dont on ressent de nos jours la présence au simple geste d'un
rapprochement physique, au simple contact d'un objet qui a touché les mains ou la bouche d'une
autre personne ; il se manifeste déjà dans le sentiment de gêne que nous éprouvons en assistant à
certaines fonctions physiques, et très souvent à leur évocation il se manifeste aussi dans le sentiment
de honte qui s'empare de nous quand certaines de nos fonctions physiques sont exposées aux
regards des autres, et parfois même quand nous prenons conscience de leur existence » [CM, p. 116117].
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Enfin, cette augmentation de la sensibilité au sein de l'aristocratie s'explique elle-même par des
conditions historiques : l'instauration dans le courant du Moyen Âge d'un pouvoir royal fort, la
disparition d'une chevalerie anarchique et violente, la « curialisation » (c'est-à-dire le
rapprochement avec la cour) de l'aristocratie ont entraîné ce changement de mœurs qui s'est diffusé
peu à peu dans l'ensemble de la société. C'est là qu'intervient la reconstitution de la genèse
historique de ce processus de civilisation, qu'Elias va entreprendre dans le second volume de son
grand œuvre.
La dynamique de l'Occident
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C'est à partir de ce qu'il nomme une « sociogenèse de l'État » qu'Elias va reconstituer l'histoire de ce
« processus de civilisation » en Europe, de la seigneurie féodale du XIe siècle au royaume de la
Renaissance, jusqu'à son apogée au siècle des Lumières. La dynamique de ce mouvement naît de la
constitution de l'État, grâce à l'imposition progressive d'un double monopole royal : le monopole
fiscal, qui monétarise les liens entre le souverain et les seigneurs, et le monopole de la violence
légitime, qui place dans les seules mains du roi la force militaire et la condition de toute
pacification. En mettant en avant cette notion de monopolisation étatique de la violence, Elias va
au-delà de la théorie marxiste, qui faisait de la sphère économique la seule ou la plus déterminante
des causes, pour se placer dans le sillage de la théorie webérienne ; il y ajoute cependant une double
dimension, en s'intéressant à la fois à l'amont du phénomène – la formation de l'État à travers les
différents monopoles – et à l'aval – ses effets sur la gestion des affects.
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L'imposition de ce double monopole royal s'accompagne de la constitution d'une administration :
c'est cet « appareil de domination différencié qui garantit la pleine efficacité du monopole militaire
et financier, qui en fait une institution durable. Dorénavant, les luttes sociales n'ont plus pour
objectif l'abolition du monopole de la domination, mais l'accès à la disposition de l'appareil
administratif du monopole et la répartition de ses charges et profits. C'est à la suite de la formation
progressive de ce monopole permanent du pouvoir central et d'un appareil de domination spécialisé
que les unités de domination prennent le caractère d'États » [DO, p. 30]. À la « phase de
concurrence libre » qui caractérisait le système féodal du XIe au XIIIe siècle, où la répartition des
chances se faisait essentiellement par l'emploi de la force, avait succédé, du XIVe au XVe siècle, la
« phase des apanages », lorsque augmenta l'étendue des terres accordées aux enfants du roi et, avec
elle, la désintégration du territoire : c'est là une caractéristique des poussées de féodalisation,
corrélatives de la dissolution de tout monopole centralisé, même encore embryonnaire. Et il faudra
attendre la fin du XVe siècle pour que s'impose en réaction la victoire du monopole royal,
permettant l'apparition d'une « économie » au sens strict, qui médiatise par l'argent la compétition
pour les biens de consommation en évitant le recours à la violence physique, et d'une
administration, qui focalise la concurrence pour l'obtention des meilleurs postes.
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Alors le grand monopole centralisé « prend peu à peu l'aspect d'un instrument au service de la
société tout entière, société pratiquant la division des fonctions : autrement dit, il devient l'organe
central de cette unité sociale que nous appelons aujourd'hui l'État » [DO, p. 104-105]. Pour bien
comprendre ce phénomène, il faut considérer, premièrement, qu'il n'obéit pas à un plan concerté,
mais résulte de la logique interne de cette division des fonctions mises au service « de la
coopération optimale de tous les individus entre lesquels la répartition des fonctions a tissé des
liens » [DO, p. 43-44], donnant naissance « à un phénomène que personne n'a explicitement voulu
ou programmé, mais qui découle néanmoins des ambitions et actions d'un grand nombre
d'individus » [DO, p. 102] ; et, deuxièmement, qu'il est entièrement modelé par l'interdépendance
entre tous ces individus : « Ici comme ailleurs, c'est l'entrelacement d'innombrables intérêts, projets
et initiatives de personnes isolées qui convergeait vers un ensemble de lois régissant un réseau
d'individus interdépendants et aboutit à un résultat qu'aucun des protagonistes n'avait voulu, l'État
français » [DO, p. 102].
