master pro 2, 2006-2007, introduction - UFR EILA

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master pro 2, 2006-2007, introduction - UFR EILA
UNIVERSITE PARIS DIDEROT - PARIS 7
UFR EILA
MASTER PROFESSIONNNEL 2
"INDUSTRIE DES LANGUES ET TRADUCTION SPECIALISEE"
INTRODUCTION GENERALE
AU COURS DE
TRADUCTION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE
Rentrée 2011
SOMMAIRE
1.
TRIER, ELIMINER, STRUCTURER
p. 2
2.
JOURNALISME ET FIABILITE DE L’INFORMATION
p. 3
3.
LA CIVILISATION DE L’ECRAN
p. 8
4.
QUE FAIRE ?
p. 11
5.
FAUT-IL PRODUIRE SES INFORMATIONS ?
p. 12
6.
INTERNET ET SES DERIVES
p. 14
7.
WIKIPEDIA
p. 18
8.
LE PAPIER A-T-IL UN AVENIR ?
p. 22
9.
RESPECT DES SOURCES VS PLAGIAT
p. 24
10.
ABSENCE DE MEDIATEURS = DEMOCRATISATION DU SAVOIR ?
p. 26
11.
MONOPOLE DES MOTEURS DE RECHERCHE
p. 30
12.
PROFONDEUR VS SURFACE
p. 32
13.
ANTI-INTELLECTUALISME
p. 36
14.
CONTROVERSES SCIENTIFIQUES ET DOUTE
p. 40
15.
CULTURE(S), VERITE
p. 49
16.
THEORIES DU COMPLOT
p. 58
17.
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET TRADUCTION
p. 66
Avant de nous lancer dans les questions de traduction qui nous occuperons toute l'année,
nous allons, si vous le voulez bien, faire un grand détour. Je vous propose en effet de
nous plonger dans des sujets de fond, comme les technologies de l'information et de la
communication, compte tenu de l'engouement qu'elles suscitent dans la population en
général, et du rôle qu'elles jouent dans notre formation en particulier.
Après avoir examiné certains problèmes posés par Internet et l’absence de médiation, par
la tendance monopolistique d'outils comme les moteurs de recherche, nous passerons
ensuite à quelques recommandations méthodologiques et éthiques, puis à des
considérations scientifiques et philosophiques plus générales. Enfin, revenant à notre
sujet principal, nous conclurons sur l’utilisation des outils informatiques en traduction.
L'idée consiste à élargir son horizon, à prendre du recul et à se donner des éléments de
réflexion. A privilégier la durée plutôt que l'instantané, les contenus plutôt que les tuyaux,
le fond plutôt que la forme, l'humain plutôt que la technique. Cela prend davantage de
temps, mais il n'est pas perdu… Ainsi, il va falloir en utiliser un peu pour lire ce document,
compte tenu de sa longueur! A défaut, si un chapitre vous est déjà connu ou ne vous
intéresse pas suffisamment, passez au suivant… Mieux vaut encore une lecture partielle
que pas de lecture du tout!
1 / TRIER, ELIMINER, STRUCTURER
Au risque d'enfoncer des portes ouvertes, je crois bon de répéter, comme bien d'autres
après Montaigne, que le but de l'enseignement n'est pas d'aboutir à des têtes bien
pleines, mais bien faites. Il faut bien sûr acquérir des connaissances, mais l'objectif n'est
pas prioritairement quantitatif, il ne s'agit pas d'accumuler à l'infini des savoirs,
d'augmenter la taille de votre disque dur cérébral pour y stocker le plus grand nombre
d'informations possibles. Car dans un monde aussi compartimenté et spécialisé que le
nôtre, il n'y a plus de connaissance encyclopédique maîtrisable par une seule personne.
L'idée ne consiste donc pas à compiler de façon compulsive des éléments épars et
fragmentés, mais à faire le lien entre eux et à les mettre en perspective pour tenter une
synthèse personnelle.
Il faut décloisonner pour sortir de l’hyperspécialisation et trouver des pistes originales. "La
créativité, c'est cette capacité à inventer d'autres chemins. A sortir de nos schémas
traditionnels pour relever de nouveaux défis. C'est un processus mental qui implique la
génération de nouvelles idées ou concepts, ou de nouvelles associations entre des idées
et des concepts préexistants, mais qui a priori se mariaient mal. C'est ce qui permet de
développer cette pensée complexe que défend le sociologue Edgar Morin." 1
L'important, c'est d'organiser, de structurer vos connaissances, d'établir des relations
entre les éléments du réel, les concepts, les savoirs établis, les disciplines. C'est de
chercher à comprendre les problèmes dans leurs diverses dimensions, sans vous limiter
à une seule entrée, à une seule grille de lecture. C'est d'accepter que le savoir n'est
jamais figé, qu'il évolue en permanence grâce à la recherche et donc qu'une remise à jour
régulière des connaissances s'impose, sous peine d'obsolescence.
1
Maryline Baumart et Benoît Floc'h, "La créativité, clé de tous les savoirs", Le Monde, 16 septembre 2009,
supplément Education, p.5.
2
L'objectif premier de l'enseignement à l'ère de l'information électronique devrait donc être
qualitatif : vous aider à faire des choix, à sélectionner les données utiles et à laisser de
côté les autres, à hiérarchiser et surtout à donner du sens au flot d'informations qui nous
submerge. Bref, il s’agit de vous permettre d'être intellectuellement autonomes,
conformément au souhait de l’université Paris Diderot de former des esprits libres et
critiques. Mais toute la difficulté consiste à essayer de penser sans préjugés et sans
œillères, à privilégier l'ouverture d'esprit et la lucidité, à parvenir à une réflexion
distanciée.
Si la multiplicité des sources et des points de vue fait partie intégrante de la vie
démocratique et devrait logiquement amener le citoyen à se poser des questions et à
avoir un rôle plus actif, la profusion d'informations peut aussi produire un effet de
saturation, voire de sidération. Que croire? A qui faire confiance? Comment trancher
entre des données contradictoires qui dépassent notre compétence? Cette surabondance
d'informations propre à l’ère numérique se traduit souvent par une perte de temps et de
repères, elle laisse l'internaute démuni et seul face à une réalité difficile à appréhender.
Il s'agit d'abord de prendre du recul pour ne pas se laisser engloutir par ce déferlement
médiatique, de ne pas confondre ce qui relève du bruit (au sens de la théorie de
l'information), ou du divertissement (au sens pascalien) avec ce qui constitue un savoir
véritable, qui suppose la volonté de comprendre, une grille de lecture ouverte, et le temps
de la réflexion. Or surfer sur le web par exemple, c'est trop souvent rester sur l'écume des
choses. Car nous appartenons à une époque de vitesse et de zapping, hésitant entre le
trop-plein et le vide, incapable de fixer son attention de manière durable, prisonnière du
clic et de la télécommande et s'adonnant à l'hyperconsommation.
Dans cette période où l'image, la séduction et l'émotion dominent, où pulsions et passions
mettent à mal le rationnel, où une nouvelle chasse l'autre, on a parfois l'impression que
plus on passe de temps à communiquer, moins on a de choses à dire. "Nous baignons,
du matin au soir, dans un bruit de fond où se mêlent, sans ordre ni hiérarchie,
informations utiles, messages publicitaires, pirouettes de bonimenteurs, racolages de
politiciens, etc. [...] Cette communication-là, à jet continu, omniprésente, envahissante,
nous coupe du réel davantage qu'elle nous en rapproche." 2
L'un des grands défis pour les enseignants est que nous vivons dans une "société du
spectacle [...] dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l'école et
l'université. Pour le temps d'écoute et de vision, la séduction et l'importance, les médias
se sont saisis depuis longtemps de la fonction d'enseignement." 3 La facilité d'accès
aux nouveaux médias et leur omniprésence se combine alors avec le décalage entre
certains modes d'enseignement et le public visé, pour renforcer la volonté de l'individu
contemporain d'accéder par lui-même au savoir.
2 /JOURNALISME ET FIABILITE DE L’INFORMATION
Compte tenu de l'importance considérable prise par les médias, il devient urgent de se
poser un certain nombre de questions. Les nouvelles technologies permettent d'accéder à
l'information quasiment en temps réel. Mais d'où vient-elle, et qui s'assure qu'elle est
sérieuse, que les faits rapportés sont avérés? "Si le règne du préjugé remplace celui des
faits, si l'objectivité commence à être définie dans les journaux non plus comme une
mécanique d'enregistrement du monde extérieur, mais comme la recherche d'un équilibre
2
3
Jean-Claude Guillebaud, "Tout ce bruit…", Le Nouvel Observateur, Supplément Télé, 12 juillet 2008, p.50.
Michel Serres, "Eduquer au XXIe siècle", Le Monde, 6-7 mars 2011, p.16; souligné par moi.
3
entre des points de vue, alors c'est peut-être la démocratie elle-même qui est en crise."4
Les questions de l'objectivité et de la véracité de l'information, de même que celle de la
pluralité des approches, sont bien sûr centrales, mais ne se limitent pas au respect du
contradictoire. "Une idée de l'objectivité très ancrée dans les médias veut qu'une bonne
présentation d'un sujet oppose systématiquement deux points de vue contradictoires.
Mais dans certains cas, ne pas choisir, c'est précisément faire un choix." 5 Ainsi, dans une
rubrique 'débat', donner le même espace aux tenants de l'astrologie et aux représentants
de l'astronomie, revient à les mettre sur le même plan, et donc à considérer que science
et pseudoscience sont équivalents, c'est-à-dire finalement qu'il n'y a pas de différence
entre le faux et le vrai, ce qui -sous couvert de démocratie et de relativisme- constitue
objectivement un choix antiscientifique.
En matière journalistique, la description détaillée des faits devrait être l’exigence première
et permettre au lecteur de se faire sa propre idée. Elle ne saurait être sacrifiée au profit
des commentaires. Or, contrairement à la presse anglo-saxonne, "les journalistes
français sont trop souvent des "opinionistes" qui préfèrent livrer leur point de vue plutôt
que de se contenter de restituer les faits avec le plus de précisions possibles. [...Ils]
préfèrent souvent écrire pour les élites que pour le grand public. Ce travers consiste à
faire le journal que l'on aimerait lire plutôt que celui que les lecteurs voudraient acheter." 6
Ceci n'étant probablement pas sans influence sur la baisse du lectorat…
Comment alors saisir le réel, surtout dans une société technoscientifique, sans l'aide de
passeurs que sont notamment les vulgarisateurs? Or le terme même reflète un certain
mépris pour cette mission de diffusion des connaissances, malgré son importance
essentielle pour éclairer les citoyens. Dans la hiérarchie des valeurs et des intérêts qui
est celle de la communauté universitaire, le moins que l'on puisse dire est qu'elle ne se
situe pas au sommet de l'échelle… C'est cette absence de valorisation qui explique que
peu d'enseignants-chercheurs et un nombre encore plus réduit de chercheurs y
consacrent une part significative de leur temps. D'où l'importance des journalistes
scientifiques.
Mais "les magazines de vulgarisation sérieux comme Pour la science ne touchent qu'une
petite partie de la population. Pour atteindre la majorité, il faut, traditionnellement, passer
par les médias généralistes. Comme l'ont fait remarquer le prix Nobel de physique
Richard Feynman ou le sociologue Pierre Bourdieu, ces médias sont en général
inadaptés au discours scientifique. Ils dramatisent et scénarisent les enjeux. Ils exigent
des réponses courtes, tranchées, parfois simplistes à des questions complexes ou à de
faux problèmes. [...] Le scientifique qui répond à la presse s'expose à voir son propos
déformé ou sorti de son contexte, sans contrôle de sa part." 7 Il est vrai que plus le média
est grand public, plus il déforme le message (et pas seulement le message scientifique). Il
est vrai aussi que certains journalistes ne recueillent que les informations qui sont
conformes à leurs a priori et que d'autres se contentent de reprendre ce qui circule
partout. Mais on ne peut pas accuser les médias de tous les maux, d'autant que les
journalistes travaillent dans des conditions de plus en plus difficiles. Il faut bien
comprendre les évolutions en cours et notamment "the role of the mass media – now
4
Gilles Bastin, "La déroute des citoyens", Le Monde, 10 octobre 2008, p.7.
Peter Galison, cité par Stéphane Foucart, "L'ignorance: des recettes pour la produire, l'entretenir, la
diffuser", Le Monde, 4 juin 2011, p.16.
5
6
François Dufour, "Les tares du journalisme", Le Nouvel Observateur, 14-20 mai 2009, p.93; propos
recueillis par Sylvain Courage.
7
David Monniaux, " Wikipédia : le nouveau media pour les scientifiques", La vie de la recherche
scientifique, (SNESUP-SNCS), juil.août sept. 2008, pp.35-36
4
almost entirely shorn of its science journalists and increasingly driven by sensationalism
and crass financial considerations." 8
Leurs confrères littéraires seraient-ils mieux lotis? Pas vraiment, à en croire l'écrivain
Philip Roth, qui à travers ses personnages porte sur eux un jugement sévère: "les
journalistes culturels ne s'intéressent pas vraiment aux livres, à ce qui fait la singularité
de la fiction, mais préfèrent parler autour, chercher le petit détail biographique, la
supposée source de tel ou tel propos et noient le livre sous de telles considérations.
Quand ils n'écrivent pas de manière péremptoire sur des auteurs dont ils ont lu un seul
livre et ne connaissent pas l'œuvre." 9
Même s'il est clair que ces critiques sur différents types de journalisme ne s'appliquent
pas à la profession tout entière, elles montrent néanmoins qu'il convient d'être vigilant.
C'est donc en faisant usage de votre sens critique que vous deviendrez capables de
repérer dans tout texte ou document ce qui est douteux, incomplet, erroné ou contraire à
la déontologie. Vous éviterez ainsi de vous tromper ou de vous faire manipuler, sans qu'il
faille pour autant tomber dans l'excès de défiance.
Certains ont en effet perdu toute confiance dans les journalistes et les médias, qu’ils
considèrent comme totalement inféodés aux intérêts économiques. Cela participe de
«cette crise de la représentativité, bien observée et documentée, [qui] se traduit par une
radicalité des positions qu’un altermondialiste [Jean Dornac, 2005] pourra ainsi résumer:
‘la presse et les autres médias sont ramenés à ce qu’ils sont : des amplificateurs des
propagandes libérales ; cette presse n’est plus crédible et est rejetée’.» 10 Selon le grand
linguiste américain Noam Chomsky, plus connu pour ses critiques virulentes du pouvoir et
des média, « les médias reflètent en général les consensus des élites
dominantes ».11 D’où la volonté de nombre de militants d’utiliser Internet pour produire et
diffuser leurs propres informations (voir § 5).
A ce propos, attention à ne pas être victime de vos croyances, ou d'une grille de lecture
unique, même si c'est celle que vous avez choisie. "On pense lire la presse pour
s'informer. En fait, on est souvent à l'affût des informations qui confirment notre point de
vue. Voilà ce que montre une recherche menée par Silvia Knobloch-Westerwick,
chercheuse en communication à l'université de l'Etat de l'Ohio (Etats-Unis). Des
étudiants sont invités à consulter sur le web des articles de presse portant sur des sujets
politiquement sensibles. [...] Le résultat est sans appel : ils lisent plus et s'attardent plus
longtemps sur les articles qui correspondent à leur opinion préalable. Dès les années
1957, Leon Festinger avait établi le principe de 'dissonance cognitive' selon lequel les
individus tendent à gommer et éliminer de leur horizon mental les informations qui
ne cadrent pas avec leurs opinions." 12 On sait hélas qu'entre la réalité et nous, il y a le
filtre déformant de nos croyances, de nos perceptions et de nos représentations,
auxquelles nous accordons souvent plus d'importance qu'aux faits avérés.
8
Chris Mooney, "The irrationality vaccine", New Scientist, 15 janvier 2011, p.46.
Philip Roth, "Ceux qui lisent et écrivent sont une survivance", Le Monde, 3 octobre 2009, p.22; propos
recueillis par Josyane Savigneau.
10
Brice Leboucq, «Internet, le cynisme en partage ?», Etudes, novembre 2009, p.538.
11
Noam Chomsky, Manufacturing consent, cité par Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense
intellectuelle, Lux éditeur, 2006, p.310, souligné par moi. Mais je fais le pari qu'avec le temps, c'est l'inverse
qui se produira et que seuls resteront ses travaux scientifiques. Car l'extrémisme fait rarement bon ménage
avec la lucidité; c'est ainsi qu'au nom d'une conception maximaliste de la liberté de parole, Chomsky avait
jugé bon de préfacer un ouvrage de Faurisson, un négationniste français.
12
Jean-François Dortier, "De l'art de s'auto-endoctriner ", Sciences Humaines, Octobre 2009, p.9, souligné
par moi.
5
9
Ou comme le dit sans ménagement le philosophe Michel Onfray, "les journaux sont des
machines de guerre à fabriquer de l'opinion, pas de la vérité, qui, elle, passe la plupart du
temps au second plan, là où l'idéologie fait la loi. [...] Le journal informe moins qu'il ne
conforte chacun dans ses préjugés. On attend moins de la presse qu'elle nous dise la
vérité qu'elle ne nous encourage dans nos certitudes. Dans le journal que nous lisons, on
ne veut pas de vérités déconcertantes mais des mensonges réconfortants. Les journaux
sont donc des machines à entretenir la paresse intellectuelle." 13 Sans être aussi
pessimiste que Michel Onfray, le problème qu’il souligne est bien réel et nous sommes
souvent aveuglés par notre subjectivité. «We form our beliefs for a variety of subjective,
emotional and psychological reasons in the context of environments created by family,
friends, colleagues, culture and society at large. After forming our beliefs, we then defend,
justify and rationalize them. […] Beliefs come first; explanations for beliefs follow. » 14
Des expériences récentes viennent confirmer le rôle dominant que joue notre parti pris
initial : "Political scientists Brendan Nyhan of the University of Michigan, Ann Arbor, and
Jason Reifler of Georgia State University, Atlanta, have studied this phenomenon. ln one
experiment, they had students read news stories that included a quote stating, incorrectly,
that George W. Bush had banned all stem-cell research. Some stories also included a
correction. As expected, students who read the second version were Iess likely to come
away with the belief that Bush had banned stem cell research - but only if they were
already sympathetic to Bush. Liberal students were impervious to the correction. This is
an example of confirmation bias, the natural tendency to seek out and believe
evidence that fits with our preconceived ideas while ignoring or dismissing the
rest. " 15
Nous sommes des êtres limités, remplis de préjugés, qui pèsent sur nos perceptions et
les altèrent. Celles–ci sont dépendantes de nos convictions, de nos désirs, de nos
connaissances préalables et de nos attentes. Ce dernier point est bien mis en évidence
par la surprenante expérience dite du "gorille invisible" des psychologues Christopher
Chabris et Daniel Simons. Elle implique deux groupes d'étudiants, auxquels on demande
de se lancer un ballon de basket dans un couloir. Pour les besoins de l'expérience, la
scène est filmée, et les spectateurs du film (qui sont les sujets du test) ont pour consigne
de décompter le nombre de passes effectuées par l'un des groupes. On constate que
"roughly half of those who take the test fail to notice a person dressed as a gorilla who
strolls into the middle of the players and beats its chest at the camera. The viewers are
concentrating so hard on counting the passes that they're blind to the unexpected, even
though it is staring them in the face." 16 Le film montre bien que le "gorille" ne passe pas
de manière furtive entre les joueurs, ce qui rend d'autant plus incroyable que près d'un
spectateur sur deux ne l'ait pas remarqué!
Les deux expérimentateurs en ont tiré un livre sur nos erreurs de perception. "Their aim is
to show how easy it is to miss things that are right in front of us when we're not looking
out for them, and how illusions and distorted beliefs lead us astray every day. They cover
what they consider to be six of the most common intuitive errors: inattentional blindness
(failing to see things that are in plain sight); the belief that our memories are more reliable
than they are; the tendency to think someone is competent if they are confident; the
illusion of knowledge (we know much less than we think); the assumption that things
that occur together must be causally related (think MMR17 vaccine and autism); and
the increasingly popular notion that cognitive exercises make us smarter (in fact, physical
13
Michel Onfray, "Les journaux…", Le Monde, 26-27 juin 2011, p.27.
Michael Shermer, «The believing brain », Scientific American, July 2011, p.69.
15
Jim Giles, "Giving life to a lie", New Scientist, 15 mai 2010, p.43, souligné par moi.
16
Michaël Bond, "Intuitive errors", New Scientist, 26 juin 2010, p.33.
17
MMR = Measles, Mumps, Rubella (rougeole, oreillons, rubéole)
14
6
exercise has a much stronger effect)." 18 Ce n'est pas parce que certains enfants vaccinés
contre la rougeole, les oreillons et la rubéole se trouvaient en même temps être autistes,
qu'on peut en conclure que c'est le vaccin qui a déclenché l'autisme19 (dont la cause
principale est génétique).
Parmi toutes les sources d'erreurs mentionnées ci-dessus, on ne saurait donc trop
insister sur le risque de confondre corrélation et causalité, qui sont pourtant deux choses
bien différentes. "Le fait d'avoir constaté et établi une corrélation ne signifie pas qu'on ait
trouvé une relation de causalité. [...] La présence de cigognes sur les toits des maisons
est dans certains pays fortement corrélée avec le nombre d'enfants qu'on y trouve. Mais
les cigognes ne sont pas la cause des enfants! C'est plutôt que les toits abritant des
familles nombreuses tendent à être plus grands et donc à pouvoir accueillir plus de
cigognes." 20 Et qui dit causalité ne dit pas nécessairement cause unique, mais le plus
souvent multiple, contrairement à ce que voudrait notre esprit simplificateur…
Passons maintenant à un autre média: la Toile. Comment évaluer l'honnêteté et la fiabilité
(sans même parler de l'intérêt) de ces innombrables sites Internet, blogs et forums
divers ? On sait que la consultation d'un site par un grand nombre de personnes et son
référencement sur cette base ne garantissent en rien la qualité du site en question. De
même, le fait qu'un article soit "le plus lu" ne signifie pas qu'il soit le plus fiable. "On
assiste au foisonnement d'opinions librement offertes. Il y a un nombre incalculable de
personnes prêtes à exposer leur façon de penser par le biais de blogues et d'autres outils
de réseautage social. Les opinions sont formées instantanément et peuvent changer tout
aussi rapidement. " 21 Dans la cacophonie ambiante et la multiplication des forums en
ligne, où chacun veut s'exprimer, mais où bien peu sont capables d'écouter, comment
séparer les données de base et les arguments sérieux du point de vue de l'auteur, de son
humeur? Qu'est-ce qui constitue des faits vérifiés et qu'est-ce qui relève de l'opinion
partisane, de la rumeur complaisamment colportée, voire de la manipulation pure et
simple?
Une autre question très importante à se poser est qui choisit de nous montrer tel aspect
de la réalité et de passer sous silence tel autre? Il ne s'agit pas seulement de s'interroger
sur la proximité entre pouvoir politique et médias, ni sur leur degré de dépendance envers
les intérêts économiques dominants, mais plus largement d'avoir conscience des dérives
qui font que: "les journalistes sont payés non pour faire découvrir le monde à quiconque,
mais pour donner à leur public l'image du monde que celui-ci est supposé attendre." 22
Dans ces conditions, la responsabilité du citoyen moderne est de porter un regard aussi
lucide que possible sur l'énorme pouvoir qu'exercent les médias dans nos sociétés, en
gardant présent à l'esprit qu'on ne peut leur opposer aucun contre-pouvoir autre qu'euxmêmes... De ce point de vue, et contrairement à ce que croient certains, Internet n'offre
pas de garantie particulière. Il est devenu, avec la presse audiovisuelle, un média à
tendance hégémonique où le meilleur côtoie le pire, où les données sérieuses voisinent
avec des informations anecdotiques et des rumeurs malveillantes.
18
Michaël Bond, Ibid., souligné par moi.
« Les données actuelles confirment qu’il n’y a pas de lien entre autisme infantile et […] vaccination
combinée rougeole-oreillons-rubéole. » Haute Autorité de Santé, Autisme et autres troubles envahissants
du développement. Questions/Réponses sur l’état des connaissances, 24 mars 2010, p.2.
"Le mythe du lien entre vaccins et autisme est né en 1998 d'une étude publiée dans The Lancet, et
finalement contestée par la revue. Les résultats étaient lourdement biaisés et l'auteur principal avait reçu
des sommes importantes de l'avocat de familles d'enfants autistes, désireuses de poursuivre l'industrie
pharmaceutique." Stéphane Foucart, "Vaccins et autisme : un exemple d'auto-intoxication", Le Monde, 4
juin 2011, p.16.
20
Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux éditeur, 2006, pp.146-147.
21
Conseil des Académies Canadiennes, L'impact du savoir, Plan stratégique 2011-2014, avril 2011, p.4.
22
François Reynaert, "On a marché sur la Une", Le Nouvel Observateur, 24-30 janvier 2008, p.28.
7
19
On peut certes sourire devant certaines histoires (‘urban legends’) qui circulent
abondamment sur le Net (‘netlore’), et paraissent bien peu vraisemblables, même si elles
se présentent comme des récits véridiques! Comme celle qui voudrait que les vers de
terre remplacent la viande de bœuf dans les hamburgers d’une célèbre chaîne de fast
food, ou une variante prétendant que ces mêmes hamburgers contiendraient des produits
chimiques destinés à rendre le consommateur dépendant! Ou encore l'histoire selon
laquelle des alligators vivraient dans les égouts new-yorkais, où, selon une
caractéristique courante chez les animaux troglodytes, ils seraient à la longue devenus
albinos du fait de l'absence de lumière…23 On peut continuer à sourire à l'idée que
nombre internautes aient cru qu'en regroupant plusieurs portables, l'énergie combinée de
leurs ondes suffirait à transformer des grains de maïs en pop-corn! Cela révèle la
faiblesse de la culture scientifique et/ou le suivisme de nombre d'entre eux, puisqu'il s'est
quand même trouvé 11 millions de personnes en juin 2008 pour visionner cette vidéo
truquée, qui était en fait une publicité déguisée pour une marque d'oreillettes24…
De même, chacun connaît l'exemple des canulars ou bobards qui se répandent comme
une traînée de poudre grâce au courrier électronique d'un bout à l'autre de la planète par
l'intermédiaire d'internautes naïfs qui les relayent, parfois en croyant servir une juste
cause. Qui ne s'est pas laissé prendre à ce genre de piège? Mais tous les cas de
manipulation ne sont pas anodins…
En dernière analyse, c'est toujours à vous d'être sur vos gardes et d'apprendre à trier
entre les données. C'est à vous d'évaluer la qualité des documents, et d'éliminer ce qui
est douteux. Sachant que notre psychologie nous pousse spontanément à choisir les
idées simples, même si elles sont fausses, et à préférer des mensonges conformes à nos
convictions plutôt que des vérités qui dérangent, nous devons être particulièrement
vigilants vis-à-vis de ces tropismes et chercher à leur échapper…
3 / LA CIVILISATION DE L’ECRAN
En fait, vu l'ampleur des changements, ceux qui sont nés avec l'explosion du numérique
et pour lesquels l'écran est une seconde nature, ne vivent plus dans le même univers que
ceux qui les ont précédé. "As Kevin Kelly wrote in the New York Times magazine, "we
are becoming people of the screen [...] We are now in the middle of a second Gutenberg
shift –from book fluency to screen fluency, from literacy to visuality." 25 La rupture
culturelle est encore accentuée par l'utilisation massive des nouvelles technologies. "La
génération digitale passe 800 heures par an à l'école, 80 heures à discuter avec sa
famille et 1500 heures devant un écran quel qu'il soit (télé, téléphone, console de jeux,
ordinateur…). Quatre bonnes heures et dix-sept minutes chaque jour. Ça fait froid dans le
dos…" 26 L'essentiel du temps libre est donc consacré par les jeunes (et une bonne partie
23
David Emery, « Alligators in the sewers », About.com, octobre 2010. Si ces rumeurs trouvent autant
d'écho, c'est sans doute qu'elles expriment des peurs collectives variées : peur des animaux cachés, peurs
alimentaires, crainte et ressentiment devant les entreprises multinationales et plus généralement devant
des évolutions de la société qui nous échappent etc. Voir "Des crocodiles dans les égouts", Elsa Marpeau,
Librio, 2006. Voir aussi le chapitre 16 : Théories du complot. Comme exemple de rumeur à propos
d'animaux cachés, on notera la crainte de mygales disimulées dans les boutures de certaines plantes
exotiques ou "l'histoire de cette femme mordue par un serpent caché dans des gombos achetés sur l'étal
d'un marché du 18e arrondissement". Isabelle Girard, "Le bruit et l'horreur", TéléObs, 25-31 mars 2011,
p.71.
24
Voir "L'incroyable buzz du pop-corn", Le Nouvel Observateur, supplément Paris, 3 juillet 2008, pp.4-5.
25
Cité dans : "More than just words", Anonyme, The New York Times, 29 novembre 2008, dans le
supplément du Monde du même jour, p.1
26
Nathalie Funès, "De l'Homo sapiens au Techno sapiens", Le Nouvel Observateur, 10 avril 2008, p.80.
8
de la population) à regarder plus ou moins passivement des images sur un écran.27
Devant pareille dérive, le laisser faire est-il la bonne stratégie? Ne faudrait-il pas que les
parents interviennent pour tenter de limiter le temps d'écran des enfants ou adolescents
et éviter qu'ils ne deviennent dépendants à cette nouvelle forme de drogue? Et que faire
quand les adultes sont eux-mêmes accro?
"Pour [le pédopsychiatre Serge] Tisseron, la panique des éducateurs n'est pas justifiée.
[…] Il estime que les enfants et les adolescents sont bien moins passifs qu'on ne le
prétend et savent parfaitement gérer leur relation à l'écran. [...] Ils parviennent assez tôt pas tous mais la plupart d'entre eux - à échapper à cette prétendue aliénation. [...] A ce
point de vue rasséréné, [le philosophe] Bernard Stiegler oppose une analyse bien plus
alarmiste et, surtout, plus radicalement combative. D'après lui, l'addiction aux écrans [...]
participe d'une stratégie délibérée, d'un marketing insidieux grâce auquel la société
marchande se fabrique des consommateurs dociles chez qui la pulsion aura remplacé le
désir, au sens ou l'entendait Lacan. Ce psycho-pouvoir au service du tout-marché installe
ainsi une bêtise systémique à laquelle personne n'échappe tout à fait." 28 Si je ne crois
pas à une stratégie marketing consciente, le risque d'aliénation me parait, hélas, non
négligeable et celui d'atomisation de la famille et de disparition du monde commun, est
avéré, chacun étant rivé à son écran et centré sur son activité spécifique.
Certains neurobiologistes voient les choses sous un autre angle et considèrent que la
télévision en particulier constitue un risque pour la santé mentale et physique des
individus. Pour Michel Demurget, directeur de recherche à l’INSERM : «les effets de la
télévision sur la santé, la cognition ou la violence sont très consensuels dans la
communauté scientifique compétente. […] Les résultats les plus nouveaux et les plus
inattendus sont ceux sur la santé : obésité, sommeil, tabagisme, alcoolisme, sexualité.
Quant aux effets, surtout chez l’enfant, sur la violence, les capacités cognitives,
l’acquisition du langage et l’attention, ce sont eux les plus anciennement et les mieux
documentés. C’est ce qu’on retrouve avec les enseignants qui se plaignent de plus en
plus de déficits langagiers ou de troubles attentionnels lourds, qui sont imputables à la
télévision mais aussi, depuis moins longtemps, aux jeux vidéo et à un certain nombre de
nouvelles technologies. » 29 Selon une étude récente, toute heure passée à regarder la
télévision réduirait significativement l’espérance de vie des téléspectateurs adultes! Mais
si tel est le cas, comment expliquer l'indifférence du grand public?
« Je pense qu’il y a une part de responsabilité de la communauté scientifique, notamment
en France, où ce n’est pas un sujet de recherche important. Et puis les scientifiques ont
peu fait leur travail de vulgarisation. […] Une autre part du problème tient aux médias,
qui ont tendance à renvoyer systématiquement les ‘pour’ et les ‘contre’ dos-à-dos,
indépendamment de la solidité des éléments sur lesquels ils s’appuient. […] Il y a aussi le
fait qu’une part de l’opinion n’a pas envie d’entendre la réalité. Pour les parents, cela peut
être pris comme un discours culpabilisant – certains prennent ça comme une dictature
des neurosciences. » 30
27
Il convient de noter que sur les 31 heures hebdomadaires que l'ensemble de la population passe devant
un écran, la télévision représente environ les 2/3 avec 21h/s. et les autres supports près d' 1/3 avec 10h/s.
Les chiffres varient considérablement selon l'âge et le niveau d'études. "La durée d'écoute de la télévision
augmente avec l'âge, tandis que celle relative aux nouveaux écrans diminue [...et] la durée d'écoute de la
télévision décline avec le niveau de diplôme alors que celle consacrée aux nouveaux écrans a tendance à
augmenter." Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, Eléments de synthèse
1997-2008, octobre 2009, Ministère de la Culture et de la Communication, p.3.
28
Jean-Claude Guillebaud, "Fabriquons-nous des barbares?", TéléObs, 7-13 novembre 2009, p.106.
29
Michel Demurget, « Il y a un très large accord sur la nocivité globale de la télévision », Le Monde, 8
octobre 2011, p.5; propos recueillis par Stéphane Foucart.
30
Michel Demurget, Ibid.
9
En se plaçant du côté des optimistes, on pourrait aussi considérer que, loin d'être un
abrutissement, une perte de temps, voire un risque pour la santé, l'usage intensif des
nouvelles technologies a des aspects positifs et constitue une forme d'adaptation à
l'époque. "It may look as though kids are wasting a lot of time hanging out with new
media, whether it's on MySpace or sending instant messages," said Mizuko Ito, lead
researcher on the study, "Living and Learning With New Media." "But their participation is
giving them the technological skills and literacy they need to succeed in the contemporary
world. They're learning how to get along with others, how to manage a public identity,
how to create a home page." 31 Je ne doute pas que ces compétences soient utiles, mais
la communication électronique doit-elle se substituer à toutes les autres? Est-il vraiment
nécessaire d’expédier une profusion de SMS ? Que faire contre la pléthore de courriels ?
Le virtuel peut-il remplacer la présence physique de l'interlocuteur? L'homme doit-il
s'effacer devant l'omniprésente machine?
