victor hugo (1802-1885), ruy blas

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victor hugo (1802-1885), ruy blas
Séquence 5 : Lectures complémentaires : Conflits et/ou mort au théâtre
1 - Corneille (1606-1684), Horace (1640), Acte IV, Scène V
Horace
Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.
Camille
Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.
Horace
Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.
Camille
Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?
Horace
Que dis-tu, malheureuse ?
Camille
Ô mon cher Curiace !
Horace
Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.
Camille
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !
Horace
Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
Camille
Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
Horace
C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.
Camille
Ah ! Traître !
Horace
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !
2 - Victor Hugo (1802-1885), Ruy Blas (1838), ACTE V SCENE 4
La reine, Ruy Blas
Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine
immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l'œil fixé
à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle.
RUY BLAS, posant la fiole.
Rien. Mes maux sont finis.
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis. Voilà tout
RUY BLAS, d'une grave et basse.
Maintenant, madame, il faut que je vous dise.
- Je n'approcherai pas.-- Je parle avec franchise.
Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible. Oh! Ce n'est pas facile
À raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile,
Je suis honnête au fond. - Cet amour m'a perdu.Je ne me défends pas; je sais bien, j'aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
- C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.
LA REINE, éperdue.
Don César !
LA REINE
Monsieur.
RUY BLAS, toujours à genoux.
N'ayez pas peur. Je n'approchai point.
À votre Majesté je vais de point en point
Tout dire. Oh ! croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville
Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé.
Auprès de l'hôpital que vous avez fondé,
J'ai senti vaguement, à travers mon délire,
Une femme du peuple essuyer sans rien dire
Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon cour se rompt !
LA REINE
Que voulez-vous?
RUY BLAS
Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m'avez aimé !
LA REINE
Quel est ce filtre étrange ?
Qu'avez vous fait? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle moi !
César ! Je te pardonne et t'aime, et je te crois !
RUY BLAS
Je m'appelle Ruy Blas.
LA REINE, l'entourant de ses bras
Ruy Blas, je vous pardonne !
Mai qu'avez-vous fait là? Parle, je te l'ordonne !
Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
RUY BLAS
coeur.
Si ! c'est du poison. Mais j'ai la joie au
Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.
RUY BLAS, joignant les mains.
Que vous me pardonniez madame !
LA REINE
Jamais.
RUY BLAS
Jamais !
Il se lève et marche lentement vers la table.
Bien sûr?
LA REINE
Non. Jamais !
RUY BLAS
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses
lèvres
et le vide d'un trait.
Triste flamme,
Éteins-toi !
LA REINE, se levant et courant vers lui.
Que fait-il ?
Permettez, ô mon dieu, justice souveraine
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon coeur crucifié,
Vivant, par son amour, mourrant, par sa pitié !
LA REINE
Du poison! Dieu! c'est moi qui l'ai tué! - Je t'aime!
Si j'avais pardonné?...
RUY BLAS, défaillant.
J'aurais agi de même.
Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras.
Je ne pouvais plus vivre. Adieu !
Montrant la porte.
Fuyez d'ici !
Tout restera secret.-Je meurs.
Il tombe.
LA REINE, se jetant sur son corps.
Ruy Blas !
RUY BLAS, qui allait mourir,se réveille à son nom
prononcé par la reine.
Merci !
3 - Alfred de Musset (1810-1857) , Lorenzaccio (1833), Acte III, scène 3, une rue
L'action se passe à Florence en janvier 1537. Le pouvoir est entre les mains du duc Alexandre de Médicis, issu d'une des
vieilles familles de la cité. Le duc est jeune et mène une vie débauche. Il règne sur la ville par la terreur, ne tenant compte ni
du peuple, ni des autres grandes familles de Florence. On le déteste, mais pas autant que son cousin, son âme damnée :
Lorenzo de Médicis, méchamment surnommé Lorenzaccio et certains Alors qu'ils se rendent chez les Pazzi, Pierre et Thomas
sont arrêtés par un officier allemand et conduits en prison. Alexandre de Médicis a décidé de faire comparaître devant le
tribunal les deux fils Strozzi. Leur père se lamente de l'iniquité de la justice qui va condamner les fils d'une honorable famille
républicaine . Lorenzo arrive. Et a une longue discussion avec Philippe Strozzi.
LORENZO — Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme
ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu’ils aient pour eux le
peuple, et tout est dit. je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas t’en
mêler ; parle, si tu le veux, mais prends garde à tes paroles ; et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup ; tu as
les mains pures, et moi, je n’ai rien à perdre.
PHILIPPE — Fais-le, et tu verras.
LORENZO — Soit, - mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée autour d’une table ?
ne dirait-on pas des hommes? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s’il me prenait envie d’entrer chez eux,
tout seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d’eux, Il n’y aurait pas un couteau de levé sur moi.
