Hommage aux Malgré-Nous
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Hommage aux Malgré-Nous
e r i a s er v i N N a e 70 70e anniversaire de l’incorporation de force en alsace-moselle 1942-2012 Hommage aux malgré-Nous Discours de Philippe Richert, président du Conseil régional d’Alsace Mont National, 25 août 2012 PHILIPPE RICHERT Hommage aux Malgré-Nous À l’occasion du 70e anniversaire de l’Incorporation de force CONSEIL RÉGIONAL D’ALSACE Table des matières 70 ans après... Hommage aux Malgré-Nous Discours à Tambov Message du Président de la République Inauguration du Mémorial d’Alsace-Moselle 70 ans après... Textes réunis pour le 70e anniversaire AU MOMENT OÙ nous commémorons le 70e anniversaire de l’incorporation de force, nous ressentons combien la Seconde Guerre mondiale aura profondément marqué l’identité et le destin de notre région. Ces dernières années, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de prendre la parole sur ces enjeux de mémoire. Ce fut le cas lors de la douloureuse polémique sur la tragédie d’Oradour, à l’inauguration du Mémorial d’Alsace-Moselle ou encore lors d’un déplacement à Tambov... J’ai souhaité réunir les quelques textes qui suivent, pour nourrir la réflexion et participer modestement au travail de mémoire qu’ensemble, avec les collectivités locales d’Alsace et de Lorraine, avec les associations, nous effectuons en Alsace et en Moselle. Philippe Richert Président du Conseil régional d’Alsace Ancien ministre Hommage aux Malgré-Nous Discours prononcé par Philippe Richert, le 25 août 2012 au Mont-National Ce matin à Obernai, au pied de cette croix qui veille sur notre région entière, sur ses drames comme sur ses douleurs, au pied de cette croix qui reste la seule tombe des 40 000 Alsaciens et Mosellans qui n’ont jamais eu de tombe, au pied de cette croix qui nous rappelle le sacrifice des 130 000 qui furent envoyés à la guerre sous un uniforme qui n’était pas le leur, l’Alsace est venue se souvenir. L’Alsace est venue se recueillir. C’est, avec nos amis de Moselle, dans l’unité de toute une région que nous le faisons. Il y a bien des sujets, chaque jour, pour nous diviser. Mais ce sujet-là nous unit. Par-dessus tout. Parce qu’aucune famille d’Alsace et de Moselle n’aura été épargnée par ce drame. Aucune de nos familles n’aura pu échapper à la terreur de l’incorporation de force. Depuis 1956, ce sont les associations qui entretiennent, ici, à Obernai, Monsieur le Maire, cher Bernard Fischer, la flamme du souvenir. C’est l’Association des Evadés et Incorporés de Force, mon général, cher Jean-Paul Bailliard, cher Yves Muller, qui a élevé ce monument, devenu le symbole des Malgré-Nous de l’Alsace et aussi de la Moselle, cher président Louis Harig. 5 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Je veux saluer les représentants de la Fondation Entente Franco-Allemande et adresser, à distance, une amicale pensée à André Bord qui a décidé de participer à Paris aux cérémonies de la Libération. Ce sont les Fils et Filles de Tués, avec leur présidente Marie-Thérèse MantoBigay, qui ont, eux aussi, honoré, durant toutes ces années, la mémoire des disparus, rejoints depuis par l’association des Pupilles de la Nation et orphelins de guerre d’Alsace et leur président Bernard Rodenstein, l’Association des Orphelins de Père Malgré-Nous d’Alsace-Moselle, fondée par Bernard Ernewein, présidée par Gérard Michel. Je veux également saluer Robert Lang et les Anciens de Tambov, Charles Quirin, les responsables de l’ONAC et tous les représentants du monde combattant alsacien. La gratitude de l’Alsace à leur égard, à votre égard, est immense. Soixante-dix ans après, ce sont les associations qui ont demandé au Conseil régional d’Alsace, au Conseil régional de Lorraine, à nos Conseils généraux, d’entretenir le souvenir. C’est bien davantage qu’un simple passage de relai et de témoin. C’est la puissance publique qui accepte, avec les Malgré-Nous, avec leurs enfants, avec les associations, de porter une mémoire. Aujourd’hui, c’est l’Alsace qui choisit d’assumer son histoire. Alors, je voudrais