Hommage aux Malgré-Nous

Transcription

Hommage aux Malgré-Nous
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70e anniversaire
de l’incorporation
de force
en alsace-moselle
1942-2012
Hommage aux malgré-Nous
Discours
de Philippe Richert,
président du Conseil
régional d’Alsace
Mont National,
25 août 2012
PHILIPPE RICHERT
Hommage aux Malgré-Nous
À l’occasion du 70e anniversaire
de l’Incorporation de force
CONSEIL RÉGIONAL D’ALSACE
Table des matières
70 ans après...
Hommage aux Malgré-Nous
Discours à Tambov
Message du Président de la République
Inauguration du Mémorial d’Alsace-Moselle
70 ans après...
Textes réunis pour le 70e anniversaire
AU MOMENT OÙ nous commémorons le 70e anniversaire de l’incorporation
de force, nous ressentons combien la Seconde Guerre mondiale aura
profondément marqué l’identité et le destin de notre région.
Ces dernières années, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de prendre la parole
sur ces enjeux de mémoire. Ce fut le cas lors de la douloureuse polémique
sur la tragédie d’Oradour, à l’inauguration du Mémorial d’Alsace-Moselle
ou encore lors d’un déplacement à Tambov...
J’ai souhaité réunir les quelques textes qui suivent, pour nourrir la réflexion
et participer modestement au travail de mémoire qu’ensemble, avec les
collectivités locales d’Alsace et de Lorraine, avec les associations, nous
effectuons en Alsace et en Moselle.
Philippe Richert
Président du Conseil régional d’Alsace
Ancien ministre
Hommage aux Malgré-Nous
Discours prononcé par Philippe Richert,
le 25 août 2012 au Mont-National
Ce matin à Obernai, au pied de cette croix qui veille sur notre région entière,
sur ses drames comme sur ses douleurs, au pied de cette croix qui reste la
seule tombe des 40 000 Alsaciens et Mosellans qui n’ont jamais eu de tombe,
au pied de cette croix qui nous rappelle le sacrifice des 130 000 qui furent
envoyés à la guerre sous un uniforme qui n’était pas le leur, l’Alsace est
venue se souvenir. L’Alsace est venue se recueillir.
C’est, avec nos amis de Moselle, dans l’unité de toute une région que nous
le faisons.
Il y a bien des sujets, chaque jour, pour nous diviser. Mais ce sujet-là nous
unit. Par-dessus tout. Parce qu’aucune famille d’Alsace et de Moselle n’aura
été épargnée par ce drame. Aucune de nos familles n’aura pu échapper à la
terreur de l’incorporation de force.
Depuis 1956, ce sont les associations qui entretiennent, ici, à Obernai,
Monsieur le Maire, cher Bernard Fischer, la flamme du souvenir.
C’est l’Association des Evadés et Incorporés de Force, mon général, cher
Jean-Paul Bailliard, cher Yves Muller, qui a élevé ce monument, devenu le
symbole des Malgré-Nous de l’Alsace et aussi de la Moselle, cher président
Louis Harig.
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1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS
Je veux saluer les représentants de la Fondation Entente Franco-Allemande
et adresser, à distance, une amicale pensée à André Bord qui a décidé de
participer à Paris aux cérémonies de la Libération.
Ce sont les Fils et Filles de Tués, avec leur présidente Marie-Thérèse MantoBigay, qui ont, eux aussi, honoré, durant toutes ces années, la mémoire
des disparus, rejoints depuis par l’association des Pupilles de la Nation
et orphelins de guerre d’Alsace et leur président Bernard Rodenstein,
l’Association des Orphelins de Père Malgré-Nous d’Alsace-Moselle, fondée
par Bernard Ernewein, présidée par Gérard Michel.
Je veux également saluer Robert Lang et les Anciens de Tambov, Charles
Quirin, les responsables de l’ONAC et tous les représentants du monde
combattant alsacien.
La gratitude de l’Alsace à leur égard, à votre égard, est immense.
Soixante-dix ans après, ce sont les associations qui ont demandé au Conseil
régional d’Alsace, au Conseil régional de Lorraine, à nos Conseils généraux,
d’entretenir le souvenir. C’est bien davantage qu’un simple passage de relai
et de témoin. C’est la puissance publique qui accepte, avec les Malgré-Nous,
avec leurs enfants, avec les associations, de porter une mémoire.