PHILIPPE — Tu me fais horreur. Comment le cœur peut-il rester grand avec des mains comme les tiennes?
LORENZO — Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.
PHILIPPE — Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles?
LORENZO — Pourquoi ? tu le demandes ?
PHILIPPE — Si tu crois que c’est un meurtre inutile à ta patrie, pourquoi le commets-tu ?
LORENZO — Tu me demandes cela en face ? regarde-moi un peu. j’ai été beau, tranquille et vertueux.
PHILIPPE — Quel abîme ! quel abîme tu m’ouvres !
LORENZO — Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno?
veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (il frappe sa poitrine), il n’en sorte aucun son ? Si je
suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de
mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis
deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc
que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ?
Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être
ce conducteur de bœufs. Mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi
qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps,
vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que
l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom qui
m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient, j’en ai assez d’entendre brailler en plein
vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que
je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une
curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me
comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit aussi ce que j’ai à dire; je leur ferai tailler leurs plumes si je
ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang.
Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de
ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur
la tombe d’Alexandre ; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.
PHILIPPE — Tout cela m’étonne, et il y a dans tout ce que tu m’as dit des choses qui me l’ont peine, et d’autres qui me font
plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m’en lier à personne qu’à moi-même. C’est en vain
que ma colère voudrait ronger son frein ; mes entrailles sont émues trop vivement ; tu peux avoir raison, mais il faut que
j’agisse ; je vais rassembler mes parents.
LORENZO — Comme tu voudras ; mais prends garde à toi. Garde-moi le secret, même avec tes amis, c’est tout ce que je
demande. (ils sortent)
4 - Jean-Paul Sartre (1905-1980), Les Mains sales (1948), SIXIÈME TABLEAU, SCENE Il
Rédigée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les Mains sales est la pièce de Sartre qui a remporté le plus de succès.
Il y oppose deux sortes de conceptions révolutionnaires: celle de Hugo et celle de Hoederer qui est convaincu de la nécessité
de s'allier avec la bourgeoisie contre l' occupant potentiel, il est considéré comme un traître par certains membres du parti
communiste qui envoient Hugo dans le but de le supprimer.
Dans cet extrait Hoederer qui se doute de la raison pour laquelle on lui a envoyé Hugo, le met au défi.
HOEDERER : De toute façon, tu ne pourrais pas faire un tueur. C’est une affaire de vocation.
HUGO : N’importe qui peut tuer si le Parti le commande.
HOEDERER : Si le Parti te commandait de danser sur une corde raide. tu crois que tu pourrais y arriver? On est tueur de
naissance. Toi, tu réfléchis trop tu ne pourrais pas.
H UGO : Je pourrais si je l’avais décidé.
HOEDERER : Tu pourrais me descendre froidement d’une balle entre les deux yeux parce que je ne suis pas de ton ~ avis sur
la politique?
HUGO : Oui, Si je l’avais décidé ou si le Parti me l’avait commandé.
HOEDERER : Tu m’étonnes. (Hugo va pour plonger la main dans sa poche mais Hoederer la lui saisit et l’élève légèrement audessus de la table.) Suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la gâchette...
HUGO : Lâchez ma main.
HOEDERER, sans le lâcher. : Suppose que je sois devant toi, exactement (comme je suis et que tu me vises...
HUGO : Lâchez ~moi et travaillons.
HOEDERER : Tu me regardes et au moment de tirer, voilà que tu penses " Si c’était lui qui avait raison? " Tu te rends
compte?
HUGO : Je n’y penserais pas. Je ne penserais à rien d’autre qu’à tuer.
HOEDERER : Tu y penserais un intellectuel, il faut que ça pense. Avant même de presser sur la gâchette tu aurais déjà vu
toutes les conséquences possibles de ton acte tout le travail d’une vie en ruine, une politique flanquée par terre, personne
pour me remplacer, le Parti condamné peut-être à ne jamais prendre le pouvoir...
HUGO : Je vous dis que je n’y penserais pas!
HOEDERER : Tu ne pourrais pas t’en empêcher. Et ça vaudrait mieux parce que, tel que tu es fait, si tu n’y pensais pas avant,
tu n’aurais pas trop de toute ta vie pour y penser après. (Un temps.) Quelle rage avez-vous tous de jouer aux tueurs? Ce
sont des types sans imagination . ça leur est égal de donner la mort parce qu’ils n’ont aucune idée de ce que c’est que la vie.
Je préfère les gens qui ont peur de la mort des autres c’est la preuve qu’ils savent vivre.
HUGO : Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c’est que la vie et je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis de trop,
je n’ai pas ma place et je gêne tout le monde; personne ne m’aime, personne ne me fait confiance.
HOEDERER : Moi, je te fais confiance.
HUGO : Vous?