Car l'activité principale de toute une génération semble consister désormais à passer d’un
appareil ou d’un écran à un autre…Or être branché en permanence sur des prothèses
technologiques, participer à la dématérialisation de certains produits (la musique de
variété n'aura bientôt plus de support physique – CD ou autre - et sera uniquement
téléchargeable; le livre pourrait prochainement devenir un simple fichier numérique32),
passer des heures à "chater" avec des amis ou des connaissances, produire ses propres
informations, vivre dans la bulle Internet, évoluer dans des mondes virtuels, peut donner
l'illusion grisante de se sentir immergé dans l'hypermodernité, de vivre connecté au reste
de la planète et donc d'être important (ou d'avoir tout simplement le sentiment d'exister),
mais ne suffit pas à saisir la réalité et peut même l'empêcher. "Notamment parce qu'une
génération habituée à l'image, à zapper et à chater sur MSN souffre d'un temps de
concentration bien inférieur à celui de ses aînés." 33
Mais aussi parce que le bruit médiatique permanent empêche de réfléchir, de prendre le
recul nécessaire. Comment penser quand près de "la moitié du temps de veille
consiste à avoir un rapport au réel à travers des médias, et non plus un rapport
direct. Cela modifie en profondeur le rapport à la politique. Cette société médiatique est
dominée par le 'fast news', les infos brèves en continu, et ce que j'ai appelé la "mal-info",
qui ne fait qu'accroître l'anxiété devant la complexité du monde, au lieu d'en comprendre
le sens." 34 Comment penser quand on est pris dans un flux ininterrompu de nouvelles
plus ou moins importantes? (qu’il serait vain de vouloir saisir intégralement en restant
branché en permanence sur ces robinets à informations que sont certaines chaînes de
radio ou de télévision et Internet).
Comment penser quand on est pris dans une frénésie de consommation? Comme le
disait dans un entretien le prix Nobel de littérature Toni Morrisson "Immaturité, c'est le
mot. Nous sommes comme des adolescents. Nous vivons dans une société consumériste
où l'on ne pense pas, où l'on se contente d'acheter et de faire des choix sur la nourriture,
la maison ou les jeux, un monde où tout est jetable. Le but du jeu est d'abêtir le
consommateur." 35 Or nous sommes tous menacés par cette forme d'aliénation… Le
31
Tamar Lewin, "For Teens, Advantages to Online Life", The New York Times, 6 décembre 2008, dans le
supplément du Monde du même jour, p.6.
32
"La vente de livres sous forme de fichiers numériques a atteint 3% du marché en 2009 aux Etats-Unis,
contre 0,5 % en 2008." Alain Beuve-Méry, "2010, année numérique: un enjeu capital pour l'édition et la
librairie", Le Monde, 8 janvier 2010, p.2.
33
Caroline Fourest, "La démocratie des cerveaux disponibles", Le Monde, 5 décembre 2008, p.29.
34
Denis Muzet, "Sa présence a valeur de solution", Le Monde, 6 mai 2008, supplément p.VIII, propos
recueillis par Gérard Courtois, souligné par moi.
35
Toni Morrison, "Mon rêve américain", Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2008, p.20; propos recueillis par
Philippe Boulet-Gercourt.
10
philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky fait, dans un registre plus politique et
systémique, une analyse proche: «tout ce qui échappait auparavant à l’ordre
marchand se trouve phagocyté par celui-ci. Cette commercialisation des expériences et
des désirs n’a plus de frontière, elle constitue un trait majeur de notre ‘culture-monde’ […]
Dans un univers de désorientation généralisée, où s’accentuent l’isolement et le mal-être,
la consommation est ce qui vient compenser nos sentiments d’incomplétude.» 36
Quand on est abruti de publicité nous invitant à acheter et à nous faire plaisir, il est
effectivement difficile de résister et de réfléchir lucidement. Pourtant, se contenter de la
distraction, de l'instantané, du bavardage, du ludique, du superficiel, de l'insignifiant, du
"people", de l'approximatif, de l'émiettement, ne permet pas de construire une culture
digne de ce nom et empêche de saisir la complexité du réel. L'information ne se confond
pas avec le savoir, qui suppose un regard critique, une capacité de synthèse et
d'approfondissement. Tout n'a pas la même importance, tout n'a pas la même qualité,
tout ne se vaut pas. La surabondance d'informations plus ou moins fondées finit par tout
laminer; elle ne permet plus de distinguer la réalité du virtuel (les deux se superposant
parfois avec la 'réalité augmentée'), l'éphémère du durable, l'intéressant de l'accessoire,
le vrai du faux37.
4 / QUE FAIRE ?
Pour tenter d'y parvenir, il faut s'arrêter d'absorber comme une éponge, afin de prendre le
recul indispensable à la réflexion critique et à la hiérarchisation des informations. Cela
suppose d'y consacrer du temps: comme vous le savez, la compréhension d'un problème
ne vient généralement pas d’emblée, le travail intellectuel requiert au contraire de la
maturation, donc de la patience, et une ferme volonté. "D'autant que le temps
indispensable à l'analyse réclame désormais une forme d'ascétisme, car à toute heure du
jour et de la nuit, la distraction est là, à portée de bouton, de clavier ou de télécommande,
qui vient faire écran (c'est le mot) à la réflexion." 38
Il faut également bien identifier votre domaine de compétence, et donc avoir une claire
conscience des limites de votre savoir, sans considérer que cette inculture relative soit
honteuse. Personne n’est omniscient, nous avons tous des lacunes plus ou moins
grandes. Mais connaître ses limites est le début de la sagesse et n'implique pas de
renoncer à tenter de comprendre le monde qui nous entoure, ni l'époque qui est la nôtre.
Car il ne faut surtout pas baisser les bras devant une réalité qui devient de plus en plus
kaléidoscopique et insaisissable. En fait, pour avancer dans l’appréhension de tel ou tel
domaine, il suffit de l'aborder progressivement, avec toutes les précautions et l'attention
voulue, de s'adresser à des personnes dont la compétence est attestée, de s'entourer de
documents sérieux, fiables.
Aussi banal que cela puisse paraître, la règle d'or est tout simplement de chercher à
comprendre en profondeur, de ne pas vous contenter d’un survol, d'une lecture rapide,
approximative, fragmentaire. Il ne faut pas systématiquement vous satisfaire de quelques
brefs extraits et renoncer à lire l'intégralité d'un ouvrage39 qui vous semble intéressant
36
Gilles Lipovetsky, « La fin du consommateur passif », Le Monde Magazine, 24 octobre 2009, p.29 ;
propos recueillis par Luc Bronner.
37
Voir Jean-Claude Guillebaud, note 2.
38
Etienne Klein, Galilée et les Indiens, 2008, Flammarion, p.102.
39
Il est vrai que la lecture elle-même est affectée dans sa continuité et sa linéarité par la pratique
concurrente de l'écran : "a book is no longer just a book, and the action of reading has morphed from
flipping through chapters to clicking from link to link." Anonyme, "More than just words", The New York
Times, 29 novembre 2008, dans le supplément du Monde du même jour, p.1.
11
sous prétexte que vous n'avez pas le temps. Dans notre société impatiente, on a parfois
le sentiment que tout peut se réaliser en quelques minutes, voire instantanément. C'est
bien sûr totalement faux. Réfléchir n'est pas réagir, c'est un processus qui suppose un
minimum de concentration, de durée et, osons le dire, d'efforts! Ce qui ne signifie pas que
le plaisir en soit absent… Et ce n'est pas parce que notre monde est devenu imprévisible,
qu'il faut céder à la logique de l'instantané, à la dictature du court terme.
Il ne s'agit pas non plus de se laisser guider par ses préjugés et ses émotions, mais bien
de faire appel à sa capacité de raisonnement et de discernement. En matière de savoir, il
n’est pas question de croire aveuglément quiconque, pas même vos enseignants, car tout
le monde peut se tromper lourdement, y compris la quasi-totalité des spécialistes d’un
domaine. Un événement majeur - comme la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de la
séparation du monde en deux blocs - n’a été anticipé par aucun spécialiste de sciences
sociales, ni aucun politologue. Pensons aussi aux économistes, aux petits génies des
marchés et surtout aux banquiers (notamment anglo-saxons), qui n'ont pas vu venir la
crise financière et économique mondiale de 2008, malgré son ampleur. Bien rares sont
en effet ceux qui ont su percevoir les risques de la dérégulation financière. D'une manière
plus générale, on peut d'ailleurs se demander si nous serons un jour capable d'anticiper
les chocs économiques…
"L'homme est parvenu à décrire le mouvement des galaxies les plus lointaines, le
déplacement des particules subatomiques, mais il continue de buter sur les fluctuations
du dollar, des indices boursiers et des taux d'intérêt. Cet échec de la raison titille, depuis
longtemps, quelques-uns des meilleurs scientifiques. Parmi eux, un mathématicien
franco-américain génial et franc-tireur, Benoît Mandelbrot. Dans un livre publié en 2004,
Une approche fractale des marchés, Mandelbrot mettait en garde contre l'application
aveugle à Wall Street et la City, de modèles financiers fondés, selon lui, sur des
hypothèses largement erronées. Et donc éminemment dangereux." 40 Mais dans
l'euphorie des profits colossaux, qui voulait entendre la voix de la raison? Dans ce
domaine comme dans d'autres, c'est donc à vous de vous forger une conviction, après
examen détaillé des faits, sans suivre l'opinion générale, ni vous laisser emporter par ce
qui relève de l’irrationnel.
5 / FAUT-IL PRODUIRE SES INFORMATIONS ?
"Mr. Shirky [an adjunct professor at New York University] said consumers increasingly
live in "the cloud," a wireless universe of always-available content. He added that the
combination of cheap, ubiquitous technology and the ability to publish anything – how
drunk you were last night replete with supporting pictures, for example - means they
contribute their own content to be absorbed by their community. "We are all generating
more media than we can consume. The amount of photography, recorded material, text,
the cloud of metadata that we are all leaving behind, is overwhelming," he said." 41 Cette
pléthore de données ne garantit en rien leur intérêt, car le fait de disposer des moyens
techniques ne confère pas automatiquement la compétence professionnelle, la
déontologie, sans même parler du talent…
On peut avoir envie de commenter l'actualité ou la vie publique et de faire connaître son
opinion ou ses états d'âme aux autres internautes, notamment par l'intermédiaire de
blogs. Mais a-t-on vraiment quelque chose d'intéressant à exprimer? « Un avion s’abîme40
Pierre-Antoine Delhommais, "Le subprime naît dans les choux", Le Monde, 4-5 octobre 2009, p.27.
David Carr, "You want it, You click it (Absolutely No Waiting)", The New York Times, April 12, 2008, dans
le supplément du Monde du même jour, p.5.
12
41
t-il en mer? Des centaines d’internautes autoproclamés ‘spécialistes aéronautiques’
affichent sans vergogne leur méconnaissance criante et leur cynique manque de
compassion.» 42 N'importe qui peut-il s'improviser journaliste, voire écrivain ou créateur?
"Empowered by sophisticated hardware like tiny recording devices, and by blogs and
social networks, virtually any person now can spread information upward and
outward, becoming part of the so-called citizen journalism that has begun to affect
policies, laws and even entire economies." 43
Peut-on réellement parler de journalisme dans ce cas et en quoi mériterait-t-il l'appellation
de citoyen? Certes, se soucier de transmettre l'information, vouloir participer à
l'élaboration de son contenu, témoigne d'un intérêt pour la sphère publique. Mais selon le
directeur associé d'une agence de communication, la "pratique [des blogueurs] est
fondamentalement différente de celle des journalistes. Ils ne respectent pas les trois
piliers du métier que sont la distanciation, l'objectivation et le recoupement des
sources. Ils sont dans une subjectivité totale par rapport à leur sujet. Ils vivent leur
activité comme une passion. Ils se racontent. Lorsqu'un bIogueur arrive à une conférence
de presse, la première chose qu'il fait est de se prendre en photo ou de se faire
photographier." 44 Ne s'agirait-il pas trop souvent de se faire plaisir et de se donner de
l'importance en exerçant un pouvoir d'influence, voire de nuisance, consistant
notamment à tenter de faire l'opinion sur le web, par exemple en dénigrant un homme
politique dont on ne partage pas les idées ou une vedette qu'on n'apprécie pas? Si la
liberté d'expression, de ton et de critique sont de droit en démocratie, elles peuvent
facilement se transformer en dérision systématique, en colère exacerbée et en règlement
de comptes.
Et si on peut encore considérer comme relevant d'une forme de journalisme la publication
sur Internet de documents purement militants, défendant telle ou telle cause (droits des
animaux, altermondialisme etc.), comment qualifier le fait de vouloir faire connaître au
monde entier des éléments souvent sans le moindre intérêt de sa propre vie privée? Au
point que l'insignifiance de certains commentaires finisse par vous aliéner vos amis
virtuels! "Première cause, donc, de rupture sur Facebook, la publication trop fréquente de
banalités sur la vie quotidienne. "Certains en ont assez qu'on leur raconte par le menu ce
que la personne a pris au petit déjeuner, d'autres en ont marre du énième commentaire
sur les problèmes d'enfants ou de couple, d'autres encore ne supportent plus la centième
remarque sur le même groupe de musique," énumère Christopher Silbona." 45 Nos egos
auraient-ils perdu toute mesure? Faut-il sortir de l'anonymat à n'importe quel prix?
Serions-nous obligés de nous mettre en scène pour exister? Peut être même en arrivonsnous déjà au stade qu'évoque le dessinateur humoristique Pessin dans un dialogue entre
deux internautes : "Pourquoi mettre autant d'informations aussi intimes sur ton
Facebook? – Simplement pour éviter que ce soit mes "amis" qui le fassent!" 46
Comme le dit Nicole Aubert, psychologue et sociologue, "l'injonction à la visibilité apparaît
concomitante de l'avènement d'une société de l'image, dont l'écran est le symbole. [...] Il
s'agit d'offrir des images de soi immédiates, éphémères, sans cesse actualisées pour
exister aux yeux du plus grand nombre. Cette injonction de visibilité envahit aussi bien les
sphères professionnelle, sociale, politique que privée. [...] En quelque sorte, plus les
42
Brice Leboucq, «Internet, le cynisme en partage ?», Etudes, novembre 2009, p.539.
Kim Severson, "Taking Control of the News", The New York Times, April 5, 2008, dans le supplément du
Monde du même jour, p.1, souligné par moi.
44
Ludovic Bajar, cité par Anne Devailly, "Les blogs, info ou influence?", Le Monde, 7 mars 2009, p.3,
souligné par moi.
45
Laure Belot, "Sur Facebook, l'amitié est aussi fragile que virtuelle", Le Monde, 28-29 novembre 2010,
p.22.
46
Pessin, "Trois fois rien", Le Monde 2, 26 avril 2008, p.66.
13
43
gens seraient nombreux à vous regarder, plus vous vous sentiriez exister. [...] "Je
suis vu donc je suis" : cette injonction met à l'écart de temps de la pensée, de l'esprit. Le
corps devient l'unique fondement de la construction du sujet, le seul élément tangible sur
lequel nous pouvons nous appuyer. Il se constitue un moi de façade." 47 Or, ainsi que le
fait remarquer la sociologue et anthropologue Claudine Haroche au cours du même
entretien, "l'espace intérieur, la part de soi-même la plus profonde ne se donne pas à
voir. En acceptant d'être réduits à ce que nous offrons au regard, que devient cette
intimité de soi qu'on appelait le for intérieur? On peut se demander si la possibilité de
conserver un espace intérieur ne constituera pas bientôt un enjeu civilisationnel majeur."
48
Le succès fulgurant des réseaux sociaux et d'une manière générale le poids considérable
du Net dans nos sociétés de consommation frénétique doit nous interroger à la fois sur
l’emprise croissante du narcissisme et sur le phénomène de dépendance par rapport à ce
média. « Désormais, l’internaute consomme à haute dose de la sociabilité numérique en
même temps qu’il est créateur de ce lien. Il y a brouillage des rôles de consommateur et
de ‘producteur’. Mais les nouvelles technologies génèrent aussi de nouvelles
servitudes, comme le fait d’être connecté en permanence. » 49 Que signifie cette
croissance phénoménale du nombre d'accros50 à Internet, de ceux qui semblent ne plus
pouvoir vivre sans être relié au réseau? "Il y a chez nos contemporains une difficulté de
plus en plus grande à accepter le différé, remarque le psychanalyste Serge Tisseron, qui
s'intéresse à la high tech. Les nouvelles technologies sont potentiellement porteuses
de l'exaltation du désir de toute puissance: pouvoir tout contrôler dans son réseau
relationnel, pouvoir joindre tout le monde à tout moment et pouvoir soi-même être
disponible à tout moment. Cela transparaît par exemple chez ces adolescents qui
laissent leur portable allumé toute la nuit." 51
6 / INTERNET ET SES DERIVES
"Dans cette société hyperindividualiste qui a tendance à rejeter toute forme d'autorité
morale, religieuse ou idéologique, "le système de coproduction et de collaboration
d'Internet séduit également parce qu'il se fonde sur une relation d'égal à égal, voire de
pair à pair", poursuit le sociologue [Stéphane Hugon]. Exit la figure de l'expert; chacun
est libre de s'exprimer, de créer ou de rejoindre un groupe de discussion." 52 Mais il faut
quand même rappeler que derrière la liberté, l'égalité et la gratuité de la Toile, derrière
son apparente universalité, se cache en réalité une domination culturelle anglo-saxonne,
qui passe par le double biais de la technologie et de la langue, puisqu' environ les trois
quarts des sites de la planète sont en anglais ou (mal) traduits de l'anglais. De ce point de
47
Nicole Aubert, "Je vois, je suis vu, donc je suis", Le Monde, 20-21 février 2011, p.22; propos recueillis par
Martine Laronche; souligné par moi.
48
Claudine Haroche, Ibid.
49
Gilles Lipovetsky, « La fin du consommateur passif », Le Monde Magazine, 24 octobre 2009, p.29 ;
propos recueillis par Luc Bronner ; souligné par moi.
50
Le phénomène de cyberdépendance est plus marqué chez les adolescents et touche spécialement des
activités comme les jeux en ligne ou en réseau et des pays suréquipés. "Selon les statistiques
gouvernementales, la Corée du Sud compte 2 millions de cyberdépendants (sur une population de 48
millions, soit 8 %) dont la moitié est âgée de 9 à 19 ans. [...] A la suite de dramatiques faits divers -comme
celui d'un jeune couple qui en 2009 laissa son nourrisson mourir de faim alors qu'il s'adonnait à "élever" un
enfant virtuel [...] ou ce jeune, mort d'épuisement après avoir joué pendant cinq jours d'affilée -, les centres
de réhabilitation thérapeutique [...] se sont multipliés." Philippe Pons, "La folie des PC Bang en Corée du
Sud", Le Monde, 16 juillet 2011, p.26.
51
Serge Tisseron, cité par Simona Gouchan, "Tous ultra-connectés", Le Monde Magazine, 20 novembre
2010, p.78.
52
Katia Vilarasau, "Facebook, un faux ami?", Valeurs mutualistes (MGEN), nov./dec .2010, p.7,souligné par
moi.
14
vue, le web est très loin de constituer un outil neutre et véhicule en fait de façon implicite
une certaine conception du monde.
Sa présentation sur le mode de l'avancée démocratique sans précédent mérite donc
d'être nuancée. Comme le dit à juste titre le professeur de sociologie Patrice Flichy :"on a
souvent cru qu'Internet faciliterait la démocratie participative et encouragerait la
démocratie directe. Mais c'est plutôt comme instrument de prise de parole,
d'activisme électronique qu'lnternet joue un rôle important dans l'activité
citoyenne. [...] Il permet de surveiller l'action des pouvoirs publics et des entreprises, de
dénoncer leurs agissements, de donner un sens à des phénomènes sociaux et,
finalement d'exprimer une opinion minoritaire, en lien avec d'autres citoyens. Cette action
politique des amateurs s'inscrit dans la 'contre-démocratie' ". 53
Que le Net serve de tribune à des opinions minoritaires participe effectivement d'une
forme de démocratie, mais l'expérience montre que le débat d'idées y tourne trop souvent
à la polémique, au défouloir, voire à l'invective, et que la dénonciation, même avec les
meilleures intentions du monde, n'est pas une activité anodine… Elle peut donner lieu à
de multiples dérives, volontaires ou involontaires, et parfois aboutir à la diffusion
intentionnelle de fausses informations, ce qui relève de la manipulation.
Voici à titre d'exemple des nombreuses dérives sur la Toile, ce qui s'est produit il n'y a
pas si longtemps dans un établissement canadien, l'université Dalhousie. "Tout a
commencé en août 2007 quand une femme a soutenu que des chiens étaient mis a mort
dans les laboratoires de l'établissement. En vue de mettre fin à cette prétendue pratique,
elle a créé un groupe sur le site de réseautage social extrêmement populaire Facebook.
L'Université a eu beau assurer publiquement qu'aucun chien n'avait été utilisé dans ses
laboratoires depuis des années, rien n'y a fait. La rumeur s'est répandue comme un virus,
si bien que, au bout de quelques jours, le groupe créé sur Facebook comptait déjà des
dizaines de milliers de membres." 54 On mesure la puissance de ce média, et le terrifiant
mécanisme d'emballement qu'il permet, en propageant n'importe quelle rumeur,
potentiellement à la terre entière et en moins d'une semaine. La force de la technique se
cumule ici avec celle de l'émotion, avec le sentiment d'œuvrer pour une cause que l'on
croit juste et avec une défiance de principe par rapport à toute information
institutionnelle…
Cette défiance envers les informations considérées comme officielles, s'accompagne
souvent d'une confiance aveugle dans les témoignages et commentaires anonymes, ce
qui est d'autant plus étrange que ceux-ci donnent lieu à de multiples abus. On sait par
exemple que les prétendus témoignages de consommateurs satisfaits d'un produit ou
d'un service et le faisant savoir sur le Net sont souvent des faux, rédigés à des fins
publicitaires… Plus grave encore, "Internet offre tous les avantages de la lettre anonyme:
vite fait, bien fait, caché dans la nuit du pseudonyme, posté en catimini d'un simple clic, le
sycophante peut laisser libre cours à ses passions tristes, l'envie, la jalousie, la
méchanceté, la haine, le ressentiment, l'amertume, la rancœur etc. [...] L'écrivain manqué
donne des leçons sur un livre qu'il ne connaîtra que par la prestation de son auteur à la
télévision. " 55
Internet peut ainsi servir à régler ses comptes en désignant une personne à la vindicte
des internautes sur un des réseaux sociaux. "La CNIL constate actuellement une
53
Patrice Flichy,"L'amateur, figure montante du Net", L'enseignement public, juin 2011, p.29; propos
recueillis par Jérôme Crozat, souligné par moi.
54
Tim Johnson, "Internet interlope", Affaires universitaires, (publication de l'Association des universités et
collèges du Canada), 6 octobre 2008, p.1.
55
Michel Onfray, "Littératures de vespasiennes", Le Monde, 18-19 avril 2010, p.24.
15
augmentation des cas de "lynchage" sur Internet, par exemple de professeurs par des
groupes d'élèves. On parle de "cyberbullying" ou "cyberharcèlement" pour décrire ce
phénomène. [...] Sur cet espace dédié à un individu, des internautes vont venir insulter
cette personne. Il se crée alors un véritable espace de défouloir. Le caractère public et
ouvert des réseaux sociaux, ainsi que l'absence de contrôle d'identité permettent aux
"harceleurs" d'agir quasi-impunément en conservant leur anonymat." 56 Le phénomène de
'lynchage médiatique' existe aussi entre pairs. Il a pris une ampleur considérable aux
USA, au point que "le gouvernement Obama lui-même a promis de réagir après la
multiplication des actes de 'student bashing' sur les campus universitaires et dans les
écoles, une opération qui consiste à s'acharner sur un étudiant en multipliant les
commentaires calomnieux sur une page Facebook dédiée." 57
Dans un tout autre domaine, mais avec la même malveillance, on a vu aussi des
spéculateurs lancer des rumeurs infondées sur Internet (par exemple sur la santé d'un
dirigeant) afin de faire chuter les cours de telle ou telle société, parfois en quelques
heures. Ils peuvent ainsi dans la même journée racheter à bas prix des actions
d'entreprises qu'ils ont contribué à déstabiliser et réaliser de substantiels bénéfices! Qui
plus est, "Certaines rumeurs dévastatrices semblent avoir été créées par les logicielsrobots gérant les sites d'information." 58 Les risques d'Internet sont spécifiques à la
formidable puissance de diffusion de l'information que représente cet outil, dont un facteur
aggravant est qu'il fonctionne en partie grâce à des automates incontrôlables!
La crise financière n’a même pas servi de leçon, puisque la bourse de New-York a encore
chuté brutalement le 6 mai 2010, suite à ce qu'on appelle 'l'algotrading', c'est-à-dire la
vente massive de titres effectuée par des algorithmes spécialement conçus pour être
autonomes et hyper-réactifs. Il semblerait que jusqu'à 50% des transactions journalières
soient effectuées automatiquement sur la place américaine! On frémit devant ce parfait
exemple de renoncement intellectuel, puisqu'il ne s'agit plus d'aider l'homme à prendre
une décision, mais de "mécanisation des esprits par l'extériorisation des savoirs dans des
systèmes tels que ces "esprits " ne savent plus rien de ces appareils de traitement de
l'information, qu'ils ne font plus que paramétrer." 59
Pour revenir aux réseaux sociaux, on peut y voir une tentative de remplacer le lien social
quasi-disparu dans nos sociétés individualistes, par un piètre ersatz : le lien virtuel; un
lien faible, éphémère, entre individus qui ne se connaissent pas, et souvent autour de
sujets superficiels. En tout cas, le temps que nombre d'internautes y consacrent devient
de plus en plus important. " L'une des performances de Facebook, et non des moindres,
est de parvenir à s'insinuer en permanence dans le quotidien de ses utilisateurs. Une
vingtaine d'adeptes interrogés ces derniers mois en France et aux Etats-Unis admettent
avoir leur page Facebook ouverte sans discontinuer sur leur ordinateur et vérifier
plusieurs fois par heure leur fil d'actualité. Une addiction chronophage : en moyenne 23
heures par mois sont passées sur Facebook. Mais des temps d'utilisation de 40 à 60
heures mensuels n'ont rien d'inhabituel. " 60 Outre le côté compulsif, l'accumulation
d'informations personnelles, même anecdotiques, finit par dessiner un portrait en creux
des utilisateurs, voire "un 'social graph', la cartographie de [leurs] relations" (idem).
56
Anonyme, "Le harcèlement sur Internet en question", CNIL, 2 novembre 2010, www.cnil.fr/la-cnil/actucnil/article .
57
Gilles Fontaine, "La vérité sur Facebook et la vie privée", Challenges, 30 juin 2011, p.71.
58
Yves Eudes, "Internet, mensonges et krach boursiers", Le Monde, 5 novembre 2008, p.20.
59
Bernard Stiegler, "Sortir du grand 'désenchantement' ", propos recueillis par Frédéric Joignot, Le Monde Magazine,
27 novembre 2010, p.30
60
Frédéric Filloux, "Facebook tisse sa toile", Le Monde Magazine, 9 octobre 2010, p.22.
16
D'où les risques de surveillance généralisée librement consentie, qui ne semblent pas
inquiéter particulièrement les utilisateurs! "En octobre [2008], la Commission nationale de
l'informatique et des libertés (CNIL) a exprimé son inquiétude à propos de l'exposition de
leur vie privée par les utilisateurs des réseaux sociaux." Vie privée et espace public
s'interpénètrent jusqu'à ne plus former qu'un, mettant en péril notre droit à l'intimité. Nous
risquons de porter atteinte, de manière irréversible, à notre espace intime et à nos droits
fondamentaux", avertissait la CNIL." 61 Le problème est double : ne plus être maître de
ses données personnelles et participer, plus ou moins consciemment, à son propre
fichage informatique par le biais des nouvelles technologies que nous utilisons
quotidiennement. "En passant au crible vos relations, votre adresse, vos déplacements,
mais aussi les livres, articles et autres clips vidéo recommandés à vos amis (et ceux
qu'ils vous recommandent), on pourrait en déduire par exemple vos opinions politiques,
vos positions sur la religion, voire votre orientation sexuelle. [...] L'empreinte que vous
laissez sur le réseau est la signature ultime attestant de votre personnalité." 62
Il ne s'agit pas que d'un risque théorique, comme en témoigne la tentative avortée de
Facebook de s'approprier toutes les données personnelles des membres du réseau. "Une
querelle exemplaire a récemment éclaté à propos du réseau Facebook qui réunit plus de
175 millions d'internautes sur la planète. Craignant d'être accusé d'atteinte au droit à
l'image et à la vie privée, le patron du site américain, Mark Zuckerberg, a renoncé
subitement à sa volonté d'introduire une clause de "licence perpétuelle et mondiale" sur
les contenus." 63 L'audience de ce site de socialisation augmentant de façon fulgurante, il
semble qu'il regroupait près de 500 millions de membres en octobre 2010!
En dehors des risques pour l'utilisateur que représente cette position dominante, est-il
raisonnable de divulguer à des millions d'internautes (que par définition on ne connait
pas) des informations plus ou moins intimes? "Cette aliénation naïve me laisse perplexe.
Elle est une illustration moderne du 'Discours de la servitude volontaire' de La Boétie. [...]
C'est pourquoi je crois qu'il est impératif, pour des raisons démocratiques, d'instaurer un
droit imprescriptible et individuel à l'oubli. Et, au-delà, de mettre en place un véritable
'habeas corpus' numérique." 64 Faut-il confier, sans la moindre garantie, à des
entreprises privées des données personnelles, dont on peut se douter qu'elles auront la
tentation de s'emparer? La "conception de la vie privée [de Mark Zuckerberg] correspond
opportunément à son business model : vendre les données personnelles de ses
utilisateurs à quiconque s'y intéresse"! 65
Il semble que des cabinets de recrutement soient eux-mêmes conscients des « risques
de dérapage dans l’utilisation des réseaux sociaux et d’Internet dans le recrutement
[…]. L’association ‘A compétence égale’ propose une charte […aux] recruteurs et
entreprises qui veulent ‘garantir leur éthique professionnelle’. » 66 Je me contenterai de
signaler quelques uns des points de cette charte, qui montrent que devant l’imprudence,
pour ne pas dire l’inconscience, de nombreux internautes, certains professionnels
éprouvent le besoin de réagir et s’engagent à «- ne pas utiliser les moteurs de recherche
ni les réseaux sociaux comme outil d’enquête pour collecter ou prendre connaissance
d’informations d’ordre personnel, voire intime, même si elles sont rendues accessibles
par les utilisateurs eux-mêmes. […] - Alerter les utilisateurs de réseaux sociaux sur
61
Eric Nunès, "Le web 2.0, nouveau lieu rêvé des rencontres amoureuses?", Le Monde, 9 décembre 2008,
p.27.
62
Frédéric Filloux, "Facebook tisse sa toile", Le Monde magazine, 9 octobre 2010, p.24.
63
Jean-Claude Guillebaud, Téléobs, 7 mars 2009, p.106.
64
Emmanuel Hoog, "Comment civiliser internet", Le Nouvel Observateur, 3-9 septembre 2009, pp.26-27,
souligné par moi.
65
Gilles Fontaine, "La vérité sur Facebook et la vie privée", Challenges, 30 juin 2011, p.71.
66
AEF, Dépêche n° 122 873, 16 novembre 2009, 18h10.
17
la nécessité de veiller à la nature des informations qu’ils diffusent et au choix des
personnes à qui ils souhaitent y donner accès. Ils les encouragent à vérifier, avant toute
mise en ligne, la possibilité de supprimer ultérieurement ces données afin de faire valoir
leur droit à l’oubli numérique. » 67 Car contrairement au cerveau humain dont la mémoire
est limitée, Internet est capable de garder indéfiniment toutes les données personnelles
imprudemment communiquées et il est quasiment impossible de les faire disparaître du
réseau.
La mise au point de chartes, comme celle au droit à l'oubli numérique, signée en France
en octobre 2010 par certains sites et moteurs de recherche, constitue un pas dans la
bonne direction. Mais rappelons que ces chartes n'engagent que ceux qui les approuvent,
qu'elles n'ont pas de pouvoir coercitif, et que ni Facebook, ni Google ne les ont
signées…68 Internet reste donc extrêmement difficile à contrôler et constitue un véritable
Far West numérique. La culture libertaire, caractéristique des hackers, refuse en effet
toute forme de régulation externe. Mais l'expérience montre qu'Internet n'est pas plus
capable de s'autoréguler que ne l'est l'hyperlibéralisme… "L'absence quasi totale de
régulation sur le Net, qu'on présente comme le nec plus ultra de la modernité, nous mène
en fait à la régression. Alors que les sites d'information s'astreignent à une certaine
rigueur déontologique, une myriade d'émetteurs louches propagent sans retenue les
accusations les moins vérifiées et les calomnies les plus immondes." 69
7 / WIKIPEDIA
Les documents facilement accessibles sur Internet, comme les encyclopédies
collaboratives du type Wikipedia, connaissent un succès considérable. Bien que leur
commodité d'utilisation soit un avantage indéniable, ce genre d'outil, utile pour un
défrichage du sujet, gagne à ne pas être utilisé seul.
Certes, le caractère démocratique de l'encyclopédie, sa proximité du mouvement du
logiciel libre, les valeurs de bénévolat, d'indépendance, de gratuité, et, en principe, de
neutralité de point de vue qui la sous-tendent, rendent une telle œuvre collective a priori
sympathique. Même si elle se contente d’une compilation, plus ou moins aboutie, de
l’existant, en excluant de son champ la création de connaissances nouvelles par la
recherche, elle semble s’approcher du vieux rêve de savoir total des encyclopédistes du
XVIIIe siècle… Mais la réalité est assez différente et il y a de la naïveté à croire qu'en
mettant en commun les connaissances de tous, en faisant comme si chacun détenait une
parcelle de vérité, on parviendrait à une super-intelligence collective garantissant une
grande qualité, voire une quasi-infaillibilité. L'amateurisme de groupe pourrait ainsi
avantageusement remplacer le professionnalisme du rédacteur-expert…
En y regardant de plus près, on constate pourtant que la qualité des articles est loin d'être
toujours au rendez-vous. Un certain nombre d'entrées sont en effet mal structurées, mal
rédigées, incomplètes, sans références, comportent des erreurs, manquent d'objectivité
etc. Or l'encyclopédie doit d'abord être jugée sur ses résultats, non sur une proximité
idéologique aux valeurs qu'elle revendique ou sur les bonnes intentions de ses
fondateurs. D'autre part, il ne faut pas oublier que les encyclopédies papier de qualité
étant toutes sous copyright, il fallait obligatoirement que l'encyclopédie électronique
67
68
69
AEF, Ibid., souligné par moi.