saluer toutes les associations qui nous ont demandé d’organiser cette commémoration, et bien entendu les Malgré-Nous qui nous font l’honneur de leur présence et, chère Germaine Rohbach, les MalgréElles... Je voudrais saluer également les hautes autorités civiles, militaires et religieuses qui se joignent à ce moment d’émotion et de souvenir. Je veux saluer, avec beaucoup de joie, la présence de Kader Arif, ministre délégué aux Anciens combattants. Que vous soyez aujourd’hui, parmi nous, Monsieur le Ministre, revêt une importance toute particulière. À travers 6 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS vous, c’est la Nation toute entière qui vient témoigner sa solidarité envers le drame des Alsaciens et des Mosellans. Je veux saluer les parlementaires, députés et sénateurs, le président du Conseil général de Moselle, Patrick Weiten, le président du Conseil général du Bas-Rhin, Guy-Dominique Kennel, ainsi que Pierre Bihl, représentant le président du Conseil général du Haut-Rhin. Je veux également remercier les représentants des cultes : Mgr Jean-Paul Grallet, le président JeanFrançois Collanges et le président Driss Ayachour, ainsi que le président Denis Geissmann, représentant le grand rabbin Gutman. Leur présence est importante, parce qu’en Alsace lorsque nous honorons les morts c’est par la prière aussi que nous le faisons. Je veux vous remercier, toutes et tous, qui êtes venus d’Alsace et de Moselle, vous qui avez gravi le Mont-National pour rendre hommage aux MalgréNous et leur témoigner votre respect. Car c’est avec un sentiment de respect profond que nous sommes venus, ce matin, nous incliner devant la mémoire des Malgré-Nous et veiller, soixantedix ans après les ordonnances de 1942, à ce que la flamme du souvenir ne s’éteigne pas. Oui, ce que nous sommes venus dire, aujourd’hui, c’est le respect que nous portons à ces femmes et à ces hommes auxquels rien n’aura été épargné au cours de leur vie. Chaque génération vit dans l’histoire son lot d’épreuves. Et peut-être en estil ainsi depuis l’aube des temps. Mais cette génération-là, quand même !... Ces femmes et ces hommes ont vécu la guerre. Beaucoup d’entre eux même avaient connu l’horreur de la Première guerre mondiale. Ils ont connu, comme tous les Français en 1940, la honte de la défaite. Ils ont subi l’évacuation. Ils ont vu le régime de Vichy les abandonner et laisser le Reich nazi décider de leur sort. Ils ont été privés de leur nationalité. Ils ont été privés de leurs droits. Ils ont été privés de leur dignité et jetés malgré eux dans l’abjection du pire asservissement qui soit. 7 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Car les ordonnances de 1942, qui enrôlent de force les Alsaciens et les Mosellans dans la Wehrmacht, ont ceci de particulier : elles présentent les dehors et les masques de l’apparente légalité. Mais, du point de vue du droit des gens, du point de vue des simples droits de l’homme, elles sont totalement illégales et illégitimes. Et dans les faits, par quoi se traduisent-elles ? On enrôle, bien sûr, les Alsaciens et les Mosellans en âge de servir. On fait peser sur les familles de terribles menaces qui, souvent, se transforment en représailles lorsque l’un se dérobe et se montre réfractaire. Combien de pères et de mères furent menacés, humiliés, transplantés en Prusse orientale ou, surtout, internés à Schirmeck ? Dans l’armée allemande elle-même, on ne fait pas confiance à ces Alsaciens et Mosellans, dont chacun sait qu’ils sont là contre leur gré. Malgré eux. C’est-à-dire malgré leur cœur. Et malgré leur volonté. Il n’y a rien d’humain qui ne se fasse, dans la vie, sans cœur ni volonté. Ce qui fait un homme et une femme libres, c’est sa latitude à déployer et son cœur et sa volonté. Lorsqu’on les restreint, lorsqu’on les empêche, lorsqu’on les brime, ce n’est pas d’une simple privation qu’il s’agit. C’est un crime contre l’humanité qu’on commet. Un crime contre l’être humain. Je veux le dire solennellement ce matin : non, l’incorporation de force ne fut pas seulement un crime de guerre, ce fut aussi un crime