HOEDERER : Bien sûr. Tu es un môme qui a de la peine à passer à l’âge d’homme mais tu feras un homme très acceptable si
quelqu’un te facilite le passage.Si j’échappe à leurs pétards et à leurs bombes, je te garderai près de moi et je t’aiderai.
HUGO : Pourquoi me le dire? Pourquoi me le dise aujourd’hui?
HOEDERER, le lâchant. : Simplement pour te prouver qu’on ne peut pas buter un homme de sang-froid à moins d’être un
spécialiste.
HUGO : Si je l’ai décidé, je dois pouvoir le faire. (Comme à lui-même, avec une sorte de désespoir.) Je dois pouvoir le faire.
HOEDE RER : Tu pourrais me tuer pendant que je te regarde? (Ils se regardent. Hoederer se détache de la table et recule
d’un t’as.) Les vrais tueurs ne soupçonnent même pas ce qui se passe dans les têtes. Toi, tu le sais pourrais-tu supporter ce
qui se passerait dans la mienne si je te voyais me viser? (Un temps. il le regarde toujours.) Veux-tu du café? (Hugo ne
répond pas.) Il est prêt; je vais t’en donner une tasse. (Il tourne le dos à Hugo et verse du café dans une tasse. Hugo se lève
et met la main dans la poche qui contient le revolver. On voit qu’il lutte contre lui-même. Au bout d’un moment, Hoederer se
retourne et revient tranquillement vers Hugo en portant une tasse pleine. Il la lui tend.) Prends. (Hugo prend la tasse.) A
présent donne-moi ton revolver. Allons, donne-le tu vois bien que je t’ai laissé ta chance et que tu n’en as pas profité. (Il
plonge la main dans la poche de Hugo et la ressort avec le revolver.) Mais c’est un joujou!
Il va à son bureau et jette le revolver dessus.
HUGO : Je vous hais.
Hoederer revient vers lui.
HOEDERER : Mais non, tu ne me hais pas. Quelle raison aurais tu de me haïr?
HUGO : Vous me prenez pour un lâche.
HOEDERER : Pourquoi? Tu ne sais pas tuer mais ça n’est pas une raison pour que tu ne saches pas mourir. Au contraire.
HUGO : J’avais le doigt sur la gâchette.
HOEDERER : Oui.
HUGO : Et je...
Geste d’impuissance.
HOEDERER : Oui. Je te l’ai dit c’est plus dur qu’on ne pense.
HUGO : Je savais que vous me tourniez le dos exprès. C’est pour ça que...
HOEDERER : Oh! de toute façon...
HUGO : Je ne suis pas un traître!
HOEDERER : Qui te parle de ça? La trahison aussi, c’est une affaire de vocation.
HUGO : Eux, ils penseront que je suis un traître parce que je n’ai pas fait ce qu’ils m’avaient chargé de faire.
HOEDE RER : Qui, eux? (Silence.) C’est Louis qui t’a envoyé? (Silence.) Tu ne veux rien dire c’est régulier. (Un temps.)
Ecoute ton sort est lié au mien. Depuis hier, j’ai des atouts dans mon jeu et je vais essayer de sauver nos deux peaux
ensemble. Demain j’irai à la ville et je parlerai à Louis. Il est coriace mais je le suis aussi. Avec tes copains, ça s’arrangera. Le
plus difficile, c’est de t’arranger avec toi-même.
HUGO : Difficile? Ça sera vite fait. Vous n’avez qu’à me rendre le revolver.
5 - Jean Anouilh 1910-1987), Antigone (1944), Prologue
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne
dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout-à-l'heure, qu'elle va surgir soudain
de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face
du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle
aurait bien aime vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et,
depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit
avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé
d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa
sensualité aussi, car Ismène est bien plus jolie qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène,
un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone, qui rêvait dans un coin, comme en
ce moment, ses bras entourant ses genoux, et lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi.
Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit 'oui' avec un petit sourire triste... L'orchestre
attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà,maintenant, lui, il allait
être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devrait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre
princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est
fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage
de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et
ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place.
Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office
sordide qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu'il faut résoudre, et il
se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée.
La vieille dame qui tricote, à coté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c'est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera
pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui
est d'aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.
Ce garçon pâle, là-bas, qui rêve adossé au mur, c'est le Messager. C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon tout à
l'heure. C'est pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres... Il sait déjà...
Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leur chapeau sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de
mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les
accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute
imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et satisfaits d'eux-mêmes, de la justice. Pour le moment, jusqu'à ce
qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de
Créon.
Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. Elle commence au moment où les deux
fils d'Œdipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués
sous les murs de la ville, Etéocle, l'aîné, au terme de la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère.
Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagné à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes.
Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts, et Créon, le roi a ordonné qu'à Etéocle, le bon frère, il
serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans
sépulture, la proie des corbeaux et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni
de mort.