Interdépendance et équilibre des tensions
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Cette interdépendance – notion clé dans la théorie éliasienne – est indissociable de cette autre
notion clé qu'est l'équilibre des tensions. Celle-ci est caractéristique de ce qu'il appelle le
« mécanisme absolutiste », lorsque l'opposition entre une noblesse déclinante et une bourgeoisie
montante (notamment grâce à l'ouverture des fonctions administratives permettant d'assurer le
monopole d'État) rend impossible leur coalition contre le souverain, et tend à renforcer la
centralisation du pouvoir dans les mains du roi. Mais l'interdépendance concerne alors tout autant le
roi, dépendant lui aussi du réseau de rapports de force qu'il contribue à stabiliser : « Les rois n'ont
plus la liberté de disposer souverainement de leurs biens et de leurs domaines, comme à l'époque où
l'interdépendance sociale était moins prononcée. Le gigantesque réseau humain sur lequel s'étend le
pouvoir de Louis XIV a son inertie et ses lois propres, auxquelles même le monarque doit se plier »
[DO, p. 152].
Du monopole de la violence à la maîtrise de soi
« La comparaison entre la situation de la noblesse féodale libre et celle de la noblesse de cour est
éloquente à cet égard. Pour la noblesse féodale, l'élément qui décide de la conquête des chances est
la puissance sociale d'une maison, puissance qui dépend aussi bien de ses moyens économiques que
militaires, de la force physique et de l'habileté de chaque seigneur ; dans ce système, l'emploi de la
violence physique est un moyen de combat indispensable à la conquête de chances. En effet, le
partage des chances dépend en dernière analyse de la victoire armée remportée par telle maison – ou
par les générations précédentes –, victoire qui lui a assuré le monopole de l'emploi de la contrainte
physique. C'est en raison de ce monopole que, dans la lutte de la noblesse pour les chances
distribuées par le prince, le recours à la violence pure et simple est à peu près exclu : les moyens de
la compétition se sont raffinés et sublimés ; la dépendance des individus par rapport au détenteur du
monopole impose à chacun une plus grande retenue dans ses manifestations émotionnelles ; les
individus sont tiraillés entre la résistance contre les contraintes auxquelles ils se trouvent exposés,
l'horreur que leur inspirent leur dépendance et leur état de soumission, la nostalgie de la compétition
libre et chevaleresque d'une part, et la fierté de la maîtrise de soi qu'ils ont réussi à s'imposer, les
plaisirs nouveaux qu'elle leur propose, de l'autre. En d'autres termes, nous avons affaire à un
mouvement général vers la civilisation » [DO, p. 41].
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C'est ainsi qu'« en Occident, entre XIIe et XVIIIe siècle, les sensibilités et les comportements
sont profondément modifiés par deux faits fondamentaux : la monopolisation étatique de la
violence qui oblige à la maîtrise des pulsions et pacifie ainsi l'espace social ; le resserrement
des relations interindividuelles qui implique nécessairement un contrôle plus sévère des
émotions et des affects » [Chartier, 1985, p. XIX]. C'est là le cœur de cette « théorie de la
civilisation » qu'Elias va esquisser dans la seconde partie du livre, passant de l'histoire à
l'anthropologie.
L'économie psychique
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« Quel rapport, demande-t-il, peut-on déceler entre l'organisation de la société en État, entre
la monopolisation et la centralisation des contributions et de l'emploi de la force d'une part, et
la civilisation de l'autre ? » [DO, p. 187] : c'est le passage de la contrainte sociale à
l'autocontrainte, autrement dit l'intériorisation du contrôle des émotions et des pulsions, qui
tend à raréfier les explosions affectives, à atténuer les écarts émotionnels et les sautes
d'humeur. C'est ainsi qu'« au mécanisme de contrôle et de surveillance de la société correspond ici
l'appareil de contrôle qui se forme dans l'économie psychique de l'individu » [DO, p. 210]
– évolution indissociable d'un accroissement de l'interdépendance, d'un resserrement du réseau des
interrelations entre les hommes.
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Il faut se garder d'une interprétation téléologique, qui supposerait un plan orienté vers un
but, une intention rationnelle d'obtenir ce phénomène d'intériorisation du contrôle sur les
affects : « Rien dans l'histoire ne semble indiquer que cette modification ait été obtenue par un
procédé "rationnel", par un effort d'éducation de quelques personnes isolées ou de groupes humains.
Elle s'opère sans aucun plan » [DO, p. 188]. Mais en même temps – et c'est là un point fort de la
pensée d'Elias – cette absence de plan concerté n'est nullement incompatible avec l'existence, fûtelle inconsciente, d'une cohérence, d'un ordre, d'une structuration, qu'il appartient au chercheur de
mettre en évidence : quoique ne s'expliquant pas « par l'apparition, à un moment donné de l'histoire,
d'une idée rationnelle conçue par des individus déterminés, transmise de génération en génération
sous la forme d'une motivation consciente, d'un but à atteindre », cette transformation « n'en est pas
moins soumise à un ordre spécifique, [et] ne résulte pas d'une modification amorphe et chaotique,
[d'une] suite d'apparitions et de disparitions de structures désordonnées » [DO, p. 188].