Voir Katia Vilarasau, "Quel droit à l'oubli numérique?", Valeurs mutualistes (MGEN), nov./dec .2010, p.10.
Laurent Joffrin, "Martine et la rumeur", Le Nouvel Observateur, 14-20 juillet 2011, p.7.
18
produise ses propres articles –quitte à ce qu'ils soient très inégaux - pour qu'ils puissent
être libres de droits.
D'autre part et comme nous le verrons au chapitre 14, la vérité scientifique ne se décide
pas par un vote du peuple, ni par une négociation de type politique, débouchant sur un
compromis entre les tenants d'une thèse et ses opposants. Faut-il rappeler que la
compétence est une chose et que la démocratie en est une autre? Autant il est juste et
important que le savoir soit diffusé au plus grand nombre, autant le concept d'
"élaboration démocratique de la connaissance" 70 est pour moi dénué de sens. Car la
création de connaissance est essentiellement du ressort de la recherche fondamentale,
qui est justement de plus en plus hermétique…
"L'écrivain et journaliste Pierre Assouline parle dans la revue Le Débat de "démagogie
ambiante, qui consiste à dire aux gens: "Vous êtes des encyclopédistes si vous le
voulez." " 71 Tout en admettant une parenté avec l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert,
l'historien Roger Chartier souligne aussi ce qui les sépare: "Diderot n'aurait sûrement pas
accepté la simple juxtaposition des articles, sans arbre des connaissances ni ordre
raisonné, qui caractérise Wikipédia. C'est une entreprise démocratique, ouverte, et en
même temps très vulnérable, très exposée à l'erreur ou à la falsification. Est ainsi rendue
visible la tension entre le désir de constitution d'un savoir collectif et la
professionnalisation des connaissances." 72
Certains maintiennent au contraire que "l'accusation selon laquelle les articles de
Wikipédia seraient exclusivement rédigés par des amateurs ne tient pas. Des doctorants
et des universitaires participent au site. Des sujets aussi ésotériques que la théorie des
corps réels clos ne peuvent être écrits par des ignorants." 73 Pour moi, la participation
d'universitaires est encore relativement marginale (même si l'on trouve déjà nombre de
cours et d'articles de recherche) et relève plus du souhait de l'auteur de voir les
scientifiques s'emparer massivement de ce média, que d'une réalité statistiquement
significative. En fait, «‘l'outil étant très utilisé, certains universitaires se sentent un devoir
moral de l'améliorer’, explique Sue Gardner. » 74
Le problème posé n'est pas celui des sujets hyperpointus, qui ne vont intéresser que les
spécialistes du microdomaine en question, mais des articles portant sur des sujets
généraux polémiques, où peu de gens résistent au plaisir de donner leur avis plus ou
moins éclairé et objectif. Or si chacun a droit à son opinion, rares sont ceux prêts à faire
l'effort nécessaire pour tenter de saisir la complexité de certaines questions. On imagine
donc facilement les réactions que peuvent susciter des articles sur le climat ou le
féminisme… Encore que d'après Jimmy Wales, l'un des fondateurs de l'encyclopédie :
"les articles générant le plus de litiges sont les biographies de personnes vivantes." 75 Ou
bien des articles contenant des révélations sur la vie privée de tel ou tel.76
70
Marc Foglia, "Wikipedia", les aventures d'une encyclopédie démocratique", Petite conf. des Grands
Moulins, 2 juillet 2010, médiathèque Paris Diderot.
71
Bertrand le Gendre, "Faut-il brûler Wikipedia", Le Monde, 16-17 mars 2008, p.2, souligné par moi.
72
Roger Chartier, "L'Encyclopédie a rendu possible une rupture", Le Monde, 15 janvier 2010, p.9.
73
David Monniaux, " Wikipédia : le nouveau media pour les scientifiques", La vie de la recherche
scientifique, (SNESUP-SNCS), juil.août sept. 2008, p.37.
74
Cité par Dominique Nora, "Wikipequoi?", Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2008, p.118.
75
Cité par Dominique Nora, "Wikipequoi?", Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2008, p.117.
76
En France, Wikipedia a été poursuivie par des particuliers, pour atteinte à la vie privée et diffamation,
après qu'un article de l'encyclopédie ait révélé leurs préférences sexuelles. Un jugement du 29 octobre
2007 du tribunal de grande instance de Paris a néanmoins relaxé la fondation qui en est propriétaire,
estimant qu'elle jouait le rôle d'un simple site hébergeur, sans responsabilité éditoriale propre. Voir
"Wikipédia, ni coupable ni responsable", Stéphane Foucart, Le Monde, 3 novembre 2007, p.3. Comme le dit
le directeur de ce journal, "le Net est bien sûr un outil formidable de travail et de communication. Mais [...]
19
Mais surtout, l'idée fondatrice que chacun s'autorise à modifier le contenu des articles, la
plupart du temps de façon anonyme, suppose que la compétence et l'honnêteté sont
équitablement réparties, ce qui peut paraître séduisant à première vue, mais se révèle
tout simplement faux à l'usage. Les bonnes intentions initiales ne suffisent pas à garantir
le produit final. De ce point de vue, le dernier qui "corrige" le texte aurait toujours raison! Il
existe à ce propos une polémique persistante sur la qualité des informations fournies,
notamment sur les taux d'erreurs.
"On n'avait pas connu une telle mobilisation, une telle émotion du monde instruit depuis
L'Encyclopédie de D'Alembert et Diderot (1772), accusée elle aussi de déposséder
les 'maîtres' de leur pouvoir." 77 Selon les a priori et les options philosophiques des uns
et des autres, les avis divergent largement. Certains jugent les articles parfaitement
valables "récemment, à l'initiative de la revue Nature, des experts ont analysé des
documents publiés sur Wikipedia et l'Encyclopaedia britannica. Les résultats montrent
que la qualité des deux sources est assez proche. "Le site Wikipedia est une source
d'information aussi valable que la vénérable encyclopédie Britannica", précise
l'hebdomadaire scientifique." 78
D'autres, comme ce collaborateur scientifique de La Recherche, ne partagent pas du tout
ce point de vue: "des auteurs anonymes peaufinent l'entrée. Dans un premier temps, on
constate une certaine amélioration (ne serait-ce qu'en termes d'orthographe), puis, bien
souvent, la qualité du contenu décroît, soit en raison d'additions anecdotiques qui le
gauchissent, soit en raison de biais idéologiques. On peut distinguer d'autres travers: la
connaissance moyenne publiée est liée au temps libre des intervenants, et nous avons
alors affaire à un compendium de ce que savent les ingénieurs ou enseignants
récemment admis à la retraite. [...] Il n'y a dans cette approche aucun moyen sélectif de
stabiliser ce qui est pertinent, et c'est le bruit de la masse qui triomphe." 79
On trouve aussi l'opinion exactement inverse, selon laquelle la participation du plus grand
nombre est la vraie réussite de Wikipedia : "a bunch of nobodies created the world's
greatest encyclopedia" 80 et que les critiques sont liées à une mentalité élitiste d'un autre
âge : "Just as the world has plenty of creationists, temperance societies and ruralists,
there is a professionnal class of Wikipedia skeptics. They, too, have some seriously
depraved behavior to expose: Wikipedia represents a world without experts!” 81 Laissons
de côté l'hyperbole pour constater que c'est d'abord la facilité d'accès aux informations et
la gratuité, plutôt que la qualité, qui font le succès du produit… Et le dénigrement des
experts, au nom d'une conception égalitariste de la démocratie, ne remplace pas la
compétence.
Il est vrai que parmi ces ‘professionnels de la critique’, on trouve de nombreuses
personnes issues du monde de l'enseignement, qui seraient dépossédées de leur savoir
et donc de leur pouvoir... Mais cela ne suffit pas à invalider leurs arguments! Voici par
Internet devient en effet une arme de diffusion massive de ragots et de fausses nouvelles. Un instrument
pratique et redoutable de vengeances anonymes, parfois de menaces. [...] Si rien n'est fait [...], nul ne sera
à l'abri de la divulgation, à la vitesse de l'électronique et sans possibilité de réagir, d'épisodes réels ou
inventés de sa vie privée." Eric Fottorino, "Internet et vie privée", Le Monde, 3 novembre 2007, p.2.
77
Bertrand le Gendre, id., souligné par moi.
78
Stéphane Foucart et Olivier Zilbertin, "Wikipedia, une encyclopédie sur le Net", Le Monde, 3 janvier 2007,
p.17.
79
Antoine Danchin, "Masse et connaissance", La Recherche, janvier 2007, p.113.
80
Andrew Lih, The Wikipedia revolution, cité par Noam Cohen, "An urban outpost on the Internet", 4 avril
2009, dans le supplément du Monde du même jour, p.4.
81
Noam Cohen, "An urban outpost on the Internet", 4 avril 2009, dans le supplément du Monde du même
jour, p.4, souligné par moi.
20
exemple un court extrait d'une analyse émanant de l'INRP : "l'Institut national de
recherche pédagogique a recensé vingt-deux motifs de se méfier de Wikipédia parmi
lesquels: "les contributeurs sont au mieux des amateurs, au pire des perturbateurs"; "Les
sources sont rarement indiquées, le contenu n'est pas vérifiable" " 82. Or ces points,
brièvement rappelés ici, sont très loin d'être négligeables…
Une autre source d'inquiétude, et non des moindres, est le caractère hégémonique de
l'encyclopédie: du fait de son succès planétaire, "c'est vers Wikipédia que pointent tous
les moteurs de recherche - Google, Yahoo!...- souvent comme premier choix." 83. Ce point
est particulièrement important, car la mécanique mise en place conduit à un quasimonopole de l'information éducative et culturelle. Wikipedia tend à devenir la principale –
sinon la seule – source d'information des étudiants, et même des journalistes! (voir cidessous). "Wikipédia règne presque sans partage sur la Toile. Avec près de 17 millions
d'articles dans le monde, plus de 1 million d'articles disponibles en français depuis
l'automne 2010, le site occupe une place centrale dans le paysage du savoir en
ligne. La moitié des Français y a recours une fois par mois au moins. Et depuis l'arrêt par
Microsoft en 2009 de son projet d'encyclopédie en ligne Encarta, il n'y a plus de rival." 84
Pour beaucoup de gens, elle est désormais l'encyclopédie de référence, qui éclipse
quasiment toutes les autres encyclopédies traditionnelles. La mondialisation culturelle est
en marche, la facilité d'utilisation et la gratuité l'ont emporté sur toute autre
considération…
Il faut aussi noter un phénomène préoccupant de nivellement par le bas, tout étant mis
sur le même plan et disposant du même espace éditorial : " miroir de son époque, le
Wikipedia anglophone propose par exemple une fiche pour chacun des 500 caractères
du jeu vidéo japonais Pokemon, alors que les leaders du mouvement syndical polonais
Solidarité y sont moins bien traités." 85 De même, que penser de la pléthore d'informations
qu'on y trouve sur les célébrités du monde sportif ou du spectacle? Si ceci correspond
probablement au goût du public, ces informations sont totalement dénuées d'intérêt du
point de vue de la connaissance scientifique. A ce propos, et sans prétendre que la
science doive être ennuyeuse pour 'faire sérieux', faut-il confondre culture et
divertissement? (nous reviendrons sur ce point au §15) Et sous prétexte de démocratie,
doit-on encourager cette nouvelle forme d'idolâtrie?
Les responsables de l'encyclopédie électronique sont conscients de certaines erreurs ou
insuffisances et cherchent à les corriger : on trouve ainsi dans la version française des
mises en garde devant des articles, signalant par exemple la faiblesse des références ou
les risques de partialité. ("Cet article ou cette section ne cite pas suffisamment ses
sources. Son contenu est donc sujet à caution"; "Cet article est une ébauche"; "Cet article
provoque une controverse de neutralité. Considérez cet article avec précaution"). Par
ailleurs, "Wikipédia mène une guerre sans merci contre les provocateurs, les vandales et
autres perturbateurs, qu'elle appelle les trolls. Un combat toujours recommencé dont sont
chargés, chacun avec un rôle précis, les cadres bénévoles. [...] Au fur et à mesure que sa
popularité augmentait, Wikipédia s'est dotée de règles plus strictes, d'outils de contrôle
plus performants. Des articles ont été 'gelés' par la Wikimedia Foundation, la tête de pont
de la cyberencyclopédie en Floride: Hitler, Bush. Ils aimantaient trop les trolls. [...] Bientôt,
certains articles, considérés comme sûrs, ne seront plus modifiables." 86
82
Bertrand le Gendre, "Faut-il brûler Wikipedia", Le Monde, 16-17 mars 2008, p.2.
Bertrand le Gendre, Ibid.
84
Alain Beuve-Méry, "La contre-offensive des encyclopédies traditionnelles", Le Monde, 16-17 janvier 2011,
p.11; souligné par moi.
85
Dominique Nora, "Wikipequoi?", Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2008, p.118.
86
Bertrand le Gendre, "Faut-il brûler Wikipedia", Le Monde, 16-17 mars 2008, p.2.
21
83
Dans le même esprit, d'autres types d'articles pourraient être revus par des spécialistes,
pour éviter que des contributeurs malintentionnés n'y glissent des informations
volontairement erronées. "Before, it was not difficult for someone to insert false
information into a Wikipedia entry. ln March [2009] an Irish student inserted a false
quotation attributed to the French composer Maurice Jarre after Mr. Jarre's death. The
false remark was reproduced in several newspapers. Such revisions have prompted
Wikipedia to add a layer of review for articles about living people, altering the online
encyclopaedia's philosophy that everyone has an equal right to edit entries. "There was a
time probably when the community was more forgiving of things that were
inaccurate or fudged in some fashion - whether simply misunderstood or an author
had some axe to grind," Michael Snow, the chairman of Wikipedia's board, told The
Times. "There is less tolerance for that sort of problem now." 87 Cette déclaration
éclairante du président du conseil de l'encyclopédie numérique confirme que Wikipedia
continue à accepter des données approximatives, destinées à un public pressé et peu
exigeant. Et on peut penser que la politique de libre modification des textes ne sera
corrigée qu'à la marge, pour les articles portant sur les personnalités vivantes,
essentiellement dans le but d'éviter les contentieux…
A l'évidence, l'encyclopédie Wikipédia a les défauts de ses qualités et réciproquement:
elle est réactive, évolutive, en prise sur l'actualité, mais manque parfois de stabilité,
d'homogénéité et de fiabilité. Le problème majeur demeure bien sûr l'absence de
processus initial de validation des contenus, qui constitue une véritable limitation de
principe."C'est aussi la conviction de Larry Sanger, l'un des cofondateurs de Wikipedia,
cette encyclopédie en ligne alimentée par ses lecteurs. Il reconnaît les limites de cet outil
et s'apprête à lancer Citizendium, un projet similaire à une différence près : la validation
des contributions par des experts, ce qui demande, bien sûr, plus de moyens." 88 Mais
outre que cette formule n'a jamais vu le jour, elle n'avait pas l'attrait du processus
collaboratif. Passer par des groupes d'experts est plus compliqué et demande du temps,
d'où une perte de réactivité. Mais surtout, confier la rédaction à des spécialistes aurait
dessaisi les contributeurs de leur grisant pouvoir sur les contenus… Il est vrai aussi que
la vitesse est un des maîtres mots de l'époque et il ne faut pas oublier que "wiki wiki"
signifie "rapide" en Hawaïen. La "fast encyclopedia" serait-elle au domaine du savoir ce
que le "fast food" est à la restauration?
8 / LE PAPIER A-T-IL UN AVENIR ?
Face à la concurrence de Wikipédia, les encyclopédies papier sont-elles définitivement
condamnées par leur coût et leur lourdeur? On peut le craindre, et en France, certaines
sont en voie de disparition, comme les encyclopédies offrant un grand nombre de
volumes, et même une encyclopédie populaire en un seul volume publiée annuellement,
le Quid, n'existe plus, au moins sous sa forme papier. Mais certaines encyclopédies
papier ne voient pas que des inconvénients à Wikipedia : "Line Karoubi, directrice des
Dictionnaires et Encyclopédies Larousse [...] juge que "Wikipedia a su moderniser l'image
poussiéreuse de l'encyclopédie et redonner au public un goût pour ce type de savoir ".
Elle juge même la qualité de la version francophone de Wikipedia "plutôt bonne, même si
elle ne peut égaler celle des marques comme la nôtre." 89 En réalité, l'avenir des
encyclopédies papier dépend de nous et de l'usage que nous en ferons. Si nous
87
Anonyme, "The Art of Manipulation", The New York Times, 24 octobre 2009; dans le supplément du
Monde du même jour, p.1, souligné par moi.
88
Jean-Pierre Elkabbach, "Quel journalisme à l'heure du Web?", Le Monde, 4 janvier 2007, p.15.
89
Dominique Nora, "Wikipequoi?", Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2008, p.118.
22
continuons à les consulter régulièrement, il n'est pas sûr qu'elles disparaissent
définitivement.
Il faut évidemment que les éditeurs réagissent, en utilisant davantage les nouvelles
technologies, que les encyclopédies papier s'implantent aussi sur la Toile pour conquérir
un nouveau public et ne se contentent pas de demeurer des ouvrages de référence "haut
de gamme", que l'on consulte uniquement en bibliothèque. C'est ce qui explique que
Larousse90 ait lancé un site gratuit semi-collaboratif et que l'encyclopédie Universalis
vante le fait que "chaque article est rédigé et signé par un éminent spécialiste en la
matière " ainsi que "la volonté des auteurs et de l'éditeur de garantir l'exactitude et le
didactisme indispensables" (document publicitaire de l'édition 2008). Leur qualité reste un
atout déterminant, mais à l'heure où tout ce qui n'est pas gratuit et immédiatement
accessible n'existe quasiment plus pour une grande partie des utilisateurs, le risque est
réel qu'elles ne trouvent plus guère d'acheteurs.
"Internet a été un désastre pour beaucoup de dictionnaires et d'encyclopédies. En tout
cas, un redoutable concurrent. Ce secteur, qui représentait 20% du chiffre d'affaires de
l'édition française en 1994, est tombé à moins de 8 %. [...] La rentrée 2010 compte
pourtant un nombre impressionnant de publications a l'ancienne, avec du papier imprimé,
des couvertures cartonnées et un parfum d'encre. [...] Le succès de ce type d'ouvrages
s'explique en partie par la culture du dictionnaire qui reste vivace en France. Mais, pour
s'imposer face à la Toile, il faut jouer à fond l'exhaustivité et la qualité." 91
Le risque vaut évidemment pour le livre papier en général, menacé par le livre
électronique92, qui pourrait à terme se trouver cantonné aux éditions de luxe, et provoquer
la disparition de nombreux éditeurs imprimeurs et libraires93, venant ainsi sinistrer un peu
plus un secteur déjà en crise. Ceci dit, à l'heure actuelle, on assiste plutôt à la
multiplication des ouvrages imprimés qu'à leur disparition, même si l'on peut penser qu'il
s'agit d'une fuite en avant, puisque dans le même temps, le lectorat se réduit 94…
"Mais l'arrivée d'une nouvelle technique ne détrône pas la précédente. Au moins dans le
court terme. La radio n'a pas tué le journal. La télé n'a pas tué la radio. L'ordinateur n'a
tué ni radio ni télé. Même chose pour le livre. [...] Et aujourd'hui, non seulement le livre
numérique ne chasse pas le livre imprimé, mais il se peut qu'il le renforce. Au moins
pendant un certain temps." 95 L'avenir nous dira si cet optimisme tempéré est justifié…
Quant à la presse papier en France (pays où les lecteurs sont beaucoup moins nombreux
qu'en Angleterre), est-elle destinée à disparaître du fait de la conjonction des journaux
gratuits et d'Internet? Rien n'est sûr, même si elle est considérablement affaiblie par la
réduction des recettes publicitaires et celle du lectorat. Peut-être survivra-t-elle en se
recentrant également sur un public plus restreint mais plus exigeant, acceptant de payer
plus cher pour un contenu de qualité et des articles de fond, rédigés par des
90
Voir "Larousse défie Wikipedia", Le Nouvel Observateur, 22 mai 2008, p.84.
Robert Solé, "Les dicos font de la résistance", Le Monde des livres, 1er octobre 2010, p.1.
92
Voir: http://www.youtube.com/watch?v=Q_uaI28LGJk&feature=mfu_in_order&list=UL
93
La vente directe sur le Net constitue aussi un risque majeur pour les libraires: "un des vrais changements
pour le livre est qu'avec Internet, les libraires ne sont plus un intermédiaire obligé entre les lecteurs et les
livres." Alain Beuve-Méry, "2010, année numérique: un enjeu capital pour l'édition et la librairie", Le Monde,
8 janvier 2010, p.2.
94
"Les Français dans l'ensemble reconnaissent eux-mêmes que leurs relations avec le monde du livre se
sont distendues puisque 53% d'entre eux déclarent spontanément lire peu ou pas du tout de livres." Olivier
Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, Eléments de synthèse 1997-2008,
octobre 2009, Ministère de la Culture et de la Communication, p.6.
95
Robert Darnton, "Les bibliothèques sont l'avenir du livre", Le Monde Magazine, 15 janvier 2011, p.18;
propos recueillis par Annick Cojean.
23
91
professionnels compétents ? Inversement, il est possible qu’on assiste à la fin d’une
époque, et que les journaux ne puissent plus exister économiquement que sous forme
numérique.
En ce qui concerne l'information diffusée par les réseaux sociaux, outre qu'une partie est
produite par des amateurs, ce qui n'offre aucune garantie de sérieux, on constate que
"les 'soft news' y abondent au détriment de l'actualité politique ou économique, le culte
de l'instantané interdit le recul et l'approfondissement, les informations recueillies
dépendent du réseau auquel on appartient." 96 En étant optimiste, on pourrait imaginer
une répartition des rôles entre les différents médias : "un enrichissement réciproque et
une saine émulation entre l'information en autogestion (le Web 2.0), l'informationspectacle au sens étymologique (la télévision) et l'information en profondeur (la presse de
référence). [...] Eh bien, au lieu de ce rêve, c'est plutôt le chaos qui se profile aujourd'hui.
Pourquoi? L'info de l'autogestion comporte un atout qui lui donne un avantage
concurrentiel de taille: elle est gratuite à produire et sa consultation est en libre
accès. Que seule une petite fraction des internautes fournisse à elle seule la majeure
partie des contenus et des commentaires du Net, curieusement, n'apparaît pas comme
un handicap." 97
En tout cas, il faut bien constater que la tendance lourde au recul de la lecture sur papier
se poursuit et qu'elle a précédé l'arrivée des nouvelles technologies… En effet, d'après
une enquête récente du Ministère de la culture, "la lecture quotidienne de journaux
(payants) a continué de diminuer, de même que la quantité de livres lus en dehors de
toute contrainte scolaire ou professionnelle. [...] Depuis plusieurs décennies, chaque
nouvelle génération arrive à l'âge adulte avec un niveau d'engagement inférieur à la
précédente, si bien que l'érosion des lecteurs quotidiens de presse et des forts lecteurs
de livres s'accompagne d'un vieillissement du lectorat." 98
9 / RESPECT DES SOURCES VS PLAGIAT
Nous avons vu que sur Internet, les sources sont loin d’être toujours mentionnées. A ce
propos, j'aimerais rappeler l'importance du principe déontologique et éthique que
constitue le respect des sources et des auteurs. Celui-ci est fondamental dans la tradition
universitaire, selon laquelle on doit toujours pouvoir distinguer entre ce qui relève de la
production personnelle de l'étudiant, et ce qui a été emprunté à quelqu'un d'autre. Je sais
bien que ce principe vous est connu et que tous ceux qui s'intéressent à la traduction,
sont sensibilisés au respect de l'auteur et de sa pensée.
Mais à l'heure de la numérisation, où l'on peut si rapidement accéder à d'innombrables
documents grâce à Internet, et où il est si facile de faire un copier-coller, certains
pourraient être tentés de croire que ce nouveau type de support autorise à utiliser les
textes sans précautions particulières. Il n'en est évidemment rien, même pour des
documents scientifiques et techniques, où le statut de l'auteur semble parfois
problématique (grand nombre de personnes signant une même publication99), voire est
96
Monique Dagnaud, "L'information en autogestion, rêve ou chaos; mauvaises nouvelles pour le
journalisme", Le Monde, 6 avril 2010, p.16.
97
Monique Dagnaud, Ibid., souligné par moi.
98
Olivier Donnat, Ibid, souligné par moi.
99
"La revue Science publie le génome du maïs. L'article comporte 157 signataires. Un seul est Français."
OGM : la recherche publique française en panne", Le Monde, 21 novembre 2009, p.4. Mais ce nombre est
modeste, comparé aux physiciens du CERN, qui détiennent le record mondial avec environ 2800 auteurs
pour une seule publication! "Tant pis si l'article n'a été écrit que par deux personnes, si le travail qu'il relate
n'a été effectué que par une équipe de quinze physiciens en tout, et si l'immense majorité des "auteurs"
n'en a même pas lu l'introduction. En physique des particules, tout le monde signe parce que rien n'aurait
été possible sans l'effort de chacun." Jérôme Fénoglio, " Signatures en masse", Le Monde, 21 juillet 2010,
24
négligé (l'anonymat est courant dans certains types de documents techniques), que dans
le domaine littéraire, où l’auteur est souvent unique et connu.
Comme vous le savez, tout emprunt, même de quelques lignes, doit être dûment signalé
par des guillemets, et sa source, à commencer par le nom de l'auteur (s'il est connu),
clairement indiquée. Il n'y a pas de honte à puiser dans la pensée des autres, à condition
de le reconnaître. Sinon on tombe dans le plagiat pur et simple, ce qu'aucun universitaire
digne de ce nom ne saurait tolérer. Et les considérations ci-dessous ne sont pas valables
que pour les doctorants…
« Les thèses (comme tout autre œuvre de l’esprit) doivent être exemptes de tout plagiat. Cette
exigence d’honnêteté paraît aller de soi. Elle implique en réalité une vigilance de tous les instants.
[…] La reproduction inavouée de documents non publiés (des rapports, des notes manuscrites ou
électroniques, des propos entendus dans une conférence….) est aussi malhonnête que celle de
publications. […] Les doctorants pourraient à tort croire admises des pratiques qui sont en réalité
aussi illicites que la précédente : l’emprunt d’idées originales, la reprise d’un plan, ne serait-ce
que pour quelques développements seulement. […] Le plagiaire involontaire est sans doute moins
rare. Il est plus maladroit ou sot que malhonnête. Mais les conséquences sont les mêmes. […]
Comment devient-on plagiaire involontaire ? D’abord par ignorance des règles […]
Ensuite par une mauvaise organisation de son travail de recherche. On recopie, on photocopie,
on recourt au « copier/ coller » et quelques mois ou quelques années plus tard, on croit –parfois
sincèrement !- que ces passages sont de sa main. Ou bien, de modification en modification de
fichiers électroniques, on perd l’origine d’une citation. Ou encore on néglige plus ou moins
consciemment d’en rechercher la source dans la hâte d’une fin de thèse. […] La parade tient à
une extrême rigueur de l’indexation de ses sources dès le début de la recherche doctorale et à un
suivi minutieux de leur utilisation. A tout moment, l’auteur d’une thèse doit : - être en mesure de
distinguer ce qui lui est personnel de ce qu’il a emprunté ; - conserver l’origine précise, exacte et
complète des sources utilisées. Cela est beaucoup plus difficile qu’on le croit. Il faut se méfier
de soi-même et des commodités électroniques. Il arrive assez souvent que les
documents trouvés grâce à l’internet soient eux-mêmes issus d’un plagiat. »100
Devant la multiplication des cas de plagiat dans les mémoires ou les thèses, certaines
universités se sont dotées de logiciels permettant de repérer des similitudes entre ces
documents et les textes disponibles sur Internet. Même si ces logiciels peuvent donner de
précieux indices, leur utilisation n’est pas une panacée, la plupart d’entre eux ne faisant
pas la différence entre une citation ‘licite’ et celle qui ne l’est pas. Ainsi, l’un des logiciels
anti-plagiat les plus utilisés en France, « Compilatio.net fait abstraction dans ses
recherches comparatives des guillemets et autres marqueurs de citation. Il met donc sur
le même plan des textes légitimement cités dans le respect des conventions (utilisation
des guillemets et/ou des italiques, mise en retrait, explicitation des sources) et les textes
copiés sans aucune des marques de citation ni mention d’origine que s’attribue donc
implicitement l’auteur du travail universitaire soumis à l’analyse du logiciel de détection de
plagiat. » 101 Quand on sait en outre que ces logiciels ne détectent ni les textes paraphrasés, ni les
traductions automatiques, ni surtout ce qui provient des sources classiques non numérisées, on voit
qu’ils restent très imparfaits…102
p.13. Par égalitarisme, on en arrive à cette absurdité que la liste des signataires est plus longue que l'article
lui-même! Les interminables génériques de certains films sont battus à plate couture…
100
Didier Truchet, « Prohibition et prévention du plagiat », Université Paris 2, 2 juin 2009.
101
Jean-Noël Darde, Blog ‘Archéologie du copier-coller’, « Les logiciels ‘anti-plagiat’ appliqués aux travaux
universitaires : efficacité et limite », 24 janvier 2010.
102
Voir aussi : Université de Montréal, site "Intégrité, fraude et plagiat", 2006,
http://www.integrite.umontreal.ca/ ou City University, London : http://www.city.ac.uk/studywell.
25
"Le plagiat est lié au manque de repères des étudiants, à l'obsession de productivité, et au désir
d'immédiateté. Il est un symptôme de la mutation de notre société : nous voulons tout, tout de suite.
[...] En l'absence de loi formelle et de repères déontologiques clairs, l'obsession de productivité
peut conduire à des dérives menaçantes pour la création de savoirs dans les décennies à venir." 103
Car il faut noter pour conclure ce point, que le recours au plagiat ne se limite pas aux étudiants,
mais peut parfois hélas, aussi concerner des enseignants-chercheurs…
10 / ABSENCE DE MEDIATEURS = DEMOCRATISATION DU SAVOIR ?
On peut choisir de présenter Internet sur le mode militant, en tant qu'espace de liberté et
outil de diffusion horizontal, qui met fin au monopole du savoir et de sa transmission
détenu par quelques privilégiés, comme par exemple les mandarins universitaires. Et il
est vrai qu'en mettant à disposition du plus grand nombre un large éventail de
connaissances, il réduit en principe l'asymétrie entre ceux qui possèdent les informations
et ceux qui n'en disposent pas, il rend théoriquement possible une réelle démocratisation
de l'accès aux connaissances. D'autant qu'il y a abondance de savoir et que l'idée de le
partager semble naturelle et juste dans une société démocratique. D'ailleurs, nombre
d'articles scientifiques, au lieu d'être publiés dans des revues spécialisées et
confidentielles sont d'ores et déjà largement accessibles sur Internet.
« Scientists face increasing demands to share their data and results –not just with other
scientists but with everybody. […] Many people will be familiar with the open access
movement, which works for wider access to research papers. […] Openness advocates
are now taking these arguments further. Surely we can do even better if we improve
access to the underlying substance of science: the ideas, data and methods.” 104 Mais
faut-il céder au « toujours plus » ? La transparence absolue est-elle souhaitable?
L’homme de la rue est-il capable de suivre les avancées de la recherche dans ses
moindres détails ? Jusqu’où la volonté de « contrôle démocratique » de la science doitelle aller ? Et n'y a-t-il pas de risque à diffuser le plus largement possible le plus grand
nombre de données et d'articles scientifiques?
"Certaines recherches, légitimes pour faire progresser les connaissances, mettre au point
des traitements ou des vaccins, peuvent être détournées vers un usage malveillant
mettant en danger la santé publique ou la sécurité nationale. [...] En 2005, deux équipes
américaines ont réussi à reconstruire en laboratoire le virus de la grippe espagnole, et ont
rendu publics leurs travaux dans Nature et Science à vingt-quatre heures d'intervalle.
«On peut se demander s'il était éthique (et raisonnable) de publier la séquence du
génome de ce virus qui a entraîné de 50 à I00 millions de morts en 1918, et surtout de
révéler la technique détaillée pour pouvoir le synthétiser", écrivent les auteurs du
rapport de l'Académie des sciences [Les menaces biologiques, PUF, 2008.]" 105
Circonstance aggravante, on notera qu'il s'agit de publications dans des revues
internationales de référence, et que ni les membres du comité de lecture, ni les éditeurs
n'ont émis de réserve. On imagine facilement ce que l'absence de filtre, et la diffusion
massive sur Internet, peuvent produire… Sans être obsédé par le terrorisme, tout peut-il
être mis entre toutes les mains? Et les risques de détournement ou d'utilisation criminelle
des connaissances sont-ils limités aux sciences de la vie?
103
Michelle Bergadaà, "Chez certains, tout est faux, le CV, la thèse, les titres", Le Monde, 11 novembre
2010, p.15; propos recueillis par Philippe Jacqué.
104
Cameron Neylon, « Openness rules », New Scientist, 3 september 2011, p.28.
105
Sandrine Cabut, "Publier ou non la science à double tranchant?", Le Monde, 1er octobre 2011,
supplément "Science et techno", p.7, souligné par moi.
26
On peut souhaiter que la science soit ouverte sur la société sans pour autant tomber dans
le maximalisme ! Car la vision démocratique, voire libertaire, du Net peut aussi déboucher
sur une démagogie consumériste laissant croire que pour accéder à la connaissance, il
suffit de se servir dans l'abondance de l'offre. Ceci revient à confondre la simple
disponibilité du savoir avec notre capacité à l'assimiler et a pour effet de le ramener à un
produit de consommation comme un autre, à une simple marchandise. Or, le savoir n'est
pas une nourriture rapide à avaler sans y prêter attention, mais au contraire quelque
chose qui s'élabore, se déguste et se digère lentement, dans une démarche réflexive et
critique.
Et si l'aspect positif d'élargissement du public est indéniable, le web a aussi son revers,
qui est le foisonnement de sites où l'on peut trouver tout et n'importe quoi. En fait, plus les
sources de connaissances se multiplient, plus la vigilance s'impose. Car l'information
circulant sur le Net est à la fois surabondante, invérifiée, très inégale, non hiérarchisée et
fluctuante. Dans ces conditions, l'aide de spécialistes peut finalement s'avérer
précieuse...