Aujourd’hui, c’est l’Alsace qui choisit d’assumer son histoire.
Alors, je voudrais saluer toutes les associations qui nous ont demandé
d’organiser cette commémoration, et bien entendu les Malgré-Nous qui nous
font l’honneur de leur présence et, chère Germaine Rohbach, les MalgréElles...
Je voudrais saluer également les hautes autorités civiles, militaires et
religieuses qui se joignent à ce moment d’émotion et de souvenir.
Je veux saluer, avec beaucoup de joie, la présence de Kader Arif, ministre
délégué aux Anciens combattants. Que vous soyez aujourd’hui, parmi nous,
Monsieur le Ministre, revêt une importance toute particulière. À travers
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vous, c’est la Nation toute entière qui vient témoigner sa solidarité envers le
drame des Alsaciens et des Mosellans.
Je veux saluer les parlementaires, députés et sénateurs, le président du
Conseil général de Moselle, Patrick Weiten, le président du Conseil général
du Bas-Rhin, Guy-Dominique Kennel, ainsi que Pierre Bihl, représentant le
président du Conseil général du Haut-Rhin. Je veux également remercier
les représentants des cultes : Mgr Jean-Paul Grallet, le président JeanFrançois Collanges et le président Driss Ayachour, ainsi que le président
Denis Geissmann, représentant le grand rabbin Gutman. Leur présence est
importante, parce qu’en Alsace lorsque nous honorons les morts c’est par la
prière aussi que nous le faisons.
Je veux vous remercier, toutes et tous, qui êtes venus d’Alsace et de Moselle,
vous qui avez gravi le Mont-National pour rendre hommage aux MalgréNous et leur témoigner votre respect.
Car c’est avec un sentiment de respect profond que nous sommes venus, ce
matin, nous incliner devant la mémoire des Malgré-Nous et veiller, soixantedix ans après les ordonnances de 1942, à ce que la flamme du souvenir ne
s’éteigne pas. Oui, ce que nous sommes venus dire, aujourd’hui, c’est le
respect que nous portons à ces femmes et à ces hommes auxquels rien n’aura
été épargné au cours de leur vie.
Chaque génération vit dans l’histoire son lot d’épreuves. Et peut-être en estil ainsi depuis l’aube des temps. Mais cette génération-là, quand même !...
Ces femmes et ces hommes ont vécu la guerre. Beaucoup d’entre eux même
avaient connu l’horreur de la Première guerre mondiale. Ils ont connu, comme
tous les Français en 1940, la honte de la défaite. Ils ont subi l’évacuation. Ils
ont vu le régime de Vichy les abandonner et laisser le Reich nazi décider de
leur sort.
Ils ont été privés de leur nationalité. Ils ont été privés de leurs droits. Ils
ont été privés de leur dignité et jetés malgré eux dans l’abjection du pire
asservissement qui soit.
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1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS
Car les ordonnances de 1942, qui enrôlent de force les Alsaciens et les
Mosellans dans la Wehrmacht, ont ceci de particulier : elles présentent les
dehors et les masques de l’apparente légalité. Mais, du point de vue du
droit des gens, du point de vue des simples droits de l’homme, elles sont
totalement illégales et illégitimes.
Et dans les faits, par quoi se traduisent-elles ? On enrôle, bien sûr, les
Alsaciens et les Mosellans en âge de servir. On fait peser sur les familles
de terribles menaces qui, souvent, se transforment en représailles lorsque
l’un se dérobe et se montre réfractaire. Combien de pères et de mères furent
menacés, humiliés, transplantés en Prusse orientale ou, surtout, internés à
Schirmeck ?
Dans l’armée allemande elle-même, on ne fait pas confiance à ces Alsaciens
et Mosellans, dont chacun sait qu’ils sont là contre leur gré. Malgré eux.
C’est-à-dire malgré leur cœur. Et malgré leur volonté.
Il n’y a rien d’humain qui ne se fasse, dans la vie, sans cœur ni volonté. Ce
qui fait un homme et une femme libres, c’est sa latitude à déployer et son
cœur et sa volonté. Lorsqu’on les restreint, lorsqu’on les empêche, lorsqu’on
les brime, ce n’est pas d’une simple privation qu’il s’agit. C’est un crime
contre l’humanité qu’on commet. Un crime contre l’être humain.