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Ce sont essentiellement des phénomènes non concertés de mobilité sociale au niveau collectif qui
expliquent le refoulement progressif des pulsions, l'augmentation des sentiments de pudeur et de
gêne : tout d'abord, la curialisation des guerriers, remplacés « par une noblesse "domestiquée",
habituée à refouler ses émotions, par une noblesse de cour » [DO, p. 227] ; puis la concurrence
entre couches sociales, amenant les supérieurs à se démarquer des inférieurs par le raffinement de
leurs mœurs lorsque leur suprématie n'est plus établie sur le plan du pouvoir ou des biens matériels :
c'est pourquoi, de façon générale, « les couches inférieures cèdent plus facilement à leurs émotions
et pulsions, leurs comportements sont moins rigoureusement réglés que ceux des couches
supérieures correspondantes ; les contraintes qui agissent pendant de longues périodes de l'histoire
humaine sur les couches inférieures sont les contraintes de la menace physique, de la torture, de
l'extermination par l'épée, la misère, la faim. Des violences de ce genre n'aboutissent pas à la
transformation équilibrée des contraintes extérieures en autocontraintes » [DO, p. 214]. Mais parce
que les groupes inférieurs cherchent peu à peu à se conformer aux normes d'excellence des
supérieurs, l'écart tend à se réduire à mesure que s'étend la civilisation des mœurs, au profit d'« une
augmentation des variantes ou des nuances des comportements civilisés » [DO, p. 220].
Vers une sociologie appliquée
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Elias suggère en conclusion que, puisque le processus de civilisation, tout en n'étant ni
« raisonnable » ni « rationnel », n'en est pas pour autant « irrationnel », il est possible d'intervenir
pour l'orienter dans un sens plus adapté aux besoins de l'humanité, de façon à faire en sorte que
l'homme trouve « l'équilibre durable ou même l'accord parfait entre ses tâches sociales, l'ensemble
des exigences de son existence sociale d'une part et ses penchants et besoins personnels de l'autre »
[DO, p. 324]. Ainsi la connaissance sociologique peut trouver une application pratique dans un
projet humaniste, visant à améliorer la structure des interrelations et la coopération entre les
hommes : « C'est alors seulement, dit-il, que les hommes pourront affirmer avec un peu plus de
raison qu'ils sont "civilisés". Jusque-là, ils sont dans la meilleure des hypothèses engagés dans le
processus de la civilisation. Jusque-là, force leur sera de répéter encore souvent : "La civilisation
n'est pas encore achevée. Elle est en train de se faire !" » [DO, p. 324].
Culture et civilisation
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Cette capacité d'Elias à proposer une vision globale de la condition humaine, élargie à une
dimension anthropologique, s'accompagne cependant – et c'est là l'un des atouts majeurs de sa
pensée – d'une attention précise aux particularités locales, aux spécificités historiques. Il s'intéresse
ainsi, nous allons le voir, aux différences nationales dans l'acception du mot « civilisation », qui font
l'objet du long avant-propos du Prozess der Zivilisation ; et à la dynamique des différences de
mœurs selon les catégories sociales, analysées dans La Société de cour.
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Avant de proposer sa propre définition de ce qu'il entend par « civilisation », Elias avait pris soin de
décrire les différentes acceptions données à ce terme selon les traditions nationales, notamment
entre la France et l'Allemagne. Son avant-propos (publié en français en ouverture de La Civilisation
des mœurs) constitue un remarquable exercice de comparatisme, particulièrement pertinent à une
époque – le milieu des années trente – où l'affrontement des valeurs nationales de part et d'autre du
Rhin n'avait rien d'un simple jeu de l'esprit.
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Il met en évidence le sens légèrement péjoratif du mot Zivilisation en allemand, associé à la
superficialité des apparences, alors que le terme désignant positivement les qualités d'un peuple est
celui de Kultur : « Légèreté, cérémonial, conversation superficielle d'un côté, intériorisation,
profondeur du sentiment, lecture, formation de la personnalité individuelle de l'autre, c'est la même
opposition, appliquée à une situation sociale déterminée, que Kant exprime dans son antithèse
"culture"/"civilisation" » [CM, p. 36]. Au contraire, les Anglais et les Français font de la
« civilisation » un sujet de fierté non seulement nationale, mais s'étendant aux progrès de l'Occident
et de l'humanité en général : elle désigne ces formes de « politesse » ou de « civilité » qui
s'opposent à la barbarie, voire ces raffinements des mœurs, ces formes de tact et d'égards qui
distinguent les élites à l'intérieur d'une même société.
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Ainsi la notion de « civilisation », prise au sens le plus général, tend à effacer les différences entre
les peuples, tandis que la notion allemande de « culture » met au contraire l'accent sur les
différences nationales – ce qu'on appellerait aujourd'hui les « cultures nationales ». En outre, la
« civilisation » a un sens progressif, désignant un processus évolutif, tandis que la « culture » est
plus limitative, désignant des produits finis – « œuvres d'art, livres, systèmes religieux ou
philosophiques révélateurs des particularités d'un peuple » [CM, p. 14].
De l'opposition sociale à l'opposition nationale
« La lente montée de la bourgeoisie allemande qui, de couche négligeable, s'était hissée au rang de
porte-parole de la conscience nationale et même – plus tard, dans une certaine mesure – à celui de
classe dominante, qui après avoir pris ses distances par rapport à l'aristocratie de cour avait fini par
fonder sa raison d'être et son action sur une stricte délimitation par rapport aux nations
concurrentes, s'accompagnait d'une modification de sens et de fonction de l'antithèse
"culture"/"civilisation" et de son contenu : l'antithèse à prédominance sociale s'était transformée en
une antithèse à prédominance nationale.