De même que le journaliste est normalement un professionnel de l'information, le
rédacteur d'encyclopédies classiques un expert du domaine et l'enseignant-chercheur un
spécialiste de l'élaboration et de la transmission du savoir, le documentaliste un
professionnel de la recherche et de la sélection de documents, toutes ces personnes ont
en principe, de par leur métier, l'expertise et le recul nécessaires pour élaborer,
sélectionner ou valider des contenus, auxquels elles apportent a priori une garantie de
sérieux. Elles en sont responsables devant leurs pairs, devant leur hiérarchie, voire
devant la justice. Un article de journal "bidonné" ou une publication scientifique
frauduleuse ne sont pas sans conséquences pour leurs auteurs, alors que l'anonymat du
web garantit quasiment l'impunité.
Il ne s'agit pas ici d'une défense corporatiste de certaines professions –dont celle
d'enseignant - devant la concurrence jugée indue d'Internet, mais plutôt d'un réexamen
de l'utilité de médiateurs à l'heure des nouvelles technologies, utilité qui me semble se
renforcer plutôt que l'inverse. Car même si le maître n'est plus un intermédiaire obligé
dans l'accès à la connaissance106, il n'en découle pas que celle-ci va de soi du fait de sa
disponibilité. "La confusion entre diffusion du savoir dans une société et acquisition du
savoir par ses membres est lourde de naïveté et d'illusions. [...] L'ignorance moderne
ne résulte plus du savoir non partagé détenu par quelques-uns, mais dans
l'incapacité de choisir dans cette masse d'informations brutes 'offertes.' "107
A moins d'être un incorrigible optimiste, il semble en effet difficile de croire qu'Internet va
permettre l'éclosion massive de vocations d'autodidactes… Pourtant, l'une des tendances
lourdes du monde dans lequel nous vivons consiste à court-circuiter les détenteurs
patentés du savoir. "L'internaute serait devenu cette figure emblématique de "l'individu
sans appartenance" qui, selon Marcel Gauchet, caractérise nos sociétés marquées par
une impressionnante "crise des médiations" : de l'éducation à l'édition, rien ne semble
échapper à la volonté du sujet contemporain d'accéder au monde du savoir sans
intermédiaire." 108
Or le fait de mettre à disposition du grand public, sans précautions particulières, toutes
sortes de données numérisées entre lesquelles il a du mal à faire le tri, peut être plus ou
106
Selon une étude américaine, il semblerait même que les élèves de ce pays aient de meilleurs résultats
s'ils bénéficient d'un apprentissage à distance que s'ils sont en présenciel…
107
Pierre Lasjaunias, "Le 'cerveau en cage' ", Journal of Neuroradiology, Masson, 2002, n° 29, p.220.
108
Nicolas Truong, "La résistance du livre", Le Monde, 15-16 mars 2009, p.13, souligné par moi.
27
moins lourd de conséquences selon les domaines abordés, car n'est pas spécialiste qui
veut. Ainsi, dans le domaine de la santé, selon une étude récente, "environ un tiers des
42,l millions d'internautes français surfent aujourd'hui à la recherche d'informations
médicales." 109 Il y a d'abord le risque, avéré chez les hypocondriaques, de se découvrir
de multiples maladies: "le patient consulte son médecin traitant. Rien de grave."Alors il
va directement exposer ses symptômes sur Internet, dans des forums, ou lire des
documents sur la Toile. Là, il reçoit des avis variés, de personnes totalement
incompétentes. Et lit des descriptions de maladies effrayantes. [...] Cela occupe 90% de
ses capacités cognitives. En réalité, il a ce que j'appelle 'l'internetose', ironise [le docteur]
Dupagne, [généraliste parisien, créateur d'un site de santé]. 110 On comprend d'autant plus
l'irritation de ce médecin que le malade a maintenant la tentation d'établir lui-même son
diagnostic et que "nombre de patients se présent[e]nt désormais comme des « experts»
face à une profession médicale quelque peu déboussolée." 111
Il y a ensuite les difficultés posées par les vrais malades. "De fait, le Net regorge
d'informations pour le moins anxiogènes qu'il est nécessaire de prendre avec distance.
[…Or] ce sont souvent des personnes «elles-mêmes fragilisées par la maladie» qui vont
chercher de l'information en ligne." 112 Dans ce cas, l'absence de médiateur peut se
révéler redoutable… Il y a également le fait, d'une tout autre nature, que "certains
malades n'hésitent pas à utiliser leur pathologie comme "une sorte de revendication
identitaire" [note la sociologue] Sylvie Craipeau." 113 Si l'on peut parfaitement comprendre
le besoin de se regrouper et d'échanger avec des personnes ayant la même maladie que
vous, des risques de dérives existent. L'un des exemples les plus frappants nous vient
des pays anglo-saxons et concerne les traitements de la surdité.
"As cochlear implants and other devices become increasingly sophisticated, scientists are
getting closer to "curing" deafness. But they are on a collision course with large sections
of the deaf community who believe they are not sick and do not need curing. To
some, it's a personal right to remain deaf. [...] Many in the signing community reject
the popular notion that they are "disabled", arguing they are simply a minority with
their own rich culture and language. "These people were born deaf and they want to
be deaf and the rest of us have to come to terms with that," says Pamela Morrisey, head
of fund-raising for the British Deaf Association. [...] Numerous deaf associations, including
ones in Britain, the US and Australia, condemn cochlear implants for children. [...] Not aIl
deaf people feel the same way of course. The research is welcomed by Richard Roehm,
a leading deaf activist based in Irvine, California, although he acknowledges that "the
majority of the adult deaf would perceive this as some sort of genocide"." 114 Ce
fascinant exemple, montre bien le caractère passionnel de cette question et comment le
déni de réalité (refus d'admettre que la surdité est une pathologie/ un handicap), la force
du modèle revendicatif des droits des minorités, et la profondeur des aspirations
identitaires (attachement militant à la langue des signes) se combinent chez certains pour
aboutir à une impasse : maintenir par principe les enfants dans la surdité! 115
109
Laetitia Clavreul et Pascale Santi, "Avec Internet, le patient joue au médecin", Le Monde, 14 avril 2010,
p.22.
110
Jacqueline de Linares, "Les hypocondriaques du Net", Le Nouvel Observateur, 22-28 juillet 2010, p.58.
111
Laure Belot, "Je suis malade…Vite, sur internet!", Le Monde, 12 juillet 2011, p.31.
112
Laure Belot, Ibid.
113
Laure Belot, Ibid.
114
Pat Hagan, "Falling on deaf ears", New Scientist, 28 August 2004, pp. 36-39; souligné par moi.
115
Un auteur américain fournit une explication générale particulièrement intéressante: "les défenseurs des
handicapés nous somment désormais de cesser de considérer le handicap comme un problème médical
qu'il faudrait 'soigner' ou 'faire disparaître' et de l'envisager dorénavant sur le modèle de la race: nous ne
pensons pas que les Noirs devraient souhaiter cesser d'être noirs; pourquoi dès lors supposons-nous que
les sourds souhaitent entendre?" Walter Benn Michaels, La diversité contre l'égalité, Editions Raisons
d'agir, 2009, p.27.
28
Pour en revenir au Net, l'autre problème majeur est, comme toujours, celui de la fiabilité
des sites, et plus encore des blogs ou forums divers. "Même s'ils ont le réflexe de
recouper les sources, l'absence de références connues sur de nombreux sites rend
difficile la sélection d'informations pertinentes. D'où la nécessité, pour protéger
l'internaute, d'établir des repères de qualité." 116 Le législateur français a donc chargé la
Haute Autorité de Santé (HAS) d'établir une certification des sites de santé, qui sont
désormais repérés par un logo. L'opération s'effectue sur la base du volontariat des
éditeurs de sites en question.
Mais "plutôt qu'une démarche de "labellisation" portant sur la qualité de I'information
donnée, il s'agit ici d'une déontologie à respecter. [...] Les éditeurs devront donc fournir
les efforts nécessaires pour adapter leur site aux huit principes du référentiel de
certification ou "HONcode" [Health On the Net, créé par une ONG suisse] : l'autorité
(indiquer la qualification des rédacteurs), la complémentarité (compléter mais non
remplacer la relation patient-médecin), la confidentialité, l'attribution des informations
publiées (citer les sources et dater les pages), la justification (de toute affirmation sur les
bienfaits ou les inconvénients de produits ou traitements), le professionnalisme (rendre
l'Information la plus accessible possible, identifier le webmestre et fournir un contact), la
transparence du financement, la séparation entre politiques publicitaire et éditoriale dans
la gestion du site. Il s'agit de respecter des règles de bonnes pratiques éditoriales et de
transparence." 117 Malgré le progrès que représente cet intéressant système, et en dépit
de sa vocation internationale, il ne couvre pas, par définition, la totalité des sites de santé
accessibles sur le web118 et surtout il ne garantit pas la fiabilité de l'information, mais le
simple respect d'une charte déontologique librement consentie. Par ailleurs, il semble que
les internautes aient du mal à repérer le logo de l'ONG, alors même qu'environ 900 sites
français sont labellisés…
D'une manière générale, toutes les informations ne sont pas à mettre entre toutes les
mains. Ainsi, des sites Internet expliquent de façon détaillée comment fabriquer une
bombe à partir de produits courants, ce qui est inquiétant, même sans penser au
terrorisme. Ceci a conduit encore récemment à un accident grave, ayant impliqué deux
adolescents férus de chimie…
11 / MONOPOLE DES MOTEURS DE RECHERCHE
D'une manière générale, c'est à vous de construire votre démarche intellectuelle, et pas
au moteur de recherche de vous imposer ses limites et de vous dicter ses choix. Peut-on
faire confiance à la manière dont la machine sélectionne les connaissances auxquelles
elle permet d'accéder? Il est certes commode de taper quelques mots clés, mais rien ne
prouve que les réponses fournies à votre requête et l’ordre dans lequel le logiciel les
classe soient fondés. Or, en première analyse, on sait que « la pertinence d’une réponse
est définie par rapport à sa popularité, favorisant ainsi le déjà connu : plus une page est
consultée, mieux elle est classée, donc encore plus consultée, donc encore mieux
classée et ainsi de suite. Mais en matière de savoir, de connaissance, on sait aussi que
la majorité n’a pas toujours raison. Au fond, ce qui fait le succès de Google réside
dans la rapidité des réponses, beaucoup plus que dans leur qualité. Tout, tout de
116
Anonyme, "Aiguiser le sens critique des internautes", La lettre d'information de la Haute Autorité de
Santé, mars-avril 2008, p.3.
117
Ibid.
118
Avec le problème spécifique des médicaments vendus illégalement sur Internet, qui présentent le double
risque d’automédication et de contrefaçon.
29
suite ! »119 Il est vrai qu’en une demi-seconde, le moteur fournit en général des milliers de
réponses (dont nous ne regardons souvent que le premières !). Prenant en compte à la
fois la loi du moindre effort et celle du plus grand nombre, l’attrait de la gratuité120 et
l’impatience des utilisateurs, Google à effectivement tout pour plaire…
Pourtant, il ne faut pas se faire d’illusions « Google n’est pas une ONG œuvrant pour le
bien de l’humanité. C’est une entreprise privée cotée en Bourse, qui défend d’abord ses
intérêts et ceux de ses actionnaires. On ne peut certes pas le lui reprocher, mais il
convient de rester lucide, à l’heure où l’on accepte de lui confier une part croissante du
patrimoine de l’humanité. » 121 On retrouve là toute l’ambiguïté de cet acteur majeur de la
Toile, qui, en bon communicant, se présente comme un défenseur de la liberté
d’expression et de la gratuité pour les usagers, une posture qui sert ses intérêts
commerciaux en masquant le fait qu’il bénéficie d’un quasi monopole, d’une absence de
régulation du Web et d’une rente de situation se traduisant par une manne publicitaire,
qui lui permet d’accroître encore sa position dominante.
D'ailleurs, depuis que Google a lancé le projet de numériser gratuitement les fonds des
grandes bibliothèques mondiales, en échange d’une exclusivité d’indexation sur le Net,
de nombreux auteurs et éditeurs craignent pour leurs droits, voire pour l’avenir même du
livre. " En six ans, le moteur de recherche américain a numérisé plus de 12 millions
d'ouvrages, le plus souvent sans l'accord des ayants droit. Jamais une entreprise n'avait
été aussi vite, aussi loin, faisant fi de la législation sur les droits d'auteur. Adoptant la
stratégie du rouleau compresseur, la firme californienne a décidé de numériser le plus
grand nombre de livres possibles puis de régulariser les contentieux au cas par cas. Les
éditeurs ont mis du temps à réagir et se sont retrouvés dans la situation de David contre
Goliath." 122
Un éditeur français a quand même attaqué Google en justice et "demandé l'arrêt de la
numérisation des livres sans l'accord des ayants droits" 123 A la suite de ce procès, "en
décembre 2009, l'entreprise américaine a été condamnée par la justice française pour
contrefaçons de droits d'auteur, ce qui constitue une première mondiale." 124 Mais Google
a évidemment fait appel… Au delà des questions de droits d’auteur, le problème central
posé par la numérisation massive de fonds constitués au fil des siècles est que
« l’appropriation privée d’un patrimoine public, mis à disposition d’une entreprise
commerciale, peut apparaître comme choquante. » 125 Dans le droit fil de cette logique,
il est clair de mon point de vue que «c’est la responsabilité et la compétence des grandes
institutions nationales et culturelles, non de firmes privées, que de permettre le transfert
des supports, quelles que soient les mutations technologiques, de génération en
génération.» 126
119
Emmanuel Hoog, ‘’Google, menace ou chance pour la culture ?’’, Le Monde, 12 septembre 2009, p.20,
souligné par moi.
120
"Adeptes du 'tout gratuit', refusant de débourser un centime pour consulter un moteur de recherche,
s'informer ou même écouter de la musique, les internautes [...] savent que sans un tiers payant –les
annonceurs- les services qu'iIs utilisent n'existeraient pas." Bertrand Le Gendre, "La pub, l'internaute et son
cyberciblage", Le Monde, 29 juin 2008, p.2. «Il faut échapper au vertige de la fausse gratuité qui fait payer
la mise en ligne par la publicité, ce qui a forcément des conséquences lourdes sur la hiérarchisation de la
culture.» Jean-Noël Jeanneney, ‘Google-BNF : les ressorts d’une conviction et d’un combat’, Le SNESUP,
octobre 2009, p.22.
121
Emmanuel Hoog, ‘’Google, menace ou chance pour la culture ?’’, Le Monde, 12 septembre 2009, p.20.
122
Alain Beuve-Méry,"Dans l'édition, la stratégie du fait accompli", Le Monde, 3 avril 2010, p.15.
123
Alain Beuve-Méry, "Le Seuil demande 15 millions d'euros à Google", Le Monde, 26 septembre 2009,
p.34.
124
Alain Beuve-Méry,"Dans l'édition, la stratégie du fait accompli", Le Monde, 3 avril 2010, p.15.
125
Roger Chartier, « L’avenir numérique du livre », Le Monde, 27 octobre 2009, p.20, souligné par moi.
126
Jean-Noël Jeanneney, ‘Google-BNF : les ressorts d’une conviction et d’un combat’, Le SNESUP, octobre
2009, p.22.
30
Il ne s'agit pas de refuser de vivre avec son temps et les puissants outils informatiques
dont nous disposons. Mais il ne faut pas non plus être naïf et confondre la constitution
d’une gigantesque base de données textuelle à des fins commerciales avec le souci du
bien public. Comme le dit l'historien américain Robert Darnton: "quand une entreprise
comme Google regarde une bibliothèque, elle y voit moins un temple du savoir qu'un
gisement de contenus à exploiter commercialement." 127 On ne devrait jamais oublier que
l'information sur le web est majoritairement de type marchand, ni que les moteurs de
recherche sont des entreprises à but lucratif, "leur seul objectif étant non pas de donner
accès à plus de savoir, mais d'en garder, pour des raisons économiques, le monopole
d'accès." 128
Il règne en ce domaine une confusion certaine, car "Internet a sécrété une idéologie
libertaire, égalitaire et démocratique, une nouvelle contre-culture aux accents
révolutionnaires où le mot anglais "free" se traduit simultanément par libre et gratuit. Mais
cette idéologie habille des intérêts beaucoup plus prosaïques. [...] Google, qui contrôle
45% des investissements publicitaires sur Internet, est en train de bâtir un des plus
impressionnants monopoles. Les discours "libertaires" alimentent les machines à cash 129,
celle de Google et de quelques autres. C'est un étrange paradoxe. Et, parce que cela se
fait presque sans contrôle, c'est aussi un problème pour la démocratie." 130 La commission
européenne a d'ailleurs ouvert le 30 novembre 2010 une enquête "antitrust" contre
Google, qui est soupçonné d'abus de position dominante. 131 Et "le 24 juin [2011] Google
a confirmé que la commission fédérale du commerce (FTC) [...] lançait une enquête sur
ses activités pour "abus de position dominante et entrave à la concurrence." 132 Tout ceci
confirme que Google s'est taillé un immense empire, puisqu'il draine un milliard de
visiteurs uniques par mois!
Sans compter que les moteurs de recherche sont parfois détournés par des gens mal
intentionnés (hackers ou criminels), qui en veulent à votre ordinateur (virus, spyware,
adware) ou à votre argent. Certains, pour rechercher le plus grand nombre de victimes
potentielles, ciblent les mots clés les plus employés. (Voir "The Web's most dangerous
search terms", Mac Afee Inc., sur l'ENT de l'université, document mis en ligne le
18.09.09).
12 / PROFONDEUR VS SURFACE
En résumé, tout ne peut pas se faire à distance par un simple clic, et la recherche ne
saurait se limiter à Google et à Wikipedia. D'une part le champ des connaissances
humaines est bien plus grand que celui offert par ces outils, ne serait-ce que parce qu'une
majorité des informations livresques n'est pas numérisée et parce qu'il ne faut pas
confondre l'immensité du domaine culturel avec les informations gratuites, rapidement et
Robert Darnton, "Nous risquons de perdre la mémoire collective", Le Monde, 20 mars 2010, p.22.
Emmanuel Hoog, "Comment civiliser internet", Le Nouvel Observateur, 3-9 septembre 2009, p.26.
129
"Le secret de la fortune de Google? Les annonceurs achètent au moteur de recherche les mots-clés qui
dirigent les internautes vers leur site. [...] Chaque fois qu'un internaute utilise un moteur de recherche, puis
clique sur un des liens publicitaires, il fait tomber quelques centimes ou quelques euros de plus dans les
coffres de Google, Orange, MSN and Co. A l'arrivée, cela représente des sommes énormes : les deux tiers
des 14 milliards d'euros de chiffres d'affaire de Google. [...] La mise aux enchères de ces mots-clés est
permanente et informatisée." Claude Soula, "Google : petits clics, gros profits", Le Nouvel Observateur, 26
mars-1er avril 2009, p.70.
130
Bernard Poulet, "La pieuvre Google", Le Nouvel Observateur, 19-25 mars 2009, p.38.
131
Voir Cécile Ducourtieux, "Google, nouvel épouvantail de la concurrence", Le Monde, 2 décembre 2010,
p.16.
127
128
132
Laurent Callixte, "Google tout-puissant", Challenges, 7 juillet 2011, p.18.
31
facilement accessibles. D'autre part, "L'usage des nouvelles technologies «induit la
fragmentation de l'information, le picorage des idées et la permanence des tâches
multiples" entre tous leurs écrans et fenêtres, notent Cyril Rimbaud et Maud Serpin dans
une étude portant sur la "crise de l'attention" des élèves et étudiants." 133
Sur Internet, en général, on papillonne, on passe d’un sujet ou d’un document à un autre,
mais on ne lit pas de manière suivie, on n'approfondit pas vraiment. "On consulte, on ne
lit plus: nous sommes dans la 'consulecture'. Le livre imprimé invitait à la lecture. La
consultation en ligne a fait exploser cela. Ce n'est plus qu'un rapport de
question/réponse. Si vous n'avez pas la bonne question, vous êtes déçu. Le papier vous
permettait de répondre à des questions qu'on n'avait pas prévu de poser." 134 Au point
que certains vont même jusqu'à se demander si l'usage intensif d'Internet ne constitue
pas une menace pour notre intelligence…
"Google nous rend-il stupides? La question provocante a été posée, dès l'été 2008, par
[Nicholas Carr dans] la revue américaine Atlantic Monthly, qui en a fait sa couverture." 135
L’auteur poursuit sa réflexion dans un livre publié en septembre 2010 et intitulé « The
shallows : How the Internet is changing the way we think, read and remember. " Dans cet
ouvrage, il "décrit comment l'excès de stimuli modifie notre structure cérébrale."Les
réseaux sociaux provoquent la dispersion, juge-t-il. Ils sont conçus précisément pour
nous interrompre en nous abreuvant d'un flux constant de messages que, dans un certain
sens, nous trouvons intéressants. Par conséquent, ils créent un besoin compulsif de
vérifier constamment ce qui s'y passe, même si c'est sans intérêt, dans un
détournement constant de notre attention visuelle et mentale." 136
Au delà du fait d’être en permanence submergé par des informations anecdotiques, il y a
le risque, qui en découle directement, de perdre notre capacité à nous concentrer sur une
tâche intellectuelle de longue haleine. Comme il le précise dans un entretien: ”Some
people would argue that having access to lots of information, being able to juggle lots of
things simultaneously and collaborate broadly and quickly with lots of people is the ideal
way to use your mind. I disagree. Paying attention leads to deep modes of thought. It’s
the way we transfer working memory to long-term memory; it seems to activate a lot of
the mental processes that give rise to conceptual thinking, critical thinking and even
creativity. The ability to filter out distractions and to engage in solitary
contemplative thought is essential to gaining the full potential of our minds.” 137
Même si l'attention n'est pas un sujet très étudié sur le plan scientifique, on sait que nos
capacités en ce domaine sont limitées. "Car l'être humain n'est pas suffisamment armé
pour traiter en même temps la multitude de données télévisuelle, multimédias ou autres
qui affluent au cerveau lorsqu'iI effectue plusieurs tâches à la fois... Le fait d'accomplir
plusieurs opérations au même moment génère un conflit. Au point qu'aucune d'entre
elles n'est réalisée de façon satisfaisante. Outre le manque d'efficacité, cette
surstimulation du cerveau va engendrer une souffrance psychologique, qui va se
matérialiser sous la forme de stress et de fatigue." 138
133
Martine Jacot, "Des « jeux sérieux» à la place des cours magistraux?", Le Monde, 25-26 septembre
2011, p.2.
134
Alain Rey, "Un dictionnaire vivant!", Le Nouvel Observateur, 7-13 avril 2011, p.94; propos recueillis par
Jacques Drillon.
135
Laure Belot, "L'intelligence à l'épreuve de Google", Le Monde, 3-4 octobre 2010, p.23.
136
Frédéric Filloux, "Facebook tisse sa toile", Le Monde magazine, 9 octobre 2010, p.22, souligné par moi.
137
Nicholas Carr, « Surfing our way to stupid », propos recueillis par Samantha Murphy, New Scientist, 28
août 2010, souligné par moi.
138
Paula Ravaux, "Comment optimiser son attention", Le Monde, 15 juin 2011, p.9.
32
De plus, tout le temps que nous consacrons à des informations superficielles est perdu
pour des activités plus exigeantes, d'après des travaux en psychologie: "de son côté,
Patricia Greenfield, psychologue à l'Université de Los Angeles (UCLA), a publié dans la
revue Science de janvier 2009, la synthèse d'une cinquantaine d'études sur les effets de
différents médias sur l'intelligence. Il en ressort que "chaque média développe des
compétences cognitives aux dépens des autres". L'utilisation d'Internet apporte "un
développement sophistiqué de nos capacités visuelles et spatiales", mais ces nouvelles
forces vont de pair avec un "affaiblissement de notre pensée critique, imagination et
réflexion." 139
De ce point de vue, les évolutions qui ont l'air de se dessiner à propos de la manière de
lire la presse numérique sont particulièrement significatives: "in terms of time spent,
Internet users report a large increase in reading online newspapers, but most online
readership is more ad hoc, irregular and sporadic than print newspaper readership used
to be. The way news is consumed is also radically different on line. Online news readers
get a variety of news from different sources, allowing them to mix and compile their own
personalised information. However, it is unclear whether online readers obtain the
same depth and breadth of news as traditional readers. Furthermore, a significant
proportion of young people are not reading conventional news at all, or irregularly." 140
Des travaux récents semblent confirmer une certaine superficialité de la lecture sur écran.
"Une étude publiée mercredi 17 novembre [2010] par la société française Miratech spécialisée dans l'optimisation des interfaces homme-machine - suggère que la lecture
sur support papier est plus approfondie que sur une tablette tactile de type iPad. [...]
Un échantillon de 50 personnes (volontaires) ont participé à cette étude. Elles devaient
lire, librement et sans limite de temps, une édition papier du quotidien gratuit 20 Minutes,
puis l'édition d'un autre jour, sur tablette tactile. "Nous avons choisi 20 Minutes, car c'est
le journal dont l'application iPad est la plus proche de la version papier". [...] Le nombre
d'articles parcourus est globalement supérieur sur iPad. Mais, lorsque les participants
ont ensuite été questionnés sur le contenu des articles, ils ont en moyenne répondu
correctement dans 90% des cas lorsque que ces articles étaient dans la version papier,
contre 70%sur iPad." 141 Sous réserve de confirmation par d'autres travaux, le résultat
obtenu est assez parlant.
Pourtant, d'autres ne partagent pas du tout ces conclusions. Ils soutiennent que
l'utilisation d'Internet va au contraire nous rendre plus intelligents et qu'en tout cas, il faut
arrêter d'avoir peur des nouvelles technologies. "La lecture lente, en profondeur,
verticale, serait du côté du papier, tandis que la lecture rapide, en surface, horizontale,
serait du côté de l'écran; et cette différence qualitative serait induite par la nature même
de ces supports. [...] On veut à tout prix nous persuader que la connaissance,
l'intelligibilité, le raisonnement, l'analyse ont élu leur siège exclusivement sur le papier.
[...] En fait, la dématérialisation de la lecture effraie ceux que les machines paniquent." 142
Si j'admets bien volontiers que je ne fais pas partie des gens qui sont à l'aise avec
l'ordinateur (sans pour autant le considérer comme un ennemi!), cela ne me semble pas
invalider nécessairement ma position. Car je ne crois pas que le débat se réduise à une
simple opposition entre conservateurs et modernistes. Ayant eu la chance de connaître
une époque où cette machine n’existait pas, je suis en mesure de faire des comparaisons
139
Laure Belot, Ibid., souligné par moi.
OECD, Directorate for Science, Technology and Industry, The evolution of news and the internet, 11 juin
2010, p.6, souligné par moi.
141
Stéphane Foucart, "La mémoire préfère le papier à la tablette", Le Monde, 21-22 novembre 2010, p.2;
souligné par moi.
142
Pierre Assouline, "Le baroud d'honneur du livre", Le Monde 2, 21 février 2009, p.13.
33
140
critiques avec le temps d’avant, tout en voulant croire que ces analyses ne sont pas la
pure expression d’une nostalgie mêlée de technophobie. Je maintiens donc que le risque
de papillonner est bien plus important sur un écran, surtout avec l'envahissante publicité
et les liens hypertextes, qui réduisent notre capacité de concentration. Même sans ces
'distracteurs', la lecture suivie sur écran n'a pas que des adeptes et nombreux sont ceux,
qui dès qu'un texte numérique d'une certaine longueur leur a été envoyé, choisissent de
l'imprimer pour pouvoir le lire et le travailler à leur guise.
Mais selon certains, il vaudrait mieux que les enseignants se fassent une raison et
acceptent l'attrait irrésistible qu'exercent les nouvelles technologies sur les jeunes
générations. "Plutôt que de se lamenter [...] sur le déficit d'attention des néoapprenants,
les chercheurs [Cyril Rimbaud et Maud Serpin] prônent «l'intégration saine et réfléchie
des pratiques digitales au sein du processus d'apprentissage». C'est précisément le but
visé par les « jeux sérieux» (serious games), un secteur en pleine expansion." 143 L'avenir
radieux de l'enseignement sans effort serait-il dans les logiciels ludoéducatifs?
Autre problème majeur, typique de l'ère numérique, et d'un tout autre ordre: le fait qu'avec
l'extraordinaire facilité à produire des versions successives, le document n'a quasiment
plus de forme définitive, invariable : "le texte électronique ne cesse de se modifier sous
nos yeux; c'est le grand point d'interrogation, selon l'historien du livre Roger Chartier,
puisqu'il s'agira de savoir s'il faut le fixer, l'enserrer, le sécuriser dans un cadre strict
hérité du monde d'avant ou si sa mobilité va dominer nos habitudes de lecture jusqu'à les
bouleverser."144
Plus profondément, comme le dit encore Roger Chartier, «un ‘même’ texte n’est plus le
même lorsqu’il change le support de son inscription, donc, également, les manières
de le lire et le sens que lui attribuent les nouveaux lecteurs. […] Il est sûr que les
nouvelles manières de lire, discontinues et segmentées, mettent à mal les catégories qui
régissaient le rapport aux textes et aux œuvres. » 145 Et je persiste à penser que la lecture
de livres papier146, la confrontation à des pensées variées et imprévues qui élargissent
notre horizon (et que l'on peut découvrir au détour d'un rayonnage dans les bibliothèques
traditionnelles147), demeurent des éléments centraux contribuant à notre culture et à notre
autonomie.
Certes, face à la concurrence des loisirs d'accès immédiat, la lecture restera toujours une
activité plus exigeante en temps et en concentration, ce qui risque à nouveau de la
réserver à une élite. Mais il serait paradoxal qu'à une époque où l'illettrisme est en voie
de disparition dans nos sociétés, la lecture redevienne le privilège de quelques uns. C'est
pourtant ce que craint l'écrivain Philip Roth : "je pense que, désormais, les gens qui lisent
et écrivent sont une survivance, presque des fantômes. Certes, il y a encore quelques
143
Martine Jacot, "Des « jeux sérieux» à la place des cours magistraux?", Le Monde, 25-26 septembre
2011, p.2.
144
Pierre Assouline, Ibid.
145
Roger Chartier, « L’avenir numérique du livre », Le Monde, 27 octobre 2009, p.20 ; souligné par moi.
146
Le livre imprimé conserve encore de nombreux adeptes, qui prennent plaisir à le feuilleter, qui apprécient
son confort de lecture, sa maniabilité, et ont confiance dans la pérennité de ce type de support, qui a su
traverser les siècles. Mais la numérisation est en marche et ne s'arrêtera pas. Elle permet déjà de se
déplacer avec sa bibliothèque (en anglais, pour l'instant). On voit apparaître des librairies numériques aux
impressionnants catalogues. Ou peut-être l'avenir appartient-il aux ouvrages "multimédias"? Dans ce cas,
faudra-t-il publier des livres électroniques incluant des vidéos ou des livres audio entrecoupés de musique
pour séduire la nouvelle génération? Voir : Redefining Reading With Hybrid Books", Motoko Rich, The New
York Times, 10 octobre 2009, dans le supplément du Monde du même jour, p.8.
147
"Bien souvent, dans les bibliothèques en accès libre, on lit un autre livre que celui qu'on est venu
chercher…et c'est précisément pourquoi elles permettent un enrichissement intellectuel d'une toute autre
ampleur." Bernard Larrouturou, Pour rénover l'enseignement supérieur, octobre 2009, p.32.
34
personnes qui lisent vraiment, mais elles sont rares. Lire, ce n'est pas acheter un livre et
tourner les pages. Lire demande une très singulière concentration. Alors il est plus facile
de renoncer et de s'amuser avec tous les gadgets technologiques qui existent
aujourd'hui, toutes les distractions auxquelles on peut avoir accès sur son ordinateur, son
iPhone etc." 148
Mais peut-être préférons-nous devenir des êtres amnésiques, ignares et paresseux,
n'éprouvant plus le besoin d'apprendre, de retenir, ni de réfléchir, puisque tout est à
portée de clic, sans le moindre effort, tant la machine est devenue plus qu'une béquille
mémorielle, l'indispensable support de nos activités ludiques et cognitives (les premières
prenant souvent le pas sur les secondes). D'ailleurs, on sent déjà que pour certains, les
documents non numériques n'ont plus droit de cité et relèvent quasiment du musée et de
la paléographie, alors même que les méthodes actuelles de stockage semblent beaucoup
moins fiables qu’on pouvait le penser, ce qui pose le problème de la conservation des
données sur le long terme...149 Nous sommes toujours capables de lire, sans équipement
spécial, des ouvrages datant de plusieurs centaines d'années. Qu'en sera-t-il pour le
numérique?
Malgré le besoin naturel de se distraire, le divertissement et le ludique ne doivent pas
devenir les seules motivations; il ne faut pas se contenter uniquement de ce qui séduit ou
ce qui relève de la solution de facilité, comme certains programmes télévisés, qui sont
devenus de véritables instruments de crétinisation, où l'insignifiance le dispute à la
vulgarité, où le souci de faire de l'audience tire systématiquement les émissions vers le
bas. Certes, toutes les séries télévisées, souvent importées des USA, ne sont pas
stupides. Mais à force d'allumer de manière réflexe la radio ou la télévision comme simple
"bruit de fond", on finit par écouter ou regarder des émissions indigentes parce qu'on est
fatigué, qu'on ne veut pas "se prendre la tête" et que l'effet de fascination qu'exerce
l'écran est bien connu.
Il peut y avoir aussi d'autres raisons, comme "le besoin, par exemple d'échapper à soimême, à son ennui, à ses angoisses. La peur panique que nous inspire désormais le
silence..." 150 Rester rivé à son ordinateur, à son lecteur MP3 ou à sa console de jeux
vidéo présente les mêmes dangers. Que faire devant la profusion de sources de
distraction et de gadgets électroniques qui nous empêchent de nous concentrer? Le
risque est alors de ne plus pouvoir couper ce flux d'images ou ce flux sonore, qui peuvent
finir par devenir une sorte de drogue, et de s'habituer à la médiocrité ambiante.
De ce point de vue, l'inculture affichée par certaines vedettes est impressionnante,
comme en témoigne l'exemple suivant. "A popular video on YouTube shows Kellie
Pickler, the adorable platinum blonde singer from "American Idol," appearing on the TV
game show "Are You Smarter Than a 5th Grader?" during celebrity week. Selected from
a third-grade geography curriculum the $25,000 question asked: "Budapest is the capital
148
Philip Roth, "Ceux qui lisent et écrivent sont une survivance", Le Monde, 3 octobre 2009, p.22; propos
recueillis par Josyane Savigneau.
149
"Jamais, dans toute son histoire, l'humanité n'a utilisé de techniques aussi instables pour enregistrer ses
données. [...] Beaucoup de CD enregistrables ont une durée de vie de seulement quelques années. [...]