contre l’humanité... Ces Alsaciens et ces Mosellans, dans l’armée allemande, comme on s’en méfie, comme on craint leur désertion, on les envoie alors, dans leur immense majorité, sur le Front de l’Est, loin de l’Alsace qu’ils aiment tant, loin de la France qui est restée, malgré tout, leur patrie. Pour les incorporés de force, c’est la double peine permanente. Ils ont non seulement l’humiliation de devoir porter un uniforme qui n’est pas le leur, mais on les fait servir dans les pires conditions. On les envoie à la mort. 8 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Quand j’étais président du Conseil général du Bas-Rhin, j’avais tenu, avec les autres collectivités d’Alsace et de Lorraine à ce qu’on n’oublie pas. J’avais tenu à ce que nous Alsaciens et Mosellans qui sommes d’une autre génération, nous prenions soin de cette mémoire-là et nous veillons sur elle. C’est pour cette raison que j’ai initié, avec l’ensemble des collectivités, les deux départements alsaciens, le département de la Moselle, les deux Conseils régionaux d’Alsace et de Lorraine, le Mémorial d’Alsace-Moselle. Pour porter cette mémoire. Car elle fait partie de nous. Elle nous constitue. C’est pour cette raison que nous avons accompli un travail de longue haleine, jusqu’en Russie, tout particulièrement dans le camp de Tambov. C’était un geste simple : donner un nom à nos morts, à défaut de pouvoir leur donner une sépulture. Mais c’est le plus ancien des gestes humains. C’est le geste qu’accomplit le fils sur la tombe de son père. Voilà de quoi, nous Alsaciens et Mosellans, sommes redevables. Voilà où est la dignité de l’action publique. Si nous n’honorons pas nos morts, si nous ne réconcilions pas les mémoires, alors à quoi bon faire tout ce que nous faisons pour gérer le quotidien et préparer l’avenir ? Je fais partie de ceux qui pensent que le maréchal Foch avait raison lorsqu’il écrivait : « Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. » Lorsque nous tournons notre regard vers le passé, ce n’est pas pour nous y complaire ni raviver les grandes douleurs que le temps heureusement a contribué à apaiser. C’est parce que nous sommes redevables envers ceux qui nous ont précédés. Ainsi va la vie, et la chaîne des générations. C’est parce qu’ils sont en nous, avec ce qu’ils ont vécu et éprouvé. Et notre devoir humain, simplement humain, c’est de porter cette mémoire et de la transmettre. 9 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Je suis allé à Tambov. Cela fait partie des souvenirs les plus marquants de ma vie. Non pas à cause du froid. Il est terrible. Non pas à cause de ce qu’on y voyait. Il n’y a plus rien à voir. Et justement. C’est parce qu’il n’y a rien à voir que cela en devient terrible. Près de 40 000 Malgré-Nous sont morts ou portés disparus. Ils n’ont pas de tombe. Aucune croix. Aucune pierre. Personne, à la Toussaint, ne vient, les fleurir. Quand ils sont morts, ils avaient vingt ans à peine. Parfois seize ou un peu plus. C’est l’âge où la vie appelle. Aux études comme aux jeux innocents, à l’amitié et à l’amour. Ils n’ont pas eu cela. Ils n’ont eu que la mort. Ils avaient la vie devant soi et, pourtant, ils l’ont reçue, cette mort, froide, lointaine, étrangère, en terre anonyme. Pour une seule raison : ils avaient eu la mauvaise idée d’être nés en Alsace et en Moselle. Et nous ? Mais nous serions indignes si nous n’honorions pas aujourd’hui leur mémoire ! Voilà pourquoi ce matin nous sommes réunis à Obernai au pied de cette grande croix, qui longtemps a été la seule tombe de ceux qui n’ont pas de tombe. Ici, c’est toute l’Alsace que ces femmes et ces hommes ont aimée qui se dévoilent à nos yeux. Au loin, c’est le Mont Sainte-Odile, figure tutélaire et protectrice qui s’offre à nous. Plus loin encore, la flèche de la Cathédrale de Strasbourg, qui élève l’esprit en même temps qu’elle saisit tout Alsacien d’une émotion sans pareille. Demain, ce sera le Mur des Noms, au Mémorial d’Alsace-Moselle, qui viendra nous rappeler le sacrifice des Malgré Nous et des Malgré Elles. Aujourd’hui, les historiens sont encore au travail. D’ici la fin 2012, le processus d’édification de ce monument sera définitivement engagé. Avec les autres collectivités d’Alsace et de Lorraine, nous avons voulu cela. Nous l’avons voulu comme les associations l’ont voulu. Nous l’avons voulu parce qu’inscrire le nom de ces victimes dans la pierre est, à nos yeux, un devoir moral. Un devoir de piété. Un devoir simplement humain. 