« Une évolution analogue affecte les caractères passant pour spécifiquement allemands : bien des
traits qui, à l'origine, marquaient la classe moyenne et en imprégnaient les membres appartiennent
dorénavant au caractère national. Ainsi, la sincérité et la franchise s'opposent en tant que vertus
allemandes à la politesse et à la dissimulation. Mais la sincérité ainsi comprise était primitivement
l'attitude spécifique de l'homme de la classe moyenne par opposition à l'attitude de l'homme du
monde ou de l'homme de cour » [CM, p. 54].
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Fidèle à sa méthode, Elias va proposer une explication de la genèse de ces différences :
centralisation étatique et concurrence entre noblesse de cour et bourgeoisie, d'un côté ; dispersion et
repliement sur eux-mêmes des cercles aristocratiques, de l'autre, ont amené les élites françaises à
privilégier un raffinement des manières que la bourgeoisie montante en Allemagne tendit à
stigmatiser comme des qualités extérieures, superficielles, mondaines, privilégiant à l'opposé la
profondeur, l'authenticité, la sincérité des valeurs de « culture » – celle-ci s'étendant peu à peu
d'une acception sociale, caractérisant une catégorie détentrice de ces qualités, à une acception
nationale, englobant l'ensemble du peuple allemand.
La société de cour
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Avant de s'intéresser aux manuels de civilité, Elias avait consacré sa thèse, au début des années
trente, à cet autre sujet apparemment futile qu'est l'étiquette de la cour dans la France d'Ancien
Régime. Publié seulement en 1969, et traduit en français en 1974, La Société de cour (Die Höfische
Gesellschaft) examine sous un autre angle les conséquences de la transformation politique,
militaire, économique d'une société féodale en monarchie absolue : la monopolisation étatique de la
fiscalité et de l'usage des armes est à l'origine de la formation d'une société de cour, qui consacre
l'autonomisation du souverain à l'égard de la noblesse et, corrélativement, la dépendance accrue de
celle-ci à l'égard de celui-là. Le monarque absolutiste, régnant sur sa cour, se démarque
radicalement du chef charismatique qui met à exécution un bouleversement ou un regroupement
social : il s'appuie sur les tensions entre les fractions qui l'entourent pour maintenir un équilibre,
auquel contribue notablement l'étiquette de cour qui, en fixant les préséances et les positions
hiérarchiques, constitue un « mécanisme de régulation, de consolidation et de surveillance » [SC,
p. 134].
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Mais le roi lui-même est prisonnier de ces règles : autocontrainte et interdépendance jouent là aussi
à plein, faisant de l'étiquette « une chaîne qui le [lie] impitoyablement à la mécanique sociale »,
puisqu'il ne peut « soumettre les autres à la contrainte de l'étiquette et de la représentation,
instrument de sa domination, sans y prendre part lui-même » [SC, p. 141-142]. C'est ainsi que,
« pendant la dernière phase de ce régime, même les plus haut placés sur l'échelle hiérarchique, le
roi, la reine, les membres de la maison royale avec ses dames de cour et ses courtisans, étaient
tellement prisonniers de leur propre cérémonial et de l'étiquette qu'ils les observaient en ployant
littéralement sous leur poids. Étant donné que chaque démarche, chaque geste symbolisait les
privilèges de telles personnes ou de telles familles, que chaque entorse à l'étiquette risquait de
susciter le mécontentement et la résistance active d'autres groupes et familles privilégiés, on
renonçait à la moindre modification de peur qu'en touchant aux privilèges des autres on ne
compromît ses propres privilèges. L'étiquette et le cérémonial de la cour symbolisaient en quelque
sorte les interrelations des élites de l'Ancien Régime en général » [SC, p. 230].
Les trois paradoxes de la société de cour
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L'historien Roger Chartier a bien résumé, dans sa préface à la réédition de l'ouvrage, les trois grands
principes paradoxaux qui fondent la société de cour. Le premier est le paradoxe de la distance et de
la proximité : « La société de cour est une configuration où le plus grand écart social se manifeste
dans la plus grande proximité spatiale. Il en va ainsi de l'hôtel aristocratique où se côtoient et se
croisent les existences des maîtres et celles des domestiques » [Chartier, 1985, p. XX-XXI]. Elias
propose ainsi une brillante analyse de l'habitat des élites parisiennes à l'âge classique, où il montre
comment la configuration des hôtels particuliers de la noblesse et de la grande bourgeoisie reflète la
structure des rapports internes à la « maison », entre sexes (mari et femme) et entre catégories
sociales (maîtres et serviteurs), en même temps que la structure des rapports avec le milieu
d'appartenance.
Structure et signification de l'habitat
« L'habitation de l'aristocratie sert aussi de modèle à l'habitation de la haute bourgeoisie. Ce qui a
changé, ce sont les dimensions de l'ensemble. La cour est petite, de même les "basses-cours" ; par
conséquent, les pièces réservées aux travaux du ménage groupées autour des "basses-cours" sont
également petites ; on ne trouve, dans ce type de maison, qu'une seule cuisine, un garde-manger, un
office minuscule. On a beaucoup rapproché les appartements de Monsieur et de Madame, dont la
proximité est le symbole et un des fondements de l'étroitesse relative du ménage bourgeois, mesurée
aux vastes espaces dans lesquels se déroule la vie conjugale de l'aristocratie de cour. Ce qui a
presque complètement disparu, ce sont les salons et les salles de réception. L'"appartement de
parade" fait défaut. Le salon circulaire est maintenu, mais ses dimensions sont plus modestes, il ne
comprend qu'un seul étage. Il est flanqué d'un côté d'une pièce rectangulaire qui réunit les fonctions
d'un cabinet et d'une galerie ; de l'autre d'un petit boudoir, du troisième d'une "salle de compagnie".