Je veux le dire solennellement ce matin : non, l’incorporation de force ne fut
pas seulement un crime de guerre, ce fut aussi un crime contre l’humanité...
Ces Alsaciens et ces Mosellans, dans l’armée allemande, comme on s’en
méfie, comme on craint leur désertion, on les envoie alors, dans leur immense
majorité, sur le Front de l’Est, loin de l’Alsace qu’ils aiment tant, loin de la
France qui est restée, malgré tout, leur patrie.
Pour les incorporés de force, c’est la double peine permanente. Ils ont non
seulement l’humiliation de devoir porter un uniforme qui n’est pas le leur,
mais on les fait servir dans les pires conditions. On les envoie à la mort.
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1942-2012 | HOMMAGE AUX MALGRÉ-NOUS
Quand j’étais président du Conseil général du Bas-Rhin, j’avais tenu, avec
les autres collectivités d’Alsace et de Lorraine à ce qu’on n’oublie pas. J’avais
tenu à ce que nous Alsaciens et Mosellans qui sommes d’une autre génération,
nous prenions soin de cette mémoire-là et nous veillons sur elle.
C’est pour cette raison que j’ai initié, avec l’ensemble des collectivités, les
deux départements alsaciens, le département de la Moselle, les deux Conseils
régionaux d’Alsace et de Lorraine, le Mémorial d’Alsace-Moselle. Pour porter
cette mémoire. Car elle fait partie de nous. Elle nous constitue.
C’est pour cette raison que nous avons accompli un travail de longue haleine,
jusqu’en Russie, tout particulièrement dans le camp de Tambov.
C’était un geste simple : donner un nom à nos morts, à défaut de pouvoir
leur donner une sépulture. Mais c’est le plus ancien des gestes humains.
C’est le geste qu’accomplit le fils sur la tombe de son père. Voilà de quoi,
nous Alsaciens et Mosellans, sommes redevables.
Voilà où est la dignité de l’action publique. Si nous n’honorons pas nos morts,
si nous ne réconcilions pas les mémoires, alors à quoi bon faire tout ce que
nous faisons pour gérer le quotidien et préparer l’avenir ?
Je fais partie de ceux qui pensent que le maréchal Foch avait raison lorsqu’il
écrivait : « Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple
sans mémoire est un peuple sans avenir. »
Lorsque nous tournons notre regard vers le passé, ce n’est pas pour nous
y complaire ni raviver les grandes douleurs que le temps heureusement a
contribué à apaiser.
C’est parce que nous sommes redevables envers ceux qui nous ont précédés.
Ainsi va la vie, et la chaîne des générations. C’est parce qu’ils sont en nous,
avec ce qu’ils ont vécu et éprouvé. Et notre devoir humain, simplement
humain, c’est de porter cette mémoire et de la transmettre.
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Je suis allé à Tambov. Cela fait partie des souvenirs les plus marquants de
ma vie. Non pas à cause du froid. Il est terrible. Non pas à cause de ce qu’on
y voyait. Il n’y a plus rien à voir. Et justement. C’est parce qu’il n’y a rien à
voir que cela en devient terrible.
Près de 40 000 Malgré-Nous sont morts ou portés disparus. Ils n’ont pas
de tombe. Aucune croix. Aucune pierre. Personne, à la Toussaint, ne vient,
les fleurir. Quand ils sont morts, ils avaient vingt ans à peine. Parfois seize
ou un peu plus. C’est l’âge où la vie appelle. Aux études comme aux jeux
innocents, à l’amitié et à l’amour. Ils n’ont pas eu cela. Ils n’ont eu que la
mort.
Ils avaient la vie devant soi et, pourtant, ils l’ont reçue, cette mort, froide,
lointaine, étrangère, en terre anonyme. Pour une seule raison : ils avaient eu
la mauvaise idée d’être nés en Alsace et en Moselle.
Et nous ? Mais nous serions indignes si nous n’honorions pas aujourd’hui
leur mémoire ! Voilà pourquoi ce matin nous sommes réunis à Obernai au
pied de cette grande croix, qui longtemps a été la seule tombe de ceux qui
n’ont pas de tombe. Ici, c’est toute l’Alsace que ces femmes et ces hommes
ont aimée qui se dévoilent à nos yeux. Au loin, c’est le Mont Sainte-Odile,
figure tutélaire et protectrice qui s’offre à nous. Plus loin encore, la flèche de
la Cathédrale de Strasbourg, qui élève l’esprit en même temps qu’elle saisit
tout Alsacien d’une émotion sans pareille.