10 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Et lorsque, demain, ce mur sera construit, ce mur qui ne sépare pas mais réconcilie les mémoires, le Mont-National gardera toute sa signification et toute sa force. Parce que c’est un lieu de mémoire, une mémoire tragique pour l’Alsace et la Moselle. Et ce n’est pas, non plus, Monsieur le Ministre, un nom commun que celui de la Nation ! La Nation ! Longtemps, l’incorporation de force a été un sujet d’incompréhension entre l’Alsace et le reste du pays. Longtemps, la France n’a pas voulu admettre qu’un régime aussi indigne que celui de Vichy avait trahi l’Alsace et déshonoré la France... Longtemps, je le sais, nous avons eu le cœur gros. Parce que l’incompréhension est une chose. Mais l’insulte en est une autre. Et lorsque certains se croyaient autorisés à traiter les Malgré-Nous de traitres quand, dans le même temps, ils compatissaient au sort tragique des enfantssoldats en Erythrée ou au Rwanda, ils n’avaient pas compris. Ils n’avaient pas compris que c’était la même histoire. La même histoire humaine, où l’on enrôle des soldats de force. Que cela se passe ici en Alsace ou en Afrique ou dans d’autres régions du monde, c’est la même douleur, la même souffrance, car c’est le même crime qui est commis. Un crime contre l’homme. Oui, l’histoire de l’incorporation de force a longtemps été, entre l’Alsace et le reste de la Nation, une source d’incompréhension et de douleurs. Il a fallu, en réalité, attendre qu’un président de la République vienne à Colmar le 8 mai 2010 pour prononcer un discours qui restera dans l’histoire de l’Alsace et dans l’histoire de France comme un moment inaliénable de réconciliation nationale. C’était Nicolas Sarkozy. Il disait alors ces paroles fortes : « Je suis venu aujourd’hui en Alsace réparer une injustice. À partir de 1942, les Alsaciens et Mosellans furent enrôlés de force dans l’armée allemande. On leur mit un uniforme qui n’était pas celui du pays vers lequel allaient leur coeur et leur fidélité. On les força 11 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS à agir contre leur patrie, leur serment, leur conscience... Les ‘Malgré-Nous’ ne furent pas des traîtres. Ceux qui n’ont rien fait pour empêcher cette ignominie perpétrée contre des citoyens français ont trahi les valeurs de la France, l’ont déshonorée. Vichy a trahi la France et l’a déshonorée... » Oui, il fallait que les Français entendent, enfin, ces paroles-là. Parce que la France, ce n’est pas la France sans l’Alsace et la Moselle. Parce que nous, ici, nous ne sommes pas nous-mêmes sans la France. Ce matin, nous sommes venus au Mont National, au pied de cette croix, pour nous souvenir du drame que fut l’incorporation de force. Nous sommes venus ici ce matin porter, ensemble, dans l’unité, cette mémoire. Nous avons en face de nous un devoir : graver dans la pierre le nom des disparus. Nous le ferons au Mémorial d’Alsace-Moselle. Nous leur devons. Mais nous avons, ce matin, au-delà de tout, 70 ans après les ordonnances de 1942, un devoir sacré à accomplir ensemble : nous incliner, avec respect, devant la mémoire des victimes. La mémoire de ceux qu’un jour les vents mauvais de l’histoire privèrent de tout. La mémoire des Malgré-Nous. Et nous le faisons. Au nom de l’Alsace. Au nom de la République. Au nom de la France. 