Tout patrimoine numérique abandonné à lui-même, ne fût-ce que cinq ou dix ans, risque d'être
définitivement perdu. " Franck Laloë, "Attention, l'humanité perd la mémoire", Le Monde, 27/28 janvier
2008, p.16. A titre d'illustration, voici quelques exemples émanant des USA. "Le numérique peut être très
périssable. Savez-vous qu'on a perdu des archives de la NASA? Un ensemble de courriels de la Maison
Blanche entre 2001 et 2005? Et qu'on a failli perdre toutes les données du recensement de la population de
1960 à cause d'un logiciel démodé?" Robert Darnton, "Les bibliothèques sont l'avenir du livre", Le Monde
Magazine, 15 janvier 2011, p.20; propos recueillis par Annick Cojean.
150
Jean-Claude Guillebaud, "Tout ce bruit…", Le Nouvel Observateur, Supplément Télé, 12 juillet 2008,
p.50.
35
of what European country?" Ms. Pickler looked at the large blackboard perplexed. "I
thought Europe was a country," she said. She chose to copy the answer offered by one of
the genuine fifth graders: Hungary. "Hungry?" she said, eyes widening in disbelief. "That's
a country? I've heard of Turkey. But Hungry? I've never heard of it." "151 Il est certes facile
de se moquer de l'ignorance des autres, surtout que les pays européens sont moins
connus aux USA. Mais s’agissait-il vraiment d’une question ardue? A l'heure de la
mobilité géographique, du rétrécissement de la planète, et des échanges mondialisés,
peut-on ignorer certaines connaissances de base, et pire, se satisfaire de cette inculture,
voire la revendiquer?
13 / ANTI-INTELLECTUALISME
Dans les pays occidentaux, on assiste en effet à la montée de deux tendances lourdes: le
désintérêt, et parfois même le mépris du savoir et de la science d'un côté, et de l'autre la
réhabilitation de l'irrationnel, encouragée par le relativisme culturel absolu. C'est
également le constat que fait un auteur américain dans un livre publié en février 2008 et
intitulé "The Age of American Unreason". "But now, Ms. Jacoby, 62, said, something
different is happening: anti-intellectualism (the attitude that "too much learning can
be a dangerous thing") and anti-rationalism ("the idea that there is no such things
as evidence or fact, just opinion") have fused in a particularly insidious way. Not
only are citizens ignorant about essential scientific, civic and cultural knowledge, she
said, but they also don't think it matters. She pointed to a 2006 National Geographic poll
that found nearly half of 18- to 24-year-olds don't think it is necessary or important to
know where countries in the news are located. So more than three years into the Iraq
war, only 23 percent of those with some college could locate Iraq, lran, Saudi Arabia and
Israel on a map." 152
Quand on sait par ailleurs qu'environ un tiers des américains continuent à croire aux
soucoupes volantes, on peut se poser bien des questions, et le problème n'est pas de
nature différente en France... C'est ce qu'on constate à la lecture d'un rapport sur la
culture à l'université, remis en 2010 à la Ministre de l'enseignement supérieur et de la
recherche. En voyant que ce document propose notamment de favoriser la mise en place
de clubs d'ufologie153, on se demande si on a bien lu! L'ufologie relèverait-elle de la
culture? Certes, le rapport propose également la création de clubs d'astronomie, dans le
louable souci d'encourager le débat. Mais le rôle de l'université est-il de mettre sur le
même plan l'astronomie, discipline scientifique, et l'ufologie, croyance irrationnelle? 154
D'une manière plus générale, faut-il renoncer à l'idée d'une frontière entre science et
pseudosciences (ufologie, cryptozoologie, parapsychologie…)? Pour certains, en
particulier des ethnologues et sociologues, la réponse positive va de soi: d'une part, la
culture occidentale se serait discréditée en rejetant les cultures "primitives" dans
l'irrationnel, d'autre part, rationnel et irrationnel cohabitant au sein d'une même population
et d'une même personne, chercher à les démêler serait vain! Derrière cette attitude de
neutralité apparente, on retrouve en fait très souvent la conviction que la science est une
151
Patricia Cohen, "Americans Lose Their Thirst for Knowledge", The New York Times, February 23, 2008,
dans le supplément du Monde du même jour, p.1.
152
Patricia Cohen, id., souligné par moi.
153
Il s'agit de la proposition n° 39, du rapport De la culture à l'université, dir. Emmanuel Ethis, Armand Colin,
2010, p.48.
154
A ce propos, on se souvient qu'il s'est trouvé un sociologue, Michel Maffesoli, pour diriger les travaux de
recherche de l'astrologue Elizabeth Tessier et lui permettre de soutenir avec succès à Paris 5 en 1999 une
thèse présentant l'astrologie comme une discipline scientifique!
36
croyance comme une autre, qui n'est porteuse d'aucune vérité propre. En poussant cette
thèse au bout de sa logique, on en arrive à prétendre que la loi de la gravitation et les
"prophéties" de Nostradamus ont la même valeur prédictive, ce qui suffit à la discréditer. Il
demeure donc essentiel de ne pas confondre sciences et pseudosciences.
“Climate deniers are accused of practising pseudoscience, as are intelligent design
creationists, astrologers, UFOlogists, parapsychologists, practitioners of alternative
medicine, and often anyone who strays far from the scientific mainstream. The boundary
problem between science and pseudoscience, in fact, is notoriously fraught with
definitional disagreements because the categories are too broad and fuzzy on the edges.”
155
Du fait de cette complexité, et malgré les travaux des épistémologues et philosophes
des sciences, au premier rang desquels se trouve Karl Popper, nous ne disposons pas de
critères incontestables permettant de séparer les deux… Mais ce n'est pas parce que ces
critères nous font défaut156, qu'on peut en conclure que sciences et pseudosciences sont
une seule et même chose!
Faut-il baisser les bras et entretenir la confusion des esprits? Faut-il, au nom du
relativisme et de la liberté individuelle, favoriser le développement des croyances
magiques et des superstitions? Comme le dit le philosophe anglais Stephen Law:
“intellectual black holes are belief systems that draw people in and hold them captive so
they become willing slaves of claptrap. Belief in homeopathy, psychic powers, alien
abductions – these are examples of intellectual black holes. As you approach them, you
need to be on your guard because if you get sucked in, it can be extremely difficult to
think your way clear again. […] Psychologist Christopher French at Goldsmith College,
London, ran an experiment into the effects of crystals to explore claims that holding “real”
crystals from a New Age shop while meditating has a powerful effect on the psyche, more
so than just holding “fake” ones. But French found no difference in participants using real
and fake crystals. This is good evidence that the effect people report is down to the power
of suggestion, not the crystals.” 157
Pour moi, en tant qu'enseignant et défenseur de la raison, on ne doit pas laisser le grand
public se complaire dans les faux savoirs, et retomber dans l'obscurantisme, au lieu de lui
permettre d'accéder à une connaissance digne de ce nom. Car comment les citoyens
peuvent-ils participer au débat démocratique et faire des choix éclairés s'ils ne disposent
pas des données de base et des méthodes leur offrant un minimum de compréhension du
monde dans lequel ils vivent?
Et quel est l'avenir de nos sociétés si la grande majorité des étudiants continue à se
détourner des métiers scientifiques et de l'enseignement pour leur préférer des carrières
plus rémunératrices dans la finance et les services? C'est aux enseignants et aux
chercheurs de stimuler la curiosité intellectuelle des élèves et des étudiants, de leur
transmettre le goût de la connaissance désintéressée et de l'érudition, l'appétit pour les
sciences et la démarche expérimentale, la passion de la découverte, malgré un
environnement où les valeurs marchandes dominent…
Attention aussi à ne pas vous laisser piéger par les stéréotypes, le conformisme, les
idées à la mode, la pensée binaire, bref, tout ce qui est dans l'air du temps. Ces travers
sont faciles à repérer chez les autres, mais il ne faudrait pas naïvement croire qu'ils leur
sont réservés… A propos du poids du conformisme sur nos comportements, il convient
de rappeler l'expérience classique de Solomon Asch, qui remonte aux années cinquante.
155
Michael Shermer, “What is pseudoscience?”, Scientific American, September 2011, p.77.
Le fait qu'il n'y ait pas de critères objectifs distinguant le bien du mal et le beau du laid ne signifie pas
qu'il n'existe aucune différence entre eux…
157
Stephen Law, “The plain person’s guide to bullshit”, New Scientist, 11 June 2011, p.28.
37
156
Le principe en est limpide : il consiste à proposer à un petit groupe un test visuel très
simple, en l'occurrence repérer sur une feuille de papier les deux lignes verticales ayant la
même longueur, parmi un ensemble de quelques éléments. Les écarts de taille étant
importants, le choix est facile. Pourtant toutes les personnes interrogées fournissent l'une
après l'autre une mauvaise réponse (elles sont complices de l'expérimentateur). On
constate que le sujet 'naïf', qui est questionné à la fin, donne souvent la même réponse
que le reste du groupe, alors qu'il la sait fausse! Il subit donc une pression de conformité
émanant des autres participants, et renonce à son point de vue, en acceptant de
considérer comme vraie l'opinion majoritaire…
"Les résultats de l'expérience, de manière récurrente, ont été troublants. Plus du tiers
des sujets se ralliaient à l'opinion du groupe; 75% se ralliaient au moins une fois.
Moralité? Le conformisme est dangereux et il faut toujours penser par soi-même. C'est
difficile, parfois inconfortable, mais indispensable." 158 Non seulement les hommes sont
capables de renoncer à leurs idées face à des groupes majoritaires, mais comme d'autres
expériences de psychologie sociale le démontrent, de façon surprenante, ils sont tout
aussi vulnérables devant des groupes minoritaires, pourvu que ces derniers restent
fermes sur leurs convictions. Et la vie politique confirme que des minorités agissantes et
déterminées, mues par des intérêts particuliers, peuvent facilement imposer leurs idées à
une majorité silencieuse et inorganisée… C'est pourquoi l'éducation est le contraire du
conformisme, de la bêtise, de l'aveuglement, du dogmatisme, de l'endoctrinement.
Si vous voulez être un esprit libre, vous devez donner priorité absolue à la lucidité, une
qualité essentielle, très sous-estimée en France, où on lui préfère souvent la radicalité.
En matière de formation de ses propres idées, la voie est étroite entre le "penser contre",
qui débouche sur l'opposition systématique, et le conformisme, qui mène à la pensée
unique, d'un bord comme de l'autre. Il faut aussi être capable de se décentrer, de se
méfier de ses propres tropismes, de voir les limites de ses choix. En bref, il faut privilégier
l'ouverture d'esprit plutôt que de s'enfermer dans des chapelles. "Car ce qui définit
l'intellectuel, ce n'est pas le bagage académique ou l'accumulation du savoir. Ce n'est
pas non plus la mobilisation de ce savoir au service de tel ou tel engagement politique.
Par-delà les prises de parti, les sensibilités idéologiques, la marque de l'intellectuel se
trouve ailleurs: dans cette conscience intime que les idées sont à la fois toutespuissantes et infiniment vulnérables; dans la conviction que les livres sont capables de
changer le monde mais qu'ils ne peuvent pas se défendre tout seuls ; bref, dans ce souci
obstiné d'escorter la culture, jour après jour, contre ceux qui veulent la fouler aux pieds."
159
Pour saisir la réalité, il faut prêter la plus grande attention aux données factuelles, tout en
ayant conscience que cette notion même peut poser problème, notamment en sciences
sociales, où les faits sont souvent construits en référence à un cadre théorique, voire
idéologique et donc non neutres. Or quand la théorie précède les faits, ceux-ci risquent
forts d'en être prisonniers… Les sismologues peuvent plus facilement se mettre d'accord
sur l'épicentre d'un séisme que les sociologues sur les origines de la violence… Il faut
donc prendre en compte le pluralisme des idées et des théories pour disposer de
différents éclairages et pouvoir éventuellement vous mesurer à ceux qui ne pensent pas
comme vous.
Mais vous devez d'abord être capables d'analyser honnêtement et en détail ce qui est
réellement écrit (ou dit) avant de porter un jugement. Ceci suppose de commencer par
une lecture attentive du document préalablement à tout commentaire. Même si une telle
158
Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux éditeur, 2006, p.216; souligné par moi.
159
Jean Birnbaum, "Intellectuels ordinaires", Le Monde Magazine, 27 novembre 2010, p.80.
38
exigence peut paraître minimale, beaucoup trop de personnes s'en affranchissent dans la
pratique et s'autorisent une opinion critique avant même d'avoir étudié le texte en
question...
Si on vous demande par exemple de rendre compte d'un essai sur la démocratisation
scolaire, vous devez pouvoir en présenter les thèses, décrire aussi objectivement que
possible, et de façon cohérente, l'argumentation comme l'enchaînement des idées de
l'auteur. Dans ce type d'exercice, en réalité, peu importe votre point de vue personnel sur
l'ouvrage, l'auteur, son style ou ses opinions, ce qui compte, c'est votre rigueur d'analyse,
votre capacité à rédiger un texte clair, bien écrit et structuré, rapportant la parole de
l'autre et non la vôtre. Bref, il est essentiel de faire la différence entre description et
jugement de valeur.
Vous trouvez probablement ce discours trop général; et vous avez peut-être du mal à voir
en quoi il vous concerne directement. Alors je vais l'illustrer par deux exemples plus
concrets, qui se sont produits récemment dans notre université. La loi Liberté et
Responsabilités des Universités (dite LRU) a déclenché pendant l'année universitaire
2007-2008 un important mouvement de protestation de la part d'étudiants et enseignants,
principalement littéraires. A l'occasion de discussions que j'ai eues à l'époque avec vos
camarades de la promotion concernée, je leur ai demandé s’ils avaient lu le texte de cette
loi qui les touchait directement. Ils ont eu l’honnêteté de reconnaître que ce n’était pas le
cas, sans que cela les empêche d'avoir parfois des idées bien arrêtées sur la loi en
question! Même si j'admets volontiers que ce texte juridique n'était pas d'une lecture
particulièrement distrayante, l'exigence de base consiste à savoir de quoi l'on parle, et nul
ne devrait se contenter de penser par personne interposée.
14 / CONTROVERSES SCIENTIFIQUES ET DOUTE
Venons-en maintenant au deuxième exemple. Lors de la "Fête de la Science", organisée
en 2006 sur le campus Jussieu (puisqu'à l'époque la plus grosse partie de l'université
n'avait pas encore déménagé), un de mes collègues biologiste avait fait une présentation
des OGM pour le grand public. Après avoir rappelé quelques points de génétique
élémentaire, il avait abordé les aspects sociaux et économiques qui font débat. L'orateur
avait alors été interrompu par une personne de l'assistance l'accusant d'être "un
chercheur vendu, à la solde des industriels, avec l'assentiment des pouvoirs publics".
Comme il tentait de répondre aux objections, d'autres contradicteurs étaient intervenus, le
chahut avait pris de l'ampleur, et la conférence s'était terminée dans la confusion. Le
lendemain, la présentation d'un autre collègue sur les nanotechnologies n'avait même
pas pu se poursuivre, devant les manifestations bruyantes d'une poignée d'opposants
irréductibles.
Ceci pose plusieurs problèmes : d'abord, -et même si cette réflexion peut sembler 'vieux
jeu' -où sont la courtoisie et le respect dus à l'orateur et de quel droit lui couper la parole?
Ensuite, au-delà de cette forme manifeste d'incivilité, il y a l'enjeu considérable de la
liberté d'expression et d'information. De quel droit empêcher quelqu'un d'exposer des
idées, de quel droit empêcher le public de s'informer? Quoi qu'on pense des risques que
présentent les OGM160 par exemple, interdire le débat relève de l'intimidation idéologique
160
Même si les plantes GM sont essentiellement mises au point par des multinationales disposant de gros
moyens, il semble qu'obtenir des bactéries GM soit à la portée de particuliers plus ou moins éclairés
appelés "biohackers", ce qui n'est pas plus rassurant… Voir "Avec les bricoleurs d'ADN", Le Monde 2, 5
septembre 2009, pp. 14-20. Et le grand public, déjà inquiet à propos des OGM, n'a pas encore entendu
parler de la biologie synthétique! Or cette nouvelle discipline ne se limite pas à des transformations
39
et donc d'une pratique contraire à la démocratie la plus élémentaire. La liberté
d’expression vaut pour tous, et le débat suppose d’échanger et d’argumenter, non de
disqualifier ou de réduire au silence. Interdire l’expérimentation scientifique relève de la
même logique et le tribunal correctionnel de Colmar a d’ailleurs condamné le 14 octobre
2011 les personnes qui avaient détruit les plants de vigne OGM de l’INRA. Comme le
rappelle cet organisme de recherche, « l’essai était légal, sans vocation commerciale et
financé par le seul argent public […], les modalités de cette recherche ont été conçues,
préparées et suivies par un comité local issu des mondes viticole, syndical et associatif
[…et] des conditions strictes avaient été mises en place pour empêcher toute
contamination. » 161
La question des risques que présente toute innovation est loin d'être simple. Car "quand
un paysan croise deux maïs, explique Pierre-Henri Gouyon [professeur au Muséum
d'histoire naturelle], il sait qu'il va obtenir du maïs. Quand on met un gène de bactérie
dans du maïs, on ne sait pas ce qu'on va obtenir." 162 Mais d'une part, le propre de la
recherche est de travailler sur l'inconnu, d'autre part, il y a de nombreuses interrogations
qui ne relèvent pas du champ scientifique. Dans le cas de l'agriculture, on peut citer celles
du modèle souhaitable (productivisme vs. soutenabilité), de la propriété des semences, et
d'une manière plus générale, de la brevetabilité du vivant. La fixation sur les risques
largement potentiels des OGM finit même par occulter des aspects très importants sur le
plan écologique, comme l'usage inconsidéré des pesticides –dont le danger est
amplement démontré -et l'épuisement des sols lié à l'abus d'engrais chimiques, qui
constituent des menaces avérées et au moins aussi considérables pour l'avenir de
l’agriculture.
Sans parler du principal facteur limitant la production agricole, qui est le manque d’eau et
surtout son gaspillage, alors que ce secteur monopolise déjà 70% de la ressource. Or, "la
sécurité alimentaire est un problème dont la nature est loin d'être comprise par tous et il
n'existe à notre connaissance aucune solution basée sur la collaboration internationale
visant à trouver les moyens de nourrir 9 milliards de personnes d'ici 2050. La pénurie
d'eau potable constitue déjà un problème planétaire." 163 Ces questions, essentielles,
intéressent manifestement moins que d'autres… Pourtant, on sait que la désertification
gagne du terrain, qu'elle est une cause majeure de conflits et qu'en Afrique, "deux tiers
des terres arables pourraient disparaître d'ici à 2025, selon une étude de l'organisation
des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture." 164
mineures du vivant : elle vise rien moins qu'à maîtriser la vie, à créer des formes totalement inconnues, en
manipulant tout un ensemble de gènes, pour fabriquer par exemple des bactéries capables de transformer
la biomasse en carburant. Voir Hervé Morin, "Vers des vies moins ordinaires", Le Monde, 18 décembre
2010, p.30.
161
AEF, Dépêche n° 156 651, 14 octobre 2011, 18h58.
162
Pierre-Henri Gouyon, cité par Noëlle Guillon, "L'expert et le citoyen, couple conflictuel", 25 novembre
2010, http://www.politis.fr , p.7.
163
Vers une économie verte : pour un développement durable et une éradication de la pauvreté – synthèse
à l'intention des décideurs, PNUE, 2010, p.6. www.unep.org/greeneconomy. Quand on sait que l’Afrique,
avec ses nombreuses zones désertiques et ses conflits endémiques, est actuellement incapable d’assurer
la subsistance alimentaire de sa population, et que celle-ci va doubler d’ici 2050 pour atteindre 2 milliards
d’habitants, on peut avoir des inquiétudes…
164
Luc Gnacadja, "la désertification touche 1,5 milliard de personnes", Le Monde, 21 septembre 2011, p.7,
propos recueillis par Laurence Caramel.
40
On peut être légitimement inquiet du réchauffement climatique165 en cours (dont une large
part est effectivement imputable à l'activité humaine) et on a parfaitement le droit de
s'interroger sur les risques que peuvent présenter les nanotechnologies, sans pour autant
empêcher de s’exprimer ceux qui ne pensent pas comme nous. "Le précédent du débat
public sur les nanotechnologies a montré que quelques dizaines de personnes très
motivées pouvaient interdire à leurs concitoyens, opposants compris, toute possibilité de
dialogue." 166 Or ce n'est pas parce qu'on croit ses idées justes et fondées qu'elles le sont,
ni qu'on peut les imposer aux autres, même si elles sont majoritaires (comme dans le cas
du climat) et encore moins quand elles sont minoritaires (cas des nanotechnologies).
Rappelons inlassablement que la fin ne justifie pas les moyens. D'autre part, avant de
prendre parti sur des sujets techniques et difficiles de cet ordre, il convient de s'informer
en intégrant le pour et le contre (il n'y a pas qu'en matière juridique que le contradictoire
est essentiel) pour fonder son opinion sur des bases aussi solides que possible et non de
se contenter d'un seul 'son de cloche'.
Il ne s'agit pas d'être résolument opposé a priori, ni de raisonner de façon manichéenne
en termes de camp à choisir. Or c'est pourtant ce que nous faisons la plupart du temps,
comme le confirment (si besoin était…) des travaux récents. C'est ainsi qu'une étude
américaine publiée par le Journal of Risk Research le 13 septembre 2010 montre que "
subjects were much more likely to see a scientist with elite credentials as an "expert"
when he or she took a position that matched the subjects' own cultural values. [...] "It is a
mistake to think 'scientific consensus,' of its own force, will dispel cultural polarization." "
167
Autrement dit, même s'il existe un large consensus scientifique sur un sujet donné,
nous ne le prenons en compte que s'il va dans le sens de nos convictions… "We know
from previous research," said Dan Kahan, "that people with individualistic values, who
have a strong attachment to commerce and industry, tend to be skeptical of claimed
environmental risks, while people with egalitarian values, who resent economic inequality,
tend to believe that commerce and industry harms the environment." 168
De grandes problématiques mêlant science, technique et politique font actuellement
débat dans la société, comme les OGM et le réchauffement climatique que nous venons
d'évoquer, mais aussi les éco-réfugiés et la taxe carbone (dont on n’entend plus guère
parler), l'épuisement des ressources naturelles (notamment du pétrole), le recours à des
sables ou schistes bitumineux, à des biocarburants, au gaz de schiste, l'installation de
parcs éoliens, le clonage et la génomique, les perturbateurs endocriniens de la
reproduction, certains médicaments et vaccins, les nanotechnologies, l'intolérance aux
ondes électromagnétiques (antennes-relais169, téléphones portables, réseaux wi-fi) etc.
165
Parmi les gaz à effet de serre, on parle beaucoup du CO2 et très peu de la vapeur d'eau et du méthane,
malgré leur importance majeure. Comme le dit Benjamin Dessus dans "Climat : alerte au méthane", Le
Monde, 6 décembre 2008, p.20, "A force de se polariser sur le CO2, on oublie ce gaz redoutable".De
même, sans être climato-sceptique, on peut penser, que la focalisation sur le changement climatique a
tendance à reléguer au second plan tous les autres problèmes, qu'ils soient économiques, sociaux ou
même écologiques, comme la biodiversité, alors que l'urgence n'est pas moindre… Par ailleurs, rappelons
que les prévisions climatiques à moyen terme et les scénarios qui en découlent se basent sur des
modélisations extrêmement complexes dont la fiabilité est loin d'être absolue. Et ce n'est pas parce que les
compagnies pétrolières sont en partie à l'origine du doute jeté (à tort) sur la réalité du réchauffement, que
toutes les personnes qui doutent sont complices de cette manœuvre…
166
Claude Birraux, Comptes-rendus de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et
technologiques, Sénat, 18 janvier 2011.
167
National Science Foundation, Press Release 10-166, 13 sept.2010, p.2.
168
National Science Foundation, Press Release 10-166, 13 sept.2010, p.1.
169
Un rapport du 15 octobre 2009 sur les risques des radiofréquences, émanant de l'agence française de
sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (AFSSET), a conclu à l’absence de dangerosité des
antennes-relais dans l’état actuel des connaissances. Un groupe d'experts des 3 académies (Médecine,
Sciences et Technologies) confirme les conclusions de ce rapport et ajoute "les Académies rappellent que
des mesures de précaution préconisées sans justification suffisante ne peuvent que renforcer
41
On a l'impression que peu de domaines échappent à la suspicion et que certains
secteurs, comme la chimie, sont l'objet d'une forme de rejet global.
De même, toutes les questions relevant de la santé semblent désormais sujettes à
controverse. Que faire si vous souffrez d'une simple carie? Faut-il aller voir votre dentiste
pour qu'il vous fasse un plombage avec un amalgame contenant du mercure? Selon le
site de l'Association Dentaire Française consulté en mars 2011, "aujourd'hui l'amalgame
dentaire est le matériau d'obturation qui présente le risque le plus faible. A ce jour, aucun
fait pathologique grave n'a été constaté." Voilà qui a le mérite d'être clair. Mais que doit
conclure le profane quand il lit à la même date sur le site « Non-au-MercureDentaire.org » : "il est reconnu que le mercure est libéré par les amalgames puis
s'accumule peu à peu dans les organes (cerveau, reins). [...] De nombreuses études
permettent de suspecter un lien entre l'emploi de l'amalgame et des maladies
chroniques dans les pays utilisateurs (maladies neurodégénératives, maladies autoimmunes)" (souligné par moi). Le doute, une fois instillé, produit ses effets. Faut-il alors
s'en remettre à la sagesse populaire qui conclut que si tout le monde n'est pas d'accord,
c'est qu'il doit y avoir un problème, car il n'y a pas de fumée sans feu… Faut-il, au nom du
principe de précaution, que les autorités interdisent l'usage des amalgames?
Toujours dans le domaine de la santé, le sujet des vaccins est devenu polémique dans de
nombreux pays occidentaux, alors que jusque-là il ne suscitait que des oppositions
marginales, d'ordre religieux ou philosophique. On peut penser que c’est la rançon du
succès, les principales maladies infantiles ayant été largement contrôlées par les
campagnes de vaccination passées, elles ont cessé de faire peur, au point que certains
parents postmodernes en oublient les risques graves qu’elles représentent. D'un côté, ils
sous-estiment donc sérieusement ces maladies, de l'autre, ils surestiment fortement les
risques présentés par les vaccins eux-mêmes, avec la complicité des médias grand
public, qui relaient la montée de l'irrationnel. "Each scare follows a broad pattern. Antivaccine activists and a few sympathetic scientists raise concerns that, although
implausible, draw uncritical media attention. The medical and public health communities
then respond with a wave of studies that refute the concerns, but these studies take time
and draw much less attention. As the science mounts, the activists and their sidekick
scientists are increasingly rebuked by responsible sectors of society, including the courts.
[...] But the activists continue to draw followers and, if anything, only grow more extreme
artificiellement les préoccupations de la population. [...] Des mesures de réduction des expositions ne
peuvent aujourd'hui relever que d'une décision de gestion politique." "Réduire l'exposition aux ondes des
antennes-relais n'est pas justifié scientifiquement", 17.12.09, p.2. Par contre, le rapport de l'AFFSET conclut
à la nocivité des téléphones portables, en particulier sur le cerveau en développement des enfants. Si
l’intolérance aux risques collectifs imposés se comprend quand ceux-ci sont avérés, on ne voit pas ce qui
justifierait l’inaction devant des risques individuels choisis et avérés, surtout quand il est en principe facile
de les combattre en n’achetant pas de portable à sa progéniture ou en imposant l'utilisation d'oreillettes…
Il semble que les inquiétudes et les troubles ressentis par un certain nombre de riverains des antennesrelais soient en grande partie d'origine psychologique, comme en atteste le cas ci-dessous. "On a vu
récemment dans l'actualité que certains habitants voisins d'une antenne-relais se plaignaient de différents
symptômes alors que l'antenne n'avait pas encore émis... Est-ce un effet nocebo [phénomène
psychologique déclenchant des symptômes pathologiques]? -Je pense que c'est le cas pour un grand
nombre de personnes dites 'électrosensibles'. [...] Je pense donc vraiment que l'électrosensibilité
fonctionnelle est un pur effet nocebo, secondaire à la campagne médiatique et aux juges insuffisamment
informés qui ont instruit dans de tels procès et donné raison aux plaignants." "Le nocebo, face obscure du
placebo", Patrick Lemoine (psychiatre), propos recueillis par Jean-François Marion, Sciences Humaines,
décembre 2009, p.23. "Les électrohypersensibles [EHS] ne sont plus considérés comme des fous. Le
ministère de la Santé a reconnu l'an dernier l'existence de cette pathologie. Et demandé à l'hôpital Cochin
de mettre au point un protocole de prise en charge et une étude épidémiologique. "Les souffrances sont
réelles. En revanche, personne ne peut démontrer une corrélation avec les ondes", souligne son
responsable, le professeur Choudat." Doan Bui, "Une vraie maladie?", Le Nouvel observateur, 18-24
novembre 2010, p.103.
42
in their convictions. They continue to garner media attention, and so the irrationality the
media let out of the bag is never put back in." 170 Le processus est bien rodé, et il semble
difficile de faire évoluer les esprits. Ceci dit, je suis prêt à parier que la méfiance
instinctive de certains parents se retournerait brutalement si par exemple une épidémie
de grippe faisait de nombreuses victimes dans la population et qu'ils craignaient pour la
vie de leurs enfants…
"Cognitive relativism [...] has become the defining intellectual trend of our time ",
writes Mnookin. The most profound problem underscored by the anti-vaccine movement
today is the terrifying implication that there is no longer any truth out there that we can all
agree and act on - that in the end, subjectivity wins. Thanks to the modern media, the
internet and the quirky architecture of our minds, writes Mnookin, we live in a world with
"increasingly porous boundaries between facts and beliefs, a world in which
individualised notions of reality, no matter how bizarre and irrational, are repeatedly
validated." 171 Même dans le domaine des sciences dures, les faits sont contestés
lorsqu'ils ne correspondent pas à ce que les gens ont envie de croire, lorsqu'ils vont à
l'encontre de leurs idées ou de leurs convictions politiques. Il est normal que la
démocratie encourage la diversité des options, mais le mépris des faits et de la réalité
sont les symptômes inquiétants d'une remontée de l'irrationnel.
Les questions éminemment complexes, à l'interface des sciences et de la société, ne
peuvent pas être appréhendées à travers une seule discipline, ni une seule grille de
lecture, mais supposent que l’on réussisse à articuler les savoirs scientifiques et ceux
provenant des sciences humaines et sociales, et que l'on cesse de trancher de manière
binaire en excluant ce qui dérange. La vraie difficulté consiste à parvenir à une vision
aussi objective, rationnelle et approfondie que possible, car tout n'est pas quantifiable et
le qualitatif est sujet à interprétations infinies… Il faut à la fois prendre en compte ce que
disent les experts et les études sérieuses, (même si aucune conclusion claire ne se
dégage), sans balayer d'un revers de main les inquiétudes d'une partie du public et la
mobilisation de certaines associations, ni prendre pour argent comptant l'intégralité de
leurs points de vue.
Amener les différentes parties prenantes à dialoguer peut faire avancer la réflexion en
confrontant les peurs et les demandes émanant de la société à l'état des connaissances
fourni par des experts scientifiques. Mais il convient toujours de repérer les intérêts des
uns et des autres, le poids des considérations économiques comme celui des passions
humaines. En bref, il ne faut pas confondre la science, les techniques et la politique,
même si certains pratiquent volontairement le mélange des genres pour brouiller les
frontières et tout ramener sur le plan idéologique, là où chacun peut dire ce qui lui plait…
Pour moi, la science ne doit pas être inféodée à une cause.
"Le discours consacré aux nouvelles technologies repose sur une inquiétude citoyenne
générée par les progrès fulgurants de la recherche, mais est souvent intégré à des
thèmes plus larges de dénonciation de l'économie de marché, du système capitaliste et
du néolibéralisme." 172 Laissons de côté les aspects banalement idéologiques, pour nous
pencher sur les autres. L'inquiétude ne porte pas seulement sur la vitesse des évolutions
scientifiques, mais sur ce qui constituerait, aux yeux de certains groupes militants, un
changement de nature de la science elle-même. "Ces mouvements considèrent que la
science s'est transformée en une "technoscience" : une alliance de la science, de la
technique et du marché qui produit les nouvelles technologies contestées. Il s'agit
170
171
172
Chris Mooney, "The irrationality vaccine", New Scientist, 15 janvier 2011, p.46.
Chris Mooney, id., p.47; souligné par moi.
Sylvain Boulouque, Contester les technosciences : leurs réseaux, Fondapol, juillet 2011, p.14.
43
notamment des organismes génétiquement modifiés (OGM), des nanotechnologies et
des ondes électromagnétiques, dont ils récusent l'utilité et craignent les effets toxiques
sur la santé et nuisibles sur l'environnement. [...] Il est donc difficile de se faire une idée
précise de ces enjeux, aussi techniques que complexes, dans le cadre d'un débat
passionnel, voire "idéologique". On pourrait toutefois penser que ce débat reflète un
sentiment d'impuissance face à l'avenir, exprimé de façon de plus en plus marquée
par une partie de l'opinion. Aux yeux des contestataires, l'Etat, les entreprises ou encore
les scientifiques ne joueraient plus leur rôle de garants du bien commun et de la santé
des citoyens." 173
Nous vivons certes dans un monde de plus en plus confortable, mais qui nous échappe
aussi de plus en plus. D'où un balancement entre résignation et activisme. Pour les
militants qui critiquent la technoscience, beaucoup trop de scientifiques auraient trahi la
noble cause de la science désintéressée, tournée vers la recherche fondamentale, et
seraient passés à l'ennemi en se mettant, par le biais des applications, au service des
intérêts économiques, qui concoctent des produits à la fois inutiles et dangereux. "Ce
mouvement de contestation suscite des réactions très contrastées. Pour ses
pourfendeurs [...], celui-ci est particulièrement dangereux. Il véhiculerait une idéologie
écologiste et antilibérale, foncièrement hostile au progrès, à la science et à la
technologie. Il marquerait ainsi le retour de l'obscurantisme. [...] En revanche, pour ses
défenseurs [...] –notamment les sociologues des sciences – ce mouvement de
contestation serait porteur d'espoir. Il s'inscrirait, selon eux, dans un processus de
nécessaire évolution des rapports entre la science et la société et donc de nécessaire
démocratisation des choix scientifiques et techniques. " 174
Pour une partie importante du public, la désillusion est grande : non seulement la
modernité n'apporte pas les bienfaits attendus, mais elle est lourde de menaces en tous
genres, qui le touchent très directement, comme par exemple les crises sanitaires à
répétition. Et avec la plus récente d'entre elles (le Médiator), les gens ont de bonnes
raisons de penser que les autorités ont failli gravement à leur mission, que les instances
destinées à les protéger ont obéi à d'autres intérêts que la défense de la santé publique…
D'où une décrédibilisation générale, qui touche tous les domaines.