L'antichambre qui précède le salon est en même temps la salle à manger de la famille. Si elle est
utilisée à cette fin, on renvoie le personnel dans le vestibule. Il n'y a pas d'autres "locaux de
société".
« La différence entre la structure de la société bourgeoise et celle de la société aristocratique de cour
qui se révèle ainsi à nous est riche d'enseignements. Les mondanités prennent beaucoup plus de
place et de temps dans la vie des hommes de cour que dans celle de la bourgeoisie professionnelle.
L'homme de cour est obligé de recevoir beaucoup plus de monde que le bourgeois, son habitation
est aménagée en conséquence. Quant au représentant de la bourgeoisie professionnelle, il reçoit
moins de visites privées et ne peut en recevoir autant que l'aristocrate. Ce dernier consacre
beaucoup plus de temps à la vie sociale. Son réseau de relations directes a des mailles plus fines, ses
contacts sociaux sont plus fréquents, ses liens directs avec la société plus étroits que ceux du
bourgeois exerçant une profession, chez lequel les contacts indirects par l'intermédiaire de l'argent
et des marchandises ont la priorité » [SC, p. 37-38].
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Le deuxième principe de la société de cour est la réduction de l'identité à l'apparence : « L'être
social de l'individu est totalement identifié avec la représentation qui en est donnée par lui-même ou
par les autres. La "réalité" d'une position sociale n'y est que ce que l'opinion juge qu'elle est »
[Chartier, 1985, p. XXI]. Dans ces conditions, assurer son rang – notamment par l'habitation – est
une finalité en soi, irréductible à toute autre valeur : « Dans la société de l'aristocratie de cour, la
grandeur et la magnificence de la maison n'étaient pas en premier lieu une marque de richesse, mais
une marque du rang. L'apparence de la maison de pierre dans l'espace est pour le grand seigneur et
toute la société seigneuriale le symbole de la position, c'est-à-dire du lignage, dont le maître de la
maison est le représentant vivant » [SC, p. 32]. C'est ainsi que la consommation de prestige telle que
Thornstein Veblen l'avait analysée à propos de la « classe de loisirs » (autrement dit « la volonté
d'accorder les dépenses du ménage et la consommation en général avant toute chose au rang social,
au statut, au prestige qu'on détient ou qu'on convoite » [SC, p. 48]) est une condition essentielle de
l'appartenance à l'aristocratie, qui s'oppose diamétralement à cette vertu de la bourgeoisie qu'est la
capacité à épargner pour s'assurer des gains futurs.
27
Le troisième principe est le paradoxe de la supériorité dans la soumission : « C'est seulement en
acceptant sa domestication par le souverain et son assujettissement aux formalités contraignantes de
l'étiquette curiale que l'aristocratie peut préserver la distance qui la sépare de sa concurrente pour la
domination : la bourgeoisie des officiers » [Chartier, 1985, p. XXII]. L'étiquette est l'instrument par
excellence de cette distinction par la soumission : tout comme l'habitation, c'est un « fétiche du
prestige », le marqueur fondamental de la distinction, laquelle a acquis « le caractère d'une valeur
absolument autonome, d'une fin en soi », faisant du « maintien des distances le mobile décisif du
comportement » [SC, p. 96]. Ce phénomène est propre à toute formation élitaire : « Par l'étiquette,
la société de cour procède à son autoreprésentation, chacun se distinguant de l'autre, tous ensemble
se distinguant des personnes étrangères au groupe, chacun et tous ensemble s'administrant la preuve
de la valeur absolue de leur existence » [SC, p. 97].
28
Ce processus de distinction entre lui-même en tension avec les tendances à la divulgation des
conduites « classantes » du haut vers le bas : comme le remarque Roger Chartier, le modèle d'Elias
va au-delà d'une simple diffusion des élites vers les couches inférieures, en faisant de la
généralisation des conduites de cour « le résultat d'une lutte de concurrence qui fait imiter par les
couches bourgeoises les manières d'être aristocratiques et qui, en retour, oblige la noblesse de cour à
accroître les exigences de la civilité afin de lui redonner une valeur discriminante. Cette compétition
pour l'appropriation ou, au contraire, la confiscation perpétuée de la distinction est le moteur
principal du procès de civilisation puisqu'elle conduit à accroître les raffinements du savoir-vivre, à
multiplier les interdits, à élever plus encore le seuil des censures » [Chartier, 1985, p. XXIV]. Ce
processus produit lui-même des compétences psychologiques spécifiques : l'art d'observer ses
semblables, l'art de manier les hommes, la rationalisation et le contrôle des affects, l'incorporation
des règles de civilité – caractéristiques du « processus de civilisation ».
Une double distanciation
29
Urbanisation, monétarisation, commercialisation, curialisation de la noblesse : ces phénomènes, à
l'origine de l'évolution des mœurs advenue au sein de la société de cour et progressivement élargie à
l'ensemble de la société, ont également des conséquences sur la structure de la conscience humaine.