Demain, ce sera le Mur des Noms, au Mémorial d’Alsace-Moselle, qui viendra
nous rappeler le sacrifice des Malgré Nous et des Malgré Elles. Aujourd’hui,
les historiens sont encore au travail. D’ici la fin 2012, le processus d’édification
de ce monument sera définitivement engagé.
Avec les autres collectivités d’Alsace et de Lorraine, nous avons voulu cela.
Nous l’avons voulu comme les associations l’ont voulu. Nous l’avons voulu
parce qu’inscrire le nom de ces victimes dans la pierre est, à nos yeux, un
devoir moral. Un devoir de piété. Un devoir simplement humain.
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Et lorsque, demain, ce mur sera construit, ce mur qui ne sépare pas mais
réconcilie les mémoires, le Mont-National gardera toute sa signification et
toute sa force. Parce que c’est un lieu de mémoire, une mémoire tragique
pour l’Alsace et la Moselle.
Et ce n’est pas, non plus, Monsieur le Ministre, un nom commun que celui
de la Nation ! La Nation ! Longtemps, l’incorporation de force a été un sujet
d’incompréhension entre l’Alsace et le reste du pays.
Longtemps, la France n’a pas voulu admettre qu’un régime aussi indigne
que celui de Vichy avait trahi l’Alsace et déshonoré la France...
Longtemps, je le sais, nous avons eu le cœur gros. Parce que l’incompréhension
est une chose. Mais l’insulte en est une autre.
Et lorsque certains se croyaient autorisés à traiter les Malgré-Nous de traitres
quand, dans le même temps, ils compatissaient au sort tragique des enfantssoldats en Erythrée ou au Rwanda, ils n’avaient pas compris.
Ils n’avaient pas compris que c’était la même histoire. La même histoire
humaine, où l’on enrôle des soldats de force. Que cela se passe ici en Alsace
ou en Afrique ou dans d’autres régions du monde, c’est la même douleur, la
même souffrance, car c’est le même crime qui est commis. Un crime contre
l’homme.
Oui, l’histoire de l’incorporation de force a longtemps été, entre l’Alsace et le
reste de la Nation, une source d’incompréhension et de douleurs.
Il a fallu, en réalité, attendre qu’un président de la République vienne à
Colmar le 8 mai 2010 pour prononcer un discours qui restera dans l’histoire
de l’Alsace et dans l’histoire de France comme un moment inaliénable de
réconciliation nationale.
C’était Nicolas Sarkozy. Il disait alors ces paroles fortes : « Je suis venu
aujourd’hui en Alsace réparer une injustice. À partir de 1942, les Alsaciens et
Mosellans furent enrôlés de force dans l’armée allemande. On leur mit un uniforme
qui n’était pas celui du pays vers lequel allaient leur coeur et leur fidélité. On les força
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à agir contre leur patrie, leur serment, leur conscience... Les ‘Malgré-Nous’ ne furent
pas des traîtres. Ceux qui n’ont rien fait pour empêcher cette ignominie perpétrée
contre des citoyens français ont trahi les valeurs de la France, l’ont déshonorée.
Vichy a trahi la France et l’a déshonorée... »
Oui, il fallait que les Français entendent, enfin, ces paroles-là. Parce que la
France, ce n’est pas la France sans l’Alsace et la Moselle. Parce que nous, ici,
nous ne sommes pas nous-mêmes sans la France.
Ce matin, nous sommes venus au Mont National, au pied de cette croix,
pour nous souvenir du drame que fut l’incorporation de force. Nous sommes
venus ici ce matin porter, ensemble, dans l’unité, cette mémoire.
Nous avons en face de nous un devoir : graver dans la pierre le nom des
disparus. Nous le ferons au Mémorial d’Alsace-Moselle. Nous leur devons.
Mais nous avons, ce matin, au-delà de tout, 70 ans après les ordonnances
de 1942, un devoir sacré à accomplir ensemble : nous incliner, avec respect,
devant la mémoire des victimes. La mémoire de ceux qu’un jour les vents
mauvais de l’histoire privèrent de tout. La mémoire des Malgré-Nous.