"Ceci explique sans aucun doute l'audience que trouvent les mouvements de contestation
et la popularité que rencontre le principe de précaution. En définitive, depuis quelques
années, nous n'assistons pas tant à une volonté de démocratisation de la sphère
scientifique et technique, qu'à une extension de cette sphère de la défiance
exprimée par une grande partie de la population à l'égard des différentes formes
d'autorité et des élites en général." 175 La sourde angoisse de l'avenir rejoint ici la volonté
de l'individu contemporain de s'affranchir de toute médiation, en oubliant qu'il ne peut
pourtant pas se passer des autres… Poussant jusqu'à l'absurde la logique démocratique,
l'individu-roi, produit par nos sociétés déstructurées, ne veut plus reconnaître d'autre
autorité que lui-même!
Tout ce qui l'encadre et s'impose à lui, comme la loi et les institutions, est donc
délégitimé. Tout ce qui est hiérarchiquement supérieur, comme les chefs, petits ou
grands, est déconsidéré. Tout ce qui est "officiel" est a priori suspect. Ni la science,
malgré l'aura de la recherche, ni les experts, malgré la somme de connaissances
accumulées, ne sont épargnés. Se croyant totipotent, l'individu contemporain s'autorise à
173
Eddy Fougier, Contester les technosciences : leurs raisons, Fondapol, juillet 2011, p.7-8; souligné par moi.
Eddy Fougier, id., p.33.
175
Eddy Fougier, id., p.34, souligné par moi.
174
44
juger de tout, comme si l'égalité politique lui donnait le droit d'exprimer un avis sur les
domaines où seule la compétence prime…
Conforté par une critique sociale hypertrophiée, et par le relativisme absolu, qui confond
vérité et mensonge, l'individu démocratique passe rapidement du doute raisonné au
soupçon généralisé. Il n'a plus confiance en rien ni en personne, au point de basculer
dans les théories du complot. Sombrant parfois dans un anti-élitisme populiste et
manichéen, il finit alors par considérer tous les puissants comme des corrompus, un
processus lourd de menaces pour la démocratie dont il se réclame…
Sans même vouloir confondre science et idéologie, le problème, c’est qu’il est souvent
facile de franchir les limites… En voici un exemple emprunté à ma discipline, la
linguistique : celui des langues en voie de disparition. Comme dans d’autres domaines, le
chercheur y est par construction du côté de la réflexion. Après avoir examiné le problème
non trivial de la définition d'une langue (notamment par rapport aux dialectes), après avoir
accompagné les ethnologues qui parcourent le monde, après avoir effectué la description
de l’existant et la recension la plus exhaustive possible des multiples langues de notre
planète, il parvient non sans mal à un ordre de grandeur d’environ 6000 idiomes.
Au-delà de cette impressionnante diversité, le chercheur constate qu’un grand nombre de
ces langues (près de 2500) sont en danger176, dont plusieurs centaines menacées
d’extinction. Les raisons en sont multiples : faiblesse du nombre de locuteurs, disparition
des sociétés traditionnelles, poids des facteurs économiques, hégémonie de l'anglais etc.
Il peut alerter sur l’importance des risques, mais s’il veut rester dans le domaine
scientifique, il ne lui appartient pas d’aller plus loin. Ce que dit le sociologue Bernard
Lahire avec deux de ses collègues vaut également pour la linguistique. "Le point de vue
sociologique n'est pas un point de vue normatif porté sur le monde. Le sociologue n'a
pas, dans son étude des faits sociaux, à dire le bien et le mal, à prendre parti ou à rejeter,
à aimer ou ne pas aimer, à faire l'éloge ou à condamner." 177
Si au contraire le linguiste estime souhaitable de protéger les langues en danger éléments du patrimoine immatériel de l’humanité- pour maintenir la diversité linguistique,
culturelle et des modes de pensée, alors il bascule du côté de l’action. Il n’est plus dans le
domaine de la description, mais dans celui de la prescription. Il ne se limite pas au
constat de l’existant, mais critique une situation qu’il juge grave et qu’il veut modifier: il
quitte alors le champ scientifique pour passer au projet politique. Il peut ensuite franchir
un autre pas et endosser la casquette du militant, qui dénonce l’idéologie de la langue
unique et l’impérialisme linguistique, économique et culturel qui la sous-tend. Dans la
même logique, le militant oppose les langues dominantes aux langues dominées. Il
participe à des actions en faveur de l’égalité des droits linguistiques et culturels et à des
programmes de revitalisation des langues, y compris des langues régionales. Même si
l’on juge ces causes parfaitement estimables, répétons qu'elles se situent en dehors du
champ de la science… Afin d'éviter les procès d'intention, je précise qu'il ne s’agit pas
pour moi de récuser l’engagement, mais simplement de ne pas confondre tous les
plans…
Pour en revenir à la question de la controverse, celle-ci peut être utile, à condition qu'elle
oppose des personnes de bonne foi, suffisamment informées sur le plan scientifique, et
ne débouche pas sur des polémiques stériles, chacun campant sur des positions
idéologiques. On voit bien que ces conditions sont, hélas, rarement réunies… Répétons
176
Voir Michel Bert et Colette Grinevald, « Langues en danger, idéologies et revitalisation », in : Culture et Recherche,
Hiver 2010-2011, p.29.
177
Bernard Lahire, Philippe Cibois, Dominique Desjeux, "La non thèse de sociologie d'Elizabeth Teissier", 1999, p.3.
45
en tous cas qu'il faut soigneusement distinguer entre les domaines politique,
philosophique et éthique – liés aux conséquences de la science, à ce qui est jugé bon
pour la société etc. – où l'opinion du citoyen et son éventuelle volonté de "contrôle
démocratique de la science" sont légitimes et ceux concernant le contenu scientifique luimême, sur lequel l'homme de la rue n'a pas compétence à s'exprimer.
Or on sait que l’interface entre le champ de la santé et celui de l’environnement constitue
un sujet particulièrement sensible, sur lequel il est normal que les citoyens se sentent
concernés et se prononcent. Il faut à la fois "permettre l'expression du doute citoyen" 178,
sans pour autant sombrer dans le soupçon hypertrophié et irrationnel. Dans l'affaire du
Médiator, par exemple, nous avons vu que la 'lanceuse d'alerte' (un médecin) avait
raison, que le médicament était bel et bien dangereux et que les instances officielles
chargées de réagir ne l'avaient pas fait. Mais tous les cas ne sont pas aussi tranchés que
celui-ci.
Il y a de toute façon un décalage structurel entre ce que nous sommes capables de faire
et ce que nous comprenons : on peut beaucoup plus que l'on sait… Pour rester dans le
même domaine, il est relativement facile de démontrer l'efficacité d'un médicament et
souvent beaucoup plus difficile d'expliquer son mode d'action détaillé. Ce décalage est
aggravé par l'accélération du rythme des découvertes scientifiques et de leurs
applications, qui fait que nous avons de plus en plus de mal à anticiper sur les
conséquences de ces recherches. Le monde évolue beaucoup plus vite que nous
sommes capables de le penser. "It's a very interesting time. We're really in the middle of
several overlapping scientific revolutions where our ability to learn things is skyrocketing
and our understanding of how we should use that knowledge is developing more slowly."
179
Toujours en médecine, le savoir lui-même peut poser de redoutables problèmes
éthiques si l'on pense à l'analyse des génomes individuels vous apprenant que vous êtes
prédisposé à une maladie génétique grave, pour laquelle il n'existe aucun traitement…
En définitive, l'une des questions clés est celle des risques que la société dans son
ensemble juge acceptables. En ce domaine, "la nécessité s'impose de distinguer entre
risques réels et risques perçus. En France, de récentes décisions de justice sur
l'implantation d'antennes de téléphones portables ont été prises au nom de la santé
publique. La confusion des esprits se révèle d'autant plus grande que les médias
ont propension à jouer du catastrophisme. L'expertise scientifique se trouve
systématiquement suspectée d'insincérité. Comment garantir l'objectivité des
données à partir desquelles un véritable débat pourrait se développer? Peut-on imaginer
une instance qui serait dégagée de l'influence des pouvoirs politiques et économiques
comme des associations militantes?" 180
Car il faut bien arriver à des décisions politiques aussi éclairées que possible, même en
l’absence de certitudes scientifiques. C’est la difficulté majeure d’agir sur des systèmes
complexes aux multiples acteurs et interactions, dont le résultat peut être imprévisible. “In
a complex system, it is not uncommon for small changes to have big effects; big changes
to have surprisingly small effects; and for effects to come from unanticipated causes.
Thus, for example, a continent-wide electrical power grid can suffer massive cascading
malfunctions after the breakdown of a single transformer in a small substation; an
elaborate multi-year health education programme may yield no discernable effect on
health behaviours in one community while having a major impact in another; the
178
Politis, "La science face à la démocratie", 16 novembre 2010, cité par l'AEF du 22.11.10.
Hank Greely, "Bioethicist Hank Greely speaks out", Discover, janv./ fév. 2011, p.61; propos recueillis par
Robert Keating.
180
Académie Nationale de Médecine et Centre Georges Canguilhem, carton d'invitation au séminaire
"Politique de santé et Principe de précaution", janvier 2010, souligné par moi.
46
179
emergence of a new pathogen in a remote village can sicken just a few individuals, or
give rise to a devastating global epidemic; the adoption of an exotic new financial
instrument can eventually contribute to a chain of stock market collapses and business
failures. Clearly, any science-based insight into the behaviours of such systems would be
of value to policymakers.” 181 Quelque soit la complexité des problèmes, l'homme politique
ne peut pas se contenter de douter, il lui faut faire des choix et prendre les mesures qu'il
juge appropriées. Or "majorer l'incertitude, c'est paralyser l'action. Evaluer un risque incite
à agir, et agir, c'est sortir du doute." 182
Mais après avoir cru à un progrès radieux, nos sociétés occidentales vieillissantes ont
basculé dans l'excès inverse: elles ont désormais peur de l’avenir, du changement et du
risque. Elles ne tolèrent même plus l'imprévu, comme si tout ce qui venait troubler leur
mode de vie habituel et leur confort quotidien était insupportable. Elles sont devenues
méfiantes vis à vis des sciences et des techniques, perçues uniquement sous leur angle
négatif, voire dangereux. Or «comment éviter le subjectivisme et le relativisme dès lors
que la confiance en la science se retourne en suspicion généralisée?» 183 Une enquête
récente révèle en fait une attitude assez paradoxale des Français, qui font confiance à la
science mais se méfient des chercheurs! "A la question « Avez-vous confiance dans les
scientifiques pour dire la vérité sur les résultats et les conséquences de leurs travaux? ",
une minorité de Français répond par l'affirmative. C'est l'enseignement le plus marquant
-et le plus inquiétant - de l'enquête Ipsos, effectuée pour le magazine La Recherche et
pour Le Monde, sur les rapports qu'entretiennent les Français et la science. [...] Près d'un
Français sur deux (43 %) estime ainsi que « la science et la technologie produisent plus
de dommages que d'avantages. " 184 Même si 56 % sont d'un avis contraire, le taux de
confiance est faible…
Notre planète est certes menacée par de profonds déséquilibres écologiques, et il devient
urgent de prendre des mesures à la hauteur des enjeux. On sait par exemple "qu'un « trio
mortel», bien connu, est à l'œuvre dans les océans de la planète. Extension des zones
anoxiques (privées d'oxygène, souvent par les effluents agricoles), augmentation de la
température, accroissement de l'acidité [par absorption du CO2 anthropique]. [...] Si les
tendances actuelles se maintiennent, un effondrement des écosystèmes marins à une
large échelle est, selon les auteurs, [une trentaine d'experts réunis en avril 2011]
probable d'ici 2020 à 2050. " 185 Sans même parler de la surpêche et de la pollution
marine! On comprend donc bien la volonté de tirer le signal d'alarme.
Mais sombrer dans le catastrophisme, dramatiser les risques et les urgences, créer une
atmosphère de fin du monde, serait-il la meilleure manière de faire face aux défis
auxquels nous sommes confrontés? Le pessimisme radical constitue-t-il une façon
efficace de préparer l'avenir? A moins de considérer que seule la peur est capable de
nous faire réagir… Pourtant, jouer sur le ressort de l'émotion, plutôt que sur celui de la
prise de conscience n'est jamais anodin. Notre responsabilité collective est d'évaluer les
risques de façon raisonnée, non de les surestimer pour forcer la décision. Ce qui ne veut
pas dire minimiser les problèmes ou se résigner…
181
OECD, Report on Applications of Complexity Science for Public Policy: New Tools for Finding
Unanticipated Consequences and Unrealized Opportunities, Septembre 2009, p.2.
182
Anne Fagot-Largeault, "le 'douteur' est le vrai savant; ne pas majorer l'incertitude', Le Monde, 27 octobre
2010, p.19.
183
Centre Georges Canguilhem, Programme de la journée scientifique « Expertise et précaution » du 5
décembre 2009.
184
Pierre Le Hir, "Les Français se fient à la science, pas aux chercheurs", Le Monde, 16 juin 2011, p.9.
185
Stéphane Foucart, "Les océans seraient à la veille d'une crise biologique inédite depuis 55 millions
d'années", Le Monde, 24 juin 2011, p.11. Dans le texte d'origine, la deuxième partie de la citation précède
la première.
47
Il va donc falloir modifier profondément nos modes de vie et nos comportements de
consommateurs compulsifs, ce dont n'a pas conscience la grande majorité de la
population, et qui ne se fera pas sans mal… Mais en dernière analyse, ce sont bien les
découvertes scientifiques de demain et leurs applications qui permettront de prévenir, de
mieux soigner ou de guérir de nombreuses maladies. Ce sont elles qui aideront à
développer les énergies renouvelables, à lutter contre le réchauffement climatique et
fourniront ainsi une partie des réponses aux grandes questions du moment. Il ne faut
certes pas tomber dans une vision naïvement techniciste à l'américaine postulant qu'à
chaque problème, la science et ses technologies apporteront forcément une solution. On
sait au contraire que nous sommes toujours dans l'impasse pour les déchets nucléaires
(même le stockage géologique en profondeur des déchets de forte activité suppose une
surveillance sur des milliers d'années, compte tenu de la durée de vie de certains
radioéléments, sans parler du pari sur la durabilité de nos sociétés…). Il faut y ajouter la
question du démantèlement des installations nucléaires, qui est loin d'être réglée et dont
le coût est très élevé.
De même, certaines pistes proposées par la géoingénierie pour faire baisser la
température de notre planète semblent particulièrement hasardeuses (introduction
d'aérosols dans la stratosphère pour réfléchir une partie du rayonnement solaire etc.).
Mais malgré ces réserves, il serait déraisonnable de diaboliser les sciences et les
techniques dans leur ensemble, de rejeter a priori toutes les solutions nouvelles, de
refuser tout risque et aléa. Or, le simple fait qu'un colloque scientifique du Groupe
d'experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat (GIEC) – pourtant peu suspect de
climato-scepticisme! - examine la question de la géoingénierie déclenche un tir de
barrage de plusieurs ONG. Le vice-président du GIEC, sur la défensive, est même obligé
de préciser : " cette marque d'intérêt ne signifie pas que [les Etats membres] veuillent
nécessairement utiliser ce genre de techniques, mais simplement qu'ils veulent en avoir
une évaluation calme et objective, au lieu de dépendre des informations relayées
par tel ou tel groupe d'intérêt. " 186 On ne saurait mieux dire… Répétons qu'il ne s'agit
pas d'avoir une confiance aveugle dans la science et les technologies, mais qu'il faut
aussi éviter de tomber dans le piège d'une méfiance de principe.
15 / CULTURE(S), VERITE
La réalité ne se réduit pas à une vision binaire, le monde n'est pas noir ou blanc, mais
recouvre, comme vous le savez, toutes les nuances de gris. Il n'y a pas non plus, rangés
commodément, d'un côté les bons et de l'autre les méchants. Là où les militants sont
bardés de certitudes, les chercheurs n'ont souvent que des doutes. Il faut garder à l'esprit
que la vérité scientifique est une chose complexe, nécessairement approchée et donc
provisoire. Et qu'à l'inverse de ce que qui se passe en politique, elle ne se négocie pas.
De même et contrairement à ce que voudrait la sagesse populaire, la vérité scientifique
ne se situe pas non plus à mi-chemin entre deux positions opposées. Ainsi, entre la
théorie de l'évolution issue de Darwin et le créationnisme ou sa version moderne
"l'Intelligent Design"187, seule la première est scientifiquement fondée. La radiochronologie
186
Jean-Pascal van Ypersele, cité par Stéphane Foucart, "Piloter le climat par géo-ingénierie, un rêve
critiqué", Le Monde, 19-20 juin 2011, p.9, souligné par moi.
187
"Creationism holds that the origins of humanity and the Earth are recent and divine. Strict creationists
believe Adam and Eve are the mother and father of humanity and that God created the Earth in six days.
Advocates of intelligent design argue that some features of the universe and nature are so complex they
must have been designed by a higher intelligence" Jessica Shepherd, "54% back the teaching of
48
comme la paléontologie démontrent sans ambiguïté que notre planète, la Terre, n'a pas
été créée il y a quelques milliers d'années comme le voudraient certains fondamentalistes
religieux, mais bien il y a quelques milliards d'années, 4,55 MA en l'occurrence.
Pourtant, même des étudiants scientifiques français en première année de Licence,
testés anonymement, ne semblent pas avoir les idées très claires sur la question de
l'évolution puisque "plus de 36% ne pensent pas que 'l'apparition de la vie sur Terre
résulte uniquement de processus physico-chimiques'. On a là des points de vue proches
des thèses de l'Intelligent Design. Il y a aussi des résistances intéressantes dès que l'on
aborde l'espèce humaine. Près de 12 % refusent de placer l'homme dans le règne
animal, plus de 9% récusent que toutes les espèces vivantes connues [...] aient un
ancêtre commun." 188 Des résultats assez étonnants au pays de Descartes, qui montrent
que l'enseignement a parfois du mal à lutter contre les idées préconçues 189… Et un récent
sondage réalisé notamment dans les pays anglo-saxons révèle que "more than half of
British adults think that intelligent design and creationism should be taught alongside
evolution in school - a proportion higher than in the US." 190
Or, contrairement à ce que pourrait suggérer une forme d'esprit démocratique, il
n'appartient pas au public de se prononcer sur la validité de la théorie de l'évolution, ni
donc sur l'enseignement de la biologie à l'école191, car la vérité scientifique ne se tranche
pas par un vote du peuple. Et il ne saurait être question de donner une caution
scientifique à une croyance religieuse en enseignant les deux en parallèle! Si chacun a
droit à ses convictions sur les plans politiques et religieux, en matière scientifique, les
opinions et les croyances doivent céder la place au rationnel, aux faits avérés, à l'analyse
expérimentale et aux lois qui s'en dégagent. Précisons, pour que les choses soient bien
claires, qu'il ne s'agit pas d'une prise de position élitiste de ma part, mais simplement du
fait qu'en science, c'est la compétence qui prime, et non l'opinion de la majorité, ou le
dogme religieux. L'autorité des textes sacrés n'a pas cours en science. Et la loi du
nombre n'est pas un critère de scientificité ou de vérité192, mais un arbitre électoral. Le
nombre joue un rôle essentiel lorsqu'il faut effectuer des choix politiques (puisque la
majorité l’emporte systématiquement en démocratie), mais sa validité se limite à ce
champ.
A l'inverse, en matière de sciences, la vérité se détermine uniquement entre le petit
nombre de spécialistes du domaine en question, et en fonction de l'état des
connaissances du moment. La vérité scientifique ne se décide pas même par un vote
entre spécialistes, bien qu'il ait fallu, en août 2006 à Prague, deux scrutins successifs et
contradictoires de l'assemblée générale de l'union internationale des astronomes pour
creationism", The Guardian, 26 October 2009, p.14.
188
Dominique de Vienne et Pierre Capy, "L'enseignement de l'évolution: la route est droite, mais la pente
est raide", Plein Sud (UP 11), 1er trimestre 2009, p.13.
189
Une enquête par Internet sur l'état des connaissances scientifiques des élèves aux USA montre que les
idées fausses ont la vie dure. Alors que l'ADN est à la base de toute forme de vie, végétale ou animale,
"30% of high school students had the misconception that only animals have DNA, while plants and
mushrooms do not." American Association for the Advancement of Science, News Release, 04.07.2011,
p.2. http://www.aaas.org/news/releases/2011 .
190
Jessica Shepherd, "54% back the teaching of creationism", The Guardian, 26 October 2009, p.14.
191
On sait qu'aux USA, les programmes et le choix des manuels scolaires sont déterminés au niveau des
états, par des instances (school-boards) où siègent les parents d'élèves, qui cherchent parfois à imposer
leurs convictions religieuses.
192
Ce n'est pas parce que des millions de personnes croient en l'astrologie que celle-ci a une capacité
objectivement démontrable à prédire ce qui va nous arriver. D'ailleurs, on voit mal pourquoi les astres, et en
particulier leur position au moment de la naissance, auraient une quelconque influence sur notre destin!
L'astrologie n'a pas plus de valeur prédictive que certaines sectes qui annoncent régulièrement la fin du
monde et sont tout aussi régulièrement démenties…
49
décider que Pluton n'était plus une "planète"193, mais une "naine"194! Dans ce cas, on voit
bien que ce qui a changé, ce n'est pas la réalité, mais seulement la définition du terme,
compte tenu des évolutions de la discipline.
Ceci nous rappelle que la principale différence entre science et religion est que la science
sait que ses vérités sont approchées (ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existent pas) et
surtout accepte qu'elles soient contredites. Mais pas sans argument rationnellement
fondé. Ainsi, il ne suffit pas que des personnes disent : "la Terre ne peut pas être ronde,
puisque je constate tous les jours qu'elle est plate" pour que les scientifiques s'en
émeuvent… On peut (vouloir) croire que notre planète est plate et il existe d'ailleurs aux
USA une "Flat Earth Society", dont on ignore le nombre de membres! Si on consulte son
site, on s'aperçoit qu'après quelques explications pseudo-scientifiques fumeuses, les
tenants de cette croyance recourent à un pur argument d'autorité pour la justifier : "Why
do we say the Earth is flat, when the vast majority says otherwise? Because we know the
truth." Effectivement, puisqu'ils s'estiment seuls détenteurs de la vérité, il n'y a plus rien à
ajouter, le débat est clos… Et si on oppose à ces personnes les photographies prises
depuis l'espace, qui montrent sans contestation possible la sphéricité de notre planète,
elles répondent imperturbablement que ce sont des montages! (voir chapitre 16, théories
du complot). Il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…
Mais la science sait aussi que les questions sur l'origine et le sens du monde la
dépassent, et que ces interrogations relèvent de la philosophie ou de la religion, même si
quelques cosmologistes s’aventurent parfois au delà de leur domaine de compétence…
Et bien que la plupart des scientifiques soient parfaitement conscients des interrogations
éthiques soulevées par certaines recherches, la science en tant que telle n’a rien à dire
sur le problème fondamental du bien et du mal. La science n'a pas réponse à tout, et il
reste beaucoup de chose à expliquer et à découvrir…
Derrière ces considérations, se profile justement la question philosophique centrale de la
vérité et du rapport que nous entretenons avec elle. Certains la voudraient absolue,
comme dans le fondamentalisme religieux, l'extrémisme politique ou le scientisme.
D'autres croient qu'il s'agit d'une pure illusion, ce sont les tenants du relativisme culturel,
qui ne veulent voir que la spécificité des groupes humains, la singularité irréductible de
leurs cultures, de leurs normes et de leurs valeurs, au point parfois de refuser l'idée
d'invariants anthropologiques. Cette doctrine, aujourd'hui dominante, a largement
remplacé l'universalisme hérité des Lumières, qui s'intéressait d'abord à ce qu'il y a de
commun à l'espèce humaine. Personnellement, je reconnais volontiers que toutes les
cultures, au sens ethnologique du terme, sont par principe d'égale dignité et que cette
diversité constitue une vraie richesse. Et j'ai bien conscience que de nombreuses cultures
autochtones sont en voie de disparition, ce qu'on ne peut que déplorer.
Mais faut-il mettre ces cultures sous cloche pour les préserver dans leur « pureté » ? La
conservation en l’état ne débouche-t-elle pas sur un immobilisme intenable? Pour ma
part, je me refuse à penser que ces cultures doivent rester figées pour l'éternité et à croire
qu'il faut les essentialiser pour mieux les protéger. La culture n'est pas une entité
immuable, fermée sur elle-même, qui est donnée au départ et doit refuser tout apport
étranger. La culture est au contraire inscrite dans l'historicité. La tradition est destinée à
évoluer. Comme le dit l'anthropologue Jean-Loup Amselle : ce "n'est pas seulement un
193
Aux deux critères classiques : en orbite autour du soleil, et la sphéricité, s'est en effet ajouté un troisième
: l'absence de corps céleste dans son propre orbite. Or de nombreux corps glacés font partie de son
environnement…
194
Ajoutons pour la petite histoire que le gouverneur de l'Illinois se refuse à accepter cette décision, Pluton
ayant été découverte par un natif de cet Etat…voir "Going round in circles", New Scientist, 25 juillet 2009,
p.44.
50
héritage du passé, mais un élément qui se, qu'on se construit." 195 Une culture figée est
une culture morte, alors qu'une culture vivante échange, emprunte aux autres et est
capable d'intégrer des éléments venus d'ailleurs, de s’hybrider.
Il n'y a donc aucune raison de considérer les cultures comme des entités monolithiques à
accepter en bloc, sans analyse critique. Et sauf à prôner le conservatisme absolu, il n'y a
pas non plus de raison d'approuver systématiquement la tradition, sous prétexte que les
anciens ont toujours agi de la sorte… Car si chaque culture est globalement respectable,
toutes ses composantes prises une par une ne le sont pas nécessairement (voir cidessous le cas des pratiques culturelles contraires aux droits de l'Homme). Et pourquoi
faudrait-il réduire le culturel au religieux, ou limiter l'identité à l'appartenance clanique au
groupe? "L'universalisme, contrairement à ce que prétendent les tenants des idées
multiculturalistes et postcoloniales, ne se réduit ni à la défense de la suprématie
"blanche", ni à l'assimilation vue comme une sorte de rouleau compresseur nivelant les
identités et les cultures." 196
De même, pourquoi penser l'identité comme devant demeurer intangible, alors qu'elle est
forcément évolutive dans la durée? En outre, l'identité est un concept à manier avec
d'autant plus de précaution et de recul que "les identités particulières, contrairement à
une idée reçue, sont bien plus produites que reproduites, bien plus inventées par des
acteurs que léguées par leurs parents. Et au-delà de la culture, stricto sensu, ces
identités sont de plus en plus aussi religieuses – l'islam - et ethnicisées ou racialisées – la
question noire." 197 C'est précisément pourquoi, contrairement à l'auteur, le sociologue
Michel Wieviorka, je ne crois pas qu'il faille céder sur les principes républicains, pour
reconnaître des identités plus ou moins fictives et accorder des droits culturels particuliers
aux minorités, qu'elles soient ou non visibles. Je suis "en désaccord avec une démarche
qui prétend enfermer les individus dans des mono-appartenances identitaires afin de
défendre des intérêts particuliers." 198 Car on voit bien comment ces intérêts provoquent
des surenchères, entrent en conflit avec l'intérêt général et peuvent déboucher, selon
l'expression du même auteur, sur une "guerre des identités".
Partant de considérations "politiquement correctes" d'apparence assez anodines, le
multiculturalisme peut en effet conduire à d'importants problèmes. Ainsi, son obsession
pour le respect de toutes les différences en arrive à masquer les préoccupations
proprement sociales. Selon le sociologue Gérard Mauger, "l'importation du modèle
multicuIturel anglo-saxon n'est pas sans écho. Métamorphosant la question sociale en
question raciale, elle conduit à substituer à une vision du monde social divisé en classes
celle d'une mosaïque de communautés ethnicisées." 199 Allant dans le même sens avec
encore plus de vigueur, un universitaire américain soutient que "la diversité n'est pas un
moyen d'instaurer l'égalité; c'est une méthode de gestion de l'inégalité" et constate que
"la logique selon laquelle les questions sociales fondamentales portent sur le respect des
différences identitaires et non sur la réduction des différences économiques commence à
s'épanouir en France comme naguère aux Etats-Unis." 200
Qui plus est, poser les identités culturelles comme premières et intangibles, ainsi que le
fait le multiculturalisme anglo-saxon, c'est y assigner les individus, au risque avéré de
195
Jean-Loup Amselle, "La société française piégée par la guerre des identités", Le Monde, 16 septembre
2011, p.21.
196
Jean-Loup Amselle, Ibid.
197
Michel Wieviorka, "Pour un socialisme respectueux de l'environnement et des droits culturels", Le
Monde, 19-20 juin 2011, p.18.
198
Jean-Loup Amselle, Ibid.
199
Gérard Mauger, "Retrouvons la question sociale occultée", Le Monde, 14 octobre 2011, p.19.
200
Walter Benn Michaels, La diversité contre l'égalité, Editions Raisons d'agir, 2009, p.10 et 12.
51
favoriser le séparatisme culturel, de déboucher sur le repli identitaire et le
communautarisme. Car la pente naturelle du multiculturalisme conduit à passer du droit à
la différence à l'obligation de différence. Dans ce dernier cas, les cultures doivent rester
elles-mêmes, être authentiques et pures. Cette vision débouche naturellement sur l'ethnodifférentialisme (refus du métissage) cher à l'extrême-droite, ou sur une nouvelle forme de
racisme, le racisme culturaliste, qui postule l'incompatibilité entre cultures et justifie toutes
les divisions. C'est l'une des thèses controversées du Choc des civilisations de Samuel
Huntington (1996), pour lequel les civilisations sont toujours sous-tendues par des
religions. Même le Canada, qui revendique hautement son multiculturalisme, connaît de
sérieux problèmes. Comme le disent les académiciens du pays : "la population
canadienne est fière [d'être] la nation la plus multiculturelle au monde. Il n'empêche que
le débat concernant l'équilibre entre l'intégration à la société canadienne et le maintien
des coutumes sociales, culturelles et religieuses existe toujours." 201
Pour moi, il n'y a aucune raison de soutenir que la liberté religieuse est plus fondamentale
que les autres, ni que les préceptes politico-religieux propres à tel ou tel groupe peuvent
l'emporter sur la loi commune. La tolérance envers les minorités ethniques et religieuses,
l'ouverture sur les autres cultures, le respect des différences, le refus de la discrimination,
le souci de l'altérité, ne doivent pas se transformer en alignement inconditionnel sur leurs
particularismes les plus contestables. J'estime au contraire que certaines pratiques
barbares, liées à des traditions rétrogrades qui s'en prennent à l'intégrité physique des
personnes et violent les droits de l'Homme (lapidation, excision etc.) sont moralement
inacceptables (sans oublier que le respect pointilleux des traditions est aussi et surtout
utilisé par les extrémistes comme instrument de pouvoir).
Pourtant, au nom du relativisme culturel, certains défendent une position exactement
inverse. Ainsi, "un anthropologue américain respecté, Richard Shweder (2000), a soutenu
que l'excision est perçue comme positive dans les cultures qui la pratiquent et veut que
ce soit en raison de l'effet déformant des lunettes culturelles occidentales qu'on la juge
négativement." 202 De même, faut-il croire avec Huntington que l'universel serait une pure
illusion générée par la civilisation occidentale? Mais pourquoi les cultures seraient–elles
immuables et à l'abri de toute remarque et pour quelle raison l'esprit critique devrait-il
s'arrêter aux frontières?
Au contraire, en ce qui me concerne, je pense que les droits fondamentaux ne se
déclinent pas de manière variable selon les pays, mais qu'ils sont les mêmes partout et je
maintiens que défendre leur universalisme ne constitue pas une ruse postcoloniale… J'ai
bien conscience que les droits de l'Homme ne sont pas neutres, ni politiquement, ni
culturellement, qu'on peut y lire une certaine bonne conscience occidentale, "qu'une
posture moralisante peut être facilement perçue comme une forme déguisée
d'impérialisme. Pour autant, il n'est pas question de relativiser la valeur universelle
des principes fondamentaux." 203
Malgré l'importance de ces principes, il ne s'agit pas non plus d'imposer par la force les
valeurs et les idées majoritaires dans les démocraties occidentales, ni de souscrire à une
vision européocentriste du monde, en oubliant ce que nos sociétés doivent aux autres
cultures. Mais qui pourrait justifier un régime dictatorial au nom de la diversité culturelle?
Il faut donc dire haut et fort que "l'aspiration à la liberté et à la dignité n'est pas
occidentale mais universelle" 204, comme le montre le réveil démocratique de nombreux
201
Conseil des Académies Canadiennes, L'impact du savoir, Plan stratégique 2011-2014, avril 2011, p.4.
Raymond Boudon, Renouveler la démocratie, Odile Jacob, 2006, p.25.
203
Bruno Racine, "L'universel en question", in : "L'universel en question", Hachette, 2009, p.131, souligné
par moi.
204
Caroline Fourest, "La géopolitique entre impuissance et universalisme", Le Monde, 26 février 2011, p.15.
52
202
pays du Maghreb et du Moyen-Orient durant l'hiver et le printemps 2011, avec en
particulier les surprenantes révolutions tunisienne et égyptienne…
Il faut certes refuser l'arrogance propre à ceux qui se croient supérieurs, mais sans se
complaire dans l’autoflagellation et la culpabilité rétrospective, qui feraient de l’Occident le
responsable de tous les maux du monde. Car face aux intégrismes religieux, aux régimes
autoritaires et à la manière dont les despotes maltraitent leurs peuples, les démocrates
ne peuvent pas rester les bras ballants. Or "il apparaît que ce sont davantage les
faiblesses des démocraties –malaise existentiel, mauvaise conscience héritée de
l'époque coloniale, répugnance à prendre des risques pour défendre leurs valeurs – que
les forces réelles des mouvements politico-religieux fondamentalistes qui sont
inquiétantes." 205 Encore que le réveil démocratique auquel on assiste dans ces régions
montre que les islamistes n'ont pas nécessairement partie gagnée…
Il n'est donc pas question pour moi de renoncer à l'universalisme de la science et à
l’importance centrale de la raison : les principes de la physique sont les mêmes aux USA
qu'en Chine. De même, il existe selon moi des valeurs éthiques non transcendantes,
fondées sur l’empathie et le souci de l'autre, enracinées dans les soubassements
biologiques de la nature humaine, et à ce titre, universelles. Pas question non plus de
passer sous silence les valeurs démocratiques et républicaines. La République fournit en
effet un cadre politique commun, toujours d'actualité, permettant d'articuler le particulier et
l'universel, à condition que l'appartenance au groupe minoritaire ne l'emporte pas sur
l'adhésion à la communauté nationale, que le citoyen ne disparaisse pas derrière la
diversité culturelle. De ce point de vue, la laïcité demeure une valeur essentielle à mes
yeux, même si la séparation entre le temporel et le spirituel, entre la sphère publique et la
sphère privée, n'est pas universelle.