Peu à peu, en effet, se produit une double distanciation : et par rapport à l'intériorité des émotions, et
par rapport au monde extérieur. Ainsi, de plus en plus, les hommes « regardent la "nature" comme
"paysage", comme "monde des objets", comme "objet de la connaissance" » [SC, p. 273-274] ; de
même, « Descartes doutant de la "réalité" de tout ce qui se passe en dehors de sa propre pensée,
l'adoption en peinture d'un style illusionniste, la mise en vedette, dans l'architecture profane et
religieuse, d'une "façade" tournée vers l'extérieur, ce sont là autant de symptômes de la
transformation structurelle de la société et des humains qui la constituent. Ils attestent que les
hommes n'ont plus le sentiment, en raison de la retenue qu'on impose à leurs émotions, de se trouver
simplement dans le monde, créatures parmi d'autres créatures, mais qu'ils sont confrontés de plus en
plus, en tant qu'individus enfermés dans leur cuirasse, aux choses et aux hommes, à tout ce qui
existe en dehors de leur cuirasse, à tout ce qui est séparé de leur "intérieur" par cette même
cuirasse » [SC, p. 290].
30
Cette distanciation est également à l'œuvre dans toutes les formes de romantisme : glorification des
chevaliers errants, nostalgie pour la bourgeoisie corporative du Moyen Âge, ou encore idéalisation
de l'artiste bohème à partir du deuxième tiers du XIXe siècle. Ces tendances romantiques naissent
du décalage entre une situation matériellement privilégiée et des aspirations déçues ou impossibles
à satisfaire sans sacrifier cette situation ; aussi s'observent-elles « dans certaines couches
supérieures et plus spécialement dans leurs élites, dont les prétentions au pouvoir n'ont pas abouti et
ne peuvent aboutir sans la destruction du régime qui leur garantit leur position privilégiée. [...] Un
des traits essentiels de la mentalité et de l'idéalisation romantiques est la tendance à voir dans le
présent une dégradation du passé et à envisager l'avenir – si tant est qu'on s'en préoccupe – comme
le rétablissement d'un passé plus beau, plus pur, plus merveilleux. [...] C'est l'expression du dilemme
devant lequel se trouvent placées des couches supérieures désireuses de briser leurs chaînes sans
ébranler l'ordre social établi, garant de leurs privilèges, sans compromettre les fondements de leur
philosophie sociale et de leur raison de vivre » [SC, p. 250-251].
31
Enfin, cette analyse de la société de cour permet de mieux comprendre les origines de la Révolution
française. En effet, la « disparité entre rang social et puissance sociale », qui oblige à nuancer et à
diversifier la notion de « couche dominante », avait entraîné un déséquilibre entre la « répartition
effective des chances de puissance » et la « répartition apparente des centres de force figée dans la
coque institutionnelle rigide de l'Ancien Régime » [SC, p. 316] : déséquilibre qui finalement ne
trouvera de solution que dans un éclatement révolutionnaire, que ne suffisent à expliquer ni des
facteurs purement économiques, ni une simple concurrence entre « dominants » et « dominés ».
Un modèle discuté
32
Cette théorie extrêmement ambitieuse de la « civilisation » par l'intériorisation des contraintes et
l'autocontrôle des pulsions, sous l'effet des transformations entraînées par la formation de l'État et la
curialisation des élites, a été évidemment soumise à discussions et critiques (répertoriées pour la
plupart in Mennell [1989], Fletcher [1997] et Heinich [2000]). Elles permettent de mieux cerner la
pensée d'Elias, même lorsqu'elles proviennent de contresens ou de malentendus.
Extension dans l'espace : l'universalisme
33
Une première critique repose sur l'argument du relativisme culturel, défendant la pluralité des
« cultures » et niant, par conséquent, que toute « civilisation » passe forcément par les formes
répertoriées dans les sociétés occidentales. Cette critique de l'ethnocentrisme du modèle est
révélatrice de la confusion, trop fréquente, entre le registre descriptif du constat, qui est celui
imparti au chercheur, et le registre normatif du jugement de valeur, en usage dans le monde
ordinaire. Or, si le terme de « civilisation » est bien doté d'une connotation élogieuse, il est clair
pour Elias que son usage scientifique doit être soigneusement dépouillé de toute valorisation, et
considéré comme « un mot technique, utilisé sans aucune connotation en termes de valeur »
[Dunning, 1997, p. 133] : ce n'est pas parce qu'une société a atteint un stade avancé dans le
processus de « civilisation » qu'elle doit être considérée comme unilatéralement supérieure – ne
serait-ce que parce que ce processus entraîne des contreparties en termes de refoulement des
émotions, de distance au corps ou de bridage des capacités d'expression émotionnelle. Et même si
un constat de différence est interprété comme constat d'inégalité, celui-ci n'en devient pas pour
autant discrimination : l'énoncé d'un état de fait n'est pas un acte perpétuant cet état de fait, de
même que, inversement, sa dénégation en paroles – « politiquement correcte » – n'entraîne
nullement son annulation en actes. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'on constate des
inégalités de « civilisation » entre cultures, entre stades d'une même société ou à l'intérieur d'un
même individu, qu'on valorise forcément ce seul et unique modèle d'évolution, ni qu'on opère une
discrimination à l'égard d'autres modèles possibles, ou d'autres niveaux d'avancement dans ce
modèle-là.