Et nous le faisons. Au nom de l’Alsace. Au nom de la République. Au nom
de la France.
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Discours à Tambov
Discours prononcé par Philippe Richert, le 26 février 2008, à Tambov
C’est avec une grande émotion que nous sommes rassemblés aujourd’hui
au camp de Tambov-Rada. Une émotion particulièrement forte pour moimême et pour toute notre délégation, naturellement bien plus encore pour
MM. Benoît et Roegel, qui ont passé ici un moment très douloureux de leur
vie.
La question des Malgré-Nous reste marquée dans la mémoire collective
alsacienne comme une énorme page de souffrance. Mal connue en dehors
de l’Alsace-Moselle, ignorée ou mal interprétée en France, souvent salie, elle
a longtemps été tue par les Alsaciens eux-mêmes, qui y voyaient souvent
une source de honte.
La plupart des Alsaciens de ma génération ont, dans leur entourage familial,
un proche qui fut contraint d’endosser l’uniforme et la cause d’un pays qui
n’était pas le sien. Cette réalité s’est peu à peu fait jour ces quinze dernières
années et l’Alsace a fini par assumer et évoquer plus sereinement cette page
de son histoire.
Mais la déchirure reste vive dans la conscience collective. Nombreuses
sont les familles comptant un disparu en leur sein, dans lesquelles persiste,
au-delà de la douleur causée par la perte d’un proche, une douleur due à
l’ignorance.
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L’ignorance et le doute quant à la réalité même de la mort, du fait très
souvent de l’absence du corps. En Alsace, on dénombre, en effet, pas moins
de 35 000 déportés disparus. Cette absence de certitude, cette absence du
corps, a rendu difficile le travail de deuil de beaucoup de familles alsaciennes
et l’attente a torturé durant des années des épouses, des mères ou des pères.
L’ignorance des circonstances de la mort ou du lieu de la sépulture, qui
empêche le recueillement également, a été et est toujours source d’une
autre forme de douleur parmi les familles de Malgré-Nous. Pour éviter
leur désertion, beaucoup avaient été envoyés sur le front de l’Est, loin de
la frontière franco-allemande, et rares sont ceux qui ont bénéficié d’une
sépulture identifiée. Or, dans beaucoup de cas, et notamment celui des
disparus, les réponses aux questions ne sont venues qu’au compte-gouttes,
au fil des libérations successives des prisonniers, dont le dernier est rentré
en Alsace en 1955, dix ans après la fin de la guerre !
Il a fallu attendre le début des années 1990 et l’organisation de l’opération
« Pélerinage à Tambov » portée par deux anciens prisonniers et soutenue par
les associations d’anciens combattants pour que le sujet redevienne d’une
actualité brûlante.
C’est à cette même époque qu’un premier accord a été signé avec les
autorités russes, donnant aux familles la possibilité d’accéder aux dossiers
personnels des prisonniers tenus et conservés à Moscou. Mais, au-delà de
ces informations personnelles, il existe aujourd’hui beaucoup d’inconnues
et d’incertitudes sur les quelque 48 camps qui ont accueilli des Alsaciens, et
surtout sur celui de Tambov. Combien étaient-ils ? 10 000 ? 15 000 ? Combien
y sont morts ?
Pour répondre à toutes ces questions et à bien d’autres encore, j’ai souhaité
que le Conseil général du Bas-Rhin s’engage dans ce travail de recherche
qui touche au cœur la mémoire de notre région et de ses concitoyens. J’ai
souhaité aussi et surtout que cette démarche soit entreprise avec les autres
collectivités concernées, le Conseil régional d’Alsace et le Conseil général du
Haut-Rhin en particulier. Depuis la mise en œuvre de la décentralisation, les
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collectivités territoriales se trouvent confrontées à des enjeux qui les situent
au centre des préoccupations et des besoins de nos concitoyens. Face à ce
défi, il était de notre responsabilité de donner du sens à notre action pour
permettre à ces derniers de mieux vivre ensemble, d’assumer pleinement
notre passé pour mieux préparer l’avenir de nos jeunes générations.
C’est face à cet enjeu que le Conseil général du Bas-Rhin a décidé, en étroite
coopération avec les autres collectivités, d’engager une politique mémorielle
ambitieuse, dans le but d’aider les Alsaciens à se réconcilier avec leur passé,
mais également d’expliquer et de transmettre un message d’espoir à notre
jeunesse.