12 Discours à Tambov Discours prononcé par Philippe Richert, le 26 février 2008, à Tambov C’est avec une grande émotion que nous sommes rassemblés aujourd’hui au camp de Tambov-Rada. Une émotion particulièrement forte pour moimême et pour toute notre délégation, naturellement bien plus encore pour MM. Benoît et Roegel, qui ont passé ici un moment très douloureux de leur vie. La question des Malgré-Nous reste marquée dans la mémoire collective alsacienne comme une énorme page de souffrance. Mal connue en dehors de l’Alsace-Moselle, ignorée ou mal interprétée en France, souvent salie, elle a longtemps été tue par les Alsaciens eux-mêmes, qui y voyaient souvent une source de honte. La plupart des Alsaciens de ma génération ont, dans leur entourage familial, un proche qui fut contraint d’endosser l’uniforme et la cause d’un pays qui n’était pas le sien. Cette réalité s’est peu à peu fait jour ces quinze dernières années et l’Alsace a fini par assumer et évoquer plus sereinement cette page de son histoire. Mais la déchirure reste vive dans la conscience collective. Nombreuses sont les familles comptant un disparu en leur sein, dans lesquelles persiste, au-delà de la douleur causée par la perte d’un proche, une douleur due à l’ignorance. 13 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS L’ignorance et le doute quant à la réalité même de la mort, du fait très souvent de l’absence du corps. En Alsace, on dénombre, en effet, pas moins de 35 000 déportés disparus. Cette absence de certitude, cette absence du corps, a rendu difficile le travail de deuil de beaucoup de familles alsaciennes et l’attente a torturé durant des années des épouses, des mères ou des pères. L’ignorance des circonstances de la mort ou du lieu de la sépulture, qui empêche le recueillement également, a été et est toujours source d’une autre forme de douleur parmi les familles de Malgré-Nous. Pour éviter leur désertion, beaucoup avaient été envoyés sur le front de l’Est, loin de la frontière franco-allemande, et rares sont ceux qui ont bénéficié d’une sépulture identifiée. Or, dans beaucoup de cas, et notamment celui des disparus, les réponses aux questions ne sont venues qu’au compte-gouttes, au fil des libérations successives des prisonniers, dont le dernier est rentré en Alsace en 1955, dix ans après la fin de la guerre ! Il a fallu attendre le début des années 1990 et l’organisation de l’opération « Pélerinage à Tambov » portée par deux anciens prisonniers et soutenue par les associations d’anciens combattants pour que le sujet redevienne d’une actualité brûlante. C’est à cette même époque qu’un premier accord a été signé avec les autorités russes, donnant aux familles la possibilité d’accéder aux dossiers personnels des prisonniers tenus et conservés à Moscou. Mais, au-delà de ces informations personnelles, il existe aujourd’hui beaucoup d’inconnues et d’incertitudes sur les quelque 48 camps qui ont accueilli des Alsaciens, et surtout sur celui de Tambov. Combien étaient-ils ? 10 000 ? 15 000 ? Combien y sont morts ? Pour répondre à toutes ces questions et à bien d’autres encore, j’ai souhaité que le Conseil général du Bas-Rhin s’engage dans ce travail de recherche qui touche au cœur la mémoire de notre région et de ses concitoyens. J’ai souhaité aussi et surtout que cette démarche soit entreprise avec les autres collectivités concernées, le Conseil régional d’Alsace et le Conseil général du Haut-Rhin en particulier. Depuis la mise en œuvre de la décentralisation, les 14 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS collectivités territoriales se trouvent confrontées à des enjeux qui les situent au centre des préoccupations et des besoins de nos concitoyens. Face à ce défi, il était de notre responsabilité de donner du sens à notre action pour permettre à ces derniers de mieux vivre ensemble, d’assumer pleinement notre passé pour mieux préparer l’avenir de nos jeunes générations. C’est face à cet enjeu que le Conseil général du Bas-Rhin a décidé, en étroite coopération avec les autres collectivités, d’engager une politique mémorielle ambitieuse, dans le but d’aider les Alsaciens à se réconcilier avec leur passé, mais également d’expliquer et de transmettre un message d’espoir à notre jeunesse. La pierre angulaire de cette politique de mémoire est incontestablement le Mémorial d’Alsace-Moselle, que nous avons érigé à Schirmeck et dont le Conseil général a confié la présidence au député Alain Ferry, alors