34
Quoique irrecevable, cette critique a l'intérêt de poser la question de l'universalisme du modèle
éliasien : le processus de civilisation est-il généralisable à l'ensemble des sociétés humaines, ou
n'est-il qu'un phénomène spécifique des sociétés occidentales ? La position d'Elias est ambiguë : s'il
a pu étayer l'interprétation universaliste (par exemple en déclarant que « la curialisation des
guerriers est un phénomène qu'on n'observe pas seulement en Occident, mais – pour autant que nos
connaissances permettent d'en juger – dans tous les processus de civilisation de quelque
importance » [DO, p. 127]), toute sa méthode en revanche repose sur une attention aux
contextes, aux situations spatio-temporelles, qui l'ancre davantage dans la mouvance de
l'observation empirique – fût-elle hautement généralisée – que dans celle de la spéculation
sur les universaux. D'ailleurs la prétention à l'universalité du modèle paraît contredite, comme l'ont
remarqué des anthropologues, par l'existence de phénomènes de civilisation analogues dans des
sociétés primitives sans État. On peut répondre à cela que la formation d'un État n'est qu'un moment
d'accélération et de systématisation d'un processus qui peut connaître bien d'autres manifestations.
Mais il est également possible de refuser toute prétention à l'universalité a priori du modèle, de
façon à éviter tout risque d'ethnocentrisme, qui étendrait spontanément un point de vue spécifique à
l'ensemble de l'humanité : dès lors la théorie d'Elias ne peut être considérée comme universelle que
pour autant qu'on n'a pas découvert de cultures échappant totalement à ce phénomène.
35
Une façon opposée d'instruire le procès de l'universalisme consiste au contraire à plaider que le
modèle éliasien n'est pas assez universaliste, car il historiciserait une donnée propre à toute société
humaine : c'est la thèse de l'historien allemand Hans-Peter Duerr dans son essai sur l'histoire de la
pudeur (1998). Partant de deux erreurs d'interprétation des images commises par Elias, il tente
d'invalider l'ensemble de la théorie du processus de civilisation (négligeant pour ce faire bien
d'autres catégories d'indices utilisés par Elias), en essayant de montrer que la pudeur est un invariant
dans toute l'histoire de l'humanité. Mais il lui faut pour cela raisonner de façon totalement
décontextualisée, et en termes d'états de l'évolution et non pas, comme le fait Elias, en termes de
processus : ce en quoi sa thèse, loin de contredire celle d'Elias, ne fait qu'en illustrer sa radicale
incompréhension, témoignant d'une pratique assez régressive de la discipline historique.
Extension dans le temps : l'évolutionnisme
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Une autre catégorie de critiques porte sur l'extension non plus spatiale mais temporelle du modèle :
extension dans le passé, avec l'existence de phénomènes de « civilisation » bien avant le Moyen
Âge ; extension au présent – et, corrélativement, prédictibilité dans l'avenir – avec l'apparent
abaissement des contraintes dans la dernière génération, marquée par la « société permissive ».
Mais de telles critiques ignorent que la « civilisation » ainsi décrite relève non d'un état achevé,
selon une logique discontinue (une société serait ou ne serait pas « civilisée »), mais d'un processus,
selon une logique continue, autorisant des stades inégaux d'avancement, voire de recul : des
poussées de civilisation ont pu émerger dans l'Antiquité, régresser, se former à nouveau à la
Renaissance ; d'autres encore nous attendent. C'est que le processus de civilisation n'a ni début ni
fin : « La civilisation n'est pas encore terminée », affirme Elias.
37
Ainsi l'existence actuelle de la « société permissive », loin de réfuter le modèle, ne fait que
l'exemplifier de façon plus manifeste encore, puisque c'est seulement dans une situation
d'extrême autocontrainte qu'émerge la possibilité d'un relatif relâchement des conduites,
lequel démontre l'efficacité des contrôles internes. Elias donne à ce sujet l'exemple du maillot de
bain : il faut, dit-il, une grande capacité d'autocontrôle de ses pulsions érotiques pour circuler sans
risques d'agression parmi des corps à moitié nus – et la démonstration vaut plus encore, bien sûr,
pour le naturisme qui, loin de signifier dans nos cultures un rapprochement avec l'état de nature,
n'est possible qu'à un stade avancé de « civilisation », au sens où il exige un haut degré de
désérotisation du rapport au corps.
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De ces malentendus sur la progression temporelle du phénomène relève également l'argument de la
« barbarisation » : l'histoire contemporaine, et notamment le nazisme, montrerait qu'il n'y a pas
« civilisation » mais, bien plutôt, « décivilisation ». Or, un tel argument n'aurait de sens que si le
processus était linéaire – alors qu'il ne s'agit pas d'une évolution régulière mais d'une
progression par étapes, autorisant des sauts et des régressions. En outre, l'holocauste a plutôt
démontré des capacités d'extrême rationalisation dans l'usage de la violence (ce qui contribue
à sa monstruosité), plutôt que de déchaînement aveugle des pulsions. « Le cruel paradoxe, c'est
que l'on en revint à une très efficace monopolisation par l'État des instruments de la violence »,
remarque Stephen Mennell. « Ainsi devons-nous penser les pressions civilisatrices et
décivilisatrices sur le mode de pressions contradictoires – tout comme, sous l'influence d'Elias, nous
avons appris à penser en termes de forces centrifuges et centripètes opposées les unes aux autres à
l'intérieur de processus de formation d'États » [Mennell, 1997, p. 223 et 213].