La société française est sécularisée depuis longtemps et entend bien le rester. La laïcité,
conquise de haute lutte, est un principe républicain issu de son histoire, qui garde toute
sa pertinence. Elle ne constitue pas une atteinte à la diversité religieuse mais une
neutralité de principe à l'égard des cultes. Elle représente la loi du pays, à laquelle tous
doivent se soumettre, indépendamment de leurs origines. Elle permet à chaque citoyen
de dépasser ses différences et ses particularismes pour participer à un destin commun. "
La laïcité est un principe du 'vivre ensemble' et non une manière de compter les bons
Français." 206 De même, il est clair que la distinction entre le scientifique et le religieux, est
tout aussi fondamentale, car il a fallu de longs siècles pour que la pensée occidentale
s'émancipe du carcan théologique, de l'autorité des textes sacrés et de la pesante tutelle
de l'Eglise.207
205
André Grjebine, La guerre du doute et de la certitude, Ed. Berg International, 2008, p.13.
Luc Bentz, "La laïcité, une et indivisible", L'Enseignement Public", mars 2011, p.23.
207
Rappelons pour mémoire qu'il ne faisait pas bon s'opposer au dogme catholique et que certains
scientifiques l'ont payé de leur vie. C'est le cas du savant italien Giordano Bruno, condamné par
l'Inquisition, emprisonné pendant 8 ans et torturé, puis brûlé vif en l'an 1600 pour avoir soutenu les thèses
de Copernic sur l'héliocentrisme. Voir Jean-Pierre Luminet, "La lente conversion de l'Eglise", Le Nouvel
Observateur, hors série, janvier/février 2011, p.47. Un exemple moins dramatique de cette conception
dogmatique et "littéraliste" du monde est fourni par l'embarras des géographes du Moyen-âge lors de la
découverte de l'Amérique. Un quatrième continent était en effet contraire aux Ecritures, qui avaient permis
"d'expliquer" les trois continents connus à l'époque par le fait que Noé avait trois fils … De même, en ce qui
concerne les langues humaines, la pensée de l'époque était si imprégnée de religion, qu'il lui était presque
impossible de formuler d'autres hypothèses. Ainsi, conformément à la Bible, la diversité des langues sur
Terre était attribuée à une punition divine infligée aux hommes pour avoir construit la tour de Babel, qui
s'approchait trop du ciel. Et dans le même temps, on recherchait avec acharnement une langue originelle,
que selon la même source, Dieu avait donné au premier homme: la langue adamique…
53
206
Voilà pourquoi je ne crois pas que l'être humain constitue le « sommet de la Création », ni
même l'aboutissement de l'évolution; mais il n'est pas non plus un banal élément parmi
d'autres de la biodiversité. Car si l'Homme n'a que tardivement renoncé à se rendre
maître de la nature, il en reste l'acteur central. Il sait désormais que par son action
inconsidérée il peut la dégrader de façon irréversible, se mettre lui-même en danger, et
obérer l'avenir, mais il est aussi le seul être vivant à en avoir conscience et le seul à
pouvoir la sauvegarder.
Qu'il y ait une indéniable continuité biologique entre l'homme et l'animal est un fait connu
depuis Darwin. Que les animaux soient capables de beaucoup plus de choses qu'on ne
l'imaginait (au point que certains parlent désormais avec emphase de "culture animale"),
a été récemment mis en évidence et ne fait aucun doute. Mais plus l'on insiste sur
l'impressionnante proximité génétique entre les grands singes et nous, plus l'on évoque
une filiation dans les comportements, plus il faut pouvoir expliquer le fossé culturel qui
continue malgré tout à nous séparer. Car la richesse et la complexité des comportements
humains demeurent sans commune mesure avec ceux de nos cousins les plus proches,
sans même parler de la famille éloignée…
Ainsi, que des chimpanzés puissent réagir émotionnellement face à du favoritisme
alimentaire (voir leur voisin de cage recevoir une nourriture qu'ils apprécient alors qu'euxmêmes sont moins bien traités)208 est une chose très différente d'une réflexion sur les
concept de justice, ou de bien et de mal. Qu'il s'agisse des prémisses d'une pensée
morale est vraisemblable, mais montre bien tout l'écart avec ce qui relève du jugement
moral chez les humains. L'Homme est certes un animal, la culture ne fait pas disparaître
sa nature profonde, mais ce n'est pas un "animal comme les autres." 209 Malgré tous les
errements dont il est capable (et dont le XXe siècle nous a donné un terrible échantillon),
je persiste à croire qu'il a une valeur particulière, et que l'humanisme, même s'il doit être
repensé, ne se réduit pas à une doctrine spéciste philosophiquement dépassée. Ce qui
ne veut pas dire que je sois insensible au sort que nous faisons à certains animaux…
A l'intérieur d'une société donnée, je ne considère pas que toutes les productions
culturelles se valent, ni que toutes les opinions ou toutes les idées soient d'un égal intérêt.
Or, "sous le noble prétexte de combattre l'intimidation sociale, on abolit sans vergogne la
frontière entre la culture et l'inculture!" 210 Pour moi, une des difficultés majeures de notre
époque pleine de confusion consiste donc à "maintenir quelques principes dans une
société qui refuse de distinguer vérité et opinion, culture et divertissement, excellence et
médiocrité." 211 Pourtant, il est facile de montrer que cet aplatissement généralisé n'a pas
de sens, et que "si tout est culture, plus rien n'est vraiment culture. [...] Il est au
contraire extrêmement important, dans un esprit humaniste, civique, politique de
conserver un pôle, quelque chose vers quoi on puisse tendre. On peut passer de Racine
et de Bach au rap, l'inverse est difficile. Il faut donner aux jeunes les moyens de
comprendre la culture qui devrait être la leur. Ce n'est pas le cas, même chez les élites "
212
Face à la forme dominante de culture jeune, baignant dans une musique de variété
commerciale sous influence anglo-saxonne et qui privilégie le divertissement dans tous
ses aspects, face aux industries culturelles et à la massification, je pense en effet qu'il
208
Voir les travaux de Frans de Waal rapportés par Carl Zimmer, "Whose life would you save?", Discover, April
2004, p.62.
209
Francis Wolff, cité par Roger-Pol Droit, "L'homme n'a pas disparu de la pensée", Le Monde des livres,
12 novembre 2010, p.7.
210
Alain Finkielkraut, "Que faire quand les bons élèves sont traités de bouffons ou de collabos?", Le Monde,
13 avril 2011, p.12; propos recueillis par Luc Cédelle.
211
Jean Birnbaum, "Finkielkraut, Badiou, frères de mélancolie", Le Monde Magazine, 22 mai 2010, p.74.
212
Elie Barnavi, "Redéfinir une culture véritablement cultivée", Le Monde, 10 octobre 2009, p.21; propos
recueillis par Josyane Savigneau ; souligné par moi.
54
demeure de la responsabilité des enseignants d'ouvrir vers d'autres formes plus
exigeantes et de continuer à défendre l'érudition, contre vents et marées. D'ailleurs, s’ils
ne le faisaient pas, qui d’autre s’en chargerait ?
Certains auteurs, comme l'historien Pascal Ory, considèrent que cette position trahit une
attitude condescendante et pessimiste des professionnels de la pensée vis-à-vis de la
culture de masse. "Pourquoi donc l'accélération de la massification, indéniable mais pas
exclusive, se traduirait-elle uniquement par de la perte (nivellement par le bas,
marchandisation, aliénation…) et non aussi par du gain (diffusion, appropriations variées,
diversification des choix)? [...] Le pessimisme culturel, éternel, répond à une fonction
sociologique (de défense des élites) et
psychologique (de consolation des
213
nostalgiques)."
Admettons qu'il n'y ait pas de raison de principe que la massification
culturelle soit forcément négative. Malgré tout, le constat que je fais, sur des échantillons
limités certes, mais sur une longue durée, n'incite pas à l'optimisme débridé. Je maintiens
donc que nombre d'évolutions de notre culture ne vont pas dans le sens de
l'approfondissement intellectuel, pour dire les choses de manière posée…
Pour autant, en ce qui me concerne, il ne s'agit pas de formater les esprits, ni de statufier
certains auteurs ou leurs œuvres, ni de réserver la culture dite "classique" à une élite
socialement favorisée, mais au contraire d'en permettre l'accès à tous ceux qui le
souhaitent. Il s'agit plutôt de dégager une élite sur la seule base des mérites personnels,
ce qui pose la lancinante question du processus de sélection. "La professeure de
philosophie [à l'université d'Oxford] Fabienne Brugère s'interroge sur «comment
concevoir, avec le règne de l'argent dans le domaine des études comme ailleurs, une
égalité des chances dans l'accès à l'élite? Finalement le grand défi pour beaucoup de
pays (dont la France) est bien plus que jamais l'accès à l'élite par d'autres moyens que la
sélection par l'argent et le capital culturel.» 214
Pour tenter de régler la question du capital culturel, on pourrait considérer qu'une
définition plus large de la culture devrait inclure le divertissement, comme le suggère
Frédéric Martel, qui est à la fois chercheur et journaliste. Selon lui, "la culture, c'est aussi
la créativité des séries télévisées, le jeu vidéo, le cinéma hollywoodien." 215 Mais outre
que je ne vois pas l'intérêt qu'il y a à tout confondre, l'accès au divertissement étant facile,
le problème ne se pose pas. Cela ne signifie nullement que la "culture d'en bas", comme
certains l'appellent, soit méprisable, ni que les hiérarchies culturelles soient intangibles.
Sur ce point, je suis d'accord avec Pascal Ory lorsqu'il fait remarquer que "la modernité
ne cesse d'intégrer au légitime d'aujourd'hui l'illégitime d'hier: la photographie, le cinéma,
la bande dessinée, etc. Il y a trente ans, en France, le cirque ne dépendait pas comme
aujourd'hui du ministère de la Culture, mais de celui de l'Agriculture..." 216
C'est ce que montre également le domaine musical. Il semble en effet y avoir une
homogénéisation certaine des goûts en faveur de la musique dite populaire, qui de
dominée est devenue dominante chez les jeunes. Une enquête montre qu'en 2003 "les
professions libérales et cadres supérieurs [...] sont 45 % à placer le rock dans leur genre
préféré. Ils n'étaient que 9 % en 1973!" 217 Si la frontière ne passe plus entre classes
sociales, elle est fonction de l'âge, "avec des personnes de plus de 50 ans fortement
ancrées dans les genres 'légitimes' (classique, jazz), et des jeunes générations
213
Pascal Ory, "Non au pessimisme culturel", Le Monde, supplément du 7 octobre 2010, p.46.
Fabienne Brugère, citée par La Croix, repris par l'AEF, 21 avril 2011, 10h44.
215
Frédéric Martel, "Voyage au cœur de la 'culture mainstream' ", L'Enseignement Public, juin 2010, p.29;
propos recueillis par Jérôme Crozat.
216
Pascal Ory, Ibid.
217
Xavier Molénat, "Les nouvelles harmonies du goût musical", Sciences Humaines, juillet 2010, p.16.
55
214
exclusivement tournées vers les genres populaires (rock, chanson, rap, musiques
électroniques...)." 218 Mais les choses ne sont pas si simples qu'il y paraît : selon le
sociologue Philippe Coullangeon, "la transgression de la frontière entre savant et
populaire s'exerce principalement à sens unique: ceux qui disposent d'un accès
privilégié aux genres légitimes enrichissent leur répertoire culturel en se frottant
aux genres moins légitimes." 219
Il est vrai que pour apprécier certaines œuvres dites 'légitimes', il faut davantage de
connaissances, de préparation, et donc d'efforts, que pour d'autres. Ce qui suppose de
trouver des voies d'accès adaptées à un public non initié. Mais cela en vaut la peine,
même si leurs auteurs sont souvent des hommes, blancs et morts… Les œuvres du
passé peuvent parfois paraître éloignées de nos préoccupations quotidiennes, mais il y a,
même chez des auteurs anciens, des réflexions tout à fait pertinentes qui peuvent nous
aider à mieux comprendre le monde actuel. Il me semble essentiel que les nouvelles
générations disposent d'une culture générale commune, qu'elles connaissent leur
patrimoine culturel et s'en nourrissent. On peut très bien s'inspirer du passé sans pour
autant être passéiste. La transmission n'empêche en rien d'aller vers la création, si on en
a l'envie et le talent.
On peut aussi vouloir passer de la réflexion à l'action et choisir de défendre telle ou telle
cause. Mais l'engagement est une chose, et la vie intellectuelle en est une autre. "Dans
un de ses derniers séminaires au Collège de France, Roland Barthes a fait la défense et
l'illustration du Neutre. Il revendiquait Ie droit de ne pas prendre position dans tous les
conflits, de ne pas forcément vouloir se déclarer de droite ou de gauche, homo ou hétéro,
pour ceci ou contre cela. Il pointait le goût irrépressible des humains pour le pugilat, les
oppositions faciles, le conflit, qu'il appelait aussi agon. Il trouvait que ce goût était
particulièrement marqué chez les Français, friands des joutes verbales, bagarres, débats
contradictoires, émissions de télévision houleuses, affrontements de toutes sortes. A
l'époque, je trouvais la neutralité de Barthes dangereusement quiétiste; aujourd'hui, j'en
comprends la sagesse. [...] Une des forces de l'art - et peut-être spécialement de la
littérature - est sa capacité d'ébranler nos certitudes virulentes, stridentes et rassurantes,
de faire vaciller nos identités et identifications faciles, d'ajouter des nuances à nos
analyses en noir et blanc, de nous permettre de voir le monde (y compris nous-même) à
partir d'autres 'points de vue'." 220
Comme le fait justement remarquer cette écrivaine d'origine canadienne, la France est
profondément marquée par les passions politiques antagonistes, dont témoigne
abondamment son histoire. Mais il ne s'agit pas par réaction de croire à la neutralité du
monde, ni de refuser de prendre parti. A titre personnel, je n'ai rien contre le fait d'avoir
des idéaux et des convictions, à condition que cela n'enferme pas l'esprit dans une prison
idéologique et une servitude volontaire, n'empêche pas de saisir la complexité du réel et
ne débouche pas sur une inquiétante fascination pour la violence politique. L'engagement
peut être parfaitement estimable s'il ne dérive pas vers une conception binaire, selon
laquelle la vérité ne peut émaner que du camp, voire de la chapelle, qu'on a choisi…
Si en démocratie toutes les opinions et toutes les croyances ont droit de cité (sous
réserve qu'elles n'enfreignent pas la loi), je ne pense pas non plus qu'elles soient
équivalentes. Le refus relativiste de porter un jugement et de trancher, si typique de
l'absence de courage de notre époque, débouche sur la posture de Ponce Pilate :
personne n'a tort, personne n'a raison. Or le faux ne sera jamais la même chose que le
218
Xavier Molénat, Ibid.
Xavier Molénat, Ibid., souligné par moi.
220
Nancy Huston, "L'art éclaire nos lanternes", Le Monde, 28-29 novembre 2010, p.26.
219
56
vrai. Les préjugés, l'ignorance et la bêtise sont des réalités à prendre en compte et non
des objectifs à atteindre. Dans son domaine de compétence, le discours du spécialiste a
plus de poids que celui de l'homme de la rue. Et même si les experts 221 peuvent à
l'occasion se tromper, voire nous tromper, ils se fourvoient dans l'ensemble beaucoup
moins que nous. On gagnerait à s'inspirer de la sagesse d'un Bertrand Russell selon
lequel "lorsque [les experts] affirment qu'il n'y a pas de base suffisantes pour émettre une
opinion, l'homme ordinaire ferait bien de suspendre son jugement." 222
Ainsi, nous avons tous notre idée sur la manière de lutter contre la pauvreté ou de réduire
la faim dans le monde. Mais nos solutions, souvent simplistes, sont-elles plus pertinentes
que celles proposées par les spécialistes? L'un des paradoxes de la société de défiance
qui est la nôtre, c'est que la complexité du monde dans lequel nous vivons et le
phénoménal accroissement des connaissances, nous imposent de passer par des tiers,
alors même que nous revendiquons hautement "notre droit absolu à l'autonomie
intellectuelle". Comme le précise le même auteur, la sociologue Dominique Schnapper,
"plus que jamais, alors que nous n'accordons pas spontanément d'autorité aux
institutions, nous sommes obligés de croire ce que disent les autres, ceux qui savent ou
sont censés savoir, et de faire confiance à leur compétence." 223 Il y a donc une tension
permanente entre la légitime volonté de penser par soi-même et la nécessaire part de
confiance que nous devons faire aux autres. Car il ne saurait être question de tout
reprendre à zéro, il faut au contraire s'appuyer sur les connaissances accumulées avant
nous et sur les données empiriques à notre disposition pour progresser, même si elles
sont insuffisantes.
De manière plus large, un certain nombre de valeurs, comme précisément la confiance,
sont des éléments indispensables au bon fonctionnement de la société. Or, " Ce sont les
bases mêmes de nos sociétés qui sont ébranlées par le cynisme intéressé et la méfiance
à courte vue engendrés par l'économie de marché. [...] Chacun doute de chacun. Cette
défiance voit sa température grimper aussi vite que celle des réacteurs en fusion. Le
soupçon apparaît ainsi pour ce qu'il est vraiment : une 'radioactivité' politique qui fragilise
toujours un peu plus nos démocraties. Chez nous, les décideurs ne sont plus crus par
personne." 224
16 / THEORIES DU COMPLOT
Il ne s'agit bien sûr pas de croire aveuglément à tout ce que disent les décideurs, ni non
plus à ce que soutiennent "les gens comme nous", en renonçant à notre esprit critique!
Pour en revenir aux soucoupes volantes par exemple, même si certains croient
fermement en leur existence, je constate qu'elle n'est toujours pas démontrée
factuellement. Le penchant pour le mystère et l'étrange nourrit certes nos imaginations,
mais n'a pas vocation à se substituer au réel. Tout ceci relève donc de la science fiction
et non de la science, ce qui veut dire que jusqu'à preuve du contraire, les petits hommes
verts n'existent pas… Inversement, plus de quarante ans après que l'astronaute Neil
Armstrong ait posé le pied sur la Lune le 20 juillet 1969 et que des centaines de millions
de téléspectateurs de par le monde aient assisté en direct à cet évènement historique,
des personnes refusent toujours de le croire et prétendent qu'il s'agit d'une mystification,
221
La confiance a priori dans la compétence technique des experts n'empêche pas de s'interroger sur les
conflits d'intérêt qui peuvent les traverser du fait d'appartenances multiples, intérêts qu'il vaut mieux
déclarer plutôt que d'entretenir le doute sur l'ensemble de la profession.
222
Bertrand Russell, Essais sceptiques, 1928; cité par Aleksandra Kroh, Petit traité de l'imposture
scientifique, Belin-Pour la Science, 2009, p.39.
223
Dominique Schnapper, "En qui peut-on avoir confiance", Le Monde, 15 juillet 2010, p.14.
224
Jean-Claude Guillebaud, "Le temps du soupçon", Le Nouvel Observateur, 24-30 mars 2011, p.46.
57
les films et photos de la mission Apollo 11 étant, selon eux, de simples trucages. Comme
la réalité et les preuves de cet alunissage ne sont pas contestables, le fait de le nier doit
nous interroger sur les motivations de ces personnes.
Cette rumeur, dont l'origine est ancienne, circule encore régulièrement sur Internet. Elle
illustre la théorie du complot, selon laquelle les responsables politiques, les journalistes,
et les scientifiques seraient tous de mèche pour mentir à la population et la manipuler.
Car, c'est bien connu, "on nous cache tout"… Dans ce cas précis, on pourrait d'ailleurs
s'interroger sur ce que serait l'intérêt d’un tel mensonge! Le paradoxe de ceux qui doutent
de tout, c'est qu'ils veulent bien croire en une vérité, à condition qu'elle soit cachée et que
ce soit eux qui la révèlent… Selon le sociologue Philippe Corcuff, "les théories du
complot [...sont] des trames narratives expliquant principalement l'histoire humaine par
les manipulations cachées qu'opéreraient quelques individus puissants" 225 et elles
constitueraient le "signe du désarroi contemporain". Pour moi, elles correspondent
probablement à notre structure psychologique profonde, qui mêle goût du mystère,
imagination débordante et volonté de désigner des boucs émissaires.
On se souvient, par exemple, de la rumeur d'Abbeville, apparue il y a une dizaine
d'années. "Mars 2001. Abbeville est inondée. Durant un mois, l'eau ne cesse de monter.
Du jamais vu dans la région. Les habitants, qui se sentent abandonnés par les pouvoirs
publics, commencent à croire que la pluie n'est pas la seule responsable de leurs
malheurs. Il leur faut un bouc émissaire. Ce sera Paris et sa classe politique. Et les
habitants d'Abbeville d'imaginer qu'on a décidé en haut lieu d'inonder la vallée de la
Somme pour protéger la capitale, alors en plein combat pour obtenir les jeux Olympiques!
"L'irrationnel a vaincu et les vieux complexes ont resurgi" explique le psychanalyste
Daniel Sibony. "La Picardie s'est toujours sentie méprisée par Paris. Déjà, en 1914, elle
était convaincue d'avoir été sacrifiée dans les atroces combats de la bataille de la
Somme pour épargner Paris." 226 Comme le montre bien ce cas, la rumeur consécutive à
une catastrophe est d'un type particulier. Devant le côté incompréhensible du malheur qui
frappe brutalement, submergé par l'émotion, l'être humain recourt à une "explication" à sa
portée, qui puise dans ses préjugés et court-circuite l'analyse rationnelle: le mal ne peut
venir que de l'autre…
La prédominance actuelle de la vision 'complotiste' du monde s'explique aussi par le
relativisme absolu, qui confond vérité et mensonge et débouche sur une tendance
générale à la défiance, au scepticisme et au cynisme. Mais il ne faut pas confondre le
doute méthodique du scientifique avec le scepticisme hypertophié, inaccessible au
rationnel, propre à ceux qui professent l'incertitude de principe pour mieux refuser des
vérités établies, mais contraire à leurs convictions. "Science is scepticism and good
scientists are sceptical. DeniaI is different. It is the automatic gainsaying of a claim
regardless of the evidence for it - sometimes even in the teeth of evidence. Denialism is
typically driven by ideology or religious belief, where the commitment to the belief
takes precedence over the evidence." 227 Il est donc impossible de convaincre
rationnellement un adepte des théories du complot. C'est cette capacité à ignorer
volontairement les faits dérangeants qui explique que les croyances, notamment
radicales, puissent persister envers et contre tout.
Le doute scientifique consiste à examiner, avec le moins d'a priori possible, les différentes
hypothèses en présence, puis à adopter celle qui est soutenue par le maximum de
Philippe Corcuff, "Défiances modernes", Le Monde, 22 juillet 2010, p.14.
Isabelle Girard, "Le bruit et l'horreur", TéléObs, 25-31 mars, p.71.
227
Michael Shermer, "I am a sceptic, but I'm not a denier", New Scientist, 15 mai 2010, p.36, souligné par
moi.
58
225
226
données factuelles et d'éléments de preuve, même si l'hypothèse en question va à
l'encontre de ce que le chercheur pensait au départ. Ainsi, lors d'essais cliniques portant
sur une bithérapie pour lutter contre la grippe, des chercheurs imaginaient qu'utiliser deux
médicaments antiviraux serait plus efficace qu'un seul. Les essais ont montré exactement
l'inverse… "Contre toute attente, chez les adultes atteints de grippe A, l'association
oseltamivir- zanamivir a été moins efficace qu'une monothérapie d'oseltamivir : la durée
de la maladie a été plus longue chez les patients recevant l'association." 228 Même si le
résultat expérimental surprend, il faut se rendre à l'évidence : le chercheur doit changer
d'avis s'il constate (on si on lui démontre) qu'il a tort. Il n'est plus question d'avoir une
opinion différente quand les faits ont tranché.
Le doute scientifique constitue donc une méthodologie ouverte, un scepticisme raisonné,
permettant la création de connaissances nouvelles. Mais il ne faut pas pousser cette
logique à l'extrême et laisser le doute dériver vers une forme hypertrophiée - réaction
excessive et tardive aux errements du scientisme-, qui aboutit à une déstabilisation
permanente des savoirs. "Le doute et l'esprit critique – toujours salutaires pour
l'intelligence – sont devenus des machines à dissoudre tous les savoirs. La
«déconstruction» avait bien fait son œuvre. [...] Paradoxe de la connaissance : plus
la recherche avance, moins la lisibilité est grande."229
Il ne faut en effet pas confondre le doute scientifique avec le doute tactique, qui constitue
au contraire une attitude fermée, non susceptible d'évoluer. Il s'agit d'un travail de sape
de toute certitude, visant à déstabiliser les positions adverses. Ce doute tactique s'abrite
derrière la respectabilité du scepticisme méthodologique pour tenter de jeter le trouble
dans les esprits. Il utilise parfois le vocabulaire scientifique pour accroître la confusion.
Cette technique est une arme idéologique, employée par des gens qui n'ont absolument
pas l'intention de changer d'avis, quelles que soient les preuves que l'on puisse apporter.
Ils prétendent être ouverts et défendre la liberté de pensée, mais leur attitude relève en
fait de la croyance et est donc inaccessible au rationnel.
C'est ainsi que les créationnistes jettent sciemment le doute sur la théorie de l'évolution,
au motif qu'elle serait un complot fomenté par les athées pour saper l'autorité de la
religion! Et qu'ils encouragent le débat, pour faire croire qu'il y a controverse scientifique,
que cette théorie est contestée par les spécialistes, alors qu'il n'en est rien… Comme le
dit l'historien des sciences Peter Galison de l'université d'Harvard "D'ailleurs, le slogan
des néocréationnistes américains, c'est: "enseignez la controverse". " 230 Ou ainsi que le
précisaient des consignes électorales données aux candidats républicains aux USA : "il
faut donc faire de l'absence de certitude scientifique un thème central pour entretenir le
débat." 231
Semer le doute peut relever de la manipulation pure et simple, dans le but de protéger
des intérêts économiques ou politiques. C'est ainsi que l'industrie américaine du tabac a,
par le passé, fait réaliser des études soutenant que fumer n'était pas dangereux pour la
santé afin de "jeter le doute sur les études épidémiologiques qui commençaient à révéler
la nocivité du tabac." 232 Et que des compagnies pétrolières et d'autres financent des
travaux niant l'importance du réchauffement climatique. Répétons qu'il ne s'agit pas dans
228
Communiqué de presse "Résultats de l'essai Bivir", Université Paris Diderot/AP-HP/Institut Pasteur, 18
novembre 2010. Etude publiée dans Plos Medecine.
229
230
Jean-François Dortier, "L'intelligence dispersée", Sciences Humaines, Janvier 2006, p.22, souligné par moi.
Peter Galison, cité par Stéphane Foucart, "L'ignorance: des recettes pour la produire, l'entretenir, la
diffuser", Le Monde, 4 juin 2011, p.16.
231
Cité par Claude Henry, "La terre serait-elle plate à l'institut de France?", Le Monde.fr, 04.03.11, p.2.
232
Claude Henry, id., p.1.
59
ce cas de faire avancer le légitime débat scientifique, mais de défendre de manière
souterraine des intérêts particuliers, ici économiques.
Comme le rappelle le professeur Claude Henry : "c'est bien l'objectif de tout ce monde :
[...] monter en épingle cette part d'incertitude, l'amplifier, la fabriquer le cas échéant, afin
de discréditer - notamment au cours de débats médiatiques prétendument "équilibrés"
entre "opinions" opposées- des résultats scientifiques qui valident des choix politiques
dont ne veulent pas certains acteurs économiques ou politiques bien placés. Le doute
est un moteur irremplaçable dans la démarche scientifique, mais manipulé et
asservi à des intérêts particuliers, c'est un moteur non moins efficace de confusion
dans le public et chez les responsables." 233
Le problème, c'est que la frontière entre le "bon" scepticisme et le "mauvais" n'est pas
toujours aussi étanche qu'on le voudrait… Comme le dit le Conseiller scientifique en chef
du gouvernement du Royaume Uni : "Scepticism is the driving force for further discovery
and better evidence. But often there is a thin line between healthy scepticism and a
cynical approach which ignores or distorts inconvenient evidence. It is human
nature to find evidence more convincing when it backs up our own preconceptions,
but when we allow that impulse to influence how society acts on important issues, it is
irresponsible and dangerous." 234 Car la vérité scientifique, même approchée, n'est pas
une question de convenance personnelle, elle n'est pas une opinion dont chacun est libre
de changer quand elle déplait. Elle s'appuie au contraire sur des données factuelles
solidement établies, qu'on ne peut pas balayer d'un revers de main, même si l'on peut
diverger sur leur interprétation.
Prenons maintenant un exemple dans un tout autre domaine. Certains américains
soutiennent que le SIDA aurait été volontairement utilisé par les blancs pour détruire les
populations noires. Comme aucun argument sérieux ne vient appuyer cette thèse, il s'agit
d'une assertion sans fondement, qui relève encore de la théorie du complot, mais d'après
un sondage, elle est jugée plausible par 30% des noirs américains… 235 Des personnes
vont même jusqu'à nier l'existence du virus, où le fait qu'il provoque la maladie. Elles
disposent de multiples sites sur Internet, à partir desquels elles diffusent abondamment
leurs idées. Quoi de plus logique, pourrait-on dire… "[Some AIDS denialists] say,
incredibly, that HIV has never been proven to exist at all. Perhaps the most staggering of
their beliefs, though, is that everyone else has got it wrong. Denialists claim the scientific
community cannot afford to admit their error because too many reputations and too many
research grants are now at stake. Once ART was developed, the multibillion-dollar drugs
company had a vast investment at stake too." 236
S’il était normal de se poser des questions dans les premiers temps de la maladie et de
s’interroger sur sa cause, la découverte du virus HIV, puis le succès des traitements
antirétroviraux, auraient dû mettre un terme aux doutes, à condition que l’on soit
accessible au rationnel… Or on constate que pour certains il n’en n’est rien. Sous
233
Claude Henry, id., p.2; souligné par moi.
234
John Beddingdon, "The S Word : We need both scepticism and consensus", www.newscientist.com/blogs/thesword ,
18 fév. 2011, souligné par moi.
235
"It's true that conspiracy theories are a bane of the African-American community. Perhaps partly as a
legacy of slavery, many blacks are convinced that crack cocaine was a government plot to harm AfricanAmericans and that the levees in New Orleans were deliberately opened to destroy black neighborhoods.
[...] But the sad reality is that conspiracy theories and irrationality aren't a black problem. They are an
American problem. [...]. An Ohio University poll in 2006 found that 36 percent of Americans believed that
federal officials assisted in the attacks on the Twin Towers or knowingly let them happen so that the United
States could go to war in the Middle East." Nicholas D. Kristof, "With a few more brains…” The New York
Times, April 5, 2008, dans le supplément du Monde du même jour, p.2.
236
Jonny Steinberg, "The AIDS denialists", New Scientist, 20 juin 2009, p.34.
60
prétexte qu’il n’y aurait pas de vérité, et donc que leur opinion en vaut bien une autre, des
personnes se croient autorisées à maintenir leur point de vue contre toute évidence. Mais
que signifie défendre une opinion contraire à un fait scientifique démontré, sinon vouloir
persévérer dans l’erreur? Et celle-ci peut être lourde de conséquences…
C’est ainsi que l'ancien président d'Afrique du Sud Thabo Mbeki ayant préféré croire ceux
qui niaient le rôle du VIH, cela s’est traduit par 365 000 morts prématurées dans son
pays, d'après une étude scientifique spécialisée… 237 Sa ministre de la santé de 1999 à
2008, qui était pourtant médecin de formation, soutenait d'ailleurs sans frémir que "la
betterave, l'ail, le citron et l'huile d'olive permettaient de combattre le sida et [...] dénigrait
les traitements anti-VlH reconnus par la communauté scientifique. [...] "Elle combattait
les associations, l'Onusida, et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme, en qui elle voyait les instruments des intérêts
postcoloniaux et de l'industrie pharmaceutique occidentale. Il est clair qu'elle
n'agissait pas seule, et que le président Mbeki l'a soutenue pendant de longues années."
" 238 Un déni de réalité d'autant plus grave que l'Afrique du Sud est un des pays les plus
contaminés du monde par le virus du sida : environ 10% de la population y est
séropositive. Le nouveau président, Jacob Zuma, a heureusement mis fin à cet
aveuglement suicidaire.
Revenons quelques instants sur des sondages, matériau à prendre avec toutes les
précautions d’usage, mais qui donne souvent des indications intéressantes. Ainsi, selon
une enquête d’opinion réalisée aux USA, "70% des Américains croient au diable, 69% à
l'enfer" et quelques-uns ont même "vu l'image du diable se dessiner dans les fumées des
tours du World Trade Center." 239 A propos de ce dernier évènement, il faut remarquer
que plus d'un tiers des américains pensent que leur gouvernement a laissé faire, voire
aidé aux attentats du 11 septembre 2001, dans le but de pouvoir attaquer l'Irak! Grâce à
Internet, la rumeur s'est répandue dans le monde, et a maintenant ses adeptes en
France. Ils professent des théories plus ou moins fumeuses (si l'on ose dire) sur le sujet,
la dernière en date étant que la destruction des Twin Towers aurait servi à cacher un
cambriolage de grande ampleur!