conseiller général de ce canton. Centre d’interprétation de l’histoire de l’Alsace et de la Moselle de 1870 à nos jours, le Mémorial a été pensé et réalisé comme un outil en hommage aux victimes de cette période et à vocation pédagogique à destination de nos jeunes générations. C’est dans ce même esprit que nous avons décidé de mettre en œuvre une initiative d’envergure au service de la connaissance et de la reconnaissance des victimes alsaciennes de la Seconde Guerre mondiale. Ce projet, construit avec le Conseil régional d’Alsace et le Conseil général du Haut-Rhin, vise à rassembler, traiter et mettre à la disposition du public toutes les données relatives aux nombreuses victimes engendrées par la situation d’annexion de fait qu’a connue l’Alsace-Moselle entre 1940 et 1945. Soixante ans après la libération de notre région du joug nazi et de la fin de la guerre, la connaissance du sort de nos concitoyens a, sans aucun doute, progressé. Mais de nombreuses pages restent à écrire et, surtout, les victimes de la période 1939-1945 restent mal connues, voire ignorées. Le message que le président de la République, Nicolas Sarkozy, a bien voulu me demander de lire en son nom ce matin, ici, sur le site du camp de 15 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Tambov-Rada est un signe fort de l’État français reconnaissant la spécificité de l’histoire de l’Alsace-Moselle et rendant hommage au destin tragique de ces hommes morts en portant l’uniforme d’une armée qui n’était pas la leur. Il contribuera aussi, j’en suis sûr, à cicatriser les blessures et le sentiment d’injustice, nés de cette période douloureuse. Ce mot que nous avons tous souhaité et attendu, c’est l’expression claire de la part de l’État, pour la première fois dans l’histoire de notre pays. C’est un moment particulier pour tous les anciens incorporés de force et leurs familles. C’est un moment fort pour moi aussi, alors que je tourne une page de ma vie publique. J’ai toujours pensé aux efforts que les collectivités se devaient de consacrer, d’abord et avec énergie, à assumer les compétences et les responsabilités qui leur sont dévolues par la loi et de réaliser les opérations qui en découlent. Mais cela ne serait qu’une juxtaposition de projets, si la démarche ne s’inscrivait pas dans la perspective d’une communauté de projet et de destin, où le passé collectif, heureux ou tragique, constitue un ciment et un ferment. 16 Message du Président de la République Message de Nicolas Sarkozy, lu à Tambov, le 26 février 2008 Vous êtes aujourd’hui rassemblés sur le site du Camp n° 188 de TambovRada, où dix-huit mille de nos compatriotes ont connu les souffrances de la captivité. Ici, moururent après avoir enduré le froid, la faim et la maladie, près de cinq mille Alsaciens et Lorrains. Je m’associe aujourd’hui à votre recueillement et à l’hommage que vous rendez à la mémoire de ces sacrifiés. Ces fils de France, en effet, sont morts parce qu’ils portaient un uniforme qu’ils n’avaient pas choisi, incorporés contre leur gré dans une armée qui n’était pas la leur. Victimes de l’Histoire, ils font pleinement partie de la communauté nationale et c’est à ce titre que je m’incline aujourd’hui en leur mémoire. Ils ne doivent pas être aspirés par l’oubli. Grâce à vous, leurs noms figureront bientôt sur un monument érigé en Alsace-Moselle, sur cette de terre de France à laquelle ils ont été arrachés pour être jetés dans ces combats acharnés. Par votre intermédiaire, je leur adresse aujourd’hui le salut fraternel de la Nation à laquelle ils n’ont jamais cessé d’appartenir. 