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Là encore, le malentendu permet de poser la question de l'évolutionnisme : ce modèle s'inscrit-il
dans la tradition évolutionniste, postulant une progression uniforme, linéaire, continue ? Non, dans
la mesure où il prend en compte une multiplicité de formes (commercialisation, urbanisation,
croissance démographique, migrations, industrialisation, division du travail), et des mouvements
complexes, incluant progressions et régressions : cette théorie « ne pose pas le principe d'une
augmentation continue de l'autocontrôle mais plutôt un mouvement de l'Europe occidentale vers
une plus grande régularité et stabilité des contrôles des émotions » [Dunning, 1997, p. 135].
Toutefois, la pensée d'Elias peut être qualifiée d'évolutionniste au sens où elle postule une
cohérence et, partant, une intelligibilité des phénomènes : « Elias n'en présuppose pas moins une
cohérence globale de l'évolution de l'humanité sur le long terme : malgré des phases régressives, la
succession des sociétés humaines témoigne d'une différenciation de plus en plus grande des
fonctions et de mécanismes d'intégration de plus en plus complexes. Cette complexité croissante
s'accompagne d'une transformation de l'économie psychique, marquée par la place grandissante des
contraintes intériorisées. Ces deux processus solidaires, psychique et social indissolublement, ont
une direction et une orientation générales » [Colliot-Thélène, 1997, p. 68]. En défendant « l'idée
d'un ordre immanent au changement, l'idée d'un procès aveugle, échappant à tout plan délibéré, et
qui est cependant intelligible » [ibid., 1997, p. 67], Elias s'inscrit à contre-courant de la sociologie
de son temps, attentive à rompre avec l'évolutionnisme du XIXe siècle (celui de Comte, de Marx
ou de Spencer), imprégné d'idéologies, de postulats axiologiques définissant le progrès en fonction
de valeurs politiques ou éthiques. Il se borne à constater une évolution, une structuration intelligible
du devenir des sociétés humaines, sans toutefois la juger ni la rapporter à une finalité ; il passe ainsi
d'un évolutionnisme théorique et spéculatif à un évolutionnisme empirique et réfutable.
Empirie et réfutabilité
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Cette question du rapport à l'empirie est centrale dans la pensée d'Elias, qui a toujours fondé ses
modèles théoriques, y compris les plus généraux, sur l'analyse de faits observés. Mais c'est,
paradoxalement, dans cette ressource que se situent sans doute ses points faibles, les défauts de la
cuirasse qui peuvent donner prise à une critique pertinente. D'une part, en effet, le statut du matériel
empirique qu'il utilise n'est pas toujours clair : dans quelle mesure s'agit-il de pratiques décrites ou
de pratiques prescrites ? Par exemple, l'habitat analysé dans La Société de cour était-il
effectivement celui des nobles et des bourgeois de l'âge classique, ou était-ce l'habitat idéal
reconstitué par les penseurs de l'Encyclopédie ?
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D'autre part, la question reste posée de la réfutabilité d'un modèle dont la souplesse, nous venons de
le voir, permet d'intégrer des données apparemment contradictoires. Comme le suggère Catherine
Colliot-Thélène, son anthropologie, quoique « fascinante », échappe à la vérification
empirique : « Rien ne prouve que ces procès soient cumulatifs, rien ne nous autorise à traiter les
périodes de recul comme des parenthèses qui n'affectent pas fondamentalement la progression
générale de la rationalisation des conduites » [ibid., 1997, p. 70]. Mais cette question vaut pour tout
modèle général de description dans les sciences sociales : ce pour quoi elle excède largement le
cadre de notre propos.
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Reste que cette conjonction des deux niveaux de réflexion, empirique et théorique, est sans doute le
plus grand atout de la pensée d'Elias. Son originalité se lit en outre dans son invention d'un objet
inédit, à l'articulation de plusieurs disciplines (histoire, sociologie, politologie, psychologie) ; sa
modernité, dans sa capacité à travailler sur des formats très différents, du plus « micro » au plus
« macro » ; et sa cohérence, dans le fait que son analyse du processus de civilisation, achevée alors
qu'il n'avait pas encore quarante ans, contient tout le développement ultérieur de ses recherches : la
question des affects, la longue durée, la notion d'interdépendance. C'est ce que nous allons voir à
présent.
Notes
[1]
Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage.
Plan de l'article
1. La civilisation des mœurs
1. Sociogenèse et psychogenèse
2. Une explication sociologique
2. La dynamique de l'Occident
1. Interdépendance et équilibre des tensions
2. L'économie psychique
3. Vers une sociologie appliquée
3. Culture et civilisation
4. La société de cour
1. Les trois paradoxes de la société de cour
2. Une double distanciation
5. Un modèle discuté
1. Extension dans l'espace : l'universalisme
2. Extension dans le temps : l'évolutionnisme
3. Empirie et réfutabilité
Pour citer ce chapitre
Heinich Nathalie, « I. Une sociologie de la civilisation », La sociologie de Norbert Elias, Paris, La
Découverte , «Repères», 2010, 128 pages
URL : www.cairn.info/la-sociologie-de-norbert-elias--9782707138309-page-6.htm.