La pierre angulaire de cette politique de mémoire est incontestablement le
Mémorial d’Alsace-Moselle, que nous avons érigé à Schirmeck et dont le
Conseil général a confié la présidence au député Alain Ferry, alors conseiller
général de ce canton. Centre d’interprétation de l’histoire de l’Alsace et de
la Moselle de 1870 à nos jours, le Mémorial a été pensé et réalisé comme un
outil en hommage aux victimes de cette période et à vocation pédagogique
à destination de nos jeunes générations.
C’est dans ce même esprit que nous avons décidé de mettre en œuvre une
initiative d’envergure au service de la connaissance et de la reconnaissance
des victimes alsaciennes de la Seconde Guerre mondiale. Ce projet, construit
avec le Conseil régional d’Alsace et le Conseil général du Haut-Rhin, vise
à rassembler, traiter et mettre à la disposition du public toutes les données
relatives aux nombreuses victimes engendrées par la situation d’annexion
de fait qu’a connue l’Alsace-Moselle entre 1940 et 1945.
Soixante ans après la libération de notre région du joug nazi et de la fin de
la guerre, la connaissance du sort de nos concitoyens a, sans aucun doute,
progressé. Mais de nombreuses pages restent à écrire et, surtout, les victimes
de la période 1939-1945 restent mal connues, voire ignorées.
Le message que le président de la République, Nicolas Sarkozy, a bien
voulu me demander de lire en son nom ce matin, ici, sur le site du camp de
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Tambov-Rada est un signe fort de l’État français reconnaissant la spécificité
de l’histoire de l’Alsace-Moselle et rendant hommage au destin tragique de
ces hommes morts en portant l’uniforme d’une armée qui n’était pas la leur.
Il contribuera aussi, j’en suis sûr, à cicatriser les blessures et le sentiment
d’injustice, nés de cette période douloureuse.
Ce mot que nous avons tous souhaité et attendu, c’est l’expression claire de
la part de l’État, pour la première fois dans l’histoire de notre pays. C’est
un moment particulier pour tous les anciens incorporés de force et leurs
familles.
C’est un moment fort pour moi aussi, alors que je tourne une page de ma
vie publique. J’ai toujours pensé aux efforts que les collectivités se devaient
de consacrer, d’abord et avec énergie, à assumer les compétences et les
responsabilités qui leur sont dévolues par la loi et de réaliser les opérations
qui en découlent. Mais cela ne serait qu’une juxtaposition de projets, si la
démarche ne s’inscrivait pas dans la perspective d’une communauté de
projet et de destin, où le passé collectif, heureux ou tragique, constitue un
ciment et un ferment.
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Message du Président de la République
Message de Nicolas Sarkozy, lu à Tambov, le 26 février 2008
Vous êtes aujourd’hui rassemblés sur le site du Camp n° 188 de TambovRada, où dix-huit mille de nos compatriotes ont connu les souffrances de la
captivité.
Ici, moururent après avoir enduré le froid, la faim et la maladie, près de cinq
mille Alsaciens et Lorrains.
Je m’associe aujourd’hui à votre recueillement et à l’hommage que vous
rendez à la mémoire de ces sacrifiés.
Ces fils de France, en effet, sont morts parce qu’ils portaient un uniforme
qu’ils n’avaient pas choisi, incorporés contre leur gré dans une armée qui
n’était pas la leur.
Victimes de l’Histoire, ils font pleinement partie de la communauté nationale
et c’est à ce titre que je m’incline aujourd’hui en leur mémoire.
Ils ne doivent pas être aspirés par l’oubli. Grâce à vous, leurs noms figureront
bientôt sur un monument érigé en Alsace-Moselle, sur cette de terre de France
à laquelle ils ont été arrachés pour être jetés dans ces combats acharnés.
Par votre intermédiaire, je leur adresse aujourd’hui le salut fraternel de la
Nation à laquelle ils n’ont jamais cessé d’appartenir.