17 Inauguration du Mémorial d’Alsace-Moselle Discours prononcé par Philippe Richert, le 18 juin 2005, à Schirmeck Lorsqu’il y a plusieurs années a émergé l’idée de créer un Mémorial, beaucoup a été dit sur la pertinence d’un tel équipement, sur l’inutilité de remuer le passé. Et je dois dire que, tout en étant persuadé du bien-fondé d’un tel projet, j’ai eu beaucoup de mal à décider de l’implication du Conseil général du Bas-Rhin dans sa réalisation. Cette décision politique a même sans doute été la plus difficile à prendre dans le cadre de mes fonctions de président du Conseil général. Difficile, parce qu’elle impliquait, au-delà du fort engagement financier de notre collectivité un engagement politique, une prise de responsabilité personnelle dans la mise en œuvre d’un tel équipement qui en appelle à la mémoire. Un équipement qui, à n’en pas douter, suscite un débat délicat, difficile, parfois polémique. Cependant, six ans après, je suis heureux du choix que j’ai fait. Les visites que j’ai effectuées ont apaisé mes craintes. Je suis impressionné et ému par la qualité scénographique, mais aussi par la qualité scientifique des éléments qui y sont exposés. Et par la densité et l’intensité du débat qui s’organise : le travail de mémoire prend forme soixante ans après. L’Alsace-Moselle a eu une histoire tragique et complexe, souvent méconnue. Province frontalière, ayant changé cinq fois de nationalité en soixante-quinze ans – moins d’une vie d’homme ! –, occupée, annexée, ballottée d’une culture à une autre, elle a vu mourir des centaines de milliers de ses enfants sous un uniforme ou un autre, pour être heureuse mais meurtrie, humiliée ou parfois 18 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS montrée du doigt. Oui, il y a eu aussi des raccourcis faciles et honteux, même sous la plume d’intellectuels qui devraient lire davantage avant d’écrire. Cette histoire complexe est parfois très mal connue par les Alsaciens euxmêmes. La diversité des destins individuels entre 1870 et 1945 a, en effet, rendu difficile et complexe toute construction d’une mémoire collective. Le travail de deuil, l’expression des souffrances, des traumatismes ou parfois de la honte, le travail de transmission de la mémoire ne s’est pas fait ou de manière imparfaite seulement. C’est sur ce constat que l’idée a germé peu à peu de doter enfin l’AlsaceMoselle d’un lieu de mémoire qui lui permettrait de regarder sereinement son histoire en face. Nous le devons aux témoins de cette tragédie, à leurs enfants et aux générations futures. Si ce projet a vu le jour, c’est grâce à la mobilisation sans faille de quelquesuns que je voudrais particulièrement saluer ici. Permettez-moi de citer, en premier lieu, me deux collègues conseillers généraux, Jean-Laurent Vonau et Alphonse Troestler, qui sont aussi tous deux historiens passionnés et amoureux de notre région. C’est parce que je savais que je pouvais compter sur eux que le Conseil général du Bas-Rhin a accepté d’être le chef de file de cette opération. Remercier aussi Jean-Pierre Masseret, aujourd’hui sénateur et président du Conseil régional de Lorraine. Alors qu’il était secrétaire d’État aux Anciens combattants, il a su se laisser convaincre par ses prédécesseurs à ce poste : Jean Laurain et André Bord. Il est important que toutes les collectivités se soient investies dans ce projet car, sans la présence de nos trois départements et de nos deux régions, ce projet n’aurait pas la même légitimité ni la même force... Le Mémorial se veut le miroir fidèle de la mosaïque des destins individuels alsaciens et mosellans entre 1870 et 1945. Le drame des « Malgré-Nous » bien sûr : près de 140 000 jeunes, enrôlés de force dans l’armée allemande pour un combat qui n’était pas le leur et dont plus d’un tiers ne sont jamais revenus. Mais aussi le destin de ceux qui ont pu et osé refuser ou qui ont choisi l’exil. Ceux qui ont été expulsés, chasses ou décimés. Je pense, bien entendu, en 19 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS premier lieu, aux Juifs. Je voudrais ici citer Vladimir Jankélévitch : « Les déportés, les massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité. » Nous la leur devons. « La plus belle sépulture des morts, disait encore André Malraux, c’est la mémoire des vivants. » Cette mosaïque, ce sont aussi ceux – nous n’avons pas le droit de le taire – qui ont collaboré. Ce Mémorial a pour mission de présenter le passé de l’AlsaceMoselle dans toute sa complexité, avec honnêteté, rigueur et respect. Sans volonté de juger, de hiérarchises ni de blâmer. Sans martyrologie