Ces tenants de la théorie du complot se présentent naturellement comme de vaillants
petits défenseurs de la vérité, qui éclaterait enfin grâce à leur clairvoyance et à Internet,
alors que les pouvoirs en place et les principaux médias feraient tout pour la cacher… "All
set themselves up as courageous underdogs fighting a corrupt elite engaged in a
conspiracy to suppress the truth." 240 Un certain nombre de caractéristiques sont
communes à toutes ces théories. " Comme on le sait, ces pathologies de la conspiration qui sont un classique de l'histoire des idées - prolifèrent dorénavant sur Internet, mais en
temps réel. [Pierre-André] Taguieff, auteur de volumineux ouvrages sur ces questions [...]
citait des cas récents (le prétendu empoisonnement d'Arafat, par exemple) en montrant
que la structure de la construction fantasmée était toujours la même." 241
Mais cette nouvelle catégorie de 'négationnistes' n'est généralement pas consciente de la
similitude de trame qui existe entre les divers complots qu'ils postulent, ni des motivations
sous-jacentes. « Le plus souvent, le 'conspirationniste', terme désormais consacré, est
237
Journal of Acquired Immune Deficiency Syndromes, vol.49, p.410; cité par Jonny Steinberg, dans "The
AIDS denialists", p.36.
238
Paul Bennkimoun, Nécrologie de l'ex-ministre de la santé d'Afrique du Sud MantoTshabalala-Msimang,
Le Monde, 23 décembre 2009, p.24; la citation interne est de Peter Piot, ancien directeur d'Onusida;
souligné par moi.
239
Philippe Boulet-Gercourt, "Le diable s'habille en Obama", Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2008, p.98.
240
Debora MacKenzie, "Whose conspiracy", New Scientist, 15 mai 2010, p.38.
241
Jean-Claude Guillebaud, "Eloge de la dissonance", TéléObs, 9-15 janvier 2010, p.82.
61
jeune, féru d'Internet, méfiant à l'égard des corps intermédiaires et de la classe politique.
[...] La rumeur est immémoriale, mais chaque époque lui donne sa couleur. ‘Aujourd'hui,
j'aurais tendance à dire que ce phénomène est très lié à la mondialisation, déclare le
sociologue Cyril Lemieux. Il témoigne d'un sentiment d'être loin des centres de pouvoir.
On se sent hors-jeu, donc on fait comme si on était initié’. » 242 De même, à partir d'une
défiance de principe envers les scientifiques, accusés de chercher à imposer leurs vues
de façon non démocratique, certains cherchent à reprendre l'avantage, en revenant sur
le terrain subjectif : "many people prefer to reject expert evidence in favour of
alternative explanations that promise to hand control back to them, even if those
explanations are not supported by evidence. [...] It only requires people to think the
way most people do: in terms of anecdote, emotion and cognitive short cuts. " 243
Passons à quelque chose de moins grave, et d'entièrement différent : le domaine
artistique par exemple. Prenons le cas d'un dessin d'enfant. Il a pour ses parents une
valeur affective importante, et c'est bien normal; mais cela ne signifie pas pour autant que
sa valeur esthétique soit grande, et encore moins qu'il constitue une œuvre d'art, à moins
de considérer par principe que l'on se trouve devant une forme d'art brut… Il ne s'agit
pas de vouloir établir à tout prix une hiérarchie, mais de rappeler que le génie est rare,
par définition. De même, dans le domaine musical, je persiste à penser que ces deux
produits de la culture occidentale que sont Mozart et Dalida ne peuvent pas être mis sur
le même plan. On peut écouter et apprécier différents types de musique, en différentes
occasions, sans forcément considérer qu'ils sont équivalents. A l'intérieur de chaque
genre musical, tout n'a pas non plus le même intérêt. Ainsi, en matière de variétés, et
pour en rester aux chanteurs de cette époque, Dalida et Brassens n'ont pas grand-chose
en commun! Et ce n'est pas parce que certains chanteurs ou chanteuses actuels sont très
populaires chez les adolescents, qu'ils laisseront une trace dans l'histoire de la musique,
même de variété... Le temps tranchera.
Changeons à nouveau de domaine et venons-en justement à la longue durée, à l'Histoire.
Contrairement à ce que voudrait le relativisme absolu, tout n'est pas croyance et l'histoire
ne constitue pas une branche de la rhétorique, elle ne représente pas un type de roman
parmi d'autres. Même si le statut des faits, celui de la vérité et de la preuve diffèrent de ce
qu'ils sont par exemple en physique, cela ne signifie pas que le récit historique soit dénué
de scientificité, ni que toutes les analyses se valent. Dire qu'il n'y a pas de vérité en
histoire revient, in fine, à considérer comme acceptables les thèses négationnistes
prétendant que les chambres à gaz n'auraient jamais existé! Pourtant, "aujourd'hui, des
mots comme vérité ou réalité sont devenus imprononçables pour certains, à moins qu'ils
ne soient renfermés entre des guillemets." 244 Sans être une science au sens 'dur' du
terme, l'histoire est une discipline qui s'est dotée de procédures d'objectivation (examen
critique et croisement des sources etc.). Elle repose aussi sur la conscience
professionnelle et l'honnêteté intellectuelle des historiens.
L'histoire ne se confond pas avec une vision morale du monde, ni avec une guerre des
mémoires, fussent-elles blessées. La relecture partielle et partiale des évènements
passés, les bons sentiments et l'émotion n'ont pas leur place dans une discipline de
recherche. Et si l'histoire n'est pas la propriété des historiens, son écriture suppose le
respect des règles du métier. Elle ne peut donc pas être écrite par le législateur (à
l'inverse de ce qui se passe dans notre pays), ni par le juge, qui sont en dehors de leur
domaine de compétence. Le seul jugement pertinent en cette matière est celui rendu par
242
Christophe Boltanski et Florence Aubenas, "Attentats du 11 septembre, ces Français qui n'y croient pas",
Le Nouvel Observateur, 18 septembre 2008, pp.86-88.
243
Debora MacKenzie, "Whose conspiracy", New Scientist, 15 mai 2010, p.38, souligné par moi.
244
Carlo Ginzburg, cité par Patrick Boucheron, "L'art de placer les guillemets", Le Monde, supplément
littérature, 29 octobre 2010, p.8.
62
les pairs. Et même si le choix des thèmes traités par les historiens, comme la manière de
les aborder, révèlent souvent les convictions de leurs auteurs, elle ne doit pas être de la
propagande idéologique.
Comme le dit l'historien François Dosse: "notre présent ne cesse de recycler le passé, au
point que l'histoire devient une ressource de plus en plus instrumentalisée pour
stigmatiser tout adversaire." 245 Or on peut parfaitement déplorer les méfaits, les
souffrances et les injustices du colonialisme et de l'esclavage, sans pour autant relire leur
déroulement à travers une grille sélective, anachronique et passionnelle, comme le font
actuellement trop de personnes, en France et dans le monde. Et sur le point particulier de
l'esclavage, ce sont toutes les traites négrières qui constituent un crime contre l'humanité,
pas seulement celles pratiquées par les pays européens, comme le prétend à tort la loi
dite Taubira de 2001. Les relations entre histoire et politique ont toujours été
compliquées, mais la tendance actuelle est de faire de l’histoire un pur instrument
idéologique. C’est ce que confirme l’historien Pierre Nora : « L’histoire mondiale […]
débouche sur le procès de l’européo-centrisme, comme l’histoire coloniale sur le procès
de l’histoire nationale. » 246
Dans un tout autre secteur, par exemple en cas de catastrophe dépassant l'entendement
du commun des mortels, et sous le coup de la douleur, les explications les plus farfelues
sont parfois mises en avant par ceux qui subissent ces phénomènes naturels, souvent
par défaut de connaissances scientifiques. Le cas du tsunami du 26 décembre 2004 dans
l'océan indien (environ 225 000 morts) en fournit une bonne illustration. Localement, il y a
ceux qui l'ont interprété sans hésiter comme une punition divine, d'autres sont même allés
jusqu'à l'attribuer aux extra-terrestres, d'autres encore ont préféré y voir la main de la CIA!
C'est une tendance bien humaine que de chercher un responsable à ce qui nous dépasse
et nous accable. Mais la volonté de désigner un bouc émissaire ne saurait tenir lieu
d'explication.
Il est vrai que sans le cadre théorique global fourni par la géophysique dans les années
1970, nous serions bien en peine de donner une explication rationnelle à ce phénomène
(résultant d'un tremblement de terre profond, de magnitude supérieure à 9, ayant soulevé
le fond de la mer au nord de Sumatra, dans la zone de subduction que constitue la fosse
océanique, elle-même située à une centaine de kilomètres au large de la côte ouest de
l'île indonésienne, "là où la plaque océanique portant l'Australie s'enfonce sous la plaque
continentale portant Sumatra" 247). Car c'est bien la raison qui fonde la science et sa
capacité à rendre compte des phénomènes, parfois même à les prévoir. Si la sismologie
n'est pas capable de dire quand aura lieu un séisme, elle peut assez souvent annoncer
où il frappera et établir sa plus ou moins grande probabilité d'occurrence.
Dans le cas de l'Indonésie, zone tectoniquement agitée, deux nouveaux puissants
tremblements de terre ont eu lieu à Sumatra les 30 septembre et 1er octobre 2009. Ils
n'ont pas provoqué de tsunami, mais ont néanmoins fait des milliers de victimes. Et
malheureusement, un important séisme de subduction est attendu à court terme dans la
même région, celle de Padang (voir les propos de C.Vigny). Un fort séisme a également
frappé Haïti, le 12 janvier 2010, en particulier sa capitale Port-au-Prince. L'île est en effet
située à la jonction de plusieurs plaques tectoniques et traversée par de multiples zones
245
François Dosse, " Il faut rejeter les abus de mémoire et le brouillage des repères historiques", Le Monde,
16 octobre 2010, p.21.
246
Pierre Nora, « Une histoire politisée », Le Monde, 16-17 octobre 2011, p.16.
247
Christophe Vigny, "En Indonésie, 'le séisme qu'on attendait reste à venir' ", Le Monde, 3 octobre 2009,
p.4; propos recueillis par Catherine Vincent.
63
de failles. C'est la rupture de l'une de ces failles qui est à l'origine de ce tremblement de
terre superficiel, qui a probablement fait plus de 200 000 morts.
Quant au tremblement de terre du 11 mars 2011 au Japon, au large de Sendai, on sait
qu'il a été le plus important de tous ceux que le pays ait jamais connu, avec une
magnitude de 9, ce qui en fait un mégaséisme. Il est comparable en intensité à celui de
2004 en Indonésie et nettement supérieur au séisme d'Haïti. Il n'a provoqué directement
qu'assez peu de victimes, mais le formidable tsunami qui l'a suivi, avec ses vagues de 10
à 15 m de haut, a été très meurtrier, faisant plus de 27 000 morts. En atteignant la
centrale nucléaire de Fukushima, le tsunami a en outre déclenché un accident nucléaire
majeur, nécessitant l'évacuation de plusieurs milliers de personnes et provoquant une
importante contamination radioactive.
Même si notre compréhension des mécanismes géologiques à l'œuvre dans les
tremblements de terre reste partielle, c'est néanmoins elle qui nous permet de savoir
quelles zones sont à haut risque sismique et d'en tirer un certain nombre de
conséquences. C'est la rigueur de l'analyse rationnelle qui fait que la tectonique des
plaques dans le cas qui nous intéresse, et d'une manière générale la loi de la gravitation
ou le tableau périodique des éléments de Mendeleïev, sont des savoirs scientifiques
solidement établis et non des croyances du même ordre que l'horoscope…
L'épidémie de grippe apparue au Mexique en avril 2009 (qu’on n’ose plus appeler
mexicaine, ni même porcine en France) a fait resurgir la peur d'une pandémie mondiale 248
ainsi que les explications les plus irrationnelles. Même si la grippe espagnole de 19181919 et sa quarantaine de millions de morts sur les cinq continents ont laissé de fortes
traces dans la mémoire collective, il faut essayer de raison garder, car pour l'instant le
virus, bien que très contagieux, ne semble pas très dangereux.249 Or "on voit circuler au
même moment des interprétations surgies d'un autre âge, celle des épidémies
prémodernes, et les théories du complot chères à certains réseaux altermondialistes sur
Internet. Lorsque le gouvernement mexicain a décrété l'urgence sanitaire le 23 avril, des
fidèles de l'Eglise catholique sont sortis en procession de la cathédrale de Mexico en
portant la statue du Seigneur de la santé, pour la première fois depuis la dernière peste.
Cette nouvelle maladie, affirment certains ultraconservateurs, est un signe du courroux
divin, deux ans après le vote d'une loi qui libéralise l'avortement. A l'inverse, une partie de
la gauche ou de l'extrême gauche a été réceptive aux rumeurs propagées sur la Toile,
selon lesquelles le virus A(H1N1) était le produit d'une manipulation des monopoles
pharmaceutiques, voire d'un accident de laboratoire révélateur des projets d'une 'guerre
bactériologique' –ourdis, bien sûr, par les Etats-Unis." 250
Plutôt que de s'en tenir à la simple rationalité scientifique - qui a le grand défaut de
n'accuser personne et d'être difficile à comprendre (apparition d'une nouvelle souche
virale de type A, de sous-type H1N1, suite à des mutations aléatoires par recombinaison
de fragments génétiques provenant de deux virus de grippe porcine différents, de la
grippe aviaire H5N1 et de la grippe humaine) - un certain nombre de gens, d'un bord
comme de l'autre, ont préféré inventer des explications plus conformes à leurs convictions
politiques et à leur conception du mal. Dans le même esprit, une autre variante
248
"Les pandémies de grippe prennent souvent naissance dans des régions où la population, très dense, vit
en contact avec les animaux (oiseaux, porcs, chevaux), comme en Asie. Les oiseaux constituent les
premiers réservoirs des virus grippaux, les virus circulant et se répliquant ensuite de diverses manières
dans les espèces porcine et humaine." Patrick Zylbermann, "Le scénario de 1918 ne se répètera pas", Le
Monde magazine, 28 septembre 2009, p.57; propos recueillis par Mattea Battaglia.
249
Ceci a été écrit en octobre 2009, avant que l'épidémie en France n’ait confirmé son caractère
relativement anodin.
250
Joëlle Stolz, "Ce que la grippe A(H1N1) nous apprend du Mexique", Le Monde, 10-11 mai 2009, p.2.
64
‘complotiste’ sur ce thème est apparue après la fin de l’épidémie : « heard the latest ?
The swine flu pandemic was a hoax: scientists, governments and the World Health
Organization cooked it up in a vast conspiracy so that vaccine companies could make
money.” 251 Répétons que même si le refus de l’OMS de dévoiler le nom de ses experts
amène à soupçonner des conflits d'intérêts potentiels avec l'industrie pharmaceutique, il
n’y a pas de raison de voir des complots partout. Tout n'est pas machination et il faut
éviter de tomber dans une vision du monde paranoïaque…
Le problème de santé plus général posé par les épidémies est celui de notre capacité à
combattre les maladies infectieuses, notamment émergentes. "There have been major
advances during the past century in research into and treatment of infectious disease.
However, assumptions that most infectious disease had been conquered are now seen to
have been misplaced, and European populations remain vulnerable. ln addition to
resurgent infections such as tuberculosis (TB) and the growing threat inherent in
antimicrobial drug resistance, there are newly emerging microbes, especially those
transmitted from animals (zoonoses) and new variants of influenza virus The public health
burden imposed by communicable diseases is exacerbated by the increasing mobility of
humans, animals, vectors and pathogens and by other effects of environmental change
and globalisation." 252 La question, on le voit, est complexe, puisqu'elle tient en partie aux
profonds changements de nos modes de vie et de notre environnement, deux facteurs
sur lesquels il n'est pas facile d'agir…
Voilà quelques points essentiels, qui peuvent parfois paraître évidents, mais sur lesquels
règne pourtant une grande confusion intellectuelle253. Je souhaitais donc les aborder avec
vous pour les clarifier avant d'entamer notre programme. Naturellement, les vues que
j'exprime ici correspondent à des analyses personnelles et ne prétendent ni émaner d'un
spécialiste des disciplines abordées, ni régler définitivement telle ou telle question, mais
plutôt stimuler la curiosité et l'esprit critique de chacun, pour inciter à la réflexion et au
débat civilisé. A travers les textes scientifiques et techniques que nous traduirons
ensemble, et dont certains relèvent des rapports entre science et société, vous verrez
parfois resurgir l'une ou l'autre de ces problématiques.
17 / INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET TRADUCTION
De façon plus légère et à titre de conclusion, je voudrais maintenant vous raconter une
anecdote personnelle, sur ce qu'il est convenu d'appeler l'intelligence artificielle. Au
démarrage de cette formation, en 1990, j'avais parié avec vos camarades des premières
promotions, que l'ordinateur n'étant pas intelligent, il ne parviendrait jamais à battre
l'homme aux échecs, faute d'être capable d'élaborer une stratégie. Pendant quelques
251
Debora MacKenzie, "Whose conspiracy", New Scientist, 15 mai 2010, p.38.
European Academies Science Advisory Council (EASAC), European Public Health and Innovation Policy
for Infectious Disease, April 2011, p.vii.
253
Voici d'autres illustrations de cette confusion des esprits: "Presque tout le monde, par exemple,
s'accordait sur l'idée qu'il existait des critères de bon sens permettant de distinguer une action honnête
d'une action malhonnête, un fou d'un homme sain d'esprit, un enfant d'un adulte ou un homme d'une
femme. Or, à partir du moment où toutes les formes existantes de catégorisation philosophique
commencent à être perçues comme de pures constructions arbitraires et discriminantes (et le libéralisme
culturel conduit tôt ou tard à cette conclusion postmoderne), le système libéral devient nécessairement
incapable de définir par lui-même ses propres limites. Et de même qu'une croissance économique illimitée
est condamnée à épuiser progressivement les ressources naturelles qui la rendent possible, de même
l'extension illimitée du droit de chacun à satisfaire ses moindres lubies personnelles ne peut conduire, à
terme, qu'à saper tous les fondements symboliques de la vie en commun." Jean-Claude Michéa, "Pour un
anarchisme conservateur", Le Nouvel Observateur, 22 septembre 2011, p.109; propos recueillis par Gilles
Anquetil et François Armanet.
65
252
années, j'ai cru naïvement avoir raison, mais en 1997, j'ai dû déchanter. Un ordinateur
IBM connu sous le nom de "Deep Blue" a en effet gagné un tournoi contre le champion
du monde de l'époque, le russe Gary Kasparov. Cette défaite mémorable de l'homme
devant la machine montre bien sûr que je m'étais trompé dans mon pronostic. Ceci
confirme qu'on prend beaucoup de risques à sortir de son domaine de compétence,
puisque je ne connais quasiment rien en informatique et que je ne joue pas aux échecs...
Je n'avais donc pas imaginé que la force de calcul brute permettrait un jour à l'ordinateur
de traiter en quelques secondes un nombre incroyable de combinaisons en fonction des
coups précédemment joués, le dispensant ainsi d'élaborer une stratégie. Et j'étais encore
plus loin de me douter, contrairement à Kasparov, que ce jour arriverait si vite... Mais
pareil succès informatique signifie-t-il que les ordinateurs sont intelligents? Et à supposer
que l'on réponde affirmativement, cette intelligence artificielle ne repose-t-elle pas très
largement sur celle de l'homme, par le biais de la mise en mémoire des parties jouées et
de l'assistance humaine dont bénéficiait la machine? On m'objectera que c'est là une
réaction de mauvais perdant, qui plus est, liée à une définition anthropocentrique de
l'intelligence, mais je crois plutôt qu'il s'agit d'une question de fond. Par ailleurs, je fais
remarquer que "l'ordinateur 'Deep Blue' a battu une fois le champion du monde d'échecs,
mais il a été tenu en échec ou battu dans les autres parties du championnat "…254
L’ordinateur ayant malgré tout réussi à battre l’homme aux échecs, la même chose va-telle se répéter pour le Go ? "Le jeu de Go restait encore un domaine réservé de l'homme.
Plus complexe que les échecs, avec 10 puissance 600 possibilités de jeu, soit plus que le
nombre de particules de l'univers, le jeu de Go représente une remarquable école de
stratégie. Les programmes informatiques ont donc la plus grande difficulté à rivaliser
avec les meilleurs humains, mais de nouveaux algorithmes changent la donne. [...] Lors
du tournoi de Go de Paris, organisé en mars 2008, [...] le moteur MoGo [...] a remporté la
première victoire homologuée, opposant une "machine" à un maître du Go." 255 Là encore,
même si je ne pratique pas le jeu de Go, et même si je suis parfaitement incapable de
comprendre la technologie qui sert de base à ces prouesses (" la PMCBB "planification
Monte Carlo à base de bandits"! – un type de programmation qui semble s'inspirer de la
physique statistique), je fais quand même remarquer qu'il a fallu déployer des trésors
d'intelligence humaine pour parvenir à ce résultat: une machine extrinsèquement
"intelligente" 256…
Le même logiciel, dans une compétition plus récente, a encore amélioré ses résultats, en
battant un des plus grands maîtres du Go. "Lors de l'Open de Taïwan, à la mi février
[2009], notre programme MoGo l'a emporté [...] face au joueur professionnel taïwanais
Zhou Junxun, classé au 9e dan, le grade le plus élevé de la discipline" se félicite Olivier
Teytaud, de l'Institut national de recherche en informatique et automatisme à Saclay
(Essonne)." 257 Sans vouloir ici non plus minimiser la prouesse technique, qui est
considérable, je signale quand même qu'il faut aider la machine à gagner, en lui donnant
l'avantage de plusieurs coups d'avance… D'une manière générale, on constate sans
surprise que plus le jeu est mathématisable258, plus la combinatoire est limitée, et plus la
254
Jacques Arsac, "L'informatique et le mur du sens", Dictionnaire de l'ignorance, Albin Michel, 1998, p.215.
Olivier Teytaud, "GOthique", Plein Sud spécial Recherche 2008/2009, (UP 11), déc.2008-janv.2009,
pp.110-111.
256
Le lecteur aura compris que, pour moi, le terme "intelligence artificielle" est un oxymore…
257
Hervé Morin, "L'intelligence artificielle au banc d'essai du jeu de go", Le Monde, 7 mars 2009, p.17.
258
Il semble que les programmateurs s'attaquent même à des jeux moins mathématisables, comme le
poker, que l'on pouvait croire à l'abri de ce genre de mésaventures… C'est ainsi qu'en juillet 2008, à Las
Vegas, "a computer program called Polaris became the first to beat a team of world-class poker players,
each of whom had previously won more than $1million. [...] Poker is different. It is a game of cunning, bluff
and deception –not attributes we traditionally associate with motherboards, logic gates and processor chips.
[...] The version of poker at which Polaris excels is heads-up (two-player) limit Texas hold'em. For the
66
255
machine prend l'avantage. C'est ainsi que l'ordinateur gagne à tout coup au jeu de
dames, même contre un champion. Il ne fait donc pas de doute qu'en matière de calculs,
la machine est infiniment plus puissante et plus rapide que l'homme, même si l'on inclut
cette exception de la nature que sont les calculateurs prodiges. Sur ce terrain-là, l'homme
a perdu la bataille de l'intelligence …
Mais l'ivresse du succès semble tourner la tête de quelques informaticiens de la Silicon
Valley. Constatant la croissance exponentielle de la puissance des ordinateurs,
persuadés que cette croissance va continuer à ce rythme encore plusieurs décennies et
confondant la capacité de calcul de la machine avec l'intelligence, certains basculent
dans un sentiment de toute puissance et n'hésitent pas à prendre la science-fiction pour
la réalité de demain. "Les prédictions de M. Kurzweil sont précises: "en 2029,
l'intelligence des machines égalera celle des humains. Cela n'entraînera pas tout de suite
de changement radical mais l'intelligence artificielle continuera à s'améliorer de façon
exponentielle. En 2045, sa puissance aura été multipliée par un milliard. Le monde
basculera alors dans la Singularité." 259 Devant le côté quasi-mystique et la naïveté
techniciste de cette vision, il convient de rappeler ce que disait déjà John B. Watson, le
père du béhaviourisme260, "the real problem is not whether machines think, but whether
men do"!
Car l'intelligence est quelque chose d'infiniment complexe, dont la définition est difficile, et
qui regroupe de multiples composantes. Cette simulation de l'intelligence humaine par la
machine finira-t-elle par devenir une intelligence autonome? "Hal" est-il pour demain?
L'ordinateur est certes capable d'auto-apprentissage, mais saura-t-il un jour faire preuve
de créativité et d'invention propre? Contrairement à la science-fiction, je ne crois pas que
les machines réussiront à nous supplanter dans tous les domaines, je ne pense pas que
l'ordinateur pourra un jour dépasser le stade de mécanique calculatoire et éprouver des
émotions, même s'il arrivait à les feindre… En réalité, "nombre de partisans de
'l'intelligence artificielle' semblent bien confondre la simulation, celle qui voudrait
représenter les fonctions cérébrales, avec les performances de l'organe lui-même. Or,
même au sens le plus primaire, l'intelligence (par exemple chez l'animal domestique)
semble bien aller au-delà de l'algorithme." 261
En matière de compétences sensori-motrices, comme la reconnaissance des visages,
l'ordinateur est notoirement mauvais, même si dans le domaine de la reconnaissance
vocale -qui nous concerne directement en tant que linguistes- la technique a
considérablement progressé en réduisant de façon spectaculaire le taux d'erreurs.
Certains logiciels sont désormais capables de se repérer dans la jungle du continuum
sonore et de proposer des découpages pertinents entre unités lexicales, par delà
l'immense variété des voix humaines et les différences d'accents, de timbre, d'âge, de
sexe, de rythme, d'intonation etc. Pour peu que vous leur appreniez à reconnaître votre
voix, ils peuvent même atteindre une grande précision, au point que la dictée vient
maintenant concurrencer la saisie manuelle!
uninitiated [...], it is a simple version of the game, with fewer permutations." Nic Fleming, New Scientist, 15
november 2008, p.28. La question reste posée de savoir si la machine sera capable de gagner contre une
version plus complexe, c'est-à-dire si elle pourra se dispenser de l'analyse psychologique de l'adversaire…
259
Yves Eudes, "L'éternité ne peut plus attendre", Le Monde, 5-6 septembre 2010, p.13.
260
La psychologie du comportement remonte aux années 1910 aux USA. Elle sera par la suite influencée
par les travaux de Pavlov sur le conditionnement animal.
261
Marceau Felden, "L'intelligence peut-elle être 'artificielle' ", Dictionnaire de l'ignorance, Albin Michel, 1998,
p.242; c'est l'auteur qui souligne.
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Mais on est encore très loin des performances humaines, qui permettent à tout un chacun
de suivre une discussion malgré le bruit ambiant et le fait que plusieurs personnes
puissent parler en même temps… On sait aussi que des systèmes experts facilitent déjà
le diagnostic médical en intégrant de multiples données, et qu'ils ont permis en géologie
de repérer des gisements minéraux en croisant un très grand nombre de paramètres,
alors que les meilleurs spécialistes n'avaient rien décelé. Mais ces systèmes se limitent
finalement à un domaine étroit et ne font jamais qu'exploiter de manière plus efficace
l'énorme somme de connaissances accumulées par l'homme au fil du temps.
La question qui nous intéresse ici est de savoir s'il se produira dans le domaine de la
traduction la même chose que pour les échecs et le go, c'est-à-dire si l'ordinateur
surpassera un jour les meilleurs traducteurs. En ce qui concerne le langage, la machine
ne sait traiter que la forme, écrite (lexicale, morphologique, syntaxique) ou sonore
(phonétique). Elle est incapable de déchiffrer le sens, qui ne résulte pas d'un calcul
formel, mais d'une interprétation sémantique instantanée réservée à l'intelligence
humaine. Une même forme lexicale ayant le plus souvent plusieurs sens, il s'ensuit que
ce dernier n'est pas réductible à la forme (voir Arsac op.cit.) et donc que la polysémie
comme l'ambiguïté sont des propriétés constitutives de toute langue. Comme aimait à le
répéter le linguiste Antoine Culioli, « la compréhension est un cas particulier de
l’ambigüité »…
Ceci dit, l'informatique a pris une place considérable dans ce secteur, que ce soit par
l’intermédiaire du traitement de texte, des logiciels de traduction assistée, de la
constitution de bases de données terminologiques, de l’utilisation de corpus authentiques,
ou du recours intensif à Internet pour la documentation, par exemple. Au point qu'on se
surprend parfois à se demander comment on faisait pour traduire avant, sans l'aide de
ces puissants outils! Mais comme vous le savez, les plus jeunes, ne se posent pas ce
genre de question. Ils sont nés avec l’informatique et imaginent difficilement qu’il ait pu
exister un monde sans ordinateur, sans Google ni Wikipedia…
On sait depuis assez longtemps traduire automatiquement des bulletins météorologiques
(qui ne sont quand même pas des modèles de créativité...). Mais en dépit de ces
exemples, et compte tenu de la prodigieuse complexité des langues, de leur
extraordinaire richesse sémantique, et donc de leur très difficile formalisation, je
maintiens que l'automatisation de la traduction n'est pas pour demain! Les modestes
résultats des recherches récentes développant des systèmes basés sur l'analyse
syntaxique, me confortent d'ailleurs dans cette opinion. La traduction automatique qui
s'appuie sur des règles de syntaxe n'est pas très performante et reste souvent trop
littérale. Mais peut-être que là aussi, les progrès décisifs viendront de la force brute de la
machine, c'est-à-dire la simple utilisation des régularités statistiques, permettant de
prévoir la plus grande probabilité d'occurrence d'un terme après telle ou telle séquence
linguistique ?
Même si cette approche est frustrante pour les linguistes parce qu'elle laisse entiers
beaucoup de problèmes théoriques, il se pourrait que ce soit elle qui débouche le plus
rapidement sur des applications grâce à l'utilisation de corpus multilingues, qui a fait
d'énormes progrès. Certains en arrivent même à soutenir que l'approche statistique
permettra un jour de traduire un texte source sans connaître la langue dans laquelle il est
rédigé! Ce point de vue émane vraisemblablement d'informaticiens qui continuent à sousestimer la complexité des systèmes linguistiques… En ce qui me concerne, je reste très
dubitatif et je persiste à partager les convictions du linguiste Bar-Hillel qui, dès 1966, avait
estimé qu'une traduction automatique de qualité n'était pas possible. Je suis en effet
toujours convaincu que la bonne compréhension d'un texte est une condition nécessaire
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à sa traduction et continuerai à le penser tant que je n'aurai pas vu de mes yeux
fonctionner un logiciel qui me démontre le contraire…
En réalité, l'intérêt de l'automatisation dépend du degré de spécialisation du texte et du
niveau d'exigence que l'on fixe : si l'on privilégie la vitesse et la quantité à la qualité, la
réponse apportée par certains produits peut être jugée suffisante par des utilisateurs
pressés… De ce point de vue, on peut déjà dire que dans certains domaines techniques,
l’existence de substantielles bases de données terminologiques et phraséologiques,
permet d’aboutir à des résultats intéressants, sans intervention humaine directe. Et peutêtre qu’un jour prochain, une combinaison des approches statistique et syntaxique
permettra d’améliorer encore les textes cibles produits automatiquement?
De toute façon, le traducteur spécialisé ne saurait de nos jours se passer de l’outil
informatique sous ses diverses formes, même s’il ne faut pas en attendre de solution
toute faite. La réponse ne sera jamais automatique, un corpus, même étoffé, ne donne
pas d’assurance absolue. Des informations statistiques sur l'usage sont précieuses, mais
ne dispensent pas de réfléchir. Le terme ou la phraséologie la plus fréquemment
employée ne sont pas forcément adaptés au document particulier que vous avez à
traduire. Vous ne pouvez pas vous contenter d'un constat quantitatif. Le traducteur n’est
pas un simple greffier de l’usage, il doit l’analyser qualitativement, de façon critique, pour
voir s’il n’est pas maladroit, voire fautif. C'est à lui d'opérer un choix éclairé parmi
l’abondance de matériaux qu’il a désormais à sa disposition.
Ainsi, il ne s’agit pas de reproduire automatiquement des calques ou emprunts sous
prétexte qu’ils sont attestés en français dans les textes spécialisés, en oubliant qu’ils
n’ont été employés que par facilité et manque de connaissances linguistiques chez
beaucoup de scientifiques. Le traducteur ne doit pas renoncer à apporter sa contribution
personnelle, il ne doit pas même s’interdire de chercher à faire évoluer l’usage en
proposant des solutions lexicales nouvelles. Il n’y a pas de honte à pratiquer la néologie
terminologique, même si cela doit rester exceptionnel et peut susciter bien des réserves
de la part du donneur d'ordres, dont les souhaits sont souvent très conservateurs sur le
plan linguistique (vocabulaire "maison" etc.).
Quant à la néologie ‘classique’, elle n’est pas le cas limite qu’elle semble être, celui qui
n’étant pas répertorié dans les dictionnaires, même électroniques, suscite la perplexité du
traducteur. Le néologisme est au contraire emblématique de la démarche générale, qui
consiste à exploiter tous les indices syntaxiques et sémantiques du texte pour produire
une signification plausible, et intellectuellement cohérente. Il montre bien que le sens
n'est pas donné, mais qu'il constitue une élaboration.
De la même manière, une partie de l’exercice de traduction consiste à inférer le sens d’un
mot peu connu ou d’un membre de phrase opaque, à partir du contexte. Comprendre un
texte spécialisé, c’est faire l’effort intellectuel nécessaire à l’élucidation, c’est
fondamentalement produire le sens à partir d’une connaissance suffisante du domaine,
en se basant sur l’ensemble des éléments linguistiques fournis par le texte en question.
En fin de compte, comme le savent bien les traducteurs, les difficultés lexicales sont loin
d'être les plus problématiques, ne serait-ce que parce que de nombreux termes
techniques sont les mêmes (ou très proches) en anglais et en français. Par contre, devant
un texte au contenu intellectuel ardu, à l'argumentation complexe, riche linguistiquement
et stylistiquement, l'analyse en profondeur par un cerveau humain demeure un préalable
indispensable à sa traduction. La traduction littéraire et philosophique sera-t-elle alors le
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dernier bastion dans lequel la machine ne surpassera jamais l’être humain ? C'est ce dont
je suis convaincu…
Et je prends à nouveau le pari que face à des textes complexes, généralistes, même pas
nécessairement littéraires –par exemple des articles de journaux ou de revues présentant
de la variété thématique, des allusions culturelles et une certaine créativité- l'intelligence
et l'expérience du traducteur humain resteront irremplaçables. Quoi qu'il en soit, il ne
s'agit nullement de nier l'intérêt des outils informatiques d'aide à la traduction, dont
l'utilisation constitue l'un des points forts de cette formation. Mais je rappellerai malgré
tout qu'un bon traducteur ne doit pas être esclave des nouvelles technologies et doit
rester capable de traduire un texte, même en cas de panne de réseau informatique!
Robert Perret
18.10.11.
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