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Inauguration du Mémorial d’Alsace-Moselle
Discours prononcé par Philippe Richert, le 18 juin 2005, à Schirmeck
Lorsqu’il y a plusieurs années a émergé l’idée de créer un Mémorial, beaucoup
a été dit sur la pertinence d’un tel équipement, sur l’inutilité de remuer le
passé. Et je dois dire que, tout en étant persuadé du bien-fondé d’un tel
projet, j’ai eu beaucoup de mal à décider de l’implication du Conseil général
du Bas-Rhin dans sa réalisation. Cette décision politique a même sans doute
été la plus difficile à prendre dans le cadre de mes fonctions de président du
Conseil général.
Difficile, parce qu’elle impliquait, au-delà du fort engagement financier
de notre collectivité un engagement politique, une prise de responsabilité
personnelle dans la mise en œuvre d’un tel équipement qui en appelle à la
mémoire. Un équipement qui, à n’en pas douter, suscite un débat délicat,
difficile, parfois polémique. Cependant, six ans après, je suis heureux du
choix que j’ai fait.
Les visites que j’ai effectuées ont apaisé mes craintes. Je suis impressionné
et ému par la qualité scénographique, mais aussi par la qualité scientifique
des éléments qui y sont exposés. Et par la densité et l’intensité du débat qui
s’organise : le travail de mémoire prend forme soixante ans après.
L’Alsace-Moselle a eu une histoire tragique et complexe, souvent méconnue.
Province frontalière, ayant changé cinq fois de nationalité en soixante-quinze
ans – moins d’une vie d’homme ! –, occupée, annexée, ballottée d’une culture
à une autre, elle a vu mourir des centaines de milliers de ses enfants sous un
uniforme ou un autre, pour être heureuse mais meurtrie, humiliée ou parfois
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montrée du doigt. Oui, il y a eu aussi des raccourcis faciles et honteux, même
sous la plume d’intellectuels qui devraient lire davantage avant d’écrire.
Cette histoire complexe est parfois très mal connue par les Alsaciens euxmêmes. La diversité des destins individuels entre 1870 et 1945 a, en effet,
rendu difficile et complexe toute construction d’une mémoire collective. Le
travail de deuil, l’expression des souffrances, des traumatismes ou parfois
de la honte, le travail de transmission de la mémoire ne s’est pas fait ou de
manière imparfaite seulement.
C’est sur ce constat que l’idée a germé peu à peu de doter enfin l’AlsaceMoselle d’un lieu de mémoire qui lui permettrait de regarder sereinement
son histoire en face. Nous le devons aux témoins de cette tragédie, à leurs
enfants et aux générations futures.
Si ce projet a vu le jour, c’est grâce à la mobilisation sans faille de quelquesuns que je voudrais particulièrement saluer ici. Permettez-moi de citer, en
premier lieu, me deux collègues conseillers généraux, Jean-Laurent Vonau
et Alphonse Troestler, qui sont aussi tous deux historiens passionnés et
amoureux de notre région. C’est parce que je savais que je pouvais compter
sur eux que le Conseil général du Bas-Rhin a accepté d’être le chef de file de
cette opération. Remercier aussi Jean-Pierre Masseret, aujourd’hui sénateur
et président du Conseil régional de Lorraine. Alors qu’il était secrétaire d’État
aux Anciens combattants, il a su se laisser convaincre par ses prédécesseurs
à ce poste : Jean Laurain et André Bord. Il est important que toutes les
collectivités se soient investies dans ce projet car, sans la présence de nos
trois départements et de nos deux régions, ce projet n’aurait pas la même
légitimité ni la même force...
Le Mémorial se veut le miroir fidèle de la mosaïque des destins individuels
alsaciens et mosellans entre 1870 et 1945. Le drame des « Malgré-Nous » bien
sûr : près de 140 000 jeunes, enrôlés de force dans l’armée allemande pour un
combat qui n’était pas le leur et dont plus d’un tiers ne sont jamais revenus.
Mais aussi le destin de ceux qui ont pu et osé refuser ou qui ont choisi l’exil.
Ceux qui ont été expulsés, chasses ou décimés. Je pense, bien entendu, en
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premier lieu, aux Juifs. Je voudrais ici citer Vladimir Jankélévitch : « Les
déportés, les massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Les morts dépendent
entièrement de notre fidélité. » Nous la leur devons. « La plus belle sépulture des
morts, disait encore André Malraux, c’est la mémoire des vivants. »
Cette mosaïque, ce sont aussi ceux – nous n’avons pas le droit de le taire – qui
ont collaboré. Ce Mémorial a pour mission de présenter le passé de l’AlsaceMoselle dans toute sa complexité, avec honnêteté, rigueur et respect. Sans
volonté de juger, de hiérarchises ni de blâmer. Sans martyrologie ni volonté
d’enjoliver.