ni volonté d’enjoliver. C’est là un devoir de mémoire que nous avons vis-à-vis de nos aînés. Mais, au-delà du seul devoir, nous devons être capables de mener désormais avec et pour nos enfants un véritable travail de mémoire. Certains ont pu dire qu’il était trop tôt pour rouvrir ce débat et ravivée des plaies mal cicatrisées. D’autres ont dit qu’il était trop tard. D’autres enfin prétendent qu’il est inutile de remuer ce passé encombrant. Je pense, pour ma part, qu’il est temps que l’Alsace et la Moselle affrontent leur passé lucidement, si elles veulent construire leur avenir de façon décomplexée. Ce travail de mémoire est également nécessaire vis-à-vis de notre patrie, la France, qui, mal informée et parfois victime d’une « vision myope » pour reprendre l’expression du regretté Jean-Louis English, s’arrête encore parfois à des raccourcis simplistes et a encore trop souvent une image déformée et caricaturale de la réalité alsacienne et mosellane. L’histoire de l’Alsace-Moselle ne saurait être exclue de la conscience nationale française. Elle est française depuis plus de trois siècles et a fait le choix de la France républicaine. Aussi espérons-nous vivement que le président de la République, symbole de l’unité de la Nation, pourra répondre à notre invitation d’inaugurer officiellement le Mémorial. Le contraire serait difficilement ressenti. 20 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS Sa visite pourrait se tenir, par exemple, à l’occasion de sa venue en Alsace pour inaugurer, juste en face de nous, le Centre européen du résistant déporté, construit sur le camp de concentration du Struthof. Un lieu de sinistre mémoire et d’horreur pour tant d’hommes. Les thèmes de ces deux lieux de mémoire sont différents. Mais ils participent au même objectif. L’éducation et le témoignage ne sont pas concurrents, mais complémentaires. À travers une coordination de leurs actions pédagogiques, ces deux équipements ont vocation à constituer un pôle de la Mémoire positionnant la Vallée de la Bruche comme terre de Mémoire et d’Histoire, lieu de sens et de pédagogie. Car telle est bien la seconde mission confiée au Mémorial : être un lieu pédagogique. Pour l’ensemble des citoyens d’ici et d’ailleurs, et en particulier pour les jeunes. Afin de développer leur tolérance, en leur montrant comment les événements historiques peuvent infléchir et broyer les destins au mépris des volontés individuelles ; et de les rendre vigilants Pour ma part, je souhaiterais que chaque jeune bas-rhinois ait, au moins une fois dans sa scolarité, eu l’occasion de visiter le Struthof et le Mémorial. Ceci afin de compléter leur éducation civique, leur éducation d’être humain et de citoyen. Le Département du Bas-Rhin veillera à mettre en place d’ici la prochaine rentrée les dispositifs financiers permettant de faire en sorte que les visites de groupes scolaires vers le Mémorial soient plus aisées voire gratuites pour les établissements scolaires. Lieu de mémoire et de pédagogie, le Mémorial a également été voulu comme un symbole de la réconciliation franco-allemande. Son parcours se termine, en effet, par l’évocation de la place de l’Alsace et de la Lorraine dans la construction européenne, ainsi que leur rôle de trait d’union dans l’instauration d’un couple franco-allemand solidaire, épine dorsale d’une Europe unie et pacifiée. 21 1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS À l’heure où une certaine défiance semble se développer vis-à-vis de la construction européenne, celle-ci étant de plus plus perçue comme une menace plutôt que comme un espace de prospérité et de paix, il n’est pas inutile de rappeler combien a été long et difficile le chemin de la réconciliation. Je souhaite que le Mémorial contribue, avec le temps, à apurer les débats sur le passé de notre région et à permettre aux Alsaciens-Mosellans et à nos visiteurs d’avoir une vision objective et sereine de l’histoire de notre région. Que l’Alsace-Moselle se renforce de ces débats et qu’en confiance et de façon décomplexée, nous préparions ensemble l’avenir de nos enfants. 22