C’est là un devoir de mémoire que nous avons vis-à-vis de nos aînés. Mais,
au-delà du seul devoir, nous devons être capables de mener désormais avec
et pour nos enfants un véritable travail de mémoire.
Certains ont pu dire qu’il était trop tôt pour rouvrir ce débat et ravivée des
plaies mal cicatrisées. D’autres ont dit qu’il était trop tard. D’autres enfin
prétendent qu’il est inutile de remuer ce passé encombrant.
Je pense, pour ma part, qu’il est temps que l’Alsace et la Moselle affrontent
leur passé lucidement, si elles veulent construire leur avenir de façon
décomplexée.
Ce travail de mémoire est également nécessaire vis-à-vis de notre patrie, la
France, qui, mal informée et parfois victime d’une « vision myope » pour
reprendre l’expression du regretté Jean-Louis English, s’arrête encore parfois
à des raccourcis simplistes et a encore trop souvent une image déformée et
caricaturale de la réalité alsacienne et mosellane.
L’histoire de l’Alsace-Moselle ne saurait être exclue de la conscience nationale
française. Elle est française depuis plus de trois siècles et a fait le choix de
la France républicaine. Aussi espérons-nous vivement que le président de
la République, symbole de l’unité de la Nation, pourra répondre à notre
invitation d’inaugurer officiellement le Mémorial. Le contraire serait
difficilement ressenti.
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Sa visite pourrait se tenir, par exemple, à l’occasion de sa venue en Alsace
pour inaugurer, juste en face de nous, le Centre européen du résistant
déporté, construit sur le camp de concentration du Struthof. Un lieu de
sinistre mémoire et d’horreur pour tant d’hommes.
Les thèmes de ces deux lieux de mémoire sont différents. Mais ils participent
au même objectif. L’éducation et le témoignage ne sont pas concurrents, mais
complémentaires. À travers une coordination de leurs actions pédagogiques,
ces deux équipements ont vocation à constituer un pôle de la Mémoire
positionnant la Vallée de la Bruche comme terre de Mémoire et d’Histoire,
lieu de sens et de pédagogie.
Car telle est bien la seconde mission confiée au Mémorial : être un lieu
pédagogique. Pour l’ensemble des citoyens d’ici et d’ailleurs, et en particulier
pour les jeunes. Afin de développer leur tolérance, en leur montrant comment
les événements historiques peuvent infléchir et broyer les destins au mépris
des volontés individuelles ; et de les rendre vigilants
Pour ma part, je souhaiterais que chaque jeune bas-rhinois ait, au moins une
fois dans sa scolarité, eu l’occasion de visiter le Struthof et le Mémorial. Ceci
afin de compléter leur éducation civique, leur éducation d’être humain et de
citoyen.
Le Département du Bas-Rhin veillera à mettre en place d’ici la prochaine
rentrée les dispositifs financiers permettant de faire en sorte que les visites
de groupes scolaires vers le Mémorial soient plus aisées voire gratuites pour
les établissements scolaires.
Lieu de mémoire et de pédagogie, le Mémorial a également été voulu
comme un symbole de la réconciliation franco-allemande. Son parcours se
termine, en effet, par l’évocation de la place de l’Alsace et de la Lorraine
dans la construction européenne, ainsi que leur rôle de trait d’union dans
l’instauration d’un couple franco-allemand solidaire, épine dorsale d’une
Europe unie et pacifiée.
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À l’heure où une certaine défiance semble se développer vis-à-vis de la
construction européenne, celle-ci étant de plus plus perçue comme une
menace plutôt que comme un espace de prospérité et de paix, il n’est pas
inutile de rappeler combien a été long et difficile le chemin de la réconciliation.
Je souhaite que le Mémorial contribue, avec le temps, à apurer les débats
sur le passé de notre région et à permettre aux Alsaciens-Mosellans et à nos
visiteurs d’avoir une vision objective et sereine de l’histoire de notre région.
Que l’Alsace-Moselle se renforce de ces débats et qu’en confiance et de façon
décomplexée, nous préparions ensemble l’avenir de nos enfants.
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